SUR LA GÉOGRAPHIE DE L’ODYSSÉE

 

PAUL TANNERY

 

 

Nul, mieux que Th.-H. Martin, n’a traité du théâtre imaginaire des aventures d’Ulysse[1] ; il a surtout mis en lumière ce point capital, qu’à l’époque où furent composés les poèmes homériques, les Grecs ne soupçonnaient pas l’existence du continent européen dont ils ne connaissaient que deux presqu’îles[2]. A la place de ce continent, ils imaginaient une mer immense, semée de quelques îles, et ils n’avaient pas à la distinguer de celle où ils naviguaient. Tout au plus se figuraient-ils cette mer comme limitée par une suite de terres inconnues qui la séparaient du fleuve Océan, avec lequel elle communiquait pourtant par des passages assez mal définis dans les indications qui les concernent. C’est dans ce vaste espace, se prêtant à toutes les combinaisons de la fantaisie, que la colère de Poseidôn retient le fils de Laërte loin de sa patrie inoubliée.

Mais devons-nous accepter sans plus les déterminations précises adoptées par Th.-H. Martin, après une discussion approfondie des textes homériques, pour la position de telle ou telle des contrées où le récit de l’Odyssée nous conduit sur les pas du généreux fils de Laërte ? Laisserons-nous l’île de Circé à l’extrême Occident, quand nous lisons (Od., XII, 3, 4) :

νήσόν τ' Αίαίην, όθι τ' Ήοΰς ήριγενείης

Οίκία καί χοροί είσι καί άντολαί Ήελίοιο ?

L’illustre érudit a glissé rapidement sur ce passage ; il a traduit Æa, où l’Aurore est honorée et où l’on jouit du lever du soleil, par opposition aux ténébreuses contrées d’où reviens alors la nef d’Ulysse. Mais cette traduction est-elle soutenable ? Les Cimmériens et l’Érèbe sont aussi bien privés du soleil à son coucher ou à son midi qu’à son lever. Si le mot d’οίκία peut signifier temple, ce ne peut être en tout cas qu’un temple où réside la divinité, et où a-t-on jamais dit que l’Aurore allât, comme le soleil, se coucher à l’Occident ? Il faut bien avouer que, dans la langue homérique, on ne peut demander une désignation plus claire et plus précise de l’extrême Orient que les deux vers que je viens de rappeler.

Examinons donc plus attentivement, d’après les autres indications du récit homérique, à quel point cardinal l’île de Circé peut être supposée. Soit d’abord l’extrême Occident, comme le veut Th.-H. Martin.

Partant d’Æa, et naviguant dès lors vers l’est, par hypothèse, Ulysse rencontre d’abord l’île des Sirènes, puis le détroit des Planctes, qui parait dirigé du nord au sud (XII, 81)[3], enfin Thrinacie, où il est arrêté par le Notos et l’Euronotos[4] (XII, 325, 326) ; il faut donc supposer que cette terre se trouve vers le nord-ouest d’Ithaque, c’est-à-dire, par rapport à cette île, dans la direction de la mer Adriatique, dont les Grecs du temps connaissaient évidemment au moins le débouché dans la mer Ionienne.

Après avoir quitté Thrinacie, Ulysse est surpris par le Zéphyrs (XII, 408), et quand il échappe à la mort sur les débris de sa nef foudroyée, il est rejeté vers les Planctes par le même vent, puis par le Notos (XII, 427). Il suit de là que les Planctes se trouveraient à l’orient de Thrinacie, et non au couchant, comme le veut l’hypothèse que nous examinons.

Après avoir retraversé les Planctes du sud au nord, Ulysse arrive en dis jours à l’île de Calypso, où il se trouve au couchant (V, 277) et à vingt jours de navigation de la terre des Phéaciens. On est dès lors, conduit à placer cette terre, par rapport à Ithaque, à peu près dans la direction de la mer Adriatique, de même que Thrinacie, mais en deçà de cette dernière, ou, en tous cas, moins à l’ouest.

