HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

TOME SEPTIÈME

 

LIVRE XXXIII. — CRÉATION DU COMITÉ DE SALUT PUBLIC.

 

 

I

Pendant que la trahison de Dumouriez s'accomplissait sur la frontière du Nord, que se passait-il à Paris ?

Nous avons laissé la Convention au moment où elle mandait le général à sa barre (séance du 30 mars). On aurait pu croire que les divers partis, s'accordant tacitement une trêve de quelques jours, attendraient le résultat de la mission confiée à Camus et à ses trois collègues. Mais les habitués du cénacle de Mme Roland, inspirés par cette Égérie aux soupçons incessants, aux haines implacables, étaient à la recherche de complots imaginaires, au lieu de concentrer toute leur attention sur les dangers trop réels qui les entouraient. La dernière mission que Danton et Lacroix venaient d'accepter près de Dumouriez, le silence qu'à son retour le premier avait gardé, leur semblaient prouver la connivence de ces deux hommes avec le général rebelle ; aussi épiaient-ils l'occasion de faire éclater toute la colère dont ils étaient animés contre l'ex-ministre de la justice et son confident. Cette occasion ne tarda pas à se présenter. Les commissaires de la Convention n'étaient pas encore partis, qu'un incident fortuit ralluma tout à coup l'incendie mal éteint.

Un des secrétaires venait de donner lecture d'une lettre par laquelle deux montagnards, Anthoine et Levasseur (de la Sarthe), en mission dans les départements de la Meurthe et de la Moselle, accusaient le Girondin Salles d'entretenir une correspondance contre-révolutionnaire avec quelques-uns de ses compatriotes. Danton demande le dépôt de la correspondance incriminée sur le bureau du président. Des réclamations très-vives s'élèvent sûr certains bancs de la droite :

Demandez tout de suite l'inquisition !

Qu'avant tout Danton rende ses comptes ; qu'il nous dise à quoi il a employé quatre millions de dépenses secrètes !

Quant à moi, s'écrie un membre, je demande l'exécution du décret en vertu duquel Danton doit nous rendre compte de l'état de la Belgique. Il importe que nous connaissions toutes les opérations de nos commissaires.

Piqué au vif par ces sommations qui s'entrecroisent, Danton bondit à la tribune.

— Vous avez ordonné par un décret, s'écrie-t-il, que Camus et moi, seuls des commissaires près de l'armée du Nord qui se trouvent actuellement à Paris, nous rendrions compte de ce que nous avons vu et fait dans la Belgique. Les lettres parvenues récemment à votre Comité de défense générale ont rendu ce rapport moins important quant à ce qui concerne la situation des armées, puisque cette situation a changé. Ces lettres ont nécessité des mesures provisoires que vous avez décrétées. J'étais prêt et je le suis encore à m'expliquer amplement, et sur l'historique de la guerre de Belgique, et sur les généraux, et sur l'armée, et sur la conduite des commissaires. Il est temps que tout soit connu.

Oui ! oui ! crie-t-on des diverses parties de la salle.

Il est temps ; d'autant plus que je m'aperçois qu'on a insinué dans l'Assemblée que les malheurs de la Belgique pourraient avoir été plus ou moins amenés par l'influence, les fautes ou même les crimes de vos commissaires. Eh bien ! je prends à cette tribune l'engagement solennel de tout dire, de tout révéler, de répondre à tout ; je demande que la séance de demain soit consacrée à un rapport préliminaire, car il y aura beaucoup de personnes à entendre, beaucoup de chefs à interroger. On verra si nous avons manqué d'amour pour le peuple, lorsque nous n'avons pas voulu priver tout à coup l'armée des talents militaires dont elle avait besoin et écarter des hommes dont cependant nous combattions les opinions politiques ; et si nous n'avons pas, au contraire, sauvé l'armée. On verra, par exemple, que si nous avions donné à cette fameuse lettre, qui a été lue partout excepté dans cette enceinte (la lettre du 12 mars), les suites que nous aurions pu lui donner dès qu'elle nous a été connue ; on verra que, si nous n'avions pas en cette circonstance mis dans notre conduite la prudence que nous dictaient les événements, l'armée, dénuée de chefs, se serait repliée sur nos frontières avec un tel désordre, que l'ennemi serait entré avec elle dans nos places fortes. Je ne demande ni grâce ni indulgence. J'ai fait mon devoir dans ce moment, comme je l'ai fait au 10 août. J'appelle aujourd'hui sur moi toutes les explications, tous les genres d'accusations, car je suis résolu à tout dire.

Je vous rendrai mes comptes. Ces comptes, objets de tant de calomnies, j'espère qu'ils suffiront pour faire disparaître la barrière qui nous sépare encore.

Nos maux viennent de nos divisions. Eh bien ! connaissons-nous tous. Comment se fait-il qu'une portion des représentants du peuple traite l'autre de conjurés ; que ceux-ci accusent les premiers de vouloir les faire massacrer ? Il a été un temps pour les passions. Elles sont malheureusement dans l'ordre de la nature. Mais il faut enfin que tout s'explique, que l'on se juge et se reconnaisse. Quant à moi, je répondrai catégoriquement aux inculpations qui m'ont été ou me seront faites ici, dans cette assemblée qui a l'univers pour galerie. S'il est un seul d'entre vous qui ait le moindre doute sur ma gestion comme ministre, s'il en est un seul qui désire des comptes itératifs, lorsque déjà toutes les pièces sont déposées dans vos comités ; s'il en est un seul qui ait des soupçons sur mon administration relativement aux dépenses secrètes de la Révolution, qu'il monte demain à la tribune et que tout se découvre, que tout soit mis à nu. Je somme celui qui pourrait me supposer des projets d'ambition, de dilapidation, de forfaiture quelconque, de s'expliquer demain franchement sur ces soupçons, sous peine d'être réputé calomniateur. Je n'ai de ma vie employé un trait de plume pour ma justification. Cependant, je vous en atteste tous, dès le commencement de la Révolution, j'ai été peint sous les couleurs les plus odieuses. N'a-t-on pas plus d'une fois demandé ma tète ? Elle est encore là. Elle y restera. Que chacun emploie celle qu'il a reçue de la nature, non pour servir de petites passions, mais pour sauver la République. Expliquons-nous franchement, catégoriquement ; puis, libres de défiances, nous passerons à l'examen de notre situation politique. Ces défiances, quand on veut se rapprocher, sont-elles donc si difficiles à faire disparaître ? Je le dis, il s'en faut qu'il y ait dans le sein de cette assemblée les conspirations qu'on se prête. Trop longtemps un amour mutuel de vengeance, inspiré par les préventions, a retardé la marche de la Convention et diminué son énergie en la divisant. Concourons d'un commun accord aux mesures sévères et fermes que réclame le peuple indigné des trahisons dont il a été si longtemps victime. Non, la France ne sera pas réasservie ; elle pourra être ébranlée ; mais le peuple, comme le Jupiter de l'Olympe, d'un seul signe, fera rentrer dans le néant tous ses ennemis.

 

Cet appel à la conciliation n'eut aucun résultat, il n'en pouvait avoir aucun. La main que Danton semblait vouloir tendre à ses adversaires était ruisselante du sang de septembre. Les Girondins ne pouvaient pas l'accepter. Leur refus rejeta le tribun, repentant peut-être, dans les rangs de leurs ennemis les plus acharnés.

Lasource, qui avait un acte d'accusation tout prêt contre Danton, comprit que ce n'était pas l'heure de le produire et demanda l'ajournement de la discussion jusqu'à ce que Dumouriez eût paru à la barre de la Convention. Car, dit-il, sans vouloir, dans ce moment, inculper qui que ce soit, je regarde la désorganisation de l'armée de Belgique comme la suite d'un plan de conjuration ; tout ce que nous avons entendu jusqu'à présent ne peut nous donner que des conjectures ; ce sont des certitudes que nous devons acquérir.

L'ajournement de la discussion fut voté sans que Danton lui-même s'y opposât. Il avait payé d'audace en allant lui-même au-devant des accusations de ses adversaires. Satisfait de les avoir fait reculer devant sa prétendue franchise, il attendit.

 

II

Si la lettre de Dumouriez avait causé une vive agitation dans le sein de la Convention, elle devait naturellement exaspérer jusqu'à la fureur la Commune, les sections, les sociétés populaires.

Dès le 27 mars, la section des Droits de l'homme avait pris l'initiative du mouvement ; elle déclara que le salut de la chose publique ne pouvait être opéré que par la seule énergie du peuple souverain ; que quant à elle, elle était debout pour défendre la liberté ; que les frères des quarante-sept sections seraient invités à envoyer des commissaires à un point central, lesquels commissaires devraient s'occuper sans relâche des moyens de sauver la République de l'abîme dans lequel une faction calomniatrice et liberticide et des généraux perfides voulaient engloutir la chose publique et la liberté.

Le lendemain, vingt-sept sections avaient adhéré à cet arrêté et envoyé leurs commissaires à l'Évêché. Réunis dans la salle capitulaire, ces commissaires avaient choisi pour leur président Truchon, l'homme des massacres de septembre, et s'étaient constitués en assemblée centrale de salut public et de correspondance avec les départements, sous la sauvegarde du peuple.

Avis en est immédiatement transmis au Conseil général de la Commune, qui, sur le réquisitoire de Chaumette, sanctionne la constitution de l'assemblée centrale en lui allouant des frais de bureau[1]. Le Conseil décide en même temps que le lendemain dimanche, jour auquel les pétitionnaires sont d'ordinaire reçus à la barre de l'Assemblée, il s'y transportera en corps pour sommer la Convention de faire à Dumouriez l'application de la loi qui prononce la peine de mort contre quiconque demandera un roi, un dictateur, un tyran quelconque.

L'adresse de la Commune est apportée en grande pompe à la Convention par le vice-président du Conseil général ; Pache ayant voulu s'abstenir dans cette occasion, à raison de ses anciens démêlés avec Dumouriez. Nouvelle preuve, disait l'orateur municipal, de la délicatesse de sa belle âme[2].

L'Assemblée écoute en silence cette adresse où Dumouriez était comparé à un nouveau Brennus qui mettait la vie de ses concitoyens dans la balance de son ambition. Elle en vote l'impression, mais ne décide rien, parce qu'elle veut avant tout entendre le rapport que son Comité de défense générale lui a promis pour le lendemain 1er avril.

