HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

NOTES, ÉCLAIRCISSEMENTS ET PIÈCES INÉDITES

 

XI. — LETTRES INÉDITES DU GÉNÉRAL LA FAYETTE (1789-1790).

 

 

Les administrateurs du district de Romans aux représentants du peuple composant le Comité de salut public.

Romans, le 13 brumaire an III de la République française.

Citoyens représentants,

Les citoyens que nous avions nommés pour procéder à l'inventaire du mobilier de Latour-Maubourg, émigré, ont découvert dans les papiers qui se sont trouvés dans son ci-devant château de Lamotte de Galanre, situé dans le ressort de ce district, une correspondance qu'il avait eue avec l'intrigant La Fayette, consistant en vingt-neuf lettres ou petits billets anonymes[1] écrits de la main dudit La Fayette, ainsi que nous avons cru le reconnaître par une seule et ancienne lettre qui se trouve signée, sous la date du 12 mai 1782, qui prouve leur ancienne liaison.

Nous avons pensé qu'il était de notre devoir de vous rendre dépositaires de cette correspondance, présumant que dans le nombre de.ces pièces il y en aura quelqu'une qui pourra figurer dans l'histoire de notre heureuse Révolution, ne fût-ce uniquement que pour prouver à la postérité que les efforts des traîtres et des suppôts du despotisme deviennent toujours nuls et infructueux auprès d'un peuple qui a reconnu la légitimité de ses droits et qui sait apprécier d'avance sa liberté.

Salut et fraternité.

Signé : DELOLLE, VOAL, BLAIN, MARTIGNAT, PAYAN.

 

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Chavaniac, le 11 mars.

Après vous avoir vainement attendu, mon cher Maubourg[2], je suis forcé de partir pour l'assemblée de Riom, qui s'ouvre après-demain à huit heures. J'ai encore dîné ici dans l'espérance de vous voir, et je m'embarque avec la double inquiétude des dispositions de mes compatriotes en faveur des privilèges et de la désunion des ordres, et de l'intrigue qu'on forme contre vous dans votre petite province. Je vous donnerai de nos nouvelles, et si vous croyez qu'un ami de plus puisse, dans aucun moment, vous être utile, il n'y aura que l'impossibilité physique qui m'empêche d'aller vous joindre. Je pars, mon ami, et vous embrasse de tout mon cœur.

L. F.

 

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Chavaniac, 1er avril.

Me voici revenu, mon cher Maubourg, élu, mais peu content, et, quelque difficile qu'ait été ce que nous avons fait, cela se réduit à bien peu de chose.

Le sacrifice pécuniaire a été comme enlevé. M. de Laqueuille a été cause qu'on a fait une réserve de maison, cour et jardin, qui ne signifie rien, mais a mauvaise grâce. On est revenu de temps en temps sur ce sacrifice. Nous avons eu autant de peine à le maintenir qu'à l'obtenir, et M. de Langeac. M. de Laqueuille et moi, nous avons une fois donné notre démission de députés, pour faire rayer ce qu'on y avait ajouté.

Nous avons traité fort légèrement le clergé, mais bien vécu avec le tiers, sans cependant faire de cahier commun. L'envie de nous rapprocher du tiers, déjà imprimée lorsque nous arrivâmes, a gâté le nôtre. C'est un composé de grands principes et de petites minuties, d'idées populaires et d'idées féodales. Nous y disons que la nature a fait les hommes égaux et nous interdisons le port d'armes aux roturiers. Nous voulons taxer l'industrie et nous demandons qu'on abolisse tout droit de fisc qui la gêne nous faisons des conditions impératives et nous disons à nos députés d'agir d'après ieur conscience. JI y a deux cents ans d'un article à l'autre.

