LES ORIGINES DE LA FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE CINQUIÈME. — LA FIN DU GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE

CHAPITRE UNIQUE.

 

 

I. La Convention après le 9 thermidor. - Réaction contre les Terroristes. - Aversion générale pour les Conventionnels. - Dangers qu'ils courent s'ils tombent du pouvoir. — II. Décrets pour la réélection des deux tiers. Petit nombre des votants. - Manœuvres pour empêcher les électeurs de voter sur les décrets. - Fraudes dans le recensement des voix. - Maintien des décrets par la force. - Élargissement et recrutement des tape-dur. - Emploi de la troupe et de l'artillerie. - Le 13 vendémiaire. — III. Le Directoire choisi parmi les régicides. - Il choisit ses agents parmi ses pareils. - Les principaux anti-jacobins sont privés de leurs droits civiques. - Les Terroristes sont relâchés et réintégrés dans leurs droits-civiques. - Spécimen à Blois des élargissements et du nouveau personnel administratif. — IV. Résistance de l'opinion. - Les élections de l'an IV à Paris et en province. - Le Directoire menacé par les ultra-jacobins. - Adoucissement forcé de l'administration jacobine. — V. Les élections de l'an V. - Qualité et sentiments des élus. - La nouvelle majorité dans le Corps législatif ; ses principes et son programme. Danger et anxiété de la minorité jacobine. - Indécision, division, scrupules et faiblesse du parti modéré. - Décision, manque de scrupules, force, procédés de la faction jacobine. - Le 18 fructidor. — VI. Dictature du Directoire. - Ses nouvelles prérogatives. - Purgation du Corps législatif. - Épuration des autorités administratives et judiciaires. Les commissions militaires en province. - Suppression des journaux. - Le droit de voter réservé aux seuls Jacobins. - Arbitraire du Directoire. - Renouvellement de la Terreur. - La déportation substituée la guillotine. - Traitement des déportés pendant la route, à la Guyane, aux fies de Ré et d'Oléron. - Restauration de la féodalité jacobine. — VII. Application et aggravation des lois de la Terreur. - Mesures pour imposer la religion civique. - Arrestation, déportation, exécution des prêtres. - Projet d'ostracisme contre toute la classe anti-jacobine. Les nobles ou anoblis, non émigrés, sont déclarés étrangers. - Décrets contre les émigrés de toute classe. - Autres mesures contre le demeurant des propriétaires. - Banqueroute, emprunt forcé, loi des otites. — VIII. Politique de propagande et de conquête à l'étranger. - Proximité et avantages de la paix. - Motifs des Fructidoriens pour rompre les négociations avec l'Angleterre et pour envahir les contrées voisines. Comment ils fondent des républiques nouvelles. - Comment ils les régissent, une fois fondées. - Évaluation de leurs rapines à l'étranger. - Nombre des vies françaises dépensées à la guerre. — IX. Antipathie de la nation pour le régime établi. - Paralysie de l'État. - Discorde intestine du parti jacobin. - Le coup d'État du 22 floréal an VI. - Le coup d'État du 30 prairial an VII. - Impossible d'établir un gouvernement viable. - Projets de Barras et de Sieyès. — X. Caractère antisocial de la secte et de la faction. - Contraste de la France civile et de la France militaire. - Éléments de réorganisation dans les institutions, les habitudes et les sentiments militaires. - Caractère du régime institué par le 18 brumaire an VIII.

 

I

Pourtant, eux aussi, les souverains repus, ils ont leur souci, un souci grave, et on vient de voir lequel : il s'agit pour eux de rester en place, afin de rester en vie, et désormais il ne s'agit pour eux que de cela. — Jusqu'au 9 thermidor, un bon Jacobin pouvait, en se bouchant les yeux, croire à son dogme[1] ; après le 9 thermidor, à moins d'être un aveugle-né, comme Soubrany, Romme et Goujon, un fanatique dont les organes intellectuels sont aussi raidis que les membres d'un fakir, personne, dans la Convention, ne peut plus croire au Contrat social, au socialisme égalitaire et autoritaire, aux mérites de la Terreur, au droit divin des purs. Car, il a fallu, pour échapper à la guillotine des purs, guillotiner les plus purs, Saint-Just, Couthon et Robespierre, le grand prêtre de la secte : ce jour-là les Montagnards, en lâchant leur docteur, ont lâché leur principe, et il n'y a plus de principe ni d'homme auquel la Convention puisse se raccrocher ; en effet, avant de guillotiner Robespierre et consorts comme orthodoxes, elle a guillotiné les Girondins, Hébert et Danton comme hérétiques. Maintenant, l'existence des idoles populaires et des charlatans en chef est irrévocablement finie[2]. Dans le temple ensanglanté, devant le sanctuaire vide, on récite toujours le symbole convenu et l'on chante à pleine voix l'antienne accoutumée ; mais la foi a péri, et, pour psalmodier l'office révolutionnaire, il ne reste que les acolytes, d'anciens thuriféraires et porte-queues, des bouchers subalternes qui, par un coup de main, sont devenus pontifes, bref des valets d'église qui ont pris la crosse et la mitre de leurs maîtres, après les avoir assassinés.

De mois en mois, sous la pression de l'opinion publique, ils se détachent du culte qu'ils ont desservi ; en effet, si faussée et si paralysée que soit leur conscience, ils ne peuvent pas ne pas s'avouer que le jacobinisme, tel qu'ils l'ont pratiqué, était la religion du vol et du meurtre. Avant Thermidor, une phraséologie officielle couvrait de son ronflement doctrinal[3] le cri de la vérité vivante, et chaque sacristain ou bedeau conventionnel, enfermé dans sa chapelle, ne se représentait nettement que les sacrifices humains auxquels, de ses propres mains, il avait pris part. Après Thermidor, les proches et les amis des morts, les innombrables opprimés, parlent, et il est forcé de voir l'ensemble et le détail de tous les crimes auxquels, de près ou de loin, il a collaboré par son assentiment et par ses votes : tel, à Mexico, un desservant de Huichilobos promené parmi les six cent mille crânes entassés dans les caves de son temple. — Coup sur coup, pendant toute la durée de l'an III, par la liberté de la presse et par les grands débats publics, la vérité éclate. C'est d'abord l'histoire lamentable des cent trente-deux Nantais tramés à pied de Nantes à Paris, et les détails de leur voyage mortuaire[4] ; on applaudit avec transport à l'acquittement des quatre-vingt-quatorze qui ont survécu. Ce sont ensuite les procès des plus notables exterminateurs[5], le procès de Carrier et di Comité révolutionnaire de Nantes, le procès de Fouquier-Tinville et du Tribunal révolutionnaire de Paris, le procès de Joseph Lebon : pendant trente ou quarante séances consécutives, des centaines de dépositions circonstanciées et vérifiées aboutissent à la preuve faite et parfaite. Cependant, à la tribune de la Convention, les révélations se multiplient : ce sont les lettres des nouveaux représentants en mission et les dénonciations des villes contra leurs tyrans déchus, contre Maignet, Dartigoyte, Piochefer Bernard, Levasseur, Cressons, Javogues, Lequinio, Lefiot, Piorry, Pinel, Monestier, Fouché, Laplanche, Lecarpentier et tant d'autres ; ce sont les rapports des commissions chargées d'examiner la conduite des anciens dictateurs, Collot d'Herbois, Billaud-Varennes, Barère, Amar, Vouland, Vadier et David ; ce sont les rapports des représentants chargés d'une enquête sur quelque partie du régime aboli, celui de Grégoire sur le vandalisme révolutionnaire, celui de Cambon sur les taxes révolutionnaires, celui de Courtois sur les papiers de Robespierre. — Toutes ces lumières se rejoignent en une clarté terrible et qui s'impose même aux yeux qui s'en détournent : il est trop manifeste à présent que, pendant quatorze mois, la France a été saccagée par une bande de malfaiteurs[6] ; tout ce qu'on peut dire pour excuser les moins pervers et les moins vils, c'est qu'ils étaient nés stupides ou qu'ils étaient devenus fous. — A cette évidence croissante, la majorité de la Convention ne peut se soustraire, et les Montagnards lui font horreur ; d'autant plus qu'elle a des rancunes : les soixante-treize détenus et les seize proscrits qui ont repris leurs sièges, les quatre cents muets qui ont si longtemps siégé sous le couteau, se souviennent de l'oppression qu'ils ont subie, et ils se redressent, d'abord contre les scélérats les plus souillés, ensuite contre les membres des anciens comités. — Là-dessus, selon sa coutume, la Montagne, dans les émeutes de germinal et de prairial an III, lance ou soutient sa clientèle ordinaire, la populace affamée, la canaille jacobine, et proclame la restauration de la Terreur ; de nouveau, la Convention se sent sous la hache. — Sauvée par les jeunes gens et par la garde nationale, elle prend enfin courage à force de peur, et, à son tour, elle terrorise les terroristes : le faubourg Saint-Antoine est désarmé, dix mille Jacobins sont arrêtés, plus de soixante Montagnards sont décrétés d'accusation ; on décide que Collot d'Herbois, Barère, Billaud-Varennes et Vadier seront déportés ; neuf autres membres des anciens comités sont mis en prison ; les derniers des vrais fanatiques, Romme, Goujon, Soubrany, Duquesnoy, Bourbotte et Duroy, sont condamnés à mort ; aussitôt après la sentence, dans l'escalier du tribunal, cinq d'entre eux se poignardent ; deux blessés qui survivent sont portés à l'échafaud et guillotinés avec le sixième ; deux autres Montagnards de la même trempe, Rhul et Maure, se tuent avant la sentence[7]. — Désormais, la Convention épurée se croit pure ; ses rigueurs finales ont expié ses lâchetés anciennes, et, dans le sang coupable qu'elle verse, elle se lave du sang innocent qu'elle a versé.

Par malheur, en condamnant les Terroristes, c'est elle-même qu'elle condamne ; car elle a autorisé et sanctionné tous leurs crimes. Sur ses bancs et dans ses comités, parfois au fauteuil de la présidence et à la tête de la coterie dirigeante, figurent encore plusieurs membres du gouvernement révolutionnaire, nombre de francs Terroristes comme Bourdon de l'Oise, Delmas, Bentabolle et Rewbell ; des présidents de la Commune de septembre comme Marie Chénier ; des exécutants du 31 mai comme Legendre ; l'auteur du décret qui a fait en France six cent mille suspects, Merlin de Douai ; des bourreaux de la province, et les plus brutaux, les plus féroces, les plus voleurs, les plus cyniques, André Dumont, Fréron, Tallien, Barras. Eux-mêmes, les quatre cents muets du ventre, ont été, sous Robespierre, les rapporteurs, les votants, les claqueurs, les agents des pires décrets contre la religion, la propriété et les personnes. Tous les fondements de la Terreur ont été posés par les soixante-treize reclus avant leur réclusion et par les seize proscrits avant leur proscription. Sauf dix ou douze qui se sont abstenus, la Convention unanime a mis le roi en jugement et l'a déclaré coupable ; plus de la moitié de la Convention, les Girondins en tête, ont voté sa mort. H n'y a pas dans la salle cinquante hommes honorables, en qui le caractère ait soutenu la conscience, et qui, comme Lanjuinais, aient le droit de porter la tête haute[8]. Dans aucun de leurs décrets, bons ou mauvais, les sept cents autres n'ont eu pour premier objet l'intérêt de leurs commettants. Dans tous leurs décrets, bons ou mauvais, les sept cents autres ont eu pour premier objet leur intérêt personnel. Tant que les attentats de la Montagne et de la plèbe n'ont atteint que le public, ils les ont approuvés, glorifiés, exécutés ; s'ils se sont révoltés enfin contre la Montagne et contre la plèbe, c'est à la minute suprême, uniquement pour sauver leurs propres vies. Avant comme après le 9 thermidor, avant comme après le er prairial, oppresseurs pusillanimes ou libérateurs involontaires, la bassesse et l'égoïsme ont été les grands ressorts de leur conduite. — C'est pourquoi le mépris et l'horreur sont universellement déversés sur eux à pleines mains[9] ; il n'y a que les Jacobins qui puissent être plus odieux. Si l'on supporte encore ces mandataires infidèles, c'est parce que l'on compte les voir bientôt dehors. A la nouvelle prématurée que la Convention va se dissoudre[10], les passants s'abordent dans la rue en s'écriant : Nous en voilà quittes ; ils s'en vont, les brigands !... Les gens sautillent et caracolent, comme incapables de contenir leur satisfaction ; on ne parle de rien que du petit (Louis XVII, enfermé au Temple) et des élections : tout le monde est d'accord pour exclure les députés actuels.... On discute moins à présent les crimes de chacun que l'insignifiance de tout l'assemblage, et les épithètes de tarés, usés, corrompus, ont presque remplacé celles de coquins et de scélérats. — A Paris même, pendant les derniers mois de leur règne, c'est à peine s'ils osent paraître en public. Dans le costume le plus sale et le plus négligé[11], costume que l'écharpe tricolore à franges d'or fait ressortir encore davantage, ils cherchent à se dérober à la foule, et, malgré cette modestie, ils n'échappent pas toujours aux insultes, encore moins aux malédictions des passants. — Chez eux, en province, ce serait pis : leur vie y serait en danger ; à tout le moins, on les roulerait dans le ruisseau, et ils le savent. Sauf une vingtaine, tous ceux qui ne parviendront point à entrer dans le nouveau Corps législatif intrigueront pour obtenir une place à Paris et deviendront messagers d'État, employés dans les bureaux, huissiers dans les ministères ; faute d'autre emploi, ils accepteraient d'être balayeurs de la salle. — Tous les refuges leur sont bons contre la réprobation publique qui monte et déjà les submerge sous son flot.

 

II

Nul autre refuge pour eux que le pouvoir suprême, et nul autre moyen de s'y maintenir que l'arbitraire, la déloyauté et la violence. Dans la Constitution qu'ils fabriquent, ils veulent rester les souverains de la France, et d'abord ils décrètent que, bon gré, mal gré, la France prendra parmi eux les deux tiers de ses nouveaux représentants[12] ; pour qu'elle choisisse bien, il est prudent de lui imposer ses choix.

A la vérité, sur les décrets spéciaux qui lui retranchent les deux tiers de son droit d'élire, on fait mine de la consulter ; mais, comme en 1792 et 1793, on lui fabrique sa réponse[13]. — En premier lieu, on a compté que la majorité des électeurs s'abstiendra de répondre. En effet, depuis longtemps, expérience faite, la masse est dégoûtée des comédies plébiscitaires ; d'ailleurs, la Terreur prolongée a étouffé chez elle le sentiment de l'intérêt public[14] ; chacun ne songe plus qu'à soi. Depuis Thermidor, dans les bourgs et les campagnes, on a grand'peine à trouver des maires, des officiers municipaux, même des électeurs du premier et du second degré ; les gens se sont aperçus qu'il était inutile et dangereux de faire acte de citoyen ; ils se sont écartés des fonctions publiques. Un étranger écrit, après avoir traversé la France, de Bourg en Bresse à Paris[15] : Sur cent fois que j'ai demandé : Citoyen, comment s'est passée l'assemblée primaire de votre canton ? l'on m'a répondu quatre-vingt-dix fois : Moi, citoyen, qu'asce que j'irions faire ici ? Ma fi ! l'ont bin de la peine à s'entendre, ou Que voulez-vous ? On était en bin petit nombre ; les honnêtes gens restiont chez eux. De fait, sur six millions au moins d'électeurs[16], cinq millions manquent à l'appel, et l'on n'a point à s'embarrasser de leurs votes, puisqu'ils ne votent pas.