Il n’y a pas de difficulté à cet égard, d’autant qu’en fait les autres indications de l’Odyssée relatives à la situation de Schérie sont excessivement vagues. L’hypothèse de Th.-H. Martin ne se heurte donc qu’aux deus contradictions que j’ai signalées elle ne permet pas d’expliquer les deux vers XII, 3, 4, que j’ai reproduits ; ce devrait être l’Euros et non le Zéphyre qui rejette Ulysse sur les Planctes au départ de Thrinacie. Mais en même temps, cette hypothèse n’a reçu aucune confirmation décisive.

Examinons maintenant la supposition contraire, et, sans nous demander pour le moment comment Ulysse a pu arriver à l’extrême Orient en venant., parla terre des Læstrygons, de l’île flottante d’Éole, dont la première position est à dix jours à l’ouest d’Ithaque (X, 25, 30), plaçons Æa à la limite de la course d’Ulysse vers l’est ; il en revient donc en naviguant vers l’ouest jusqu’à Thrinacie, est rejeté vers l’est jusqu’aux Planctes, au nord jusqu’à Ogygie. Il n’y a jusque là aucune difficulté, à la condition de conserver pour Thrinacie à peu près la même situation que dans l’hypothèse contraire. Ulysse, en effet, venant du côté de la Colchide par la mer imaginée au nord de la Grèce, doit tourner le continent, et l’Euros ne devient gênant pour lui que lorsqu’il est arrivé, par rapport à Ithaque, dans la direction de la mer Adriatique.

Mais il est au contraire impossible, dans cette nouvelle hypothèse, d’assigner à l’île des Phéaciens une situation satisfaisante. Car si elle se trouve à l’est d’Ogygie et des Planctes, il est tout à fait incompréhensible que Circé n’y envoie pas directement Ulysse, au lieu de lui imposer le redoutable itinéraire qu’avait déjà suivi le navire Argo.

Si l’on essayait une troisième hypothèse, les difficultés ne feraient qu’augmenter ; il faut donc bien reconnaître que la géographie de l’Odyssée est réellement incohérente, et au lieu d’essayer de la restituer en torturant les textes, il convient de rechercher les causes de cette incohérence.

Quelle que soit la part d’Homère dans la rédaction actuelle de l’Odyssée, il est infiniment probable que ce poème n’a nullement été conçu d’un seul jet, qu’il résulte au contraire de la fusion et du remaniement de plusieurs poèmes distincts. C’est évidemment là le motif quia entraîné les discordances que nous avons reconnues ; le dernier rapsode ne s’est nullement préoccupé d’avoir un système géographique bien lié, mais de charmer ses auditeurs par le récit du plus grand nombre possible d’aventures merveilleuses. Pour retrouver les traditions primitives, il serait donc nécessaire de pouvoir distinguer sûrement les différents poèmes ainsi cousus ensemble.

Je puis toutefois me borner à indiquer brièvement, parmi les diverses conjectures qui ont été développées à cet égard, celle qui me semble la plus plausible. Le noyau primitif de l’Odyssée aurait été constitué par la réunion de deux poèmes distincts : le Retour d’Ulysse (ch. V et suiv. jusqu’à XIII, 184), les Prétendants (de là à la fin). Il aurait été ultérieurement augmenté par la composition d’une Télémachie (ch. I à IV), dont l’adjonction aurait d’ailleurs obligé d’intercaler de longs épisodes nouveaux dans chacun des deux poèmes originaires, pour laisser le temps (le faire revenir Télémaque de Lacédémone et de Pylos. Ainsi, primitivement, le récit d’Ulysse à Alcinoos aurait été fait en une seule fois, et le chant VIII (les Jeux chez les Phéaciens) aurait été ajouté ; le récit d’Ulysse était d’ailleurs beaucoup plus court, les chants X, XI, XII n’en faisaient point partie ; ce seraient là des aventures imaginées après coup sur le thème de celles des Argonautes, tandis que, dans la tradition primitive, le naufrage d’Ulysse et son arrivée à Ogygie auraient immédiatement suivi son départ de la terre des Cyclopes, Poseidôn vengeant ainsi, sans nul délai, son fils Polyphème.

