HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

NOTES, ÉCLAIRCISSEMENTS ET PIÈCES INÉDITES

 

VI. — JOURDAN COUPE-TÊTE, SON PROCÈS, SA MORT.

 

 

Nous ne ferons pas le récit circonstancié des massacres dont la Glacière d'Avignon fut le théâtre, en octobre 1791, et dont le principal acteur fut Jourdan Coupe-Tête. Ces massacres ont été racontés plus d'une fois, mais jamais avec autant de détails que par M. Louis Blanc (t. VI, p. 131 de son Histoire de la Révolution). Nous ne pouvons que renvoyer à son récit et nous associer à l'horreur que ce crime lui inspire. Car, il faut le reconnaître, cet historien, que nous sommes si souvent obligé de réfuter, a mis dans le tableau des scènes qui ont rendu la Glacière d'Avignon si déplorablement célèbre une vigueur de pinceau, une énergie d'indignation, que peut-être on peut lui reprocher de n'avoir pas apportées dans d'autres parties de son ouvrage, ou il parle de scènes aussi lamentables. S'il nous était permis de scruter la pensée qui a guidé la plume de l'historien, nous pourrions nous demander si M. Louis Blanc n'a pas voulu saisir cette occasion pour accuser les Girondins, objet de ses attaques incessantes, non d'avoir participé au crime — ils n'étaient pas encore au pouvoir, pas même à l'Assemblée —, mais d'en avoir fait l'apologie. Le thème de M. Louis Blanc a été adopté avec empressement par M. Granier de Cassagnac, puisqu'il lui servait à grossir la série des faits mis à la charge du parti de la Gironde. Hâtons-nous de l'affirmer, cette accusation, dont ces deux écrivains, partis des deux pôles opposés du monde politique, se sont efforcés de charger la mémoire de ceux auxquels il est aujourd'hui de mode d'imputer tous les méfaits de la révolution, cette accusation est la suite d'une erreur manifeste que la lecture attentive du Moniteur eût dû rendre impossible. Non, les Girondins n'ont pas fait l'apologie des massacres de la Glacière d'Avignon.

Certes, nous ne croyons pas que l'on puisse nous reprocher d'avoir cherché à pallier les fautes nombreuses et considérables dont on peut, dont on doit rendre responsables les Girondins qui siégeaient à la Législative. Nous avons,, à plusieurs reprises, manifesté toute notre douleur de voir des hommes d'un talent incontestable se fourvoyer aussi étrangement et devenir, sans bien s'en rendre compte, les complices des plus mauvaises passions. Mais par cela même nous avons acquis le droit de prendre leur défense, lorsqu'ils sont accusés injustement.

Or, voici comment, en mars 1792, fut posé le débat dans lequel intervinrent les Girondins. Une amnistie générale avait été promulguée en septembre 1791, à l'occasion de l'acceptation de la Constitution, pour tous les faits révolutionnaires antérieurs à cette époque. La question était de savoir si cette amnistie était applicable aux crimes et délits commis dans le Comtat Venaissin jusqu'au 8 octobre, jour de la réunion de cette province à la France. La question, on le voit, était presque une question de droit pur mais elle se compliquait de cette circonstance bizarre que, si on s'arrêtait strictement au jour où l'amnistie avait été proclamée en France, une partie des faits révolutionnaires qui avaient ensanglanté le Comtat auraient été amnistiés, et que pour d'autres, au contraire, l'autorité judiciaire aurait été obligée de poursuivre. Aussi, après une discussion approfondie, l'Assemblée législative déclara-t-elle à une grande majorité que l'amnistie couvrait les uns et les autres de ces crimes.

Voici le langage que tinrent, le 15 mars, Lasource et Vergniaud, les deux seuls orateurs de la Gironde qui furent entendus dans ce débat.

La question étant posée comme nous venons de le faire, je me garderai bien, dit Lasource, de présenter les prisonniers comme des patriotes proscrits, ce serait déshonorer la plus belle des vertus que de la faire servir de manteau au plus abominable des crimes. J'ai été l'un des premiers à provoquer la vengeance de la loi contre ces crimes...

Vergniaud, qui, dès le 10 mars, avait évoqué les souvenirs de l'épouvantable Glacière d'Avignon, commence, huit jours après, son discours par ces paroles qui auraient dû faire tomber la plume des mains des accusateurs : De grands crimes ont été commis à Avignon, et l'on peut dire qu'ils sont si atroces qu'ils suffiraient pour déshonorer plusieurs siècles.

Est-ce là, nous le demandons, une apologie des exploits de Jourdan ?

