HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

TOME SEPTIÈME

 

LIVRE XL. — LE 2 JUIN.

 

 

I

Aussitôt après la levée de la séance de la Convention, les Tuileries et leurs abords étaient devenus déserts ; l'agitation s'était reportée au Palais-Royal et, de là, dans les faubourgs. Lorsque, vers onze heures du soir, M' Roland, qui venait dénoncer à l'Assemblée le mandat d'arrêt lancé contre son mari, se présenta sur la place du Carrousel, elle trouva les portes du palais fermées ; quelques canonniers veillaient autour de leurs pièces et devisaient des événements de la journée.

Quel revirement des esprits avait amené ce calme après une journée si tumultueuse ?

Mine Roland s'approche du groupe des canonniers, affectant, comme elle le dit elle-même, le ton des dévotes de Robespierre :

Eh bien, citoyens, cela s'est-il bien passé ?

A merveille ! ils se sont embrassés et l'on a chanté l'hymne des Marseillais, là, devant l'autel de la liberté.

Est-ce que le côté droit s'est apaisé ?

Parbleu ! il fallait bien qu'il se rendît à la raison !

Et la commission des Douze ?

Elle est f..... dans le fossé.

Et les Vingt-Deux ?

Ah ! la municipalité les fera arrêter.

Bon ! est-ce qu'elle le peut ?

Jarnigué ! est-ce qu'elle n'est pas souveraine ?

Mais les-départements seront-ils bien aises de voir leurs représentants...

Les Parisiens ne font rien que d'accord avec les départements ; ils l'ont dit à la Convention...

Cela n'est pas trop sûr, car, pour connaître leurs vœux, il eût fallu les assemblées primaires.

Est-ce qu'il en a fallu le 10 août ? Et les départements n'ont-ils pas approuvé Paris ? Ils feront de même cette fois. C'est Paris qui les sauve.

Ce pourrait bien être Paris qui les perd[1].

Voyant qu'elle n'avait plus de secours à attendre d'une assemblée qui ne savait pas même se protéger elle-même, Mme Roland regagne son domicile. Elle y est arrêtée quelques heures après. A défaut du mari, qui s'était retiré en lieu sûr, les meneurs de l'Hôtel de Ville se saisissent de la femme et la jettent dans les prisons de l'Abbaye[2].

Mais si la Convention s'était séparée, croyant que tout était fini, on veillait à l'Hôtel de Ville, aux Jacobins, dans les sections ; on se transmettait des arrêtés et des mots d'ordre ; on se préparait à recommencer l'agitation le lendemain. On gourmandait l'apathie de ceux qui s'étaient chargés de diriger le mouvement[3].

 

II

Le 1er  juin, la Convention nationale ouvre sa séance à dix heures du matin, sous la présidence de Mallarmé. Les premiers moments sont consacrés à la lecture de a correspondance et à l'adoption de plusieurs mesures financières. Le président donne connaissance d'une lettre de Roland, qui rappelle à la Convention le décret formel qu'elle a rendu, et aux termes duquel, si ses comptes ne sont pas apurés dans quinze jours, il pourra sortir de Paris. Ces quinze jours sont expirés. L'ex-ministre de l'intérieur demande à user du bénéfice du décret.

Defermon appuie cette réclamation. Jean-Bon-Saint-André répond que si le comité des finances n'a pu faire son rapport dans le terme indiqué, c'est qu'il a été accablé de travaux extraordinaires. Collot d'Herbois va plus loin : Il ne suffit pas, dit-il, que Roland ait rendu ses comptes pour cesser d'être responsable. Il est un autre compte que la nation exige de lui depuis longtemps. Cet ex-ministre est écrasé sous le poids de la malédiction publique, il ne s'en tirera qu'avec un décret d'accusation.

Defermon appelle ensuite l'attention de l'Assemblée sur la violation du secret des lettres. Legendre réplique que le peuple s'étant levé pour arrêter les complots tramés contre lui, il est tout naturel qu'il ait étendu sa surveillance sur le directoire aristocratique des postes. L'ordre du jour est adopté sur cette double réclamation. La parole est accordée aux commissaires de la Convention dans les Bouches-du-Rhône, Boisset et Moïse Bayle, si violemment incriminés par les adresses marseillaises. Après avoir fait l'apologie de leur conduite, ils dénoncent les sections qui se sont emparées de tous les pouvoirs et le tribunal révolutionnaire qu'elles ont installé de leur autorité privée. Barbaroux leur répond que le tribunal a cessé ses fonctions aussitôt qu'il a eu notification officielle du décret, mais que son dernier acte a été de faire arrêter deux individus chez lesquels on a trouvé cent cinquante-quatre marcs d'argenterie volée dans les églises. La Convention renvoie le rapport de ses commissaires et les dénonciations de Barbaroux à son Comité de salut public[4].

L'Assemblée ne prêtait qu'une oreille distraite à toutes ces discussions préliminaires. Elle attendait avec impatience que le Comité de salut public, seule autorité qui subsistât encore depuis la suppression définitive de la commission des Douze, lui fit connaître les mesures qu'il avait cru devoir prendre pour assurer la liberté des délibérations. Ces mesures se bornaient à la rédaction d'une adresse que Barère vint lire à la tribune et qui n'était autre chose que la glorification de l'insurrection de la veille.

Français, y disait-on, un grand mouvement s'est fait dans Paris. Les ennemis de la République vont se hâter de vous le peindre comme un grand malheur ; ils vont vous dire que le tocsin et le canon d'alarme ont, pendant une nuit et un jour, tenu cette ville immense dans l'épouvante, que des milliers d'hommes armés, sortis confusément de toutes les sections, se sont précipités autour de la Convention nationale et lui ont dicté leurs volontés pour lois de la République. Français, vos représentants sont persuadés que le bonheur des empires ne peut être fondé que sur la vérité, et ils vont vous la dire.

Des mesures plus rigoureuses que celles qui conviennent à la liberté, dans une république naissante, avaient excité du mécontentement ; on a cru les droits de l'homme violés ; les sections d'une ville qui s'est insurgée deux fois, avec tant de gloire, se sont levées encore ; mais, avant de se lever, elles ont mis les personnes et les propriétés sous la sauvegarde de tous les bons républicains. Si le tocsin et le canon d'alarme ont retenti, du moins aucune terreur, aucun trouble n'ont été répandus ; le bruit des ateliers n'a point été interrompu et le cours des affaires a été le même. Toutes les sections, couvertes de leurs armes, ont marché, mais pour se déployer dans le plus grand ordre et avec respect autour des autorités constituées et dei représentants du peuple. La liberté des opinions s'est encore montrée dans la chaleur même des débats de la Convention. En demandant le redressement de leurs griefs avec quelques exagérations inséparables du zèle civique, mais avec cette fierté qui caractérise l'homme libre, les pétitionnaires ont juré de mourir pour le maintien de la loi, pour l'unité et l'indivisibilité de la République et pour la sûreté de la représentation nationale.

La Convention, qu'on avait voulu alarmer jusque sur la vie de plusieurs de ses membres, a vu ses alarmes disparaître au moment même où l'agitation est devenue plus générale, et c'est au milieu de ce mouvement qu'elle a senti, qu'elle a décrété que les sections de Paris avaient bien mérité de la patrie.

Tandis que dans l'enceinte de la représentation nationale la réparation honorable des torts préparait la réconciliation des cœurs, au dehors tout présentait l'image, non pas de la confusion et du désordre, mais celle d'un peuple énergique qui défendait ses droits et sa liberté.

C'est ainsi que, chez une nation digne d'exercer elle-même sa souveraineté, les orages qui menacent la liberté la rendent plus pure et plus indestructible, et que l'ordre social se perfectionne à travers les infractions passagères qu'il reçoit.

Telle a été cette journée ; elle a inspiré un instant des inquiétudes, mais tous ses résultats ont été heureux ; elle a présenté l'étonnant spectacle d'une insurrection dans laquelle la vie et les propriétés ont été aussi sûrement protégées que dans le meilleur ordre social.

 

Cette adresse est accueillie par les applaudissements de la Montagne et par les murmures de la droite.

Je demande, s'écrie Louvet, l'improbation de ce projet de mensonge !

On a peint, répond Levasseur (de la Sarthe), la journée d'hier sous des couleurs criminelles ; on a répandu l'alarme dans les départements, et maintenant on ne veut pas que cette adresse y porte la vérité et la confiance. Voilà le fait.

Je demande, dit Vergniaud, que, pour toute adresse, on se borne à l'envoi du décret portant que les sections ont bien mérité de la patrie.

Lasource propose un autre projet d'adresse ainsi conçu :

Des conspirateurs, travestis en patriotes pour égarer le peuple et perdre la liberté, ont fait tirer le canon d'alarme et sonner le tocsin. Les citoyens de Paris, dignes de la République et d'eux-mêmes, se sont réunis, ont pris les armes pour faire respecter les lois, protéger la Convention nationale et maintenir l'ordre. Le calme le plus profond règne à Paris. La Convention nationale veille. Elle prendra des mesures qui ne laisseront aux conjurés que la honte, le mépris et la mort.

Autant l'adresse proposée par Barère avait soulevé l'indignation de la droite, autant celle-ci excite la rage de la Montagne. Chabot s'élance à la tribune : Lasource vous propose, dit-il, une adresse très-courte, mais qui renferme de très-longues perfidies ; d'après lui, ce sont des conspirateurs qui ont sonné le tocsin. Eh bien, je vais lui dire quels sont ces conspirateurs ; ce sera un supplément à son adresse. Les conspirateurs, c'est d'abord Lasource lui-même, ce sont les complices de Dumouriez, ce sont ceux qui ont gardé le silence sur les mouvements de la Vendée ; c'est cette Commission inquisitoriale qui voulait apaiser les mânes de Louis en opprimant les patriotes les plus ardents ; ce sont ceux des membres de la Convention qui, par les lettres les plus insidieuses, les plus criminelles, levaient sur les commissaires dans les départements les poignards des assassins ; ce sont les mandataires infidèles qui voulaient diviser Paris et les départements.

Puis, faisant allusion à la sortie de Vergniaud et de ses amis, sortie qui avait duré quelques minutes à peine, l'ex-capucin s'écrie avec une infernale perfidie : Comment les hommes qui hier abandonnaient lâchement leur poste après avoir fait serment d'y mourir, comment des hommes qui n'ont pas assisté à tonte cette séance seraient-ils chargés d'en faire le récit dans une. adresse ? Lasource livre les conjurés au mépris et à la mort. Eh bien ! que cette prédiction retombe sur lui-même.

Vergniaud demande à répondre à Chabot :

On parle sans cesse, dit-il, d'étouffer les haines, et sans cesse on les rallume. On nous reproche aujourd'hui d'être des modérés, mais je m'honore d'un modérantisme qui peut sauver la patrie quand nous la perdons par nos divisions. Est-ce que c'est le peuple de Paris qui a opéré le mouvement d'hier ? Ce mouvement est l'ouvrage de quelques intrigants, de quelques factieux. Vous en faut-ii la preuve ? Un homme en écharpe, j'ignore s'il avait le droit de la porter, est allé dire aux habitants du faubourg Saint-Antoine : Quoi ! vous restez tranquilles quand la section de la Butte-des-Moulins est en contre-révolution, que la cocarde blanche y est arborée ? Alors les généreux habitants de ces faubourgs, toujours amis de la liberté, sont descendus avec leurs canons pour détruire ce nouveau Coblentz. Cependant on excitait à la défense les habitants de la section de la Butte-des-Moulins ; bientôt on est en présence ; mais on s'explique, on reconnaît la ruse, on fraternise, on s'embrasse. Les sentiments du peuple sont bons, tout nous l'a prouvé ; mais des agitateurs l'ont fait parler. Il ne faut rien dire qui ne soit vrai. Je demande la priorité pour l'adresse de Lasource.

Le cauteleux Barère cherche à réfuter la pressante argumentation de Vergniaud.

Citoyens, dit-il, le Comité de salut public n'a eu qu'une pensée en vous proposant l'adresse que je vous ai présentée en son nom, c'est d'étouffer toutes les mauvaises interprétations qu'on pourrait donner aux événements d'hier, de prévenir le poison que certaines correspondances répandent déjà ; car si on ouvrait toutes les lettres, on pourrait voir si toutes sont opposées au fédéralisme.

Ouvrez-les, nous y consentons, s'écrient plusieurs membres.

Qu'est-ce, au reste, reprend Barère, que ce dont Vergniaud vous a parlé ? des mouvements particuliers qui ne doivent pas faire juger la révolution qui vient de s'effectuer. Avez-vous demandé au 14 juillet, au 10 août, quels étaient le' individus qui avaient sonné le tocsin ? Avez-vous demandé compte de quelques abus, de quelques excès, de quelques horreurs qui ont souillé la journée du kit juillet ? Avez-vous été, à la manière des inspecteurs de police, rechercher ceux qui s'en étaient rendus coupables ? Ne faisons jamais le procès aux révolutions, mais cherchons à en recueillir les fruits.

Dans la circonstance actuelle, soyez d'accord avec vous-mêmes ; vous avez décrété que les sections avaient bien mérité de la patrie ; de quoi se compose Paris, si ce n'est de ses quarante-huit sections ? Je finirai par cette observation : si je voulais sonner le tocsin, j'adopterais l'adresse de Lasource ; si je voulais rallier tous les départements à Paris, j'adopterais l'adresse du Comité.

Le président met aux voix le projet présenté par Barère et le déclare adopté ; mais le côté droit demande l'appel nominal. L'Assemblée décide qu'il va y être procédé. Toutefois, à peine est-il commencé, qu'il est interrompu. Les timides de l'Assemblée — et ils sont en grand nombre — voient déjà cet appel transformé en liste de proscription. Un député obscur, Dewars, se fait l'organe de la pusillanimité de ses collègues.

L'appel nominal, s'écrie-t-il, est une mesure terrible ; il peut amener la guerre civile. Consultons l'intérêt de la patrie et demandons une autre rédaction au Comité séance tenante.

Mais l'Assemblée veut en finir à tout prix. Elle sait que la Commune s'apprête à. lui envoyer une nouvelle sommation sous forme d'une seconde adresse. Elle a hôte de se séparer avant l'arrivée de la députation qu'elle n'ose renvoyer et qu'elle craint d'entendre. Après une deuxième lecture, elle approuve sans changement ni modification l'adresse présentée par Barère. La séance est levée à six heures du soir[5].

