HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

NOTES, ÉCLAIRCISSEMENTS ET PIÈCES INÉDITES

 

XXI. — STATISTIQUE DES MASSACRES DE SEPTEMBRE.

 

 

Plusieurs écrivains, et notamment MM. Buchez et Roux dans leur Histoire parlementaire de la Révolution, M. Barthélemy Maurice dans son Histoire des prisons de la Seine, M. Firmin Didot dans la nouvelle édition qu'il a donnée des Mémoires sur les journées de septembre, enfin M. Granier de Cassagnac dans son Histoire des Girondins et des massacres de septembre, se sont successivement efforcés de calculer aussi approximativement que possible quel avait été le nombre des victimes immolées par les ordres du comité de surveillance de la Commune de Paris.

Ils sont arrivés à des appréciations qui diffèrent sensiblement entre elles : il nous a donc paru indispensable de contrôler minutieusement les chiffres donnés par nos devanciers et de nous livrer à un nouvel examen de tous les documents authentiques qui peuvent être invoqués. Nous espérons arriver ainsi à clore d'une manière définitive le débat ouvert depuis près de trois quarts de siècle sur ce point de statistique rétrospective.

Les documents dont nous nous sommes servi pour notre travail sont :

1° Les listes dressées en vertu de l'arrêté du conseil général de la Commune en date du 10 septembre 1792[1], qui ordonne aux greffiers, concierges, geôliers, gardiens des prisons, de se transporter au comité des sections sur le territoire desquelles se trouvait chacune des prisons et d'y déposer les registres et les renseignements qu'ils peuvent avoir, tant sur les prisonniers morts que sur ceux qui se sont évadés des prisons. Ces listes portent généralement une date de plusieurs mois postérieure aux événements de septembre, ce qui dénote toutes les difficultés que les magistrats et concierges eurent à les dresser. Ils n'y firent figurer que les décès attestés par des témoins oculaires : elles sont donc nécessairement incomplètes. Ces listes sont déposées à la préfecture de la Seine ; M. Granier de Cassagnac, dans le deuxième volume de son Histoire, en a donné une copie textuelle ;

2° L'état général dressé par les administrateurs du département de police, membres du comité de surveillance, certifié par eux, Jourdeuil, Lenfant, Panis, Duffort, Cally, Leclerc, daté de la mairie le 10 septembre 1792. Cet état ne saurait être récusé par les défenseurs les plus ardents de la Commune de Paris, puisqu'il émane du comité de surveillance lui-même ;

3° Les registres d'écrou, les procès-verbaux et lettres officielles émanées de diverses sections, ainsi que les listes rectificatives concernant certaines catégories de prisonniers omises dans les documents cités plus haut, lesquelles listes font partie des papiers ayant appartenu à Pétion et à Pache, maires de Paris, et déposés à la Bibliothèque impériale.

ABBAYE.

Peltier, dans son Histoire du 10 août publiée à Londres peu de temps après les événements de septembre, donne pour cette prison le chiffre de 180 victimes.

M. Barthélemy Maurice, après un long exposé de la manière dont il a relevé les noms des décédés sur le registre d'écrou. donne celui de 123.

MM. Buchez et Roux sont arrivés au même chiffre à une unité près.

Le procès-verbal dressé le 18 mars 1793 par Legangneur, commissaire de police de la section des Quatre-Nations, en présence du citoyen Lavacquerie, greffier-concierge de l'Abbaye, assisté de ses quatre guichetiers, constate formellement le décès de 128 personnes.

L'état dressé le 10 septembre 1792 par le comité de surveillance donne les chiffres de 135 décès certains et de 36 incertains.

M. Granier de Cassagnac, après avoir donné la liste des 128 individus compris dans l'état Legangneur, établit par de longs développements que le chiffre des morts doit être considérablement augmenté et propose de le porter à 216 (voir p. 271 et suiv. du IIe volume).

Nous admettons les deux catégories que M. Granier de Cassagnac établit pour ajouter au chiffre de 128 les prisonniers :

1° Qui se trouvent portés sur le registre d'écrou avec la mention mort ou jugé par le peuple et sur-le-champ mis à mort, qui ne figurent pas sur le procès-verbal déposé aux archives de la préfecture de la Seine ;

2° Qui, ayant été envoyés en vertu d'un ordre signé Panis, Sergent, Duffort et Leclerc, de la mairie à l'Abbaye, n'y furent pas écroués, ayant été massacrés au moment de leur arrivée — c'étaient les compagnons de l'abbé Sicard, dont nous avons raconté la mort.

