HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

TOME SIXIÈME

 

LIVRE XXX. — L'INSURRECTION VENDÉENNE.

 

 

I

L'esprit d'anarchie n'existait pas seulement dans la capitale, il s'était introduit dans la plupart des principales villes, grâce aux sociétés populaires qui toutes se faisaient honneur d'être affiliées a la société mère de la rue Saint-Honoré, et acceptaient presque aveuglément son mot d'ordre. Le comité de sûreté générale, depuis qu'il était exclusivement composé de Montagnards, était venu prêter à ces sociétés un appui considérable ; mais en revanche il recevait d'elles un puissant concours. Par leur intermédiaire, il avait organisé une police formidable, et était parvenu à paralyser entre les mains de ses adversaires l'exercice de tous les droits et de toutes les libertés. Il nous serait impossible de relever un à un, ville par ville, les faits odieux et exorbitants que s'y permettaient journellement les partisans de la démagogie. Bornons-nous à raconter ce qui se passait pendant les premiers jours de mars dans la seconde ville de France, à Lyon.

Les deux opinions girondine et montagnarde y étaient en présence. Le président du tribunal criminel Chalier, et le procureur de la commune, Laussel, étaient à la tête de la faction ultra-révolutionnaire. Le maire, Nivière-Chol, soutenait les opinions modérées. Il avait pour lui la majorité du Conseil générât et de la garde nationale. Ses adversaires disposaient du club central et, par ce club, des autres sociétés populaires.

C'était au club central que Chalier échauffait chaque soir les esprits par les discours les plus incendiaires ; c'était là qu'il demandait, dans chacune de ses harangues, la création d'un tribunal extraordinaire ; c'était là qu'il s'écriait : On m'accuse d'avoir voulu créer un tribunal de sang. Eh bien, oui, je l'ai voulu pour punir les monstres qui le boivent.

Nivière-Chol voyant son autorité de plus en plus contestée et méconnue, donne sa démission. Huit jours après il est réélu à une immense majorité. Mais il persiste dans sa résolution de sortir de l'arène électorale.

La lutte s'engage entre Bertrand et Gilibert. Bertrand était l'ami intime de Chalier et l'admirateur passionné de ses doctrines politiques. Gilibert, médecin et botaniste distingué, était complètement dévoué à la cause de l'ordre.

Pour écarter un candidat aussi embarrassant, Chalier et Laussel ne trouvent rien de mieux que de l'impliquer dans une procédure criminelle, qu'ils dirigent contre les auteurs et fauteurs des troubles qui ont agité la ville quelque temps auparavant. Laussel lance le réquisitoire, Chalier le mandat d'arrêt, et Gilibert est jeté en prison.

Mais ce coup de partie, quelque habile qu'il soit, n'a pas tout le succès qu'en attendaient ses auteurs. Le prisonnier est nommé maire à une grande majorité.

Au moment même ou les modérés viennent de remporter cette éclatante victoire, arrivent trois représentants du peuple, Basire, Legendre et Rovère. Le Comité de sûreté générale, dont ils étaient membres, avait eu l'adresse de les faire nommer commissaires dans le but apparent de porter des paroles de conciliation aux Lyonnais divisés, dans le but réel d'assurer la prépondérance à la faction Chalier. Leur premier soin est de confirmer le mandat d'arrêt lancé contre l'élu de la cité, et de rendre par conséquent nécessaire un nouveau vote. Les modérés, ne se sentant pas de force a résister à la pression exercée par les trois commissaires, que la Convention a revêtus de pouvoirs illimités, s'éloignent du scrutin ; Bertrand est élu sans conteste. Aussitôt Basire, Legendre et Rovère écrivent à l'Assemblée qu'ils ont su tenir une balance égale entres les partis, car, s'ils ont favorisé la nomination d'un maire patriote, ils ont démasqué un magistrat prévaricateur qui vendait des certificats de civisme à beaux deniers comptants.

Ce magistrat n'était autre que Laussel, l'ami de Chalier, celui qui avait commencé contre Gilibert une procédure dont on avait su tirer un si utile profit[1]. Mais c'était en vain que, le but atteint, on avait, pour apaiser l'irritation des vaincus, brisé le vil instrument dont on s'était servi. On ne fausse pas impunément le suffrage universel, on ne violente pas sans danger la liberté électorale. On avait, il est vrai, imposé à la seconde ville de la République un maire selon le cœur des démagogues. Mais, pour obtenir ce résultat, on avait profondément froissé l'immense majorité de la population lyonnaise. L'indignation qu'elle ressentit d'un si profond mépris de ses droits et de ses vœux ne devait pas tarder à éclater et à produire d'épouvantables catastrophes[2].

 

II

Ce n'était pas assez pour la France d'être en proie a une épouvantable anarchie, de se sentir isolée au milieu de l'Europe en armes, de voir ses premiers succès se changer en désastres. Elle allait avoir a supporter le plus grand de tous les malheurs, la guerre civile et de toutes les guerres civiles la plus cruelle et la plus vivace, la guerre de religion.

C'est à ce résultat que devaient inévitablement aboutir les témérités de l'Assemblée constituante. En promulguant sa fatale constitution civile du clergé, elle avait, sans le savoir et sans le vouloir, enfanté un schisme, qu'avaient entretenu et développé des décrets de plus en plus rigoureux.

Quand on a la force en main, comment résister a la tentation de l'employer ? Louis XIV avait poursuivi au désert les assemblées protestantes, enfermé dans des couvents, jeté aux galères ceux de ses sujets qui ne voulaient pas se convertir à sa religion. A leur tour, les philosophes de la Constituante, qui avaient passé leur jeunesse à maudire les auteurs des dragonnades, en arrivèrent bien vite à suivre leurs exemples. A cent ans de distance, à la fin du XVIIIe siècle comme à la fin du XVIIe, les pratiques gouvernementales furent les mêmes contre de prétendus rebelles dont le culte était différent, dont le sort fut pareil. Les consciences furent également violentées en vertu de la même maxime qu'on n'eut qu'à modifier d'une manière presque insensible l'État c'est moi, avait dit Louis XIV, l'État c'est nous, dirent les Jacobins.

Presque tous les départements furent agités par les troubles religieux mais les provinces de Bretagne, d'Anjou et de Poitou furent les seules ou ces troubles se transformèrent en luttes sanglantes et acharnées.

On a cent fois décrit les lieux qui furent le théâtre de cette guerre et les mœurs des habitants qui y prirent part. Il serait superflu de revenir sur ce sujet. Contentons-nous de mettre en relief quelques points un peu trop laissés dans l'ombre par certains historiens, et surtout exposons les griefs principaux qui poussèrent ces populations à une révolte ouverte.

Dans ces trois provinces, les grandes villes sont rares, les bourgs sont disséminés de loin en loin, les villages mêmes ne sont pas agglomérés. Ils se composent d'un grand nombre d'habitations isolées ; chaque champ est entouré de haies, plantées sur les bords de fossés profonds. Des chemins, que les eaux ont ravinés depuis plusieurs siècles, sont les seules voies de communication, nous ne disons pas de maison à maison, mais de village à village, de bourg à bourg. Les paysans, presque tous occupés à l'élevage des bestiaux, vont très-rarement à la petite ville voisine, et professent pour les bourgeois qui l'habitent, une animosité instinctive. La chasse est leur occupation favorite ; passer la nuit à l'affût dans les marécages fait leur bonheur. La contrebande sur les côtes et, avant l'abolition de l'impôt du sel l'exportation frauduleuse de cette denrée des provinces rédimées dans les provinces de gabelle avaient donné à beaucoup d'entre eux l'habitude des ruses, des surprises et des combats nocturnes.

Le gentilhomme breton ou vendéen vivait en bon accord avec ses vassaux. Allant fort peu a la cour, il mangeait ses revenus, généralement assez minces, sur ses propres terres. Le montant des fermages ne se dépensant pas à Versailles et restant dans le pays revenait assez promptement dans les mains de ceux qui l'avaient payé. Il y avait partout une demi-aisance, de richesse nulle part.

Le clergé de ces contrées était pauvre et cependant charitable. Le curé était le conseil de ses paroissiens il s'associait a leurs joies comme à leurs douleurs il était presque invariablement attaché durant toute sa vie à la paroisse dans laquelle il avait débuté.

Les premiers événements de la Révolution avaient passé presque inaperçus dans ces départements reculés. Mais, quand il fallut mettre à exécution la loi sur la constitution civile et tous les décrets qui en avaient été la conséquence forcée, quand on vint dire à ces populations simples et religieuses que le district ordonnait a tous les prêtres de prêter le serment constitutionnel ou de cesser leurs fonctions, qu'il avait déclaré vacantes toutes les cures dont les titulaires avaient refusé le serment, qu'il envoyait des colonnes mobiles de gardes nationales du chef-lieu pour aller de paroisse en paroisse chasser de leur presbytère et de leur église les anciens curés et introniser à leur place des individus recrutés dans toutes les professions et dont ou avait fait des prêtres de pacotille, l'étonnement égala la colère, la résistance se traduisit plus d'une fois en coups de fusil et en émeutes partielles.

Dans leur naïveté, les paysans bretons et vendéens imputaient aux autorités locales les mesures oppressives qui partaient de bien plus haut ; car le district sur lequel devait peser tout le poids de leur haine ne faisait qu'appliquer strictement la loi.

