HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

TOME PREMIER

 

INTRODUCTION.

 

 

I

Depuis le commencement des sociétés, deux principes se disputent l'empire du monde, la liberté et le despotisme.

Le despotisme peut avoir son trône dans la rue comme dans le palais des rois ; s'appuyer sur la multitude comme sur des prétoriens, être exercé par un comité de salut public comme par un Tibère ou un Néron. La démagogie n'est, à vrai dire, qu'une des incarnations du despotisme.

Les amis de la liberté sont souvent séparés par des nuances et des malentendus, mais ils peuvent se donner la main sans honte et sans péril. Les démagogues et les despotes s'entendent à merveille, lors même qu'ils se combattent en apparence ils savent bien qu'ils sont les successeurs désignés, les héritiers naturels les uns des autres. Ils se ménagent comme des gens qui sentent qu'une même haine les réunit, celle qu'ils portent à la liberté. Ils sont prêts à s'embrasser, dès que, dans leur étreinte, ils espèrent étouffer leur commune ennemie. Combattre et flétrir la démagogie, c'est encore combattre et pétrir le despotisme.

Que l'on ne se méprenne donc pas sur l'esprit qui a inspiré cet ouvrage que l'on n'y voie pas un hommage même indirect aux idées qui paraissent triompher a l'heure contemporaine, un abandon même déguisé des principes qui ont guidé l'auteur dans toute sa carrière politique, quoique obscure qu'elle ait été.

Pour nous élever contre les crimes qui ont failli déshonorer la plus belle des causes, nous n'avons pas attendu que la liberté fût reléguée au rang des utopies qu'un siècle soi-disant éclairé doit se hâter de répudier. Au milieu de l'Assemblée des représentants du peuple français, à l'époque où la tribune nationale avait retenti plus d'une fois des éloges donnés aux doctrines de Robespierre et de ses adeptes, le 23 mars 1850, nous prononcions ces paroles :

L'histoire est là pour nous apprendre que la tyrannie collective est cent fois plus dure, cent fois plus cruelle, cent fois plus insupportable que la tyrannie individuelle ; car le tyran collectif n'a ni cœur, ni entrailles, ni oreilles : il n'entend même pas les plaintes de ses victimes. Nous l'avons bien vu dans ces temps de hideuse mémoire, dans cette année 1793, dont on rappelle aujourd'hui si complaisamment le souvenir.

 

Depuis onze ans, notre horreur pour les excès démagogiques n'a pas diminué elle se serait même accrue, si cela eût été possible. L'évocation du spectre de la Terreur par la voix de quelques insensés n'a-t-elle pas suffi naguère pour rejeter la France hors des voies du progrès et de la liberté, et la faire tomber, tremblante et éplorée, aux pieds de la dictature ?

Les crimes de 1793 furent commis au nom de la liberté ; mais la liberté n'en fut pas complice, elle n'en doit pas rester solidaire.

Les terroristes n'étaient que les imitateurs serviles, les plagiaires maladroits des plus effroyables tyrans de l'antiquité. Les uns agissaient au nom de la souveraineté du peuple, les autres avaient agi au nom du droit de leur naissance ou de leur adoption. Mais quels que soient les principes qu'elles invoquent pour légitimer leurs attentats au droit, toutes les tyrannies, dans le fond, se ressemblent et se valent ; elles portent toutes les mêmes fruits. Le cynisme des mœurs, le mépris de la dignité humaine, l'ardeur des déprédations, le culte de la violence, l'adoration de la force brutale mûrissent vite et prennent de monstrueux développements dans une atmosphère imprégnée des énervantes exhalaisons du despotisme.

Les antécédents d'un peuple, le climat sous lequel il vit, la place qu'il occupe dans le cours des siècles, n'apportent que des modifications insignifiantes à cette histoire toujours la même. Le tableau de la tyrannie des décemvirs de 1793 était tracé trait pour trait, dans Tacite et Camille Desmoulins n'eut qu'à traduire l'historien de Rome impériale pour mettre sous les yeux de ses contemporains le spectacle de leur propre servitude.

 

II

Il faut flétrir les crimes mais il faut aussi, et surtout, flétrir les doctrines et les systèmes qui tendent à les justifier.

Combien d'écrivains, sans oser prendre ouvertement la défense des bourreaux, n'ont-ils pas balbutié en leur faveur les mots vagues de raison d'État, de nécessité fatale, de salut public, prétextes commodes, qu'ont invoqués tous les ambitieux, princes ou démagogues !

La France, a-t-on dit souvent, a été sauvée par la Terreur. C'est le contraire qui est vrai. La France avait en elle une telle force de vitalité qu'elle fut sauvée malgré la Terreur. Quand une grande nation, quand surtout la nation française est saisie d'un généreux et irrésistible enthousiasme, elle ne regarde plus qui la mène, elle ne voit que !e drapeau de la patrie, et par un élan sublime lui assure la victoire.

Les hommes à courte vue attribuent la gloire du succès à ceux qui ont mis leurs noms au bas du bulletin de la bataille, ou qui viennent la raconter à la tribune dans le style des carmagnoles de Barrère. Les intelligences plus élevées ne s'y trompent pas c'est à la France seule, à son héroïsme et à son génie, qu'elles rapportent l'honneur du triomphe.

En 1792, la nation est soumise à l'action constante de deux courants contraires l'un, né de l'amour de la patrie et de l'enthousiasme de la liberté, fait voler aux armes toute la jeunesse de nos villes et de nos campagnes, la précipite vers nos frontières menacées ou déjà envahies, enfante ces héros qui étonnèrent l'Europe par vingt-cinq ans de victoires l'autre, qui procède de la bassesse, de la haine et de la vengeance, accumulées dans des âmes avilies, met en fermentation les passions mauvaises, surexcite les imaginations faibles et pusillanimes, éveille les appétits les plus féroces, engendre les assassins de septembre, les tricoteuses des Jacobins et les furies de la guillotine.

Dans un intérêt de parti facile à comprendre, certains écrivains n'ont pas voulu distinguer l'action de ces deux courants, si différents dans leurs origines et dans leurs effets. Ils ont prétendu qu'une pensée identique avait poussé les mêmes hommes aux bureaux d'enrôlement et au guichet de l'Abbaye, et que les égorgements en masse, qui ensanglantèrent les pavés de la capitale, avaient été exécutés par ceux-là mêmes qui coururent l'instant d'après arrêter les progrès des Prussiens aux déniés de l'Argonne.

Non, pour l'honneur du nom français, les hommes qui, au glas funèbre du tocsin de septembre et à la voix des décemvirs de la Commune, se précipitèrent vers les prisons, ne furent pas ceux qui sauvèrent la France quinze jours plus tard sur le plateau de Valmy ; les bourreaux ne se firent point soldats. Si quelques-uns de ces misérables essayèrent un instant de cacher leur honte dans les rangs des volontaires parisiens, ils furent bientôt reconnus, signalés, et les vrais soldats de la liberté les chassèrent de leurs rangs, comme indignes, d'affronter à leurs côtés la mort des braves.

Sous la plume de certains historiens, tantôt, comme l'a dit Chateaubriand, les égorgements de i793 sont des conceptions de génie, tantôt des drames terribles, dont la grandeur couvre la sanglante turpitude.

Il n'y eut ni grandeur ni génie dans la plupart de ceux qui, à cette époque funeste, s'emparèrent de vive force du pouvoir souverain. Nous les verrons à l'œuvre, ces prétendus grands hommes, nous chercherons à surprendre leurs pensées intimes, lorsque, du fond de leur cabinet, ils écrivaient aux exécuteurs de leurs ordres sanguinaires. Ces personnages, auxquels on a tenté de faire un piédestal de leur scélératesse même, n'eurent d'autre mérite que de représenter les passions, les préjugés, les haines et les colères de la tourbe révolutionnaire ; elle les reconnut pour ses chefs et ses héros, parce qu'ils étaient faits à son image et à sa ressemblance. On a voulu faire d'eux des fanatiques la plupart n'étaient que des histrions, sans conviction comme sans enthousiasme.

Suivez dans l'histoire les fougueux montagnards qui survécurent à la tourmente révolutionnaire la plupart d'entre eux ne pensent plus à la liberté dont ils s'étaient faits les apôtres sanglants, ils n'agitent plus les poignards dont ils avaient, dans leurs discours, menacé tous ceux qui aspireraient à la tyrannie ! Ces ci-devant séides du Comité de salut public, ces ci-devant adorateurs du dieu Marat vont se précipiter dans les antichambres du soldat heureux qui trône aux Tuileries ; sans hésiter, ils se dépouillent de la défroque usée de représentant du peuple avec sabre et panache, ou de membre des conseils avec toge et laticlave, pour revêtir la livrée toute neuve de sénateur, de préfet ou de conseiller d'Etat ! Ces ignobles personnages ne méritent aucune pitié, et ceux de leurs chefs ou de leurs acolytes que la guillotine vint arrêter au milieu de leur carrière ne sont pas plus dignes de ménagements. Aussi sommes-nous résolu, dans le cours de ce récit, à ne pallier aucun tort, aucune faute, aucun crime, à flétrir comme elles le méritent la faiblesse pusillanime des uns, la froide cruauté des autres. Après tant d'apologies plus ou moins déguisées, il faut enfin que la voix de la morale éternelle se fasse entendre. La postérité a commencé pour tous les acteurs du drame de 1793 : elle doit être sans miséricorde. Puisse un tableau fidèle des fureurs de la démagogie faire reculer d'effroi ceux de nos contemporains qui, entraînés par leur imagination, abusés par de vains sophismes, égarés par les doctrines fatalistes, corrompus par l'exemple de violences trop heureuses, rêveraient le retour du règne de la force brutale !

Peut-être nos récits convertiront-ils à des sentiments plus humains les aveugles admirateurs de Danton et de Robespierre, ceux du moins qui, dans leurs délirantes utopies, peuvent être de bonne foi. Nous n'osons pas nous flatter du même succès auprès des ambitieux sans pudeur, qui se déclarent tout disposés à user bel et bien de la guillotine ou de la fusillade pour dernière raison contre leurs adversaires. Ces sectateurs de l'ultima ratio sont radicalement incorrigibles ; mais qu'ils sachent que l'histoire vengeresse est là qui les attend pour les attacher au pilori du mépris universel !