Nous n’avons pas besoin d’adopter cette thèse dans tous ses détails ; il nous suffit qu’elle nous fournisse, dans son ensemble, une explication très simple des incohérences qui nous occupent. L’auteur du Retour d’Ulysse concevait vaguement, sans préciser d’ailleurs les positions, la terre des Cyclopes, Ogygie et Schérie, comme étant à l’ouest d’Ithaque. Tout au contraire, les Minyens revenaient de la Colchide, c’est-à-dire de l’orient, par le nord ; l’auteur du chant XII de l’Odyssée fait à leur voyage, au sujet des Planctes, une allusion expresse, et il est bien certain que Circé, sœur d’Æétès, les Sirènes, dont Orphée triomphe par ses chants, sans doute aussi les bœufs du Soleil, qu’admirent et respectent les Argonautes, appartiennent au même cycle de légendes.

Dans les Argonautiques d’Apollonius et du pseudo-Orphée, la situation de ces pays fabuleux a reçu des déterminations qu’il est inutile de rappeler, et qui sont en rapport avec les progrès de la géographie, comme avec l’influence prépondérante des récits homériques sur ces mêmes pays. Il n’en est pas moins clair que la tradition primitive devait les placer à l’est. Après l’enlèvement de la Toison-d’Or, pour éviter les forces d’Æétès, qui occupent l’embouchure du Phase où ils se sont engagés, les Minyens remontent ce fleuve et débouchent dans l’Océan ; car dans les idées d’alors, toutes les eaux douces descendaient du grand fleuve extérieur dans la mer intérieure, les unes par un parcours souterrain, les autres à ciel ouvert, comme le Nil entre l’Asie et la Libye, le Phase entre l’Asie et l’Europe. Ainsi arrivés dans l’Océan et rentrant par un autre bras dans la grande mer septentrionale, les Argonautes rencontrent l’île de Circé et reviennent en Grèce par le nord et l’ouest, après avoir été jetés sur les côtes de Libye. L’île des Sirènes, les Planctes, Thrinacie sont leurs étapes de l’est à l’ouest sur un même parallèle au nord du Caucase. C’est le même itinéraire qui a été repris dans l’Odyssée, avec des récits trop attrayants pour qu’aucun auditeur eût à discuter sur leur possibilité géographique.

Si Thrinacie ne joue qu’un rôle insignifiant dans la légende argonautique, tandis que le sort d’Ulysse s’y décide pour neuf ans, il faut reconnaître là une preuve manifeste du talent d’invention du poète de l’Odyssée, mais nullement un indice sur l’origine du mythe. Lampétia et Phaéthouse sont des enfants du soleil comme Æétès et Circé ; la tradition primitive sur les Minyens a donc dû les accueillir naturellement, quoiqu’elles provinssent peut-être d’une source légendaire distincte, comme de récits sur l’Éridan et sur Phaéthon.

Mais si nous admettons ainsi que la tradition argonautique a été recueillie dans l’Odyssée, on peut être porté à croire qu’en revanche les poèmes homériques ont influé sur le développement ultérieur du cycle minyen. Ainsi le conte sur Éole a, dans l’Odyssée, un caractère tout à fait original ; au contraire, dans les Argonautiques, l’intervention du dieu des vents est assez inutile. Si d’autre part, les Minyens, après avoir longé Thrinacie, arrivent chez les Phéaciens, le rôle que jouent Alcinoos et Arété semble une invention récente, dont l’auteur a repris à son tour, sans grand bonheur, une des scènes du voyage d’Ulysse.