Ce jour-là, en effet, à l'ouverture de la séance, Cambacérès vient lire les trois documents qui ont servi de base aux résolutions que Camus[3] a fait prendre l'avant-veille : 1° la lettre de Dumouriez en date du 12 mars, lettre que tout le monde connaissait, mais qui n'avait pas encore été lue officiellement à la tribune ; 2° une autre lettre du même général au ministre de la guerre, datée du 28 mars ; 3° le procès-verbal, dressé par les trois commissaires du pouvoir exécutif, Proly, Pereira et Dubuisson, de la conversation qu'ils avaient eue à Tournai avec Dumouriez[4].

Ces documents, ajoute Cambacérès, prouvent que le général en chef de l'armée du Nord est à la tête d'une vaste conspiration dont le but est de rétablir la royauté en France. Votre Comité a pris un certain nombre de décisions, qu'il croit devoir taire encore, à moins que vous ne nous ordonniez de parler. Mais je suis chargé de vous dire : 1° que nous avons fait mettre en arrestation chez eux les trois signataires du procès-verbal que je viens de vous lire ; non pas que nous en soupçonnions la véracité, mais nous avons cru devoir prendre cette mesure pour leur sûreté personnelle et pour la conservation de témoins aussi précieux ; 2° que nous avons pris des mesures pour nous assurer de tous ceux qui, b raison de leur naissance, de leurs intérêts, de leurs habitudes, de leurs rapports et de leur situation, peuvent être soupçonnés de désirer le rétablissement de la royauté[5].

Le motif que je viens d'indiquer nous aurait portés à comprendre parmi les personnes dont il serait opportun de s'assurer, les citoyens Égalité et Sillery ; mais notre respect pour la représentation nationale nous a arrêtés, et nous avons cru devoir les appeler dans notre sein. Aux interpellations qui lui ont été faites par le président, le citoyen Égalité a répondu qu'il voyait avec plaisir toutes les mesures qui ont été prises, qu'il demandait lui-même que l'on adoptât à son égard toutes celles que le Comité jugerait convenable de prendre ; qu'il désirait que sa conduite parût au grand jour et que la vérité bien connue fit taire ses calomniateurs.

 

III

Aussitôt que Cambacérès est descendu de la tribune, Sillery se hâte d'y monter pour protester de son républicanisme et pour expliquer les relations qu'il a pu avoir avec Dumouriez. Fonfrède, qui, comme la plupart des Girondins, poursuivait le duc d'Orléans d'une haine toute spéciale, s'écrie : Sillery vient de s'expliquer ; qu'Égalité s'explique à son tour, c'est son droit. Mais lorsque les deux inculpés auront été entendus, je demande que la discussion soit renvoyée jusqu'au moment où Dumouriez aura été amené à la barre. Aujourd'hui elle ne saurait être utile.

Robespierre, qui n'a jamais eu de relations avec Dumouriez et ne craint pas d'être compromis dans les explications que provoque le rapport de Cambacérès, insiste pour une discussion immédiate. La Convention adopte son avis, et le Girondin Penières commence l'attaque. Ce sont, dit-il, les deux députés, Danton et Lacroix, qui ont empêché la lecture publique de la lettre du 12 mars ; ils avaient promis de faire rétracter cette lettre par Dumouriez, et, dans le cas de refus du général, de proposer eux-mêmes le décret d'accusation. Qu'est-il arrivé cependant ? Danton, de retour de la Belgique, ne s'est présenté ni à l'Assemblée ni au Comité de défense générale. Je fis la motion de l'appeler. Il y vint ; je lui ai demandé alors et je lui demande encore aujourd'hui pourquoi, ayant promis de faire rétracter Dumouriez et ne l'ayant pas fait, il n'a pas demandé contre lui le décret d'accusation.

Eh quoi ! réplique Danton, ce sont ceux qui ont été constamment en opposition avec Dumouriez, que l'on accuse aujourd'hui d'être ses complices ! Qu'a voulu Dumouriez ? Établir dans la Belgique un système à sa manière, y faire des emprunts, y disposer les esprits pour empêcher toute réunion et pour se donner les moyens de traiter avec les aristocrates de ce pays. Eh bien ! ce sont vos commissaires qui ont déjoué ses projets et fait voter les provinces belges en faveur de l'annexion.

Dumouriez s'élève contre la réunion du Hainaut, qui, dit-il, s'est faite à coups de sabre. Ce sont vos commissaires qui l'ont faite.

Lors de ma dernière entrevue avec le général, j'ai reconnu qu'on ne devait plus attendre (le lui rien que de funeste à la République. Arrivé à Paris à neuf heures du soir, fatigué du voyage, ignorant si le Comité de défense générale était assemblé, je ne m'y rendis pas ; j'y parus le lendemain ; et là j'ai déclaré que Dumouriez nous avait tenu, à Lacroix et à moi, les propos les plus atroces ; qu'il avait osé dire que la Convention était composée de trois cents imbéciles et de quatre cents brigands. Je proposai contre lui des mesures sévères. Je fus regardé par mes collègues du Comité comme un homme extrême.

On prétend aujourd'hui que nous avons usé de trop de condescendance envers le général en chef de l'armée du Nord ; on nous reproche de ne l'avoir pas fait arrêter. Mais le pouvions-nous, seuls au milieu d'une armée ? Quel officier général se fût chargé d'arrêter Dumouriez sur notre réquisition ? Nous avons fait notre devoir. J'appelle sur ma tète la plus sévère responsabilité, convaincu que ma tête, loin de tomber, sera la tête de Méduse qui fera trembler tous les aristocrates.

A travers ces explications assez incohérentes, Danton, qui se sentait vulnérable, laissait percer, on le voit, le désir de se tenir sur la défensive. Aussi se contenta-t-il de proposer l'établissement d'une commission extraordinaire chargée d'examiner la conduite tenue par les membres de la Convention envoyés en Belgique. Il fallut, pour le contraindre à une rupture éclatante et définitive avec la Gironde, qu'il fût poussé à bout par l'un des orateurs les plus véhéments de ce parti.

Lasource avait demandé lui-même, l'avant-veille, que toute discussion sur les affaires de la Belgique n'eût lieu qu'après la comparution de. Dumouriez à la barre. Mais son impatience et celle de ses amis ne lui permirent pas d'attendre jusque-là. Depuis plusieurs jours sa philippique était prête ; il épiait le moment favorable pour la produire. A peine l'ex-ministre de la justice a-t-il quitté la tribune, que l'orateur girondin s'en empare ; il commence par déclarer que ce n'est pas une accusation formelle qu'il entend porter contre Danton et Lacroix ; qu'il n'a que des conjectures à soumettre à l'Assemblée. Vaines précautions oratoires ! Il veut atteindre au cœur ses adversaires, on le sent, rien qu'en l'entendant ainsi poser la question : Dumouriez a ourdi un plan de contre-révolution ; l'a-t-il ourdi seul ? Danton prétend qu'il n'a pas pu, qu'il n'a pas osé faire arrêter Dumouriez, et cependant il nous avait déclaré quelque temps auparavant, au Comité, que l'armée était tellement républicaine, que si son chef était décrété d'accusation, elle l'amènerait elle-même à la barre de l'Assemblée.

Danton prétend qu'il a annoncé au Comité que la République n'avait plus rien à espérer de Dumouriez. Voici ce qu'il a dit : Dumouriez a perdu la tête en politique ; mais il a conservé tous ses talents militaires et il faut bien se garder de l'arracher à l'armée. Robespierre demandait que l'on examinât sérieusement la conduite de Dumouriez et que l'on prit sur-le-champ un parti. Danton s'y opposa et déclara qu'il ne fallait prendre aucun parti contre le général en chef de l'armée du Nord avant que la retraite de Belgique ne fût entièrement effectuée.

Voilà les faits ; voici comme je raisonne : je dis qu'il y avait un plan formé pour rétablir la Royauté et que Dumouriez était à la tête de ce plan. Que fallait-il pour le faire réussir ? il fallait maintenir Dumouriez à la tète de son armée. Danton est venu à la tribune et a fait le plus grand éloge de Dumouriez. Il fallait se populariser soi-même ; qu'a fait Lacroix ? en arrivant de Belgique il affecte un patriotisme exagéré, dont jusqu'ici il n'avait pas donné d'exemple. Il se déclare Montagnard, il tonne contre les députés qui ont voté l'appel au peuple, contre ceux que l'on désigne sous les noms d'hommes d'État. L'avait-il fait jusqu'alors ? non. Pour réussir enfin il fallait tenir les deux extrémités du fil. Lacroix reste en Belgique ; Danton vient ici ; il assiste au Comité de sûreté générale et il se tait...

Danton, qui s'est contenu jusqu'alors, s'écrie de sa voix tonnante : C'est faux ! et tous ses amis répètent en chœur : c'est faux !

Mais Lasource ne s'émeut pas de ces dénégations et continue ainsi :

Danton, interpellé de rendre compte des motifs qui lui ont fait abandonner la Belgique, ne nous dit que des choses insignifiantes. Comment se fait-il qu'après avoir rendu compte de l'état des choses en Belgique, Danton reste à Paris ? Avait-il donné sa démission ? non. Si son intention était de ne pas retourner à son poste, il fallait qu'il le dit, afin que l'Assemblée le remplaçât ; et dans le cas contraire il fallait qu'il s'y rendit immédiatement. Pour faire réussir la conspiration de Dumouriez, il fallait faire perdre à la Convention la confiance publique. Que fait Danton ? il parait à la tribune et là il reproche à l'Assemblée d'être au-dessous de ses devoirs ; il annonce une nouvelle insurrection ; il annonce que le peuple est prêt à se lever, et cependant le peuple reste tranquille[6].

Pour protéger la conspiration, il fallait exagérer les dangers de la patrie ; Lacroix et Danton grossissent l'étendue de nos revers.- Ils espèrent arriver ainsi à un double résultat : les âmes timides s'épouvanteraient, les lâches se cacheraient ; le peuple se croyant trahi menacerait la tête des hommes d'État. Ainsi on cherchait à exciter un mouvement, à dissoudre la Convention nationale, tandis que Dumouriez se serait avancé à la tête de son armée pour nous donner un roi. Citoyens, voilà les nuages que j'ai vus dans la conduite de vos Commissaires. Comme Danton, je demande que vous nommiez une Commission ad hoc, pour éclaircir les faits et découvrir les coupables. Le peuple veut la justice. Il a vu assez longtemps le Capitole et le 'trône ; il veut voir la roche Tarpéienne et l'échafaud. Le tribunal que vous' avez créé ne marche pas encore. Je demande qu'il rende compte tous les trois jours des procès qu'il a jugés et de ceux qu'il instruit. Je demande que les citoyens Égalité et Sillery qui sont inculpés, mais que je suis loin de 'croire coupables, soient mis en arrestation chez eux. Je demande enfin que les lettres et les procès-verbaux qui vous ont été lus soient envoyés aux départements et aux armées, et que vous accompagniez ces documents d'une adresse. Enfin, pour prouver à la nation que nous ne capitulerons jamais avec un tyran, je demande que chacun d'entre nous prenne l'engagement de donner la mort à celui qui tenterait de se faire roi ou dictateur.