L'Assemblée constituante avait voulu revenir aux coutumes de l'Église primitive et n'avait trouvé rien de mieux pour cela que d'attribuer l'élection des curés aux fidèles. On aurait compris à la rigueur que tous les habitants d'une paroisse fussent appelés à participer à la nomination de celui qui devait être leur pasteur. Mais telle n'avait pas été la méthode choisie par le législateur de 1790. Il avait confié la nomination des cures et des vicariats aux électeurs du deuxième degré rassemblés au district. Or, ces électeurs nommés à raison de trois ou quatre par chaque .commune étaient la plupart du temps trop éloignes du chef-lieu pour s'y rendre assidûment les jours d'élection les nominations étaient alors faites 'par les habitants de la ville même et des environs. La seule condition imposée aux citoyens pour prendre part au vote était d'assister préalablement à la messe paroissiale de la principale église du chef-heu. On comprend facilement combien était dérisoire une semblable prescription qui, au prix d'une momerie de quelques minutes, accordait à des incrédules, à des protestants, a des juifs, le droit de participer à la nomination de ministres dont ils ne partageaient pas les croyances. Peu importait d'ailleurs a ces électeurs de savoir si les candidats qu'on leur présentait, et que pour la plupart ils ne connaissaient pas, avaient la moindre vocation, la moindre aptitude pour les fonctions curiales. Ils nommaient et s'embarrassaient fort peu de savoir si la paroisse à laquelle ils allaient imposer un nouveau pasteur aurait à se féliciter ou à se plaindre de leur choix.

Dans les diocèses de l'ouest, très-peu de prêtres avaient consenti à prêter le serment beaucoup de cures étaient donc devenues vacantes. D'un autre côté, le recrutement du nouveau clergé n'était pas chose facile ; Dieu sait dans quels bas-fonds on fut souvent obligé d'aller chercher les individus auxquels on donnait charge d'âmes, et qui, après comme avant leur consécration, ne méritaient, par leurs mœurs et leur manque complet de dignité, que mépris et dérision[3].

Quand .la Constituante déclara sa mission achevée, le schisme existait dans tous les diocèses, dans toutes les paroisses, dans toutes les familles[4]. La Législative s'entêta dans l'erreur commise par sa devancière. Elle mit en pratique la maxime qu'en un moment d'égarement Barnave avait eu l'imprudence de proclamer : Périssent les colonies plutôt qu'un principe ! Pour soutenir l'œuvre de la Constituante, elle eut recours aux procédés les plus draconiens de l'intolérance. Or, l'intolérance ressemble à ces remèdes violents dont certains empiriques doublent la dose a chaque crise qui vient assaillir leur malade ; celui-ci parait éprouver quelque soulagement, mais bientôt les convulsions redoublent de violence, et le patient meurt au moment ou le charlatan prétend l'avoir guéri.

On croyait avoir éteint les plaintes des campagnes de l'Ouest, parce qu'elles n'arrivaient plus jusqu'à Paris. On croyait avoir vaincu toutes les résistances, parce que la tranquillité matérielle n'était. plus troublée. Mais le feu couvait sous la cendre.

Les populations abandonnaient les églises ou jadis elles se pressaient elles allaient au fond des bois, dans les métairies les plus reculées, dans des grottes presque inaccessibles, chercher les sacrements qu'elles auraient eu horreur de recevoir des mains d'un prêtre constitutionnel. Elles n'avaient qu'une pensée, conserver intacte la pureté de la foi de leurs pères[5].

 

III

Au début, le mouvement vendéen et breton fut complètement religieux, nullement royaliste. Certes la chute du trône de Louis XVI, son jugement, son exécution, avaient, causé dans beaucoup de provinces et surtout dans l'Ouest une émotion très-vive, mais le sentiment politique n'était pas un mobile assez puissant, pour soulever les populations des campagnes et les mettre en révolte ouverte et prolongée contre les décrets de la Convention. Ce qui le prouve surabondamment c'est que deux tentatives royalistes combinées avec la plus grande habileté par des officiers pleins d'énergie, celle du camp de Jalès dans la Lozère par Charrier et Dussaillant, celle de Bretagne par le marquis de la Rouerie, échouèrent, l'une après quelques jours de résistance, l'autre avant même qu'elle eût éclaté.

Comment, en effet, espérer que des hommes dont l'horizon ne s'étend pas au delà de leur village, qui peuvent avoir des sympathies et des préférences, mais qui l sont habitués a n'exercer aucune influence sur les destinées de leur patrie, se résoudront, pour le triomphe d'un principe abstrait, à faire abnégation de tous leurs intérêts matériels, à sacrifier parents, femme, enfants, à se jeter dans tous les hasards, dans toutes les horreurs d'une guerre civile ?

Mais il en est tout différemment s'il s'agit pour ces mêmes hommes de défendre ce que l'âme humaine a de plus précieux, la liberté de conscience, las première de toutes, puisqu'elle est supérieure et antérieure à tous tes pactes sociaux.

C'est la revendication de ce droit sacré d'adorer Dieu selon sa foi qui a opéré les plus glorieuses révolutions que l'histoire ait enregistrées dans ses annales. C'est elle qui a fait triompher les gueux des Pays-Bas de toutes les forces de la monarchie espagnole c'est elle qui soutient l'Irlande et la Pologne dans leurs luttes incessantes contre deux des plus grandes puissances de l'Europe moderne ; c'est elle qui inspirait les paysans vendéens et bretons lorsqu'ils se levèrent en masse en 1793.

Nous trouvons la preuve du sentiment exclusif qui animait ces populations dans les manifestes que lancèrent les insurgés le lendemain même de leurs premiers triomphes[6]. De ces manifestes, nous en avons recueilli plusieurs qui, par leur spontanéité et leur franchise, nous paraissent mériter d'être reproduits.

Ils émanent de trois groupes insurrectionnels différents et qui n'avaient aucun rapport entre eux Challans (Vendée), sur la rive gauche de la Loire ; Saint-Étienne de Montluc (Loire-Inférieure), et la Roche-Bernard (Ille-et-Vilaine) sur la rive droite.

Les gens de Challans s'expriment ainsi :

Nous vous écrivons les larmes aux yeux et les armes a la main. Nous ne demandons pas la guerre, mais nous ne la craignons pas. Nous avons intention de faire bonne et solide paix avec vous, si vous voulez nous accorder seulement quelques conditions qui nous paraissent on ne peut plus justes et intéressantes. Nous demandons :

1° La continuation de la religion catholique, apostolique et romaine et des prêtres conformistes ;

2° Qu'il ne soit point procède au tirement ;

3° La suppression de toute patente ;

4° La suppression de l'arrêté du département qui ordonne aux pères des enfants émigrés et à leurs parents suspects de se rendre au chef-lieu.

Les habitants des campagnes des environs de la Roche-Bernard parlent ainsi :

1° Écartez de nous le fléau de la milice, et laissez aux campagnes des bras qui leur sont nécessaires ;

2° Rendez à nos vœux les plus ardents nos anciens pasteurs, ceux qui furent, dans tous les temps, nos bienfaiteurs et nos amis... rendez-nous, avec eux, le libre exercice d'une religion qui fut celle de nos pères et pour le maintien de laquelle nous saurons verser jusqu'à la dernière goutte de notre sang...

Vingt et une paroisses des environs de Saint-Étienne de Montluc avaient pris pour conciliateur, auprès des autorités de la Loire-Inférieure, un ancien lieutenant-colonel du régiment de Royal-Auvergne, Gaudin-Bérillais. Voici en quels termes celui-ci traduit leurs griefs et leurs demandes :

1° La pleine et entière liberté du culte ne sera troublée sous quelque raison que ce soit. Ainsi tout prêtre non assermenté jouira de toute sécurité publique. En conséquence de cette pleine liberté qui leur est acquise par la loi, toutes les églises paroissiales, succursales, oratoires, leur seront ouvertes pour y célébrer publiquement 'les offices de leur religion. Chacun payera son ministre et sera maître de le choisir.

2° Les Jourdan, Michel, Courtois et Reubions, prêtres constitutionnels dans les paroisses de Saint-Étienne de Montluc et de Cordemain, devront ne pas se présenter à six lieues à la ronde de leur ancienne demeure. Il en sera de même de ceux des paroisses de Gourouet, Vigneux, Letemple et autres, dont on a sujet de se plaindre pour la désunion qu'ils mettent dans le pays.

3° On ne pourra plus proposer, sous quelque forme que ce soit, aucun tirage de milice ni aucune espèce de corvée quelconque.

4° Il ne pourra plus être pris de chevaux ni autres bestiaux, ni comestibles à qui que ce soit, que de gré a gré avec les propriétaires qui voudraient bien les vendre.

5° L'assiette des impôts se fera par les municipalités et non plus par les districts.

6° Sous quelque prétexte que ce soit, né ou à naître, les directoires de district ne pourront plus, de leur autorité privée, attenter a la liberté des citoyens. Il leur sera même défendu de requérir la force armée qui ne doit et ne peut marcher que d'après les ordres des tribunaux et des juges de paix.

7° Ces mêmes districts ne pourront plus troubler le repos public par des visites de gens armés, comme ils le font aujourd'hui à l'égard des plus recommandables citoyens.

8° Il leur sera défendu de prendre les armes nécessaires aux citoyens pour la sûreté de leurs maisons. Les armes saisies seront restituées.