 

III

La première question que nous nous sommes posée, lorsque nous avons pris la résolution d'écrire l'histoire de la Terreur, a été celle-ci A quelle date, à quel événement en fixer le commencement ? Quel est le point de départ que l'an doit assigner à la tyrannie de la rue, au despotisme de l'émeute ?

Nous avons longtemps hésité ; car de combien de signes précurseurs fut précédée l'horrible tempête qui couvrit de deuil la France entière

Après mûre réflexion, nous nous sommes décidé pour la date du 20 juin 1792, c'est-à-dire pour le jour ou l'anarchie, après avoir fait pour ainsi dire sanctionner son avènement dans le sanctuaire des lois, en y défilant avec son cortège obligé d'hommes avinés et de femmes en délire, osa envahir l'asile inviolable de Louis XVI, et coiffer du bonnet rouge la tête de l'infortuné monarque, en attendant qu'elle l'abattît sous le couperet révolutionnaire.

Les constitutionnels de l'Assemblée et des départements protestèrent énergiquement contre cette tentative audacieuse mais leur voix se perdit dans les clameurs de la place publique, et un découragement mortel s'empara d'eux.

A dater de ce jour, la garde nationale parisienne donna sa démission morale. Après quelques tentatives courageuses, mais isolées, le faisceau fut rompu. Chacun suivit le conseil de son égoïsme ; chacun, glacé de crainte, rentra chez soi, espérant qu'il pourrait se faire oublier et que la tempête passerait au-dessus de lui sans l'atteindre. Le règne de la Terreur fut inauguré ; l'anarchie domina sans partage, et ne fut plus troublée dans son œuvre de destruction, même par les cris de ses victimes. Comme le Polyphème de la fable, elle put les choisir à ses jours et a ses heures, les immoler à sa guise et à son loisir, remettant au lendemain le sacrifice d'une partie de ses prisonniers, sans que personne songeât à apporter la moindre résistance à ses arrêts de mort.

Cependant, avant d'entamer le premier chapitre de l'histoire de la Terreur, il nous semble indispensable de constater l'état des partis qui divisaient alors la France. Nous raconterons aussi avec quelques détails deux événements qui précédèrent le 20 juin, l'un de quelques mois, l'autre de quelques jours, et qui en sont, à notre sens, la préface obligée. Nous y verrons les acteurs principaux préluder à leurs rôles, les tendances, les caractères, les espérances se dessiner, les partis se préparer à la lutte suprême en passant la revue de leurs forces.

 

IV

Au commencement de 1792, la France se trouvait dans cette période d'affaissement qui, chez une nation comme chez un individu, suit tout grand effort physique ou moral. Le parti constitutionnel avait perdu ses illusions le parti royaliste avait recouvré ses espérances ; le parti démagogique, croyant toucher au but de ses désirs, redoublait d'ardeur et d'audace. Chacun pressentait qu'on était à la veille de voir s'opérer de nouveaux déchirements. Mais au profit de quel parti ces déchirements devaient-ils tourner ? Là était toute la question !

La constitution de 1791, mise en pratique depuis quelques mois, était jugée tellement défectueuse que ses auteurs mêmes reconnaissaient l'indispensable nécessité de la modifier[1]. Il fallait revenir en arrière ou marcher en avant. Mais dans le premier cas, à quelle limite s'arrêterait-on ? Faudrait-il remonter au point de départ, à cet ancien régime que l'on avait détruit aux applaudissements presque unanimes de la nation ? Adopterait-on le système des deux chambres que l'on avait rejeté comme trop aristocratique ? Ou n'y avait-il qu'à conserver la constitution en donnant plus de force et d'autorité au pouvoir exécutif complètement désarmé ? Ceux qui voulaient revenir en arrière étaient divisés entre eux par mille nuances diverses ceux qui voulaient marcher en avant étaient au contraire tous d'accord sur le premier article de leur programme renverser la monarchie, sauf à s'entre-déchirer dès qu'il s'agirait de s'en partager les dépouilles.

Malgré les espérances que le parti de l'ancien régime puisait dans les échecs successifs que venaient d'éprouver les constitutionnels, il fallait qu'il fût bien aveugle pour croire que la monarchie de Louis XIV pût être restaurée en 1792. Où étaient les éléments constitutifs de l'état de choses que la Révolution avait-renversé ? Qu'étaient devenues les trois colonnes fondamentales de l'ancien édifice monarchique : les parlements, la noblesse, le clergé ? Abattues, brisées, elles gisaient sur le sol, et nulle puissance humaine n'aurait pu les relever.

Les parlements, le clergé et la noblesse, pendant tout le XVIIIe siècle, s'étaient combattus et entre-détruits. Les ruines qui s'étaient faites autour d'eux devaient en majeure partie n'être attribuées qu'à eux-mêmes. Les parlements s'étaient déclarés grands partisans de la liberté en général mais, dans l'application, ils s'étaient montrés peu soucieux d'être conséquents avec leurs déclarations. A diverses reprises ils avaient, les premiers, demandé des réformes, proposé des innovations. Presque chaque fois que l'on avait essayé de mettre en pratique quelques-unes des idées nouvelles, ils avaient jeté les hauts cris et entravé les efforts du pouvoir car, à leur sens, c'était toujours l'innovation tentée qu'il ne fallait pas adopter, et l'innovation rejetée qu'il eût été bon d'essayer. Brisés par l'Assemblée constituante comme ils l'avaient été par Louis XV, sous Maupeou, et par Louis XVI, sous Brienne, ils crurent devoir protester contre le décret de dissolution mais leurs protestations, dont les unes furent publiques et les autres secrètes[2], ne produisirent aucun effet sur l'opinion. Elle s'était retirée d'eux aussitôt qu'ils avaient voulu résister à une assemblée représentant vraiment la nation au nom de laquelle ils avaient eu si longtemps la prétention de parler.

 

V

Comme les parlements, la cour, autre puissance de l'ancien régime, avait manifesté plus d'une fois le désir de voir réformer les abus. Il était de bon ton à Versailles de prêcher les économies, de s'élever contre les dépenses exagérées qu'entraînaient la maison civile et militaire du souverain et des princes, les pensions et les dons de toute nature que le roi, la reine, les favoris et les favorites faisaient pleuvoir autour d'eux. Mais un malencontreux ministre voutait-i) porter quelques palliatifs a ces dilapidations, aussitôt chacun de s'écrier : On veut diminuer l'éclat de la couronne, on veut tarir les bienfaits du roi ! Et toutes tes coteries qui divisaient l'entourage de Louis XVI et de Marie-Antoinette se trouvaient à l'instant réunies contre le ministre qui essayait de sauver l'État d'une banqueroute imminente. Le ministre tombait ; on ne parlait plus, pendant quelque temps, de réformer la maison du roi, de régler les bienfaits souverains le désordre et le gaspillage recommençaient de plus belle, et les coteries princières profitaient de leur victoire pour se disputer avec plus d'ardeur que jamais les dernières dépouilles de la monarchie. On sait jusqu'où furent poussées les guerres intestines dont la cour de France était alors le triste théâtre. Dans des pamphlets anonymes, inspirés, dictés, écrits par les plus grands seigneurs de la cour, d'odieuses et infâmes calomnies furent entassées contre des personnes qui eussent dû rester sacrées et inviolables.

On l'a dit avant nous, et rien n'est plus vrai quand les assassins de 1793 voulurent jeter l'injure à une tête couronnée, avant de la couper, ils trouvèrent la boue dont ils se servirent dans les libelles immondes que les aristocratiques ennemis de la reine avaient publiés, plusieurs années avant la révolution, contre elle et son entourage. Ce ne furent point les Fouquier-Tinville et les Hébert qui, les premiers, accolèrent l'épithète de nouvelle Messaline au nom de Marie-Antoinette cette horrible désignation avait cours depuis longtemps dans certains salons du faubourg Saint-Germain, et jusque dans les cabinets de Versailles. Les grands seigneurs qui l'avaient trouvée ou qui la répétaient en souriant allaient, aux jours marqués sur l'Almanach royal, s'agenouiller aux pieds du trône, quand ceux qui, plus tard, au tribunal révolutionnaire, s'en servirent pour insulter une mère, une veuve, une accusée, vendaient encore des contremarques à la porte des théâtres, ou expédiaient obscurément des rôles dans quelque étude de procureur, et ne prévoyaient guère qu'ils deviendraient un jour juges, accusateurs, insulteurs publics et bourreaux de leur reine !

On peut, on doit le dire, c'est la noblesse française qui, de ses propres mains, s'est donné la mort. Elle se suicida en répandant, en popularisant les agréables plaisanteries que ses anciens commensaux, les philosophes, inventaient contre elle-même elle se suicida en se refusant à abandonner. de bonne grâce, et quand il n'était pas trop tard, le moindre de ses privilèges surannés, en persistant à rester une caste dans la nation elle se suicida enfin, en courant faire retentir les échos de Turin et de Coblentz de ses plaintes et de ses récriminations, en allant chercher à l'étranger les vengeurs de ses querelles, au lieu de se serrer autour du trône et d'entourer la famille royale d'un rempart inexpugnable[3].

 

VI

Le clergé catholique, pendant le siècle qui allait finir, avait compte dans son sein des prélats qui s'étaient déshonorés par d'éclatants scandales. Quelques-uns de ses membres avaient étrangement abusé des richesses dont la piété des fidèles avait confié le dépôt à leurs prédécesseurs. Les Rohan, les Jarente, les Loménie de Brienne avaient continué les exemples d'effroyable immoralité affichés naguère par le cardinal Dubois. Pendant ce temps, il est vrai, les rangs les plus élevés aussi bien que les plus humbles de la hiérarchie ecclésiastique offraient d'admirables modèles de toutes les vertus chrétiennes. Mais ces vertus du plus grand nombre étaient ignorées de la foule, elles vices de quelques-uns frappaient tous les yeux.