Une acclamation unanime se fait entendre. L'Assemblée entière se lève et répète le serment de Lasource.

Biroteau, l'un des tirailleurs les moins disciplinés de la Gironde, demande alors la parole pour dénoncer un fait important : Au Comité de sûreté générale, lorsqu'on cherchait les moyens de sauver la patrie, Fabre d'Églantine, dont on connaît les liaisons avec Danton, annonça qu'il avait un moyen sûr de sauver la République, mais qu'il n'osait pas en faire part, parce qu'on calomniait sans cesse les opinions. On le pressa de s'expliquer ; on le rassura en lui disant que les opinions étaient libres ; que, d'ailleurs, tout ce qui se disait au Comité y demeurait enseveli. Alors Fabre à mots couverts proposa un roi.

De violents murmures partis de l'extrême gauche accueillent cette révélation. Danton se lève et, montrant le poing à l'orateur, s'écrie : Scélérats, vous avez pris la défense du roi et vous voulez rejeter vos crimes sur nous !

Biroteau : Je vais citer les paroles de Fabre avec la réponse qu'on lui fit. Il dit... L'orateur est encore interrompu. Delmas demande la parole au nom du salut public : J'adjure, dit-il, mes collègues de couper court à l'explication que l'on provoque en ce moment. Si elle a lieu, elle perdra la patrie. Souvenez-vous de cette prédiction. Je demande qu'à l'instant et toute discussion cessant, vous décrétiez l'établissement d'une Commission telle que l'ont proposée Lasource et Danton.

 

IV

L'Assemblée, un instant bien inspirée, adopte à l'unanimité la motion de Delmas. Mais Danton, qui se sent mortellement atteint par les traits que lui a lancés Lasource, s'efforce de renouveler le débat en soulevant une question incidente. Sans vouloir, dit-il, faire aucune personnalité, sans vouloir revenir sur la proposition qui vient d'être décrétée, je somme Cambon de s'expliquer sur un fait d'argent, sur les cent mille écus qu'on annonce avoir été remis à Lacroix et à moi.

Le renvoi à la Commission ! crient plusieurs voix. Ce renvoi est immédiatement ordonné. Danton est obligé de regagner sa place. Au moment où il y arrive, ses amis se lèvent en poussant d'effroyables vociférations et en l'invitant à réclamer la parole pour un fait personnel. L'ex-ministre de la justice s'élance de nouveau à la tribune. Il y est accueilli par les applaudissements de la Montagne et des galeries. Une partie de la droite demande l'exécution du décret et réclame l'ordre du jour. Mais Lasource lui-même insiste pour que l'on entende immédiatement Danton. Celui-ci commence sa défense sur un ton calme qui dissimule mal la rage implacable dont il est dévoré. Il veut, avant tout, faire amende honorable des sentiments de conciliation qu'il a exprimés au commencement de la séance. Se tournant vers l'extrême gauche : Citoyens, s'écrie-t-il, qui êtes placés sur cette Montagne, je dois vous rendre hommage ; vous avez mieux jugé que moi ; je tempérais avec effort l'impétuosité que j'ai reçue de la nature ; vous m'accusiez de faiblesse : vous aviez raison.

Eh quoi ! ce sont ces hommes qui par impéritie ou par scélératesse ont constamment voulu que le tyran échappât au glaive de la loi ; ce sont ces mêmes hommes qui prennent aujourd'hui l'attitude insolente de dénonciateurs !

La droite éclate en murmures ; les Montagnards soutiennent l'orateur du geste et de la voix ; Danton domine le tumulte et continue :

Que vous a dit Lasource dans le roman qu'il vient de vous débiter ? il a menti quand il vous a dit qu'à mon retour de Belgique je ne m'étais pas présenté au Comité de défense générale. Je suis arrivé à Paris le vendredi 29, à huit heures du soir[7]. Fatigué de mes courses et de mes travaux à l'armée, car il faut bien le dire enfin, Lacroix et moi, nous avons rallié nos soldats sous le canon autrichien, on ne pouvait exiger que je me transportasse immédiatement au Comité. Dès le lendemain j'y suis allé et mes conclusions ont été parfaitement conformes à celles que Camus a fait adopter ce jour-là par la Convention.

On prétend que nous voulons un roi, il n'y a que ceux qui ont eu la lâcheté de voter l'appel au peuple, il n'y a que ceux qui ont constamment cherché à exaspérer Dumouriez contre les sociétés populaires et contre la majorité de la Convention, il n'y a que ceux qui ont manifestement voulu punir Paris de son civisme, armer contre lui les départements ; il n'y a que ceux qui ont voulu le fédéralisme ; il n'y a que ceux qui ont fait des soupers clandestins avec Dumouriez quand il était à Paris...

Lasource en était ! hurle Marat, qui, par ses exclamations approbatives, souligne chacune des assertions de l'orateur.

Eux seuls sont les complices de la conjuration, et c'est moi que l'on accuse !

Cette apostrophe lancée à la face des Girondins excite l'enthousiasme de la Montagne et les murmures de la

droite. Les plus vives interpellations s'échangent de part et d'autre. La Convention ressemble dans ce moment à une arène de bêtes féroces prêtes à s'entr'égorger.

Danton, l'œil injecté de sang, le poing fermé, jette à ses adversaires ce défi qui devait être le signal d'un combat à mort :

Voulez-vous, s'écrie-t-il, un mot qui paye pour tout ! eh bien, sachez-le : il ne peut plus y avoir de trêve entre les patriotes qui ont voulu la mort du tyran et les lâches qui, en voulant le sauver, nous ont calomniés devant la France.

Puis se tournant vers la gauche :

Républicains, s'écrie-t-il, je vous interpelle tous ; est-ce la terreur, est-ce l'envie d'avoir un roi qui a fait proscrire le tyran ?

Non ! non ! répondent un grand nombre de députés.

Eh bien ! si c'est le sentiment profond de vos devoirs qui vous le fit immoler, si vous avez cru sauver le peuple et faire en cela ce que la nation était en droit d'attendre de ses mandataires, ralliez-vous, vous qui avez prononcé l'arrêt du tyran, contre les lâches qui ont voulu l'épargner. Et, du geste, Danton indique les membres de la droite. Serrez-vous, appelez le peuple à se réunir pour écraser l'ennemi du dehors et l'ennemi du dedans. Confondez par votre vigueur tous les scélérats, tous les aristocrates, tous les modérés ; plus de composition avec eux. Quant à moi, depuis le commencement de la Révolution, j'ai été calomnié de cent manières différentes, je ne m'en suis jamais inquiété ; aujourd'hui les homélies misérables d'un vieillard cauteleux[8] ont été le texte de nouvelles inculpations. J'ai prouvé que les soupçons élevés contre moi étaient des chimères ou des calomnies, j'ai prouvé que je n'avais rien reçu, que je n'étais comptable de rien. Ce n'est pas moi qui ai dirigé les dépenses qu'a entraînées en Belgique l'exécution du décret du 15 décembre ; ces dépenses ont été nécessitées pour déjouer les complots des prêtres fanatiques. Ce n'est pas à moi qu'il en faut demander compte, c'est à Lebrun ; j'interpelle de nouveau à cet égard le patriote Cambon !

Celui-ci se lève et atteste que les cent mille écus formaient tout simplement le total des dépenses indispensables pour l'exécution du décret du 15 décembre[9].

Satisfait du singulier quitus que vient de lui donner le financier de la Montagne, Danton termine ainsi sa fougueuse harangue :

J'appelle sur ma tête les investigations de la Commission que vous venez d'instituer, je pulvériserai les scélérats qui ont osé m'accuser, je me suis retranché dans la citadelle de la Raison, j'en sortirai avec le canon de la Vérité.

En regagnant sa place, Danton est l'objet d'une véritable ovation de la part de ses collègues de la Montagne. Les applaudissements des tribunes se prolongent pendant quelques minutes.

Lorsque le calme est un peu rétabli, Fabre d'Églantine vient démentir le fait que Biroteau lui a imputé, d'avoir demandé à mots couverts un roi ou un dictateur. Pour toute réponse les Girondins proposent un décret ainsi conçu : La Convention, considérant que le salut du peuple est la suprême loi, décrète que, sans avoir égard à l'inviolabilité d'un représentant de la nation française, elle décrétera d'accusation celui ou ceux de ses membres contre lesquels il y aura de fortes présomptions de complicité avec les ennemis de la liberté, de l'égalité et du gouvernement républicain, résultant des dénonciations ou des preuves écrites déposées au Comité de défense générale, chargé des rapports relatifs aux décrets d'accusation à lancer par la Convention.

Cette mémorable séance du 1er avril marque bien la profondeur de l'abîme qui se creusait chaque jour davantage entre la Gironde et la Montagne. La Gironde y donna l'exemple de toutes les impérities et de toutes les imprévoyances ; elle attaqua Danton sans preuves suffisantes. Elle indiqua le sort qu'elle réservait à ses adversaires en prononçant pour la première fois le nom d'échafaud. Elle proposa et fit adopter un décret qui détruisait, sans application immédiate et spéciale, l'inviolabilité des représentants du peuple, et donnait une libre carrière à toutes les haines et à toutes les vengeances.

Coïncidence digne de remarque, la Gironde et la Montagne se déclaraient une guerre à mort au moment même où, à soixante lieues de là, Dumouriez, arrêtant les commissaires de la Convention, levait l'étendard de la révolte et proclamait la déchéance de l'Assemblée.

 

V

La séance du 2 avril est marquée par un nouvel incident. — La section du Mail vient dénoncer l'assemblée illégale tenue à l'Évêché.

Sa dénonciation est aussi nette que catégorique ; elle déclare qu'elle a été induite en erreur sur la portée des intentions de ceux qui ont provoqué cette réunion, qu'elle vient de révoquer les pouvoirs de ses commissaires, qu'elle entend ne se soumettre qu'aux autorités constituées et aux lois émanées de la Convention nationale. On apprend en même temps que six autres sections qui avaient également envoyé des commissaires à la réunion, Beaurepaire, la Croix-Rouge, l'Arsenal, le Marais, les Gravilliers et les Arcis, ont pris des arrêtés dans le même sens, et que dès lors le comité central n'a plus l'adhésion de la majorité des sections.