En second lieu, on a pris des précautions pour ôter à ceux qui viennent et qui votent sur la Constitution l'idée de voter sur les décrets. Aucun article de la Constitution ni des décrets ne les y invite ; ils n'y sont engagés qu'à peine, en style vague, par une interrogation oratoire, dans une adresse tardive[17]. — De plus, sur les feuilles imprimées qu'on leur envoie de Paris, ils ne trouvent que trois colonnes, l'une pour marquer le nombre des voix qui acceptent la Constitution, l'autre pour marquer le nombre des voix qui la rejettent, la troisième pour écrire les observations, s'il y en a. Point de colonnes distinctes pour marquer le nombre des voix qui acceptent ou qui rejettent les décrets. Là-dessus, nombre d'électeurs illettrés ou médiocrement informés peuvent croire qu'on les a convoqués pour voter sur la Constitution seulement, et point du tout sur les décrets ; ce qui arrive, notamment dans les départements éloignés et dans les assemblées rurales. — Ailleurs, plus près de Paris, et dans les villes, beaucoup d'assemblées comprennent que, si la Convention les consulte, c'est pour la forme ; répondre non serait inutile et même périlleux ; mieux vaut le silence ; très prudemment, sitôt qu'on mentionne les décrets, elles réclament à l'unanimité l'ordre du jour[18]. C'est pourquoi, en moyenne, sur cinq assemblées primaires qui votent pour ou contre la Constitution, il ne s'en trouve qu'une qui vote pour ou contre les décrets[19]. — Tel est le procédé loyal que l'on emploie pour avoir l'avis de la nation. En apparence, on la provoque à parler ; en pratique, on obtient qu'elle se taise.

Dernier expédient, et le plus ingénieux de tous : quand une assemblée primaire parle trop haut, on suppose qu'elle s'est tue. — A Paris, où les électeurs sont plus éclairés et plus décidés qu'en province, dans dix-huit départements connus et peut-être dans plusieurs autres, les électeurs qui ont voté sur les décrets sont presque tous voté contre ; même, en beaucoup de cas, leur procès-verbal dit qu'ils ont voté contre, à l'unanimité ; mais ce procès-verbal omet de dire le chiffre précis des non. Sur quoi, dans le relevé total des non hostiles aux décrets, ces non ne sont point comptés[20]. Par cette friponnerie, dans le seul Paris, la Convention diminue de 50.000 le nombre des refusants, et pareillement, en province, à la façon d'un régisseur véreux qui, obligé de rendre ses comptes, supprime des chiffres et remplace les additions par des soustractions. — Voilà comment, à l'endroit des décrets, sur 300.000 votants qu'elle additionne, elle peut annoncer 200.000 oui, 100.000 non, et proclamer que le peuple souverain, son maitre, après lui avoir donné quittance générale et décharge plénière, certificat d'intégrité et brevet de capacité, l'investit de nouveau de sa confiance, et lui continue expressément son mandat.

Reste à conserver par la force ce pouvoir usurpé par la fraude. — Aussitôt après la répression des émeutes jacobines, la Convention, menacée à droite, s'est tournée à gauche : il lui fallait dei alliés, gens d'exécution ; elle en prend où elle en trouve, dans la faction qui l'a décimée avant Thermidor, et que, depuis Thermidor, elle décime. En conséquence, ses comités dirigeants suspendent les procédures contre les principaux Montagnards ; nombre de Terroristes, les anciens présidents de section, les matadors de quartier arrêtés après le 1er prairial, recouvrent au bout d'un mois leur liberté[21] : ce sont des bras excellents, habitués à frapper fort et sans crier gare, surtout quand il s'agit d'assommer ou d'éventrer les honnêtes gens. — Plus l'opinion publique se prononce contre le gouvernement, plus le gouvernement se rejette vers les hommes à gourdins et à piques, vers les gens sans aveu, expulsés des assemblées primaires, héros du 2 septembre et du 31 mai, nomades dangereux, reclus de Bicêtre, sicaires sans emploi, tape-dur des Quinze-Vingts et du faubourg Saint-Antoine[22]. A la fin, le 11 vendémiaire an III, il en ramasse quinze à dix-huit cents qu'il arme et forme en bataillons[23] : ce sont si bien des brigands que, le lendemain, Menou, général en chef de l'armée de l'intérieur et commandant de la force armée de Paris, vient, avec plusieurs officiers de son état-major, annoncer à la Commission des Cinq qu'il ne veut pas de tels bandits dans son armée et sous ses ordres : Je ne marcherai point, dit-il, avec un tas de scélérats et d'assassins organisés en bataillon, sous le nom de patriotes de 89. — En effet, c'est de l'autre côté que sont les vrais patriotes de 89, les constitutionnels de 1791, les libéraux sincères, 40.000 propriétaires et marchands[24], l'élite et la masse du peuple parisien, la majorité des hommes véritablement intéressés à la chose publique. Et, en ce moment, leur seul objet est le salut commun. République ou royauté, ce n'est là pour eux, qu'une pensée d'arrière-plan, secondaire ; restauration de l'ancien régime, aucun n'y songe ; établissement d'une monarchie limitée, très peu s'en préoccupent[25]. Quand on demande aux plus échauffés quel gouvernement ils veulent mettre à la place de la Convention, ils répondent[26] : Nous ne voulons plus d'elle, nous ne voulons rien d'elle, nous voulons la république et d'honnêtes gens pour nous gouverner. Rien au delà : leur soulèvement n'est pas une insurrection politique contre la forme du gouvernement établi, mais une-insurrection morale contre les criminels en place. C'est pourquoi, lorsqu'ils voient la Convention armer contre eux leurs anciens bourreaux, les hommes-tigres de la Terreur, des malfaiteurs avérés, ils ne se contiennent plus. Ce jour-là, dit un étranger qui est à Paris[27], dans plusieurs lieux publics, je vis partout l'expression du plus violent désespoir, de la fureur et de la rage... Sans ce malheureux arrêté, probablement l'insurrection n'eût pas éclaté : s'ils prennent les armes, c'est parce qu'ils se sentent ramenés sous les piques des septembriseurs et sous la hache de Robespierre. — Mais ils ne sont que des gardes nationaux ; la plupart n'ont pas de fusils[28] ; la poudre leur manque ; les mieux pourvus n'ont que cinq ou six coups à tirer ; la très grande majorité ne pense pas aller au combat ; ils s'imaginent qu'il s'agit seulement d'appuyer une pétition par leur présence ; point d'artillerie, point de chef véritable ; emportement, désordre, précipitation, fausses manœuvres[29]. — Au contraire, du côté de la Convention, avec les anciens sacripants de Henriot, il y a huit ou neuf mille soldats de l'armée régulière, et Bonaparte ; ses canons, qui enfilent la rue Saint-Honoré et le quai Voltaire, jettent bas cinq ou six cents sectionnaires ; le reste se disperse, et désormais, contre la faction jacobine, quoi qu'elle fasse, les Parisiens matés ne reprendront plus leurs fusils.

 

III

Voilà derechef l'autorité suprême aux mains de la coterie révolutionnaire. — Conformément à ses décrets da fructidor, elle oblige d'abord les électeurs à prendre dans la Convention les deux tiers des nouveaux représentants, et, comme, malgré ses décrets, les assemblées électorales n'ont point réélu assez de conventionnels, elle nomme elle-même, sur une liste fabriquée par son Comité de salut public, les cent quatre qui manquent : de cette façon, au Conseil des Cinq-Cents, comme au Conseil des Anciens, dans les deux chambres du Corps législatif, elle se fait une majorité certaine. Au pouvoir exécutif, dans le Directoire, elle s'assure l'unanimité ; car, par une adroite confection des listes, les Cinq-Cents imposent aux Anciens leurs candidats, cinq noms choisis d'avance, Barras, Larevellière-Lépeaux, Rewbell, Letourneur, Sieyès, puis, sur le refus de Sieyès, Carnot, tous régicides et, par ce terrible titre, engagés sur leur tête à maintenir au pouvoir la faction régicide. — Naturellement, c'est parmi ses pareils que ce Directoire choisit ses agents[30], ministres et employés des ministères, ambassadeurs et consuls, officiers de tout grade, receveurs des impositions directes, préposés aux contributions indirectes, administrateurs des domaines nationaux, commissaires près des tribunaux civils et correctionnels, commissaires près des administrations départementales et municipales. De plus, ayant le droit de suspendre et destituer les administrations élues, il en use ; si, dans quelque ville, canton ou département, les autorités locales lui semblent anti-jacobines, il les casse, et, tantôt de son chef, tantôt avec l'assentiment du Corps législatif, il les remplace par les Jacobins de l'endroit[31]. — Au reste, la Convention a fait de son mieux pour débarrasser ses clients de leurs adversaires les plus notables et de leurs concurrents les plus populaires : la veille du jour où elle s'est dissoute[32], elle a exclu de toute fonction législative, administrative, municipale et judiciaire, même de celle de juré, non seulement les individus qui, à tort ou à raison, ont été portés sur une liste d'émigrés et n'ont pas encore obtenu leur radiation définitive, mais aussi leurs pères, fils et petits-fils, frères et beaux-frères, leurs alliés au même degré, leurs oncles et neveux, probablement deux ou trois cent mille Français résidents, presque toute l'élite de la nation, et elle y adjoint le reste de cette élite, tous les honnêtes gens énergiques qui, dans les dernières assemblées primaires ou électorales, ont provoqué ou signé quelque manifestation contre son despotisme ; s'ils sont encore en fonctions, qu'ils se démettent dans les vingt-quatre heures : sinon, bannis à perpétuité. — Par cette incapacité légale des anti-Jacobins, le champ est libre pour les Jacobins ; en plusieurs endroits, faute de candidats à son gré, le plus grand nombre des électeurs s'abstient ; ailleurs, les Terroristes recourent à leur ancien procédé, c'est-à-dire à la violence brutale[33]. — Dès qu'ils ont retrouvé l'appui du gouvernement, ils ont relevé la tête ; à présent, ils sont les favoris en titre. La Convention leur a rendu les droits civiques qu'elle ôte à leurs adversaires : tout décret d'accusation ou d'arrestation rendu contre eux, tout mandat d'arrêt mis ou non à exécution, toute procédure ou poursuite commencée, tout jugement à propos de leurs actes révolutionnaires, est aboli[34]. Les plus atroces Montagnards, les proconsuls les plus ensanglantés et les plus salis, Dartigoyte et Piochefer Bernard, Darthé, le secrétaire de Lebon, Rossignol, le massacreur de Septembre, les présidents des anciens comités révolutionnaires, les patriotes au vol, les brise-scellés, les égorgeurs, se promènent, le front haut, sur le pavé de Paris[35]. Barère lui-même, qui, condamné à la déportation, a cheminé en France à travers l'exécration universelle, et qui, partout sur son passage, à Orléans, Tours, Poitiers, Niort, a failli être déchiré par le peuple, Barère n'est pas expédié à la Guyane ; on tolère qu'il s'échappe, se cache et vive tranquille à Bordeaux. Bien mieux, des conventionnels de la pire espèce, comme Monestier et Foussedoire, rentrent dans leur département natal, pour y gouverner en qualité de commissaires du gouvernement.

Considérez l'effet de ces élargissements et de ces nominations dans une ville qui, comme Blois, a vu les assassins à l'œuvre, et qui, depuis deux mois, suit leur procès[36]. — Sept d'entre eux, membres des comités révolutionnaires, commandants de la force armée, membres du district ou du département, agents nationaux dans l'Indre-et-Loire, chargés de conduire ou recevoir une colonne de 800 laboureurs, paysannes, prêtres et suspects, en ont fait fusiller, sabrer, noyer et assommer en chemin près de 800, non pour se défendre contre eux ou pour les empêcher de fuir, car ces pauvres gens, liés deux à deux, marchaient comme des moutons sans proférer un murmure, mais pour donner un bel exemple révolutionnaire, pour maintenir leurs administrés par la terreur, pour se garnir les poches[37]. Une enquête minutieuse a déroulé devant les juges, les jurés et le public de Blois la série solennelle des témoignages authentiques et vérifiés ; huit jours de débats ont parfait l'évidence flagrante, et la sentence va être rendue. Subitement, deux semaines avant le 13 vendémiaire, un décret annule la procédure, qui a déjà coûté 600.000 livres, et prescrit de la recommencer sous d'autres formes. Puis, après le 13 vendémiaire, le représentant Sevestre vient à Blois, et son premier soin est d'élargir les massacreurs. — Une trentaine de coquins ont régné à Blois pendant la Terreur, tous étrangers, sauf quatre ou cinq, tous plus ou moins entachés de crimes, d'abord les principaux égorgeurs, Hézine, Gidouin et leurs complices des districts voisins, Simon et Bonneau ; avec eux, l'ex-maire de Blois, Bésard, jadis soldat, concussionnaire convaincu, voleur des caves qu'il mettait sous le séquestre ; Berger, ex-cordelier, puis dragon, qui, le pistolet à la main, a forcé le supérieur de son ancien couvent à lui livrer le trésor de la communauté ; Giot, jadis officier de la bouche chez Monsieur, puis juge dans les massacres de Septembre, puis commissaire à l'armée des Pyrénées et pillard en Espagne, puis secrétaire au tribunal de Melun dont il a volé la caisse ; d'autres encore, nomades et déclassés du même acabit, la plupart buveurs et faiseurs de ripailles, un ex-maitre d'école, un ex-coiffeur de femmes, un ex-porte-chaise : ce sont tous ces drôles que le gouvernement choisit pour agents, et, sous de nouveaux titres, ils reprennent leurs anciennes places. A la tête de la force armée est le général Bonnard, qui mène une fille avec lui et passe son temps en orgies, picoreur en tout genre et fripon si éhonté que, trois mois plus tard, il sera condamné à six ans de fers[38] ; dès son arrivée, il a organisé à Blois une garde soldée, composée de tous les plus abjects Jacobins. — Ailleurs, comme ici[39], c'est bien le personnel de la Terreur, ce sont les petits potentats déchus après Thermidor, c'est la bohème politique qui rentre en fonctions ; et il semble que, par le 13 vendémiaire, la bande jacobine ait conquis la France une seconde fois.