Le clergé n'avait été, dès l'abord, nullement hostile aux idées d'égalité et de liberté qui, en 1789, animaient la nation presque tout entière on ne doit jamais oublier que la majorité de cet ordre s'était réunie au Tiers-État dès avant la séance du Jeu de Paume, et avait ainsi donné un témoignage irrécusable de l'esprit de conciliation dont il était pénétré[4]. Les choses changèrent de face lorsque l'Assemblée constituante, dans son ardeur de bouleverser tout ce qui rappelait l'ancien régime, se mit à discuter et à voter cette impolitique constitution du clergé, née des rancunes jansénistes et des haines voltairiennes. Beaucoup de membres de l'Assemblée voulaient seulement diminuer l'influence de la partie du clergé opposée à la révolution, et croyaient ne réglementer que quelques points de discipline qu'ils considéraient comme étant exclusivement de la compétence de l'autorité séculière. Mais la Constituante, se laissant emporter par l'ardeur de quelques-uns des membres influents. du comité ecclésiastique, alia beaucoup plus loin qu'elle ne l'avait voulu d'abord, et adopta des mesures dont elle ne comprit que trop tard la portée sans !e savoir, elle avait alarmé les consciences et semé, parmi les populations des campagnes, des ferments de haine et de discorde, d'où devait naître le plus épouvantable des fléaux, la guerre civile.

Lorsque, six mois après l'adoption de la constitution du clergé, l'Assemblée constituante prescrivit à tous les ecclésiastiques remplissant des fonctions publiques d'avoir à prêter le serment constitutionnel, sous peine de se voir destitués et enlevés violemment à leur diocèse ou à leur paroisse, une scission bien plus profonde se manifesta dans le clergé tous les évêques qui faisaient partie de t'Assemblée, hors deux, refusèrent lé serment tous les évêques de France, hors trois, imitèrent leur exemple.

Le serment constitutionnel fut, il est vrai, prêté d'abord par un certain nombre de prêtres instruits et honorables. Les uns, imbus des idées jansénistes poussées à l'extrême, croyaient revenir au temps de la primitive Eglise ; les autres, comprenant mal les doctrines de l'Église gallicane, ne voyaient dans cette constitution que la traduction et le commentaire des idées qui avaient présidé à la déclaration de 1682. Le gros de l'armée des assermentés se composait de curés timides et naïfs, qui ne voulurent pas, pour une question qu'ils regardaient comme assez indifférente, se séparer du troupeau qu'ils étaient habitués à conduire d'ecclésiastiques qui convoitaient les places les plus élevées de la hiérarchie sacerdotale que le suffrage populaire, si étrangement appliqué en pareille matière, allait distribuer désormais d'anciens moines défroqués, qui ne sortirent de leurs cloîtres que pour se jeter sur les biens terrestres avec d'autant plus d'avidité qu'ils avaient fait jadis profession de les mépriser et enfin dé prêtres interdits, qui vinrent de toutes les parties de l'Europe catholique s'abattre sur la France.

Ainsi le clergé ancien, naguère si puissant, se trouvait dispersé, proscrit, et allait bientôt être appelé à la gloire du martyre. Le clergé nouveau n'inspirait aucun respect, aucune sympathie, et, à voir un grand nombre de ses nouveaux adeptes se mêler à toutes les conspirations, à toutes les fureurs, à tous les dévergondages du parti démagogique, on pouvait pressentir qu'ils ne s'arrêteraient pas dans la carrière si étendue des apostasies, et qu'ils iraient bientôt jusqu'à la négation de toute religion et à l'abdication de toute pudeur[5].

 

VII

On a essayé cent fois de définir le caractère de Louis XVI, et cent fois on a échoué il est aussi impossible de définir l'incertitude que de fixer sur la planche photographique l'image de ce qui change à chaque instant.

Le jour même de son avènement au trône, Louis XVI commença cette longue série de tergiversations qui, après tant de projets tour à tour adoptés~ rejetés, repris, modifiés, après tant de consentements donnés, interprétés, rétractés, amena la chute de la monarchie et conduisit le monarque au Temple, où il n'eut plus qu'une pensée, celle de mourir en chrétien.

Louis XVI fut toujours de bonne foi dans les résolutions si diverses qu'il prit durant les dix-huit années de son règne mais son peu de persévérance dans ses desseins fut, pour lui et pour ses amis, plus funeste cent fois que la plus machiavélique duplicité.

Pendant les quinze années que Louis XVI exerce le pouvoir absolu, pendant les trois ans qu'il règne comme roi constitutionnel, la même cause amène le même résultat, celui de frapper d'impuissance tous les dévouements, d'user en un instant tous les hommes et tous les systèmes. Calonne tombe deux jours après avoir fait destituer son adversaire, le garde des sceaux Miromesnil (avril 1787) Dumouriez se voit refuser l'accomplissement des promesses qu'on lui avait faites quarante-huit heures auparavant, pour le déterminer à renvoyer avec éclat Roland, Servan et Clavières (juin 1792). Louis XVI se détache aussi facilement à quinze ans d'intervalle de Turgot que de Narbonne, les deux seuls hommes peut-être qui eussent pu conjurer la tempête.

A cette perpétuelle incertitude, l'infortuné monarque joignait une timidité insurmontable qui était bien de nature à glacer, dans le cœur de ses plus fidèles serviteurs, le dévouement le plus chaleureux[6]. Aussi ses intentions, ses démarches étaient-elles facilement calomniées sa bonté naturelle, son amour sincère pour le peuple étaient-ils niés et tournés en ridicule par des écrivains qui, plus tard, donnèrent le nom de tyran au meilleur des hommes et au plus humain des rois.

La reine Marie-Antoinette ne ressemblait en rien à son époux ; mais on a voulu trop souvent lui attribuer, dans le grand drame de la Révolution française, le rôle qu'avait joué quarante ans auparavant, auprès de la diète de Hongrie, l'héroïque Marie-Thérèse, sa mère. Elle l'aurait voulu, qu'il n'aurait pas été en son pouvoir de s'en saisir. Marie-Thérèse tenait ses droits d'elle-même, et pouvait elle-même les revendiquer. Marie-Antoinette était étrangère, Autrichienne, suspecte dès lors par son origine à une partie de la cour et de la nation. Cette princesse, qui devait épuiser jusqu'à la lie toutes les amertumes et toutes les douleurs, qui, après avoir été la plus adulée des reines, devait être la plus infortunée des épouses et des mères, n'était pas la femme forte que l'imagination des poètes et des historiens a rêvée. Douée d'une âme sensible et tendre, elle avait besoin des épanchements de l'amitié, elle se laissait aller trop facilement aux confidences les plus intimes et souvent les plus compromettantes. Dévouée à ses amis, elle ne connaissait aucun obstacle pour les servir, et elle ignorait tous les dangers des coteries princières, les pires de toutes, parce qu'elles sont les plus exclusives. Conseillée par des amis imprudents qui ne comprenaient ni les hommes ni les événements de leur époque, elle s'abandonnait sans mesure et sans prudence aux regrets que lui inspiraient !a chute du pouvoir absolu et l'éloignement de ses amis les plus intimes. Elle était, comme !e roi, en proie aux plus cruelles incertitudes, mais ces incertitudes ne portaient pas sur le même objet : Louis XVI ne savait pas s'il devait ou non être roi constitutionnel ; Marie-Antoinette savait qu'elle ne voulait pas qu'il le fût. Hésitant sur les moyens, jamais sur le fond des choses, elle n'avait aucun système arrêté elle ne fut ferme que dans ses répugnances et dans ses ressentiments. Elle ne pouvait surtout pardonner aux grands seigneurs qui avaient embrassé le parti populaire, et, à son sens, trahi leur caste : crime irrémissible à ses yeux. Elle usa de toute l'influence que la cour pouvait avoir encore dans Paris pour faire élever Pétion à la place de maire, lorsque Bailly donna sa démission et que les constitutionnels voulurent le remplacer par La Fayette. Nous verrons bientôt comment Pétion la récompensa du concours qu'elle lui avait prêté dans cette circonstance, où royalistes et jacobins votèrent avec les mêmes bulletins. Elle donna un instant à Barnave, et encore peut-être parce qu'il était né plébéien, une confiance qu'elle avait refusée à Mirabeau, et qu'au dernier moment elle refusa à Dumouriez. Elle rejeta les offres du duc de Liancourt qui lui promettait, à Rouen, un asile assuré, et cela parce qu'il avait été de la minorité de la noblesse en 1789. Car, il faut le reconnaître, les dernières mains qui furent tendues à la reine avant la crise fatale qui emporta le trône furent des mains constitutionnelles[7] ; à cause de cela même elle les dédaigna. Elle craignait tous les secours venant de l'intérieur, parce qu'il aurait fallu compter plus tard avec ceux qui les auraient donnés ; elle tournait les yeux vers les armées de la coalition, sans se rendre un compte bien exact de ce qu'elle voulait, de ce qu'elle désirait.

Dans le dénombrement des forces du parti royaliste, nous ne comptons pour rien les conseillers officiels et officieux du roi. Louis XVI, depuis longtemps, ne voyait dans ses ministres que de simples commis qu'il n'admit jamais dans sa confiance intime aussi les changeait-il à chaque instant. Des intrigues pareilles à celles qui faisaient et défaisaient jadis les ministres à la cour de Versailles s'agitaient encore dans l'intérieur des petits cabinets des Tuileries, et l'on se disputait les lambeaux d'une autorité éphémère et décriée, comme on s'était disputé autrefois le brillant héritage des Louvois et des Choiseul.

Quant aux conseillers intimes, ils étaient peu nombreux[8], et d'ailleurs aucun ne jouissait d'une influence prépondérante. Le roi et la reine prenaient de toutes mains des plans, des projets, y donnaient suite un instant et les rejetaient peu après, sans s'inquiéter si déjà un commencement d'exécution n'avait pas éveillé de nouveaux soupçons et resserré encore le cercle étroit de police municipale, jacobine et populaire, dont le château était entouré[9].