Barère connaissait dès le matin ce revirement d'opinion. Toujours prêt à faire parade de son courage et de sa fermeté stoïque lorsqu'il n'y a aucun danger à courir, il adresse à la députation du Mail les plus emphatiques félicitations ; puis il ajoute :

Il faut déchirer d'une main ferme et vigoureuse le voile qui couvre le précipice où l'on veut faire tomber la République. Une nouvelle tyrannie tend à s'élever, c'est celle d'un comité central, appelé de salut public, qui correspond avec les départements et qui, s'établissant à côté de la Convention nationale, seul centre de la République, semble vouloir lutter contre elle. Je ne blâmerai jamais les inquiétudes des bons citoyens dans les moments où la patrie est en danger, mais je blâmerai toujours ceux qui profitent de ce danger pour usurper la souveraineté nationale. Les sections de Paris n'ont pas le droit d'usurper cette souveraineté. Les sections de Paris n'ont pas le droit de former ce comité. Tous ces projets enfantés par de petites ambitions ne peuvent que dégrader ou avilir la représentation nationale ; je proposerais un décret d'accusation contre ces prétendus commissaires si je ne les croyais plus égarés que coupables.

Mais Barère n'était pas seulement monté à la tribune pour défendre la souveraineté nationale ; il avait surtout à cœur de se disculper des accusations de Marat, qui avait mêlé son nom à celui des adulateurs de Dumouriez. Sans transition aucune : Je tiens à la main, dit-il, un écrit intitulé : le Publiciste, par Marat, député à la Convention. Je n'examinerai pas si un représentant du peuple peut donner ainsi l'exemple de la désobéissance aux lois en violant lui-même un de vos décrets[10]. Quant à moi je blâme ce décret, et si j'eusse été présent au moment de son adoption, je m'y serais opposé de toutes mes forces. Mais je trouve dans ce journal une calomnie à mon adresse. Jusqu'à présent la plume de Marat m'avait épargné. Aujourd'hui il m'accuse d'être le complice du plan de contre-révolution conçu par Dumouriez. Ma conduite répond à tout. Lorsqu'il s'est agi de la mort du tyran, je crois avoir voté avec assez de fermeté. Je me suis opposé à tous les projets entachés de fédéralisme. Quand on a lu au Comité la lettre de Dumouriez, datée du 12 mars, j'ai proposé contre le général le décret d'accusation ; Danton seul s'y est opposé.

Marat répond en se posant comme l'arbitre des réputations et le juge de ses collègues : Si Barère m'avait adressé sa réclamation, j'y aurais fait droit. Il sait que jamais je n'ai refusé de rendre à chacun la justice qui lui appartient ; niais ce que je ne puis admettre, c'est que vous vouliez m'ôter ma plume : c'est l'arme avec laquelle je combats pour la patrie. Vous ne pouvez défendre à l'écrivain patriote de publier ses idées. On ne peut me faire un crime de mettre mon nom à mes écrits. C'est le cachet de l'homme d'honneur, qui veut répondre de ce qu'il publie. — Eh bien, s'écrie Fonfrède, je demande formellement que vous reveniez sur ce décret. Vous ne pouvez arracher la plume des mains de Condorcet lorsque Marat conserve la sienne !

Le rapport du décret du 9 mars est voté à l'unanimité ; puis, sur la proposition de Barère, la Convention déclare : 1° que la section du Mail a bien mérité de la patrie ; 2° que le maire de Paris sera mandé à la barre pour rendre compte de ce qu'il sait relativement au rassemblement des commissaires de sections à l'Évêché ; 3° que la même fermeté qu'elle a déployée dans le jugement du tyran dirigera ses délibérations dans les mesures qu'elle prendra pour abattre la nouvelle tyrannie qui s'élève et qui menace d'usurper ou d'anéantir la représentation nationale.

A la réception de ce décret, Chaumette accourt à l'Assemblée pour y protester de la soumission de la Commune. H annonce que la municipalité désavoue les commissaires de l'Évêché et a déjà cassé leurs arrêtés. Devant une réprobation aussi générale, force fut aux agitateurs des sections d'ajourner leurs conciliabules ; mais ils se donnèrent rendez-vous pour une prochaine occasion.

 

VI

A peine la séance du 3 avril est-elle ouverte, que les commissaires de la Convention, qui viennent d'arriver de Lille, paraissent à la tribune. Lacroix annonce l'arrestation de Camus et de ses trois collègues ; il lit la proclamation que Dumouriez a adressée aux administrateurs du Nord pour leur annoncer qu'il marche sur Paris[11]. L'émotion que cette nouvelle jette dans l'Assemblée est encore augmentée par la lecture d'une lettre de Custine, en date du 30 mars, qui annonce que son avant-garde vient de subir un grave échec près de Bingen, et qu'il est obligé de se replier sur Mayence. Plusieurs députés réclament la parole. Lacroix fait observer qu'il ne faut pas discuter, mais agir ; il demande que le Comité de défense générale se rassemble sur-le-champ et vienne ensuite soumettre à la Convention les Mesures de salut public qu'exigent les circonstances. Thuriot propose d'appeler à la barre le Conseil exécutif, le Conseil de département, le Conseil général de la Commune, le commandant de la garde nationale, et de déclarer l'Assemblée en permanence.

Ces motions sont immédiatement adoptées. Marat paraît à la tribune. L'Assemblée semble fort peu disposée, dans des circonstances aussi graves, à écouter les billevesées de l'Ami du peuple. Mais Marat insiste : Je prends acte, s'écrie-t-il, contre la Convention des efforts que l'on fait pour étouffer ma voix. — Écoutons-le, dit Genissieux. S'il arrivait un malheur, Marat dirait que c'est parce qu'on n'a pas voulu l'entendre. L'Assemblée se résout à subir la harangue de l'ignoble tribun. Celui-ci en témoigne sa reconnaissance par cet exorde : Il n'y a que des traîtres qui puissent étouffer ma voix, je vous rappelle au silence et à vos devoirs ; s'il est un homme qui ait des droits pour être entendu, c'est moi qui, depuis huit mois, vous ai prédit tout ce qui arrive. Pour conjurer le péril qui vous menace, composez vos comités de membres qui soient investis de la confiance des patriotes les plus zélés et que vous rendrez responsables sur leur tète de toutes les mesures qu'ils prendront. Donnez-leur des pouvoirs assez étendus pour faire le bien, dussiez-vous leur donner des gardes et leur mettre un boulet aux pieds.

On demande que cette proposition, comme toutes les autres du même genre, soit renvoyée au Comité de défense générale. Le renvoi est ordonné ; néanmoins l'Ami du peuple reste à la tribune. Le président, Jean Debry, lui dit : Marat, vous venez d'entendre la décision de l'Assemblée ; retirez-vous et allez au Comité présenter vos vues.

MARAT. — Je n'irai pas. Ce n'est pas au milieu de ses ennemis qu'un général peut délibérer.

LE PRÉSIDENT. — Je vous rappelle, Marat, que vous n'êtes pas un général.

MARAT. — Eh bien, je demande le renouvellement du Comité.

Mais la Convention passe à l'ordre du jour et accorde la parole à Thuriot : Celui-ci lui soumet un décret qui déclare Dumouriez traître à la patrie, fait défense à toute autorité civile et militaire de lui obéir, le met hors la loi, autorise tout citoyen à lui courir sus et promet une récompense de trois cent mille livres à ceux qui s'en saisiront et l'amèneront à Paris mort ou vif.

Ce décret est adopté, ainsi qu'un autre qui ordonne au Conseil exécutif de siéger en permanence.

Quelques instants après, les ministres entrent dans l'Assemblée, et Garat proteste, en leur nom, de leur entier dévouement à la République ; il exprime le vœu que la Convention retire à elle tous les pouvoirs, qu'elle nomme elle-même les généraux et que les ministres ne soient que les exécuteurs matériels de ses ordres.

Non, réplique Thuriot, il importe que le peuple ait des agents responsables. C'est au Conseil exécutif à nommer les généraux, mais il peut soumettre ses choix à la ratification de la Convention.

Marat, qui continue à s'agiter sur son banc au lieu de se rendre au Comité de défense générale, demande que tous les membres de la Convention soient tenus de rester à leur poste, et que ceux qui passeraient les barrières soient déclarés infâmes, traîtres à la patrie et qu'il soit permis de leur courir sus.

Parlez pour ceux qui se cachent dans les caves, crie une voix.

Cette allusion aux habitudes de l'Ami du peuple provoque un immense éclat.de rire.

Mais Garran-Coulon rappelle la Convention à sa dignité. Aucun de nous n'est assez lâche, dit-il, pour abandonner son poste lorsque la patrie est en danger. Je demande que la proposition de Marat soit improuvée. On se contente de passer dédaigneusement à l'ordre du jour.

L'Assemblée reçoit successivement le département de Paris, le Conseil général de la Commune. Le président invite les diverses autorités à la plus scrupuleuse surveillance. Le général Santerre paraît à la tête d'une foule assez hétérogène dont il est lui-même fort embarrassé, car elle le suit de comité en comité et l'accompagne jusqu'à la barre. Ces pétitionnaires, dit-il, vous offrent leurs bras et demandent des armes. Et se tournant vers les étranges compagnons qu'il a été forcé de subir : N'est-ce pas, mes amis, reprend-il, c'est là ce que vous demandez ? A moitié convaincue de leur patriotisme et de leur bonne volonté, la Convention leur accorde néanmoins les honneurs de la séance. Puis, ayant reçu des nouvelles assez rassurantes, les unes de la Vendée, où les Républicains ont fait lever le siège des Sables, les autres du Nord lui apprenant le peu de succès qu'ont eu auprès des populations les adresses de Dumouriez, elle suspend pendant quelques heures le cours de ses délibérations.

 

VII

A la reprise de la séance, Robespierre demande la parole. Il est temps que cette comédie finisse, dit-il, il faut que la Convention prenne des mesures révolutionnaires. Jusqu'ici, je n'ai entendu proposer que des palliatifs faits pour nous tromper sur l'étendue de nos maux, il faut adopter des mesures dictées par la liberté. Mais je dois déclarer que ce ne sera jamais dans le Comité de défense générale qu'elles seront proposées, car dans ce comité règnent des principes que la liberté réprouve !