Schérie parait être, en fait, une pure création de l’imagination homérique ; il n’y a là rien de mythique comme fonds, cet heureux peuple de pacifiques navigateurs, ces vaisseaux qui ne craignent rien et accomplissent en un jour les plus longs voyages, sans se laisser voir et sans avoir besoin d’être conduits, le poète n’y croit pas et ne tient guère à y faire croire ses auditeurs. C’est une simple utopie, la plus vieille, mais néanmoins la plus gracieuse qui ait été rêvée ; utopie qui, dans la réalité, n’avait point de modèle, mais seulement une antithèse, l’habile et rusé Phénicien, pirate et marchand sans foi[5].

Le poète semble avoir pris des précautions pour éviter qu’on lui demandât où se trouvait au juste l’île d’Alcinoos. Il est inutile de chercher ce port que Poseidôn va détruire, où Nausithoos a jadis conduit, loin des humains et près des dieux, les Phéaciens qui habitaient autrefois la vaste Hypérée, à côté des Cyclopes et des Géants, et qui maintenant ne connaissent aucune terre plus lointaine que l’Eubée ; si ces vagues indications rie sont point d’ailleurs sans quelque incohérence, on dirait qu’elles sont calculées pour dérouter l’auditeur, et lui faire comprendre à demi-mot que tous ces pays n’appartiennent qu’à la fantaisie[6].

Faut-il de même se refuser aux conjectures sur les autres terres où aborde Ulysse dans ses courses vagabondes, sur la Télépyle des Læstrygons, sur la mystérieuse ville des Cimmériens ? Ce serait peut-être le parti le plus sage ; mais ici nous trouvons des indications qui ont une apparence cosmographique, et il convient au moins d’en préciser, s’il est possible, le sens et la portée.

On a prétendu que les Læstrygons avaient été empruntés au cycle minyen ; ils correspondraient aux monstrueux géants que les Argonautes ont à combattre près de Cyzique, κρήνη ύπ' Άρτακίη (Apollonios, 1, 957). Mais à part le nom de cette fontaine, on ne voit guère en quoi consisterait l’emprunt, et il faudrait avouer qu’en tout cas, elle se trouve, dans l’Odyssée, transportée bien loin de Cyzique. Ne nous arrêtons donc qu’au célèbre passage qui a torturé tous les commentateurs :

Dans cette contrée, le pâtre, en rentrant son troupeau, appelle le pâtre qui doit faire sortir le sien et qui obéit à sa voix. Là, un homme sans sommeil pourrait gagner double salaire en faisant paître tantôt les bœufs, tantôt les blancs troupeaux de moutons ; car les chemins du jour et de la nuit sont tout près l’un de l’autre.

J’avoue qu’aucune des interprétations données ne me satisfait ; il est inutile de rappeler celle d’Eustathe, mais je ne puis que m’étonner de voir Th.-H. Martin, ordinairement si judicieux, adopter d’explication de Cratès, d’après laquelle le poète aurait voulu indiquer qu’en Læstrygonie les jours étaient séparés les uns des autres par de très courtes nuits, et assez longs pour faire paître, par exemple, les bœufs le matin, les moutons l’après-midi.

Certes, si Homère avait voulu décrire un pays où il n’y a presque pas de nuit, il lui aurait été difficile de choisir des expressions plus alambiquées, d’employer une image plus inattendue ; une pareille explication pourrait au plus être valable s’il s’agissait d’un alexandrin ; pour Homère, il n’y a jamais qu’à le prendre à la lettre.

Les chemins du jour et de la nuit sont tout près ; le seul sens possible à donner à cette phrase est celui-ci. Soit, par exemple, Paris et Saint-Denis ; quand il fait jour à Paris, on suppose qu’il fait nuit à Saint-Denis, et inversement. La singularité du pays imaginaire s’exprime ainsi très clairement, du moment où l’on peut désigner des localités. Mais si on se refuse cette liberté, il devient au contraire très difficile de le faire élégamment en peu de mots, et, pour continuer notre exemple, je ne trouverais pas mieux à faire pour ma part que d’imiter Homère et de dire : Le maçon rentrant après sa journée (de la ville à Montmartre) réveille le maraîcher qui va descendre dans la plaine. Inutile de remarquer que l’image d’Homère était appropriée à son temps, mais tout aussi claire, pour qui n’ignore pas du moins que les pâturages de moutons et les pâturages de bœufs sont nécessairement, dans les pays d’élève pour le double bétail, encore plus distincts qu’une ville et sa banlieue.