 

IV

Non pas encore, cependant ; car, si elle a regagné l'autorité, elle n'a pas ressaisi la dictature. — Vainement Barras et Tallien, Dubois-Crancé, Merlin de Douai et Marie Chénier, Delmas, Louvet, Sieyès et leur séquelle, les grands pourris, les habitués du pouvoir, les théoriciens despotiques et sans scrupule, ont tâché de reculer indéfiniment l'ouverture du Corps législatif, de casser les élections, de purger la Convention, de rétablir à leur profit cette concentration totale des pouvoirs qui, sous le nom de gouvernement révolutionnaire, a fait de la France un pachalick aux mains de l'ancien Comité de salut public[40] : la Convention a pris peur pour elle-même ; au dernier moment, le complot a été démasqué, le coup a manqué[41], la Constitution décrétée a été mise en jeu, le régime de la loi a remplacé le régime de l'arbitraire. Par cela seul, l'invasion jacobine est contenue, puis arrêtée ; la nation est en état de se défendre et se défend, regagne peu à peu le terrain perdu, même au centre. — A Paris, le corps électoral[42], qui est obligé de prendre dans la Convention les deux tiers de ses députés, n'en prend aucun dans la députation régicide qui représente Paris ; tous ceux qu'il nomme, Lanjuinais, Larivière, Fermon, Saladin, Boissy d'Anglas, ont voulu sauver le roi, et presque tous ont été proscrits après le 31 mai. Même esprit dans les départements ; les membres de la Convention pour lesquels la province montre une préférence décidée sont justement les plus notables des anti-Jacobins ; Thibaudeau est réélu par 32 collèges, Pelet de la Lozère par 71, Boissy d'Anglas par 72, Lanjuinais par 73. Quant aux 250 du nouveau tiers, ce sont des libéraux de 1789 ou des modérés de 1791[43], la plupart honorables, plusieurs instruits et d'un vrai mérite, jurisconsultes, officiers, administrateurs, membres de la Constituante ou Feuillants sous la Législative, Mathieu Dumas, Vaublanc, Dupont de Nemours, Siméon, Barbé-Marbois, Tronçon-Ducoudray. En particulier, la capitale a choisi Dambray, ancien avocat général au Parlement de Paris, et Pastoret, ancien ministre de Louis XVI ; les deux célèbres avocats qui ont plaidé pour le roi devant la Convention, Tronchet et De Sèze, ont été nommés par Versailles. — Or, avant le 13 vendémiaire, deux cents membres de la Convention étaient déjà de cœur avec les électeurs parisiens[44], contre les Terroristes. Cela fait dans le Corps législatif une grosse minorité d'opposants, qui marchent abrités par la Constitution ; derrière elle et derrière eux, en attendant mieux, l'élite et la pluralité des Français s'abritent. Le Directoire est obligé de ménager ce large groupe si bien soutenu par l'opinion publique, partant, de ne pas trop gouverner à la turque, de respecter, sinon l'esprit, du moins le texte de la loi, de ne pas exercer sur les élections locales une contrainte trop impudente. — C'est pourquoi, la plupart des élections locales restent à peu près libres ; malgré le décret qui exclut des places présentes et futures tout parent d'un émigré et tout adversaire notoire du gouvernement, malgré la peur, la lassitude et le dégoût, malgré le petit nombre des votants, la rareté des candidats et le refus fréquent des élus[45], la nation exerce en somme la faculté de nommer, selon ses préférences, ses administrateurs et ses juges. — En conséquence, la très grande majorité des nouveaux administrateurs, au département, au canton, à la municipalité, et la très grande majorité des nouveaux juges, au civil, au criminel, au tribunal de paix, sont, comme le nouveau tiers de la Convention, des hommes estimés, purs d'excès, ayant gardé leurs espérances de 89, mais préservés dès l'abord ou guéris très vite de la fièvre révolutionnaire. Entre leurs mains, chaque décret de spoliation et de persécution s'amortit : on les voit, appuyés sur la volonté persistante et manifeste de leurs électeurs présents, résister aux commissaires du Directoire, à tout le moins, réclamer contre les exactions et les brutalités, atermoyer en faveur des proscrits, émousser ou détourner la pointe de l'épée jacobine.

Et, d'autre part, le gouvernement qui tient cette épée n'ose pas, comme le Comité de salut public, l'enfoncer jusqu'à la garde ; s'il la maniait à l'ancienne façon, elle pourrait bien lui échapper ; dans son propre camp, les furibonds sont prêts à lui en arracher la poignée pour lui en faire sentir la lame. Il faut bien qu'il se défende contre les clubs renaissants, contre Babeuf et ses complices, contre les désespérés qui, par un coup de main nocturne, essayent de soulever le camp de Grenelle : ils sont là dans Paris, quatre ou cinq mille entrepreneurs d'une Saint-Barthélemy civique ; en tête, les anciens conventionnels qui n'ont pu se faire réélire, Drouet, Amar, Vadier, Ricord, Laignelot, Choudieu, Muguet, Cusset, Javogues ; à côté d'eux, des amis de Chalier, des sectateurs de Robespierre ou de Marat, des disciples de Saint-Just, Bertrand de Lyon, Buonarotti, Antonelle, Rossignol et Babeuf ; derrière eux, les bandits de la rue, ceux qui ont arsouillé pendant la Révolution, concussionnaires sans place ou septembriseurs sans emploi, bref, le reliquat de la clique terroriste ou de l'armée révolutionnaire ; leur plan, conforme à leurs précédents, à leur caractère et à leurs principes, consiste, non seulement à expédier les scélérats à porte cochère, les richards, les accapareurs, tous les députés et fonctionnaires qui ne se démettront pas à la première sommation, mais encore et particulièrement à tuer le général de l'intérieur, son état-major, les sept ministres et les cinq panachés du Luxembourg, c'est-à-dire les cinq Directeurs eux-mêmes : de tels alliés sont incommodes. — Sans doute, le gouvernement, qui les considère comme ses enfants perdus et peut avoir besoin d'eux aux moments critiques, les épargne de son mieux[46], laisse Drouet s'échapper et traîne en longueur le procès des Babouvistes ; deux de ceux-ci seulement sont guillotinés, Babeuf et Darthé ; la plupart des autres sont absous ou s'évadent. Néanmoins, pour son propre salut, il est conduit à se séparer des Jacobins enragés, partant, à se rapprocher des citoyens paisibles. — Par cette discorde interne de la faction régnante, les honnêtes gens se maintiennent dans les places qu'ils ont occupées aux élections de l'an IV ; aucun décret ne vient leur enlever leurs armes légales, et, dans le Corps législatif, comme dans les administrations et les tribunaux, ils comptent bien emporter de nouveaux postes aux élections de l'an V.

 

V

Il y avait longtemps, écrit un petit marchand d'Évreux[47], que l'on n'avait vu tant de monde aux élections.... On nomma huit électeurs pour la ville, qui tous réunirent, dès le premier tour de scrutin, la majorité absolue des suffrages.... Tout le monde s'était porté aux élections pour ne laisser nommer électeur aucun des Terroristes, qui annonçaient que leur règne allait revenir. — Aux environs de Blois, un propriétaire rural, le plus circonspect et le plus passif des hommes, note dans son journal[48] que c'est le moment de payer de sa personne.... Tout homme bien pensant s'est promis de ne refuser aucune place où on le nommera, cc pour en fermer la porte à tous les Jacobins.... On espère, non sans raison, que le plus grand nombre des électeurs ne seront point Terroristes, et que, la majorité du Corps législatif étant bonne, la minorité des enragés, qui n'a plus qu'un an d'existence, fera place, en 1798, à des gens probes et point chargés de crimes.... Dans les campagnes, les Jacobins ont eu beau faire : les gens aisés, qui employaient une partie des votants, eurent leurs suffrages, et tout propriétaire voulait l'ordre.... Les modérés acceptaient de voter n'importe pour quel candidat, pourvu qu'il ne fût pas jacobin.... Dans le département, sur 230 électeurs, il y en eut 180 qui étaient des gens honnêtes et probes.... Ceux-ci s'attachaient à la dernière Constitution, comme à leur seul palladium, tous sans songer à rétablir l'ancien régime, sauf un petit nombre. — Rien de plus net que leur but : ils sont pour la. Constitution contre la Révolution, pour le pouvoir limité contre le pouvoir discrétionnaire, pour la propriété contre le vol, pour les honnêtes gens contre les vauriens. — Voulez-vous, dit l'administration de l'Aube[49], prévenir le retour des lois désastreuses sur le maximum, sur les accaparements, la résurrection du papier-monnaie ? Voulez-vous éviter d'être encore une fois, pour prix d'une vie sans reproche, humiliés, volés, incarcérés, torturés par les plus vils, les plus dégoûtants et les plus éhontés des tyrans ? Il ne vous reste qu'un moyen : soyez exacts à vous rendre et assidus à rester dans vos assemblées primaires. Là-dessus, les électeurs, avertis par leurs souvenirs personnels, récents et saignants, viennent en foule et votent selon leur cœur. Quoique le gouvernement, par des serments imposés, par des candidatures officielles, par des commissaires spéciaux, par l'intimidation, par l'argent, pèse sur leurs volontés de tout son poids, quoique les Jacobins, à Nevers, à Macon et ailleurs, aient expulsé de force les bureaux, légalement élus et ensanglanté la salle[50], sur 84 anciens départements, 86 ont choisi la pluralité des électeurs parmi les anti-républicains, 8 ne sont bons ni mauvais, 10 seulement sont restés fidèles aux Jacobins[51]. — Nommé par de tels électeurs, on devine quel doit être le nouveau tiers. Des 250 conventionnels exclus par le sort, à peine cinq ou six ont été réélus ; on ne compte pas huit départements où les Jacobins aient obtenu quelques nominations. —Aussitôt après l'arrivée des nouveaux représentants, les voix du Corps législatif ayant été recensées, il se trouve que le gouvernement en a 70, sur 250, chez les Anciens, et 200, sur 500, dans le Conseil des Jeunes, bientôt moins de 200 partisans dans ce Conseil[52], tout au plus 130, lesquels seront certainement exclus, au prochain renouvellement, par des élections de plus en plus anti-jacobines. De l'aveu des gouvernants, encore un an, et pas un conventionnel, pas un jacobin pur ne siégera dans le Corps législatif ; partant, selon les révolutionnaires, en l'an VI, la contre-révolution sera faite.

Cela signifie qu'en l'an VI la Révolution sera finie, et que le régime pacifique de la loi remplacera le régime brutal de la force. En fait, la très grande majorité des représentants et la presque totalité des Français n'ont pas d'autre objet ; ils veulent se débarrasser du régime social et civil qu'ils subissent depuis le 10 août 1792 et qui, détendu après le 9 thermidor, mais restauré après le 13 vendémiaire, s'est prolongé jusqu'à l'heure présente par l'application de ses lois les plus odieuses et par le maintien de ses plus scandaleux agents ; rien de plus. — On ne trouverait pas, dans les deux Conseils, vingt royalistes avoués ou décidés[53] ; il n'y en a guère que cinq ou six, Imbert-Colomès, Pichegru, Willot, Delarue, qui soient en correspondance avec Louis XVIII et disposés à relever le drapeau blanc. Dans les espérances, même secrètes, des cinq cents autres, la restauration du roi légitime, l'établissement d'une royauté quelconque, ne vient qu'au second plan ; ils ne l'aperçoivent qu'à distance, comme un complément possible, comme une conséquence incertaine et future de leur entreprise présente. En tout cas, ils n'accepteraient que la monarchie mitigée, celle que souhaitaient les libéraux de 1788, celle que réclamait Mounier après les journées du 5 et du 8 octobre, celle que soutenait Barnave après le retour de Varennes, celle que Malouet, Gouverneur Morris, Mallet-du-Pan, les bons observateurs et les vrais connaisseurs de la France, ont toujours recommandée[54]. Aucun d'eux ne se propose de proclamer le droit divin et de restaurer la féodalité nobiliaire ; chacun d'eux se propose d'abroger le droit révolutionnaire et de détruire la féodalité jacobine. Ce qu'ils condamnent en principe, c'est la théorie anarchique et despotique ; c'est le Contrat social appliqué[55] ; c'est la dictature établie par des coups d'État, exercée par l'arbitraire, soutenue par la terreur ; c'est la continuité systématique et dogmatique des attentats contre les personnes, les propriétés et les consciences ; c'est l'usurpation de la minorité fanatique et tarée, qui, depuis cinq ans, saccage la France, et, sous prétexte de revendiquer partout les droits de l'homme, entretient exprès la guerre pour propager son système à l'étranger. Ce qui leur répugne en fait, c'est le Directoire et sa clique ; c'est Barras, avec sa cour de fournisseurs gorgés et de femmes entretenues ; c'est Rewbell, avec sa famille de concussionnaires, sa morgue de parvenu et ses façons d'aubergiste ; c'est Larevellière-Lépeaux, avec sa vanité de bossu, ses prétentions de philosophe, son intolérance de sectaire, et sa niaiserie de pédant dupé. Ce qu'ils réclament à la tribune[56], c'est l'épuration administrative, la répression du tripotage et la fin des persécutions ; c'est, selon qu'ils sont plus ou moins vifs ou circonspects, la punition judiciaire ou la dépossession simple des Jacobins en place, la suppression prompte et totale ou la réforme partielle et ménagée des lois portées contre les prêtres et le culte, contre les émigrés et les nobles[57]. — Dans la Constitution, dans la distribution des pouvoirs publics, dans la façon de nommer les autorités centrales ou locales, nul ne songe à innover. Je jure sur l'honneur, écrit Mathieu Dumas, que mon intention a toujours été de maintenir la Constitution républicaine, persuadé qu'avec une administration modérée et équitable, elle pouvait rendre le repos à la France, faire goûter et chérir la liberté, et réparer, avec le temps, les maux causés par la Révolution. Je jure qu'il ne m'a jamais été fait, ni directement, ni indirectement, aucune proposition de servir par mes actions, mes discours on mon silence, de faire prévaloir, d'une manière prochaine ou éloignée, aucun autre intérêt que celui de la République et de la Constitution. — Parmi les députés, dit Camille Jordan, plusieurs pouvaient préférer la royauté ; mais ils ne conspiraient pas ; ils regardaient la Constitution comme un dépôt confié à leur honneur... ils tenaient leurs systèmes les plus chers subordonnés à la volonté nationale, ils comprenaient que la royauté ne pouvait se rétablir que sans secousses et par le développement de cette volonté nationale. — Entre nous, dit encore Barbé-Marbois, il y avait des dissidences sur la façon de se conduire avec le Directoire, mais il n'y en avait point sur le maintien de la Constitution[58]. — Presque jusqu'à la dernière minute, ils se confinent strictement dans leur droit légal, et quand, vers la fin, ils ont la velléité d'en sortir, ce n'est que pour se défendre contre le sabre déjà levé sur leurs têtes[59]. Sans contestation, leurs conducteurs sont les hommes les plus estimables et les plus capables de la République[60], les seuls représentants du suffrage libre, de l'opinion mûrie et de l'expérience acquise, les seuls aux mains de qui la République, réconciliée avec l'ordre et la justice, ait chance de devenir viable, les seuls libéraux de fait. — Et voilà pourquoi les républicains de nom sont tenus de les écraser.