 

VIII

Par le choix de notre sujet, nous n'avons pas à parler des bienfaits de t'Assemblée constituante, mais seulement de ses fautes. Ses bienfaits sont immenses, mais le temps seul a pu consacrer la reconnaissance que nous lui devons pour avoir fait sortir nos lois civiles et criminelles de l'effroyable chaos dans lequel elles étaient plongées, parachevé l'unité de la France, proclamé la tolérance religieuse, l'égalité de tous les Français devant la loi et devant l'impôt, enfin posé les principes d'ordre et de liberté, seuls et légitimes fondements des sociétés modernes.

Les principes de 1789, si souvent méconnus par les hommes qui les invoquaient jadis, et par les-hommes qui les invoquent aujourd'hui, résisteront à l'action simultanée de ceux qui les nient et de ceux qui les faussent. Les monuments de Rome ont résisté aux atteintes du temps et même aux coups des Barbares, qui s'efforcèrent d'en détacher quelques pierres pour servir de bases à leurs masures de sable et de boue les masures se sont affaissées sur elles-mêmes ; les monuments antiques qu'elles cachaient ont reparu sur leurs fondements éternels. Il en est, il en sera de même de L'œuvre de 1789.

Quant à nous qui, plein de foi dans l'avenir de la liberté et dans le bon sens de notre pays, attendons avec calme et sérénité le véritable et définitif couronnement de l'édifice élevé par la Constituante, nous, enfant de la Révolution française, nous ne blasphémerons jamais contre notre mère. Ce n'est donc pas sans douleur que nous nous trouvons contraint, par notre devoir d'historien, à reconnaître que la grande Assemblée, quand elle vint à mettre en pratique les principes par elle proclamés, commit des fautes énormes. Elle aurait pu en éviter beaucoup, si elle avait eu le temps de se reconnaître, si chaque jour il n'avait pas fallu faire face aux embarras du moment. Irritée par les résistances intempestives de la cour, par les bravades des premiers émigrés, elle perdit son sang-froid et se lança fiévreusement dans le domaine des utopies. La folle présomption est la conséquence presque forcée de l'inexpérience aussi voyons-nous, dès le début de sa mission, t'Assemblée constituante repousser systématiquement tout ce qui, de près ou de loin, peut ressembler aux institutions anglaises et américaines. Si quelque homme sensé demande que ces institutions servent de base et de modèle à t'œuvre que les représentants de la France sont appelés à édifier, aussitôt à la tribune, dans la presse et bientôt dans les clubs, on entend les ignorants, les présomptueux et les utopistes — Dieu sait si ces trois races abondent dans notre malheureux pays ! — s'écrier que la nation française vaut bien la peine que l'on fasse du nouveau pour elle, et que les vieilleries importées des contrées voisines ne sauraient lui convenir.

Ainsi l'on se paye de belles paroles, on se complaît, dans de magnifiques proclamations, on recommande la concorde aux autorités nouvellement créées, mais on ne songe pas le moins du monde aux moyens pratiques de rétablir l'union entre elles, si elle vient un instant à être troublée.

Par contre, l'Assemblée qui semble croire si complaisamment à la vertu universelle, à l'harmonie permanente, réserve toutes ses méfiances pour le pouvoir exécutif. Elle le place au sommet de !a hiérarchie administrative et en fait ainsi le but de toutes les attaques, mais elle ne lui laisse la nomination d'aucun des agents qu'il est censé diriger, et le condamne d'avance à une ridicule et complète impuissance.

La machine administrative, telle qu'elle sortit des mains de l'Assemblée constituante, présentait peut-être au premier coup d'œil un ensemble de nature à satisfaire les mécaniciens novices qui l'avaient construite mais quand on l'examinait de près, on pouvait s'apercevoir que ses rouages, qui, sur le papier, s'ajustaient merveilleusement les uns dans les autres, devaient s'arrêter au moindre frottement, se briser au moindre choc. La force d'action y avait d'autant plus d'intensité que l'on descendait plus bas dans l'échelle hiérarchique. Si les ministres, les administrateurs des départements et même des districts en avaient été très-médiocrement pourvus, les administrations municipales en avaient été surabondamment dotées l'initiative de toutes les mesures importantes, et notamment de toutes celles qui concernaient le maintien de la tranquillité publique, avait été confiée exclusivement à celles-ci à peine avait-on laissé aux pouvoirs supérieurs un droit de contrôle, lequel ne pouvait s'exercer que lorsqu'il n'était plus temps de réparer les fautes dues à l'ineptie ou à la malveillance d'autorités subalternes abandonnées à elles-mêmes, sans règle, sans guide et sans frein.

Enfin ce pouvoir municipal si exorbitant n'était pas remis entre les mains de magistrats uniques dont la responsabilité personnelle aurait été du moins engagée on en avait investi des administrations collectives. Grâce à une si déplorable combinaison, les meneurs irresponsables avaient toute facilité pour se tenir dans l'ombre et faire manœuvrer au gré de leurs caprices ou de leurs intérêts les individus qu'ils avaient placés au premier plan. Tout le monde délibérait, personne n'avait mission d'agir. Seulement, quand les circonstances commandaient une résolution prompte et décisive, le moindre des officiers municipaux s'arrogeait le droit de ceindre l'écharpe officielle, et, sans délégation comme sans mandat, prenait de sa propre autorité les décisions les plus importantes et souvent les plus irréparables.

On aurait voulu de propos délibéré organiser l'anarchie que l'on n'aurait pu s'y prendre mieux.

Mais c'était surtout dans les institutions spéciales à la ville de Paris que l'Assemblée constituante, il faut bien le reconnaître, s'était surpassée en imprévoyance. On avait hérissé de rouages de toute sorte l'administration de cette ville immense, foyer permanent d'agitation dans les temps d'effervescence populaire ces rouages, s'enchevêtrant les uns dans les autres, nuisaient à l'action générale et quelquefois même la paralysaient complètement.

Le conseil de la Commune se composait de cent quarante-quatre membres, dont on choisissait quarante-huit, qui eux-mêmes élisaient seize d'entre eux pour former cinq bureaux d'administration, à peu près souverains chacun dans sa partie. A la tête du conseil était un maire qui pouvait tout pour le mal et peu pour le bien, libre de sanctionner le désordre par sa présence, mais presque impuissant à l'arrêter. De ce maire on avait fait une idole semblable à ces dieux de l'Inde, que l'on fait mouvoir et parler à volonté, que l'on porte les jours de fête en grande pompe à travers les rues, mais qu'aux moments de crise on relègue au fond du temple en les environnant d'un nuage d'encens.

Toutes les complications de la loi organique de la municipalité parisienne ne servaient qu'à entraver le jeu régulier des élections, à fatiguer les électeurs paisibles ou occupés, et à leur faire déserter la salle du scrutin. Nous le verrons bientôt, le jour où certaines sections ultra-révolutionnaires résolurent de renverser le trône de Louis XVI, rien ne fut plus facile que de mettre à néant toutes les vaines précautions que le législateur avait étagées à grand'peine pour bâtir le château.de cartes qui s'écroula dans la nuit du 9 août 1792, sous le souffle de l'insurrection démagogique.

Grâce à une phrase incidente reléguée dans un article auquel, en le votant, l'Assemblée constituante avait fait peu d'attention, les séances du corps municipal et du conseil général avaient été déclarées publiques et ainsi livrées à la pression incessante et furibonde des tribunes. D'autre part, la loi avait déclaré en principe que les quarante-huit sections entre lesquelles on avait divisé la capitale ne pourraient, après les élections faites, ni rester assemblées ni s'assembler de nouveau sans une convocation spéciale ordonnée par le corps municipal mais, par une exception qui venait à l'instant même infirmer une règle si sage, un autre article de !a même loi voulait que la convocation des quarante-huit sections eût lieu aussitôt qu'elle serait demandée par huit d'entre elles. Pour l'exercice de ce droit, il avait été institué dans chaque section un comité civil permanent de seize membres. Comme les fonctions de ce comité n'avaient pas été bien déterminées, les membres qui le composaient devaient naturellement s'agiter dans le vide et chercher par tous les moyens à augmenter leur importance. Ainsi, par une impéritie incroyable, l'Assemblée constituante avait créé dans Paris quarante-huit foyers d'agitation perpétuelle, et donné pour ainsi dire d'avance à l'émeute sa loi organique, ses privilèges et ses immunités. Il s'était formé dans chaque section un noyau de meneurs qui, à tout instant, exigeaient des réunions et y faisaient adopter les motions les plus incendiaires et les plus inconstitutionnelles ces motions étaient transmises par les soins de leurs auteurs de section en section, et avaient au bout de quelques heures parcouru tout Paris.

De là à des correspondances officielles, à des communications journalières, il n'y avait qu'un pas i) fut bientôt franchi. Les sections devinrent par le fait à peu près permanentes, avant que la loi, comme nous le verrons plus tard, régularisât cette permanence[10].

 

IX

L'Assemblée constituante recula devant la difficulté de réglementer la liberté de la presse et le droit de réunion elle donna ainsi à la démagogie les moyens de renverser l'édifice qui venait d'être construit avec tant de soin et de peine.

Elle avait, il est vrai, à plusieurs reprises, fait éclater son indignation contre la licence de certains écrits, déclaré que les auteurs en seraient poursuivis comme criminels de lèse-nation et perturbateurs du repos public, chargé enfin son comité de constitution de lui présenter une loi sur la matière. Mais on ne donna pas suite au projet rédigé par Sieyès, et la presse, inviolable en fait si ce n'est en droit, continua à tout attaquer, à tout calomnier, à tout bouleverser. Les partis ne se firent pas faute de profiter de cette extrême licence jusqu'au moment où les ultra-révolutionnaires, s'emparant violemment du pouvoir, mirent ordre aux débauches de la publicité. Ceux-ci avaient préconisé la liberté de la presse tant qu'il s'était agi pour eux de combattre leurs adversaires mais, le lendemain du jour où ils furent les maîtres, ils supprimèrent les journaux qui leur déplaisaient, brisèrent les presses de leurs contradicteurs et en distribuèrent les caractères à leurs amis. Ils devaient un peu plus tard envoyer à l'échafaud les écrivains qui se permettaient de les combattre. Sous leur règne, la censure royale fut remplacée par la guillotine.