9° Sous peine de destitution de leurs charges et emplois, les directoires de district et de département ne pourront plus vexer ni tourmenter les citoyens les plus recommandables, pour des propos vagues, pour d'infâmes suppositions faites par des dépositions encore plus infâmes et pour satisfaire leur inimitié particulière et celle de leurs protégés.

10° Dans la quinzaine au plus tard, il sera convoqué des assemblées primaires de tous les citoyens quelconques pour nommer de nouveaux électeurs. On n'y gênera pas les suffrages, comme ci-devant, par de mauvaises chicanes et des abus d'une autorité despotique, ou l'on employait les menaces pour contraindre les opinions.

11° Sitôt cette opération finie, tous les ci-devant membres des directoires et des tribunaux de district de Blain et de Savenay seront changés et renouvelés par une nouvelle élection.

12° Les prêtres constitutionnels et autres ne pourront y être admis sous quelque titre que ce soit, ni même reçus à voter dans les assemblées primaires et autres de leurs paroisses. Il leur sera expressément défendu de s'immiscer jamais dans les affaires temporelles.

13° Tous les citoyens jouiront de la liberté de penser, de parler et d'écrire sur toute matière et sur quelque personne que ce soit, sauf à ceux qui s'en trouveraient blessés à les poursuivre juridiquement s'il y a lieu.

14° Chaque paroisse aura cinquante hommes continuellement armés pour la sûreté publique et générale. Ces hommes seront choisis à la pluralité des voix[7].

 

Chacun des trois documents que nous venons de produire a son cachet particulier, mais ils peuvent se résumer ainsi :

Plus de tirage pour la milice, plus de persécution contre les prêtres qui ont refusé le serment, plus de' tyrannie et de vexations de la part des administrations de district.

Tels étaient les sentiments qui animaient les populations de l'Ouest. Il ne fallait plus qu'une occasion pour les faire éclater. Cette occasion leur fut offerte par la mise en exécution du décret du 24 février qui ordonnait la levée de 300.000 hommes.

Nous avons vu plus haut quelle était l'économie de cette loi, combien elle laissait de place à l'arbitraire, et se montrait large pur les exemptions à accorder, à tous ceux qui remplissaient des fonctions publiques[8]. Or, dans les provinces de l'Ouest, c'étaient les partisans des idées nouvelles qui, ayant consenti a ceindre l'écharpe tricolore au district ou à la commune, allaient par le fait profiter seuls du bénéfice de la loi. Quelle cause d'exaspération pour la masse de la population !

Voyez, disait-on le soir aux veillées, ce sont ceux qui ont applaudi à l'établissement de la République, qui ont appelé la guerre à grands cris, que la loi exempte du tirage, et c'est nous, qui n'avons désire ni l'une ni l'autre de ces calamités, qui allons supporter tous les 'maux qu'elles entraînent après elles. A quel titre ces hommes qui nous ont enlevé notre pasteur, qui le poursuivent dans les bois, qui ont dépouillé notre église de ses ornements et de ses cloches, viennent-ils aujourd'hui nous demander nos enfants pour aller défendre une république dont nous ne connaissons l'existence que par les vexations de toute nature qu'on nous fait subir en son nom ?

Tout cela était vrai, mais d'un autre côté fallait-il ajouter des complications nouvelles aux inextricables difficultés sous les quelles succombait notre malheureuse patrie ? Aux blessures qui déchiraient ce grand corps déjà si martyrisé en fallait-il ajouter une autre par laque !le irait s'écouler le plus pur sang de la France ? Les populations vendéennes et bretonnes étaient trop loin des frontières pour entendre le canon de l'étranger ; elles ne pensèrent qu'a une seule chose invoquer, contre ceux-là mêmes qui l'avaient inscrite au frontispice de leur Constitution, cette maxime' : Lorsque le peuple ou une fraction du peuple est opprimée, l'insurrection est le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.

 

IV

La réunion, pour la formation des listes d'appel et pour le tirage, avait été fixée dans un grand nombre de communes au dimanche 10 mars. Conformément aux prescriptions de la loi, le département avait envoyé des commissaires dans chaque district, les districts dans chacune de principales communes de leur circonscription. Au même jour, à la même heure, la même scène se passa dans cent endroits différents, sans qu'il y eût concert préalable, mais parce que les mêmes causes devaient produire naturellement les mêmes effets.

Les commissaires de district et les officiers municipaux. ouvrent la séance et déclarent qu'il va être procédé au recensement définitif des citoyens âgés de vingt-cinq à quarante ans, non mariés ou veufs sans enfants, domiciliés dans la commune ; les assistants répondent d'une voix unanime qu'ils ne donneront ni leur nom ni leur âge. Espérant que les récalcitrants respecteront au moins J'autorité de la Convention nationale, les commissaires font lire les décrets et les proclamations qui les accompagnent. Cette lecture est couverte de huées. Ils annoncent alors que, puisque personne ne propose d'apporter dans la forme légale des modifications a la liste qui a été dressée provisoirement par les autorités locales, elle servira au tirage au sort. Mais l'apparition des urnes, dans lesquelles on a placé d'avance les noms des individus recensés, devient le signal d'un tumulte épouvantable. On entoure, on menace les délégués du district, on renverse les urnes, on lacère les bulletins qu'elles renferment. Des insultes on passe bientôt aux coups ; les commissaires n'ont que le temps de fuir. Ils regagnent au plus vite et non sans peine le chef-lieu de district, dressent procès-verbal de la rébellion et écrivent au département pour lui demander des secours. Pendant ce temps, les paysans, maîtres du terrain, sonnent le tocsin pour avertir leurs voisins de leur victoire, et allument des feux de joie, qu'ils alimentent avec les papiers de la municipalité et les décrets de la Convention.

Le cadre de cet ouvrage ne nous permet pas de donner un récit exact et détaillé de ce qui se passa dans chaque groupe insurrectionnel. Choisissons quelques épisodes, dénonçons les meurtres déplorables qui souillèrent les premières victoires des Vendéens, et flétrissons-les avec la même énergie que nous avons mise a stigmatiser les excès de la démagogie.

Dès le 11 mars au matin, de nombreux rassemblements, armés de fusils, de fourches et de bâtons, se dirigent vers Machecoul, chef-lieu de district du département de la Loire-Inférieure. La garde nationale de cette petite ville ne comptait que" cent hommes ; elle se porte à la rencontre des paysans ; à sa tète se trouve Maupassant, ancien constituant, commissaire du département près le district. Celui-ci veut haranguer les révoltés, mais il ne peut se faire entendre bientôt sa petite troupe se débande ; il n'a plus autour de lui que trois officiers et cinq ou six gendarmes.

A ce moment, quelques gardes nationaux qui s'étaient jetés dans une ruelle, espérant ainsi s'esquiver, sont repoussés à coups de fusil par des paysans placés en embuscade et viennent tomber aux pieds de Maupassant. La foule, dont l'odeur de la poudre et du sang excite les instincts furieux, se précipite alors sur le magistrat il est jeté à bas de son cheval et percé d'un coup de pique le lieutenant de gendarmerie et le commandant de la garde nationale partagent son malheureux sort.

Machecoul appartient dès lors aux envahisseurs ils pillent la maison commune, dispersent les archives du district et, ivres de leur victoire, massacrent une vingtaine de citoyens, notamment le curé constitutionnel.

Dans le Morbihan, la petite ville de la Roche-Bernard, par sa position sur la Vilaine, est un point stratégique d'une grande importance. Le 15 mars elle est attaquée par six mille paysans. Elle n'a pour résister qu'un détachement du 109e de ligne, quelques gendarmes et gardes nationaux, ne formant pas un total de 200 hommes armés.

Parmi les insurgés se trouvent deux frères du commandant de la garde nationale, Bernard, que les paysans sont allés trouver chez eux et ont forcés de marcher à leur tête. Ils servent d'intermédiaires pour amener les autorités à capituler. Celles-ci, après de nombreux pourparlers, comprennent qu'elles ne sauraient repousser les assaillants et s'engagent à ne faire aucune résistance sur la promesse que les personnes seront respectées. Par malheur, au moment de l'entrée des rebelles, un coup de fusil part en l'air, les paysans se croient attaqués, tirent de tous côtés et se répandent dans les rues en criant vengeance ! Une trentaine de victimes tombent sous leurs coups. Les frères Bernard s'élancent au milieu de ces forcenés, et parviennent enfin à arrêter l'effusion du sang. Ils ont la précaution de faire emprisonner, pour les mettre en lieu de sûreté, plusieurs fonctionnaires désignés depuis longtemps à l'animadversion des insurgés, notamment le président du directoire du district, Sauveur et le procureur-syndic Lefloch.

La soirée se passe si tranquillement que les frères Bernard croient pouvoir se retirer dans leur maison de campagne d'ou les paysans les ont enlevés le matin. Mais, dès le lendemain, les plus animés parmi les rebelles, profitant de l'absence des seuls hommes qui puissent avoir quelque influence sur la masse de leurs compagnons, se précipitent vers la prison, en arrachent les deux malheureux magistrats et les entraînent à travers les rues, voulant, disent-ils, les contraindre à faire amende honorable. Aux injonctions qui leur sont faites, les deux martyrs ne répondent que par des cris de : vive la République, vive la Nation ! et tombent percés de coups[9].