Quant à l'opinion par ordre, j'étais presque seul. JI a fallu choisir entre l'ordre de se retirer, de protester ou de demander acte du vœu de la noblesse. J'ai cru que de trois maux il fallait subir le moindre. Voici ce que dit à peu près l'article :

L'ordre de la noblesse considérant que notre Constitution est essentiellement monarchique, que dans toute monarchie les distinctions sont nécessaires, et que tous les États bien constitués ont évité de confondre dans une déclaration par tête les différentes branches du pouvoir législatif, ordonne expressément à ses députés de ne jamais perdre de vue les grands et antiques principes. En conséquence, les députés déclareront que les vœux de la noblesse de la sénéchaussée sont de voter par ordre et, dans le cas où la pluralité des voix de la noblesse obligerait à voter par tête, ils n'y consentiraient même momentanément qu'après avoir fait connaître le vœu de leurs commettants et en avoir demandé acte. Il est vrai que cet article est dans les instructions, dont il nous est ordonné de ne nous occuper qu'après avoir fait sanctionner les principes. Il est vrai que notre mandat porte : Agissez d'après votre conscience ; il est vrai enfin que le préambule nous mène à la constitution en deux chambres dont j'ai envie. Cependant cet article me paraît dur à digérer, surtout depuis qu'au moment de signer on a fait ajouter le mot : de la noblesse. J'ai eu envie de profiter des offres journalières du tiers état ; j'ai cédé à votre conseil, à celui de quelques autres amis, de préférer, dans tous les cas, l'élection de la noblesse. La persécution infâme qui m'est arrivée de Paris, les cabales dont j'étais environné m'ont fait une espèce de devoir d'en triompher. D'ailleurs, le peuple aura assez d'amis dans sa propre chambre. Mandez-moi ce que vous pensez de ma conduite. Depuis que je suis rendu à la solitude, ce cahier m'oppresse.

Mandez-moi, mon cher Maubourg, où vous en êtes, ce que vous faites, quel jour est l'élection, etc. Je partirai samedi pour Paris, afin d'y servir mes amis et d'y voir les arrivants ; mais je voudrais savoir si vous êtes sur de votre affaire.

La haute Auvergne a été tout de travers. Elle était cependant plus facile à persuader. On s'est pressé de finir, de peur que je ne les fisse changer d'avis. Vous me grondez d'avoir commencé par la basse ; mais les trois quarts et demi de mes biens d'Auvergne y sont d'ailleurs on m'y avait jeté le gant. Nos députés sont Langeac, moi, Laqueuille, La Roncière, homme de beaucoup de talent, et Mascon ; en haute Auvergne, MM. de Caylus, de Rochebrune et Conro. . . . .

Bonjour, mon cher Maubourg. Je voudrais bien avoir droit d'aller vous nommer.

 

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Ce vendredi, 11 heures du soir.

Je vous envoie une copie assez informe de notre salmigondis de cahier. J'ai souligné quelques phrases de moi. Je croyais me tirer d'affaire sur la délibération par ordre en posant quelques grands principes anglais et américains. Ils ont ajouté une phrase qui gâte tout, surtout depuis qu'au moment de signer ils ont fait mettre la pluralité des voix de la noblesse. Mais déjà j'avais donné ma démission une fois pour faire ôter certaines conditions mises à l'abandon des privilèges. Si j'avais agité de nouveau la question par ordre, on aurait repris le projet de se retirer ou de protester. J'ai mieux aimé me sacrifier, d'autant mieux que tout le monde sachant que le tiers état m'offrait journellement sa députation, je ne puis être soupçonné de complaisance intéressée. D'ailleurs, mon mandat/que je n'ai pas ici, dit : Agissez d'après votre conscience. La haute Auvergne a fait donner aux députés leur parole d'honneur de n'abandonner aucun privilège. Ils m'accusent d'avoir séduit l'assemblée de Riom. Celle de Clermont demande une réserve de cinquante septiers, mesure de Paris, qui met le privilège à huit charrues, au lieu de quatre. Quand je vois tout cela, je me trouve heureux que nous nous en soyons si bien tirés.

J'attendrai mon exprès demain au soir à Brioude pour savoir si vous êtes nommé. . . . . . . . . . . . . . .  Renvoyez-moi cette copie qui n'est pas à moi il y a des fautes, sans compter celles du cahier ; vous verrez que plusieurs mauvais articles sont annulés par les suivants et particulièrement par le mandat qui donne liberté d'agir suivant notre conscience.

Bonsoir, mon cher ami. Quand partez-vous ?

 

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Ce dimanche.