Le droit de réunion n'avait pas été proclamé ; il s'était affirmé lui-même. Dans le sein même de l'Assemblée s'était formé le Club breton, premier noyau des Jacobins. Ce club avait bientôt pris les plus redoutables accroissements plus de quatre cents sociétés lui étaient affiliées, et, en 1792, couvraient la France d'un vaste réseau de police, de surveillance et de délation. Il portait encore le titre de Société des Amis de la Constitution, titre certes bien mensonger, puisque dans le fond de leur cœur ses membres, en grande majorité, avaient juré la ruine de l'œuvre que tout haut ils s'engageaient à défendre.

D'autres clubs s'étaient fondés dans Paris, les uns plus violents, comme celui des Cordeliers, les autres plus modérés, comme celui des Feuillants ; mais aucun ne jouissait d'une influence comparable à celle de la formidable association des Jacobins. L'Assemblée constituante avait fini par comprendre tout ce que recélait de dangers l'organisation d'un État dans l'État ; mais elle manqua de courage, et n'osa, d'une main vigoureuse, porter la cognée sur l'arbre qu'elle avait elle-même planté. Dans les derniers moments de son existence, elle eut la pensée de revenir sur l'entraînement funeste avec lequel elle avait permis, autorisé, favorisé même l'établissement des sociétés populaires elle demanda à son comité de constitution un projet de loi destiné à réprimer les excès du droit de réunion ; mais, après de longs débats et sur l'insistance de Robespierre, qui savait bien ce qu'il faisait en se portant le défenseur à outrance des clubs, on retrancha des propositions du comité tout ce qui pouvait être efficace ; et le décret, tronqué, mutilé, ne fut qu'une lettre morte, dont personne ne sembla tenir compte, dès le lendemain de sa promulgation.

Pendant que l'Assemblée constituante n'osait s'attaquer aux deux nouveaux souverains : la presse et les Jacobins, elle désorganisait, sans le vouloir, la dernière force qui pouvait résister à l'envahissement progressif de la démagogie.

La garde nationale avait été vigoureusement constituée par La Fayette elle avait acquis sous lui une unité qui faisait sa force et son prestige. Les royalistes purs et les démagogues s'en effrayèrent pour des motifs différents ils ne cessèrent de déclamer contre la concentration en une seule main d'un pouvoir militaire, selon eux trop considérable. Abandonné de la cour et insulté par la Révolution, le général constitutionnel donna sa démission l'Assemblée, profitant de sa retraite, décréta que le commandement de la garde nationale passerait à tour de rôle et par mois à chacun des chefs des six légions. C'était mettre à la merci du hasard la tranquillité de la capitale c'était laisser flotter les rênes d'un commandement qui, pour être obéi et respecté, devait rester dans une seule et même main.

 

X

De toutes ces fautes, il serait souverainement injuste d'accuser les vastes intelligences que l'on suppose très à tort avoir constamment dirigé les délibérations de notre première assemblée nationale. Chaque jour les projets les mieux élaborés étaient changés, bouleversés, détruits par un vote enlevé à l'inexpérience d'une majorité trop disparate et trop flottante.

A mesure que la Constituante avançait dans ses travaux, les chefs du parti constitutionnel s'étaient sentis de plus en plus débordés par le parti de l'extrême gauche, d'abord si peu considérable, que Mirabeau avait pu s'écrier : Silence aux trente voix ! Ce dernier parti s'était successivement grossi de la masse des chercheurs de popularité facile ; et ils sont nombreux dans tout corps délibérant, ceux qui ne savent se faire un nom qu'en flattant les passions, en subissant les préjugés des masses ! Grâce à ces hommes ambitieux, vaniteux et indécis, grâce aussi à l'abstention et quelquefois même au concours patent de la droite, l'extrême gauche put faire successivement repousser les deux chambres, prononcer l'incompatibilité des fonctions de ministre et de député, interdire aux membres de l'Assemblée d'être réélus à la Législative, et rejeter toute tentative de révision de la constitution.

Les royalistes purs ne demandaient pas mieux que de voir pousser les choses à l'extrême, espérant que de l'excès du mal naîtrait ce qu'ils regardaient comme le bien suprême la restauration de l'ancien régime avec une force et une vitalité nouvelles. Ils jouèrent ainsi quitte ou double dans cette partie funeste, où l'enjeu était la vie de la famille royale, le salut de la monarchie et le bonheur de la nation[11].

Ah s'ils avaient fait taire des ressentiments qu'ils croyaient fondés, mais qu'il eût été généreux et habile de savoir fouler aux pieds, ils auraient pu, se réunissant aux constitutionnels, imposer silence aux tribuns de la démagogie, consolider le trône pour lequel ils se déclaraient prêts à faire tous les sacrifices, et épargner à la France vingt-cinq années de luttes intestines et de guerres étrangères.

Ils ne comprirent leurs intérêts et leurs devoirs, ni au début de la Constituante, lorsque les passions populaires n'étaient pas encore déchaînées, ni à la fin d'une session laborieuse et agitée, lorsque la fuite du roi et son arrestation à Varennes vinrent faire à leurs adversaires une position toute nouvelle. A ce moment l'alliance entre les deux partis qui regardaient le principe monarchique comme l'ancre de salut de la France était facile. Les constitutionnels, plutôt que de sacrifier ce principe, étaient résolus à perdre la popularité qui les entourait encore ils ne demandaient pas mieux que de revenir sur beaucoup de mesures qui avaient été adoptées par entraînement plutôt que par conviction[12]. Mais ils virent leurs avances repoussées, et ils se trouvèrent seuls pour soutenir la lutte incessante et acharnée qu'allait leur livrer le parti démagogique.

Ce dernier parti avait jusqu'alors gardé un silence prudent sur ses desseins mais, à partir de ce moment, il arbora hautement le drapeau de la République, à laquelle, sauf peut-être quelques utopistes, personne n'avait encore pensé. Durant les quelques jours d'interrègne qui s'écoulèrent entre la fuite et le retour de Varennes, l'Assemblée avait été seule, et sans conteste, souveraine de la France. Aussi les prôneurs du système républicain s'écriaient-ils sur tous les tons : Vous le voyez, la tranquillité publique a été maintenue a Paris et dans les départements les affaires se sont expédiées comme à l'ordinaire ; le président de l'Assemblée a parfaitement rempli dans les cérémonies publiques la place qu'occupait autrefois le roi[13]. Pourquoi donc restaurer un pouvoir que les faits ont démontré complètement inutile, et faire reprendre à Louis XVI la place qu'il a volontairement quittée ? Le roi de la Constitution n'est qu'un roi de parade, son rôle peut être joué par le premier venu ou plutôt, pourquoi un chef du pouvoir exécutif, puisque tous les pouvoirs doivent être concentrés dans le sein de l'Assemblée nationale ?

C'était, on le voit, la théorie du gouvernement révolutionnaire tel qu'il fut inauguré plus tard, théorie qui devait conduire au despotisme du Comité de salut public.

Les constitutionnels, pour sauver le principe monarchique, furent obligés de recourir à une fiction légale dont la fausseté éclata à tous les yeux[14] ; il leur fallut admettre que le roi, nuitamment enlevé de son palais par des malintentionnés, avait été contre son gré conduit à Varennes et qu'on ne devait avoir aucun égard à l'imprudent manifeste qu'il avait chargé son fidèle confident Laporte de déposer sur le bureau de l'Assemblée le lendemain de son départ. Par cette déclaration célèbre, le roi avait abdiqué de fait il eût mieux valu cent fois pour son salut, pour celui de sa famille, pour celui de la royauté, qu'il persistât dans son abdication. Une situation étant donnée, il faut l'accepter résolument et y persister jusqu'au bout. C'est ce que ne comprirent ni Louis XVI ni Marie-Antoinette. Une régence leur paraissant plus redoutable que toute autre solution, parce qu'elle eût été infailliblement donnée au duc d'Orléans ou à La Fayette, ils n'hésitèrent pas à reprendre le sceptre qu'ils avaient déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale. Ils le conservèrent une année encore au milieu de continuelles angoisses, au prix d'incessantes tortures morales, pour le laisser tomber, le 10 août, dans la loge du Logographe.

 

XI

Le parti démagogique vient de faire son apparition, nous allons le voir à l'œuvre.

Après le retour de Varennes, une pétition est proposée aux Jacobins, où se tient le quartier général de l'armée du désordre ; on y demande la déchéance du roi ; on décide qu'elle sera portée en grande pompe sur l'autel de la Patrie au Champ-de-Mars tous les coryphées du parti doivent venir solennellement y apposer leurs signatures. Cette annonce fait affluer, le 17 juillet 1791, vers le champ de la Fédération, les curieux et les désœuvrés de la capitale. Mais, au dernier moment, les organisateurs de la démonstration ne paraissent pas et laissent jouer leurs rôles par des comparses.

Des misérables sont apostés pour insulter la garde nationale. Le signal de la rébellion est donné par un coup de pistolet tiré sur La Fayette lui-même des pierres sont lancées contre la troupe puis, comme cela est arrivé si souvent, les émeutiers s'esquivent, et les désastres de la lutte tombent sur quelques vieillards et quelques enfants.

Après la journée du 17 juillet, le parti républicain paraît abattu. Mais bientôt ses chefs dispersés reforment leurs rangs ses écrivains, un instant terrifiés, reprennent leurs plumes ses orateurs, qui s'étaient cachés, retournent pérorer à la tribune des Jacobins et des Cordeliers.

Tous ces chefs, tous ces écrivains, tous ces orateurs paraissent unis dans les mêmes pensées mais déjà secrètement ils se jalousent, ils se détestent les gens clairvoyants peuvent déjà apercevoir les nuances qui vont bientôt séparer tous ces hommes et en faire des ennemis irréconciliables. Plusieurs sont sincères dans leurs illusions ils rêvent la république de Sparte avec les mœurs d'Athènes ils croient qu'ils pourront renverser un trône, se donner des magistrats vertueux, incorruptibles exempts de toute ambition, puis aller dans un festin se couronner de roses et s'endormir dans les loisirs d'une élégante volupté. Infortunés qui ne furent que des artistes politiques, qu'on appellera plus tard Girondins, et que Marat désignera par ironie sous le nom d'hommes d'Etat Ils ne se réveillèrent qu'au pied de la guillotine.