Ainsi Homère nous parle d’un pays où, quand il fait jour, il fait, en même temps, nuit à côté, et inversement ; c’est simplement une invention de conte d’enfants, qui a paru amusante au poète, et qui n’a rien à faire avec la cosmographie. Car si lori voulait dresser une mappemonde d’Homère et y placer quelque part les Læstrygons, il faudrait admettre un certain nombre d’hypothèses qui ont pu passer par la tète de tel ou tel Grec, soit plus tôt, soit plus tard, mais qui sont tout à fait étrangères au poète de l’Odyssée ; il ne les a certainement pas connues, ou s’il les connaissait, il les rejetait purement et simplement.

Il y a cependant quelque intérêt à examiner ces hypothèses, non pas qu’on doive croire qu’elles aient donné naissance au conte des Læstrygons, mais parce qu’il est, de fait, plus facile qu’on pourrait le croire, de faire concorder cette singulière fantaisie avec les croyances cosmologiques des anciens Hellènes.

Aristote (Météorologiques, II, 1) dit que plusieurs des anciens météorologues étaient persuadés que le soleil ne descend pas au-dessous de la terre, mais tourne autour du côté du nord, et que, s’il disparaît pendant la nuit, c’est que ce côté de la terre est plus élevé. En dehors de Thalès, il n’y a guère de physiologue hellène à qui cette opinion puisse être attribuée ; mais Aristote pensait évidemment aux anciens poètes, comme ceux dont Athénée (XI, 38-39) a réuni divers passages sur ce sujet. Arrivé à l’Océan, Hélios ne s’y plonge pas, mais il est reçu dans un lit ou une coupe d’or qu’Héphaestos a fabriquée, et le courant du fleuve le ramène, par le nord, des Hespérides au levant, en face la terre d’Éthiopie[7].

L’Océan est supposé suffisamment encaissé pour que la lueur du soleil ne parvienne pas jusqu’à nous pendant la durée de ce trajet ; c’est bien là ce que dit Aristote. Mais dès lors, qui habiterait sur la rive de l’Océan septentrional n’apercevra pas le soleil pendant le jour ; il le verra au contraire passer pendant la nuit.

Si l’Océan est supposé circulaire, suivant l’opinion la plus répandue, il y aurait donc, en fait, sur la rive de ce côté, une huit très longue, suivie d’un jour très court ; mais qu’on suppose, au contraire, que la terre affecte la forme d’un rectangle (d’une table, comme le pensait Anaximène), le jour sur l’Océan septentrional correspondra à la nuit pour nous, et réciproquement. Dès lors, en traversant les hauteurs qui sont supposées encaisser le fleuve, on passe immédiatement du jour à la nuit ou de la nuit au jour, tant leurs chemins sont voisins.

Ainsi les Læstrygons pouvaient, à la rigueur, être conçus, au temps d’Homère, comme habitant une des terres séparant au nord la grande mer de l’Océan ; il edt fallu toutefois, pour cela, combiner deux idées dont l’antiquité n’est pas démontrée : le mythe de la navigation d’Hélios sur l’Océan ; l’hypothèse de la forme rectangulaire de la terre.

Quoique cette dernière hypothèse ne paraisse pas avoir eu beaucoup de partisans, il ne faut pas dire qu’elle n’eut reposé Sur aucun fondement ; il n’est pas besoin de longs voyages pour reconnaître que l’apparence circulaire de l’horizon est une pure illusion, et un phénomène astronomique bien familier pouvait conduire à substituer à cette illusion la croyance à une forme toute différente.