En effet, sous un gouvernement qui réprouve les attentats contre les personnes et les propriétés publiques ou privées, non seulement la théorie jacobine ne peut subsister, mais encore la pratique jacobine est flétrie. Or, les Jacobins, même s'ils ont abjuré leurs principes, se souviennent de leurs actes. Dès l'arrivée du premier tiers, en octobre 1795, ils ont pris peur : Les Conventionnels, écrit un des nouveaux députés[61], ne voyaient en nous que des hommes appelés à les livrer un jour à la justice. Après l'entrée du second tiers, en mai 1797, leur épouvante a redoublé ; les régicides, surtout, sentent qu'il n'y a de salut pour eux que dans la domination exclusive et absolue[62]. Un jour, Treilhard, l'un de leurs notables, seul à seul avec Mathieu Dumas, dit à cet ancien Feuillant, ami de Lafayette, modéré et d'une loyauté connue : Vous êtes de fort honnêtes gens, fort capables, et je crois que vous voulez sincèrement soutenir le gouvernement tel qu'il est, parce qu'il n'y a aucun moyen sûr, ni pour vous, ni pour nous, de lui en substituer un autre. Mais nous, Conventionnels, nous ne pouvons vous laisser faire ; que vous le vouliez ou non, vous nous menez tout doucement à notre perte certaine ; il n'y a rien de commun entre nous. — Quelle garantie vous faut-il donc ?Une seule ; après quoi, nous ferons tout ce que vous voudrez, nous vous laisserons détendre les ressorts. Donnez-nous cette garantie, et nous vous suivrons aveuglément. — Et laquelle ?Montez à la tribune, et déclarez que, si vous aviez été membre de la Convention, vous auriez voté, comme nous, la mort de Louis XVI. — Vous exigez l'impossible, ce qu'à notre place vous ne feriez pas ; vous sacrifiez la France à de vaines terreurs. — Non, la partie n'est pas égale, nos têtes sont en jeu. — Leurs têtes, peut-être, mais, certainement, leur pouvoir, leurs dignités, leur fortune, leur luxe et leurs plaisirs, tout ce qui, à leurs yeux, vaut la peine de vivre. — Chaque matin, soixante-dix journaux de Paris et autant de gazettes locales dans les grandes villes de province exposent, avec pièces à l'appui, détails et chiffres, non seulement leurs crimes anciens, mais encore leur corruption présente, leur opulence subite, fondée sur la prévarication et la rapine, leurs péculats et leurs pots-de-vin, tel gratifié d'un hôtel somptueusement meublé par une compagnie de munitionnaires reconnaissants, tel, fils d'un procureur au bailliage et chartreux manqué, maintenant acquéreur du Calvaire qu'il remanie à grands frais pour y chasser à courre, tel autre accapareur des plus belles terres de Seine-et-Oise, celui-ci propriétaire improvisé de quatre châteaux, celui-là qui s'est fait une pelote de quinze ou dix-huit millions[63], leurs façons débraillées ou autoritaires, leurs mœurs de thésauriseurs ou de gaspilleurs, leur étalage et leur effronterie, leurs bombances, leurs courtisans, leurs courtisanes. Comment renoncer à cela ? — D'autant plus qu'ils ne tiennent qu'à cela. Des principes abstraits, de la souveraineté du peuple, de la volonté générale, du salut public, nul souci dans ces consciences usées ; le mince et fragile vernis de grandes phrases, sous lequel jadis ils se sont dissimulé à eux-mêmes l'égo1sme et la perversité de leurs convoitises intimes, s'écaille et tombe à terre. De leur propre aveu, ce n'est pas de la République qu'ils se préoccupent, mais, avant tout, d'eux-mêmes, et d'eux seuls ; tant pis pour elle, si son intérêt est contraire à leur intérêt ; selon un mot prochain de Sieyès, il ne s'agit plus de sauver la Révolution, mais de sauver les révolutionnaires. — Ainsi désabusés, exempts de scrupules, sachant qu'ils jouent leur va-tout, résolus, comme leurs pareils du 10 août, du 2 septembre, du 31 mai, comme le Comité de salut public, à gagner la partie n'importe par quels moyens, ils vont, comme leurs pareils du 10 août, du 2 septembre, du 31 mai, comme le Comité de salut public, gagner la partie.

Car, cette fois encore, les modérés ne veulent point comprendre que la guerre est déclarée et que c'est la guerre au couteau. Ils ne se mettent pas d'accord, ils atermoient, ils hésitent, ils s'enferment dans les formes constitutionnelles, ils n'agissent pas. Les mesures fortes, que proposent les quatre-vingts députés fermes et lucides, sont énervées ou suspendues par les ménagements des trois cents autres imprévoyants, incertains ou peureux[64]. Ils n'osent pas même user de leurs armes légales, casser la division militaire de l'intérieur, supprimer l'emploi d'Augereau, briser l'épée que les trois directeurs conjurés leur portent à la gorge. Dans le Directoire, ils n'ont que des alliés passifs ou neutres, Barthélemy, qui aime mieux être assassiné que meurtrier, Carnot, serviteur de sa consigne légale, qui craint de risquer sa République et qui d'ailleurs se souvient qu'il a voté la mort du roi[65]. Aux Cinq-Cents et aux Anciens, Thibaudeau et Tronçon-Ducoudray, les deux meneurs du ventre, arrêtent le bras de Pichegru et des hommes énergiques, les empêchent de frapper, ne permettent que de parer, et toujours trop tard. Trois jours avant le 18 fructidor, quand, au su et au vu de tous, le coup final est monté, les quatre-vingts députés qui découchent pour ne pas être saisis dans leur lit ne peuvent pas encore se résoudre à prendre l'offensive. Ce jour-là[66], un témoin oculaire est venu raconter à Mathieu Dumas que, la veille au soir, chez Barras, on a délibéré d'égorger ou de déporter à Cayenne environ quarante membres des deux Conseils, et que le second parti a prévalu ; sur quoi, un commandant de bataillon dans la garde nationale, ayant mené Dumas la nuit dans le jardin des Tuileries, lui montre ses hommes cachés derrière les arbres, armés et prêts à marcher au premier signe ; il se charge d'enlever à l'instant le Luxembourg mal gardé, d'en finir sur place avec Barras et Rewbell : à la guerre, on tue pour n'être pas tué, et, quand l'ennemi vous couche en joue, vous avez le droit de tirer sans attendre. Seulement, dit le commandant, promettez-moi de dire à la tribune que vous avez commandé cette attaque, et donnez-m'en votre parole d'honneur. Mathieu Dumas refuse, justement parce qu'il est homme d'honneur. — Vous fûtes un imbécile, lui dira Napoléon à ce propos, vous n'entendez rien aux révolutions. Effectivement, l'honneur, la loyauté, l'horreur du sang, le respect de la loi, tel est le point faible du parti.

Or, les sentiments contraires sont le point fort du parti contraire. Du côté des triumvirs, nul ne connaît les gènes de la conscience, ni Barras[67], un condottiere qui s'entend aux coups de force et qui est à vendre au plus offrant, ni Rewbell, sorte de taureau qui s'affole et voit rouge, ni Merlin de Douai, le légiste atroce, l'inquisiteur laque, le bourreau en chambre. — Tout de suite, selon l'usage jacobin, ils ont dégainé et brandi le sabre. Au mépris de la Constitution, ils ont provoqué les armées à délibérer, et montré au Corps législatif que, s'il ne fléchissait pas, il serait jeté dehors à la pointe des baïonnettes. Ils lâchent sur lui, comme au bon temps[68], leur canaille exécutive, et garnissent ses avenues, ses tribunes, avec leurs bandits des deux sexes. Ils ramassent leurs affidés à poigne, cinq ou six mille Terroristes de Paris et des départements, deux mille officiers réformés ou à demi-solde. A défaut de Hoche, dont l'approche inconstitutionnelle a été éventée, puis empêchée, ils ont Augereau, arrivé exprès d'Italie et qui dit en public : Je suis envoyé pour tuer les royalistes. Impossible de trouver un soudard plus matamore et plus borné ; Rewbell lui-même, en le voyant, n'a pu s'empêcher de dire : Quel fier brigand ! — Le 18 fructidor, le sabreur officiel, avec huit ou dix mille hommes de troupes, cerne et envahit les Tuileries ; les représentants sont arrêtés dans leurs comités et à domicile, ou recherchés, poursuivis et traqués, ainsi que les autres opposants notables, officiers, chefs de service, journalistes, anciens ministres, directeurs, Barthélemy et Carnot lui-même. Barbé-Marbois[69], ayant demandé en vertu de quelle loi on l'arrête, un officier lui répond : La loi, c'est le sabre. Et Sotin, ministre de la police, ajoute en souriant : Vous jugez bien qu'après ce que j'ai pris sur moi, un peu plus, un peu moins de compromission n'est pas une affaire. — Ainsi purgés, les deux Conseils achèvent de se purger eux-mêmes ; ils annulent, dans quarante-neuf départements, l'élection de leurs collègues ; par ce décret, par la déportation, par les démissions forcées ou volontaires, deux cent quatorze représentants sont retranchés du Corps législatif, et cent quatre-vingts autres, par peur ou dégoût, cessent d'assister aux séances[70]. Des deux Conseils, comme du Parlement anglais sous Cromwell, il ne reste qu'un croupion et ce croupion opère sous les épées nues. Au Conseil des Anciens, qui, le 18 fructidor à minuit[71], délibère sur le décret de déportation, des groupes de grenadiers, à l'air hagard, à la parole brusque, au geste menaçant, la baïonnette au bout du fusil, entourent l'amphithéâtre, et, mêlés aux soldats, des coupe-jarrets civils poussent leurs vociférations de commande. Voilà de quoi soutenir le roman calomnieux fabriqué par le Directoire ; les votants ont besoin de ces arguments pour croire à la grande conspiration qu'il dénonce, pour adjoindre Barthélemy, Carnot, Siméon, Barbé-Marbois, Boissy d'Anglas, Mathieu Dumas, Pastoret, Tronçon-Ducoudray, comme complices, à une poignée d'intrigants subalternes, ridicules marmousets, écervelés ou mouchards, dont la police a les papiers depuis six mois et qu'elle fait parler sous les verrous[72]. On les enveloppe tous ensemble dans le même filet, on les confond exprès sous le même nom, on les condamne en masse, sans preuves ni formes. Des preuves ! dit un orateur[73] ; il n'en faut point contre la faction des royalistes. J'ai ma conviction. — Des formes ! s'écrie un autre ; les ennemis de la patrie ne peuvent invoquer ces formes qu'ils auraient méprisées, s'ils eussent triomphé. — Le peuple est là dit un troisième, en montrant une douzaine d'hommes de mauvaise mine qui sont présents ; le peuple entier doit l'emporter sur quelques individus. — Allez donc, crie un soldat qui veut accélérer la délibération : patriotes, avancez au pas de charge ! — Pourtant, la délibération traine, et le gouvernement, qui s'impatiente, est obligé d'intervenir par un message. Le peuple, dit ce message, le peuple demande où en est la République et ce que vous en avez fait.... Les conjurés ont des intelligences jusque parmi vous. Cela s'entend, et, tout de suite, les représentants comprennent que, s'ils ne déportent pas, ils seront déportés. Là-dessus, quatorze ou quinze se lèvent pour le décret, sept contre ; le reste demeure immobile : c'est ainsi que, librement, légalement, pour sauver la Constitution, le décret est rendu. — Quatre ans auparavant, pour expulser les Girondins, un décret pareil avait passé d'une façon pareille, sauf ce détail, que la Montagne alors employait la plèbe et qu'aujourd'hui on emploie l'armée ; mais, sauf la différence des figurants, la représentation qui s'achève n'est qu'une reprise, et le même drame, joué, une première fois, le 2 juin, vient d'être joué, le 18 fructidor, une seconde fois[74].

 

VI

Ainsi recommence le régime de 1793, la concentration de tous les pouvoirs publics aux mains d'une oligarchie, la dictature exercée par une centaine d'hommes groupés autour de cinq ou six meneurs. — Plus indépendant, plus autocrate et moins provisoire que l'ancien Comité de salut public, le Directoire s'est fait attribuer le droit légal de mettre une commune en état de siège et d'introduire des troupes dans le cercle constitutionnel[75], en sorte que désormais il peut, à discrétion, violenter Paris et le Corps législatif. Dans ce corps mutilé par lui et surveillé par ses sicaires[76], des muets passifs, immobiles, qui se sentent proscrits moralement et à demi déportés[77], abandonnent la parole et le vote à ses stipendiés et à ses valets[78] ; en fait, les deux Conseils, comme autrefois la Convention, sont devenus des chambres d'enregistrement, des mécaniques législatives auxquelles il donne à contresigner ses ordres. — Sur les autorités subordonnées, son ascendant est encore plus absolu. Dans quarante-neuf départements énumérés nominativement par décret, tous les administrateurs du département, des cantons et des municipalités, tous les maires, tous les juges au civil et au criminel, tous les juges de paix, tous les élus du suffrage populaire sont destitués en masse[79], et, dans le reste de la France, le balayage est presque aussi ample. Jugez-en par un seul exemple : dans le Doubs, qui n'est pas inscrit parmi les départements à purger, cinq cent trente administrateurs ou magistrats municipaux sont chassés en 1797, et par surcroît, en 1798, quarante-neuf autres ; à leur place, le Directoire nomme ses créatures : subitement, l'organisation départementale, cantonale, municipale et judiciaire, qui était américaine, devient napoléonienne ; au lieu d'être les délégués du peuple, les agents locaux sont les délégués du gouvernement. — Notez surtout la plus menaçante des usurpations, la façon dont le gouvernement met la main sur la justice, le droit de vie et de mort qu'il se confère sur les particuliers : non seulement il casse et recompose à son gré les tribunaux criminels ordinaires ; non seulement il renouvelle et choisit parmi les plus purs Jacobins les juges du tribunal de cassation ; mais encore, dans chaque division militaire, il institue un tribunal d'exception, expéditif, sans appel, composé d'officiers, sous-officiers et soldats dociles, lequel est tenu de condamner et fusiller dans les vingt-quatre heures, sous prétexte d'émigration ou de prêtrise, tout homme qui déplaît à la faction régnante. — Pour les millions de sujets qu'elle vient d'acquérir, nul refuge : la plainte même leur est interdite. Quarante-deux journaux opposants ou suspects ont été prohibés à la fois, leur matériel, pillé, et leurs presses, brisées ; trois mois après, c'est le tour de seize autres, puis, l'an d'après, de onze autres ; les propriétaires, éditeurs, rédacteurs et collaborateurs, parmi eux Laharpe, Fontanes, Fiévée, Michaud, Lacretelle, nombre d'écrivains honorables ou distingués, les quatre ou cinq cents hommes[80], qui forment l'état-major de la presse, tous condamnés et sans procès à la déportation ou à la prison, sont empoignés, ou se sauvent, ou se cachent et se taisent ; personne ne parle plus en France que les porte-voix du gouvernement.