Parmi les chefs qui marchent déjà sous une autre bannière, les uns, comme Danton et ses amis, cherchent la satisfaction de leurs appétits brutaux ils veulent à tout prix acquérir ces honneurs et ces richesses qui doivent être pour eux la source de toutes les jouissances. Les autres, comme Robespierre et Marat, sacrifiant à des dieux différents, ne voient, dans le cataclysme qui se prépare, que le triomphe de leur orgueil. Ils aspirent à la toute-puissance, afin d'écraser leurs ennemis sous leurs pieds et de goûter le suprême plaisir de la vengeance. Plus ils ont été jusqu'ici bafoués, honnis, ridiculisés, plus ils veulent faire repentir l'humanité du crime impardonnable dont elle s'est rendue coupable en les méconnaissant.

Au-dessous de ces chefs, se cachent des hommes que la peur seule fait agir. Ils se sont réfugiés dans les rangs du parti jacobin pour que l'on ne songe pas à leur reprocher leurs défaillances passées, leurs antécédents suspects, les souvenirs des castes nobiliaires ou sacerdotales auxquelles ils ont appartenu. Ils veulent donner des gages irrécusables de leur dévouement à la démagogie, et croient qu'ils ne peuvent effacer le pèche originel dont ils sont entachés que par un baptême de sang.

Plus bas encore, s'agite cette masse flottante d'individus qui, n'ayant pu trouver place ni parmi les réactionnaires ni parmi les constitutionnels, veulent à toute force jouer un rôle. Ces hommes-là n'ont ni but politique, ni principe déterminé ils ne forment pas une faction, pas même une conspiration nettement définie, franchement organisée. C'est une tourbe, montant résolument à l'assaut du pouvoir parce qu'elle espère, une fois maîtresse de la place, s'y livrer impunément au vol et au pillage[15].

 

XII

La France n'avait pas en 1791, elle n'a pas encore aujourd'hui, après soixante-dix ans de révolutions, des législateurs et des hommes d'État de rechange. Elle avait envoyé siéger aux Etats-généraux tous les hommes distingués qu'elle possédait dans les lettres, les sciences et la politique, tous ceux que de longues années d'études approfondies et d'estime méritée avaient dû désigner au choix des trois ordres elle se trouva épuisée après ce premier enfantement. L'Assemblée législative, à bien peu d'exceptions près, était composée d'individus sans idées et sans précédents politiques, rassemblés de tous les coins de !a France, jetés tout à coup dans la fournaise ardente de Paris. Aussi, dès le premier jour, donna-t-elle des preuves de cette incohérence d'idées et de volontés qui devait être le caractère distinctif de son passage sur la scène du monde.

Dès le début de sa session, cette assemblée professe un respect profond pour la Constitution et les pouvoirs constitués, et elle entre en lutte avec la royauté sur de puériles questions d'étiquette elle proclame les principes les plus purs sur la liberté individuelle, la liberté de conscience, la liberté de discussion, le respect de la propriété, et elle les viole à chaque instant avec une incroyable facilité ; elle veut tenir sa balance égale entre les deux partis qui la divisent elle-même, Paris et.la France, et elle leur donne tour à tour la victoire, de façon qu'on ne peut jamais être certain qu'elle ne rapportera pas, au début d'une séance, les décrets qu'elle a rendus à la fin de la séance précédente. Prenant la faiblesse pour la magnanimité, elle écoute patiemment et fait imprimer, aux frais de la nation, les adresses insolentes que des sociétés populaires sans mandat viennent lui débiter ; elle se déclare chaque jour prête à réprimer les clameurs des tribunes, et elle en subit de plus en plus la pression, remettant toujours au lendemain les mesures propres à la débarrasser de cette tyrannie, la plus odieuse de toutes, celle de la force brutale et de la foule irresponsable.

Elle tonne contre les despotes, contre les persécutions, contre les mesures inquisitoriales de l'ancien régime, contre les délations, les lettres de cachet et les dragonnades de Louis XIV, et elle s'empresse de les imiter.

Par son Comité de surveillance, elle établit un vaste système d'espionnage dans toutes les parties du royaume et jusque dans le palais même de l'infortuné Louis XVI[16]. Elle fait appuyer par la force armée les prêtres constitutionnels, qui disent leur messe entourés de soldats pour enfants de chœur[17]. Elle poursuit a outrance les ecclésiastiques qui ont refusé de prêter le serment constitutionnel et refusent, par voie de conséquence, de prêter le serment civique.

L'Assemblée constituante avait destitué de toute fonction publique les prêtres insermentés, mais au moins elle leur avait assuré une pension modique pour qu'ils pussent terminer en paix leur existence au sein de leur famille ; l'Assemblée législative va plus loin, elle les prive de tout traitement, de toute indemnité ; elle les déclare suspects de révolte contre la loi et de mauvaises intentions contre la patrie ; quelques mois plus tard elle prononce contre eux la déportation, non comme une peine, mais comme une mesure de sûreté générale, et donne aux directoires de départements le pouvoir exorbitant de mettre hors la loi commune un certain nombre de Français ; quelques jours après, se défiant de la mansuétude des autorités départementales, elle décrète que la dénonciation de vingt citoyens actifs suffira pour obliger ces autorités à faire usage de ce droit vraiment draconien.

C'était, on le voit, la délation, la persécution et l'intolérance organisées sur la plus vaste échelle. Louis XVI refusa, il est vrai, de sanctionner ces deux décrets ; mais que dire d'une assemblée qui se laisse aller à de pareils entraînements, qui applaudit un orateur — Isnard — lorsqu'il s'écrie : Contre les prêtres insermentés, il n'y a pas besoin de preuves ![18] et accueille avec des bravos enthousiastes les prêtres mariés qui viennent à sa barre faire parade de leur apostasie[19] ?

 

XIII

La seule question sur laquelle toutes les fractions de l'Assemblée législative se trouvèrent d'accord, et qui fut résolue sur la proposition du roi lui-même, fut celle de la guerre à déclarer à l'empereur d'Allemagne et à la diète germanique. Par une incroyable aberration, par un vertige inexplicable, au commencement de 1792, tous les partis en France désiraient la guerre, tous la voulaient, tous accueillirent avec joie le décret solennel en vertu duquel elle fut déclarée (20 avril 1792). C'est que la guerre était l'inconnu, et qu'au milieu du malaise général .chacun s'imaginait que de l'inconnu sortirait la réalisation de ses espérances. Les uns croyaient, en précipitant les Français aux frontières, faire diversion aux agitations intérieures les autres pensaient que de cette guerre surgirait un générât victorieux qui imposerait silence aux factions et viendrait restaurer l'autorité royale ; d'autres enfin voulaient pousser les choses à l'extrême et bouleverser l'Europe en proclamant l'émancipation universelle des peuples[20].

Les anciens constituants, qui occupaient dans l'armée des grades élevés, s'empressèrent de demander des ordres de service. Le parti modéré pensait se créer ainsi de nouveaux points d'appui ; mais, par cela même, il se dispersait au lieu de se former en faisceau, et disséminait ses forces au lieu de les concentrer ; il ne voyait pas qu'avant tout il fallait résister, dans Paris, au géant révolutionnaire qui allait, comme l'Horace romain, saisir successivement chacun de ses adversaires pour engager avec lui un combat singulier et l'égorger à son aise avant de fondre sur un autre.

Déjà, depuis un an, le parti démagogique, grâce à l'apathie et à l'indifférence qui s'étaient emparées de la masse de la population parisienne, montait silencieusement à l'assaut du pouvoir, et débusquait successivement ses adversaires de toutes les positions qu'ils avaient d'abord occupées sans conteste.

Au commencement de novembre 1791, Bailly avait donné sa démission de la place de maire de Paris, qu'il occupait depuis deux ans et demi, et sur 80.000[21] citoyens appelés à voter, 10.300 seulement avaient pris part au scrutin ouvert pour son remplacement.

Pétion avait été élu par 6.600 voix contre 3.000 données à La Fayette.

A la même époque, Manuel, homme de lettres plus que médiocre, avait été élu procureur-syndic de la Commune près de lui était venu siéger Danton qui, appelé, quelques mois auparavant, au conseil général du département, préféra la place plus lucrative et plus influente de substitut du procureur-syndic de la commune[22]. La loi avait fixé aux derniers jours de 1791 le renouvellement de la moitié de la municipalité parisienne, et ce renouvellement y avait amené des individus pris dans d'autres classes, dans d'autres conditions sociales, et imbus naturellement d'autres idées que ceux qui composaient le corps municipal au moment de sa première formation en 1790. Le niveau de l'intelligence et du savoir s'était abaissé dans ce conseil, que la force des circonstances allait appeler à jouer un si grand rôle dans les événements qui se préparaient. A la tête de la police, les élections faites dans le sein du corps municipal avaient placé deux hommes nouveaux, Panis et Sergent, l'un avocat sans causes, l'autre artiste sans talent. Leurs noms, aujourd'hui entourés d'une effroyable célébrité, étaient alors inconnus et n'excitaient aucun ombrage. Ces deux hommes ne tardèrent pas à s'emparer de l'immense influence que donne le maniement de la police dans une ville comme Paris, et tinrent à l'écart leurs deux collègues plus anciens, Vigner et Perron, en attendant qu'ils fissent destituer l'un et égorger l'autre[23].

De toutes les autorités qui siégeaient dans la capitale, une seule était franchement constitutionnelle c'était le conseil général du département, que l'on appelait alors le département de Paris.