 

III

La Commune avait siégé en permanence depuis le matin. Elle savait heure par heure, par ses commissaires, ce qui se passait à la Convention et s'occupait des moyens d'amener sa rivale à subir ses dernières volontés.

Une nouvelle adresse est élaborée ; le Conseil général décide qu'elle sera portée à l'Assemblée par douze commissaires choisis, six parmi les membres de la municipalité, six parmi ceux du Comité révolutionnaire ; mais, au moment même où ils vont quitter l'Hôtel de Ville, on apprend que la Convention a levé la séance, force est donc de surseoir à la présentation de l'adresse et d'attendre le retour de Pache, qui a été appelé par le Comité de salut public.

Pendant ce temps, le tocsin sonnait de nouveau, la générale rappelait les citoyens à leur section. Les ateliers avaient été ouverts toute la journée ; mais le 1er juin étant un samedi, jour de paye, on se hâtait de laisser l'ouvrage pour s'enquérir de ce qui se passait. Des rassemblements nombreux se formaient au coin des rues et sur les places. On y répandait les bruits les plus alarmants. Quant aux volontaires payés à quarante sols par jour, ils étaient déjà enrégimentés, car on n'exigeait ni armes ni uniforme. On les avait presque exclusivement recrutés parmi ces individus qui pullulent dans les grandes villes et y vivent au jour le jour, en quête d'agitation et de désordre.

Pache s'était rendu au Comité de salut public. Il était accompagné du président, du procureur général-syndic et de plusieurs autres membres du département. Il y trouve Marat qui était venu gourmander l'inertie de ses collègues et leur arracher une convocation de l'Assemblée qui permit aux démagogues d'en finir le soir même.

Le maire de Paris expose que toutes les sections sont réunies, que les citoyens sont fatigués des calomnies d'une faction puissante et demandent unanimement justice de ses manœuvres, qui ont pour but de provoquer l'hostilité des départements contre Paris, de diviser la République et d'établir le fédéralisme.

Sur l'interpellation qui lui est adressée, Pache connaît que depuis deux jours il existe à l'Hôtel de Ville un Comité révolutionnaire. Ce Comité, ajoute-t-il, a été élu par le peuple du département de Paris. Il se composait primitivement de dix membres nommés par les commissaires réunis à l'Évêché. Depuis, on leur a adjoint quinze autres membres nommés par les délégués des autorités constituées du département, rassemblés dans la salle des Jacobins ; en tout vingt-cinq membres. Ils sont, du reste, autorisés à prendre toutes les mesures de sûreté qu'ils croiront convenables[6]. Jamais encore on n'avait avoué officiellement, d'une manière aussi explicite, l'existence de ce nouveau pouvoir révolutionnaire et les attributions exorbitantes qui lui avaient été confiées. Cependant le Comité de salut public s'abstient de protester contre cette création illégale ; il voudrait louvoyer entre tous les partis et surtout ne pas augmenter l'influence déjà trop grande des meneurs de la Commune.

Sur l'insistance de Pache et de Marat, il leur promet de convoquer l'Assemblée pour le soir même ; mais il se garde bien d'accomplir sa promesse, et laisse aller au hasard les événements que son devoir était de diriger.

En sortant du Comité, le maire de Paris et l'Ami du Peuple se rendent de compagnie à l'Hôtel de Ville. Pache annonce au Conseil général que, grâce à son intervention, la Convention va être convoquée pour le soir même, et que l'adresse préparée le matin pourra lui être présentée dans cette séance extraordinaire. Puis il cède modestement la parole à Marat, en le remerciant de vouloir bien honorer la Commune de sa présence et de ses conseils. L'Ami du Peuple fait la théorie de l'insurrection et invite ses auditeurs à la mettre tout de suite en pratique.

Lorsqu'un peuple, et un peuple libre, dit-il, a confié son bonheur et ses intérêts à une autorité constituée par lui, ce peuple doit sans contredit s'en rapporter à ses mandataires, respecter leurs décrets, ne point les troubler dans leurs délibérations, et les tenir pour inviolables dans l'exercice de leurs fonctions. Mais si ces représentants du peuple trahissent sa confiance, si le peuple, trouvant sans cesse à se plaindre, s'aperçoit qu'il s'est trompé dans son choix, ou que ceux qu'il a choisis ont été corrompus ; si, en un mot, la représentation nationale met la chose publique en danger au lieu de la sauver, alors, citoyens, le peuple doit se sauver lui-même ; il n'a plus de ressources que dans sa propre énergie.

Levez-vous donc, peuple souverain ; présentez-vous à la Convention, lisez votre adresse, et ne désemparez pas de la barre que vous n'ayez une réponse définitive, d'après laquelle vous agirez d'une manière conforme au maintien de vos lois et à la défense de vos intérêts. Voilà le conseil que j'avais à vous donner.

 

Ce discours est couvert d'applaudissements. Marat se retire au milieu des marques du plus vif enthousiasme. A sa suite, la députation précédemment nommée quitte l'Hôtel de Ville pour aller intimer à la Convention les volontés du peuple souverain.

 

V

L'attitude prise par la Plaine dans la séance du 1er juin, l'adoption de l'adresse présentée par le Comité de salut public, pouvaient faire présager aux Girondins de quelles défaillances ils allaient être les témoins et les victimes. Ils n'avaient pas l'espérance d'obtenir de l'Assemblée cette force et cette continuité de volonté qui seules l'auraient arrachée aux étreintes de son audacieuse rivale. Il fallait donc prendre un parti définitif : ou attendre et subir, quel qu'il fût, le sort que les souverains de l'Hôtel de Ville leur réservaient, ou quitter Paris et aller demander aux départements la réalisation de la promesse si souvent répétée de se lever en masse pour assurer l'indépendance et l'intégrité de la représentation nationale.

Pendant que Marat et Pache donnaient de nouveau à l'Hôtel de Ville le signal de l'insurrection, que le tocsin et la générale faisaient entendre leur son lugubre, la plus grande partie des députés inscrits sur les tables de proscription étaient réunis chez Meillan, rue des Moulins, à quelques pas des Tuileries, et délibéraient sur ce que leur dictait non leur propre intérêt, mais celui de la patrie.

Louvet entame le premier la discussion.

Désormais, dit-il, nous ne pouvons plus rien. La Montagne et les tribunes ne nous permettront plus de dire un mot. Notre présence ne servira plus qu'à augmenter l'audace de nos ennemis ; car ils seront sûrs de pouvoir saisir leur proie d'un seul coup. Il n'y a plus rien à faire dans Paris, dominé par la terreur qu'inspirent les conjurés maîtres de la force armée et des autorités constituées. L'insurrection départementale peut seule sauver la France. Cherchons individuellement quelque asile pour cette soirée et quelques jours encore ; donnons-nous rendez-vous soit à Bordeaux, soit dans le Calvados, mais surtout évitons de demeurer en otages entre les mains de la Montagne, et pour cela ne retournons pas à l'Assemblée.

Fuir ! ne serait-ce pas faire l'aveu implicite de leurs prétendus crimes ? attiser la guerre civile dans les départements ? ne serait-ce pas porter une atteinte mortelle à la République ? Ceux qui se vantaient de l'avoir fondée devaient-ils lui porter les premiers coups ? Seraient-ils maîtres du mouvement qu'ils allaient soulever ? Ne verraient-ils pas se ranger derrière eux les débris des anciens partis qu'ils avaient si fort contribué à abattre ? La campagne que l'on commencerait au nom des principes républicains ne pourrait-elle pas aboutir au rétablissement de la royauté ? Telles étaient les objections que plusieurs des amis de Louvet lui opposèrent. La discussion se prolongea longtemps, et, comme cela n'arrivait que trop souvent, elle n'aboutit pas. Il fut convenu qu'on ne prendrait pas encore ce soir-là de parti définitif, qu'on laisserait passer cette nuit et la matinée du lendemain sans paraître à l'Assemblée, que les membres, dont les noms n'étaient pas inscrits sur les listes fatales, iraient recueillir les nouvelles et les rapporteraient aux proscrits, qui resteraient en permanence dans l'asile que leur avait offert Meillan.

 

V

Quoique le Comité de salut public n'ait pas accompli la promesse qu'il a faite à Pache et à Marat, il se trouve vers neuf heures du soir une centaine de députés dans la salle des Tuileries. On est loin d'être en nombre pour délibérer ; néanmoins, on installe au fauteuil l'ex-président Grégoire. On demande que le Comité de salut public vienne donner des explications ; on veut savoir pourquoi le tocsin sonne de nouveau. Cambon se présente au nom du Comité ; il annonce que le maire et les autorités constituées du département sont venus réclamer la convocation immédiate de la Convention, à l'effet de recevoir la nouvelle pétition de la Commune ; mais qu'on n'a pas cru devoir obtempérer à cette demande, le Comité, dit Cambon, n'ayant pas voulu paraître favoriser tel ou tel parti qui se serait rendu plus tôt à son poste.

Cambon avait à peine donné ces explications assez étranges, que la députation municipale se présente pour être admise à la barre. Plusieurs membres font observer que l'on n'est pas en nombre et qu'on ne peut ouvrir une délibération régulière. Legendre leur répond :

Quand un vaisseau est en rade et que le vent est bon, le matelot n'hésite pas à partir. Ainsi, lorsque la générale bat, tout fonctionnaire public, tout législateur, tout soldat doit être à son poste. Vous y êtes, vous avez bien mérité de la patrie et de la liberté. Qu'importe que d'autres individus n'y soient pas, les patriotes y sont ; nous y resterons et nous délibérerons.

L'Assemblée, séduite par la poétique métaphore de l'ex-boucher, ordonne que la députation de la Commune soit introduite sur-le-champ.

Représentants du peuple, dit l'orateur, les quarante-huit sections de Paris, les corps constitués du département sont venus vous demander le décret d'accusation contre la commission des Douze, contre les correspondants de Dumouriez, contre ces hommes qui provoquent la haine entre 'les habitants des départements et les habitants de Paris, contre ces hommes qui veulent établir un système fédératif quand le peuple veut une République une et indivisible. Le peuple est levé, il est debout ; il nous envoie auprès, de vous comme il nous a envoyés auprès de l'Assemblée législative pour demander la suspension du tyran. Nous demandons le décret d'accusation contre les députés ci-après nommés — ils étaient au nombre de vingt-sept —. Législateurs, il faut en finir ; il faut que tous les conspirateurs tombent sous le glaive de la loi sans aucune considération ; il faut que tous ces traîtres mordent la poussière.

Les pétitionnaires sont, comme d'habitude, invités aux honneurs de la séance.

Les bancs de la droite étaient presque entièrement dégarnis. En l'absence de ses amis, le vieux Dussaulx se fait l'organe de leurs pensées et prononce ces belles paroles :

Je m'estime heureux d'être associé aux députés qui vous ont été dénoncés par les quarante-huit sections de Paris. Cet honneur ajoutera, je l'espère, un nouvel éclat à la gloire que j'ai acquise en écrivant pour la liberté depuis trente ans.

Mais cette courageuse déclaration touche peu Legendre, qui trouve que la table de proscription n'est pas assez étendue.

Citoyens, dit-il, tant que des conspirateurs siégeront dans la Convention, jamais nous n'aurons une Constitution libre et républicaine. Or, ici, quels sont ces conspirateurs, si ce ne sont ceux qui ont voté l'appel au peuple ? Il faut que la Convention prenne un parti digne d'elle ; il faut que tous ceux qui ont voté cet appel soient mis en état d'arrestation jusqu'à ce que leurs suppléants soient arrivés. Alors on prendra les mesures qui conviendront.

Cambon reconnaît qu'aux vingt-sept membres dénoncés on pourrait en adjoindre quelques autres, mais qu'il faut aussi savoir respecter la liberté des votes et des consciences. Où en serions-nous, s'écrie-t-il, si, pour une opinion erronée, on faisait tomber la tête à un député ? Nous n'oserions plus parler. Comme, du reste, l'objet discuté est de la dernière importance, j'en demande l'ajournement.

Si les appelants étaient mus par l'amour de la patrie, ajoute Laignelot, ils ne devraient pas balancer à donner leur démission. De toutes parts nous arrivent des nouvelles désastreuses de la frontière du nord aussi bien que de la Lozère. Le temps presse. Je demande que, sous trois jours, le Comité de salut public soit tenu de faire un rapport sur les moyens qu'il croit propres à sauver la France de ses ennemis intérieurs et extérieurs.

Marat, qui venait de provoquer à l'Hôtel de Ville la reprise de l'agitation, semble d'abord vouloir s'effacer modestement. Ayant été, dit-il, le premier poursuivi par la faction dénoncée, mon intention était de m'abstenir de prendre la parole, car je ne voudrais pas que l'on pût m'accuser d'avoir dirigé ce mouvement ; mais la liste contient plusieurs noms qu'il ne paraît pas nécessaire d'y placer. Cette erreur redressée, il faut poursuivre sans relâche les chefs qui ont voué à l'exécration publique la députation de Paris et la Commune. Ces hommes qui voulaient écraser la Montagne, ce boulevard de la Liberté, il faut les poursuivre pour leurs longues machinations et leur système de calomnie ; il faut que demain nous nous occupions de purger la Convention et que le peuple ne quitte les armes qu'après l'acte épuratoire.

Barère succède à Marat ; évitant de se compromettre, il affecte l'impartialité et débite une série d'axiomes généraux, tels que ceux-ci : La liberté des opinions doit être sacrée ; le salut du peuple est la suprême loi ; un législateur ne doit pas toujours obtempérer aux mouvements populaires ; dans les grandes révolutions, il n'y a d'inviolable que la nation. Puis, venant aux circonstances actuelles, il reconnaît que le peuple de Paris a bien fait de s'insurger parce qu'on avait attenté à la liberté d'un de ses magistrats. Le Comité de salut public, dit-il, est prêt à recevoir les dénonciations, mais il ne pourra faire de rapports que si on lui fournit la preuve des faits qu'on allègue contre les membres inculpés.

Le Comité de salut public devenait ainsi l'arbitre suprême entre les partis qui divisaient la Convention ; il pouvait espérer les annuler l'un par l'autre. Le décret proposé par Barère et adopté par l'Assemblée était ainsi conçu :

La Convention nationale décrète que le Comité de salut public présentera dans trois jours les moyens qu'il croit propres à défendre la République de ses ennemis intérieurs et extérieurs ;

Qu'il sera fait dans le même délai un rapport sur les membres de la Convention dénoncés par les autorités constituées de Paris ; que la commune de Paris et le département seront tenus de déposer au Comité de salut public les actes et pièces qui peuvent appuyer leur dénonciation.