Naturellement, la faculté de voter est aussi restreinte que la faculté d'écrire, et les vainqueurs de Fructidor, avec le droit de parler, accaparent le droit d'élire. — Dès le premier jour, le gouvernement a renouvelé le décret que la Convention expirante avait rendu contre les alliés ou parents des émigrés ; par surcroît, il a exclu tous ces parents ou alliés des assemblées primaires, et il a défendu aux assemblées primaires de les choisir pour électeurs. Dorénavant, les gens probes ou simplement paisibles se tiennent pour avertis, restent chez eux ; voter est un acte de souverain, partant, un privilège des nouveaux souverains ; c'est bien ainsi que souverains et sujets l'entendent[81] : une minorité républicaine qui opère légalement doit l'emporter sur une majorité influencée par le royalisme[82]. Aux jours d'élection, on verra le gouvernement lancer dans chaque département ses agents commissaires, contraindre les suffrages par des menaces, des promesses et tous les genres de séduction, faire arrêter des électeurs et des présidents d'assemblée primaire[83], frapper même sur des Jacobins récalcitrants, invalider les choix d'une majorité, s'ils lui déplaisent, valider les choix d'une minorité, s'ils lui conviennent, en d'autres termes, se faire le grand électeur de toutes les autorités centrales ou locales. — Bref, institutions, lois, droit public, droit privé, tout est à bas, et la nation, corps et biens, redevient, comme sous Robespierre, la propriété de ses gouvernants, avec cette seule différence que les rois de la Terreur, ajournant leur Constitution, proclamaient franchement leur omnipotence, tandis que ceux-ci s'autorisent hypocritement d'une Constitution qu'ils ont détruite et règnent en vertu d'un titre qui leur interdit la royauté.

Eux aussi, c'est par la terreur qu'ils se soutiennent ; seulement, en leur qualité de tartufes, ils ne veulent pas faire ostensiblement leur office de bourreaux. Héritier de la Convention, le Directoire affecte de répudier son héritage. Malheur, dit Boulay de la Meurthe, à qui voudrait rétablir les échafauds ! Plus de guillotine ; elle a trop décrié ses fournisseurs ; on voit le flot rouge de trop près, avec trop d'horreur nerveuse contre ceux qui le versent. Mieux vaut employer la mort à distance, lente, spontanée, sans effusion de sang humain, sèche, moins choquante que l'autre, mais plus douloureuse et non pas moins sûre ; ce sera l'internement dans les marais de Rochefort, mieux encore, la déportation parmi les fièvres de la Guyane : entre le procédé de la Convention et le procédé du Directoire, il n'y a de distance que celle qui sépare tuer de faire mourir[84]. D'ailleurs, toutes les brutalités qui peuvent comprimer l'indignation par l'épouvante, on les épuise, en route, sur les proscrits. — Pour le premier convoi qui emporte, avec treize autres, Barthélemy, le négociateur du traité de Bâle, Pichegru, le conquérant de la Hollande, Lafond-Ladébat, le président du Conseil des Cinq-Cents, Barbé-Marbois, le président du Conseil des Anciens, on avait d'abord préparé des berlines[85] ; un ordre du Directoire y substitue le fourgon des galériens, une cage de fer, n'ayant qu'une seule porte verrouillée et cadenassée, en haut, des claires-voies par lesquelles la pluie tombe à verse, et des planches nues pour sièges : la lourde machine, non suspendue, roule au grand trot sur les routes défoncées, et chaque cahot lance les condamnés contre le toit ou les parois de chêne ; l'un d'eux, arrivant à Blois, montre ses coudes bleus et tout meurtris. Le chef d'escorte qu'on leur a choisi est le plus vil et le plus brutal sacripant de l'armée, Dutertre, maitre chaudronnier avant la Révolution, puis officier et condamné aux fers pour vol pendant la guerre de Vendée, si naturellement voleur que, cette fois encore, il vole en chemin la solde de sa troupe ; visiblement l'homme est qualifié pour sa besogne. Descendu à Blois, il passe la nuit en orgie avec les frères et amis, concussionnaires et massacreurs que l'on a décrits, jure contre Mme Barbé-Marbois qui est accourue pour dire adieu à son mari, destitue sur place le commandant de gendarmerie qui la soutient demi-pâmée, et, voyant les attentions, le respect que tous les habitants, même les fonctionnaires, témoignent aux prisonniers, il s'écrie : Voilà bien des singeries pour des gens qui peut-être, dans quatre jours, ne seront pas en vie. — Sur le navire qui les transporte, et encore en vue de la Rochelle, ils aperçoivent une chaloupe qui, pour les rejoindre, fait force de rames ; ils entendent ce cri : Je suis le fils de Lafond-Ladébat ; accordez-moi la grâce d'embrasser mon père. Et, du navire, le porte-voix répond : Éloignez-vous, ou nous faisons feu sur la chaloupe. — En route, leurs cabines closes, sont méphitiques ; sur le pont, ils ne peuvent jamais être que quatre ensemble, une heure le matin et une heure le soir ; défense aux matelots et aux soldats de leur parler ; pour nourriture, la ration d'un matelot, et les aliments qu'on leur donne sont gâtés ; vers la fin, on les affame. En Guyane, une chandelle par chambrée ; point de linge ; l'eau leur manque ou n'est point potable ; des seize qu'on mène à Sinnamary, il en survit deux.

Pour les déportés de l'année suivante, prêtres, religieux, députés, journalistes, artisans prévenus d'émigration, ce sera pis : sur toutes les routes qui conduisent à Rochefort, on voit leurs lamentables tas sur des charrettes, ou leurs files qui cheminent à pied, comme l'ancienne chaîne des forçats. Un vieillard de quatre-vingt-deux ans, M. Dulaurent de Quimper, traverse ainsi quatre départements, sous les fers qui le garrottent. Ensuite, dans l'entrepont de la Décade et de la Bayonnaise, les malheureux, encaqués, suffoqués par le manque d'air et la chaleur torride, rudoyés, volés, meurent de faim ou d'asphyxie, et la Guyane achève l'œuvre de la traversée : des 193 apportés par la Décade, il en reste 39 au bout de vingt-deux mois ; des 120 apportés par la Bayonnaise, il en reste 1. — Cependant, en France, dans les casemates des îles de Ré et d'Oléron, plus de 1200 prêtres étouffent ou pourrissent, et, de toutes parts, dans les départements, les commissions militaires fusillent à force. A Paris et aux environs, à Marseille, Lyon, Bordeaux, Rennes et dans la plupart des grandes villes, les arrestations subites et les enlèvements clandestins se multiplient[86]. Personne, en se couchant, n'est sûr de se réveiller libre le lendemain.... De Bayonne à Bruxelles, il n'y a plus qu'un sentiment, celui d'une consternation sans bornes. On n'ose ni parler, ni se reconnaître, ni se regarder, ni se secourir. Chacun s'isole, tremble et se cache. — Définitivement, par ce troisième retour offensif, la conquête jacobine est achevée, et la bande conquérante, la nouvelle féodalité, s'installe à demeure. Tous ceux qui passent ici, écrit un Tourangeau[87], disent qu'il n'y a dans le pays aucune différence entre ce temps-ci et celui de Robespierre.... Il est sûr que le sol n'est pas tenable, et qu'on est menacé continuellement d'exactions comme dans un pays conquis.... Les propriétaires sont tellement écrasés d'impositions qu'ils ne peuvent subvenir à leurs dépenses journalières, ni payer les frais de culture. L'imposition, dans mes anciennes paroisses, prend à peu près 13 sous sur 20 de revenu.... L'intérêt de l'argent monte au taux de 4 pour 100 par mois.... Tours, en proie aux Terroristes qui dévorent le département et occupent toutes les places, est dans l'état le plus déplorable ; toute famille un peu aisée, tout négociant, tout marchand, l'abandonne. — Voici revenir et rentrer dans leurs fiefs les hobereaux de la Terreur, les meurtriers et pillards émérites. A Toulouse[88], c'est Barrau, cordonnier jusqu'en 1792, célèbre par ses fureurs sous Robespierre, et Desbarreaux, autre forcené de 1793, jadis comédien, ayant tenu sur la scène les rôles de valet, contraint en 1795 de demander pardon à genoux sur le théâtre, n'ayant pas obtenu ce pardon, chassé de la scène par l'horreur publique, aujourd'hui cumulant l'emploi de caissier au théâtre et le poste d'administrateur du département. A Blois, ce sont toutes les figures ignobles ou atroces que l'on a vues, assassins et voleurs, Hézine, Giot, Venaille, Bésard, Berger, Gidouin : aussitôt après Fructidor, ils ont ameuté, autour du premier convoi des déportés, leur clientèle ordinaire, les fainéants, la populace du port, la lie du peuple, et vociféré des insultes contre les proscrits : sur cette nouvelle preuve de patriotisme, le gouvernement leur restitue leurs satrapies administratives ou judiciaires, et, tout odieux qu'ils sont, on les subit, on leur obéit d'une obéissance muette et morne. L'âme est froissée[89] en lisant journellement les exécutions des conscrits, des émigrés, et en voyant les déportés qui passent continuellement.... Sur ces listes de mort, on couche tous ceux qui déplaisent au gouvernement, de prétendus émigrés, tel curé qui, de notoriété publique, n'a jamais quitté le département. Impossible aux honnêtes gens de voter aux assemblées primaires ; partant, les élections sont affreuses.... Les frères et amis disent hautement qu'il ne faut plus ni nobles, ni prêtres, ni propriétaires, ni marchands, ni justice : tout au pillage. — Périsse la France plutôt que leur domination ! Les scélérats l'ont annoncé : ils ne rendront leurs places qu'en renversant tout, en brisant les palais, en mettant le feu à Paris. Et naturellement, avec les purs Jacobins, on voit reparaître le pur jacobinisme, le socialisme égalitaire et antichrétien, le programme de l'année funèbre, bref les idées raides, simples, exterminatrices que la secte ramasse, comme des poignards encroûtés de sang, dans la défroque de Robespierre, de Billaud-Varennes et de Collot d'Herbois[90].

 

VII

Au premier plan, figure l'idée favorite et fixe du philosophisme vieillot, je veux dire, le plan arrêté et suivi de fonder une religion laïque, d'imposer à vingt-six millions de Français les observances et les dogmes de la théorie, partant, d'extirper le christianisme, son culte et son clergé. Avec une persistance et une minutie extraordinaires, les inquisiteurs en place multiplient les prescriptions et les rigueurs, pour convertir de force la nation et pour substituer aux habitudes de cœur nourries par une pratique de dix-huit siècles, les rites improvisés que la logique abstraite a fabriqués mécaniquement dans son cabinet. — Jamais l'imagination plate du lettré de troisième ordre et du poétereau classique, jamais la solennité grotesque du pédant Ber de ses phrases, jamais la dureté tracassière du dévot borné et entêté, ne se sont étalées avec plus d'emphase sentimentale et plus d'ingérence administrative[91], que dans les décrets du Corps législatif, dans les arrêtés du Directoire, dans les instructions des ministres Solin, Letourneur, Lambrechts, Duval et François de Neufchâteau. Guerre au dimanche, à l'ancien calendrier et au maigre ; chômage obligatoire du décadi, sous peine d'amende et de prison[92] ; fêtes obligatoires pour les anniversaires du 21 janvier et du 18 fructidor ; participation obligatoire de tous les fonctionnaires et de leur famille au culte nouveau ; assistance obligatoire des instituteurs publics ou privés, avec leurs élèves des deux sexes, aux cérémonies civiques ; liturgie obligatoire ; catéchismes et programmes expédiés de Paris ; règlement du décor et des chants, des lectures et des postures, des acclamations et des imprécations : devant ces prescriptions de cuistres et ces parades de marionnettes, on ne ferait que hausser les épaules, si, derrière l'apôtre qui compose des allégories morales, on n'apercevait pas le persécuteur qui incarcère, supplicie et tue. — Par le décret du 19 fructidor, non seulement toutes les lois de la Terreur contre les prêtres insermentés, leurs recéleurs et leurs fidèles ont été remises en vigueur, mais encore le Directoire s'est attribué, d'abord le droit de déporter, par arrêté individuel motivé, tout ecclésiastique qui trouble la tranquillité publique, c'est-à-dire qui exerce son ministère et prêche sa foi[93], et, de plus, le droit de fusiller, dans les vingt-quatre heures, tout prêtre qui, banni par les lois de 1792 et 1793, est resté ou rentré en France. Presque tous les ecclésiastiques, même assermentés, sont compris dans la première catégorie ; l'administration en compte 366 dans le seul département du Doubs[94] et 556 dans le seul département de l'Hérault. Des milliers d'ecclésiastiques sont compris dans la seconde catégorie ; l'administration en compte plus de dix-huit cents qui, rentrés par la seule frontière d'Espagne, errent encore dans les départements du Midi. Là-dessus, par toute la France, les moralistes en place sonnent la chasse au gibier noir, et, en certains endroits, l'abatis est universel, sans exception ni rémission. Par exemple, dans la Belgique récemment incorporée à la France, c'est le clergé tout entier, régulier et séculier, qui est proscrit en masse et traqué pour la déportation, 560 ecclésiastiques dans l'Ourthe et les Forêts, 539 dans l'Escaut, 883 dans Jemmapes, 884 dans Sambre-et-Meuse, 925 dans la Lys, 957 dans les Deux-Nèthes, 1043 dans Meuse-Inférieure, 1469 dans la Dyle, en tout, 7.260 énumérés, sans compter les noms qui manquent[95] ; nombre d'entre eux se sauvent à l'étranger ou se cachent ; mais le reste est pris, et il s'en trouve assez pour charger largement et incessamment les charrettes. — Il n'est pas de jour, écrit un habitant de Blois[96], qu'il n'en vienne coucher aux Carmélites, depuis sept jusqu'à vingt et davantage. Le lendemain ils repartent pour les casemates de l'île de Ré ou pour les marais de Sinnamary, et l'on sait ce qu'ils y deviennent : au bout de quelques mois, les trois quarts sont dans le cimetière. — A l'intérieur, de temps en temps, on en fusille pour l'exemple, sept à Besançon, un à Lyon, trois dans les Bouches-du-Rhône, et, sur tous ces meurtres déguisés ou affichés, les adversaires du fanatisme, les philanthropes officiels, les déistes éclairés de Fructidor édifient le culte de la Raison.