Je suis dans la joie la plus vive, mon cher Maubourg, de savoir avec certitude que vous êtes élu et vous attends impatiemment à Paris ou nous aurons beaucoup à faire et à dire, car les hommes sont bien lâches et bien méchants.

Votre mandat est excellent. Je parie qu'il n'y en a pas un dans le royaume qui le vaille. Vous auriez plutôt fait renoncer notre assemblée aux états généraux que d'obtenir la renonciation à tous les articles qui pourraient choquer l'intérêt général de tous les Français mais on nous a dit : Agissez d'après votre conscience, et c'est beaucoup.

La méchanceté abominable qu'on m'a faite n'a de fondement que ma lettre au comte Antoine d'Agoust. L'assemblée qu'il a faite, et que je ne lui demandais pas, pour signer une attestation d'union, a été le prétexte de cette calomnie. Je lui mandais : Nous sommes sûrs du Velay et du Vivarais ; c'est de l'union que je parlais, et on a prétendu que je parlais révolte ; il est cependant possible que je lui aie mandé qu'en dernière analyse il vaudrait mieux se battre que d'être esclave, car je le pense ainsi. Mais je ne m'en souviens aucunement, et j'en doute même beaucoup.

Du temps de l'archevêque de Sens, j'aurais eu beau eu, si j'avais été assez criminel pour souhaiter les horreurs d'une guerre civile. Je vous donnerai sur cela des détails qui vous en convaincront. Il faut être fou pour imaginer et bien abominable pour dire qu'à la veille des états généraux, celui qui le premier les a demandés, celui qui n'a pas fait un pas qui ne tendit à la conciliation entre la noblesse et le tiers, a l'infâme projet de soulever le royaume et d'y mettre le feu, tandis que nous avons devant nous une chance d'être libres et heureux le plus tranquillement possible. . . . . . . . . .

M. le prince de Condé et vraisemblablement la reine avaient pris soin d'envoyer toutes ces horreurs à Riom, en annonçant que le prochain courrier en apporterait bien d'autres. C'est pour cela que je fis renvoyer la nomination, que mes amis poussaient, jusqu'après l'arrivée de cette poste attendue par mes ennemis, et j'insinuai même dans mon opinion que c'était pour laisser du temps à la cabale et lui faire beau jeu.

Adieu, mon ami, arrivez vite à Paris ; je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur.

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Chavaniac, le vendredi soir.

Je reçois votre lettre fort tard, mon cher Maubourg, et serais parti pour le Puy si je n'étais attendu demain à Brioude par une grande partie de mes électeurs qui spéculeraient sur le changement de marche ; j'ai aussi des rendez-vous pour dimanche à Clermont, et à Riom pour lundi, et je dois me trouver de bonne heure à Paris pour servir ceux de nos amis que l'intrigue a fait échouer dans la province. . . . . . . . . .

A présent que vous êtes nommé, nous devons commencer par voir quel parti on peut tirer de ces douze cents députés.

 

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Paris, le 18[3].

Je suis hors d'état de vous répondre positivement, mon cher Maubourg. ; mais je désire bien que vous veniez le plus tôt possible. Le gouvernement a fait un règlement pour la ville de Paris, qui fâche tout le monde la commune, parce qu'on la divise ; la noblesse, parce qu'on la réduit. Il résulte de ce règlement que les députés des trois ordres n'auront que deux jours pour faire leur cahier. Nos assemblées de noblesse dans chaque quartier sont après-demain. Il y a eu des assemblées d'amateurs chez le duc d'Aumont pour savoir ce qu'on ferait dans les vingt quartiers. Beaucoup de gens voulaient faire du train j'ai été pour la partie la plus tranquille, parce qu'il ne faut pas jouer avec une population aussi nombreuse que celle de Paris, où le moindre trouble peut aller plus loin qu'on ne pense. Nous nous bornerons ; j'espère, à protester comme nobles et comme bourgeois et à user de nos droits en faisant un petit cahier contenant les principes constitutionnels. C'est le 21 que les soixante assemblées du tiers se tiennent. On dit qu'il y a des gens disposés à tes rendre tumultueuses et que les idées de soulèvement n'effrayent pas tout le monde. C'est vraiment le comble de la folie ou de la malice que de risquer le moindre tapage sans motif, sans projet suivi, à la veille des états généraux. Pendant que j'écris ceci, on me mande que le Parlement s'assemble ce soir. Peut-être M. Desprémesnil veut-il proposer quelque chose sur le règlement. Mon avis a toujours été et sera toujours d'y obéir, sauf une protestation aux bases du cahier et de ne songer à la réunion des trois ordres que lorsque les assemblées d'électeurs, formées d'après le règlement, seront à portée de t'effectuer encore .crois-je que cette réunion sera fort difficile. J'entre dans tous ces détails, mon cher Maubourg, pour vous prouver que les états ne peuvent guère s'ouvrir sérieusement que le 27, dans l'espoir que la vérification des pouvoirs durera huit à dix jours. Si je sais quelque chose de plus certain, je vous !e manderai ; mais je vous invite, mon cher Maubourg, à ne pas tarder votre arrivée. Bonjour.