La séance est levée à minuit et demi.

 

VI

Que venait-on parler à la Commune de délais à subir, de preuves à présenter ? Depuis qu'elle avait vu sa pétition déclarée calomnieuse par un décret solennel, elle était à la recherche de faits propres à étayer ses accusations ; depuis six semaines, elle n'avait pu rien articuler de pertinent ; dans ses sommations successives, elle restait toujours dans le vague et semblait croire que des déclamations ampoulées devaient, dans un procès politique, remplacer les preuves que tout juge exige pour la constatation du moindre délit.

Aussitôt qu'elle apprend la décision dilatoire de la Convention, elle redouble d'ardeur et d'activité, elle se déclare en permanence, ordonne aux quarante-huit sections de dresser la liste des sans-culottes de leurs arrondissements respectifs et de l'envoyer dans les vingt-quatre heures à l'Hôtel de Ville. A chacun de ceux qui seraient inscrits sur cette liste, on devait compter un écu de six livres.

C'était, sous l'apparence d'un rappel de solde, une prime allouée par la Commune à quiconque s'enrôlerait sous ses drapeaux le matin même du 2 juin. Ces ouvriers de la dernière heure devaient, comme dans l'Évangile, être récompensés à l'égal de ceux qui avaient déjà paru dans les deux journées précédentes. Puissant appât pour ceux que l'on allait enrégimenter, puissant levier pour remuer les masses ! En vue de compléter ses largesses, la Commune décide que les sections feront marcher à la suite de leurs bataillons des voitures chargées de vivres, afin, dit l'arrêté, de nourrir ceux de nos frères qui pourraient en avoir besoin. Quant aux fonds qui serviraient à solder les six livres par tète et la nourriture de cette armée improvisée, on devait les demander à l'Assemblée. Ne s'agissait-il pas d'une dépense d'intérêt général ? N'était-il pas de bonne guerre de faire voter par la représentation nationale l'argent destiné à compléter son oppression et à consacrer son ignominie ?

On envoie des commissaires à toutes les sections pour réchauffer leur zèle et leur donner ce mot d'ordre : Il faut en finir ! On mande Henriot pour savoir si toutes ses dispositions sont prises. Le peuple, répond le commandant de la force armée, le peuple est levé, il ne se rassoira que quand les traîtres seront mis en état d'arrestation.

L'agitation s'était entretenue tant bien que mal toute la nuit. Si on n'avait pu retenir dans les rangs les citoyens ayant un domicile et une famille, on avait facilement conservé les sans-culottes soldés auxquels, jusqu'au jour, on avait servi vins et victuailles, et qui, dès le matin, se trouvaient fort échauffés. On les installe aux abords du palais des Tuileries, on les entasse sur la place du Carrousel ; on leur donne les postes principaux. Ne doivent-ils pas avoir le principal rôle dans le dernier acte de la comédie qui va se jouer ? Ne sont-ils pas chargés d'y représenter le peuple souverain ? On leur adjoint les soldats allemands de la légion de Rosenthal, que l'on a fait venir de Courbevoie, où ils sont casernés en attendant leur départ pour la Vendée. Ces soldats ne comprennent pas un mot de français ; ils n'en sont que mieux disposés à exécuter tous les ordres de leurs chefs. Ceux-ci sont à la dévotion de la Commune, qui, à prix d'or, s'est assuré leur concours. Quant aux sections armées, dans les rangs desquels pourraient se glisser des individus suspects de modérantisme, il est convenu qu'on les tiendra à distance ; elles ne seront là que pour faire nombre.

Le 2 juin était un dimanche, et, le décadi n'ayant pas encore été inventé, les ouvriers, les uns par habitude, les autres par conviction, observaient le repos de ce jour. Les ateliers ne s'ouvrant pas, les boutiques étant fermées, la population se dirige naturellement vers les Tuileries pour savoir qui l'emportera définitivement, de la Convention ou de la Commune ; mais il n'y a aucune animation, aucune colère dans la foule ; on va assister à un spectacle, et on y apporte l'indifférence d'un public déjà blasé.

A l'Hôtel de Ville, le Conseil général révolutionnaire ouvre sa séance à neuf heures[7] et entend le rapport de sa commission extraordinaire, qui lui fait part des mesures qu'elle a prises pendant la nuit, et surtout des arrestations qu'elle a opérées. Ce rapport est approuvé au milieu des applaudissements, ainsi que le projet d'une nouvelle adresse à la Convention. On annonce que les citoyens de garde au poste des Feuillants ont arrêté un courrier envoyé de Marseille à Barbaroux. On espère trouver dans les papiers qu'on a saisis sur lui les preuves tant cherchées de la conspiration contre Paris. On nomme immédiatement deux commissaires pour se transporter au Comité de salut public, où le courrier a été consigné, et assister au dépouillement de ses dépêches. Mais à tant d'impatience le Comité oppose les lenteurs-de la légalité ; il ne veut ouvrir le paquet qu'en présence du destinataire Barbaroux. Le jeune député de Marseille se trouvait chez Meillan, rue des Moulins ; c'est là qu'un ami vient l'avertir de ce qui se passe. Barbaroux déclare que, mandé au Comité de salut public, il doit s'y rendre, sous peine de compromettre gravement le serviteur fidèle qui lui apporte des nouvelles de ses amis de Marseille. Il s'arrache aux étreintes de ses collègues et court aux Tuileries.

Le Comité de sûreté générale s'était réuni au Comité de salut public. Dès que la présence de Barbaroux peut donner une apparence de légalité à l'ouverture des paquets, on y procède ; mais les résultats en sont diamétralement opposés à ceux qu'en attendent les dénonciateurs. Les lettres, successivement décachetées par Barbaroux, sont lues la deux reprises, sans que l'on y trouve rien de contre-révolutionnaire. Les deux Comités, pour aller au devant de tous les bruits qui pourraient circuler au sujet de cette correspondance violée avec tant d'apparat, décident qu'elle sera imprimée et distribuée aux membres de la Convention.

 

VII

La séance de la Convention s'ouvre à l'heure ordinaire, dix heures du matin. Aussitôt après l'adoption du procès-verbal, un secrétaire lit une lettre du ministre des finances, Clavière, qui informe l'Assemblée qu'il a été obligé de s'enfuir de son domicile pour éviter d'être mis en arrestation, et qui demande à être placé sous la protection de la loi, afin de pouvoir continuer ses fonctions. Le montagnard Batelier, ennemi personnel du ministre des finances, s'écrie ironiquement : La section des Piques, qui a lancé ce mandat d'arrêt contre Clavière, est composée de patriotes ; on doit dès lors être rassuré sur le sort de celui-ci. Je demande le renvoi de la lettre au Comité de salut public.

La Convention, sans plus s'émouvoir de l'arrestation d'un des principaux membres du pouvoir exécutif et des entraves qui en peuvent résulter dans la marche des services dont il est chargé, adopte la proposition de Batelier[8] et passe à l'ordre du jour. On lit les adresses émanées de deux bataillons de l'armée du Rhin et transmises par les commissaires près de cette armée, Ruamps, Haussmann et Duroy. Ces adresses réclament la punition des traîtres et des modérés. En les présentant dans ce moment, en leur accordant un tour de faveur, les Montagnards veulent montrer que leurs adversaires sont proscrits non-seulement par Paris, non-seulement par les départements, mais encore par l'armée que l'on faisait ainsi intervenir pour la première fois dans les dissensions de l'Assemblée. A la lecture de ces adresses succède celle des lettres des autorités de la Vendée, du Finistère et du Cantal, qui toutes apportent des nouvelles désastreuses. Le chef-lieu du département de la Vendée, Fontenay-le-Comte, a été pris par les rebelles ; les autorités constituées de ce département ont été obligées de se réfugier à la Rochelle. Les départements de la Bretagne se plaignent de ne recevoir aucun secours des ministres de la guerre et de la marine. Le département de la Lozère est en feu. Marvejols et Mende sont sur le point d'être occupés par les insurgés. A ces nouvelles Jean-Bon-Saint-André en ajoute une autre. A Lyon, s'écrie-t-il, huit cent patriotes ont été égorgés ; l'aristocratie y marche sur les cadavres ensanglantés des amis de la liberté. Le député montagnard en prend occasion pour demander que l'Assemblée adopte de grandes mesures révolutionnaires et en appelle aux lois de la guerre, les seules, dit-il, qui puissent être invoquées au milieu des dangers qui menacent la patrie. Sur sa proposition, la Convention décrète : Que les autorités constituées, dans toute l'étendue de la République, seront tenues de faire saisir et mettre en état d'arrestation toutes les personnes notoirement suspectes d'aristocratie et d'incivisme ; qu'elles rendront compte à la Convention nationale de l'exécution de ce décret et demeureront personnellement responsables des désordres que pourrait occasionner leur négligence.

Les choses ainsi préparées, les directeurs secrets de l'insurrection pensent qu'il est temps de faire paraître la députation de la Commune, pour qu'elle renouvelle devant la Convention, régulièrement assemblée, les demandes qu'elle a formulées la veille devant une chambre incomplète. Des bancs de la Montagne, on réclame à grands cris l'admission des pétitionnaires. Lanjuinais s'élance à la tribune et demande à faire une motion d'ordre.

Je viens, dit-il, vous entretenir des moyens d'arrêter les mouvements qui se manifestent dans Paris ; il n'est que trop notoire que, depuis trois jours, vous ne délibérez plus avec liberté ; une puissance rivale vous commande, elle vous environne, au dedans, de ses salariés ; au dehors, de ses canons. Je sais bien que le peuple déteste l'anarchie et les factieux, mais il est leur instrument forcé. Des crimes que la loi déclare dignes de mort ont été commis, une autorité usurpatrice a fait tirer le canon d'alarme ; il semblait qu'un voile officieux dût être jeté sur tout ce qui s'était passé, mais le lendemain le désordre continue, le surlendemain il recommence...

Lanjuinais avait mis le doigt sur la plaie, aussi mille invectives viennent-elles l'assaillir.

THURIOT. — Vous calomniez Paris !

DROUET. — Vous êtes un imposteur !

LEGENDRE. — Vous conspirez à la tribune !

GUFFROY. — Entendons les pétitionnaires plutôt que ce traître, qui veut allumer la guerre civile !

Un autre montagnard monte les degrés de la tribune et adresse à l'orateur des paroles qui ne parviennent pas à l'Assemblée. Mais Lanjuinais n'hésite pas à répéter tout haut les menaces qui lui sont faites à voix basse.

Comment voulez-vous, dit-il, assurer la liberté de la représentation nationale, lorsqu'un député, un collègue, vient me dire à cette tribune : Jusqu'à ce que nous ayons justice des scélérats qui te ressemblent, nous remuerons et nous agirons ainsi.

Cette révélation ajoute encore à la fureur de la Montagne, qui exige à grands cris l'admission des pétitionnaires. Le Centre et la Plaine demandent que la parole soit maintenue à l'orateur. Les plus vives interpellations s'échangent de part et d'autre. Enfin Lanjuinais reste maitre du terrain et continue ainsi :

Une assemblée usurpatrice non-seulement existe, non-seulement délibère, mais elle agit, mais elle conspire. C'est elle qui a fait sonner le tocsin hier jusqu'à onze heures du soir, c'est elle qui l'a fait sonner encore aujourd'hui. Le secret des lettres a été violé et n'est pas rétabli. Vous savez quelles odieuses manœuvres ont été employées pour armer les citoyens les uns contre les autres. Les Comités révolutionnaires de section, que vous avez réduits à la simple surveillance des étrangers. ont fait sans scrupule arrêter des citoyens français. i.e commandant provisoire nommé par une autorité illégale continue ses fonctions, et donne des ordres. On présente de nouveau une pétition traînée dans la boue des rues de Paris.

Vous calomniez Paris, vous insultez le peuple jusque dans l'exercice de son droit de pétition, lui crie-t-on de la gauche.

Non, je n'accuse pas Paris, réplique Lanjuinais ; Paris est bon, Paris est opprimé par quelques scélérats.

Mais les démagogues semblent résolus à ne pas en entendre davantage. Ils redoublent leurs vociférations.

Legendre escalade la tribune et cherche à en précipiter l'orateur. Descends, ou je t'assomme ! lui crie-t-il en accompagnant sa menace d'un geste qui ne trahit que trop son ancienne profession. C'est alors que Lanjuinais lui lance cette apostrophe, une des plus sanglantes ironies que l'histoire nous ait léguées :

Legendre, fais d'abord décréter que je suis un bœuf ; tu m'assommeras après.

Legendre, décontenancé, recule. Drouet, Robespierre jeune, Jullien de Toulouse donnent le signal d'un nouvel assaut. Aidés de quelques dignes acolytes, ils s'efforcent d'arracher Lanjuinais de la tribune. Celui-ci s'y cramponne. Plusieurs membres de la droite volent à son secours. Une lutte corps à corps s'engage. On ne peut prévoir quelle en sera l'issue, lorsqu'enfin le président, Mallarmé, qui jusque-là est resté muet en présence d'un tel désordre, se décide à intervenir. Il rappelle l'Assemblée au calme et Lanjuinais à la question. Le député d'Ille-et-Vilaine conclut ainsi :

Je demande que toutes les autorités révolutionnaires de Paris, notamment l'assemblée de l'Évêché, le Comité central, ainsi que tout ce qu'ils ont fait et arrêté depuis trois jours, soient cassés. Je demande que le Comité de salut public rende compte après-demain de l'exécution de ce décret. Je demande enfin que tous ceux qui voudront s'arroger une autorité nouvelle ou contraire à la loi soient déclarés hors la loi, et qu'il soit permis de leur courir sus.

 

VIII

La courageuse résistance de Lanjuinais avait fait attendre les prétendus représentants du peuple souverain. L'Assemblée s'empresse de réparer cette irrévérence et d'admettre à sa barre la députation de la Commune.

Délégués du peuple, dit l'orateur, depuis quatre jours le peuple de Paris n'a pas quitté les armes ; ses mandataires, auprès desquels il n'a cessé de réclamer ses droits indignement violés, se rient de son calme et de sa persévérance. Le flambeau de la liberté a pâli ; les colonnes de l'égalité sont ébranlées ; les contre-révolutionnaires lèvent la tête. Qu'ils tremblent ! la foudre gronde ; elle va les pulvériser.