Cette calomnie étant mise à néant, revenons au principal auteur des massacres. Amnistié et sorti de prison, Jourdan attendit un an, dans une complète obscurité, le triomphe des idées démagogiques. Mais alors ses amis et ses imitateurs étaient parvenus au pouvoir et dominaient dans les bureaux du ministère de la guerre. Aussi fut-il nommé, le 9 février 1793, capitaine de gendarmerie dans le département des Bouches-du-Rhône, et, le 2 septembre de la même année, chef d'escadron. On avançait vite à cette époque lorsqu'on avait des états de service tels que ceux que pouvait présenter cet infâme assassin. Pendant un an, Jourdan régna en tyran à Avignon. C'était lui qui délivrait les certificats de civisme, ceux de non-émigration, qui arrêtait, emprisonnait, relâchait, amnistiait tous ceux qui, de loin ou de près, pouvaient être englobés dans l'une de ces vagues et immenses catégories de suspects établies par les lois révolutionnaires. Il comprit bientôt le parti qu'il était possible de tirer de la terreur qu'inspirait son nom, il se mit à rançonner à merci tous les malheureux qui lui tombaient sous la main, et à se faire adjuger des biens nationaux sous de faux noms et à vil prix. Tout cela n'était que peccadilles, car bien d'autres en faisaient autant. Mais il osa braver le proconsul du Comtat Venaissin et de la Provence, le terrible Maignet, qui le dénonça au Comité de sûreté générale comme un fauteur d'aristocratie et le protecteur des contre-révolutionnaires.

Sur le vu du rapport de Maignet, le Comité de sûreté générale lança contre Jourdan t'arrêté suivant

 

Comité de sûreté générale et de surveillance de la Convention nationale.

Le Comité de sûreté générale, vu l'adresse du citoyen Maignet, représentant du peuple dans le département de Vaucluse, et de laquelle il résulte que le nommé Jourdan, chef d'escadron de la 12e division de gendarmerie, est .prévenu d'une infinité de manœuvres très-criminelles et contre-révolutionnaires ; que ledit Jourdan est complice des conspirateurs qui ont déjà perdu la tête sur l'échafaud ; qu'il était même dans le département de Vaucluse le plus dangereux de leurs agents ; que, dans la Société populaire d'Avignon, dans un asile sacré du peuple, il a exercé les plus grandes violences qu'un lieutenant de gendarmerie est entré par ses ordres, avec quinze ou seize gendarmes, dans cette Société, le sabre nu à la main ; qu'il y a saisi les membres du tribunal criminel du département de Vaucluse dont le patriotisme pur et sincère paraissait être un obstacle aux audacieux projets dudit Jourdan ; enfin, que le même Jourdan est prévenu par dix-neuf pièces énoncées dans l'adresse que le citoyen Maignet écrit au Comité de sûreté générale, arrête que ledit Jourdan sera traduit à l'instant dans les prisons de la Conciergerie, et que tant l'adresse du citoyen Maignet que les copies des pièces à charge, et dont les originaux sont au Comité de salut public, seront envoyées à l'accusateur public du tribunal révolutionnaire, à la diligence duquel ledit Jourdan sera poursuivi.

Les représentants du peuple membres du Comité de sûreté générale,

Signé : ELIE LACOSTE, VADIER, LAVICONTERIE, JACOT, Louis (du Bas-Rhin).

Du 11 floréal l'an second de la République française une et indivisible.

 

Jourdan, sur le bruit de la dénonciation de Maignet, était accouru à Paris. Il fut arrêté en arrivant. Il s'adressa aux Jacobins pour qu'ils vinssent lui prêter aide et assistance.

 

A la Société des amis de la liberté et de l'égalité, séants aux ci-devant Jacobins-Saint-Honoré à Paris.

Arrivé à Paris d'hier, 11 floréal, je crois de mon devoir d'informer mes frères de mon arrestation.

Étant chef d'escadron de la 12e division de gendarmerie, des particuliers sont venus chez moi à Avignon. me faire une dénonciation contre le citoyen Pelissier, représentant du peuple.

N'étant pas de ma compétence et voulant toujours me consulter avec les autorités constituées, j'écrivis de suite au citoyen Maignet, représentant du peuple dans le département de Vaucluse, qu'il me trace la conduite que j'avais à tenir envers le citoyen Pelissier, son collègue. D'ailleurs, je crois que mes frères connaissent le contenu de la lettre que j'ai écrite à ce sujet l'on me traite de despote, je ne crois pas que j'aie jamais commis aucun acte de despotisme envers mes concitoyens.

Je suis accusé, en outre, d'avoir emprisonné des patriotes d'Éragues et le tribunal révolutionnaire d'Avignon illégalement. Je demande à mes frères de députer au Comité de salut public : on y trouvera toutes les pièces qui constatent les forfaitures et les prévarications du tribunal.

Je sais que j'ai beaucoup d'ennemis, je me les suis attirés en faisant mon devoir : 1° j'ai fait partir quinze cents déserteurs, dont deux cents de force ; 2° toute la première réquisition j'ai pris tous les chevaux pour la réquisition, fait partir tous les gens de dessus l'eau, arrêter les hommes suspects et les prévaricateurs en biens nationaux, le tout conformément à la loi.

Vous n'ignorez pas non plus que les aristocrates m'ont tenu cinq mois dans les fers à Marseille, quatre mois et demi à Avignon[1], et que j'ai été forcé de fuir dans les montagnes, coucher sur les rochers pendant quatre mois, et rien n'a été et n'est capable de retenir mon zèle pour faire mon devoir, celui d'un vrai républicain jusqu'à la mort.