 

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Je suis bien fâché, mon cher Maubourg[4], que les amis de la liberté, divisés en deux partis, aiment mieux discuter leurs plans avec aigreur à l'Assemblée nationale et échauffer les têtes sur des questions, dont peut-être ils s'augmentent l'importance, que de régler, dans le calme d'un cabinet, un plan qui aurait réuni la totalité de l'Assemblée et des provinces et enfoncé dans la boue toutes les factions. Ce projet m'était d'autant plus précieux qu'il me rendait inutile le plus possible, et c'était ainsi que je comptais finir ma carrière dictatoriale. Mais, quoique mon espoir soit trompé, mon devoir reste, et ce devoir est d'empêcher que l'Assemblée nationale soit troublée dans ses délibérations. J'ai donc pris des mesures vigoureuses pour calmer le Palais-Royal. Les patrouilles ont arrêté tous les faiseurs de motions, au nombre de six, et M. de Saint-Huruge l'a été hier, au milieu du café de -Valois. On interroge tous ces messieurs, et tout ce qu'on pourra apprendre sera dévoilé. A neuf heures, j'ai fait fermer presque toute la grille et vider les cafés au coup de sifflet de onze heures. Tout cela s'est passé avec politesse et respect pour la liberté des honnêtes citoyens ; mais nous en avons imposé par une réunion de forces considérables.

Je ne puis jamais répondre du premier éclat d'un complot ; mais, dès qu'il est connu, je réponds à l'Assemblée et à mes amis de le supprimer. Si vous avez l'occasion de dire dans l'Assemblée que les faiseurs de motions sont arrêtés, et que j'ai mis plus d'ordre dans le Palais-Royal qu'il n'y en a eu depuis un an, je vous serai bien obligé. Je serais honteux que l'Assemblée se crût menacée plus longtemps qu'il ne faut pour connaître les complots qu'on peut former contre la tranquillité.

On dit que Mounier est mécontent de moi. J'en serais bien fâché, car je l'aime et je le vénère ; mais il m'a impatienté, je l'avoue, parce que je crains tout ce qui peut empêcher les réunions et amener des troubles. Je le respecte trop pour supporter l'idée qu'il a eu à se plaindre de moi.

Engagez, au nom de la patrie, nos amis dans les deux partis à discuter avec modération et à terminer l'ancrage de la Constitution.

Nous sommes toujours entourés de conspirations trop longues à vous détailler. C'est une mine toujours prête à sauter. Si je trouve des preuves contre un chef quel qu'il soit, je vous en déférerai vite. Bonjour.