Le soleil ne se lève ni ne se couche toute l’année aux mêmes points de l’horizon ; il avance vers le nord pendant l’été, vers le sud pendant l’hiver, mais jusqu’à certaines limites seulement. Dans l’hypothèse de la terre plate et circulaire, l’existence de ces limites est inexplicable ; elles sont, au contraire immédiatement données, si l’on suppose la forme rectangulaire et que l’on assigne deux côtés opposés du rectangle, l’un au lever, l’autre au coucher.

Si, après avoir interprété le passage relatif aux Læstrygons, j’ai exposé les deux origines qu’on peut, d’après cette interprétation, attribuer à la conception homérique, soit qu’on la considère comme provenant d’un simple conte de nourrice, ainsi que je suis porté à le croire, soit qu’on la rattache à des croyances cosmologiques, il faut reconnaître qu’en tout cas le poète ne s’est pas préoccupé de mettre ce conte ou ses croyances d’accord avec ses autres conceptions, ni avec les opinions courantes de son auditoire. Est-il possible, pour les Cimmériens, d’arriver à quelque conclusion analogue ?

La question me parait beaucoup plus difficile ; le nom des ,Cimmériens peut, en effet, avoir été emprunté au cycle minyen, où il aurait désigné le peuple historiquement connu par les Grecs, et sur le compte duquel pouvaient courir, dès le temps d’Homère, des légendes que nous ne connaissons pas[8]. Que le poète ait singulièrement déplacé ce peuple mythique, cela est clair ; mais il est improbable qu’il ait inventé de toutes pièces ce qu’il en dit. Cependant, comme nous n’apercevons aucun lien entre la tradition poétique et la tradition historique, force nous est de nous borner à considérer exclusivement le témoignage homérique.

Ulysse part de l’île de Circé à l’aurore par un vent du nord : au soir, il atteint l’Océan et le traverse.

Là est le peuple et la ville des Cimmériens, qu’enveloppe un sombre brouillard ; jamais ils ne voient les rayons du brillant Hélios, ni quand il monte au ciel étoilé, ni quand du ciel il redescend vers la terre ; une nuit funeste est toujours étendue sur ces mortels infortunés.

C’est le port où débarque Ulysse pour aller au séjour d’Hadès ; pour parvenir au point que Circé lui a indiqué, il chemine quelque peu le long de l’Océan en le descendant, semble-t-il[9]. Après l’évocation des morts, il se rembarque, et revient dans la nuit à Æa, grâce à un vent favorable[10].

Je ne crois pas qu’il faille attacher une grande importance à la durée assignée pour la navigation ; il s’agit d’un voyage fantastique, tout comme ceux des navires phéaciens. Mais en tout cas, les Cimmériens sont au sud-est, car les vers qui déterminent la situation d’Æa à l’orient sont précisément relatifs au retour d’Ulysse dans cette île ; il parait donc inutile de discuter si d’autres traditions, suivies dans d’autres passages, comme Odyssée, XXIV, 11 suiv., semblent indiquer pour l’Érèbe une tout autre situation ; ce ne serait là qu’une incohérence de plus.

Pourquoi les Cimmériens ne voient-ils jamais le soleil ? D’après le Ps.-Orphée, qui les place au nord, c’est qu’ils seraient entourés de montagnes qui leur cacheraient toujours l’astre qui nous éclaire ; cette explication provient évidemment d’un scholiaste d’Homère, mais elle n’a sans doute aucune valeur, si ce n’est en ce sens qu’elle affirme que l’absence du soleil est la cause et non l’effet de l’obscurité et du brouillard perpétuels.

Th.-H. Martin parait d’un avis contraire, mais il ne s’arrête pas sur cette question et ne déduit, de la donnée de l’obscurité perpétuelle, aucune conséquence géographique. Cette contrée est ténébreuse, parce qu’elle est le vestibule de l’Érèbe, nécessairement ténébreux.