Représentants, les crimes des factieux de la Convention vous sont connus ; nous venons pour la dernière fois vous les dénoncer. Décrétez à l'instant qu'ils sont indignes de la confiance de la nation, mettez-les en état d'arrestation provisoire ; nous en répondons tous, sur nos têtes, à leurs départements. Le peuple est las de vous voir ajourner son bonheur ; il est encore entre vos mains ; sauvez-le, ou il se sauvera lui-même.

Le président Mallarmé répond :

C'est, dites-vous, au nom du peuple de Paris que vous venez de parler ; les autorités constituées, les bons citoyens mettront sans doute au premier rang de leurs devoirs le respect pour la représentation nationale. S'il y a des traîtres parmi nous, il faut qu'ils soient découverts, jugés, et qu'ils tombent sous le glaive de la loi. Vous venez de faire à la Convention une demande que vous dites être la dernière. La Convention l'examinera ; elle pèsera les mesures que sa sagesse lui commandera, et fera exécuter avec courage celles qui lui paraîtront nécessaires.

La Convention vous invite aux honneurs de la séance.

 

Certes, cette réponse à l'insolent ultimatum de la Commune n'était pas celle qu'aurait dû dicter à son président le sentiment de la dignité de l'Assemblée. Néanmoins elle témoignait des hésitations qu'éprouvait même une partie de la gauche à livrer des membres de la représentation nationale aux proscripteurs de la Commune. Aussi la députation se montre-t-elle très-médiocrement satisfaite. Elle reste toutefois à la barre pour connaître la détermination que prendra l'Assemblée.

Billaud-Varennes, Tallien, Liman, demandent le renvoi de la pétition au Comité de salut public, pour qu'il fasse le rapport séance tenante et sans désemparer ; mais le renvoi pur et simple et sans fixation de délai est adopté.

Devant cette décision, la députation se retire en poussant des cris : Aux armes ! sauvons la patrie ! Les tribunes applaudissent avec fureur à cet appel à la force. Les affidés des Jacobins sortent précipitamment et vont grossir les rangs des émeutiers qui assiègent les abords de l'Assemblée.

A la faveur de ce tumulte, plusieurs représentants se glissent dans les escaliers, malgré ceux qui les gardent, et parviennent à quitter les Tuileries sans être arrêtés. De ce nombre sont Gorsas et Meillan, qui courent rue des Moulins retrouver leurs amis.

Ceux-ci étaient déjà instruits de la résistance héroïque de Lanjuinais ; ils avaient décidé de se rendre en masse à la Convention, et, au risque d'être immolés sur le seuil de l'Assemblée, (le protester jusqu'au dernier moment contre la violation flagrante des lois. Mais Gorsas, épouvanté par les menaces qu'il vient d'entendre, par les préparatifs militaires qu'il a vus en traversant la cour des Tuileries, supplie ses collègues de ne pas écouter un entraînement généreux, de ne pas s'offrir en victimes aux vengeances de leurs ennemis. Meillan joint ses instances à celles de Gorsas.

Les malheureux Girondins cèdent aux conseils de leurs timides amis, s'embrassent, se dispersent et laissent ainsi échapper l'occasion de racheter, par un trépas héroïque, et leurs fautes passées et leur incurable imprévoyance.

La Commune apprend avec indignation le peu de 'succès que semble devoir obtenir son adresse ; mais elle se rassure lorsqu'un membre du Comité révolutionnaire annonce que ses collègues et lui ont en main les sommes nécessaires pour payer les quarante sous par jour aux citoyens peu fortunés qui sont sous les armes. Certaine de ne pas manquer du nerf de la guerre, elle applaudit avec enthousiasme lorsque Henriot lui déclare que toutes les mesures sont prises et que le peuple saura bien se sauver lui-même. Cependant, pour conserver quelque apparence de légalité, elle défère aux injonctions que lui fait transmettre le Comité de salut public, en décidant que ceux-là seuls siégeront comme membres du Comité révolutionnaire qui y auront été appelés par une délégation des autorités constituées, mais, par un faux-fuyant qui annule de fait cette mesure, elle donne à ce Comité le droit de se choisir lui-même des adjoints, sauf à en aviser, pour la forme, le Conseil général[9].

Dès le matin, Henriot avait fait investir les Tuileries d'une manière formidable. Il avait ordonné à toutes les sections de mettre sur pied leurs bataillons complets sans faire battre la générale, sans faire sonner le tocsin ni tirer le canon d'alarme.

A mesure que les bataillons arrivent, il les distribue suivant le degré de confiance qu'il a en eux ; il a déjà placé dans les cours des Tuileries et dans le jardin les sans-culottes soldés ; il leur adjoint les sections dont il est sûr ; il relègue les autres sur la place du Carrousel, sur les quais et dans les Champs -Élysées. Elles sont destinées à faire masse clans le lointain. Quant aux dépendances intérieures de l'Assemblée, aux vestibules, aux escaliers, aux corridors, ils sont occupés par les habitués ordinaires des tribunes, hommes et femmes, qui depuis longtemps ont le privilège des injures et des violences, et dont la consigne est de ne laisser sortir qui que ce soit avant que les demandes de la Commune n'aient été converties en décret[10].

 

IX

Nous avons laissé la Convention au moment où elle venait de renvoyer la pétition de la Commune au Comité de salut public ; malgré ce renvoi, la discussion continue sur ce sujet, le seul qui, pour le n'ornent, répondit aux pénibles et secrètes préoccupations de l'Assemblée.

Un membre de la Plaine, Richon (de l'Eure), est le premier à donner le signal de la débandade qui va laisser les Girondins seuls aux prises avec leurs adversaires. Vous avez entendu, dit-il, les magistrats du peuple vous porter son vœu impérieusement émis : ils vous ont parlé des dangereuses conséquences d'un plus long ajournement. L'orage gronde, il menace ; sauvez le peuple de lui-même, sauvez vos collègues, décrétez au nom du salut public l'arrestation provisoire des membres de cette assemblée que les magistrats accusent. Organes de l'opinion publique, ils vous ont promis leur sûreté. Ils en ont répondu sur leur tête. Ainsi le veulent les circonstances[11].

A cette motion pusillanime, La Réveillère-Lépeaux répond avec indignation :

Si vous décrétez cette mesure, nous irons tous en prison partager les fers de nos collègues.

La droite appuie cette protestation généreuse en se levant tout entière et en s'écriant d'une voix unanime : Nous irons tous !

Malgré ces bruyantes démonstrations, le cri de saure qui peut, lancé par Richon, avait frappé au cœur l'Assemblée ; on sait quelle funeste influence exerce un pareil cri sur des troupes déjà à demi démoralisées ; l'effet n'en fut pas moins soudain à la Convention. Revenant sur le décret rendu par elle une heure auparavant et en vertu duquel le Comité avait trois jours pour faire son rapport, elle décide qu'il sera mandé à l'instant même pour donner des explications sur les mesures qu'il prépare. Cependant on est bien obligé de lui laisser le temps de rassembler ses éléments d'information et de formuler son avis. Un Montagnard doué d'une faconde de bas étage, Levasseur (de la Sarthe), se charge, en attendant, d'occuper la tribune et d'empêcher tout membre suspect de modérantisme de tenter la moindre protestation contre ce qui se passe au dedans et au dehors de l'enceinte du palais national. Loin de se piquer d'une intempestive générosité, ce chirurgien de campagne applique brutalement le fer et le feu sur les blessures de ses collègues. Son thème est celui-ci : la loi veut que tous les gens suspects soient mis en arrestation. Or qui est suspect au premier chef, sinon ceux qui ont constamment calomnié Paris, voté l'appel au peuple ; cherché à allumer la guerre civile par leur garde départementale ? Qui est suspect, sinon ceux qui étaient d'accord avec le tyran et Dumouriez et qui prétendent aujourd'hui que l'Assemblée n'est pas libre ?

Non ! non ! nous ne sommes pas libres, s'écrie-t-on à droite.

La preuve, ajoute un député, c'est que les portes de la salle sont gardées par des individus armés. La liberté existe peut-être pour certains représentants ; mais nous, depuis trois jours, nous ne pouvons ni entrer, ni sortir, ni opiner. Je demande que le président donne des instructions pour que les issues de la salle soient débarrassées.

Mallarmé assure qu'il a donné les ordres nécessaires. Le commandant du poste est appelé à la barre et reconnaît que des femmes se sont placées aux portes du côté droit et empêchent les représentants de sortir. Il annonce que, s'étant avancé vers elles, il leur a parlé le langage de la loi et qu'elles ont obéi.

Non ! les femmes n'obéissent pas, s'écrie un député. Président, faites votre devoir, ou je vous rends responsable des malheurs qui peuvent arriver.

Il y a, ajoute un autre député, soixante mille hommes dans Paris qui ont juré de s'armer pour défendre la liberté des représentants du peuple. Je demande que l'Assemblée les appelle près d'elle ; sinon, elle encourrait une terrible responsabilité.

Tout ceci, répond Marat en ricanant, n'est qu'un stratagème pour abuser l'Assemblée et calomnier Paris ! Le président renouvelle ses protestations et affirme qu'il saura maintenir envers et contre tous la liberté des représentants du peuple.

Robespierre, depuis le commencement de la séance, était resté muet et impassible à son banc. Mais les réclamations de la droite commencent à l'importuner. Pour les étouffer, il demande la clôture de l'incident. Ses vœux sont accomplis.

A ce moment le Comité de salut public fait connaître qu'il est prêt à obéir aux ordres de l'Assemblée. Le Comité avait divisé les rôles entre ses deux organes habituels, Lacroix et Barère. A Lacroix était échue la mission de proposer à l'Assemblée les mesures militaires qui paraissaient nécessitées par les exigences de la Commune ; à Barère, le soin de contenter les meneurs de l'Hôtel de Ville, sans cependant imposer à l'Assemblée l'humiliation de se décimer elle-même.

Le projet présenté par Lacroix comportait l'organisation d'une armée soldée conformément à ce qui avait été adopté en principe quelques jours auparavant[12]. Cette armée devait être de six mille hommes. Jusqu'à la paix, les citoyens en activité de service ou en état de réquisition contre les rebelles ne pouvaient en faire partie. Les places étaient ainsi exclusivement réservées aux sans-culottes parisiens. Pour toute garantie, on leur demandait un certificat de civisme délivré par la section, condition facile à remplir pour tous les mauvais sujets et les émeutiers de la capitale. Vu la cherté des vivres, on leur allouait quarante sols par jour. Enfin, par une habileté de langage assez habituelle au Comité de salut public, les dépenses de cette nouvelle troupe étaient mises à- la charge du Trésor public. En revanche, le ministre de la guerre n'avait que des pouvoirs très-limités sur l'organisation et la direction de ces soldats d'une espèce particulière. Il devait recevoir le contrôle des enrôlés des mains de la Commune, qui elle-même le recevait des mains des sections. Quant au droit de réquisition, il était par le fait implicitement réservé à la municipalité[13].

L'Assemblée accepte sans mot dire le décret présenté par Lacroix, et, après quelques incidents de peu d'importance, elle accorde la parole au second rapporteur du Comité de salut public.

Barère avait depuis longtemps toute honte bue ; mais, dans cette circonstance, il se surpasse lui-même. Rien de plus embarrassé que son discours, rien de plus lâche que ses conclusions :

Je viens, dit-il, obéir au décret par lequel vous avez ordonné hier à votre Comité de salut public de vous faire un rapport sur vingt-deux membres de celte Assemblée. Le court délai que vous nous avez laissé ne nous a pas permis de nous entourer de tous les renseignements nécessaires pour donner à ce rapport la clarté dont il était susceptible. Il nous a été impossible d'entendre aucun témoin ; mais volte décret était précis, nous avons dû obéir.

Pour être impartial dans cette affaire, le Comité a dû se placer au milieu des passions et des intérêts ; il a dû examiner la position morale et politique de la Convention. Il n'a pas cru devoir adopter la mesure de l'arrestation, il a pensé qu'il devait s'adresser au patriotisme et à la générosité des membres accusés et leur demander la suspension de leurs pouvoirs, en leur représentant que c'est là la seule mesure qui puisse faire cesser les divisions qui assiègent la République et y ramener la paix.

Ce serait s'aveugler que de voir dans la mesure que je propose une mesure pénale. Le Comité s'est refusé à l'arrestation, précisément parce que cette mesure avait ce caractère. Il a pris du reste toutes ses précautions pour placer les membres dont il s'agit sous la sauvegarde du peuple et de la force armée de Paris.

 

Après ce bel exposé, Barère présente un projet de décret en vertu duquel les députés dénoncés par les autorités parisiennes sont invités à se suspendre volontairement de leurs fonctions pour un temps déterminé.

Ainsi c'est le Comité auquel l'Assemblée a remis ses pleins pouvoirs, le Comité spécialement chargé du soin de veiller à la sûreté de l'État et par conséquent à celle de la représentation nationale, qui vient lui - même faire l'humiliant aveu de son impuissance. Se voyant ainsi abandonnée, trahie par ceux-là mêmes qui avaient mission de la défendre, la majorité s'affaisse sur elle-même. Tout à l'heure elle s'indignait de l'odieuse pression que les affidés des jacobins prétendaient exercer sur elle ; elle se promettait de résister jusqu'à la mort à l'insolent ultimatum de Pache et de ses acolytes ; elle couvrait de murmures la pusillanime proposition de Richon ; maintenant, sous le coup des tortures morales les plus effroyables, des besoins physiques les plus impérieux, elle semble prête à accepter des mains de la Commune les tables de proscription où sont inscrits ses membres les plus illustres.

Mais tout dépend encore de l'attitude que vont prendre les proscrits eux-mêmes. Par suite de l'abstention funeste que leurs amis leur ont imposée, bien peu sont à leur poste. Celui qui se présente d'abord à la tribune, c'est Isnard, ce même représentant qui, par ses paroles imprudentes, a le premier soulevé la tempête. A l'heure décisive, lorsque la tourmente éclate et l'enveloppe, il se sent défaillir. Esprit faible et par conséquent porté à l'exagération ; athée un jour, mystique le lendemain ; s'abandonnant sans mesure à toute la fougue méridionale, puis fléchissant tout à coup sous le poids d'un fardeau trop pesant pour lui, Isnard perd en une minute l'estime des gens de bien et se condamne a l'indifférence de l'histoire.

Quand dans la même balance, dit-il, on met un homme et la patrie, je penche toujours pour la patrie. Si mon sang était nécessaire pour sauver la patrie, sans bourreau, je porterais ma tête sur l'échafaud. Le Comité de salut public vous présente la suspension des membres désignés comme la seule mesure qui puisse éviter les grands maux dont nous sommes menacés. Eh bien ! je me suspends, moi, et je ne veux d'autre sauvegarde que celle du peuple, pour qui je me suis constamment sacrifié. Que l'on ne dise pas que je fais en cela une action lâche. Je crois avoir fait preuve de courage jusqu'ici, et je pense que ce dernier acte est digne du caractère de représentant du peuple.