Ces deux catégories comprennent 34 prisonniers à ajouter aux 128. Mais il nous est impossible d'admettre les raisonnements de l'auteur à l'égard :

1° Des prisonniers inscrits sur le registre d'écrou, mais sans qu'aucune mention fasse connaitre leur sort ;

2° Des individus indiqués comme massacrés par Peltier, mais dont le nom ne se trouve pas inscrit sur les registres d'écrou de l'Abbaye.

Dans la liste de 54 individus formant ces deux dernières catégories nous voyons figurer Cahier, ancien officier municipal, qui survécut aux massacres ; Chantereine, inspecteur du garde-meuble de la couronne et colonel de la maison constitutionnelle du roi, qui se poignarda trois jours avant les massacres (Jourgniac de Saint-Méard, p. 14), et dont on ne peut raisonnablement mettre la mort sur le compte des égorgeurs. Ces deux erreurs nous donnent la mesure de celles qui ont pu être commises dans cette statistique. Si, pour compenser quelques omissions inévitables, on augmente de 9 le chiffre de 162 trouvé plus haut, on arrive à celui de 171, qui est celui donné par le comité de surveillance lui-même dès le 10 septembre 1792 pour les décès certains et incertains afférents à cette prison. C'est ce dernier chiffre que nous adoptons.

LA FORCE.

Peltier donne le chiffre de 164 victimes ; Prudhomme, celui de 161. MM. Buchez et Roux adoptent le chiffre 167, donné par Maton de la Varenne.

M. Barthélemy Maurice, prétendant n'avoir aucune donnée exacte sur le chiffre des victimes de la Force, se contente de réduire arbitrairement les chiffres indiqués par Peltier, et donne avec la plus incroyable légèreté le chiffre de 120 (voir page 351 de son Histoire des prisons de la Seine).

Le procès-verbal dressé, à la date du 11 février 1793, par Auzolles, commissaire de police de la section des Droits de l'Homme, en présence de Bault, concierge de la Force, constate : 1° que les massacres ont eu lieu à la Force les 3, 4, 5, 6 et 7 septembre ; 2° que, vu la frayeur et la consternation répandues sur tous les gens attachés à la maison de la Force, les prisonniers n'avaient en général d'autres témoins de leur mort que les auteurs de leur massacre ; qu'il était impossible dès lors de tenir registre de ceux que l'on sacrifiait, attendu que l'on ignorait le nom des prévenus et qu'on exécutait avec trop de célérité.

A ce procès-verbal sont jointes deux listes certifiées par les sieurs Bault et Huyet, un des gardiens : la première, comprenant 64 personnes dont la mort peut être certifiée par Huyet, comme témoin oculaire — Bault avait été éloigné de la Force dès avant le commencement des massacres et n'y rentra que le 7 — ; la deuxième, indiquant 96 personnes dont la mort parait certaine, quoique l'on n'en ait pas la preuve authentique.

A ces deux listes il faut ajouter le nom de Mise de Lamballe qui ne se trouve ni sur l'une ni sur l'autre. La princesse avait été écrouée à la petite Force, et elle ne fut amenée à la grande Force, par les cours intérieures, que pour y être massacrée. M. Granier de Cassagnac propose d'ajouter à ces 161 noms 10 autres qui figurent dans les papiers de Pétion. Il arrive ainsi à un total de 171.

L'état dressé le 10 septembre 1792 par le comité de surveillance porte à 169 le chiffre des victimes de la Force.

On le voit, les historiens, à l'exception de M. Barthélemy Maurice, varient peu dans leur appréciation. Nous croyons devoir encore nous arrêter au chiffre donné par le comité de surveillance, 169.

LE CHÂTELET.

Peltier donne le chiffre de 214 victimes ; Prudhomme, celui de 216.

MM. Buchez, Roux, Barthélemy, et Firmin Didot, déclarent qu'ils ont compulsé les registres d'écrou du Châtelet ; mais cette vérification leur donne des chiffres différents. MM. Buchez et Roux arrivent à un chiffre de 189 ; MM. Barthélemy Maurice et Firmin Didot à un chiffre de 153.