 

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Ma santé va bien, mon cher Maubourg, et tu dois être content de la journée. Je le suis d'autant plus en pensant à une crainte de tout genre qu'on nous avait donnée, et j'ai d'autant plus joui des sentiments qu'on m'a témoignés, qu'il est essentiel, pour bien finir, qu'ils portent sur un ami de la Constitution. Je ne sais si c'est le sentiment de notre force dans le moment, ou l'amour de la Révolution, ou cette amitié que l'on se plaint de retrouver au fond de mon cœur ; mais la division du parti populaire me devient depuis hier plus insupportable que jamais. J'étais tourmenté au milieu de mes succès en pensant que Duport n'en jouissait pas ; que peut-être, dans cette société, on était aveuglé par la haine, au point de croire ma popularité dangereuse ; enfin, j'ai éprouvé ce que Duport a sûrement remarqué quand je lisais l'adresse, ce qu'Alexandre[5] lui-même n'a pu s'empêcher d'observer quand il a passé devant moi. Je sens bien que nous ne pouvons pas renoncer à une liaison aussi tendre qu'elle était, pendant deux ans que j'ai cru que Duport m'aimait. J'ai été trop cruellement trompé dans les jouissances de l'amitié, mais je veux causer avec toi sur les moyens d'arrêter leurs ennemis et de finir cette rage de partis qui m'afflige depuis le jour ou elle a commencé. Viens me voir à trois heures avec L — mot effacé — pour lequel ils sont si injustes. Je t'embrasse, mon ami, de tout mon cœur.

 

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Paris, le mardi au soir.

Je vous écris, mon cher Maubourg, sur la table de t'assemblée de la commune où j'entends, avec douleur, des débats sur nos subsistances, qui me prouvent que nous sommes dans les mains de gens qui n'y entendent rien et qu'après avoir tant fait, tant risqué et tant souffert pour établir l'ordre à Paris, nous allons peut-être périr par l'impéritie de tous ces comités.

J'ai proposé à l'assemblée de vous déclarer que la tranquillité est rétablie, de vous annoncer son respect pour les décrets de l'Assemblée nationale, enfin de détruire toute idée que Paris influait sur les délibérations par les émeutes ou par les pétitions et de donner aux provinces l'exemple de la soumission à l'Assemblée nationale. Je dois vous confier que si je n'avais pas été l'auteur de la proposition, et si je ne restais pas ici pour la faire passer, elle pourrait bien être accrochée. Mais je crois essentiel d'y réussir, et je ne sortirai d'ici que lorsqu'on aura délibéré, quitte à déplaire aux districts et aux frondeurs.

Le vicomte de Noailles vous proposera un plan de milice qu'il croit utile à M. le duc d'Orléans, dont je tirerai tout le profit, car Paris et les provinces me feraient bien nommer par l'Assemblée, mais qui est mauvais en lui-même, parce qu'il réunit une grande force armée en d'autres mains que celles du roi, et me ferait plus roi que lui ; aussi dois-je — soit dit entre nous deux — aller le combattre dans ce temps à l'Assemblée nationale.

Engagez le plus de monde que vous pourrez à voter pour les opinions qui l'emportent, afin d'avoir une grande majorité pour les avis qui passionnent ; le mien est, sans contredit, que le veto itératif peut, sans aucun inconvénient, épuiser deux législatures de deux ans chacune, et s'il est moins fort que. cela, vous dégradez trop le pouvoir exécutif.

Il est bien intéressant que vous ayez un sénat composé par les assemblées provinciales pour six ans, et que ce sénat ait un veto suspensif.

Faites les assemblées provinciales très-peu nombreuses et très-dépendantes du pouvoir exécutif, et multipliez les provinces jusqu'au nombre de soixante et même quatre-vingts pour leur ôter l'idée de former des États fédératifs[6].

Quant à mes idées de Convention[7], demandez, pour en avoir une, le vœu de trois quarts des assemblés de district, rendez la chose très-difficile, mais cependant possible.

Voilà, dans l'état actuel de plusieurs assemblées, ce qu'on peut en tirer de mieux. Mais il est bien important que l'on ne se querelle pas trop à cause du contre-coup des provinces.

J'ai écrit un mot à Mounier qui ne m'a pas répondu. Je l'aime et le respecte de toute la tendresse de mon cœur ; j'espère qu'il me connaît et vous conjure de l'engager à ne pas se dégoûter, s'il n'obtient pas le veto absolu qu'il aurait emporté dans une coalition, et continuer ses soins, ses talents et sa vertu à la chose publique.

Une lettre de Metz m'avertit que les deux municipalités envoient à l'Assemblée nationale. Il y en a une très-mauvaise, et je vous ferai connaître ce qu'on m'en mande ; en un mot, il ne faut pas que cette affaire se décide avant les renseignements que je vous donnerai.