Reste à consolider, avec le culte de la Raison, le règne de l'Égalité ; c'est le second article du credo jacobin. — Il s'agit de faucher toutes les têtes qui dépassent encore le niveau commun, et, cette fois, de les faucher, non pas une à une, mais par grandes classes. Saint-Just lui-même n'avait proposé qu'à mots couverts une opération aussi large et aussi tranchante ; plus décidés et plus francs, Sieyès, Merlin de Douai, Rewbell, Chazal, Chénier, Boulay de la Meurthe insistent pour l'amputation radicale. Selon eux[97], il faut régulariser l'ostracisme, déporter tous ceux dont les préjugés, les prétentions, l'existence même, en un mot, est incompatible avec le gouvernement républicain, c'est-à-dire, non seulement les prêtres, mais aussi les nobles, les anoblis, les parlementaires, la bourgeoisie aisée et qualifiée et les anciens notables, environ deux cent mille propriétaires, hommes et femmes, bref ce qui subsiste encore de l'élite opprimée et ruinée par la Révolution. — Repoussé par l'ex-noble Barras et par le cri public des marchands et des ouvriers eux-mêmes, le bannissement est remplacé par la dégradation civique. Dorénavant[98], tout noble ou anobli, même lorsqu'il n'a jamais quitté le territoire, même lorsqu'il a constamment et ponctuellement obéi à toutes les lois révolutionnaires, même lorsqu'il n'est parent ou allié d'aucun émigré, se trouve déchu de sa qualité de Français ; par cela seul qu'avant 1789 il était anobli ou noble, il est tenu de se faire naturaliser dans les formes et sous les conditions légales. — Quant aux 150.000 gentilshommes, bourgeois, artisans et laboureurs qui ont émigré ou qui sont prévenus d'émigration, s'ils sont rentrés ou restés en France, ils sortiront, dans les vingt-quatre heures, de Paris et des communes au-dessus de vingt mille âmes, et, dans les quinze jours, ils sortiront de France ; sinon, tous arrêtés, traduits devant les commissions militaires, et fusillés, séance tenante[99] : de fait, dans beaucoup d'endroits, à Paris, à Besançon, à Lyon, on en fusille. — Là-dessus, quantité de prétendus émigrés qui n'ont jamais quitté la France[100], ni même leur province, ni même leur commune, et dont on n'a mis le nom sur la liste que pour les dépouiller de leurs biens, ne se trouvent plus protégés par la continuité, ni par la notoriété de leur résidence. Sitôt qu'ils ont lu la nouvelle loi, ils voient d'avance le peloton d'exécution ; le sol natal leur brûle les pieds, et ils émigrent[101]. D'autre part, une fois qu'un nom, à raison ou à tort, est sur la liste, il n'en sort plus ; de parti pris, le gouvernement refuse de l'effacer, et, par deux décrets[102], s'applique à rendre toute radiation impossible ; c'est que chaque nom, maintenu sur la liste de spoliation et de mort, débarrasse la Révolution d'un adversaire probable et met à sa disposition un patrimoine de plus.

Contre le demeurant des propriétaires, le Directoire reprend et aggrave les mesures de la Convention : banqueroute, non plus déguisée, niais déclarée ; retranchement à 386.000 rentiers et pensionnaires des deux tiers de leur revenu et de leur capital[103] ; emprunt de 100 millions, forcé, progressif et levé tout entier sur la classe aisée ; enfin loi des otages, celle-ci atroce, conçue dans l'esprit de septembre 1792, suggérée par les célèbres motions de Collot d'Herbois contre les détenus et de Billaud-Varennes contre le petit Louis XVII, mais élargie, précisée, formulée avec un sang-froid de légiste et une prévoyance d'administrateur, applicable en grand, et appliquée. — Remarquez que, sans compter les nouveaux départements belges où une large insurrection persiste et se propage, plus de la moitié du territoire tombe sous le coup de cette loi ; car, sur quatre-vingt-six départements de la France proprement dite, il en est quarante-cinq qui, en ce moment, aux termes mêmes du décret[104], sont notoirement en état de troubles civils ; en effet, dans ces départements, selon les rapports officiels, des rassemblements de conscrits résistent de toutes parts, à main armée, aux autorités chargées de les lever ; des bandes de 200, 300, 800 hommes parcourent le pays ; des troupes de brigands forcent les prisons, assassinent les gendarmes et mettent les détenus en liberté ; des percepteurs sont pillés, tués ou mutilés, des officiers municipaux égorgés, des propriétaires rançonnés, des terres dévastées, des diligences arrêtées. Or, en tous ces cas, dans tous ces départements, cantons ou communes, trois classes de personnes, d'abord les parents et alliés des émigrés, ensuite les ci-devant nobles et anoblis, enfin les pères, mères, aïeux et aïeules des individus qui, sans être ex-nobles ou parents d'émigrés, font néanmoins partie des bandes ou rassemblements, sont déclarés personnellement et civilement responsables des violences commises. Même quand ces violences ne sont qu'imminentes, l'administration départementale dressera, dans son ressort, la liste de tous les hommes et femmes responsables ; elle les prendra pour otages ; ils seront détenus à leurs frais dans un local commun, et, s'ils s'évadent, assimilés aux émigrés, c'est-à-dire punis de mort ; si quelque dégât est commis, ils en payeront le montant ; si quelque meurtre ou enlèvement est commis, quatre d'entre eux seront déportés. Notez de plus que les autorités locales sont tenues, sous des peines graves, d'exécuter la loi et à l'instant, qu'à cette date elles sont ultra-jacobines, que, pour inscrire sur la liste des otages, je ne dis pas un noble ou un bourgeois, mais un artisan respectable, un paysan honnête, il suffit aux souverains locaux de désigner son fils ou petit-fils, absent, fugitif ou mort, comme notoirement insurgé ou réfractaire, et qu'ainsi la fortune, la liberté, la vie de tout particulier aisé est légalement livrée à l'arbitraire, à l'envie, à l'hostilité des niveleurs en place. — Les contemporains estiment que 200.000 personnes sont atteintes par la loi[105] ; le Directoire, pendant les trois mois qui lui restent à vivre, l'applique à dix-sept départements ; des milliers de femmes et de vieillards sont arrêtés, détenus, ruinés, plusieurs acheminés vers Cayenne, et cela s'appelle le respect des droits de l'homme.

 

VIII

D'après le régime que les Fructidoriens établissent en France, on peut juger du régime qu'ils importent à l'étranger : toujours le même contraste entre le nom et la chose, les mêmes phrases pour recouvrir les mêmes méfaits, et, sous des proclamations de liberté, l'institution du brigandage. — Sans doute, dans telle province envahie qui passe ainsi d'un despotisme ancien à un despotisme nouveau, les beaux mots bien débités font d'abord leur effet ; mais, au bout de quelques semaines ou de quelques mois, les habitants rançonnés, enrôlés, francisés de force, s'aperçoivent que le droit révolutionnaire est encore plus oppressif, plus persécuteur et plus rapace que le droit divin.

C'est le droit du plus fort ; les Jacobins régnants n'en connaissent point d'autre, hors de chez eux comme à domicile, et, dans l'emploi qu'ils en font, ils ne sont pas retenus, comme les hommes d'État ordinaires, par l'intérêt bien entendu de l'État, par l'expérience et la tradition, par les vues à longue portée, par le calcul des forces présentes et futures. Étant d'une secte, ils subordonnent la France à leurs dogmes, et, avec les courtes vues, l'orgueil, l'arrogance du sectaire, ils ont son intolérance, ses besoins de domination, ses instincts de propagande et d'envahissement. — Cet esprit belliqueux et tyrannique, ils l'étalaient déjà sous la Législative, et ils s'en sont enivrés sous la Convention. Après Thermidor[106] et après vendémiaire, ils sont demeurés les mêmes, ils se sont raidis contre la faction des anciennes limites et contre toute politique mesurée, d'abord contre la minorité pacifique, puis contre la majorité pacifique, contre la France entière, contre leur propre directeur militaire, l'organisateur de la victoire, Carnot, qui, en bon Français, ne veut pas ajouter gratuitement aux embarras de la France, ni prendre au delà de ce que la France peut utilement et sûrement garder. — Si, avant Fructidor, ses trois collègues jacobins, Rewbell, Barras et Larevellière, ont rompu avec lui, c'est parce que, non seulement dans les choses du dedans, mais aussi dans les choses du dehors, il s'opposait à leur parti-pris de violence illimitée : ils sont entrés en fureur en apprenant le traité préliminaire de Léoben, si avantageux à la France ; ils ont insulté Carnot qui l'a fait conclure[107] ; lorsque Barthélemy, le diplomate le plus habile et le plus méritant de l'époque, est devenu leur collègue, ses avis si sensés, si autorisés, n'ont obtenu pour accueil que leur dérision[108]. Ils voulaient déjà et opiniâtrement, s'emparer de la Suisse, mettre la main sur Hambourg, humilier l'Angleterre, persévérer dans le système néfaste du Comité de Salut public, c'est-à-dire dans la politique de guerre, de conquête et de propagande. — A présent que le 18 fructidor est fait, Barthélemy déporté et Carnot en fuite, cette politique va s'étaler.

Jamais la paix n'avait été si proche[109] ; on l'avait dans les mains ; aux conférences de Lille, il n'y avait plus qu'à les retirer pleines. Le dernier ennemi et le plus tenace, l'Angleterre, désarmait ; non seulement elle acceptait les agrandissements de la France, l'acquisition de la Belgique et de la rive gauche du Rhin, les annexions déguisées aussi bien que les annexions déclarées, l'autorité de la République patronne sur les Républiques clientes, sur la Hollande, Gènes et la Cisalpine ; mais encore elle restituait ses propres conquêtes, toutes les colonies françaises, toutes les colonies hollandaises, sauf Trinquemale[110], toutes les colonies espagnoles, sauf la Trinité. Ce que pouvait réclamer l'amour-propre, on l'obtenait, et l'on obtenait plus que ne pouvait souhaiter la prudence ; il n'y avait pas en France un homme d'État compétent et patriote qui n'eût signé avec une joie profonde. — Mais les motifs qui, avant Fructidor, touchaient Carnot et Barthélemy, les motifs qui, après Fructidor, touchent Colchen et Maret, ne touchent pas les Fructidoriens. Peu leur importe la France ; ils ne se préoccupent que de leur faction, de leur pouvoir et de leurs personnes. Par gloriole, Larevellière, président du Directoire, voudrait bien mettre son nom au bas de la paix générale ; mais il est entraîné par Barras qui a besoin de la guerre pour pêcher en eau trouble[111], et surtout par Rewbell, vrai Jacobin de tempérament et de cervelle, ignorant et vain, avec les plus vulgaires préjugés d'un homme sans éducation et sans lettres, un de ces sectaires grossiers, violents, bornés, ancrés dans une idée fixe, et dont le principe consiste à révolutionner tout, à coups de canon, sans examiner le pourquoi[112]. Nul besoin d'examiner le pourquoi ; l'instinct animal de conservation suffit pour pousser les Jacobins sur leur pente, et, depuis longtemps, leurs hommes clairvoyants, entre autres Sieyès, leur penseur et leur oracle, leur répètent que, s'ils font la paix, ils sont perdus[113]. — Pour excuser leurs violences au dedans, il leur faut des périls au dehors ; sans le prétexte du salut public, ils ne peuvent prolonger leur usurpation, leur dictature, leur arbitraire, leurs inquisitions, leurs proscriptions, leurs exactions. Supposez la paix faite : est-ce que le gouvernement, haï et méprisé comme il l'est, pourra se maintenir contre la clameur publique et faire nommer ses suppôts aux élections prochaines ? Est-ce que tant de généraux rentrés consentiront à vivre à demi-solde, oisifs et soumis ? Est-ce que Hoche, si ardent et si absolu, est-ce que Bonaparte, qui médite déjà son coup d'État[114], voudront se faire les gardes du corps de quatre petits avocats ou littérateurs sans titres et d'un Barras, général de rue, qui n'a jamais vu une bataille rangée ? D'ailleurs, sur le squelette de la France desséchée par cinq ans de spoliations, comment nourrir, même provisoirement, la fourmilière armée qui, depuis deux ans, ne subsiste qu'en dévorant les nations voisines ? Comment ensuite licencier quatre cent mille officiers et soldats à jeun ? Et comment, dans le Trésor vide, puiser le milliard que, par un décret solennel, à titre de récompense nationale, on vient de leur promettre encore une fois[115] ? Seule la guerre prolongée ou recommencée à dessein, la guerre étendue indéfiniment par système, la guerre défrayée par la conquête et par le pillage, peut alimenter les armées, occuper les généraux, résigner la nation, soutenir au pouvoir la faction régnante, conserver aux directeurs leurs places, leurs profits, leurs dîners, leurs maîtresses. Et voilà pourquoi ils rompent, d'abord, par un ultimatum brusque, avec l'Angleterre, puis, par des exigences redoublées, avec l'Autriche et l'Empire, ensuite, par des attentats prémédités, avec la Suisse, le Piémont, la Toscane, Naples, Malte, la Russie, la Porte elle-même[116]. — Enfin les derniers voiles tombent, et le vrai caractère de la secte se montre à nu. Défense de la patrie, délivrance des peuples, tous ses grands mots rentrent dans la région des mots. Elle se dénonce pour ce qu'elle est, pour une société de pirates en course. qui, après avoir opéré sur leur côte, vont opérer plus loin, et capturent tout, corps et biens, hommes et choses. Ayant mangé la France, la bande entreprend de manger l'Europe[117], feuille à feuille, comme une pomme d'artichaut.