Lanthenas, autrefois le confident le plus intime de Roland, renchérit sur les paroles d'Isnard et fait lui-même le procès à ses amis.

Nos passions, dit-il, nos divisions ont creusé sous nos pas un abîme profond. Les vingt-deux membres dénoncés doivent s'y précipiter, si leur sort, quel qu'il soit, peut le combler et sauver la République.

Après Lanthenas, c'est un évêque constitutionnel qui, en consentant à se démettre, avilit la double dignité dont il est, revêtu. Fauchet déclare qu'il souscrit à la suspension de ses pouvoirs et que sa vie est à la République.

Le vieux Dussaulx offre également sa démission. Déjà quatre des vingt-deux étaient venus accepter l'humiliante transaction proposée par le Comité de salut public. Heureusement pour l'honneur de la Gironde, deux autres de ses membres revendiquent hautement les droits de la représentation nationale et se refusent à abdiquer volontairement les fonctions dont les a revêtus la confiance de leurs concitoyens.

Si mon sang, dit Barbaroux, était nécessaire à l'affermissement de la liberté, je demanderais qu'il fût versé. Si le sacrifice de mon honneur était nécessaire à la même cause, je dirais : Enlevez-le-moi ; la postérité me jugera. Enfin, si la Convention croit la suspension de nos pouvoirs nécessaire, j'obéirai à son décret. Mais comment de moi-même déposer des pouvoirs dont j'ai été investi par le peuple ? Comment puis-je croire que je suis suspect, quand je reçois de mon département, de trente autres et de plus de cent sociétés populaires, des témoignages de confiance, des témoignages consolateurs de l'amertume dont je suis abreuvé chaque jour ici ? Non ! n'attendez de moi aucune démission. J'ai juré de mourir à mon poste, je tiendrai mon serment.

Lanjuinais se prononce d'une manière plus énergique encore :

Si j'ai montré jusqu'à présent quelque courage, je l'ai puisé dans l'ardent amour qui m'anime pour la patrie et la liberté. Je serai fidèle à ces sentiments, je l'espère, jusqu'au dernier souffle de ma vie. Ainsi n'attendez de moi ni suspension ni démission.

Les injures pleuvent sur les deux courageux girondins. Chabot, le plus lâche des hommes, se distingue entre tous par ses misérables quolibets. Lanjuinais lui Impose silence par cette noble apostrophe :

Je réponds à mes interrupteurs, et surtout à Chabot qui vient d'injurier Barbaroux : on a vu conduire les victimes à l'autel en les ornant de fleurs et de bandelettes, mais le prêtre qui les immolait ne les insultait pas.

N'attendez de moi ni démission ni suspension momentanée, n'attendez aucun sacrifice. Je ne suis pas libre pour en faire, et vous ne l'êtes pas vous-mêmes pour en accepter.

La Convention est assiégée ; les canons sont dirigés sur elle ; des consignes criminelles vous arrêtent malgré vous aux portes de la salle ; tout à l'heure on vient de faire charger les fusils contre vous ; il n'est pas permis. sans risquer sa vie, de se montrer seulement aux fenêtres...

 

Lanjuinais n'exagérait rien. En ce moment même, Henriot achevait ses derniers préparatifs. Toutes les issues étaient gardées par ses séides. Les députés qui s'y présentaient étaient repoussés avec mépris, quelquefois même frappés. Ils se plaignaient à leurs collègues, mais la Montagne les accusait d'imposture, et la Plaine, terrifiée, feignait de ne s'apercevoir de rien.

Puisque j'ai encore, reprend l'intrépide girondin, la faculté de faire entendre ma voix, j'en userai pour vous donner un conseil qui peut vous couvrir de gloire et sauver la liberté : osez manier avec vigueur le sceptre des lois déposé entre vos mains ; cassez dès ce moment toutes les autorités que les Ibis ne reconnaissent pas ; défendez à toute personne de leur obéir ; énoncez la volonté nationale. Ce ne sera pas en vain : les factieux seront abandonnés des bons citoyens qu'ils abusent. Si vous n'avez pas ce courage, c'en est fait de la liberté.

La majorité reste muette à cet appel suprême ; Lanjuinais comprend qu'il n'a plus qu'a se voiler la tête et à attendre son sort ; seulement, avant de quitter la tribune, il lance à ses collègues cette prophétie qui devait sitôt et si cruellement se vérifier :

Je vois la guerre civile s'allumer dans ma patrie, étendre partout ses ravages et déchirer la France. Je vois l'horrible monstre de la dictature s'avancer sur des monceaux de ruines et de cadavres, vous engloutir successivement les uns les autres et renverser la République[14].

 

X

A partir de ce moment la parole appartient exclusivement aux promoteurs de la journée. De tous le plus pressé de constater la victoire de la Montagne, c'est Marat. Comme les triomphateurs antiques, il pose sur son front la couronne de laurier ; comme les potentats de l'ancien régime, il dispense ses grâces et rectifie à son gré la liste de proscription.

La proposition du Comité ne peut, dit-il, être acceptée ; elle accorde à des hommes accusés de conspiration les honneurs du dévouement. Il faut être pur pour offrir des sacrifices à la patrie. C'est à moi, vrai martyr de la liberté, à me dévouer ; j'offre donc ma suspension, et je la donnerai au moment où vous aurez ordonné la détention des contre-révolutionnaires. Il convient d'ajouter à la liste Defermon et Valazé, qui n'y sont pas, et d'en retrancher Ducos, Lanthenas et Dussaulx, qui n'y doivent pas être. Dussaulx n'est qu'un vieillard radoteur, Lanthenas un pauvre d'esprit, qui ne mérite point qu'on pense à lui ; Ducos n'a contre lui que quelques opinions erronées dont on ne saurait lui faire un crime.

Billaud-Varennes va plus loin encore :

La Convention, dit-il, ne doit pas excéder ses pouvoirs ; elle n'a pas le droit de provoquer la suspension d'aucun de ses membres, mais elle peut renvoyer devant les tribunaux les députés qu'elle juge coupables. Je demande donc la question préalable sur le projet proposé par Barère et le décret d'accusation, par appel nominal motivé, contre les membres dont il s'agit.

Ici la délibération est interrompue de nouveau par les plaintes qui éclatent de tous côtés contre les brutalités dont sont victimes les députés qui essayent de sortir de la salle. Boissy-d'Anglas a été pris à la gorge par les forcenés qui gardent les abords de la Convention ; il rentre et se précipite à la tribune en montrant sa cravate et sa chemise en lambeaux. Lacroix lui-même, l'un des membres du Comité de salut public, vient se plaindre de violences pareilles. Je me suis présenté, dit-il, à cette porte pour sortir, on m'a refusé ; j'ai montré ma carte de député, même refus. Je me suis transporté au Comité d'inspection pour savoir d'où émanait l'ordre ; il m'a été protesté que la consigne n'avait point été donnée. Il faut que l'officier commandant la force armée soit mandé à la barre.

Oui, ajoute Grégoire, qui a subi il y a deux jours les mêmes sévices, que l'on sache de lui qui a donné l'ordre, et que le coupable, quel qu'il soit, soit puni sur-le-champ du supplice du tyran.

Danton, qui veut aussi décliner toute responsabilité dans ces actes de violence, demande que la Convention charge son Comité de salut public de remonter à la source de cet ordre. Vous pouvez, dit-il, compter sur son zèle à vous présenter les moyens de venger vigoureusement la majesté nationale outragée en ce moment.

Duperret vient ajouter un nouveau fait à tous ceux qui ont déjà été produits. Deux soldats lui ont fermé le passage ; il les a fait consigner. La Convention décrète que ces deux hommes seront mandés à la barre ; mais un huissier annonce qu'ils ont disparu. Bientôt arrive le commandant de la 2° légion, de garde auprès de l'Assemblée nationale. Il déclare qu'il n'est point le commandant du poste et qu'il n'a pas donné la consigne dont on se plaint. Un autre officier fait savoir qu'il avait mis des sentinelles aux issues de la salle et qu'elles ont été relevées par un des bataillons de garde extraordinaire. Cette garde n'était autre que la tourbe des enrôlés à quarante sous qu'Henriot avait placée à tous les postes importants. Lacroix, qui, il y a une heure à peine, a fait voter l'organisation de cette garde, mais qui craint maintenant que le principe posé par lui n'entraîne des conséquences qu'il n'a pas prévues, Lacroix demande formellement que la Convention ordonne à la force armée de s'éloigner du lieu de ses séances. Elle n'est, dit-il, ici que pour nous protéger ; elle ne doit pas entrer dans notre propre enceinte.

Le décret proposé par Lacroix est adopté par acclamation, Immédiatement un huissier est chargé d'aller le notifier au commandant général. Henriot lui répond : Dis à ton f... président que je me f... de lui et de son Assemblée, et que si, dans une heure, elle ne me livre pas les vingt-deux, je la ferai foudroyer.

 

XI

Le cercle de fer qui étreignait la Convention de toutes parts était si resserré que le Comité de salut public prend peur. Il avait été d'abord presque de connivence avec les meneurs de l'Hôtel de Ville ; mais il trouvait que maintenant on allait trop loin. Si on faisait quelques pas de plus dans la voie de la violence, la Commune ne se contenterait peut-être pas de la proscription de vingt à trente députés ; elle pourrait bien se passer la fantaisie de faire sauter par les fenêtres la représentation nationale tout entière. Il faut parer à ce danger. Le Comité envoie de nouveau Barère à la tribune pour relever le courage de l'Assemblée, qui, dans l'état de prostration où elle se trouve, court grand risque de se laisser égorger sans proférer une plainte ou un cri. A la vivacité du langage de Barère, on croirait entendre un membre de la Gironde ; c'est que l'orage qui, d'abord, semblait planer sur cette seule partie de l'Assemblée menace maintenant la Convention elle-même et peut la submerger d'un moment à l'autre.

Ce n'est pas, dit-il, à des esclaves à faire des lois ; la France désavouerait celles d'une Assemblée asservie. Comment vos lois seraient-elle respectées si vous ne les faisiez qu'entourés de baïonnettes ? Nous sommes en danger, car des tyrans veillent sur nous. Leur consigne nous entoure. La représentation nationale est près d'être asservie par elle. Cette tyrannie réside dans le Comité révolutionnaire où siègent des étrangers et notamment l'Espagnol Guzman[15]. Elle est aussi dans le Conseil général ; il n'est pas un de ses membres dont je voulusse répondre. Ce sont ces hommes qui ont retenu les bataillons qui devaient partir pour la Vendée ; ce sont eux qui font distribuer sous nos yeux, aux bataillons qui nous entourent, des assignats de cinq livres ; ils ne sont que les agents de nos ennemis de Londres, de Madrid et de Berlin. Représentants du peuple, ordonnez votre liberté ; suspendez votre séance ; faites abaisser devant vous les baïonnettes qui vous entourent. Pour prouver que nous sommes libres, allons délibérer au milieu de la force armée qui sans doute nous protégera.

La majorité de l'Assemblée se lève à la voix de Barère. Le président Hérault-Séchelles, auquel Mallarmé a cédé le fauteuil, se couvre en signe de deuil, descend du bureau et donne le signal du départ. Les tribunes défendent à grands cris à leurs amis de la Montagne de se joindre à cette démonstration. Les tricoteuses, qui occupent le premier rang des galeries, s'élancent à mi-corps et prennent au collet plusieurs députés pour les empêcher de sortir. Cependant la honte de paraître abandonner leurs collègues au moment du danger, la crainte de voir la Commune abuser de sa victoire et peut-être aussi le besoin de respirer un air plus pur, déterminent la plupart des membrés de la gauche à se joindre au cortège ; à peine reste-t-il dans la salle trente à quarante montagnards.

Hérault-Séchelles et la Convention à sa suite descendent le grand escalier des Tuileries et arrivent sans rencontrer de résistance jusqu'à la porte d'entrée qui ouvre sur la cour du Carrousel. C'est là que se trouve Henriot et son état - major. C'est là que va se renouveler cette lutte du droit et de la force, que, pour la honte et le malheur de la France, nos annales ont eu plusieurs fois à enregistrer.

Mais, jamais peut-être, elle ne s'est présentée sous un aspect plus dramatique et plus saisissant. Essayons d'en esquisser le tableau.

Nous sommes sur le seuil de l'antique palais des rois, de ce palais que Louis XVI a quitté, il y a dix mois à peine, pour accomplir les tristes étapes qui devaient le conduire à l'échafaud. Sous la voûte qui sépare la cour du jardin, sur les dernières marches de l'escalier, se pressent quelques centaines de députés ; le front découvert, ils viennent, pour ainsi dire, en suppliants, réclamer la faculté de délibérer librement sur les intérêts de vingt-cinq millions d'hommes. L'intérieur de la cour est occupé par quelques milliers d'anciens soudards ou d'émeutiers émérites qui, depuis quatre ans, ont le privilège de figurer dans toutes les insurrections et d'y représenter le Peuple parisien dont ils ne sont que la honte et la lie ; plus loin, mais hors de la portée des paroles qui vont s'échanger et seulement pour la mise en scène, apparaissent les sections armées que, depuis trois jours, on tient dans une excitation fébrile et qui demandent, avant tout, un prompt dénouement à tant de trouble et d'agitation.

Sur la place du Carrousel, six canons sont en batterie ; des grils sont allumés pour faire chauffer les boulets ; les feux qu'ils projettent éclairent d'une lueur sinistre le fond du tableau. Enfin, sur le premier plan, face à face, deux hommes, Henriot et Hérault-Séchelles : l'un, espèce de colosse dont la tête est aussi vide que le cœur, et qui porte sur son ignoble. visage les traces d'une vie de débauche et de crapule ; sa voix rauque trahit son ancien métier de saltimbanque et ses habitudes invétérées d'intempérance ; l'autre, un des plus beaux hommes de son temps, a conservé, au milieu du désordre général des toilettes, ces manières et cette tournure qui le faisaient remarquer, quelques années auparavant, dans les salons de Versailles et de Trianon. Sa physionomie reflète une dignité impassible, signe distinctif de la caste parlementaire où il est né. C'est entre ces deux personnages si différents de langage, d'origine et de position, que s'établit le dialogue suivant :

Après avoir lu à haute voix le décret qui ordonne la levée des consignes et la retraite de la force armée :

Henriot, dit Hérault-Séchelles, je te somme d'obéir !