Bonsoir, mon cher ami.

 

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L'affaire des appointements est suspendue, naturellement parce qu'on n'a pas réglé ceux de M. Bailly.

Ne souffrez pas qu'il n'y ait qu'une Chambre, ni que le sénat soit de la même composition que la Chambre des représentants it lui faut plus de permanence, de gravité, de distinctions ; cette nuance d'intérêts divers est nécessaire pour une balance dont on a tort de se moquer. L'Amérique, après dix ans d'expérience, a été obligée de reconnaître cette vérité.

Ne souffrez pas que la prérogative royale soit diminuée au-dessous de ce qui nous est nécessaire, particulièrement dans ce qui a rapport à l'armée et à la politique étrangère.

En réfléchissant, mon cher Maubourg, sur votre question de sanction royale, voici comme je l'arrangerais.

La Chambre des représentants aura seule l'initiative de toutes les lois. Le projet de loi sera imprimé huit jours avant d'être débattu. Il y aura des débats, trois séances dans quinze jours, au bout desquels on prendra les voix à deux reprises et à des jours différents. Lorsque la loi aura passé, elle sera envoyée au sénat — car il faut deux Chambres —, et le sénat, choisi pour six ans ou à vie, aura du moins un veto suspensif d'un an.

La sanction royale sera nécessaire pour que la loi soit exécutée. Le roi pourra refuser cette sanction pendant deux législatures, mais à la troisième, si les deux tiers des voix de la Chambre des représentants reportent la même loi sans aucun changement, le roi ne peut plus refuser sa sanction, à moins, si l'on veut y ajouter plus de force, qu'il ne déclare que la Constitution est attaquée et convoque une convention extraordinaire de députés autres que ceux qui siègent à l'Assemblée des représentants, lesquels vérifieront l'assertion, verront s'il leur p !a !t de changer la Constitution et se retireront ensuite.

Vous voyez que, sans attaquer le principe de la volonté du peuple, on peut donner au roi quelque chose de bien plus fort que le veto absolu dont il ne se sert jamais.

Je vous prie de me mander les dispositions sur les assemblées provinciales. Elles doivent être multipliées, nombreuses, subordonnées au pouvoir exécutif. Paris ne doit pas être confondu avec les municipalités ordinaires, mais élevé au rang d'assemblée provinciale. On répand et les ministres laissent écrire que j'ai exigé d'eux le vote suspensif ; je n'ai rien exigé, je n'ai rien demandé, j'ai écrit qu'il était dur de voir les querelles des représentants de la nation amener l'anarchie et la guerre civile, et qu'au lieu de s'entêter chacun dans son système sur des combinaisons qui ne sont rien moins que géométriques, il faudrait convenir paisiblement d'un plan qui réunit une grande majorité et nous donnât bien vite une constitution. II n'est pas étonnant sur ce point que la nuit où je vois se développer un complot dont je ne me doutais pas, je me permette une réflexion sur nos dangers et sur l'inconvénient des disputes. Au reste, vous savez que je ne mets pas le plus léger prix à cette affaire de veto, dont on s'exagère l'importance je ne pouvais mieux faire que d'obtenir l'arrêté d'hier, pour manifester notre impartialité.

Je voudrais que l'on arrangeât le veto comme je viens de vous l'expliquer. Il me paraîtrait extrêmement fort pour l'autorité royale, sans compromettre ceux qui ne veulent pas d'absolu veto.

Je vous envoie, mon cher ami, l'extrait d'une lettre de Metz que je vous prie de montrer à ceux qui peuvent s'opposer à la municipalité ennemie. Il est utile que Mounier la connaisse. Il ne m'écrit pas, mais je ne suis pas susceptible.

Adieu, mon cher Maubourg, je vous embrasse de tout mon cœur.

Signé : L. F.