A quoi bon raconter la tragi-comédie qu'ils jouent et font jouer à l'étranger ? — C'est une représentation à l'étranger de la pièce qu'ils jouent à Paris depuis huit ans[118], une traduction improvisée et saugrenue en flamand, en hollandais, en allemand, en italien, une adaptation locale, telle quelle, avec variantes, coupures, abréviations, mais toujours avec le même finale, qui est une grêle de coups de sabre et de crosse sur tous les propriétaires, communautés et particuliers, pour les obliger à livrer leur bourse et tous leurs effets de valeur quelconque : ce qu'ils font, jusqu'à rester en chemise et sans le sou. Règle générale : dans le petit État qu'il s'agit d'exploiter à fond, le général le plus proche ou le résident en titre ameute, contre les pouvoirs établis, les mécontents qui ne manquent jamais dans aucun régime, notamment les déclassés de toute classe, les aventuriers, les bavards de café, des jeunes gens à tête chaude, bref, les Jacobins du pays ; désormais, pour le représentant de la France, ils sont le peuple du pays, ne fussent-ils qu'une poignée et de la pire espèce. Défense aux autorités légales de les réprimer et de les punir : ils sont inviolables. Par la menace ou de vive force, le représentant français intervient lui-même pour appuyer ou consacrer leurs attentats ; il casse ou fait casser par eux les organes vivants du corps social, ici la royauté ou l'aristocratie, là-bas le sénat et les magistratures, partout la hiérarchie ancienne, les statuts cantonaux, provinciaux ou municipaux, les fédérations ou constitutions séculaires. Sur cette table rase, il installe le gouvernement de la Raison, c'est-à-dire quelque contrefaçon postiche de la Constitution française : à cet effet, il nomme lui-même les nouveaux magistrats. S'il permet qu'ils soient élus, c'est par ses clients et sous ses baïonnettes ; cela fait une République sujette, sous le nom d'alliée, et que des commissaires expédiés de Paris mènent tambour battant. On lui applique d'autorité le régime révolutionnaire, les lois anti-chrétiennes, spoliatrices et niveleuses. On fait et on refait chez elle le 18 fructidor ; on remanie sa Constitution d'après la dernière mode parisienne ; on purge, à deux ou trois reprises et. militairement, son Corps législatif et son Directoire[119] ; on ne souffre à sa tête que des valets ; on ajoute son armée à l'armée française ; on lève en Suisse vingt mille Suisses pour combattre contre la Suisse et les amis de la Suisse ; on soumet à la conscription la Belgique incorporée ; on opprime, on pressure, on blesse le sentiment national et religieux, jusqu'à soulever des insurrections[120] religieuses et nationales, cinq ou six Vendées rurales et persistantes, en Belgique, en Suisse, en Piémont, en Vénétie, en Lombardie, dans l'État romain, à Naples, et, pour les réprimer, on brûle, on saccage, on fusille. — Là-dessus, toute phrase serait faible ; il faudrait produire des chiffres, et je n'en puis donner que deux.

L'un est le chiffre des vols commis à l'étranger[121] ; encore ne comprend-il que les rapines publiques, exécutées par ordre ; il omet les rapines particulières, exécutées sans ordre par les officiers, les généraux, les soldats, les commissaires ; celles-ci sont énormes, mais échappent au calcul. Le seul total approximatif que l'on puisse produire est le relevé authentique des prises que le corsaire jacobin, autorisé par lettres de marque, a déjà faites en décembre 1798, hors de France, sur les personnes publiques ou privées : contributions en numéraire, imposées par arrêtés, en Belgique, en Hollande, en Allemagne, en Italie, 655 millions ; capture et enlèvement de matières d'or ou d'argent, d'argenterie, bijoux, objets d'art et autres effets précieux, 305 millions ; réquisitions en nature, 361 millions ; confiscation des biens meubles et immeubles des souverains dépossédés, du clergé régulier et séculier, des corporations et des communautés, même laïques, des propriétaires absents ou fugitifs, 700 millions ; total, en trois ans, 2 milliards. — Si l'on regarde de près dans ce tas monstrueux, on y trouve, comme dans le coffre d'un pirate algérien, un butin que jusqu'ici les belligérants chrétiens, les commandants d'une armée régulière, répugnaient à prendre, et sur lesquels les chefs jacobins mettent la main, incontinent, de préférence : argenterie et mobilier des églises, dans les Pays-Bas, dans le pays de Liège et dans les électorats du Bas-Rhin, 25 millions ; argenterie et mobilier des églises en Lombardie, dans las trois Légations, dans l'État vénitien, le Modénois et l'État de l'Église, 65 millions ; diamants, vaisselle, croix d'or et autres dépôts des monts-de-piété à Milan, Bologne, Ravenne, Modène, Venise, Rome, 58 millions ; caisses des hôpitaux à Milan et en d'autres villes, 5 millions ; mobilier et objets d'art des villas vénitiennes et des palais de la Brenta, 6 millions et demi ; dépouilles de Rome mise à sac comme autrefois par les mercenaires de Bourbon, antiques, collections, tableaux, bronzes, statues, trésors du Vatican et des palais, joyaux et jusqu'à l'anneau pastoral que le commissaire directorial a lui-même ôté du doigt du pape, 43 millions ; tout cela, sans compter le reste des articles analogues, et notamment les contributions nominatives, levées sur tels et tels particuliers, en leur qualité de riches et de propriétaires[122], véritables rançons, semblables à celles que les bandits de Calabre et de Grèce extorquent au voyageur qu'ils surprennent sur le grand chemin. — Naturellement, on ne peut opérer ainsi qu'avec des instruments de contrainte ; il faut aux opérateurs parisiens des automates militaires, des manches de sabre en quantité suffisante. Or, à force de frapper, on casse beaucoup de manches de sabre, et on est tenu de remplacer ceux qu'on a cassés ; en octobre 1798, il en faut deux cent mille nouveaux, et les jeunes gens qu'on requiert pour cet office manquent à l'appel, se sauvent[123], et même résistent à main armée, en Belgique notamment par une révolte de plusieurs mois[124], avec cette devise : Mieux vaut mourir ici qu'ailleurs. — Pour les faire rejoindre, on leur donne la chasse, on les amène au dépôt, les mains liées ; s'ils se dérobent, on place à demeure des garnisaires chez leurs parents ; si le réquisitionnaire ou conscrit s'est réfugié en pays étranger, n'âme en pays allié, comme l'Espagne, il est inscrit d'office sur la liste des émigrés, partant, eu cas de retour, fusillé dans les vingt-quatre heures ; en attendant, ses biens sont séquestrés, et aussi ceux de ses père, mère et ascendants[125]. — Autrefois, dit un contemporain, la raison et la philosophie tonnaient contre la rigueur des châtiments infligés aux déserteurs ; mais, depuis que la raison française a perfectionné la liberté, ce n'est plus la classe limitée des soldats réguliers dont l'évasion est punie de mort, c'est une génération entière. Le dernier supplice ne suffit plus à ces législateurs philanthropes : ils y ajoutent la confiscation, ils dépouillent les pères pour les fautes des enfants, et rendent jusqu'aux femmes solidaires d'un délit militaire et personnel. Tel est l'admirable calcul du Directoire, que, s'il perd un soldat, il gagne un patrimoine, et que, s'il manque le patrimoine, il regagne le soldat. — De toute façon, il remplit ses coffres et ses cadres, et la faction, bien pourvue d'hommes, peut continuer son exploitation de l'Europe, dépenser à cette opération autant de vies françaises qu'il lui en faut. Il lui en faut plus de cent mille par an ; avec celles qu'a dépensées la Convention, cela fera, en huit ans, près de neuf cent mille[126] ; en ce moment, les cinq directeurs et leurs suppôts achèvent de faucher la population adulte et virile, la fleur et la force de la nation[127], et l'on sait par quels motifs, pour quel objet. Je ne crois pas qu'une nation civilisée ait jamais été sacrifiée de la sorte, à une telle besogne, et par de tels gouvernants : un restant éclopé de faction et de secte, quelques centaines de prédicants qui ne croient plus à leurs dogmes, des usurpateurs aussi méprisés que détestés, des parvenus de rencontre, portés en haut, non par leur capacité et leur mérite, mais par le roulis aveugle d'une révolution, ayant surnagé faute de poids, soulevés, comme une écume sale, à la cime de la dernière vague, voilà les misérables qui garrottent la France sous prétexte de la rendre libre, qui saignent la France sous prétexte de la rendre forte, qui conquièrent les peuples sous prétexte de les affranchir, qui dépouillent les peuples sous prétexte de les régénérer, et qui, de Brest à Lucerne, d'Amsterdam à Naples, tuent et volent en grand, par système, pour affermir la dictature incohérente de leur brutalité, de leur ineptie et de leur corruption.

 

IX

Encore cette fois, le jacobinisme triomphant a manifesté sa nature antisociale, sa faculté de détruire, son impuissance à construire. — Vaincue et découragée, la nation ne lui résiste plus ; mais, si elle le subit, c'est comme la peste, et ses déportations, ses épurations administratives, ses arrêtés pour mettre les villes en état de siège, ses violences quotidiennes ne font qu'exaspérer l'antipathie muette. On a tout fait, dit un Jacobin de bonne foi[128], pour aliéner à la Révolution et à la République l'immense majorité des citoyens et ceux mêmes qui avaient concouru à la chute de la monarchie... A mesure que nous avons avancé dans la route révolutionnaire, au lieu de voir les amis de la Révolution augmenter... nous avons vu nos rangs s'éclaircir et les premiers défenseurs de la liberté se détacher de notre cause. Impossible aux Jacobins de se rallier la France, de la réconcilier avec leurs pratiques ou avec leurs dogmes, et, là-dessus, leurs propres agents ne leur laissent aucune illusion. — Ici, écrit celui de Troyes[129], l'esprit public n'a pas seulement besoin d'être ravivé ; il aurait besoin d'être recréé. A peine le cinquième des citoyens est-il dans le sens du gouvernement, et ce cinquième... est l'objet de la haine et du mépris du plus grand nombre... Par qui les fêtes nationales sont-elles célébrées et ornées ? Par ceux des fonctionnaires publics que la loi y appelle, et souvent même plusieurs s'en dispensent. C'est le même esprit public qui ne permet pas aux honnêtes gens de prendre part à ces fêtes et aux discours qui s'y prononcent, et qui en écarte les femmes, qui devraient en faire le principal ornement... Le même esprit public ne voit qu'avec indifférence et mépris les actions héroïques républicaines rendues sur la scène, et accueille avec transport tout ce qui peut faire allusion à la royauté et à l'ancien régime. De parti pris, les boutiquiers étalent le décadi et ferment le dimanche, non pour vaquer à l'exercice de leur culte, la majeure partie des citoyens n'est pas attaquée de ce préjugé, mais parce qu'il est de bon ton de ne pas paraître républicain. — Les parvenus de la Révolution eux-mêmes, des généraux, des députés, répugnent aux institutions jacobines[130] ; ils mettent leurs enfants dans des écoles à chapelle et à confessionnal, et les députés qui, en 92 et 93, se sont le plus élevés contre les prêtres ne regardent plus leur fille comme bien élevée que quand elle a fait sa première communion. — Les petits sont encore plus hostiles que les grands. Un fait malheureusement trop certain, écrit le commissaire d'un canton rural[131], c'est que le peuple en masse ne parait vouloir d'aucune de nos institutions... Il est de bon ton, même parmi le peuple des campagnes, de paraître dédaigner tout ce qui tient aux usages républicains... Nos riches laboureurs, qui ont le plus gagné à la Révolution, se montrent les ennemis les plus acharnés de ses formes : un citoyen, qui dépendrait d'eux en la moindre chose, et qui s'aviserait de leur donner la qualification de citoyen, serait à l'instant chassé de leur maison. Citoyen est une injure, et patriote, une plus grosse injure ; car ce nom signifie Jacobin, partisan des égorgeurs, des voleurs et de ce qu'on appelle alors les mangeurs d'hommes[132]. — Bien pis, à force de fausser le mot, on a discrédité la chose. Personne, disent les rapports[133], ne se soucie plus de l'intérêt général ; personne ne veut être garde national ou maire. L'esprit public est dans un sommeil léthargique qui pourrait faire craindre son anéantissement. Nos revers ou nos succès ne font naître ni inquiétude ni joie[134]. Il  semble qu'en lisant l'histoire des batailles, on lise l'histoire d'un autre peuple. Les changements de l'intérieur n'excitent pas plus d'émotion ; on se questionne par curiosité ; on se répond sans intérêt ; on apprend avec indifférence. — Les plaisirs de Paris[135] ne sont plus dérangés un moment par les crises qui se succèdent, ni par celles qu'on redoute. Jamais les spectacles ni les lieux publics n'ont été plus fréquentés. On se dit à Tivoli qu'on va être pis que jamais ; on appelle la patrie la patraque, et l'on danse. — Cela se comprend : comment s'intéresser à la chose publique, quand il n'y en a plus, quand le patrimoine commun de tous est devenu la propriété privée d'une bande, quand, à l'intérieur, cette bande le dévore ou le gaspille, et, à l'extérieur, le joue à pile ou face ? Par leur victoire définitive, les Jacobins ont tari le patriotisme, c'est-à-dire la source intime et profonde qui fournit à l'État la substance, la vie et la force. — Vainement, ils multiplient les décrets rigoureux et les prescriptions impérieuses ; chaque coup de force s'émousse à demi contre la résistance universelle et sourde de l'inertie volontaire et du dégoût insurmontable. Ils n'obtiennent pas de leurs sujets cette portion d'obéissance machinale, ce degré de collaboration passive sans lequel la loi reste une lettre morte[136]. Leur République, si jeune, est atteinte de ce mal sans nom qui n'attaque d'ordinaire que les vieux gouvernements, sorte de consomption sénile, qu'on ne saurait définir autrement que la difficulté d'être ; personne ne fait effort pour la renverser ; mais elle semble avoir perdu la force de se tenir debout[137].

Non seulement leur domination, au lieu de vivifier l'État, le paralyse, mais, de leurs propres mains, ils démolissent l'ordre qu'ils ont établi. Légal ou extra-légal, quel qu'il soit, peu importe : eux régnant, nulle constitution, même faite et refaite à leur guise, nul gouvernement, même celui de leurs chefs, ne peut subsister. Une fois maîtres de la France, ils se la disputent entre eux, et chacun d'eux réclame pour soi toute la proie. Ceux qui ont les places veulent les garder ; ceux qui ne les ont pas veulent les prendre. Il se forme ainsi deux factions dans la faction, et chacune d'elles, à son tour, refait contre l'autre le coup d'État qu'elles ont fait ensemble contre la nation. — Selon la coterie gouvernante, ses adversaires ne sont que des anarchistes, anciens septembriseurs, affidés de Robespierre, complices de Babeuf, conspirateurs éternels. Or, comme en l'an VI, les cinq régents tiennent encore solidement la poignée du sabre, ils peuvent faire voter le Corps législatif à leur gré ; le 22 floréal, dans 49 départements, le gouvernement casse, en tout ou en partie, les élections nouvelles, non seulement celles des représentants, mais encore celles des juges, accusateurs publics, et hauts jurés ; puis, dans les départements et les villes, il destitue les administrations terroristes[138]. — Selon la coterie gouvernée, le Directoire et ses agents ne sont que de faux patriotes, des usurpateurs, des oppresseurs, des contempteurs de la loi, des dilapidateurs et des politiques ineptes ; comme tout cela est vrai et qu'en l'an VII le Directoire, usé par ses vingt et un mois d'omnipotence, discrédité par ses revers, méprisé par les généraux, haï par l'armée battue et sans solde, n'ose plus et ne peut plus lever le sabre, les ultra-jacobins reprennent l'offensive, se font élire par leurs pareils, reconquièrent la majorité au Corps législatif, et, à leur tour, le 30 prairial, ils purgent le Directoire. Treilhard, Merlin de Douai et Larevellière-Lépeaux sont chassés ; à leur place on met des fanatiques bornés, Gohier, Moulins, Roger Ducos. Des revenants de la Terreur s'installent aux ministères, Robert Lindet aux finances, Fouché à la police ; partout, dans les départements, on place ou l'on replace aux postes administratifs les exclusifs, c'est-à-dire les vauriens déterminés qui ont fait leurs preuves[139]. Dans la salle du Manège, les Jacobins rouvrent leur club, sous leur ancien nom ; deux directeurs et cent cinquante membres du Corps législatif y fraternisent avec ce que la lie du peuple fournit de plus vil et de plus dégoûtant. On y fait l'éloge de Robespierre et de Babeuf lui-même ; on y demande la levée en masse et le désarmement des suspects. A la résurrection des piques ! s'écrie Jourdan dans un toast ; puissent-elles entre les mains du peuple écraser tous ses ennemis ! Du haut de la tribune aux Cinq-Cents, le même Jourdan propose de déclarer la patrie en danger, et, autour des représentants qui hésitent, la canaille politique et délibérante, les vieux aboyeurs de la rue et des tribunes, hurlent et menacent, comme en 1793.