On voit, par ce seul rapprochement, que les vérifications sur les écrous sont sujettes à de fréquentes et singulières erreurs ; l'on doit dès lors y ajouter peu de foi.

Le procès-verbal dressé par le commissaire de police de la section du Louvre, à la date du 16 septembre 1792, en présence de Watrin, concierge du Châtelet, et de deux membres du conseil général de la Commune, constate 219 décès. M. Granier de Cassagnac propose d'y ajouter 4 autres noms inscrits sur le registre d'écrou avec la mention mis à mort, et qui ne se retrouvent pas dans la liste nominale. Nous adoptons ce chiffre de 223 qui se rapproche d'ailleurs beaucoup du chiffre donné par le comité de surveillance, 217.

LA CONCIERGERIE.

C'est sur le chiffre des victimes massacrées dans cette prison que s'élève le plus d'incertitude.

M. Firmin Didot, dans sa nouvelle édition des Mémoires sur les journées de septembre, déclare que, d'après les registres d'écrou, rien n'indique qu'il y ait eu des individus massacrés dans cette prison. M. Barthélemy Maurice accumule hypothèse sur hypothèse pour établir qu'il ne pouvait pas y avoir plus de 310 détenus à la Conciergerie, que cette prison n'en pouvait contenir matériellement davantage, et il n'admet pas qu'il y ait eu plus de 85 victimes — c'est le chiffre donné par Peltier ; Prudhomme donne celui de 99.

Mais l'état dressé par le comité de surveillance vient détruire tous ces raisonnements, et certes on peut croire le comité sur parole lorsqu'il s'agit du nombre des détenus que contenaient les prisons le 2 septembre au matin. Cet état, disons-nous, constate formellement que le nombre des détenus à la Conciergerie était de 508. Cette indication est encore corroborée par une lettre officielle que nous avons également retrouvée aux archives de la ville, et qui porte le chiffre de la population de cette prison à 497 le 1 er septembre.

Le procès-verbal du commissaire de police de la section du Pont-Neuf, en date des 5 mars 1793 et jours suivants, dressé en présence de Richard, gardien-chef, donne les noms de 100 détenus dont on déclare le décès comme certain, puis ceux de 278 autres détenus, sur le sort desquels aucun renseignement précis n'a pu être donné, quoique leur mort ne paraisse pas devoir être révoquée en doute[2].

Ce procès-verbal se termine par la note suivante :

Toutes les femmes ont été mises en liberté ; il s'en trouvait 75 ; la bouquetière seule a péri.

Nota. On ne peut donner également la liste des femmes, le registre qui contient leurs noms ayant été enlevé le 3 septembre dernier du greffe ; et depuis ce temps, malgré les instances du citoyen Richard, il n'a pu parvenir à l'avoir.

Certifié véritable.

RICHARD, concierge ; LETHIER, commissaire de police.

 

Le concierge Richard avait été arrêté et transféré le 3 septembre à l'Hôtel de Ville ; il n'avait été témoin que du commencement des massacres. C'est pourquoi il déclare ne pouvoir certifier, comme témoin oculaire, le décès des 278 individus dont il donne la liste. Mais, si on se reporte 1° à la déclaration de la femme du concierge, Mme Richard[3], on y lit que le peuple — c'était l'expression consacrée pour les actes officiels — s'étant porté aux prisons dans la nuit du 2 septembre, en avait fait sortir les prisonniers, dont ils avaient massacré le plus grand nombre et élargi les autres (sic) ;

2° Au rapport fait par Guiraut à l'Assemblée nationale législative, on y trouve cette phrase : Les prisons du palais (c'est-à-dire de la Conciergerie) sont absolument vides, et fort peu de prisonniers ont échappé à la mort. Il est donc constant que la plus grande partie des prisonniers de la Conciergerie périrent sous les coups des assassins.

L'état du comité de surveillance, en date du 10 septembre 1792, donne les chiffres suivants :

Prisonniers présents à la Conciergerie le 2 septembre

511

Prisonniers dont la mort est certaine

95

Incertains

233

Libérés

183

511

Si donc on regarde comme exagéré le chiffre de 378 décès indiqué par M. Granier de Cassagnac, il est impossible, en présence des déclarations de la femme Richard et de Guiraut, de descendre au-dessous du chiffre de 328 que l'on trouve en additionnant les décès certains et incertains donnés par les listes du comité de surveillance, et en acceptant comme vraies les 180 mises en liberté qu'il annonce.