LE COMMANDANT GÉNÉRAL. — Je ne connais que ma consigne.

LE PRÉSIDENT. — Que demande le peuple ?..... la Convention n'est occupée que de son bonheur.....

LE COMMANDANT GÉNÉRAL. — Hérault, nous savons que tu es un bon patriote, que tu es de la Montagne ; réponds-tu sur ta tête que les vingt-deux membres seront livrés sous vingt-quatre heures ?

LE PRÉSIDENT. — Non.

LE COMMANDANT GÉNÉRAL. — Le peuple ne s'est point levé pour écouter des phrases, mais pour donner des ordres souverains.

LE PRÉSIDENT. — Au nom de la nation et de la loi, j'ordonne aux soldats d'arrêter ce rebelle.

LE COMMANDANT GÉNÉRAL. — Vous n'avez point d'ordres à donner. Retournez à votre poste et livrez les députés que le peuple demande.

Les députés les plus rapprochés du président s'écrient tous d'une même voix :

On veut des victimes ! Qu'on nous immole tous.

Henriot, d'une main enfonçant son chapeau sur sa tête, et de l'autre saisissant son sabre, recule de quelques pas et hurle l'ordre sinistre :

Canonniers, à vos pièces !

Le désordre se met dans les rangs de l'Assemblée. Quelques députés entraînent Hérault-Séchelles sous la voûte qui conduit au jardin. Les allées sont désertes, les issues soigneusement gardées. Les sans-culottes qui occupent les postes reçoivent les députés aux cris de : Vive la Montagne ! à la guillotine Brissot, Guadet, Vergniaud ! purgez la Convention ! tirez le mauvais sang ![16] L'Assemblée continue tristement sa marche à travers la grande allée. Cette espèce de promenade funèbre est signalée par quelques incidents. Un homme, portant l'écharpe municipale, s'approche de Basire, et le prenant par le bras : Voilà comme vous êtes, lui dit-il, pourquoi sortiez-vous ? avec vos demi-mesures vous faites manquer tous les coups. Pendant ce temps, Meillan et quelques-uns de ses amis étaient montés sur la terrasse du bord de l'eau. Le quai était rempli de sectionnaires armés ; ignorant ce qui se passe et pleins de déférence pour les représentants du peuple, ils les invitent à venir au milieu d'eux. Oui ! oui ! nous allons vous voir aussi, leur crie Meillan, et aussitôt lui et ses compagnons courent rejoindre leurs collègues qui, déjà, étaient arrêtés au pont tournant[17]. Le pont est fermé, et. le chef du poste déclare qu'il a les ordres les plus formels pour ne pas ouvrir. Pendant qu'Hérault-Séchelles parlemente avec lui, arrive Marat. Fatigué d'attendre que les députés vinssent reprendre le cours de leurs délibérations, craignant qu'un accord ne s'établit entre l'Assemblée et ceux qui ont mission de la tenir sous l'oppression, il accourait suivi d'une troupe d'enfants déguenillés, qui lui faisaient cortège et criaient à tue-tête : Vive Marat ! vive la Montagne !Au nom du peuple, dit à Hérault l'ignoble tribun, je vous somme de rentrer à votre poste que vous avez lâchement déserté. Les représentants hésitent. Que les députés fidèles retournent à leur poste, répète Marat.

A cette nouvelle injonction de l'Ami du peuple, quelques membres appartenant à la Montagne rebroussent chemin et abandonnent leurs collègues. Bientôt, malgré quelques protestations individuelles, la masse des députés, la tête basse et la mort dans le cœur, s'ébranle et se dirige vers les Tuileries. Elle y rentre humiliée, vaincue, condamnée désormais à subir pendant quatorze mois le joug qu'elle vient de se laisser imposer.

 

XII

La démarche de la Convention lui fut aussi funeste que l'avait été, dix mois auparavant, celle que l'on avait fait tenter à Louis XVI, le matin du 10 août. Vergniaud l'avait proposée le 31 mai, mais n'avait pu entraîner ses collègues[18]. Ce jour-là, elle eût été le commentaire le plus habile du décret que l'Assemblée avait voté sur ses instances, et qui proclamait que les sections de Paris avaient bien mérité de la patrie. A ce moment, la Commune n'était pas en mesure de dicter ses lois à la Convention ; elle n'avait pas encore rassemblé et encore moins soldé ses fameux sans-culottes à quarante sous par jour ; elle n'avait pu préparer cette mise en scène au moyen de laquelle elle persuada aux députés que les Tuileries étaient assiégées par quatre-vingt mille hommes, tous animés du même esprit, et lui imposant une même volonté. Les Girondins étaient alors à leur poste. En se présentant résolument aux masses, toujours si mobiles et si impressionnables, ils auraient pu réveiller de vieux enthousiasmes, reconquérir leur ancienne popularité ; mais, pendant les trois jours qui venaient de s'écouler, les conspirateurs de l'Hôtel de Ville et de l'Évêché avaient eu le temps d'anéantir, par la lassitude et la calomnie, les dernières velléités de sympathie qu'une partie de la population parisienne pouvait avoir encore pour la Gironde.

Des hommes qui voient leurs travaux suspendus, leurs affaires arrêtées, la banqueroute à leurs portes, se laissent facilement persuader qu'avant tout il faut en finir ; qu'une solution, quelle qu'elle soit, vaut mieux qu'une agitation perpétuelle et stérile ; que le salut de quelques individus ne peut être mis en balance avec l'intérêt public. D'ailleurs, les députés dont la Commune demandait l'expulsion étaient-ils donc si intéressants ? N'était-ce pas eux qui avaient, à plusieurs reprises, appelé contre Paris la vengeance des départements et menacé la capitale d'une destruction complète ? Il ne s'agissait, en somme, que d'épurer la Convention par une insurrection morale qui respecterait la vie des hommes et la sûreté des propriétés ; il ne s'agissait que de contraindre au silence ceux des membres de l'Assemblée qui faisaient seuls obstacle à l'entente générale, à la félicité universelle. Ces députés une fois mis hors d'état de nuire, par une arrestation provisoire qui ne durerait probablement que quelques semaines, le calme renaîtrait dans les délibérations ; la Constitution s'achèverait comme par enchantement ; on verrait la prospérité revenir, le prix des denrées de première nécessité diminuer ; les travaux de toute nature reprendre avec une activité toute nouvelle. C'est avec ces misérables appâts, ces mensonges grossiers, que l'on trompe les masses ignorantes, qu'on obtient leur indifférence, si ce n'est leur complicité.

Le droit venait de succomber devant la force et la ruse associées. Il n'y avait plus qu'à formuler l'arrêt. C'est Couthon, le confident le plus intime de Robespierre, qui se charge de ce soin. Pendant qu'Hérault-Séchelles remonte au fauteuil, que les membres de la Convention regagne& silencieusement leurs bancs, le montagnard cul-de-jatte s'est fait porter à la tribune ; sa physionomie est douce ; son regard placide ; mais son front est d'airain. Sa sérénité n'a d'égale que son impudence. Il débite les mensonges les plus éhontés, les principes les plus sanguinaires avec une voix tendre et mélancolique. On croirait qu'il récite une idylle.

Citoyens, dit-il, tous les membres de la Convention doivent être maintenant rassurés sur leur liberté. Vous avez marché vers le peuple ; partout vous l'avez trouvé bon, généreux, incapable d'attenter à la sûreté de ses mandataires, mais indigné contre les conspirateurs qui veulent l'asservir. Maintenant donc que vous êtres libres dans vos délibérations, je demande, non pas, quant à présent, le décret d'accusation contre les vingt-deux membres dénoncés ; mais que la Convention décrète qu'ils seront mis en état d'arrestation chez eux, ainsi que les membres du comité des Douze et les ministres Clavière et Lebrun.

La Montagne et les tribunes appuient cette proposition de leurs acclamations ; le reste de l'Assemblée se contente de murmurer. Quelques députés, un peu plus courageux, somment le président, au nom de la Convention et de la France entière, de rapporter les demandes qu'il a adressées à Henriot et les réponses qu'il en a reçues. Héraut-Séchelles feint de ne pas entendre. Quelques protestations s'élèvent encore de la droite ; mais les démagogues les couvrent de leurs cris. De minute en minute on sent l'Assemblée faiblir.

Dans toute réunion un peu nombreuse, rien n'est plus contagieux que la lâcheté. Rien n'est plus fréquent que les capitulations de conscience. Sur les bancs mêmes de la droite, on se dit tout bas : Après tout, les proscrits ne sont pas bien à plaindre d'être obligés de rester paisiblement chez eux, ils y seront en sûreté ; d'ailleurs, le peuple le veut ainsi, et il vaut mieux se résoudre à un. mal minime que s'exposer à de grands malheurs[19]. Un membre de la Plaine déclare qu'il préfère se dispenser de voter que de trahir sa conscience. En énonçant cette opinion, il croit faire un grand acte de courage. Ce moyen terme est tacitement adopté comme règle de conduite par la majorité de l'Assemblée.

Pendant ce temps on lit la liste des députés dont l'arrestation est réclamée. Legendre fait observer que deux des membres de la commission des Douze, Fonfrède et Saint-Martin, se sont opposés aux mandats d'arrêt qui ont soulevé la colère du peuple de Paris, et, par conséquent, méritent de ne pas être confondus avec leurs collègues.

Marat obtient définitivement qu'on raye de la liste Dussaulx, Lanthenas et Ducos. Le président prévient qu'il va consulter l'Assemblée sur le décret ainsi amendé ; quelques voix timides renouvellent la proposition d'attendre la démission volontaire des députés dénoncés ; — Non ! aux voix le décret ! répond la Montagne. Deux ou trois députés se lèvent pour déclarer qu'ils ne s3nt pas libres, qu'ils ne consentiront jamais à voter, entourés de canons et de baïonnettes. Quelques membres demandent l'appel nominal ; malgré leurs réclamations, on vote par assis et levé. Le plus grand nombre des représentants reste immobile à l'épreuve et à la contre-épreuve. Seule, l'extrême gauche, et avec elle les insurgés qui siègent pêle-mêle avec les députés, prennent part au vote. Le président déclare que le décret est rendu[20].

A la confusion qui y règne, aux redites qui s'y trouvent, on peut juger du trouble qui agitait les esprits des rédacteurs eux-mêmes.

Il est ainsi conçu :

La Convention nationale décrète que les députés, ses membres, dont les noms suivent, seront mis en état d'arrestation chez eux, et qu'ils y seront sous la sauvegarde du peuple français et de la Convention nationale, ainsi que de la loyauté des citoyens de Paris.

Les noms des députés mis ainsi en état d'arrestation sont :

1.

Gensonné.

12.

Lidon.

2.

Guadet.

13.

Rabaud-Saint-Étienne.

3.

Brissot.

14.

Lasource.

4.

Gorsas

15.

Lanjuinais.

5.

Pétion.

16.

Grangeneuve.

6.

Vergniaud.

17.

Lehardy.

7.

Salles.

18.

Lesage (d'Eure-et-Loir).

8.

Barbaroux.

19.

Louvet (du Loiret).

9.

Chambon.

20.

Valazé.

10.

Buzot.

21.

Clavière, ministre des contributions publiques.

11.

Birotteau.

22.

Lebrun, ministre des affaires étrangères.

Auxquels il faut joindre ceux des membres de la commission des Douze, à l'exception de ceux d'entre eux qui ont été dans cette Commission d'un avis contraire aux mandats décernés par elle. Les noms des premiers sont :

23.

Kervélégan.

27.

Vigée.

24.

Gardien.

28.

Mollevaut.

Rabaud-Saint-Étienne[21].

29.

Henri Larivière.

25.

Boileau.

30.

Gomaire.

26.

Bertrand

31.

Bergoing.

Les deux autres exceptés sont :

Fonfrède.

Saint-Martin.

 

Levasseur, de la Sarthe, demande que, par un article additionnel, il soit décrété qu'Isnard et Fauchet qui, pour la paix et la tranquillité publique, ont consenti à leur suspension, ne seront pas mis en état d'arrestation, mais seulement ne pourront sortir de Paris.

Cette proposition est adoptée. Un instant après, le président annonce qu'il vient de recevoir une lettre ainsi conçue :

Citoyen Président,

Le peuple entier du département de Paris nous députe vers vous pour vous déclarer que le décret que vous venez de rendre est le salut de la République. Nous venons offrir de nous constituer en otages en nombre égal à celui des députés mis en état d'arrestation, pour répondre à la France entière de leur sûreté[22].

 

Barbaroux répond qu'il n'a pas besoin d'otages pour garantir sa vie ; que ses otages sont la pureté de sa conscience et la loyauté du peuple de Paris. Lanjuinais, au contraire, insiste pour que l'offre soit acceptée, parce que c'est le seul moyen d'empêcher la guerre civile et de maintenir l'unité de la République.

L'Assemblée n'ose se prononcer sur cette question des otages et se contente d'ordonner l'impression de la lettre ; puis, pour montrer que, débarrassée de toute entrave et de toute discussion personnelle, elle se dispose à prendre un essor plus grand et plus rapide, elle décide que la semaine qui va suivre sera employée à délibérer sur les mesures financières les plus urgentes, et qu'à partir du lundi 9 juin, six heures, chaque jour, seront consacrées à discuter la Constitution jusqu'à son complet achèvement.

Le président Mallarmé, qui a repris le fauteuil, déclare la séance levée. Il est près de onze heures du soir. Mais ce n'est pas tout que de lever la séance ; il faut aussi lever les consignes. Les membres du côté droit trouvent fermées les portes par lesquelles ils sortent habituellement. On court avertir le président de cet étrange incident. Mallarmé, sans oser regarder en face ses interlocuteurs, et feignant de chercher des papiers sur son bureau, répond qu'il n'a pas à se mêler de cela. Un huissier annonce naïvement qu'on a été chercher à la Commune l'ordre de lever la consigne. Quelques minutes après, l'ordre arrive. Les malheureux députés, retenus prisonniers depuis douze heures, peuvent enfin se retirer et aller rassurer leurs familles sur leur sort.