P. S. Nos députés sont revenus hier, mon cher Maubourg ; on n'a pas pu les entendre ce matin à cause du train affreux que vous faisiez ils ont obtenu, la promesse du comité des rapports de rendre compte à l'Assemblée ; ce qui n'a pas eu lieu. Il me semble cependant assez important pour tous les partis, ceux qu'on accuse comme ceux qu'on effraye, d'apprendre que nous souhaitons une procédure publique où l'on connaisse tous les détails des comités et factions, que la tranquillité est rétablie et que Paris en répond que tandis que les provinces menacent de guerre et de séparation, si leur avis ne passe pas, la capitale attend avec respect et soumission et avec entière confiance vos décrets.

Je tiens beaucoup pour mon compte à cet arrêté. Je crois que vous devez en demander la lecture, l'impression, et l'envoyer dans la province. La légèreté qu'on y met me fait presque regretter d'avoir passé jusqu'à une heure du matin à l'assemblée de la commune hier, pour obtenir cet arrêté. Tâchez de le produire ce matin, car plus il tarde, plus il manque son effet ; priez toutes vos connaissances de ne pas faire la folie d'une seule Chambre. Mounier m'a répondu enfin. Vous devriez venir dîner avec lui demain ou aujourd'hui[8].

 

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Je te l'avais bien dit, mon cher Maubourg, qu'il fallait retirer notre société de la faction qui l'entraîne aujourd'hui ; vous connaissez mes efforts, mes prédictions ; j'ai déplu aux deux partis, et il m'est resté des regrets inutiles et des tracasseries qui me tourmentent. Si le pouvoir exécutif est avili, si la folie d'une Convention nationale permanente n'est.pas rétractée, si les provinces ne sont pas divisées en petites administrations, la France est perdue, la révolution est manquée, et ceux qui ont préféré leur amour-propre à la chose publique sont les plus criminels des hommes. Il est encore un moyen de réparer le mal que les honnêtes gens, liés à la faction, déclarent demain leur indignation qu'aujourd'hui vous fassiez des sacrifices à Mounier ; j'irai, si vous voulez à Versailles. J'aime mieux trente veto absolus que l'extravagance d'hier, et l'on pouvait le rendre suspensif pour trois ou quatre législatures avec un sénat bien composé, enfin tout ce qu'on voudra, pourvu qu'il n'y ait ni guerre civile, ni dissolution. La société se couvre de gloire en prenant un parti vigoureux dans cette occasion, et en résistant à ce torrent de folies coupables qui veut tout perdre. Les amis de la liberté, dans les deux partis, sont naturellement aigris ; il faut adoucir par des complaisances, il faut que notre société ouvre son âme tout entière à Mounier, convienne des torts mutuels qu'on a pu avoir. Enfin il faut sauver la patrie, et ce ne peut être qu'en se séparant avec indignation du parti des factieux. J'aime cent fois mieux un pouvoir exécutif un peu trop-fort que le projet de provinces fédératives qui sépare la France en morceaux.

Au reste, le peu que je puis est tout entier à la chose publique. Je ne crains pas même de me dépopulariser. Qu'on m'ouvre une route droite, et je la suivrai avec toutes les forces dont je dispose mais je me perds dans tous les détours et tous les partis du moment. Que penser, par exemple, de l'impossibilité de faire entendre dans l'Assemblée un arrêté de la commune de Paris qui prêche le calme et la soumission, tandis qu'on perd une matinée à lire la motion de Rennes. Il y a là-dessous des complots indignes. Les bons citoyens doivent se rallier à un étendard commun, et notre société doit immédiatement se séparer de la faction qui veut tout bouleverser. Parlez-leur en mon nom, au vôtre, mais que les femmes n'y soient pour rien, elles achèveraient de tout gâter.

 

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J'apprends, mon cher ami, et c'est par Desmeunier et Lacoste, que Duport a été hier plus méchant et plus injurieux pour moi que je ne l'avais encore ouï dire. Cela est si criminel et si fou, d'après ce qui s'est passé ces jours-ci, que malgré ma résignation à tout ce qui peut opérer le bien public, je crois inutile et même dangereux d'aller chez toi, à moins que tu ne fusses parfaitement content de la conversation. Si tu pensais que mon apparition produisît un bon effet, et je le désire de tout mon cœur, il faudrait m'écrire un petit billet, parce que je serais prêt à passer chez toi. Je pense, en mon âme et conscience, que sans une coalition du parti populaire, la chose publique est dans le plus imminent danger. Je voudrais au moins que nous convinssions de quelques points, que nous sussions, par exemple, que faire sur l'administration. Mais si cette tentative manque, je n'aurai rien à me reprocher, et le parti que nous avons pris hier, de mir Duport entre nous, est le sent moyen possible ; mais d'après ce qu'on m'a dit hier, je crois Duport ou extravagant ou bien méchant.