LES BERNARDINS.

Le chiffre des victimes, au cloître des Bernardins, ne soulève aucune discussion. Il y a unanimité dans tous les documents officiels pour le chiffre de 73.

LES CARMES ET SAINT-FIRMIN

Peltier et Roch Marcandier donnent pour ces deux prisons en bloc le nombre de 244 victimes.

Suivant Prudhomme, il y aurait eu :

Aux Carmes

75 morts, dont 2 laïques.

A Saint-Firmin

77 morts, dont 1 laïque.

Ensemble

152

Un procès-verbal authentique, dressé le 18 octobre 1792 par Daubanel, greffier de la justice de paix de la section du Luxembourg, et par Lemaitre, secrétaire de la même section, constate que 120 prêtres périrent au couvent des Carmes ; que 30 furent sauvés, dont 16 furent soustraits, dit le procès-verbal, à la sévérité du peuple et conduits ensuite au comité de la section, d'où ils ont été remis en liberté ; 14 s'étaient évadés par-dessus les murs.

Le chiffre de 120 est également donné par l'état du comité de surveillance ; c'est celui que nous adoptons.

D'un état mortuaire dressé le 12 octobre 1792 par les Commissaires de la section des Sans-Culottes (Jardin-des-Plantes), il résulte que Saint-Firmin contenait 92 prêtres, sur lesquels 15 furent sauvés ; ce qui donne 77 morts.

Une lettre du secrétaire du comité de la même section — le fameux Henriot —, conservée également aux archives de l'Hôtel de Ville, déclare que sur 93 prêtres emprisonnés à Saint-Firmin 79 ont été mis à mort par la juste indignation du peuple.

L'état du comité de surveillance accuse 76 décès. Nous adoptons le chiffre de 79 décès donné par Henriot.

BICÊTRE.

Les chiffres donnés par Prudhomme et Barthélemy Maurice varient de 163 à 171. Peltier, dans sa nomenclature, omet de comprendre cette catégorie de prisonniers.

L'état du comité de surveillance avoue 159 décès ; un autre état dressé par l'économe de la prison donne le 'chiffre de 170. C'est à ce dernier que nous croyons devoir nous arrêter

LA SALPÊTRIÈRE.

Peltier et Barthélemy Maurice évaluent à 45 le nombre des prisonniers, mais le procès-verbal dressé à l'instant même par les commissaires de la section du Finistère (nous l'avons donné en partie) ne peut laisser aucun doute sur le chiffre de 35 décès. C'est également le chiffre donné par l'État du comité de surveillance. Seulement, au lieu de 52 mises en liberté avouées par les commissaires de la section du Finistère, cet état en constate 213. Ce chiffre doit être le véritable, à raison des tendances des égorgeurs à délivrer tout ce qui pouvait servir à leurs appétits de débauche.

 

CONCLUSION.

D'après le tableau que nous avons dressé sur les documents les plus authentiques, on peut affirmer avec certitude que le chiffre des victimes, pour les huit prisons de la capitale qui ont été le théâtre des massacres de septembre, oscille entre le chiffre de 1368 donné par nous, et celui de 1458 donné par M. Granier de Cassagnac.

 

RELEVÉ COMPARATIF DU NOMBRE DES VICTIMES DES MASSACRES DE SEPTEMBRE 1792 DANS LES PRISONS DE PARIS[4].

 

 

 



[1] Cet arrêté se trouve in extenso dans la nouvelle édition des Mémoires sur les journées de septembre, donnée par M. Firmin Didot, n° 228 et 229.

[2] La liste nominale de ces 378 victimes est donnée in extenso par M. Clapier de Cassagnac, p. 345 et suivantes de son deuxième volume.

[3] M. Granier de Cassagnac la donne in extenso, p. 338 de son deuxième volume.

[4] M. Louis Blanc accepte le chiffre de Prudhomme. M. Michelet emprunte Barthélemy Maurice le chiffre de 986 auquel celui-ci est arrivé par des calculs hypothétiques dénués de toute preuve.