Le département avait déjà, dans plusieurs circonstances mémorables, résisté à l'entraînement de la municipalité parisienne. Il avait notamment élevé la voix en faveur de la liberté religieuse et contre la surveillance inquisitoriale exercée sur la famille royale. Le directoire, pris dans le conseil et saisi de toutes les mesures d'administration, était présidé par le vénérable duc de La Rochefoucauld-d'Amville, et comptait dans ses rangs Anson, Talleyrand, Desmeuniers, Beaumetz, quatre anciens constituants. Le procureur-général syndic était Rœderer. Celui-ci prêchait la tolérance, la conciliation même, lorsque déjà elles n'étaient plus possibles.

Quant au ministère, il venait d'être désorganisé de nouveau après cinq ou six combinaisons avortées. Le ministre des affaires étrangères, Delessart, avait été décrété d'accusation devant la haute cour nationale d'Orléans ; le ministre de la guerre, Narbonne, renversé par une intrigue de palais, avait été renvoyé comme un laquais. Ce fut à ce moment que, dans le désir de tenter une expérience nouvelle, l'infortuné Louis XVI s'avisa de prendre des mains des chefs de la gauche un ministère tout fait, dont il ne connaissait aucun membre, pas même de figure. On peut juger par là du degré de confiance qu'il devait accorder à ces conseillers d'occasion.

Les deux personnages principaux de ce cabinet étaient Dumouriez et Roland.

Le premier, intrigant habile, roué émérite, aventurier infatigable, avait été employé dans la diplomatie occulte de Louis XV. Il brûlait du désir de se faire une place et un nom dans l'histoire de son pays mais ce nom, cette place, peu lui importait de quelle manière il les obtiendrait. Le jour de sa nomination au ministère, il accourut au club des Jacobins, voulant que le véritable souverain du jour sanctionnât le choix que le roi nominal avait fait de sa personne ; il alla jusqu'à se coiffer du bonnet rouge, pour faire acte complet d'adhésion aux mœurs et aux idées du lieu ; mais, secrètement, il ne demandait pas mieux que de se prêter aux menées les plus contre-révolutionnaires, pourvu qu'elles eussent des chances de réussite, et que, dans le plan de restauration de la monarchie plus ou moins absolue, il pût jouer le rôle de Monk. Pas plus que Mirabeau, il n'avait une conscience bien délicate, ni une vertu bien ferme mais, comme le grand orateur, il possédait l'instinct véritable des nécessités du gouvernement dans le temps où il vivait ; il avait l'audace et la promptitude du coup d'œil qui permettent de faire tourner les événements au gré de ses desseins. Il avait, de plus que Mirabeau, le génie de la guerre, et, dans son apparition sur le premier plan, — apparition qui ne fut qu'un instant dans cette vie si longue dont le commencement avait été absorbé par d'obscures intrigues et dont la fin s'écouta dans l'exil et la proscription, — il eut la gloire immortelle de sauver son pays de l'invasion étrangère.

Roland présentait le contraste le plus frappant de toutes les qualités, comme de tous les défauts du brillant Dumouriez. Ils avaient à peu près le même âge[24] ; mais cette vie, que l'un avait dépensée à visiter les divers pays de l'Europe, à nouer des intrigues, à former des projets chimériques, à courir après la fortune, l'autre l'avait passée au fond de son cabinet à écrire des mémoires sur des sujets de philosophie et d'économie politique, à s'admirer dans ses œuvres, à s'enivrer de son propre mérite. Ses liaisons avec la gauche de l'Assemblée législative le firent sortir tout d'un coup de l'obscurité et le transplantèrent, d'un petit appartement de la rue de la Harpe, dans les salons du ministère de l'intérieur, le plus important et le plus difficile de tous les ministères, aux temps de troubles et d'agitations. II s'y montra rogue, hautain, d'un esprit sans portée et sans initiative, croyant avoir tout fait lorsqu'il avait, comme à l'époque ou il était à Amiens ou à Lyon inspecteur des manufactures, écrit un rapport ou élaboré une circulaire ; il se drapa continuellement dans sa vertu, mais il ne sut pas s'exposer au danger lorsque son devoir le lui commandait, lorsque son honneur l'exigeait[25].

Telles étaient les autorités auxquelles se trouvait confie le soin d'assurer la tranquillité publique dans Paris ; telle était la position des partis, des hommes et des choses, au moment où s'ouvre le drame immense et terrible que, pour l'édification de notre pays, nous avons entrepris de raconter.

 

 

 



[1] Lire, dans l'ouvrage de M. Duvergier de Hauranne, Histoire du gouvernement parlementaire, t. I, ce qui concerne la constitution de 1791 nous n'avons rien à ajouter à cette magnifique étude.

[2] Nous donnons, à la fin de ce volume (note I), les protestations du parlement de Paris, et les pièces qui apprennent comment, demeurées secrètes, elles furent découvertes et amenèrent la mort de ceux qui les avaient signées. Parmi ces pièces se trouve une lettre touchante de Lamoignon de Malesherbes adressée à Fouquier-Tinville pour l'intéresser en faveur de son gendre, M. Lepelletier de Rosanbo, président de la chambre des vacations, qui était resté dépositaire des protestations.

[3] Lorsqu'au 10 août, M. d'Hervilly, l'épée nue à la main, ordonna à l'huissier d'ouvrir à la noblesse française, deux cents personnes entrèrent. Il y avait là quelques gens de la cour, beaucoup de figures inconnues, quelques personnes qui figuraient ridiculement parmi ce qu'on appelait la noblesse, mais que leur dévouement anoblissait à cet instant. (Mémoires de Madame Campan, t. II, p. 342, édit. de 1822.)

[4] Chose remarquable : les trois membres de l'ordre du clergé qui, les premiers, le 13 juin 1789, se réunirent l'assemblée du Tiers-État, étaient trois curés du Poitou, de cette province qui devait, quatre ans plus tard, sous le nom de Vendée, résister aux armées de la Convention plutôt que de renoncer au culte de ses pères.

[5] La constitution civile du clergé et le serment constitutionnel ont joué un rôle très-important dans les faits que nous aurons à raconter. Nous avons cru devoir y consacrer une note spéciale et détaillée dans laquelle nous nous sommes efforcé d'indiquer succinctement toutes les phases qu'a subies cette question depuis 1790 jusqu'au 20 juin 1792. (Voir note II, à la fin de ce volume.)

[6] Voir ce que raconte a ce sujet Mme Campan dans le deuxième volume de ses Mémoires. Voir aussi ce que le comte de Lamarck écrit au comte de Mercy-d'Argenteau, le 10 octobre 1794. (Correspondance de Lamarck et de Mirabeau.)

[7] Voir les Mémoires de Madame Campan, t. II, p. 192 à 238.

[8] Le comte de Lamarck écrit au comte de Mercy-d'Argenteau, le 30 octobre 1791 : Le roi et la reine sont bien isolés et plus dénués que jamais de gens fidèles en état de veiller sur eux.

[9] Le gouverneur Morris, dans sa correspondance, dit en parlant de l'entourage de Louis XVI : Chacun avait son complot, et chaque petit complot avait ses affiliés. De sages et vigoureux conseils effrayaient les faibles, alarmaient les turbulents, blessaient les esprits énervés et les âmes molles... (T. II, p. 221.)

[10] Pour bien comprendre les événements qui vont se dérouler sous les yeux de nos lecteurs, il importe que l'on se fasse une idée nette et précise de l'organisation de la municipalité parisienne. La note III, que l'on trouvera à la fin de ce volume, donne à cet égard des détails qui nous paraissent indispensables à connaître.

Le 12 novembre 1791, Bailly, dans son discours d'adieu au conseil général de la Commune, avait signalé tous les vices de cette organisation mais sa voix ne fut pas écoutée, et, après avoir ainsi prononcé son testament politique, ce digne et malheureux magistrat se retira, la mort dans l'âme, désespérant du salut de son pays. Son nom ne reparaîtra plus dans l'histoire de la Révolution que lorsque nous aurons à raconter sa mort héroïque dans les fossés du Champ-de-Mars.

[11] Le gouverneur Morris, dont la correspondance reflète si bien, jour par jour, les idées des royalistes, écrit le 1er août 1792 : Dans l'état actuel des choses, il est évident que, si le roi n'est pas renversé, il faut qu'il devienne absolu. On peut lire dans les Mémoires de Ferrières, qui n'est pas suspect, puisque lui-même siégeait à droite à la Constituante, les détails qu'il donne sur la manière dont les membres de la minorité royaliste témoignaient leur dédain pour toutes les délibérations de l'Assemblée.

[12] Malheureusement, il y avait une mesure sur laquelle il était beaucoup moins aisé de revenir que sur d'autres, c'était la constitution civile du clergé. Depuis le commencement de l'année 1794, pour chaque diocèse, et souvent, dans les diocèses, pour chaque paroisse, il y avait deux titulaires que serait devenu l'intrus si l'on s'était décidé à défaire ce qui avait été fait ? La constitution civile fut donc la pierre d'achoppement contre laquelle vinrent se briser toutes les tentatives secrètes de conciliation ; ce fut la faute capitale qui pesa sur l'œuvre entière de l'Assemblée constituante et la frappa de mort.

[13] Par une bizarrerie du sort que l'on n'a peut-être pas assez remarquée, le président de l'Assemblée nationale était alors le marquis Alexandre de Beauharnais. Pendant ces jours d'interrègne, la procession de la Fête-Dieu eut lieu comme à l'ordinaire, et M. de Beauharnais fut appelé, le jeudi 23 juin 1791, à occuper, dans la cérémonie, la place que Louis XVI et ses prédécesseurs y occupaient chaque année. Qui eût dit à ce simple membre de l'Assemblée constituante, sépare de ses collègues par un intervalle de quelques pas, mais que cet intervalle faisait roi de France pour un jour ; que, soixante ans plus tard, son petit-fils serait revêtu de la pourpre impériale et posséderait le pouvoir suprême pour lui et ses héritiers, en vertu d'une constitution qui serait la neuvième en date après celle que l'on achevait dans ce moment ?

[14] La royauté se trouve de plus en plus avilie par les moyens que l'on emploie pour sauver le monarque. (Lettre du comte de Lamarck à M. de Mercy-d'Argenteau, 13 août 1794.)