De violents murmures se font entendre ; l'orateur continue d'un ton solennel : Citoyens, dans ce moment-ci, je me dois à moi-même, je dois à la patrie, une profession de foi. Nommé membre du Comité de défense générale, mais convaincu que les principes qui doivent sauver la patrie ne peuvent pas y être adoptés, je déclare que je me regarde comme n'en faisant plus partie. Je ne veux pas délibérer avec ceux qui ont parlé le langage de Dumouriez ; avec ceux qui ont attaqué les hommes à qui Dumouriez déclare maintenant une guerre implacable ; avec ceux qui, à l'exemple de Dumouriez, ont calomnié Paris. S'il ne m'est pas donné de sauver la liberté, je ne veux pas du moins être le complice de ceux qui veulent la perdre. Je ne veux pas être membre d'un comité qui ressemble plutôt à un conseil de Dumouriez qu'à un comité de la Convention nationale.

Des cris d'indignation éclatent à droite, ils ne font qu'exciter la colère du tribun.

J'invoque, reprend-il, à l'appui de ce que je dis, le témoignage de Dumouriez lui-même ; car dans une de ses lettres il a écrit que le comité dont je parle était excellent, à l'exception de six membres. Ces six membres, dont je m'honore de faire partie, ne peuvent faire adopter leurs idées... Je ne puis vous dissimuler ma surprise de voir que ceux qui, depuis le commencement de la dernière révolution, n'ont cessé de calomnier le côté gauche, qui fut et qui sera toujours le parti de la patrie et de la liberté, soient restés muets sur les crimes de Dumouriez, et qu'il n'y ait que nous tant calomniés qui ayons élevé la voix sur les perfidies de ce traître.

Je demande la parole après Robespierre, s'écrie Brissot.

Puisque Brissot, réplique l'orateur, demande la parole pour me foudroyer, je vais faire sur Brissot l'application des principes que j'ai avancés... J'ai dit que je ne voulais point délibérer avec les amis de Dumouriez ; eh bien ! Brissot a été et est encore l'intime ami de Dumouriez... Brissot est lié à tous les fils de la conspiration de Dumouriez. Je déclare qu'il n'y a pas un homme de bonne foi qui ait suivi la politique de Brissot, qui puisse ne pas être convaincu de ce que j'avance...

Et Robespierre raconte très-longuement, à sa manière, l'histoire de Dumouriez et de Brissot, depuis le premier ministère girondin :

Quels sont les principaux auteurs de la déclaration de guerre à l'Autriche, alors que Robespierre et ses amis s'y opposaient ? Dumouriez et Brissot. Des revers ont signalé les premières opérations militaires. Qui gouvernait alors ? les ministres nommés par Brissot. Ces ministres proposaient d'abandonner Paris ; ils l'auraient fait si un membre du conseil qui n'était pas des leurs (Danton) ne les en eût empêchés. Qui a élevé Dumouriez au commandement de l'armée de La Fayette ? Brissot et ses amis. Ce général a conduit poliment le roi de Prusse aux frontières, il a ravitaillé l'armée ennemie prête à périr de misère et de faim, au lieu de l'exterminer ; il est venu à Paris et s'est mis à tenir des festins scandaleux. Avec qui ? avec Brissot et ses amis. En Belgique, Dumouriez débute par des succès éclatants ; il entame, mais trois mois trop tard, l'expédition de Hollande ; les désastres de Maëstricht commencent l'évacuation arrangée de la Belgique. A qui l'imputer, sinon aux généraux allemands en partie imposés à nos soldats par Brissot ? De retour auprès de l'armée belge, Dumouriez accuse les volontaires de tous nos malheurs. Il veut persuader à la France que ses armées ne sont composées que de lèches et de voleurs. Nos revers se succèdent. Il donne une bataille ; il la perd. Il en accuse l'aile gauche de son armée ; mais cette aile était commandée par Miranda, son ami. Dumouriez a rétabli l'aristocratie en Belgique ; il y a levé des emprunts énormes, il s'est emparé du trésor public ; maintenant il déclare la guerre à la Convention. Mais il distingue deux partis dans son sein ; il se proclame le protecteur de l'un et l'ennemi de l'autre ; il déclare qu'il faut anéantir Paris parce que Paris donne la loi à la nation. Il se pose en médiateur et nous dit qu'il faut transiger avec les puissances étrangères. Eh bien, non ! il faut sauver la liberté. Mais comment la sauver lorsque les amis du roi, ceux qui ont pleuré la perte du tyran, ceux qui ont cherché à réveiller le royalisme, se posent comme les adversaires du conspirateur, tandis qu'ils sont ses complices ? Oui, Dumouriez est d'intelligence avec l'homme que j'ai nommé, et je déclare que la première mesure de salut public à prendre est de décréter d'accusation tous ceux qui sont prévenus de complicité avec Dumouriez, et notamment Brissot.

 

Les tribunes applaudissent avec frénésie Robespierre lorsqu'il regagne sa place. Elles éclatent en murmures lorsqu'elles voient Brissot se lever pour lui répondre :

Vous avez entendu l'accusateur, dit le président, entendez l'accusé.

Brissot attend que le tumulte soit apaisé.

Je ne suivrai point, dit-il, le précédent orateur dans ses divagations. Je répondrai simplement au reproche qu'il m'a fait d'être le complice de Dumouriez. Je déclare d'abord que je n'ai eu aucune part à sa nomination au ministère. Elle a été le résultat d'une intrigue de Bonnecarrère auprès de la reine, et certes Robespierre ne m'accusera pas de comploter avec cette femme. On me reproche d'avoir, comme lui, voulu la guerre avec l'Autriche. Je ne connaissais pas Dumouriez avant son entrée au ministère. Quatre mois avant qu'elle eût lieu, j'avais prouvé à la tribune des Jacobins que la guerre était le seul moyen de dévoiler les perfidies de Louis XVI et d'arriver à la république. L'événement a justifié mon opinion.

Quant à la rupture avec l'Angleterre, que Dumouriez blâme dans ses manifestes, qu'il appelle l'ouvrage perfide de Brissot, n'est-elle pas due à la manière indigne dont l'Angleterre se conduisit à notre égard en chassant notre ambassadeur, en arrêtant les blés qui nous étaient destinés, en se mettant ouvertement en état d'hostilité contre nous ? La dignité de la France ne pouvait supporter de telles injures. Le Comité diplomatique le pensa ainsi et je n'ai été que son rapporteur. Enfin de ce que Dumouriez calomnie Paris dans ses proclamations, on en infère que je suis son complice, parce que, dit-on, j'ai aussi calomnié Paris dans mes discours et dans mes écrits. Mais je défie que l'on cite un seul écrit, un seul discours où je n'aie pas distingué les habitants de cette ville des brigands qui l'infestent, qui multiplient dans son sein les mouvements et les dissensions, et font détester notre révolution par les peuples étrangers.

Si vous ne prenez garde aux pillages qui ont eu lieu dans la Belgique, vous verrez...

 

Ici l'orateur est interrompu par Sergent qui s'écrie : Ces pillages ne sont prouvés que par les dires de Dumouriez ; or Dumouriez est un scélérat et un traître[12].

Brissot ne croit pas devoir répondre à l'ancien administrateur de la police parisienne et se contente de rappeler tous les gages que depuis près de dix ans il a donnés aux opinions républicaines.

L'immense majorité de l'Assemblée est indignée de voir Robespierre profiter des dangers de la patrie pour satisfaire ses haines particulières. Aussi s'empresse-t-elle de passer à l'ordre du jour sur la demande de mise en accusation de Brissot et de ses amis, et de donner la parole au rapporteur du Comité de défense générale.

Le Comité, si vivement attaqué depuis quelques jours, vient lui-même s'offrir en holocauste et demander qu'on lui substitue un comité d'exécution composé de neuf membres choisis dans le sein de l'Assemblée et chargés de remplir les fonctions jusque-là attribuées au Conseil exécutif.

Vous pouvez et vous devez, dit le rapporteur, adopter ce que nous vous proposons. Vous le pouvez parce que la nation, en nommant une Convention nationale, lui a délégué l'exercice de sa souveraineté et de tous ses pouvoirs. Vous le devez parce que, dans un moment où tout ce qui n'est pas vous semble vous trahir, il est prudent de ne vous fier qu'à vous-mêmes.

Qui tient ce langage ? c'est un Girondin, c'est Isnard. Au nom de qui parle-t-il ainsi ? au nom d'un comité où domine la Gironde ; car il était dit que ce parti irait toujours au-devant des mesures dont il devait être la première victime.

Ce projet, qui d'un seul trait de plume supprime le pouvoir exécutif et remet tous les pouvoirs entre les mains de neuf membres délibérant en secret, parait si exorbitant qu'il est combattu par plusieurs députés appartenant à diverses nuances de l'Assemblée. Marat l'appuie vivement : Tant que vous prendrez publiquement des mesures de salut public, s'écrie-t-il, vous ne ferez rien. Dumouriez est un traître, et une partie de la Convention ne mérite pas notre confiance.

Les applaudissements de l'extrême gauche accueillent les paroles de l'Ami du peuple ; le reste de l'Assemblée se soulève d'indignation. Un membre du centre, Laumont, s'écrie : Sommes-nous en séance permanente pour écouter les injures de cet homme ? Le tumulte est à son comble. Le président se couvre. Danton lui-même est obligé de faire entendre des paroles de conciliation et de demander l'ajournement de la discussion au lendemain. Il était plus de minuit et l'Assemblée était épuisée de fatigue.

 

VIII

En même temps que la Convention tenait sa séance de nuit du 3 au fi avril, on délibérait aussi au club des Jacobins, on y faisait les motions les plus insensées. Il faut, vociférait une femme, la citoyenne Lacombe, il faut s'assurer de tous les aristocrates. On les fera marcher en avant des troupes que l'on va envoyer contre Dumouriez. Nous leur signifierons que s'ils nous trahissent, leurs femmes et leurs enfants seront égorgés, leurs propriétés incendiées. Si nous succombons, le premier qui hésitera à mettre le feu sera poignardé à l'instant. Il faut que les propriétaires, qui ont tout accaparé pour exaspérer le peuple, tuent les tyrans ou qu'ils périssent[13].

Je demande, ajoutait un autre orateur, que tous les citoyens qui seront convaincus d'être traîtres à la patrie soient fusillés à l'instant. La tête des nobles nous est à charge ainsi que celle des calotins.