 

 

 



[1] Un certain nombre de ces lettres et billets n'ont trait qu'à des affaires particulières. Nous avons cru ne pas devoir les donner. Dans les lettres que nous livrons à la publicité, nous avons eu soin également de supprimer les passages qui, ne contenant que des détails de familiarité intime, n'auraient aucun intérêt pour le lecteur ; les lacunes sont indiquées par des points.

[2] Ces lettres inédites doivent être rapprochées de celles qui ont été publiées dans les Mémoires du général La Fayette. Elles se complètent, et s'expliquent les unes par les autres. Cette première lettre et les cinq qui la suivent sont toutes relatives aux élections de la province d'Auvergne. Les Mémoires publiés en 1837 par la famille du général ne contiennent qu'une lettre de cette époque qui ait trait aux mêmes événements c'est celle que l'on trouve à la page 250 du deuxième volume, et qui, datée du 8 mars 1789, est de trois jours antérieure à cette première lettre.

[3] Cette lettre est du 18 avril 1789. Dans la correspondance publiée en 1827, il n'existe aucune lettre du général à une date rapprochée de celle-ci. Elle a été écrite au moment ou les électeurs des trois ordres à Paris se préparaient à procéder au choix de leurs mandataires, ce qui avait déjà eu lieu pour tout le reste de la France.

[4] Il existe une lacune de quatre mois dans cette correspondance. Les deux amis siégeaient à l'Assemblée constituante. Les trois ordres étaient réunis, et l'on discutait simultanément les questions constitutionnelles les plus ardues, la permanence des assemblées, les deux chambres et le veto royal. Des troubles Éclataient à chaque instant à Paris, et surtout au Palais-Royal. La Fayette, élu le 14 juillet, par acclamation, chef de la garde nationale parisienne, était tantôt à Paris pour remplir ses fonctions militaires et agir auprès de la population et des électeurs assembles à l'Hôtel-de-Ville en conseil municipal provisoire ; tantôt à Versailles, pour chercher à concilier les diverses nuances du parti constitutionnel. Cette lettre et les suivantes sont toutes écrites pendant la discussion des questions que nous venons de rappeler, discussion qui commença le 28 août 1789 et finit le 8 septembre par l'adoption du principe de la permanence de l'Assemblée, le rejet des deux chambres et l'institution du veto simplement suspensif. Dans la correspondance publiée en 1837, il n'existe que quatre lettres qui aient trait aux mêmes circonstances, et que l'on trouve aux pages 323 et suivantes du deuxième volume des Mémoires. Elles expriment les mêmes sentiments et les mêmes opinions. Les unes et les autres sont une preuve éclatante de la sincérité du général La Fayette.

[5] C'est d'Alexandre de Lameth qu'il est question. Il avait été extrêmement lié avec le général La Fayette ; mais des nuances de parti empêchaient, pour lui comme pour Duport, tout rapprochement avec le général et surtout avec Mounier. Ces déchirements, ces antagonismes amenèrent les malentendus qui détournèrent de ses voies véritables le mouvement admirable de 1789.

[6] On trouve ici en germe ta pensée de diviser la France en quatre-vingt-trois départements, ce qui eut lieu un peu plus tard sur la proposition de Sieyès.

[7] Il s'agissait de déterminer le mode d'après lequel la Constitution, une fois adoptée, pouvait être révisée. Personne ne se doutait, en 1789, de ce que ce mot Convention renfermait : 1793 nous l'a appris.

[8] Cette lettre doit être du 1er ou du 2 septembre. Mounier fit, le 4 septembre, l’Assemblée, un rapport où l'on retrouve le morne fonds d'idées que celles exprimées dans cette lettre et les trois autres qui précèdent.