Le 15 mars, vingt mille insurgés se présentent devant Cholet, chef-Heu de district de Maine-et-Loire. La garde nationale ne pouvait évidemment pas se défendre contre une avalanche semblable ; elle l'essaye cependant-, et ce n'est qu'après sept heures de combat que les insurgés se rendent maîtres de la ville et du château. Les archives sont brûlées, les caisses pillées. Une espèce de commission militaire se forme par les ordres d'un misérable nommé Six-sous, ancien canonnier dans l'armée ; elle fait mettre a mort une quinzaine de prisonniers[10].

Des faits également déplorables se passèrent dans une dizaine d'autres localités[11]. On peut estimer à trois cents environ le nombre de personnes qui, du 11 au 15 mars, tombèrent victimes des vengeances du peuple des campagnes. Ce fut surtout dans les chefs-lieux de district que les meurtres furent plus atroces et plus nombreux on ne doit pas s'en étonner. De ces petites villes étaient partis depuis trois ans tous les ordres vexatoires, toutes les mesures tyranniques dont les populations rurales avaient eu tant à se plaindre. En immolant quelques fonctionnaires subalternes, les seuls dont les noms étaient parvenus jusqu'à leurs villages, elles se figuraient avoir ainsi décapité la République. En quelques jours, l'insurrection tint en son pouvoir la presque totalité du territoire de huit départements[12].

Elle était maîtresse du cours de la Loire depuis Ingrandes jusqu'à Paimbœuf. Sur la rive gauche, suivant une ligne passant par Mortagne, Tiffauges, Montaigu, Legé et Challans, elle arrivait jusqu'à l'Océan. Sur la rive droite, elle possédait Chalonnes, Ancenis, Châteaubriand, Couëron, Blain, Savenay, Guérande et le Croisic. La ville de Nantes se trouvait ainsi placée au milieu d'un cercle presque impénétrable. Dans les Côtes-du-Nord, les rebelles occupaient Lamballe et Restroven ; dans l'Ille-et-Vilaine, Redon, Laguerche, Vitre, Fougères et Dole ; dans le Morbihan, la Roche-Bernard et Rochefort ; dans le Finistère, Saint-Pol-de-Léon et Lesneven. Ils arrivaient presque aux portes de Lorient et Brest, les deux principaux arsenaux, de la marine militaire.

 

V

Les représailles des républicains ne se firent pas attendre. Dès le 13 mars, c'est-à-dire le lendemain des massacres de Machecoul, deux jours avant ceux de la Roche-Bernard et de Cholet, les autorités municipales et départementales, séant à Nantes, sous là présidence du maire Baco, ordonnèrent :

1° Qu'un tribunal criminel extraordinaire serait formé pour juger sans appel les révoltés ; 2° que la guillotine serait immédiatement dressée sur la place du Bouffay ; 3° que des cours martiales accompagneraient chaque détachement de la force armée et jugeraient sur les lieux mêmes les insurgés arrêtés les armes à la main ; 4° que les biens des rebelles seraient confisqués au profit de la République ; 5° que les maîtres seraient civilement responsables pour leurs domestiques, les pères pour leurs enfants.

Cet arrête était inégal au premier chef ; il n'avait pour base aucune loi ; les autorités nantaises s'y arrogeaient non-seulement le droit de confiscation, mais encore le droit de vie et de mort sur leurs concitoyens. Il n'en fut pas moins mis à exécution dès le lendemain par les colonnes mobiles que la ville de Nantes envoya dissiper les attroupements qui battaient la campagne[13].

Peut-être par des mesures moins violentes aurait-on pu apaiser les troubles. En divers endroit, les populations rurales avaient eu honte des excès auxquels elles s'étaient livrées dans les premiers moments et avaient fait parvenir aux autorités constituées des paroles de conciliation et de paix[14]. Mais ces ouvertures avaient été rejetées avec dédain. La réponse des républicains fut partout la même : Soumettez-vous d'abord, nous verrons ensuite, dans notre clémence, ce que nous aurons a faire.

Les quelques personnes qui avaient voulu se porter conciliatrices entre les autorités constituées et les paysans furent traitées en rebelles et payèrent de leur tête la confiance que leur avait inspirée le rote toujours sacré de parlementaires[15].

Ainsi s'envenima de manière a ne pouvoir plus être guérie que par le fer et le feu la plaie que la République devait porter plusieurs années dans son sein. Ainsi commença cette guerre fratricide des bleus et des blancs, dont les souvenirs et, il faut le dire, les ressentiments ne sont pas encore éteints après plus de soixante-dix années.

Nous avons essayé de dépeindre, en quelques traits, les débuts de l'insurrection vendéenne, nous devons maintenant, pour ne pas interrompre le cours des événements qui se pressent, revenir a ce qui se passait a la Convention et en Belgique. Seulement, avant de quitter ce sujet, constatons de nouveau un fait qui a, suivant nous, une importance historique capitale c'est que, pendant cette période, les mots de royauté et de monarchie furent a peine prononcés.

Les premières aspirations que les paysans insurgés manifestèrent furent, essentiellement démocratiques[16]. Les premiers chefs qu'ils se donnèrent, furent pris dans leurs rangs. C'était le voiturier Cathelineau, le garde-chasse Stofflet, le perruquier Gaston[17]. Les Bonchamp, les la Rochejaquelein, les Lescure, les d'Elbée, n'apparurent que lorsque le mouvement se fut généralisé. S'ils hésitèrent d'abord a courir aux armes, c'est que, jugeant avec leur froide raison et leur expérience militaire le mouvement qui éclatait, ils l'avaient considère comme dénué de toute chance de succès. Mais, une fois .engagés dans la lutte, ils ne faiblirent pas, et presque tous payèrent de leur vie leur dévouement chevaleresque à la cause vendéenne.

 

VI

Les premières nouvelles de l'insurrection arrivent a la Convention le 18 mars ; mais elles sont encore ce jour-la vagues et confuses.

Le même courrier apporte une lettre de Léonard Bourdon annonçant qu'Il vient d'être victime a Orléans d'un affreux guet-apens[18].

Le soir même, Barère monte à !a tribune, armé d'un volumineux rapport et d'une série de décrets qui, suivant lui, doivent réunir tous les intérêts comme toutes les sympathies autour de la Convention. Dans son exorde, il rattache le prétendu meurtre de Léonard Bourdon a un immense complot qui s'étend sur toute la France et dont les troubles des départements de l'Ouest ne sont que l'explosion partielle.

On veut, s'écrie-t-il, assassiner la République et l'on commence par assassiner les députés patriotes. La contre-révolution marche, et nous ne marchons qu'après elle.

Nous ne délibérons qu'après les événements ; il nous appartient de les prévoir et de les prévenir. Vous .ne devez plus discuter, vous devez agir, vous devez combattre. Vous n'avez encore été que trois jours en Révolution depuis le commencement de votre session le premier, lorsque vous avez fondé la République ; le second, lorsque vous l'avez décrétée une et indivisible le troisième, lorsque vous avez condamné a mort le tyran. Le reste est couvert de passions, d'intrigues, de divisions qui ont fait le malheur de la République. Oublions ces sujets de querelles et de discordes en révolution, il ne faut jamais voir que le lendemain et jeter un voile sur tout ce qui s'est passé la veille...

Laissez de côté les demi-mesures, déclarez-vous corps révolutionnaire. Il s'est élevé des défiances contre Paris. Citoyens, Paris a sauvé la liberté. Le despotisme était un géant nous lui avons opposé le géant de Paris, et le géant n'est plus. Les uns ont voulu faire de cette cité tout, les autres rien. Il faut qu'elle ait sa place, mais sa place seulement dans la République. Assurons son existence et sa prospérité, et déclarons que la Convention saura sauver la liberté là où elle a été conquise.

Mais rassurons également les départements par une déclaration franche et solennelle qui déjoue toutes les manœuvres, qui détruise toutes les calomnies. Décrétons la peine de mort contre tous ceux qui proposeront ou tenteront d'établir la ici agraire ou toute autre loi ou mesure subversive des propriétés territoriales, commerciales et industrielles.

Maintenant il faut acquitter une dette sérieuse, il faut organiser les secours publics. Beauvais a un rapport tout prêt sur cette matière. Je demande qu'il soit mis a l'ordre du jour de demain[19].

Il faut prendre deux autres mesures financières ; il faut voter en principe le partage des biens communaux et l'impôt progressif sur les richesses, tant foncières que mobilières.

Il faut multiplier le nombre des acquéreurs de biens nationaux, il faut vendre par petites portions les biens des émigrés et les parcs ci-devant royaux. La Révolution ainsi consolidée par l'intérêt d'une foule de propriétaires sera inébranlable.

Il est une mesure que vous ne devez pas négliger. Elle est nécessaire pour le succès de la Révolution dans les campagnes. Il faut y détruire tout vestige féodal. Il y a une infinité de châteaux d'émigrés, vieux repaires de la féodalité qui resteront nécessairement invendus, qui ne serviront ni pour les établissements d'éducation publique ni pour les assemblées primaires. Ces masures qui encombrent le sol de ta liberté peuvent, par leur démolition, servir à favoriser les pauvres et laborieux agriculteurs et a créer des villages en même temps que vous fertiliserez les campagnes.

Enfin, il faut chasser des terres de la République tous les étrangers sans aveu. Quand vous aurez nettoyé les écuries d'Augias, Paris sera tranquille.