La raison est suffisante, si on ne voit, dans la tradition relative aux Cimmériens, qu’un conte, comme pour les Læstrygons. Mais il semble y avoir là en réalité plus qu’un conte, à savoir un véritable mythe, puisqu’il s’agit de l’Érèbe et puisque le séjour des morts est représenté comme au-dessus de la surface de la terre.

Un simple conte peut être sans plus accepté comme tel ; pour tout mythe ayant un caractère religieux, on doit, au contraire, chercher à le coordonner avec les autres croyances ; s’il les contredit explicitement, il ne peut subsister.

Mais comment les anciens pouvaient-ils essayer d’effectuer cette coordination, nous l’ignorons ; si nous faisons aujourd’hui quelque tentative, nous rencontrons de graves difficultés et nous arrivons à des conséquences beaucoup moins plausibles que pour les Læstrygons.

Était-il possible, pour les anciens, d’imaginer que, sur la surface de la terre supposée plane, une région ne fût jamais éclairée ?

A la grande rigueur, oui ; si nous considérons que le soleil parait comme un disque, dont l’autre côté peut être supposé obscur, qu’il semble, dans sa course diurne, tourner ce disque tantôt vers l’occident, tantôt vers le nord, tantôt vers l’orient, jamais vers le midi, on pouvait être conduit à une idée que des connaissances géométriques un peu précises auraient cependant suffi à dissiper : à savoir qu’à l’extrême sud, on devait arriver à une contrée au delà de la terre éclairée par le soleil ; on pouvait dès lors y placer l’Érèbe et les Cimmériens (en face des Pygmées ?).

Quant à choisir le sud-est, plutôt que le sud-ouest, il n’y a aucune raison ; je remarque seulement, pour mémoire, que dans l’hypothèse de la forme rectangulaire, l’ensemble du récit homérique s’explique assez bien, à part la durée du voyage. La rive au delà de l’Océan méridional est supposée occupée par l’Érèbe, Ulysse y arrive en ligne droite au point le plus rapproché de l’île de Circé ; c’est là que se trouvent les Cimmériens.

Il y a cependant, dans tous les cas[11], une assez grave difficulté ; la mer que traverse Ulysse est évidemment une mer imaginaire qui couvre l’espace au delà de la partie du continent asiatique connu par le poète ; mais cette mer parait dès lors s’étendre à l’est des Éthiopiens d’Orient, et ces peuples ne seraient pas alors immédiatement sur la rive de l’Océan, conformément à la tradition (Iliade, XXIII, 205, etc.). Ou bien cette mer serait-elle celle où Nestor raconte que Ménélas a été entraîné plus loin que les oiseaux n’en pourraient revenir en un an ?

Suivant une tradition dont Strabon a eu connaissance, Ménélas serait parvenu dans cette mer après avoir remonté le Nil et débouché de ce côté dans l’Océan. Un récit ancien semble aussi avoir fait voyager les Argonautes de ce côté. On pourrait alors placer les Éthiopiens sur les terres limitant cette mer à l’extrême Orient.

Mais il est sans doute inutile de multiplier les conjectures de ce genre pour remédier à des incohérences patentes, toutefois d’ordre secondaire, qu’elles proviennent de la juxtaposition de morceaux dus à divers poètes ayant adopté des traditions différentes, qu’elles tiennent seulement à l’insouciance avec laquelle Homère a accueilli, pour diversifier son œuvre, les légendes les plus disparates.

J’ai voulu seulement montrer qu’il est impossible de considérer l’auteur de l’Odyssée comme ayant réellement situé, dans sa pensée, les pays fabuleux dont il parle ; on ne peut donc pas faire, sans contradictions, une géographie de l’Odyssée, on ne peut pas dresser une mappemonde suivant Homère.

On peut essayer toutefois de remonter à l’origine traditionnelle de quelques légendes et préciser plus ou moins les situations géographiques que ces légendes pouvaient supposer avant le temps d’Homère. Mais la tâche est d’autant plus difficile qu’à partir du vil siècle avant notre ère, Homère est devenu une autorité géographique, et qu’à mesure que les connaissances positives se sont développées, la critique grecque a fait tout le contraire de ce qu’il aurait fallu pour nous éclairer. Il est inutile d’insister sur ce point assez connu de nos lecteurs.