 

XIII

La nouvelle de l'adoption du décret de proscription est naturellement bien accueillie par le Conseil général de la Commune. Pour fêter dignement cette belle journée, on décide que les sans-culottes qui sont sous les armes depuis trois jours seront payés sur-le-champ ; que clans la semaine on mettra à exécution le décret qui fixe le maximum du prix des grains ; qu'immédiatement l'armée révolutionnaire sera organisée et l'emprunt forcé levé sur les riches. Pour terrifier les quartiers aristocratiques qui seraient tentés de protester contre les événements du jour, on ordonne d'y activer le désarmement

et l'arrestation des suspects. On envoie dans chaque section des commissaires pour présenter la violation de la représentation nationale sous les couleurs les plus bucoliques. Ils ont mission d'annoncer que l'Assemblée a été constamment l'objet du respect de tous ; que si elle s'est rendue en corps dans le jardin des Tuileries, ce n'a été que pour achever de prendre les mesures de salut public que lui a dictées son patriotisme ; qu'enfin la plus entière liberté n'a cessé de présider à toutes ses délibérations[23].

Toutes ces mesures prises, tous ces mensonges artistement arrangés, le Conseil général se sépare avec la conviction que désormais ses volontés, toutes les fois qu'elle les signifiera à la Convention, ne rencontreront plus de résistance sérieuse. Seul veillait encore le Comité de salut public. Il avait joué un rôle assez misérable durant toute cette journée et s'était laissé traîner à la remorque des meneurs de l'Hôtel de Ville. Au lieu de diriger les événements, il les avait subis. Il se sentait débordé comme l'avait été la Commission extraordinaire de l'Assemblée' législative, dans la journée du dix août. Les coups lancés de l'Hôtel de Ville avaient passé pardessus sa tête et étaient allés frapper en plein cœur la représentation nationale, comme neuf mois auparavant ils avaient abattu la royauté.

Pour faire acte de virilité, après tant d'hésitations et de défaillances, le Comité de salut public avait mandé le maire et le commandant de la force armée. Afin de dégager sa responsabilité, il s'apprêtait à réclamer de ces deux représentants du pouvoir municipal des explications rétrospectives sur ces événements qu'il avait vus se dérouler devant lui sans qu'il pût les prévoir ou les prévenir. Aux membres du Comité s'étaient réunis les ministres Garat, Bouchotte, Lebrun et le secrétaire du conseil, Grouvelle. On commence à échanger de mutuelles récriminations ; c'est l'usage ; lorsqu'on est mécontent de soi, on s'empresse de rejeter sur les autres la responsabilité de sa déconvenue. Cambon se plaint au ministre de la guerre de la conduite de plusieurs employés principaux de ses bureaux, que l'on a reconnus à la tête des groupes. Barère se répand en reproches amers contre la Commune, et déclare qu'il faut savoir, une fois pour toutes, si c'est la Convention ou la Commune qui représente la République française. Delmas et Treilhard appuient les observations de Barère ; Bréard va plus loin et qualifie de scélérats ceux qui ont osé opprimer la Convention. Lacroix est embarrassé ; Danton inquiet et honteux[24]. A ce moment survient le maire de Paris. Deux membres du Comité révolutionnaire et un aide de camp de Henriot l'accompagnent ; ils ont mission, maintenant que la Commune à triomphé, de faire toutes les soumissions possibles aux autorités dont elle a su se passer pendant l'action, mais derrière lesquelles elle compte bien se mettre à couvert après la victoire. Ils entassent mensonge sur mensonge, protestations sur protestations, et finissent en disant que le Comité central révolutionnaire est disposé à abdiquer les pouvoirs dont la confiance du peuple l'a revêtu.

Le Comité de salut public, qui, un instant auparavant, était plein de feu contre les usurpations de la Commune, n'ose plus reprocher aux véritables vainqueurs de la journée les moyens, qu'ils ont mis en œuvre pour assurer leur triomphe ; il accepte aveuglément toutes les promesses que les dictateurs de l'Hôtel de Ville daignent lui faire ; il n'a pas une seule pare de blâme contre ceux qui l'ont joué si cruellement ; il congédie avec des éloges les ambassadeurs de la Commune[25].

Une telle faiblesse inspire, non la pitié, mais le mépris ; s'il est dur d'être avili, il est honteux de s'avilir soi-même.

 

XIV

Jusqu'au dernier moment, les Girondins eurent la majorité dans la Convention ; c'est ce qu'atteste la présidence conférée à Lasource, le 18 avril ; à Fonfrède, le 2 mai ; à Isnard, le 16 ; c'est ce qu'attestent également la décision de l'Assemblée, qui, le 22 avril, déclara calomnieuse la pétition de la Commune ; la création de la commission des Douze, qui ne fut supprimée le 27 mai que pour être rétablie avec éclat le lendemain ; enfin la résistance, trois jours durant, de la Convention aux violences de la Commune.

Le 2 juin fut donc un véritable coup d'État dirigé contre la représentation nationale. L'école ultra-révolutionnaire, qui croit que la fin justifie les moyens, l'a glorifié ; l'école fataliste, qui proclame la légitimité du fait accompli, l'a enregistré sans protestation. A l'une et à l'autre de ces doctrines nous devons une réponse.

Comment des écrivains qui ont la prétention d'aimer et de servir la liberté n'ont-ils pas vu qu'en se refusant à condamner les fauteurs de cette journée, ils absolvaient par cela même tous les coups d'État dont les dates néfastes sont inscrites dans nos annales ? Démocratie ou césarisme, qu'importe le dogme que l'on invoque ! prétoriens en haillons, ou prétoriens en uniforme, qu'importent les instruments ! violence ou ruse, qu'importent les moyens !

Sans le coup de hache du 2 juin, dites-vous, la contre-révolution s'accomplissait, l'étranger dictait des lois à notre patrie[26]. Eh quoi ! si le parti modéré n'avait pas été ce jour-là vaincu, dispersé, décimé, la France était envahie, partagée, livrée à toutes les horreurs des vengeances réactionnaires ? Qui vous le dit, qui vous le prouve ? Est-ce que les Girondins ont montré de la faiblesse et de la pusillanimité dans la défense du territoire ? Est-ce que ceux d'entre eux qui échappèrent à la proscription ont pactisé avec l'étranger, lorsque, dans la dernière année de la Convention, ils ont eu une part importante à la direction des affaires ? Est-ce qu'au moment où leurs tètes étaient mises à prix, ils ne refusèrent pas obstinément de se réfugier en Angleterre ? Est-ce qu'ils manquaient d'énergie et de courage les Lanjuinais, les Barbaroux, les Vergniaud, les Boissy d'Anglas et tant d'autres membres du côté droit ? Quelle idée entendez-vous donner de la nation française en insinuant que l'échafaud de la Terreur, dressé en permanence à Paris, promené à la suite de nos armées, a pu seul conjurer la ligue des rois et forcer nos volontaires à vaincre ? L'astuce de Robespierre, la violence de Collot-d'Herbois, le cynisme d'Hébert, étaient-ils donc indispensables pour sauver la France ? Disons-le hautement pour l'honneur de notre pays, non, mille fois non ! Et dès lors, comment s'incliner devant un arrêt prononcé par une infime minorité au milieu des protestations ou du morne silence du reste de l'Assemblée.

Et vous, écrivains fatalistes[27], qui fulminez si résolument le vœ victis contre les malheureux Girondins, ne voyez-vous pas à quelles conséquences vous entraîne l'absolution du fait accompli ? Quoi ! justice, droit, humanité, il sera permis de tout immoler sans honte et sans remords à la seule condition de réussir ! Le succès suffira donc à changer le crime en vertu et le scélérat en honnête homme !

Naguère encore cette étrange théorie se couvrait de voiles, s'enveloppait de circonlocutions ; grâce à vous, nous la voyons aujourd'hui se produire sans ambages, s'affirmer sans crainte, s'imposer sans pudeur.

Vous insinuez, il est vrai ; que les Montagnards de 1793 ont fait sanctionner implicitement par le peuple le crime du 2 juin en obtenant l'adhésion des Assemblées primaires à la Constitution républicaine qu'ils présentèrent peu de temps après. Mais comment voudrait-on raisonnablement prétendre que le vote émis par une nation affolée de terreur pût légaliser après coup les attentats de Henriot et de ses imitateurs ? Comment la violence pourrait-elle jamais devenir la source du droit ?

Le Droit, à ce moment, se personnifiait dans les Girondins. Voilà pourquoi nous avons pris leur défense. Mais que l'on ne croie pas que nous soyons aveugles pour les fautes immenses qu'ils commirent pendant cette lutte terrible.

Depuis que nous les voyons à l'œuvre, quel spectacle nous donnent-ils ? toujours les mêmes tergiversations, toujours la même indiscipline, aucune unité dans leurs vues, aucune persistance dans leurs résolutions. Lors du procès du roi, les uns proposent l'appel au peuple, les autres le rejettent ; les uns votent pour la mort, les autres pour la détention. Ils réclament successivement la convocation des Assemblées primaires, la réunion des suppléants à Bourges, la translation de l'Assemblée à Versailles. Ils abandonnent ces propositions presque aussitôt après les avoir produites. Ils ne savent s'accorder sur la conduite à tenir, ni pendant la lutte suprême ni après la défaite. La plupart s'abstiennent de paraître le 2 juin à l'Assemblée ; ceux qui s'y rendent n'ont ni le même langage ni la même attitude ; les uns obéissent au décret d'arrestation, les autres croient devoir s'y soustraire. Ces deux partis leur sont également funestes. Presque tous périssent, ceux-ci sur l'échafaud, à Paris, à Bordeaux ; ceux-là au coin d'un bois, au détour d'une haie, traqués comme des bêtes fauves. Plaignons-les et ne maudissons pas leur mémoire. Ils aimèrent sincèrement la liberté.

 

FIN DU TOME SEPTIÈME

 

 

 



[1] Mme Roland, Appel à la postérité.

[2] La section Beaurepaire, ci-devant des Thermes-de-Julien, sur le territoire de laquelle demeuraient M. et Mme Roland, les avait pris sous sa sauvegarde. Il fallut que le Conseil général de la commune envoyât six commissaires à cette section pour l'engager à donner suite au mandat d'arrêt.

L'écrou de Mme Roland est ainsi consigné sur les registres de l'Abbaye :

Ordre de Marquet, président par intérim, et Clémence, secrétaire de la Commission.
31 mai.

Municipalité de Paris et Comité révolutionnaire central, d'après un arrêté pris par la Commission.

1er juin. La citoyenne Roland, épouse du ministre, entrée en prison le 1er juin.

 

[3] Voici notamment comment s'exprimait la section des Piques, à laquelle appartenait Robespierre, et qu'il ne cessa de diriger plus ou moins ouvertement : Les hommes qui ont déterminé le peuple, fatigué de trahison, à s'insurger pour recouvrer enfin ses droits, se sont conduits de manière à faire croire qu'ils sont d'intelligence avec les ennemis du peuple. La Commune anéantie, ce matin, par la volonté souveraine du peuple, et malheureusement recréée aussitôt par l'effet de la confiance que le peuple de Paris a cru pouvoir mettre en elle, confiance à laquelle elle a si mal répondu, semble avoir considéré son anéantissement comme un rêve, et, à peine recréée, oubliant son créateur, elle agit comme si elle existait de toute éternité, indépendamment de la volonté du peuple souverain.

L'insurrection excitée aujourd'hui par le son du tocsin et le canon d'alarme, et terminée sans aucune espèce d'avantage pour la chose publique, ne fait que donner de nouvelles armes à nos ennemis et leur procurer le moyen d'ajouter le ridicule de la plaisanterie aux calomnies déjà versées à pleines mains sur la ville de Paris.

On a proposé en conséquence d'arrêter que la Commission révolutionnaire et le nouveau Conseil général de la commune sont indignes de la confiance de la section. Si, dans vingt-quatre heures, la patrie n'est pas sauvée, les sections seront invitées à nommer de nouveaux commissaires dignes de leur confiance, qui se réuniront à l'Évêché, et qui, revêtus de pouvoirs illimités, seront chargés de prendre les grands moyens qui peuvent seuls sauver la chose publique.

[4] Nous continuons à donner les récits transmis à la Commune par ses délégués. Le Moniteur est très-laconique sur toute cette partie de la séance.

Séance du samedi, 1er juin 1793.

Citoyens frères et amis,

Les commissaires nommés pour vous rendre compte du résultat des délibérations de la Convention nationale se sont rendus à leur poste au moment de l'ouverture de la séance et sont vous rendre compte de ce qui s'y est passé jusqu'à ce moment.

Mallarmé occupe le fauteuil.

La rédaction de la séance d'hier a été adoptée malgré le regret de tous ceux qui sont en deuil de la cassation de la commission des. Douze. La discussion s'est ouverte ensuite sur le mandat d'arrêt décerné par la municipalité contre Roland et sa femme. La Convention nationale a passé à l'ordre du jour, toutes choses demeurant en état.

On s'est ensuite plaint de la violation du secret de la poste et du retard porté dans la distribution des lettres ; l'on demandait que le directoire des postes fût mandé à la barre pour rendre compte des motifs de ces plaintes ; mais, sur l'observation faite par Thuriot, que ces administrateurs étaient plus nécessaires à leur poste le matin quo le soir, la Convention a renvoyé la demande des instructions à prendre sur ce sujet au Comité de salut public, et a décrété que le directoire viendrait rendre compte ce soir au Comité de salut public après la clôture de ses travaux.

Les commissaires envoyés à Marseille ont ensuite fait, à la tribune, lecture de leur rapport, dans lequel la Convention n'a pu méconnaître l'ardeur d'un patriotisme républicain et des faits trop puissants pour élever encore aucun doute sur la pureté de leur conduite. Néanmoins le fameux Barbaroux a voulu répondre à ces faits par des allégations qui lui avaient vraisemblablement été soufflées par des gens de son espèce ; le tout a été renvoyé au Comité de salut public pour en faire son rapport. — Il est une heure.

HENRY, CAVAIGNAC.

[5] Toute la fin de la séance du 1er juin au matin est tronquée dans le Moniteur. Aussi l'auteur des Mémoires apocryphes de Levasseur (de la Sarthe), et M. Louis Blanc, qui suit les errements de ce singulier guide, prétendent-ils que les Girondins n'ont fait aucune opposition à l'adresse de Barère et l'ont subie, sinon acceptée. On peut voir ce qu'il en est, d'après les discours de Lasource et de Vergniaud. M. Louis Blanc se serait épargné une erreur capitale dans le récit d'un épisode si important, s'il avait consulté le Journal des Débats et Décrets, n° 258, et le procès-verbal de la Convention, deux documents imprimés et à la disposition de tous.

[6] Nous copions ici presque mot à mot le procès-verbal de la séance du Comité de salut public, que nous avons eu le bonheur de retrouver.