A ce titre, je me crois digne de mériter l'estime et la protection de mes frères, et je demande qu'il me soit accordé un défenseur.

Signé : JOURDAN.

 

Mais dès qu'on sut Jourdan arrêté, les dénonciations commencèrent à pleuvoir contre lui, comme toujours il arrive en temps. de révolution aux innocents et aux coupables. Quant à Jourdan, il n'était pas difficile de citer à sa charge les faits les plus effroyables. Voici, tracée de la main d'un compatriote, la vie de cet homme, qui, l'on doit le répéter à la honte du pouvoir qui signa sa nomination, fut pendant plus d'une année chef de la force armée, chargée de maintenir l'ordre dans tout un département. Ne croirait-on pas lire une page détachée de la vie de Mandrin ? Mais qui aurait jamais songé à faire de Mandrin un commandant de la maréchaussée ?

 

Note sur Jourdan d'Avignon.

Jourdan n'est connu sous ce nom que depuis la Révolution il s'appelait auparavant Jouve dit Lamothe, et tant lui que sa famille n'étaient connus que sous ce dernier nom de la Mothe. Il est originaire de Saint-Jean-de-Bonnas, à une lieue et demie d'Issengeaux, département de la Haute-Loire. Ce Jouve a toujours été regardé dans sa jeunesse comme vicieux il y a environ vingt-six ans qu'il courait le pays à la tête d'une douzaine de brigands armés et montés ; cette bande prenait le nom de contrebandiers et, sous ce nom, ils volaient et pillaient à force ouverte. Ces brigands arrivèrent une nuit au petit ci-devant château de Paulin ; ils y entrèrent, placèrent leurs sentinelles, et se rendirent à la chambre du maître qu'ils enfoncèrent à coups de fusils et carabines chargés à balle, volèrent de vingt a vingt-quatre mille livres — j'ai vu moi-même les trous faits par les balles —. Ils se retirèrent, allèrent partager dans un bois, furent ensuite attaqués par des gardes de la ci-devant Ferme. Jouve fut blessé et fut force de se retirer à Mont-Faucon, où il fut saisi et de là traduit à Valence, où son procès a été instruit il s'évada des prisons la veille de son supplice il vint ensuite à Paris et entra, comme palefrenier ou garçon maréchal, chez le ci-devant cardinal de Rohan on prétend qu'il a été ensuite marchand de vin à l'une des barrières de Paris et qu'il fit banqueroute arriva ensuite la Révolution, il parut sur l'horizon avec le nom de Jourdan. J'ignore sa conduite dans la Révolution ainsi que dans le cours de son absence depuis son évasion des prisons ; reste le fait du vol commis à Paulin, près Monistrol, à force ouverte et à la tête d'une douzaine de brigands dont il était le chef. Ce fait est certain et serait attesté par l'entier district d'ailleurs la procédure existe au greffe de la commission de Valence.

Le bruit courait au pays que ce même Jouve, avant le vol dont il s'agit, avait assassiné une fille ; mais je ne connais ce fait que par bruit vague. Enfin, ce Jouve avait la réputation au pays d'un scélérat hardi et dangereux, et, lorsqu'il s'évada d'Avignon, on craignait qu'il vînt au pays, et on était résolu à lui tirer dessus comme sur une bête féroce.

Il est à observer qu'environ dix ans après son absence, il vint au pays muni d'un sauf-conduit d'un des ci-devant princes, y resta environ un mois ; il repartit et n'y a plus reparu.

Voilà ce que je sais ; Lemoine, mon collègue, peut en dire à peu près autant.

Le ci-devant noble de Paulin, volé, vit encore ; il s'appelle Jean-Gabriel du Fornel, habitant au lieu de Paulin, commune de Monistrol, département de la Haute-Loire. Je le crois en arrestation, sa sœur habite la ville du Puy, chef-lieu.

FAURE, député de la Haute-Loire.

 

Le signataire de cette lettre ne peut être suspect d'avoir aggravé les faits à la charge.de Jourdan pour venger les mânes des malheureuses victimes de la Glacière, car Faure lui-même était un révolutionnaire fougueux, qui vota la mort du roi et son exécution dans les vingt-quatre heures.

Jourdan fut traduit au tribunal révolutionnaire, où Fouquier-Tinville, tout en ayant grand soin de passer sous silence les massacres de la Glacière, l'accusa d'avoir persécuté les patriotes les plus déterminés et protégé tous les contre-révolutionnaires ; d'avoir acheté de superbes maisons de campagne, entassé dans ses écuries les chevaux du plus haut prix, et insulté à la misère publique par le luxe le plus scandaleux. Il fut condamné le 8 prairial an II, et exécuté le même jour sur la place de la Révolution ; il occupe le n° 1073 sur la liste officielle des condamnés.

 

 

 



[1] Ici, Jourdan fait une allusion détournée aux poursuites qui furent dirigées contre lui, à raison des massacres de la Glacière, jusqu'à ce que l'amnistie lui eût ouvert les portes de sa prison.