 

Annales de la Facultés des Lettres de Bordeaux — 1887

 

 

 



[1] En dehors du Mémoire sur la cosmographie grecque à l’époque d’Homère et d’Hésiode (1874) et de l’appendice Comment Homère s’orientait ? (1877), publiés dans les tomes XXVIII et XXIX des Mémoires de l’Institut, je rappelle les deux notes substantielles sur le séjour des morts et le pays des Læstrygons, insérées dans l’Annuaire de l’Association pour l’encouragement des études grecques en France de 1878.

[2] Témèse (Od., I, 184), où les Taphiens vont troquer du fer contre du cuivre, est à la pointe sud-est du Brutium. Notez aussi la mention des Σικελοί, XX, 383, et XXIV, 211, etc., peuple en tous cas italien.

[3] Charybde à l’est, et à l’ouest Scylla, dont la caverne est située πρός ζόφον, είς Έρεβος τετραμμένον.

[4] C’est ainsi que j’explique Εύρός τε Νότος τε. On pourrait aussi entendre que l’Euros est aussi gênant pour Ulysse que le Notos ; mais si l’on peut admettre que les navires connus du pote étaient incapables de s’élever contre un vent un peu fort, en courant des bordées au plus pros, ils devaient au moins tenir l’allure du largue. L’Euros n’aurait donc pas empêché Ulysse de gagner vers le sud, ni le Notos de gagner vers l’est. Au reste, quel que soit le sens que l’on adopte, les conclusions ne seront pas sensiblement modifiées, si ce n’est qu’en entendant l’Euros, il s’ensuit que le chemin précédent est réellement supposé parcouru de l’ouest à l’est ; en traduisant Euronotos la même conséquence ne peut être déduite.

[5] Φαίηκες semble dérivé de φαιός, brun, par opposition à φοινικοείς, rouge.

[6] Près des dieux (VII, 205) indiquerait le nord ou le nord-ouest de l’Olympe ; mais comment placer de ce côté le Cyclopes (206) ? Il faudrait au moins intervertir l’épisode d’Éole pour le mettre après celui des Lotophages.

L’Άπείρη, d’où les navires phéniciens ont amené Eurymédouse, fait bien penser à l’Epire (Ήπειρος), mais en tout cas le nom est défiguré.

[7] Athénée cite Phérécyde, Stésichore, Antimaque, Eschyle, Mimnerme. Cette croyance me semble, au reste, empruntée à l’Égypte et, par suite, très postérieure aux temps homériques. En tout cas, vers la fin du IVe siècle de notre Ère, l’évêque Sevérianos de Gabales la soutenait encore, et croyait pouvoir l’appuyer sur des textes bibliques.

[8] On a seulement quelques indices à ce sujet dans les récits sur les brouillards du Pont-Euxin, et dans la légende sur l’Acherousia voisine d’Héraclée (Valerius Flaccus, etc.)

[9] II, 21 : παρά ‘ρόον. Si Circé habite l’extrême Orient, et si l’Océan coule de l’orient à l’occident par le sud, Ulysse continue alors à s’éloigner d’Æa ; dans l’hypothèse de Th.-H. Martin, il s’en rapproche au contraire.

[10] XI, 639-640. Th.-H. Martin interprète ces deux vers comme si Ulysse à son retour avait redescendu l’Océan, au lieu de le traverser simplement comme à l’arrivée.

Cette explication est favorable à sa thèse, mais en réalité le sens est loin d’être précis, et l’on peut entendre très bien qu’Ulysse traverse en luttant contre le courant qui le fait dériver, qu’il s’aide d’abord des rames, puis du vent.

[11] Aussi bien si l’on place l’île de Circé à l’ouest que dans notre hypothèse.