 

Au fur et à mesure qu'une proposition est présentée par l'organe du Comité de défense générale, elle est couverte d'applaudissements et adoptée par acclamation. Lorsque la série des décrets rédigés d'avance est épuisée, l'orateur s'écrie dans son langage dithyrambique :

La voilà donc cette Assemblée qu'on a tant calomniée, qu'on a représentée au peuple comme déchirée par des divisions, comme incapable de faire du bien la voilà qui, d'un commun accord et par un enthousiasme vraiment social et civique, vient d'adopter .toutes les mesures que réclamait le salut public Pour couronner dignement cette séance, dont le procès-verbal devra être envoyé dans tous les .départements, je demande qu'une adresse courte et énergique annonce au peuple français qu'il est à l'état révolutionnaire, et que la Convention s'occupe d'un plan d'instruction publique ayant pour objet de changer nos idées et nos opinions anciennes, d'établir la morale qui convient à la liberté et à la République.

 

VII

Barère n'avait fait que de la théorie révolutionnaire, il fallait maintenant faire de la pratique. La Convention, prenant au sérieux la comédie jouée par Léonard Bourdon, déclare la ville d'Orléans en état de rébellion, suspend de ses fonctions la municipalité de cette ville, ordonne que le maire et le procureur-syndic seront mis en arrestation, et que les auteurs de l'attentat commis sur la personne du représentant du Loiret seront conduits à Paris et traduits devant le tribunal révolutionnaire.

Le 19 mars, Cambacérès, au nom du Comité de législation, présente un décret qui confirme et aggrave l'arrêté des autorités de la Loire-Inférieure[20]. Aux termes de ce décret, tout individu prévenu d'avoir pris part aux révoltes ou émeutes contre-révolutionnaires éclatant a l'occasion du recrutement, sera traduit devant une commission militaire de cinq membres, formée par les officiers de chaque division. Cette commission devra reconnaître comme constant tout fait de rébellion établi soit par un procès-verbal revêtu de deux signatures, soit par un procès-verbal revêtu d'une seule signature et confirmé par la déposition d'un témoin, soit par la déposition orale et uniforme de deux témoins. Les prêtres, les ci-devant nobles, les ci-devant seigneurs, leurs agents et domestiques, les individus ayant eu des emplois ou exercé des fonctions publiques dans l'ancien gouvernement et depuis la Révolution. les chefs et instigateurs de la révolte, ceux qui seront convaincus de meurtre, d'incendie et de pillage devront être punis de mort et leur biens confisqués ; les autres individus arrêtés resteront en prison jusqu'à ce qu'un décret ait statué sur leur sort.

Il est ordonné aux commandants de la force publique de publier une proclamation enjoignant aux révoltés de se séparer et de mettre bas les armes ceux d'entre eux qui, dans les vingt-quatre heures, rentreront dans le devoir ne pourront être ni inquiétés ni recherches. Ceux qui, a' quelque époque que ce soit, mais avant l'entière dispersion des rebelles, livreront les chefs, auteurs et instigateurs de la révolte, ne pourront être poursuivis, ni les jugements rendus contre eux recevoir d'exécution.

La rédaction très-confuse du décret présente par Cambacérès dénote le trouble profond de ce jurisconsulte éminent peu accoutumé encore a formuler de telles lois. Aussi le futur archichancelier de l'Empire réduit-il son rapport a ce peu de mots : Il en a coûté à votre Comité de vous présenter des mesures aussi rigoureuses ; il vous en coûtera, sans doute, de les adopter, mais le législateur est esclave de ses devoirs. La Convention comprend ce que veut dire ça laconisme et vote en silence les dix articles qui composent le projet de loi.

Comme complément des mesures annoncées par Barère, d'autres ne tardent pas a être présentées contre les étrangers et les émigrés.

Le rapport sur les étrangers est déposé le 21, par Jean Debry, au nom du Comité diplomatique. La veille, le ministre des affaires étrangères, Lebrun, avait énuméré, dans une lettre adressée a la Convention les mesures arbitraires prises contre les Français par l'Espagne, l'Angleterre, la Hollande, la Prusse, l'Autriche, l'empire germanique et l'évêque de Rome (c'est ainsi que le gouvernement de la République persistait à appeler le pape). Il avait terminé son exposé en invitant l'Assemblée a user de représailles d'une manière aussi efficace et aussi énergique que possible. L'Assemblée n'entra que trop facilement dans cette voie elle adopta immédiatement le projet de Jean Debry, qui devait, suivant les expressions du rapporteur, arrêter la distribution des guinées de M. Pitt, et des piastres de Madrid. Aux termes de ce décret : 1° dans chaque commune de la République et dans chaque section des grandes communes il devait être formé un comité composé de douze membres, dont ne pouvait faire partie aucun ecclésiastique, qu'il eût ou non prêté le serment civique ; aucun ci-devant noble, aucun ci-devant seigneur, aucun agent des ci-devant seigneurs ; 2° ce comité devait recevoir de tous les étrangers, résidant ou arrivant dans la commune, la déclaration de leurs noms, âge, profession, lieu de naissance et moyens d'existence tout individu incapable de justifier d'un établissement, d'une industrie et de ses sentiments civiques, devait être expulsé de la commune dans les vingt-quatre heures, et dans les huit jours du territoire de la République ; 3° tout individu qui, dans les délais voulus, n'obéissait pas a l'ordre d'expulsion était passible de dix ans de fer.

Les mesures contre les émigrés étaient sans cesse à l'ordre du jour ; il se passait peu de semaines que de nouvelles rigueurs ne vinssent s'ajouter aux anciennes. Il serait impossible de suivre toutes les phases de cette législation chaque jour plus cruelle, chaque jour plus exorbitante. Qu'il nous suffise, pour édifier nos lecteurs, de mettre sous leurs yeux un épisode de la discussion.

Lasource vient exposer à la Convention que l'on a amené au Comité de sûreté générale une jeune fille prévenue du délit d'émigration.

Nous l'avons interrogée, dit-il, et elle nous a répondu, avec la candeur et la franchise de l'enfance, que son père et son frère étaient dans l'armée de Condé, qu'elle-même avait quitté la France en 1790, lorsqu'elle n'avait que treize ans, et qu'elle avait été ramenée en France à seize ans par un ami de sa famille auquel elle avait été confiée. Après avoir recueilli cet interrogatoire, nous avons frémi, car la loi condamne cette enfant a avoir !a tête tranchée Vous avez prononcé la peine de mort contre tout émigré qui rentrerait, et vous n'avez excepté de cette peine que les enfants ayant moins de quatorze ans. Voici le fait d'un côté, la loi de l'autre. La loi est injuste, elle ne peut subsister. Elle applique la même peine il l'enfant faible et timide et au conspirateur audacieux. Vous punissez l'enfant d'un crime qui n'en est pas un pour lui, puisqu'il n'a pas été libre de ne pas le commettre. Une fille de treize ans peut-elle résister a la volonté d'un père et d'une mère qui partent et lui ordonnent de les suivre ? En eût elle la puissance morale et la force physique, quelle ressource lui resterait-il autre que la prostitution et l'infamie ? Si elle reste, l'opinion la flétrit, l'indigence lui fait de la débauche un besoin si elle part, la loi la frappe. Avec de pareilles lois, un peuple aura-t-il jamais des mœurs ? Pour moi, s'il faut choisir, j'aime mieux, des mœurs sans lois que des lois sans mœurs.

La loi ne présente qu'une sévérité inutile. Craignez-vous que les enfants en rentrant héritent des biens de leurs père et mère ? Mais, d'après votre législation, les enfants n'ont droit à rien c'est à la République que tout est acquis. Dira-t-on que ces enfants peuvent détruire la République ? Si cela était à craindre, votre République serait bien mal assurée. Comment penseriez-vous qu'à dix-huit ans ils peuvent l'attaquer, quand vous avez décrété qu'avant cet âge ceux qui sont dans son sein ne peuvent la défendre ? Vous avez détruit cet odieux préjugé qui taisait rejaillir sur l'enfant la honte du supplice infligé au père ne l'avez-vous donc détruit que pour renchérir sur le préjugé ? Il condamnait l'enfant à la honte, vous le condamnez à la mort. Qu'on ne parle pas ensuite de philosophie, d'abolition de la peine de mort. Est-ce en infligeant avec barbarie cette peine a l'innocence que vous vous préparez philanthropiquement à cesser de l'infliger au crime ? Frappez les émigrés, je ne les défends pas mais respectez l'enfance, elle est sacrée comme la vertu. Je demande que l'on déclare d'une manière formelle que les lois sur 1'émigration ne s'appliquent pas aux garçons âgés de moins de dix-huit ans et aux m les de moins de vingt et un ans.

 

A peine Lasource a-t-il terminé son exposé que Robespierre s'étance a la tribune Je ne m'oppose point, dit-il, au sursis demandé en faveur de la jeune personne dont Lasource vient d'entretenir l'Assemblée, mais d'exception en exception jusqu'où irez-vous ? Bientôt on vous demandera d'exempter des peines de la loi les femmes d'émigrés qui sont en puissance de maris et qui, par conséquent, sont liées d'une manière plus étroite a leurs époux que les filles à leurs pères.

De violents murmures se font entendre Robespierre rassure aussitôt, ses amis, il déclare qu'il n'a mis cette idée en avant que pour montrer l'absurdité de la proposition de Lasource.