Cette dernière proposition n'obtient pas l'approbation de Robespierre qui ce soir-là, saisi d'une agitation fébrile, allait sans cesse de l'Assemblée au club et du club à l'Assemblée. Non, dit-il, il ne faut pas aiguiser vos sabres pour tuer les calotins. Ce sont des ennemis trop méprisables. Les fanatiques ne demanderaient pas mieux, pour avoir un prétexte de crier. Mais il faut chasser impitoyablement de nos sections tous ceux qui se sont signalés par un caractère de modérantisme. Il faut désarmer, non pas tous les nobles et les calotins, mais tous les citoyens douteux, tous les intrigants ; il faut lever une armée révolutionnaire de tous les sans-culottes, dont les faubourgs feront la force et le noyau.

Après avoir de nouveau donné ainsi la mesure de son amour pour la liberté des opinions, le grand prêtre de la démagogie termine sa harangue par sa péroraison habituelle :

Je sais que je suis spécialement désigné aux poignards des séides de Dumouriez, mais je serai heureux de mourir victime de mon dévouement pour le peuple.

Pendant toute cette crise, le club Saint-Honoré, entraîné par la parole du maître, s'occupe beaucoup moins des moyens de faire face aux dangers de la patrie que de poursuivre de ses dénonciations les députés de la droite. Robespierre est fort applaudi lorsqu'il s'écrie : N'allez point offrir vos bras et votre vie, mais demandez que le sang des scélérats coule, que tous les bons citoyens se réunissent dans leur section et viennent à la barre de la Convention nous forcer de mettre en état d'arrestation les députés infidèles[14].

Certaines sections n'étaient que trop bien disposées à répondre à cet appel.

Le 4 avril, on voit défiler à la barre de l'Assemblée nationale un grand nombre de députations. La section du Théâtre-Français déclare qu'elle va se lever en masse contre l'ennemi et aussi contre les traîtres. Celle des Gravilliers demande : 1° que l'on fasse marcher, avant tous autres, les signataires des pétitions anticiviques des 8.000 et des 20.000, pour qu'ils couvrent de leurs corps les patriotes ; 2° que tous les riches dont le revenu excède 2.000 livres soient obligés de donner comme taxe de guerre tout ce qui dépasse cette somme. Celle des Quatre-Nations veut que l'on sévisse contre les signataires de ces mêmes pétitions ; que l'on forme une armée révolutionnaire ; qu'on lève une légion de tyrannicides ; que l'on décrète une récompense d'un million pour tout citoyen français ou étranger qui apportera la tète d'un tyran ; qu'on accorde à chaque défenseur de la patrie un revenu de six cents livres à prendre sur les biens des émigrés et des conspirateurs ; que l'on mette en état d'arrestation tous les membres de l'Assemblée constituante qui ont voté l'inviolabilité du tyran, tous les membres de l'Assemblée législative qui ont voté l'impunité de Lafayette.

Sous la pression de ces demandes incessamment renouvelées, la Convention décrète que : 1° les pères et mères, femmes et enfants des officiers de l'armée de Dumouriez, depuis le grade de sous-lieutenant jusqu'à celui de lieutenant-général, seront gardés à vue comme otages par chaque municipalité du lieu de leur résidence ; 2° que divers militaires étrangers, détenus dans ce moment comme prisonniers de guerre, seront transférés à Paris pour y servir d'otages à la nation jusqu'à ce que la liberté soit rendue aux quatre commissaires de la Convention et au ministre Beurnonville[15].

Au nom du Comité de défense générale, Fabre d'Églantine et Barère font décider que les pouvoirs des représentants du peuple en mission seront étendus, que les délégués porteront des marques distinctives[16] et qu'il sera formé une armée de quarante mille hommes destinée à couvrir toutes les rivières navigables qui aboutissent à Paris[17]. A l'occasion de cette dernière mesure, Lacroix s'exprime ainsi : Depuis le commencement de la révolution, il y a beaucoup de trahisons. Ce sont toujours des nobles qui ont trahi. Il nous faut une armée invincible. Eh bien ! composons-la de sans-culottes. Je demande qu'aucun ci-devant privilégié ne soit admis dans cette armée, ni comme volontaire ni comme officier.

Cet étrange principe est adopté par acclamation ; aussitôt Danton renchérit sur la proposition de son ami :

Le décret que vous venez de rendre, dit-il, annoncera à la nation et à l'univers entier quel est le grand moyen d'éterniser la République : c'est d'appeler le peuple à sa défense. Vous allez avoir une armée de sans-culottes, mais ce n'est pas assez ; il faut que, tandis que vous irez combattre les ennemis de l'extérieur, les aristocrates de l'intérieur soient sous la pique des sans-culottes.

Je demande qu'il soit créé une garde du peuple qui sera salariée par la nation. Nous serons bien défendus quand nous le serons par les sans-culottes.

J'ai une autre proposition à faire. Il faut que dans toute la France le prix du pain soit dans une juste proportion avec le salaire du pauvre ; ce qui excédera sera payé par le riche. Par ce seul décret vous assurerez au peuple et son existence et sa dignité. Vous l'attacherez à la Révolution, vous acquerrez son estime et son amour. Il dira : Nos représentants nous ont donné du pain ; ils ont plus fait qu'aucun de nos anciens rois.

 

Les propositions de Danton sont couvertes d'applaudissements, et sans opposition converties en décrets[18]. Le double levier de la terreur était trouvé. Il ne restait plus qu'à solder également les sans-culottes qui se rendraient aux assemblées de sections pour en chasser ceux qui voudraient élever la voix contre ces tyrans d'un nouveau genre. C'est ce que fera voter bientôt le même Danton, et alors le système sera complet.

 

IX

Le 3 avril, la Convention avait ajourné au lendemain la discussion du projet présenté par Isnard pour la transformation du Comité de défense générale. A l'ouverture de la séance du 5, le député girondin signale l'urgence d'une décision à cet égard : Le pouvoir exécutif est en ce moment complètement désorganisé et ne veut plus rien prendre sur lui ; il refuse de faire quoi que ce soit sans l'approbation du Comité. Or ce Comité, entouré de méfiances, harcelé de calomnies, n'ose lui-même rien approuver. D'ailleurs, il est organisé de telle sorte qu'il ne peut faire le bien, chaque membre de l'Assemblée ayant droit d'assister à ses délibérations, de les entraver par mille incidents et d'en livrer le secret à la curiosité publique. Quant à moi, je demande que la discussion s'ouvre à l'instant même et je déclare donner ma démission de membre du Comité.

Je la donne également, ajoute Bréard, et j'appuie la proposition d'Isnard. Je vous dis, avec la conviction d'un honnête homme, que si vous voulez sauver la République, il est temps que vous y songiez. Comment voulez-vous que votre comité prenne des mesures efficaces, lorsqu'il a trois cents témoins qui assistent à toutes ses opérations ?

Barère vient à son tour exposer les inconvénients de l'organisation actuelle du Comité de défense générale :

Nous faisons comme les Athéniens quand Philippe était à leurs portes ; nous délibérons beaucoup et nous agissons peu. Votre comité est un club ou une nouvelle assemblée nationale. Il ne répond pas au but de son institution. Ce n'est plus un comité actif et prenant promptement les mesures de salut public. Il a été créé comme une sorte de transaction entre des partis fortement prononcés. Vous avez formé le congrès des passions, il fallait faire celui des lumières. Ce comité par son organisation vicieuse, par sa composition incompatible, par sa publicité dangereuse, par sa délibération trop lente, ne peut qu'entraver la marche des affaires et laisser périr la République.

Dans tous les pays, en présence de conspirations flagrantes, on a senti la nécessité de recourir momentanément à des autorités dictatoriales, à des pouvoirs consulaires. Ce n'est pas que je veuille vous proposer de pareilles institutions. La seule dictature qui soit légitime, qui soit nécessaire, que la nation ait voulu, c'est celle de la Convention nationale. Il ne s'agit de transporter ni de déléguer au nouveau Comité de salut public aucune branche de la puissance législative. Qu'avez-vous à craindre d'un comité toujours responsable, toujours surveillé, n'édictant aucune espèce de loi, ne faisant que surveiller le pouvoir exécutif, que presser l'action des agents de ce pouvoir, que suspendre les arrêtés pris par les ministres en les dénonçant aussitôt à la Convention nationale ? Qu'avez-vous à craindre d'un comité dont la trésorerie nationale est entièrement indépendante, qui ne peut agir sur la liberté des simples citoyens, mais seulement sur les agents du pouvoir qui pourraient être suspects ? Qu'avez-vous à craindre d'un comité établi pour un mois ? Nous environnerons-nous toujours de terreurs et de chimères ? La peur de la tyrannie amène à se suite la tyrannie elle-même. Les grands enfants de la Convention — c'est ainsi qu'à mots couverts Barère désigne les Girondins — vous effrayent sans cessé du mot de dictature ; mais n'avez-vous pas déjà confié à votre Comité de surveillance et de sûreté générale le droit de lancer des mandats d'arrêt contre les citoyens ? N'avez-vous pas déjà envoyé dans les départements des commissaires investis de l'effrayant pouvoir de déporter les ennemis de la liberté et de l'égalité ? Vous parlez de dictature ! parlez donc de cette dictature de toutes la plus effrayante, la dictature de la calomnie ! C'est celle-là qui, courant tous les rangs de la société et tous les bancs de la Convention nationale, verse partout ses poisons et devient ainsi la plus dangereuse auxiliaire des puissances coalisées contre nous. Voilà la dictature que je vous dénonce et qui écrasera tout, si vous n'y prenez garde...

 

On voit que Barère savait couvrir de miel les bords de la coupe empoisonnée qu'il présentait à la Convention. La transformation du Comité de défense générale est adoptée en principe. Isnard, Barère, Thuriot, Mathieu et Danton sont chargés de rédiger le projet de décret.

Le lendemain 6, Isnard vient soumettre à l'Assemblée le travail des cinq commissaires. D'après le projet, il devait être formé par appel nominal un comité de salut public composé de neuf membres. Ce comité devait délibérer en secret. Il était spécialement chargé de surveiller et d'accélérer l'action du pouvoir exécutif. Il pouvait suspendre les arrêtés des ministres lorsqu'il les croirait contraires à l'intérêt national, à la charge d'en informer sans délai la Convention. Il était autorisé à prendre, dans les circonstances urgentes, des mesures de défense générale intérieure et extérieure. Ses arrêtés devaient être pris en présence des deux tiers au moins de ses membres et exécutés sans retard par les ministres. Aucun mandat d'arrêt ou d'amener ne pourrait être décerné par lui, si ce n'est contre les agents d'exécution, et à charge d'en rendre compte aussitôt à la Convention. Cent mille francs de dépenses secrètes lui étaient alloués. Il était tenu de faire chaque semaine, par écrit, un rapport général de ses opérations et de la situation de la République. Il ne devait être établi que pour un mois.