[15] Beaucoup de gens, avides des faveurs de la fortune et cherchant à les extorquer à tout prix, s'étaient jetés dans le parti populaire contre la cour, prêts à servir celle-ci pour son argent, prêts à la trahir si elle devenait la plus faible. (Mémoires de Madame Roland, p. 56 de la Ire partie, 1er édition.)

[16] Voici ce que disait un membre du Comité de surveillance, l'évêque constitutionnel du Calvados, Fauchet, dans la séance du 18 mai 1792 (Moniteur, p. 579) :

La plupart des dénonciations faites au Comité ont été apportées par des personnes qui ont un très-grand intérêt à rester inconnues. Ce sont des gens qui sont attachés au service du roi, qui perdraient leurs places, dont la vie serait même exposée, si l'on divulguait les renseignements qu'ils ont fournis. Ces paroles étranges ayant fait naitre quelques murmures, Fauchet, qui avait lui-même honte de pareilles turpitudes, ajouta : Il ne s'agit pas ici de discuter la moralité de ces dénonciations, mais leur utilité à la chose publique.

[17] Mémoires de Dumouriez, t. II, p. 125.

[18] Moniteur du 15 novembre 1791.

[19] On croit généralement que le mariage des prêtres est contemporain du culte de la déesse Raison, ou que du moins, jusqu'aux plus mauvais jours de la Révolution, les pouvoirs constitués eurent la pudeur de ne pas s'associer à ces bacchanales qui ont donné aux noms des Gobel et des Chaumette une si triste célébrité. Il n'en est rien ; dès 1792, pendant que la royauté siégeait encore aux Tuileries, lorsque le sanctuaire des lois n'avait pas encore été envahi par une populace en délire, on voit l'Assemblée législative battre des mains à la harangue. que vient lui débiter un vicaire de Sainte-Marguerite, à Paris, en lui présentant son épouse et sa nouvelle famille.

Le Moniteur du 12 mai 1792 (p. 555), le Journal des Débats du même jour (p. 210), nous donnent en termes presque identiques le récit de la réception brillante faite à cet indigne prêtre qui venait de recevoir la bénédiction nuptiale des mains d'un autre prêtre plus indigne encore. Voici le discours que l'Assemblée législative couvrit de ses chaleureuses acclamations

Législateurs, je viens avec confiance annoncer, dans le sanctuaire auguste de la Liberté, que j'ai usé du droit imprescriptible qu'a rendu à tous les Français notre immortelle Constitution. Il est temps que les ministres du culte romain se rapprochent de leur sainte origine ; il est temps enfin qu'ils rentrent dans la classe des citoyens ; il est temps enfin qu'ils réparent par l'exemple des vertus chrétiennes et sociales tous les scandales, tous les crimes, tous les maux que le célibat des prêtres a causés ; et c'est pour y parvenir que je me suis associé une compagne honnête et vertueuse. Déjà la calomnie, le fanatisme, l'hypocrisie ont tenté de soulever le peuple contre cette union sainte, jurée au pied des autels et consacrée par la religion. Mais les citoyens du faubourg Saint-Antoine n'ont plus de préjugés, et, loin de se laisser entrainer par les perfidies, ce bon peuple, qui m'a appelé au conseil général de la commune de Paris, est venu en foute me féliciter et me conseiller de rester à mon poste eh me protestant que jamais je ne fus plus digne de sa confiance. Législateurs, mon épouse, son respectable père et toute sa famille se joignent à moi pour vous présenter leurs respectueux hommages et pour vous prier d'agréer l'offrande que nous déposons sur l'autel de la Patrie pour l'entretien de ses généreux défenseurs.

Le Moniteur ajoute que l'orateur est invité aux honneurs de la séance avec son épouse et les parents qui l'accompagnent, et qu'ils sont introduits dans la salle au milieu d'applaudissements presque unanimes.

Ni le Moniteur ni le Journal des Débats ne donnent le nom de ce prêtre apostat ; mais nos recherches nous ont fait retrouver son nom et sa destinée. Nous venons de le voir déclarer lui-même qu'il était membre du conseil général de la commune et qu'il habitait le faubourg Saint-Antoine ; c'est donc évidemment Jean-Claude Bernard, qui fut l'un des deux municipaux chargés de conduire à l'échafaud le malheureux Louis XVI, et qui y monta lui-même, dix-huit mois après, avec Robespierre.

Le doute sur l'identité de l'orateur du 12 mai 1792 ne peut être permis si l'on rapproche, comme nous l'avons fait, les almanachs nationaux de 1793 et de l'an II et la liste générale des guillotinés, où Jean-Claude Bernard figure sous le numéro 2.645, en qualité d'ex-prêtre et d'ex-membre de la commune. Il était âgé de trente-deux ans et était né à Paris. On trouve, dans l'Histoire de Louis XVII de M. de Beauchesne, p. 44 du deuxième volume, une anecdote qui prouve toute la grossièreté de ce personnage.

[20] Dès le 29 novembre 1791, Isnard, dans son prophétique enthousiasme, s'était écrié : Si le peuple français tire l'épée, il en jettera loin de lui le fourreau ; embrasé du feu de la liberté, armé du glaive, de la plume, de la raison, de l'éloquence, il peut à lui seul, si ou l'irrite, changer la face du monde et faire trembler tous les tyrans sur leur trône d'argile.

[21] M. Granier de Cassagnac, dans son ouvrage sur les Girondins, où il se pique de la plus scrupuleuse exactitude, commet à cette occasion une erreur importante. Il parle de 300.000 électeurs primaires pouvant, en novembre 1791, concourir à l'élection du maire de Paris ; ces électeurs étaient seulement au nombre de 80.000. Ce nombre se déduit forcément de celui de 812 électeurs du deuxième degré, dont les noms sont inscrits dans l'Almanach royal de 1792. Il y avait un électeur du deuxième degré par 100 électeurs présents ou absents inscrits sur les listes des assemblées primaires. En 1791 et jusqu'après le 10 août 1792 étaient électeurs les seuls citoyens actifs, c'est-à-dire ceux qui payaient une contribution équivalente à trois journées de travail. (Voir, à la fin de ce volume, la note III relative à l'organisation de la municipalité parisienne.)

[22] Danton avait été élu au commencement de septembre 4790, par la section du Théâtre-Français, membre du conseil général de la Commune. Sur les 144 membres élus à cette époque, il fut le seul écarté par la majorité des sections, en vertu d'un droit d'ostracisme que la loi leur conférait sur leurs choix réciproques trois sections se déclarèrent pour lui celles du Théâtre-Français, du Luxembourg et de Mauconseil. Ce furent, pendant tout le temps de la Révolution, ces sections qui professèrent les principes et soutinrent les hommes les plus exagérés. Danton prit bientôt sa revanche et, par un revirement singulier d'opinion, celui dont la majorité des électeurs primaires n'avait pas voulu comme simple membre du conseil général de la Commune fut élu cinq mois plus tard, par les électeurs du deuxième degré, au conseil général du département (février 1794). Il y formait à peu près à lui seul la minorité. L'année suivante (janvier 1793), il fut présenté en concurrence avec Manuel pour être procureur-syndic de la commune. Manuel ayant été é !u, il se contenta de la place de substituts Il y fut nommé au deuxième tour de scrutin par 1.162 voix sur 80.000 électeurs inscrits ! nouvelle preuve du funeste système d'abstention que les modérés pratiquaient à cotte époque, au grand détriment de la chose publique. Au début de sa carrière politique, ce tribun, célèbre avait, semble-t-il, des velléités aristocratiques assez prononcées. Nous avons entre les mains un recueil de pièces imprimées par ordre du district des Cordeliers, au sujet du décret de prise de corps tancé contre Marat par le Châtelet, le 8 novembre 1789 ; le nom et la signature de Danton reviennent à chaque instant dans ces pièces et sont toujours écrits avec une apostrophe qui sépare la première de la seconde lettre de ce nom fameux dans les fastes démagogiques. L'écrit sort des presses de Momoro, qui s'intitulait premier imprimeur de la Liberté nationale et qui était alors l'ami intime de Danton ; il est imprimé par ordre du district des Cordeliers où déjà dans ce moment Danton régnait presque en maitre ; le consentement du tribun à cette manière d'orthographier son nom n'est donc pas douteux.

[23] Perron, qui siégeait au département de police depuis 1790, et qui n'avait pas su toujours résister, dans !es derniers temps, aux exigences de ses collègues Panis et Sergent, fut sacrifié par eux aussitôt qu'il marqua quelque hésitation à les suivre dans la route qu'ils s'étaient tracée. Conservé dans sa place d'administrateur le 10 août, jour où on avait encore besoin de sa signature pour l'expédition de certains ordres et surtout pour la délivrance des poudres, il fut arrête le 31 par les ordres du nouveau Comité de surveillance et de salut public, conduit à l'Abbaye et égorgé le 4 septembre. Voici le texte de l'écrou et de l'arrêt de mort du malheureux Perron.

Extrait du registre d'écrou de la prison de l'Abbaye.

Du 21 août 1792

Du 4 au 5 septembre 1792

Le sieur Perron a été écroué par ordre des membres du Comité de surveillance et de salut.

MORT. Le sieur Perron a été jugé par le peuple et exécuté sur-le-champ (*).

(*) Cette mention est entièrement de la main de Maillard.

[24] Roland, né en 1734, avait cinquante-huit ans ; Dumouriez, né en 1739, en avait cinquante-trois.

[25] Voici le portrait qu'a tracé de Roland le girondin Daunou dans un fragment de ses Mémoires, en date d'août 1794 :

Roland, magistrat probe, instruit, courageux, mais auquel on reprochait le pédantisme de toutes les vertus qu'il avait, ferme et vigilant, mais aigre et maladroit, trop épineux dans tes détails de son administration pour conserver longtemps un assez grand nombre d'amis. Nous verrons que Roland méritait tous les reproches, mais non certes tous les éloges que nous trouvons sous la plume de Daunou, car il ne fut souvent ni ferme, ni vigilant, ni courageux, si le courage consiste, comme nous le croyons, à se précipiter au milieu du danger plutôt qu'à écrire du fond de son cabinet des phrases plus ou moins pompeuses.