Si vous ouvrez, ajoute-t-il, la République aux enfants des émigrés, il n'est pas une de ces familles rebelles qui n'ait bientôt ici ses représentants vous verrez ces êtres pleins d'orgueil et de vengeance faire expier au peuple ce qu'ils appellent le crime de la Révolution. Rappeler les fils d'émigrés âgés de moins de dix-huit ans, c'est rappeler les héritiers de leurs crimes, qui ne cesseront de déchirer la patrie jusqu'à ce qu'ils aient vengé leurs pères c'est inoculer dans les veines de la République naissante le poison de l'aristocratie c'est appeler de nouveaux alliés au secours des intrigants et des traîtres qui conspirent autour de nous. Je demande la question préalable sur toute idée de rappeler les enfants mates des émigrés je consens à ce que l'on adoucisse la peine prononcée contre les filles.

L'Assemblée se hâte de se conformer à la sentence prononcée par Robespierre ; elle adopte la question préalable sur les modifications à apporter à la loi qui prononce la peine de mort contre tout émigré mâle de plus de quatorze ans, et, croyant faire preuve d'humanité, elle décrète que toute jeune fille âgée de plus de quatorze ans qui rentrerait en France sera déportée et, si elle y rentre une seconde fois, punie de mort.

Cette exception, quelque dérisoire qu'elle soit, confirme la règle et devient le signal de nouvelles motions contre tes émigrés. Duhem demande qu'on les mette hors la loi Garnier (de Saintes), que tout citoyen soit autorisé à leur courir sus ; Charlier, qu'une, fois leur identité reconnue, ils soient exécutés dans les vingt-quatre heures. C'est cette dernière rédaction qui prévaut et qui vient enrichir d'un article de plus le Code draconien que, depuis près de trois mois, la Convention élabore avec tant de persévérance, et qu'elle fait enfin promulguer le 28 mars[21].

 

VIII

Pendant ce temps, le tribunal révolutionnaire, qui avait été créé par les lois des 9, 10 et li mars, s'organisait assez lentement. Le 13, la Convention procéda à l'élection des juges et des jurés. Les choix se firent à de très-faibles majorités. Les élus obtinrent au plus 180 voix sur 7~)9 membres dont se composait l'Assemblée il est vrai qu'il y avait un certain nombre de représentants en mission.

Une grande partie des juges et des jurés n'acceptèrent pas les terribles fonctions auxquelles ils étaient appelés il fallut épuiser la liste des suppléants pour atteindre le chiffre minimum indispensable à la constitution du tribunal. Encore se vit-on obligé d'autoriser le jury a fonctionner au nombre de dix membres seulement. Le président devait être celui des juges qui obtiendrait le plus de suffrages il fallut descendre jusqu'au troisième élu pour trouver une acceptation. Montané, ancien juge de paix dans le département de la Haute-Garonne, fut investi de ce terrible emploi ; mais il ne le garda pas longtemps, parce qu'il montra trop de commisération vis-à-vis de certains accusés.

Fouquier-Tinville avait été élu, par 163 suffrages, premier adjoint à l'accusateur public. Sur le refus d'un personnage assez obscur, nommé Faure[22], qui avait obtenu un plus grand nombre de voix, il devint immédiatement, le chef du parquet. Comme il se garda bien de tomber dans la même faute que Montané, il conserva jusqu'au dernier jour de la Terreur les fonctions qui devaient rendre son nom déplorablement immortel. Le grenier en chef était un grand ami de Danton. Il venait de remplir une mission en Belgique et, à cette occasion, il avait demandé l'autorisation de changer son nom de Paris, qui risquait de lui donner un air de parenté avec l'assassin de Lepeletier, en celui de Fabricius qui rappelait le héros romain dont Jean-Jacques Rousseau, le grand inspirateur de la phraséologie révolutionnaire, avait naguère si éloquemment évoqué le souvenir.

En jetant un coup d'œil sur la liste des autres juges et jurés, on remarque les bizarreries étranges que produit un scrutin de liste, lorsque les votants connaissent à peine de nom ceux qu'ils nomment. Constitutionnels, Girondins, Jacobins s'y rencontrent et s'y coudoient. On y trouve, à côté l'un de l'autre, Feuquières et Fréteau, anciens constituants Dufriche-Desmadeleines, propre frère de Dufriche-Valazé, Cabanis, beau-frère de Condorcet ; puis, Jourdeuil, Leroy, Brochet, Duplain et quelques autres coryphées du club Saint-Honoré. Seulement, les premiers ou n'acceptèrent pas ou se retirèrent bientôt ; les autres, au contraire, restèrent et devinrent ces jurés solides que prisaient, avec juste raison, Fouquier-Tinville et ses patrons.

L'élection à laquelle la Convention attacha le plus d'importance fut celle de la commission des Six, chargée de surveiller et de diriger la marche du tribunal. Là, chacun des députés pouvait voter en parfaite connaissance de cause, car c'était du sein même de l'Assemblée que cette commission devait être tirée. La Gironde et ta. Montagne avaient formé chacune une liste différente on peut donc mesurer la force des deux partis d'après le résultat de l'élection. Il y eut 413 votants ; la liste de la Gironde réunit de 240 à 220 voix, celle de la Montagne de 152 a 142. La commission fut composée de Garran-Coulon, La Réveillère-Lépeaux, Rabaut-Saint-Étienne, Delaunay jeune, Gommaire, tous portés par la droite. Bréard, qui avait été présenté indifféremment par les deux partis, arrivait le sixième avec 209 voix mais il déclara qu'il ne se croyait pas assez de connaissances en législation criminelle pour pouvoir accepter cette mission difficile il fut remplacé par Prieur (de la Marne), le premier sur la liste de la gauche. La Montagne ne put dissimuler le mécontentement extrême qu'elle éprouvait de sa défaite, et se promit bien de se débarrasser promptement d'un rouage qu'elle regardait comme inutile du moment qu'il n'était pas à sa complète disposition.

A peine le Tribunal se trouva-t-il organisé que les démagogues demandèrent qu'on lui attribuât non-seulement la connaissance des délits contre-révolutionnaires sur lesquels les tribunaux criminels avaient ouvert une instruction, mais encore qu'on interrompît les débats commencés devant ces tribunaux pour traduire les accusés à la barre de la nouvelle juridiction. Ce fut Garnier (de Saintes) qui prit l'initiative de cette monstrueuse proposition, et voici en quels termes :

J'annonce à la Convention que Blanchelande, le ci-devant gouverneur de Saint-Domingue, est sur le point d'être acquitté par le tribunal criminel de Paris ; je demande qu'on suspende son procès, et .qu'on le renvoie devant le Tribunal révolutionnaire.

Personne ne proteste. La Convention approuve. Quinze jours après, Blanchelande, arraché a ses juges naturels, était condamné à mort.

Pour vouer plus sûrement à la haine et à la vengeance du peuple ceux qu'elle s'apprête à traduire devant le redoutable tribunal, l'Assemblée déroge pour eux aux lois de la Constituante, qui a proscrit toute appellation nobiliaire dans n'importe quel acte public ; elle décrète que dans les jugements rendus contre les prévenus de complots contre-révolutionnaires il sera fait mention .des titres et qualités que les condamnés avaient avant la Révolution.

En les envoyant à l'échafaud, on leur rendait par vengeance des qualifications que jadis on leur avait enlevées par envie[23].

 

IX

L'article 8 de la loi du 10 mars maintenait aux municipalités et aux corps administratifs' la police de sûreté générale dont ils avaient été investis par les lois antérieures, et étendait leurs attributions à la poursuite de tous les crimes et délits de la compétence du Tribunal révolutionnaire. Il est donc nécessaire d'étudier l'ensemble des pouvoirs confiés aux Conseils généraux des communes en matière de liberté individuelle. On verra combien étaient serrées les mailles du vaste réseau d'espionnage et de compression qui s'étendait sur toute la France.

La police politique s'exerçait par quatre moyens principaux les certificats de résidence, les passé-ports, les certificats de civisme, les cartes de sûreté.

Tout citoyen qui pouvait être soupçonné d'avoir, depuis quatre ans, passé un seul jour au delà des frontières, était tenu de se pourvoir d'un certificat de résidence. Ce certificat devait être délivré par la commune sur le témoignage de huit témoins domiciliés et après quinze jours d'affiche. Le signer ou le délivrer par complaisance ou à prix d'argent était un crime frappé des peines les plus sévères. Si l'individu soupçonné d'émigration avait habité, même momentanément, plusieurs communes différentes, il fallait qu'il se munit d'autant de certificats qu'il avait eu de résidences depuis quatre années. On frémit quand on pense que l'omission d'une de ces nombreuses formalités pouvait faire inscrire un malheureux citoyen sur la fatale liste des émigrés et le rendre passible de la peine de mort, sur la simple constatation de son identité.