A peine Isnard est-il descendu de la tribune que Buzot s'y élance.

La mesure, dit-il, que l'on vous propose n'est que la reproduction du décret qui a été présenté le 10 mars, combattu si vigoureusement par La Réveillère et rejeté par l'Assemblée[19]. Les mêmes raisons doivent vous Paire prendre la même décision ; le comité aurait toute la puissance que donne l'argent, ne pourrait-il pas en abuser ? Ce comité aurait le droit que vous devez seuls exercer, celui de faire des lois, puisqu'il pourra prendre des mesures provisoires qui sont toujours des lois définitives en matière de salut public. Je sais que les circonstances nécessitent des mesures extraordinaires ; mais pour cela, il ne faut pas tuer la liberté. Je m'opposerai de tout mon pouvoir à ce qu'un décret aussi terrible soit porté.

Thuriot répond : La Convention ne peut administrer, le Conseil exécutif n'a pas assez d'activité. Il faut un corps intermédiaire qui soit une émanation de la représentation nationale et auquel elle déléguera une partie de ses pouvoirs. On vous fait peur de la corruption que ce comité pourra semer autour de lui. On vous parle de dilapidations possibles. Faut-il donc compter l'or quand il s'agit de sauver le corps politique ? Épuisons le trésor national et sauvons la liberté !

Thuriot avait enveloppé sa pensée de circonlocutions habiles ; Marat se charge de déchirer les voiles et d'imprimer au nouveau comité son véritable caractère. Vous marchandez au comité ses pouvoirs, mais, sachez-le, avec les moyens que vous lui donnez, il ne sera peut-être pas assez fort pour sauver la République. C'est par la violence que l'on doit établir la liberté. Le moment est venu d'organiser momentanément le despotisme de la liberté pour écraser le despotisme des rois.

A ce brutal appel au droit de la force, Biroteau s'indigne : Eh quoi ! s'écrie-t-il, c'est par la violence que l'on veut établir la liberté ! Craignez que derrière le rideau il ne se trouve quelque ambitieux qui, sous le masque du patriotisme, n'usurpe le pouvoir suprême.

La voix de l'orateur est couverte par les clameurs de la Montagne et des tribunes. On demande à aller aux voix. L'Assemblée s'estime suffisamment éclairée et vote le décret qui doit constituer la tyrannie du trop fameux Comité de salut public.

 

X

Les Girondins depuis le début de la Convention voyaient dans le duc d'Orléans un candidat que leurs adversaires tenaient en réserve pour la restauration possible de la royauté ; ils avaient à plusieurs reprises fait des tentatives infructueuses pour exclure de l'Assemblée ce collègue, dont la présence à la crête de la Montagne leur paraissait une menace incessante. Ils ne pouvaient pas manquer de saisir la circonstance actuelle pour poursuivre leur dessein, en accusant le prince de connivence avec Dumouriez.

C'est Barbaroux qui commence l'attaque (4 avril au matin). Il y a cinq mois, dit-il, nous avons été traités de scélérats ; aujourd'hui vous devez reconnaître que nous avions raison. En effet, que demande Dumouriez ? Le rétablissement de l'ancienne constitution. Quel est celui que l'ancienne constitution appelle au trône ? D'Orléans.

Vous vous trompez, s'écrie le Montagnard Brival, c'est le Dauphin.

Vous mentez sciemment, ajoutent d'autres voix.

Eh bien ! puisque vous ne voulez pas m'écouter, reprend le jeune député de Marseille, je me retire de la tribune, mais je demande acte de ma dénonciation.

Un instant après Maribon-Montant, au nom du Comité de sûreté générale, vient proposer de mettre en arrestation la femme et les enfants du général Valence.

Châteauneuf-Randon demande que l'on mette également en arrestation la duchesse d'Orléans, qu'il appelle la femme Égalité. Son fils, dit-il, lui écrivait tout récemment des lettres contre-révolutionnaires ; par ce seul fait elle doit être considérée comme suspecte.

Valence et Égalité fils, s'écrie Levasseur (de la Sarthe), se sont associés aux projets liberticides de Dumouriez ; je n'en veux pour preuve que leur présence aux entretiens de celui-ci. Ils sont coupables par cela seul qu'ils ont souffert que devant eux ce traître insultât la Convention nationale. Ils devaient le poignarder en entendant de pareils discours. Je demande que, sans leur ôter le droit de voter, on garde à vue Égalité père et Sillery.

Les regards se portent tour à tour sur les deux inculpés qui siègent aux deux extrémités de la salle, l'un à droite, l'autre à gauche.

Sillery se lève et dit :

La demande de Levasseur est juste, elle est nécessaire pour la sûreté de la nation et pour la mienne. Si mon gendre est coupable, je vois devant moi l'image de Brutus ; je sais le jugement qu'il porta contre son fils.

Après lui, le duc d'Orléans fait cette déclaration :

J'ai déjà demandé au Comité de défense générale de faire de ma conduite l'examen le plus scrupuleux. Si je suis coupable, je dois être puni ; si mon fils l'est, ce que je ne crois pas, je vois aussi Brutus.

Ces protestations n'arrêtent pas l'animosité des Girondins. Ducos veut que l'on mande à la barre Valence et Égalité fils. S'ils n'obéissent pas au décret, l'Assemblée les mettra hors la loi, comme elle y a déjà mis Dumouriez.

Fonfrède appuie la motion de son beau-frère par cette amère sortie :

On a dit avec raison qu'il ne fallait pas conserver dans la République de la graine d'émigrés. Je ne veux pas, moi non plus, de la graine de roi. Celle-là germe dans la corruption. Les Égalité ont, dit-on, servi la liberté. Je ne veux rien devoir à ces hommes dans les veines desquels coule le sang des rois.

L'Assemblée appelle à sa barre les deux généraux ; si, huit jours après que le décret leur aura été signifié, ils n'y ont pas obéi, ils seront, par ce fait, mis hors la loi ; il sera enjoint à tout citoyen de leur courir sus, et leurs biens seront confisqués au profit de la République.

Par un autre décret, elle décide que Sillery et Égalité, membres de la Convention nationale, seront gardés à vue, avec liberté d'aller où ils jugeront à propos, dans Paris seulement.

Les mesures prises contre ces deux députés en présageaient d'autres plus rigoureuses. Elles ne se font pas longtemps attendre. Le 6 avril, aussitôt après la lecture des dépêches dans lesquelles Cochon, Bellegarde et Lequinio annoncent la débandade des troupes qui tenaient encore pour Dumouriez, et l'émigration de celui-ci, qui a passé la frontière avec Égalité fils et Valence, des voix s'élèvent des divers côtés de l'Assemblée pour demander l'arrestation d'Égalité père et de Sillery.

Fonfrède s'élance à la tribune, car il tient à honneur de présenter la motion qui doit faire disparaître les derniers vestiges de la royauté en France.

On nous parle sans cesse, dit-il, de lois révolutionnaires, de mesures fortes et vigoureuses... Je ne conçois pas comment la proscription de la famille ci-devant et toujours royale n'a pas été comprise au nombre de ces mesures. Il faut faire cette loi révolutionnaire, cette loi terrible que le salut du peuple commande et justifie. — Oui, oui ! s'écrie l'Assemblée presque tout entière.

Le jour où vous fondâtes la République, si vous eussiez banni tous ces Bourbons, ce jour-là eût épargné à la France bien des troubles, à Paris bien des mouvements, à vous bien des divisions, à vos armées bien des échecs. C'est le moment d'abjurer cette faiblesse. Les républiques ne subsistent que par les vertus, les princes ne vivent que de crimes. Corrompus dans les cours, ils corrompent vos soldats dans les camps, vos citoyens dans les villes ; il n'est pour eux ni foi ni serment ; leur ambition se cache sous mille formes, et c'est en profanant le nom sacré de la patrie qu'ils aspirent en secret à redevenir un jour vos maîtres.

Voyez Égalité fils ! il fut comblé des faveurs de la République ; il était né du sang de vos tyrans, et malgré cette tache d'infamie, il commandait vos armées. Eh bien ! il conspire, il fuit, il passe à l'ennemi. Rendons-en grâce au génie qui veille sur la République, il nous éclaire enfin et nous trace nos devoirs.

Tandis qu'on conspirait au Nord, que va faire cet autre Égalité au Midi, dans l'armée du Var ? Est-ce dans les mains d'un nouveau général un nouvel instrument d'ambition ?

Les traîtres qui servaient cette famille à laquelle nous avions livré, par je ne sais quel aveuglement, nos flottes et nos armées, ont conduit nos collègues à Maëstricht ; ils sont au pouvoir des rois nos ennemis.

Citoyens, les princes, au moins pour les forfaits, sont tous parents ; conservons donc tous ces Bourbons en otages. Et si les tyrans qu'est allé rejoindre Égalité, auxquels il a livré nos collègues, osent, au mépris du droit des gens, porter sur les représentants du peuple français un fer assassin, que tous ces Bourbons soient traînés au supplice ; que leurs têtes roulent au pied de l'échafaud ; qu'ils disparaissent de la vie comme la royauté a disparu de la République, et que la terre de la liberté n'ait plus à supporter leur exécrable existence.

 

De tous les côtés on crie : Aux voix ! La proposition est décrétée d'enthousiasme. L'exemple est donné, plusieurs députés tiennent à se signaler par des motions nouvelles.

MARIBON-MONTAUT. — Si le décret, que vous avez rendu précédemment contre le général Égalité, ne peut plus avoir son effet, puisqu'il est en fuite, il peut recevoir son exécution dans la personne du jeune Égalité, employé à l'armée du Var. On pourrait faire de ce jeune homme un nouvel instrument de conspiration ; je demande qu'il soit amené à Paris, pour y être gardé comme otage.

LACROIX. — Je demande que les femmes et les enfants soient compris dans ce décret.

DELAUNAY. — Je demande que les prisonniers ne restent pas à Paris.

LASOURCE. — Mais il faut avant tout décréter que les Bourbons qui sont au Temple y resteront. Ces otages ont assuré vos têtes. Si les malveillants n'avaient pas craint de voir tomber celles-là, ils auraient déjà attaqué les vôtres. Je demande que le Comité de salut public soit chargé d'indiquer le lieu où seront conduits les autres Bourbons.

DUPRAT. — Rappelez-vous, lorsqu'il y a trois mois il s'est agi d'expulser les Bourbons, des citoyens se sont répandus dans les sections et y ont fomenté des troubles pour nous empêcher de rendre le décret. Après son adoption, les tribunes nous violentèrent pour le rapporter[20]. Je demande que Paris et Marseille, qui se sont montrés également patriotes, partagent la garde de ces otages précieux. Égalité a beaucoup d'amis à Paris ; il n'en a pas à Marseille. Qu'on l'y envoie, il sera bien gardé.