[7] On trouve au Moniteur du 6 juin, n° 157, un article que les historiens jusqu'ici n'ont pas relevé, à notre connaissance du moins, et qui cependant méritait de fixer leur attention, puisqu'il renferme en peu de mots toute la théorie de l'insurrection. Cet article est ainsi conçu :

Commune de Paris. — Note du rédacteur des articles Commune.

Depuis le 31 mai, nous commettons une erreur dans le cours du récit des opérations du Conseil général de la commune ; c'est à tort que nous disons Conseil général de la commune, puisqu'il a été cassé par le peuple. L'assemblée qui siège à la maison commune de Paris n'y est pas établie en vertu d'une loi ordinaire, en vertu du code municipal, mais bien en vertu d'une loi qui a toujours existé, qui existera toujours et qui n'a pas besoin pour exister d'être proclamée par des législateurs : l'insurrection du peuple, le salut de la patrie.

Les arrêtés qu'il a fait publier portent le titre de Conseil général révolutionnaire ; ainsi, autant pour nous conformer à ses intentions que pour dire les choses comme elles sont, nous dirons désormais le Conseil général révolutionnaire.

[8] Nous reproduisons à la fin de ce volume la correspondance échangée entre les deux ministres arrêtés (Lebrun et Clavière) et le Comité de salut public. On y verra dans quelle position étrange étaient placés ces agents du pouvoir exécutif, qui, malgré leur arrestation, étaient obligés de continuer leurs fonctions.

[9] De tous les membres de la Commune, celui qui, depuis trois jours, semblait, dans ses discours, le plus disposé à ne pas sortir de la légalité, c'était Chaumette ; il était le plus en vue Le Conseil délibérait sur ses réquisitions, et, en cas d'insuccès, la plus grande responsabilité devait peser sur lui. Aussi usait-il d'avance de précaution en jouant la comédie, en se montrant désespéré des mesures violentes que l'on adoptait, en prenant ses collègues à témoin de ses protestations impuissantes. Cette conduite ambiguë lui fut plus tard reprochée lorsqu'il fut traduit au Tribunal révolutionnaire et que sa disgrâce donna le signal des dénonciations. Nous avons retrouvé la lettre suivante qui exagère peut-être un peu l'attitude de Chaumette dans ces circonstances, mais dont le fond est vrai, puisque l'on rencontre dans les procès-verbaux de la Commune la trace de ces prétendues protestations du procureur-syndic.

Comité de surveillance du département de Paris. — Marchand à l'accusateur public près le Tribunal révolutionnaire.

Frère et ami,

Obligé de partir à l'instant pour l'approvisionnement d'Orléans, je crois de mon devoir de déclarer :

Que, comme membre du Comité central révolutionnaire au 31 mai, j'ai vu Chaumette faire tous ses efforts pour entraver cette révolution glorieuse, dénoncer à chaque instant toutes les mesures que le salut public exigeait, crier, pleurer, s'arracher les cheveux et faire les plus violents efforts pour persuader que le Comité central opérait la contre-révolution. Sa conduite était telle qu'on l'eût pris dans des moments pour un furieux...

[10] On lit dans les Mémoires de Garat que lui, Lebrun et Grouvelle, tous trois membres du Conseil exécutif, ayant voulu aller prendre l'air un instant dans une des petites cours intérieures du palais, des hommes armés de sabres et de pistolets leur ordonnèrent de repasser le guichet, et ils durent obéir.

Dans son compte rendu à ses commettants, Saladin (de la Somme) raconte que plusieurs députés, et notamment Grégoire, ayant absolument besoin de sertir de la salle, furent entourés par quatre fusiliers, conduits, attendus et ramenés par cette escorte.

Dans son précis des événements du 2 juin, Edme Petit, député de l'Aisne, rapporte qu'ayant vu Marat, qui avait naturellement ses entrées et ses sorties libres, quitter la salle, il avait voulu le suivre, mais qu'il fut arrêté par Henriot. Marat a-t-il donc des privilèges ? demanda Petit ; et il dut à cette insistance de pouvoir sortir un instant.

Mais le témoignage le plus irrécusable de cette effroyable pression est celui que l'on trouve dans le journal même des séances des Jacobins. On y lit ce qui suit :

Séance du 2 juin 1793.

Le peuple occupe toutes les avenues de la Convention, les intrigants seront décrétés d'accusation ; si le décret n'est pas rendu, nous le rendrons nous-mêmes... Il est une circonstance qui mérite toute l'attention de la société. La Convention était réellement entourée d'une force formidable, tous les députés étaient entourés au point qu'ils ne pouvaient sortir, même pour faire leurs besoins.

[11] L'acte de lâcheté commis par Richon ne le sauva pas de la persécution jacobine ; le 3 octobre, il fut décrété d'arrestation à la demande de son collègue de députation, Duroi. Traîné de prison en prison pendant dix-huit mois, il apprit par lui-même jusqu'où peut conduire le premier pas fait dans la voie des proscriptions.

[12] Voir plus haut, livre précédent, § VII.

[13] Les articles 4 et 5 du décret étaient ainsi conçus : L'organisation de cette force armée, sa formation en compagnies et en bataillons seront les mêmes que celles des bataillons de volontaires nationaux. Les lois et règlements décrétés pour le service de la force armée qui existait ci-devant à Paris seront provisoirement suivis.

[14] La fin du discours de Lanjuinais n'est donnée ni par le Monsieur ni par le Journal des Débats et Décrets, il était trop compromettant pour être reproduit par les journaux le lendemain du 2 juin. Nous avons emprunté cette péroraison au texte publié par Lanjuinais lui-même quelques jours après ces événements. Un tel homme peut être cru sur parole.

[15] Guzman fut arrêté par ordre du Comité de salut public, vers midi, le 2 juin, et tenu pendant plusieurs heures au secret. Ce fut peut-être le seul acte de vigueur que le Comité se permit ce jour-là ; mais, les conspirateurs ayant enfin complètement triomphé, il fut mis en liberté le soir même et vint remercier sa section (celle des Piques) de l'intérêt qu'elle avait pris à sa détention.

[16] Le procès-verbal officiel, rédigé après coup par les vainqueurs, renferme cette phrase qui peut être considérée comme un aveu implicite des outrages dont la Convention fut abreuvée pendant sa funèbre promenade à travers le jardin des Tuileries : Toutes les troupes et les citoyens assistants ont accueilli la Convention avec des démonstrations d'honneur et de bienveillance, parmi quelques propos inconsidérés.

[17] Ce pont était jeté sur les fossés qui séparaient dans ce temps-.à les Tuileries de la place Louis XV. Il en est souvent question dans l'histoire de la Révolution.

[18] Voir plus haut, livre précédent, § VIII.

[19] Meillan, dans ses Mémoires, atteste qu'il a entendu de ses propres oreilles énoncer ces propos par des collègues qui siégeaient, comme lui, à la droite.

[20] Le procès-verbal officiel, rédigé par les vainqueurs eux-mêmes, constate que de nombreuses protestations furent faites à l'instant même contre l'adoption du décret.

Ce procès-verbal est ainsi conçu :

Le décret a été à peine prononcé, qu'un grand nombre de députés sont venus au bureau réclamer contre et ont signé diverses déclarations pour qu'il constate qu'ils n'approuvent point ce décret, et qu'ils n'ont pas pris part à sa délibération.

A la en de ce volume, on trouvera réunies les protestations qui furent faites le 2 juin et les jours suivants par des membres de la Convention, soit collectivement, soit individuellement ; nous avons cru devoir faire suivre ces protestations de fragments de la correspondance de plusieurs députés, relative aux mêmes événements. Ces fragments donnent une idée aussi exacte que possible de la physionomie de l'Assemblée en ces terribles circonstances.

[21] Rabaud-Saint-Étienne était déjà nommé dans la première partie de la liste ; les rédacteurs du décret ne firent pas attention qu'ils le proscrivaient deux fois.

[22] Nous avons retrouvé l'original. même de cette lettre. Elle est signée par trois membres du Comité révolutionnaire les sieurs Laugier, Loys et Dunouy. Voilà les trois individus sans nom, sans valeur, sans consistance, qui se donnaient pour les représentants du peuple de Paris, qui s'offraient en otages pour répondre de la vie des plus illustres membres de la Convention, des Vergniaud, des Gensonné, des Rabaud-Saint-Étienne !

[23] Quelques jours après le 2 juin, le Conseil général de la Commune et le Comité central révolutionnaire firent l'un et l'autre imprimer une apologie de cette journée. Ces deux morceaux d'éloquence sont trop longs pour que nous puissions les donner in extenso. Nous nous bornerons à détacher les passages suivants du factum de la Commune ; au style ampoulé de cette pièce on reconnaît la plume du secrétaire-greffier-adjoint Dorat-Cubières, qui, dans ses élucubrations ultra-révolutionnaires, avait des réminiscences de son ancien métier de poète de cour et de faiseur de bouquets à Chloris :

Après une discussion orageuse et de vives inquiétudes exprimées par ceux qui craignent le peuple parce qu'ils sentent avoir mérité sa haine, la Convention se lève tout entière, sort de la salle, traverse les bataillons qui remplissaient le jardin des Tuileries et harangue cette multitude imposante, qui lui répond par les cris de : Vive la République ! vive la Liberté ! justice des traîtres !

On ne sait si l'histoire offre quelque part un tableau plus grand ou plus majestueux. Le représentant et le représenté en présence, des milliers d'armes dans des mains intrépides et pas un trait lancé !... Le crime s'entourant de la vertu pour braver l'indignation publique, et l'indignation publique contenue par l'idée de la représentation nationale. La force enchaînée par l'opinion, déployant un appareil dont elle a juré de ne pas faire usage ; le peuple enfin, oui, le peuple, car, certes, tous les départements étaient représentés parmi les réclamants, et plus d'un peut-être ne l'était pas dans la réunion des législateurs, le peuple éloquent dans son silence et fier dans son attitude, stipulant pour tous les Français : liberté, Constitution, égalité.

La Convention rentre couverte d'applaudissements et convaincue par ses propres yeux que ce grand appareil n'est pas dirigé contre elle. De nombreux applaudissements précèdent, annoncent et suivent son retour...

Tel est, frères et amis, le récit fidèle de cette troisième révolution, la plus calomniée peut-être et en même temps la plus belle de toutes, puisqu'elle n'a pas coûté une goutte de sang, pas une larme. Si elle en avait besoin, son apologie est dans la suite même des faits qui offrent aux hommes de bonne foi l'éloge le plus complet de la patience, de la générosité, des vertus enfin de cette masse de patriotes que des scélérats ne rougirent pas de vous représenter comme des brigands et des assassins...

Ils nous connaissent bien peu, ils vous connaissent bien peu vous-mêmes ceux qui, comptant sur le fruit de leurs efforts sacrilèges auprès de vous, osent nous menacer de votre colère... Nous le jurons par la patrie, par la liberté, par l'égalité, notre idole commune, le jour qui vous amènera dans nos murs sera pour nous un jour de fête, il remplira un besoin que nos cœurs éprouvent depuis longtemps : celui d'une fédération républicaine où seront resserrés les nœuds de cette sainte coalition, qui doit faire de tous les hommes libres, quelque terre qu'ils habitent, une seule nation, une seule ville, une seule famille. Ce jour-là, des guirlandes de fleurs orneront le seuil de nos portes ; ce jour-là, nous foulerons tous ensemble le gazon qui croit auprès du chêne que nous plantâmes ensemble ; ce jour-là peut-être, le scélérat qui aura invoqué des vengeurs, frémira d'avoir appelé des juges !

[24] Voir les Mémoires de Garat.

[25] Afin de montrer à quel degré d'abaissement était tombé ce jour-là le Comité de salut public, nous transcrivons ici, avec toutes ses incorrections et ses obscurités, le procès-verbal de sa séance.

Les délégués de la Commune exposent :

Qu'ils ont employé tous les soins pour prévenir dans la journée du 2 juin toute confusion, tout désordre ; que les citoyens ont manifesté unanimement l'intention persévérante de veiller à la sûreté du dépôt confié à la ville de Paris, la représentation nationale ; que les sentiments qu'ils ont exprimés aux représentants du peuple, lorsqu'ils se sont présentés dans la cour et le jardin du palais national, ont été les mêmes qu'ils ont constamment exprimés dans tous moments de l'insurrection. Qu'il ne faut imputer qu'à un mouvement irrésistible leur approche du palais national, qui avait donné lieu de dire qu'ils voulaient empêcher les représentants du peuple de sortir du lieu de leur séance ; que la municipalité, que le Comité révolutionnaire avaient donné les ordres les plus précis aux citoyens armés de se tenir éloignés du palais national ; qu'au surplus, ils n'ont pas pénétré dans les pièces du palais ; que la garde de l'intérieur n'a pas été plus nombreuse que la garde ordinaire, que si les citoyens ont dit dehors et à leur poste aux députés qui voulaient sortir pendant la séance, cela ne doit s'attribuer qu'au vœu de tous de sortir de l'état d'incertitude dans lequel on était, et de voir ces mouvements calmés par un décret digne de la sagesse et de la justice des représentants du peuple.

Ils ont assuré que la ville est tranquille et que la Convention nationale est environnée de l'estime et de la confiance de tous les citoyens ; qu'il n'est aucun d'eux qui ne fit le sacrifice de sa vie pour assurer celle des représentants du peuple ; que les dépositaires provisoires de la puissance insurrectionnelle vont déposer leur autorité et cesser incessamment toutes leurs fonctions ; qu'ils emploient tous leurs soins à faire cesser le mouvement général et à remettre, sans danger, sans secousse et sans agitation, le plein et libre exercice des fonctions administratives et municipales aux seules autorités constituées ; qu'ils en informeront demain le Comité de salut public.

[26] Louis Blanc, Histoire de la Révolution, t. VIII, p. 294.

[27] De tous les écrivains fatalistes, le premier en date est l'auteur du Souper de Beaucaire, le futur empereur des Français, Napoléon Ier. Ce pamphlet, publié deux mois après le 2 juin, n'est que l'amplification de cette idée reproduite sous toutes les formes : Les girondins ont succombé, donc ils avaient tort. L'homme de brumaire devait, quinze années durant, professer et pratiquer les doctrines que préconisait le capitaine d'artillerie. Plus tard, relégué à Sainte-Hélène, il but jusqu'à la lie les amertumes de la défaite, et apprit à ses dépens ce que le culte du fait accompli enfante de défaillances, de lâchetés et de trahisons.