La loi exigeait que les notaires, avoués, huissiers et autres officiers ministériels, les administrateurs et employés de toute catégorie obtinssent un certificat de civisme de la commune de leur résidence. S'il leur était refusé, ils devaient aussitôt cesser leurs fonctions. Ainsi le pouvoir de destituer quiconque exerçait un emploi ou un office public, le droit de ruiner le présent et l'avenir d'un nombre considérable de familles, étaient livrés a l'arbitraire des corps municipaux qui, la loi le disait en termes exprès, n'avaient pas même à donner un motif de leur décision. Bien plus, l'employé, l'officier ministériel qui avait obtenu de sa commune cette précieuse attestation de son civisme n'était pas a l'abri de toute inquiétude, car il lui faisait encore la faire approuver au district et au département ; à chaque degré de la hiérarchie administrative, l'animosité d'un ennemi obscur pouvait empêcher qu'on lui délivrât le certificat, sur lequel reposaient son existence, celle de sa femme et de ses enfants.

Les passeports étaient, comme les cartes civiques, accordés par les communes selon leur bon plaisir. Nul ne pouvait faire un voyage de quelques lieues, même dans la circonscription de son district, sans être muni d'un passeport parfaitement en règle. Avant de le délivrer, le procureur-syndic interrogeait le pétitionnaire sur les motifs de son voyage, sur la longueur de son absence, entrait dans sa vie privée et scrutait ses affaires, le tout en séance publique du Conseil générât de la commune. La tyrannie municipale allait si loin qu'à Paris on eut l'idée de refuser tout passeport aux femmes, parce que, disait Chaumette, elles n'ont pas besoin de voyager. La faculté de circuler entre la capitale et les départements, voire même la banlieue, était pour ainsi dire intermittente. Tantôt on ouvrait les barrières, tantôt on les fermait. La Commune depuis longtemps ne connaissait d'autre règle que sa volonté, d'autre loi que son caprice. A l'intérieur de Paris, il fallait, pour circuler même en plein jour dans les rues, être pourvu de sa carte de sûreté, car on devait l'exhiber à la première réquisition de chaque agent de l'autorité, à chaque poste de garde, nationale.

Enfin par deux décrets rendus à un mois de distance, en février et mars 1793, et applicables à toute l'étendue de la République, les propriétaires, locataires et concierges étaient obligés : 1° de déclarer à leur municipalité, dans les vingt-quatre heures, le nom, la qualité et le domicile ordinaire de tout individu qu'ils logeraient momentanément ; 2° d'afficher à l'extérieur de leurs maisons, dans un endroit apparent et en caractères lisibles, les noms, prénoms, surnoms, âge et profession de tous les individus y résidant habituellement. Tout manque de déclaration, toute déclaration inexacte, étaient punis de trois mois de prison le fait d'avoir recélé, moyennant salaire ou gratuitement, une personne assujettie aux lois de l'émigration ou de la déportation, était passible de six ans de fer.

Le système était complet ; mais, dans l'application, il n'agissait pas avec autant de vigueur et de promptitude que l'auraient voulu ceux qui l'avaient organisé. Les Conseils généraux des communes, dont la loi ne cessait de multiplier les attributions, dirigeaient l'administration locale, devaient pourvoir aux levées d'hommes, aux fournitures de chevaux, d'habits, de vivres, aux réquisitions de toute sorte, et dès lors ne pouvaient donner qu'un temps relativement limité aux diverses mesures de police. Mais, à côté de ces conseils qui, par leur composition, présentaient encore quelques garanties, venait de s'élever une autorité nouvelle qu'avait créée la loi présentée par Jean Debry[24] ; nous voulons parler des 36.000 comités formés dans les 36.000 communes de France. De la surveillance des étrangers, dont ils avaient été d'abord uniquement charges, ils passèrent insensiblement à celle de tous les citoyens. Peu a peu, sous prétexte 3e suppléer les corps municipaux dans une besogne que ceux-ci ne pouvaient bien faire, ils s'emparèrent du droit de délivrer les passeports, les certificats de civisme et de résidence. Transformés en officines permanentes de dénonciation, ils remplirent les prisons de leurs victimes et se firent les pourvoyeurs ordinaires de la l'échafaud. Par leurs rapines, leurs concussions et leurs bassesses, ils devaient se rendre à jamais célèbres sous le nom de Comités révolutionnaires.

 

 

 



[1] La destitution de Laussel avait été provoquée par. la dénonciation dont la teneur suit :

Nous, soussignés, officiers municipaux de la ville de Lyon, déclarons aux citoyens commissaires de la Convention que le citoyen Laussel, procureur de la commune, a perdu notre confiance, et les invitons à prendre sur l'objet telles mesures qu'ils estimeront convenables.

VILLARS, SAUTEMOUCHE, BOUCHENA, BICOY, CARTERON, DUBOIS, FRANCALLIÉ, BEDON, CHAGOT, DESTEFARRIE, MILON, L. ÉMERY, NOËL, ROCH.

A cette demande, les trois commissaires de la Convention avaient répondu par l'arrêté suivant :

Nous, commissaires de la Convention nationale pour le rétablissement de l'ordre dans le département de Rhône-et-Loire et lieux circonvoisins, lecture faite de la déclaration souscrite par les officiers municipaux, de la commune de Lyon, portant que le citoyen Laussel, procureur de la commune, a perdu leur confiance, et de plusieurs autres déclarations souscrites par diverses personnes des faits de prévarication qui lui sont imputés dans l'exercice de ses fonctions ;

En vertu des pouvoirs qui nous ont été conférés par l'article 2 du décret du 25 février dernier, arrêtons :

1° Que le citoyen François-Auguste Laussel demeure suspendu de ses fonctions, et qu'il sera mis sur-le-champ en état d'arrestation dans la maison de sûreté dite de Saint-Joseph, pour y être tenu au secret jusqu'à ce qu'il en ait été autrement ordonné ;

2° Que l'administration de ta police demeure requise de faire apposer sans délai les scènes sur ses papiers, meubles et effets ;

3° Enfin qu'expédition du présent sera promptement adressée à la municipalité qui demeure invitée d'en donner connaissance tant a l'administration de la police, pour ce qui la concerne, qu'au conseil générât de la commune, et de procéder au remplacement provisoire dudit citoyen Laussel dans les formes ordinaires.

Fait et arrêté à Lyon le 13 mars 1793.

ROVÈRE, BASIRE, LEGENDRE, commissaires ; MAGNON, secrétaire de la Commission.

Ce Laussel était un prêtre défroqué et marié. Une longue et minutieuse instruction prouva toutes les exactions que lui, sa femme et son secrétaire commettaient, journellement, a l'égard des malheureux qui avaient quelques grâces à solliciter du procureur-syndic de la commune de Lyon. Laussel et ses deux complices furent traduits au tribunal révolutionnaire, mais naturellement ils obtinrent leur acquittement. Les loups ne se mangent pas entre eux.

[2] La lettre ostensible des trois commissaires est imprimée au Moniteur, n° 81. Mais nous avons retrouvé une lettre confidentielle écrite à Pache par deux d'entre eux, Rovère et Legendre ; on y verra comment ces prétendus apôtres de conciliation et de paix comprenaient leur mission ; comment des représentants du peuple, qui avaient reçu mandat pour parler au nom de la Convention entière, ne travaillaient qu'au profit de la Montagne.

Lyon, 5 mars.

Citoyen maire de Paris, notre ami, la commission importante dont nous avons été chargés par la Convention nous a privés du plaisir de diner avec vous mardi, jour de notre départ. Nous voulons nous en dédommager en correspondant avec vous. Nous avons trouvé cette intéressante cité dans un état bien déplorable pour les vrais jacobins. Elle renferme décidément un parti de contre-révolutionnaires coalisés avec la cour de Turin, l'Allemagne et la Suisse, et n'attendant que le moment d'une irruption sur le territoire de la République pour arborer la cocarde blanche et massacrer les vrais patriotes. La seconde section des habitants de Lyon a été pervertie par les écrits insidieux des Roland, des. Brissot. Enfin il nous reste les élus de la patrie, les sans-culottes réintégrés dans leur club dévasté, reprenant haleine en voyant parmi eux trois commissaires de la Montagne et du comité de surveillance...

Un certain Gilibert, brissotin bien avéré, avait réuni la majorité pour être maire. II est détenu dans la maison d'arrêt pour délit de provocation au meurtre contre les patriotes. Il a donné sa démission. On procédera vendredi a une nouvelle élection. Tous nos efforts doivent être dirigés dans ce moment à faire nommer un citoyen vraiment patriote ; si nous obtenons cet avantage, nous aurons déjà fait un grand pas vers notre but de faire revivre le patriotisme abattu.

Un chagrin auquel nous ne devions pas nous attendre a été de voir le bataillon des Marseillais se déclarer le plus fortement contre les vrais patriotes, et nous donner à lui seul plus d'inquiétudes que toute l'aristocratie réunie. Nous avons requis Kellermann de nous envoyer un régiment de dragons ; nous l'aurons demain avec un officier général, que nous ferons marcher. Faites-nous l'amitié de nous communiquer vos sages réflexions et d'être persuadé que nous vous aimons bien sincèrement.

F. ROVÈRE, LEGENDRE.

P. S. Les calomnies de Brissot nous ont précédés dans cette ville, et nous sommes assurés que ses correspondants dénaturent nos discours et nos actions pour nous faire perdre la confiance.

[3] Comme nous n'aimons à invoquer que des témoignages qui ne puissent être contestés, nous nous contenterons de citer à l'appui de nos appréciations le portrait que trace de l'évêque de la Vendée M. Louis Blanc (t. VIII, p. 177), sur le témoignage du républicain Mercier Durocher, l'un des administrateurs de ce département :

Rodrigues, curé de Fougères, élu évêque de Fontenay, fit son entrée dans cette ville sur une petite rosse très-maigre ; il était en bottes fortes ; il avait sa soutane retroussée et un bâton à la main. Au compliment de félicitation qui lui fut adressé par un orateur patriote il secoua la tête, haussa les épaules et se hâta de gagner une hôtellerie. Cet homme est un parfait égoïste qui n'a jamais connu que les émoluments de sa place.