L'Assemblée charge son Comité de salut public d'indiquer le lieu de détention des Bourbons qui ne sont pas actuellement détenus au Temple.

Le 7 au matin, le duc d'Orléans est arrêté ; aussitôt il écrit à la Convention pour invoquer son inviolabilité :

Invinciblement attaché à la République, sûr de mon innocence et désirant avec ardeur le moment où ma conduite sera examinée, scrutée et rendue publique, je n'aurais pas un instant retardé l'exécution du décret, si je n'avais craint de laisser compromettre en moi la dignité de représentant du peuple.

Mais l'Assemblée passe dédaigneusement à l'ordre du jour, motivé sur ce qu'elle a bien entendu comprendre Louis-Philippe-Joseph Égalité dans le décret qui ordonne l'arrestation des Bourbons.

A l'énoncé de cette formule, le Girondin Pénières, fidèle à la haine implacable que son parti a voué au prince montagnard, lui décoche le dernier trait :

Qu'il reprenne son nom d'Orléans ou de Bourbon, il ne faut pas souffrir qu'il porte le nom d'Égalité plutôt qu'un autre citoyen.

Le lendemain 8, Guyton-Morvaux propose au nom du Comité de salut public d'enfermer à Vincennes les membres de la famille de Bourbon dont l'arrestation a été ordonnée. Mais de très-vives objections s'élèvent contre cette désignation qui laisse, dit-on, les prisonniers beaucoup trop près de Paris, où les malveillants pourraient exciter des troubles en leur faveur. Il faut avouer, s'écrie Fonfrède, toujours le plus acharné dans la poursuite de ses rêves républicains, il faut avouer qu'une famille royale est quelque chose de bien embarrassant. Il ne peut plus être question de savoir si les Bourbons resteront à Paris ; vous avez décidé le contraire. Votre Comité de salut public, par un détour adroit, veut éluder votre décret. Eh quoi ! Marseille, Montpellier, Toulouse, Bordeaux, n'auraient pas des droits à votre confiance ! Chacune de ces villes n'a-t-elle pas dix à douze mille hommes de garde nationale bien organisés, bons républicains, que ne pourrait corrompre tout l'or de l'étranger, et qui sauront bien empêcher les contre-révolutionnaires de replacer les tyrans sur le trône ? Peu m'importe celle de ces villes auxquelles vous ferez ce funeste présent, mais qu'ils partent.

La Réveillère-Lepaux fait observer que Marseille est trop près de l'armée des Alpes-Maritimes, que commande Biron.

Eh bien ! s'écrie Levasseur (de la Sarthe), si Biron est dangereux, qu'on le destitue !

Oui, qu'on le destitue ! ajoute Marat ; il a des intelligences avec Égalité fils.

L'Assemblée semble partagée entre Bordeaux et Marseille ; enfin, après trois épreuves douteuses, la préférence est accordée à Marseille.

Dans la nuit du 9 au 10 avril, le duc d'Orléans, le duc de Beaujolais, son troisième fils, âgé de treize ans, la duchesse de Bourbon, sœur de l'un et tante de l'autre, enfin le prince de Conti, partirent sous la garde d'une forte escorte pour le lieu désigné par la Convention. Le jeune duc de Montpensier, arrêté pendant ce temps à l'armée de Biron, est bientôt réuni à eux. Tous sont enfermés au fort Saint-Jean.

De ces cinq prisonniers, un seul devait périr sur l'échafaud : le duc d'Orléans. Les autres, après une longue détention, échappèrent à la hache révolutionnaire, et furent envoyés en exil par la République, devenue plus humaine.

La duchesse d'Orléans, fille du duc de Penthièvre, protégée par ses vertus et par la mémoire de son père, fut laissée longtemps à Bizy, près Vernon. Pendant les derniers mois de la Terreur, elle fut enfermée dans la prison du Luxembourg, où elle devint la providence de ses compagnons d'infortune[21].

 

 

 



[1] Moniteur du 5 avril, n° 95, art. Commune.

[2] Ce qui n'avait pas empêché Xavier Audoin, gendre de Pache, de se faire nommer, par la section du Luxembourg, l'un des commissaires envoyés à l'Évêché pour diriger le mouvement d'où était partie l'adresse de la municipalité.

[3] Voir tome VI, livre XXXI, § VIII.

[4] La lettre du 28 mars et le procès-verbal des trois commissaires ont été analysés, tome VI, livre XXXI, § V.

[5] Le Comité de sûreté générale dont la majorité était, comme on le sait, franchement montagnarde, profita de cette occasion pour astis-faire ses haines et ses vengeances particulières. Feignant de voir dans Roland un complice de Dumouriez, il ordonna de mettre les scellés sur les papiers de l'ex-ministre et sur ceux de sa femme. (Voir le Patriote français, n° 1828, Moniteur, n° 100 et 114.)

[6] Voir tome VI, livre XXXI, § VI, le discours que Danton prononça le 27 mars.

[7] Danton mentait impudemment ; il était à Paris plusieurs jours avant le vendredi 29. Nous avons prouvé, tome VI, livre XXXI, § III, qu'il y était arrivé le 24, mais qu'il n'avait paru au Comité de défense générale et à l'Assemblée que le 27 ; ce jour-là il prononça le discours que nous avons analysé, ibid., § VI.

[8] C'est Roland que Danton désigne ainsi.

[9] Ainsi se trouve prouvée une fois de plus la manière plus qu'étrange dont les votes avaient été obtenus en Belgique en faveur de la réunion. Des coups de plat de sabre distribués à ceux qui manifestaient quelque velléité d'opposition, cent mille écus au moins consacrés à échauffer l'enthousiasme des émeutiers et à solder le traitement des apôtres de la liberté, tels furent les arguments mis en œuvre par les commissaires du pouvoir exécutif. (Voir t. VI, livre XVII, § IX.)

[10] Voir t. VI, livre XXIX, § V, le décret, en date du 9 mars, qui, sur la proposition de Lacroix, avait ordonné aux députés d'opter entre leurs fonctions de représentants du peuple et leur profession de journalistes.

[11] Voir cette lettre, tome VI, livre XXXII, § I.

[12] Sergent oubliait que la Convention avait reconnu la réalité de ces pillages et les avait frappés d'un blâme sévère par un décret en date du 19 mars. Nous croyons devoir donner in extenso le texte de ce décret, parce qu'il fait honneur à l'assemblée qui l'a rendu :

La Convention nationale, ayant entendu avec douleur le récit des profanations commises par des citoyens dans plusieurs églises de la Belgique au moment où, en vertu du décret du 15 décembre dernier, on en extrayait les vases et ornements d'or et d'argent inutiles, superflus à la dignité du culte, décrète que tout citoyen qui se permettra des indécences dans les lieux consacrés à la religion, ou sera convaincu de profanations de quelque genre que ce soit, sera dénoncé et livré aux tribunaux pour y être poursuivi selon l'exigence du cas.

[13] Voir le Journal des Débats du club des Jacobins, n° 388. Cette même citoyenne se présenta quelques heures plus tard à la Convention pour lire la même pétition. Disons, pour l'honneur de l'Assemblée, que ce discours, au lieu d'être accueilli par des applaudissements comme au club Saint-Honoré, n'excita dans la salle du Manège qu'un mouvement d'horreur.

[14] Voir le Journal du club des Jacobins, n° 388 et 389.

[15] Ces otages, amenés à Paris, furent détenus au Luxembourg et à l'Abbaye. Ils y restèrent plusieurs années dans la plus profonde misère ; car on ne leur permettait pas de faire venir de l'argent de leur pays, et on ne leur accordait aucun traitement, sous prétexte que la loi n'avait rien statué à leur égard. Ils ne sortirent de prison qu'à la fin de l'an III.

Les principaux otages étaient quatre comtes de Linange et un comte d'Awersperg.

[16] La première proposition pour donner un costume spécial aux représentants du peuple auprès des armées vint de Danton, qui, à son retour de sa mission en Belgique, s'exprimait ainsi dans la séance du 10 avril

Vos commissaires, quoique investis d'un grand pouvoir, n'ont rien pour assurer le succès de leurs opérations. Les soldats ne nous prennent à notre arrivée que pour de simples secrétaires de commission. Il aurait fallu que la Convention donnât à ceux qu'elle charge de promulguer ses lois à la tète des armées, une sorte de décoration moitié civile et moitié militaire.

Aux termes du décret présenté par Barère et amendé par David et La Réveillère-Lépeaux, les marques distinctives, qui devaient faire reconnaître un représentant du peuple, étaient une écharpe en ceinture et un chapeau surmonté de plumes aux trois couleurs.

Aux termes du décret présenté par Fabre d'Églantine, les représentants du peuple pouvaient faire toute réquisition aux corps administratifs, suspendre et destituer tous officiers civils et militaires, et prendre toutes les mesures de sûreté générale et toutes celles nécessaires à la célérité et à l'utilité de leurs opérations. Ils étaient autorisés à délibérer et à agir au nombre de deux.

[17] On doit se souvenir que Dumouriez, dans sa conversation avec Proly et ses deux compagnons, s'était vanté d'affamer Paris en peu de jours, en interceptant avec quelques milliers d'hommes les arrivages destinés à l'approvisionnement de la capitale (voir t. VI, livre XXXI, § V).

[18] Voici le texte même de ces deux décrets :

La Convention nationale décrète qu'il sera formé dans chaque grande ville une garde de citoyens choisis parmi les moins fortunés, et que ces citoyens seront armés et salariés aux frais de la République.

La Convention charge son Comité militaire de lui faire un rapport sur le mode d'exécution du présent décret.

La Convention nationale décrète que dans chaque section de la République, où le prix des grains ne se trouvera plus dans une juste proportion avec le salaire des ouvriers, il sera fourni par le trésor public un fonds nécessaire qui sera prélevé sur les grandes fortunes et avec lequel on acquittera l'excédant de la valeur du pain, comparé aux prix des salaires des citoyens nécessiteux.

[19] Voir t. VI, Livre XXIX, § X.

[20] Voir t. V, livre XXII, § I, le récit des scènes auxquelles donnèrent lieu les premières motions girondines pour l'expulsion des Bourbons.

[21] Nous avons réuni à la fin de ce volume un grand nombre de documents, la plupart inédits, relatifs à la captivité des Bourbons autres que les augustes prisonniers du Temple.