[4] Voir le rapport que Gallois et Gensonné, commissaires nommés par la Constituante, firent à l'Assemblée législative au début de la session. Ils y établirent que l'obligation imposée à tout ecclésiastique de prêter le serment constitutionnel avait été le signal des troubles, que la division des prêtres en assermentés, en non assermentés, avait produit une véritable scission dans le peuple des paroisses, causé la désorganisation des municipalités et amené la dispersion des gardes nationales rurales ; enfin que les campagnes troublées ne demandaient que deux choses le retour de leurs curés et la liberté des opinions religieuses.

[5] Ce sentiment est tellement invétéré chez le paysan poitevin et breton que, depuis cette époque jusqu'à nos jours, il a existé et il existe encore dans les Deux-Sèvres, la Vendée et la Loire-Inférieure, des populations assez nombreuses formant ce que l'on appelle la petite église et ne reconnaissant pas les autorités diocésaines, parce qu'elles les accusent d'avoir, en acceptant le concordat et ses conséquences, pactisé avec l'erreur.

[6] A quelles réflexions n'est-on pas amené lorsque, se reportant à la fin de cette guerre, on voit qu'après quatre ans de meurtres, d'incendies, d'exécutions sanglantes et de représailles effroyables, le gouvernement républicain fut obligé de concéder presque tout ce que les populations, fortes de leur droit, demandaient au moment même où elles prenaient les armes ?

[7] Journal des Débats et Décrets, n° 187, p. 287.

[8] Voir livre XXVIII, § II.

[9] Les trois frères Bernard, malgré l'humanité dont ils avaient fait preuve, n'en furent pas moins condamnés à mort par le tribunal criminel de Nantes, jugeant révolutionnairement, les deux premiers le 17 ventôse an II (7 mars 1794), et le troisième le 29 germinal suivant (18 avril 1794).

Pour honorer la mémoire de Sauveur, la Convention ordonna par décret que la Roche-Bernard s'appellerait désormais la Roche-Sauveur.

[10] Six-sous fut, peu de temps après, arrêté par les ordres des chefs vendéens. Il fut passé par les armes après n'avoir que trop souillé de ses forfaits la cause vendéenne.

[11] Notamment à Bourgneuf, a Loge, a Savenay, à Tiffauges, a Plumeliau près Pontivy, à Rochefort près Vannes, à Parcé près Fougères.

[12] Deux-Sèvres, Vendée, Maine-et-Loire, Loire-Inférieure, Ille-et-Vilaine, Côtes-du-Nord, Morbihan, Finistère.

[13] Dès le 17 mars, la commission militaire de Paimbœuf entrait en fonction, et faisait fusiller plusieurs prisonniers (Moniteur, n° 86). Deux jours auparavant, d'autres prisonniers avaient été mis à mort par les républicains sans aucune forme de procès. Ainsi, dans une lettre conservée au greffe de Nantes (Papiers de la commission militaire de Paimbœuf), on lit ce qui suit : Le 15 mars, le sieur Normand a été reconnu pour l'un des chefs de l'insurrection et est dès lors convaincu d'avoir coopéré à la destruction de notre Constitution, et conséquemment d'être criminel de lèse-nation. Le jugement dudit Normand ayant été soumis à la sanction générale de la troupe, elle l'a unanimement et par acclamation condamné à être fusillé. Ce qui fut fait immédiatement. 18 mars, une autre bande ayant été dispersée près de Bourgneuf, le chef des insurgés a été détruit avec ses complices.

[14] Citons notamment la lettre adressée par un comité qui s'était formé, à Machecoul, dès le lendemain de l'envahissement de cette petite ville, et qui réunissait dans son sein tous les partis. La lettre, en effet, est signée de Souchu, qui était un chef de bandes, et de Boullemer, qui, plus tard, se posa comme le martyr de la cause républicaine. Elle est adressée aux autorités de Nantes et est ainsi conçue :

Nous vous avons peint ce matin la situation malheureuse où se trouvent les habitants de Machecoul, occasionnée par l'imprudence de quelques gardes nationaux qui ont tiré sur les gens de la campagne, rassemblés au nombre de dix mille de toutes les paroisses circonvoisines de 7 ou 8 lieues à la ronde, qui se présentaient pour s'opposer au tirage du recrutement et se faire remettre les armes qui leur avaient été enlevées par le district. Plusieurs personnes ont péri. Un grand nombre sont en prison et courent les plus grands dangers, si la force armée, qui se porte à Machecoul par Saint-Philibert, ne se retire de suite. Les gens de la campagne veulent la paix ; nous sommes persuadés que vous la voulez sérieusement. Nous redoublons d'efforts pour empêcher le sang de couler davantage et nous croyons bien que ceux qui sont en prison n'auront aucun mal, et que les gens de la campagne se retireront si vous annoncez que vous vous retirez vous-mêmes. Au nom de la paix et de l'humanité, nous vous en conjurons et sommes vos frères et amis.

SOUCHU, J. PERAUD, B. LAHEU, BOULLEMER, PRAUD, NICOLLIÈRE, RENÉ DARAUD.

[15] Gaudin-Bérillais avait cru pouvoir adresser aux autorités nantaises le vœu de 21 communes des environs de Saint-Étienne de Montluc ; il n'avait pris ce rôle de conciliateur, ainsi qu'il le déclarait dans sa lettre d'envoi, que comme contraint et forcé. Aussitôt après avoir formulé les propositions que lui avaient dictées ses concitoyens, il s'était retiré chez lui et n'avait pris part à aucune démonstration armée. Ii fut néanmoins arrêté un mois après dans un guet-apens que lui avait tendu un des commissaires du district de Nantes ; conduit dans cette ville, il ne tarda pas à être jugé et condamné à mort. Il fut exécuté le 18 avril 1793. (Voir la notice fort intéressante consacrée à Gaudin-Bérillais et à sa négociation, par M. Alfred Lallié. Nantes, 1867.)

[16] Dans une proclamation datée de Remouillé en date du 19 mars 1793, citée par M. Louis Blanc lui-même, on lit ce qui suit :

Pendant les six premiers jours que nous avons été assemblés, quoique nous ayons été au nombre de plus de vingt mille, il n'y avait pas un seul individu qui ne tut un paysan. It est unique qu'il ne s'y soit point trouvé un seul bourgeois, un seul noble. C'est une permission de Dieu qui nous a ainsi réunis.

[17] Gaston ne commanda qu'un mois la petite armée qui s'était groupée autour de lui. Il périt, le 15 avril 1793, au combat de Challans. Par une bizarrerie qu'il est difficile d'expliquer, le nom de Gaston, qui n'eut aucun retentissement dans les provinces insurgées à raison de sa mort prématurée, s'empara au loin de la renommée due aux autres chefs vendéens. La France et, on peut le dire, l'Europe, ne parièrent longtemps que des soldats de Gaston. Nous trouvons la preuve de notre assertion, non-seulement dans les mémoires de Mme de la Rochejacquelein, mais dans les lettres inédites de Dumouriez que nous donnons à la fin de ce volume.

[18] Nous consacrons à la fin de ce volume une note spéciale au prétendu assassinat de Léonard Bourdon. La dénonciation mensongère de ce conventionnel coûta la vie à neuf honorables pères de famille de la ville d'Orléans.

[19] Le décret, qui fut adopté le lendemain sur le rapport de Beauvais, renfermait en faveur des classes laborieuses de magnifiques promesses qui ne furent jamais accomplies ; il déclarait dette nationale les secours à donner à l'humanité souffrante, et par voie de conséquence considérait comme propriété de l'État les biens des hospices, des hôpitaux et des bureaux de bienfaisance. Ces biens vendus à vil prix, comme ceux des émigrés et du clergé, vinrent s'engloutir dans le gouffre immense ou avaient été jetées pêle-mêle les dépouilles des institutions que la République, dans son fol orgueil, avait essayé de proscrire à jamais. Dès que la terreur eut cessé do peser sur la France, des mesures réparatrices furent prises par les pouvoirs qui se succédèrent en faveur des établissements hospitaliers indignement dépouillés ; mais plus d'un de ces établissements se ressent encore, après soixante-dix ans, des pertes considérables que le décret du 19 mars leur a fait subir.

[20] Voir plus haut, § V.

[21] La discussion de la loi sur les émigrés commença en décembre 1792 ; elle fut souvent interrompue et ne fut définitivement promulguée que le 28 mars 1793. Osselin, qui en avait été le rapporteur zélé, en fut l'une des premières victimes, comme nous le verrons plus tard. Le texte s'en trouve dans le Journal des Débats et Décrets, n° 179, et dans le Répertoire de jurisprudence, de Dalloz, V° ÉMIGRÉS.

[22] Faure était substitut de l'accusateur public près le tribunal criminel de Paris pendant la Terreur ; il ne voulut accepter aucune fonction politique, mais il siégea plus tard au Conseil des Cinq-Cents et au Tribunal.

[23] Décret du 27 mars 1793.

[24] Voir plus haut, § VII.