Est-ce donc le régime de 1793 qui va s'implanter en France ? —Non pas même celui-là Tout de suite après la victoire, les vainqueurs du 30 prairial se sont séparés en deux camps ennemis, qui se surveillent les armes à la main, se retranchent et font des sorties l'un contre l'autre : d'un côté les simples bandits et la dernière populace, la queue de Marat, les monomanes incorrigibles, les orgueilleux têtus que l'amour-propre attache à leurs crimes et qui recommenceraient plutôt que de s'avouer coupables, les sots dogmatiques, qui vont toujours en avant, les yeux clos, ayant tout oublié et n'ayant rien appris ; de l'autre côté, les hommes qui ont encore le sens commun, et qui ont un peu profité de leur expérience, qui savent à quoi conduit le gouvernement des clubs et des piques, qui ont peur pour eux-mêmes et ne veulent pas recommencer, étape par étape, la course folle dans laquelle, à chaque étape, ils ont failli périr : d'un côté, deux membres du Directoire, la minorité des Anciens, la majorité des Cinq-Cents et la plus basse plèbe parisienne ; de l'autre côté, la majorité des Anciens, la minorité des Cinq-Cents, et trois membres du Directoire, ceux-ci servis par leur personnel exécutif[140]. — Laquelle des deux troupes écrasera l'autre ? Nul ne le sait ; car la plupart sont prêts à passer d'un camp dans l'autre camp, selon que les chances de succès y deviennent plus ou moins grandes ; du jour au lendemain, aux Cinq-Cents, aux Anciens, dans le Directoire, telle défection, prévue ou imprévue, peut changer la minorité en majorité. Où sera demain la majorité ? De quel côté viendra le coup d'État prochain ? Qui le fera ? Sont-ce les Jacobins outrés, et, par un 9 thermidor retourné, mettront-ils les Jacobins mitigés hors la loi ? Sont-ce les Jacobins mitigés, et, par un 18 fructidor retourné, mettront-ils les Jacobins outrés sous les verrous ? Si l'un ou l'autre coup est tenté, réussira-t-il ? Et, s'il réussit, aura-t-on enfin un gouvernement stable ? — Sieyès sait bien que non ; il est prévoyant dans ses actes, quoique chimérique dans ses théories. Lui-même au pouvoir, directeur en titre, conseil et tuteur de la République intelligente contre la République stupide, il comprend que tous, tant qu'ils sont, républicains des deux bandes ils sont engagés dans une route sans issue[141]. Barras juge de même et prend les devants, tourne à droite, promet à Louis XVIII de coopérer à la restauration de la monarchie légitime ; en échange, il reçoit par lettres patentes, sa grâce entière, l'exemption de toute poursuite future, et la promesse de 12 millions. — Plus pénétrant, Sieyès cherche la force où elle est, dans l'armée ; il prépare Joubert, sonde Moreau, pense à Jourdan, à Bernadotte, à Macdonald, avant de se livrer à Bonaparte : il lui faut une épée. — Boulay de la Meurthe, comparant dans une brochure la Révolution d'Angleterre et la Révolution française, annonce et provoque l'établissement d'un protectorat militaire. — La Constitution de l'an III ne peut plus aller, disait Baudin, l'un des Cinq-Cents, à Cornet, l'un des Anciens ; seulement je ne vois pas où prendre le bras d'exécution. La République jacobine vit encore, et déjà ses serviteurs, ses médecins, parlent tout haut de son enterrement, comme des étrangers, des héritiers dans la chambre d'un moribond qui a perdu connaissance, comme les familiers de Tibère agonisant dans son palais de Misène[142]. — Si le mourant tarde trop à mourir, quelqu'un l'y aidera. Le vieux monstre, chargé de crimes et pourri de vices, râle sur des coussins de pourpre ; ses yeux sont clos, le pouls s'éteint, le souffle manque. Çà et là par groupes, autour du lit, les ministres de ses débauches à Caprée et de ses meurtres à Rome, ses gitons et ses bourreaux, se partagent publiquement le nouveau règne ; l'ancien est fini ; devant un cadavre, on n'a plus besoin de s'observer ni de se taire. Tout à coup le moribond rouvre les yeux et parle, demande à manger. Intrépidement, le tribun militaire, le bras d'exécution, fait évacuer la salle ; il jette sur la tête du vieillard un amas de couvertures, accélère le dernier soupir. A cela se réduit le coup de main final ; d'elle-même, une heure plus tard, la respiration s'arrêtait.

 

X

Si la République jacobine meurt, ce n'est pas seulement parce qu'elle est décrépite et qu'on la tue, c'est encore parce qu'elle n'est pas née viable : dès son origine, il y avait en elle un principe de dissolution, un poison intime et mortel, non seulement pour autrui, mais pour elle-même. — Ce qui maintient une société politique, c'est le respect de ses membres les uns pour les autres, en particulier, le respect des gouvernés pour les gouvernants et des gouvernants pour les gouvernés, par suite, des habitudes de confiance mutuelle ; chez les gouvernés, la certitude fondée que les gouvernants n'attaqueront pas les droits privés ; chez les gouvernants, la certitude fondée que les gouvernés n'assailliront pas les pouvoirs publics ; chez les uns et chez les autres, la reconnaissance intérieure que ces droits, plus ou moins larges ou restreints, sont inviolables, que ces pouvoirs, plus ou moins amples ou limités, sont légitimes ; enfin, la persuasion qu'en cas de conflit le procès sera conduit selon les formes admises par la loi ou par l'usage, que, pendant les débats, le plus fort n'abusera pas de sa force, et que, les débats clos, le gagnant n'écrasera pas tout à fait le perdant. A cette condition seulement, il peut y avoir concorde entre les gouvernants et les gouvernés, concours de tous à l'œuvre commune, paix intérieure, partant, stabilité, sécurité, bien-être et force. Sans cette disposition intime et persistante des esprits et des cœurs, le lien manque entre les hommes. Elle constitue le sentiment social par excellence ; on peut dire qu'elle est l'âme dont l'État est le corps.

Or, dans l'État jacobin, cette âme a péri ; elle a péri, non par un accident imprévu, mais par un effet forcé du système, par une conséquence pratique de la théorie spéculative qui, érigeant chaque homme en souverain absolu, met chaque homme en guerre avec tous les autres, et qui, sous prétexte de régénérer l'espèce humaine, déchaîne, autorise et consacre les pires instincts de la nature humaine, tous les appétits refoulés de licence, d'arbitraire et de domination. — Au nom du peuple idéal qu'ils déclarent souverain et qui n'existe pas, les Jacobins ont usurpé violemment tous les pouvoirs publics, aboli brutalement tous les droits privés, traité le peuple réel et vivant comme une bête de somme, bien pis, comme un automate, appliqué à leur automate humain les plus dures contraintes, pour le maintenir mécaniquement dans la posture anti-normale et raide que, d'après les principes, ils lui infligeaient. Dès lors, entre eux et la nation, tout lien a été brisé ; la dépouiller, la saigner et l'affamer, la reconquérir quand elle leur échappait, l'enchaîner et la bâillonner à plusieurs reprises, ils l'ont bien pu ; mais la réconcilier à leur gouvernement, jamais. — Entre eux, et pour la même raison, par une autre conséquence de la même théorie, par un autre effet des mêmes appétits, nul lien n'a pu tenir. Dans l'intérieur du parti, chaque faction, s'étant forgé son peuple idéal selon sa logique et selon ses besoins, a revendiqué pour soi, avec les privilèges de l'orthodoxie, le monopole de la souveraineté[143] ; pour s'assurer les bénéfices de l'omnipotence, elle a combattu ses rivales perdes élections contraintes, faussées ou cassées, par des complots et des trahisons, par des guets-apens et des coups de force, avec les piques de la populace, avec les baïonnettes des soldats ; ensuite, elle a massacré, guillotiné, fusillé, déporté les vaincus, comme traîtres, tyrans. ou rebelles, et les survivants s'en souviennent. Ils ont appris ce que durent leurs constitutions dites éternelles ; ils savent ce que valent leurs proclamations, leurs serments, leur respect du droit, leur justice, leur humanité ; ils se connaissent pour ce qu'ils sont, pour des frères Caïns[144], tous plus ou moins avilis et dangereux, salis et dépravés par leur œuvre : entre de tels hommes, la défiance est incurable. Faire des manifestes, des décrets, des cabales, des révolutions, ils le peuvent encore, mais se mettre d'accord et se subordonner de cœur à l'ascendant justifié, à l'autorité reconnue de quelques-uns ou de quelqu'un d'entre eux, ils ne le peuvent plus. — Après dix ans d'attentats réciproques, parmi les trois mille législateurs qui ont siégé dans les assemblées souveraines, il n'en est pas un qui puisse compter sur la déférence et sur la fidélité de cent Français. Le corps social est dissous ; pour ses millions d'atomes désagrégés, il ne reste plus un seul noyau de cohésion spontanée et de coordination stable. Impossible à la France civile de se reconstruire elle-même ; cela lui est aussi impossible que de bâtir une Notre-Dame de Paris ou un Saint-Pierre de Rome avec la boue des rues et la poussière des chemins.

Il en est autrement dans la France militaire. — Là les hommes se sont éprouvés les uns les autres, et dévoués les uns aux autres, les subordonnés aux chefs, les chefs aux subordonnés, et tous ensemble à une grande œuvre. Les sentiments forts et sains qui lient les volontés hu mitaines en un faisceau, sympathie mutuelle, confiance, estime, admiration, surabondent, et la franche camaraderie encore subsistante de l'inférieur et du supérieur[145], la familiarité libre et gaie, si chère aux Français, resserrent le faisceau par un dernier nœud. Dans ce monde préservé des souillures politiques et ennobli par l'habitude de l'abnégation[146], il y a tout ce qui constitue une société organisée et viable, une hiérarchie, non pas extérieure et plaquée, mais morale et intime, des titres incontestés, des supériorités reconnues, une subordination acceptée, des droits et des devoirs imprimés dans les consciences, bref, ce qui a toujours manqué aux institutions révolutionnaires, la discipline des cœurs. Donnez à ces hommes une consigne, ils ne la discuteront pas ; pourvu qu'elle soit légale ou semble l'être, ils l'exécuteront, non seulement contre des étrangers, mais contre des Français ; c'est ainsi que déjà le 13 vendémiaire, ils ont mitraillé les Parisiens, et, le 18 fructidor, purgé le Corps législatif. Vienne un général illustre ; pourvu qu'il garde les formes, ils le suivront et recommenceront l'épuration encore une fois. — Il en vient un qui, depuis trois ans, ne pense pas à autre chose, mais qui, cette fois, ne veut faire l'opération qu'à son profit ; c'est le plus illustre de tous, et justement le conducteur ou promoteur des deux premières, celui-là même qui a fait, de sa personne, le 13 vendémiaire, et, par les mains de son lieutenant Augereau, le 18 fructidor. — Qu'il s'autorise d'un simulacre de décret, et se fasse nommer, par la minorité d'un des Conseils, commandant général de la force armée : la force armée marchera derrière lui. — Qu'il lance les proclamations ordinaires, qu'il appelle à lui ses camarades pour sauver la République et faire évacuer la salle des Cinq-Cents : ses grenadiers entreront, baïonnettes en avant, dans la stalle, et riront même[147] en voyant les députés, costumés comme à l'Opéra, sauter précipitamment par les fenêtres. — Qu'il ménage les transitions, qu'il évite le nom malsonnant de dictateur, qu'il prenne un titre modeste et pourtant classique, romain, révolutionnaire, qu'il soit simple consul avec deux autres : les militaires, qui n'ont pas le loisir d'être des publicistes et qui ne sont républicains que d'écorce, ne demanderont pas davantage ; ils trouveront très bon pour le peuple français leur propre régime, le régime autoritaire sans lequel il n'y a pas d'armée, le commandement absolu aux mains d'un seul. — Qu'il réprime les Jacobins outrés, qu'il révoque leurs récents décrets sur les otages et l'emprunt forcé, qu'il rende aux personnes, aux propriétés, aux consciences la sûreté et la sécurité, qu'il remette l'ordre, l'économie et l'efficacité dans les administrations, qu'il pourvoie aux services publics, aux hôpitaux, aux routes, aux écoles : toute la France civile acclamera son libérateur, son protecteur, son réparateur[148]. — Selon ses propres paroles, le régime qu'il apporte est l'alliance de la philosophie et du sabre. Par philosophie, ce qu'on entend alors, c'est l'application des principes abstraits à la politique, la construction logique de l'État d'après quelques notions générales et simples, un plan social uniforme et rectiligne ; or, comme on l'a vu[149], la théorie comporte deux de ces plans, l'un anarchique, l'autre despotique. Naturellement, c'est le second que le maitre adopte, et c'est d'après ce plan qu'il bâtit, en homme pratique, à sable et à chaux, un édifice solide, habitable, bien approprié à son objet. Toutes les masses du gros œuvre, code civil, université, concordat, administration préfectorale et centralisée, tous les détails de l'aménagement et de la distribution, concourent à un effet d'ensemble, qui est l'omnipotence de l'État, l'omniprésence du gouvernement, l'abolition de l'initiative locale et privée, la suppression de l'association volontaire et libre, la dispersion graduelle des petits groupes spontanés, l'interdiction préventive des longues œuvres héréditaires, l'extinction des sentiments par lesquels l'individu vit au delà de lui-même, dans le passé et dans l'avenir. On n'a jamais fait une plus belle caserne, plus symétrique et plus décorative d'aspect, plus satisfaisante pour la raison superficielle, plus acceptable pour le bon sens vulgaire, plus commode pour l'égoïsme borné, mieux tenue et plus propre, mieux arrangée pour discipliner les parties moyennes et basses de la nature humaine, pour étioler on gâter les parties hautes de la nature humaine. — Dans cette caserne philosophique, nous vivons depuis quatre-vingts ans.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Gaudin, duc de Gaëte, Mémoires, I, 28. — Le 9 thermidor au soir, Gaudin, commissaire de la Trésorerie, rencontre le président du comité révolutionnaire de son quartier, excellent Jacobin, qui lui dit : Eh bien qu'est-ce ? Robespierre hors la loi ! Est-ce possible ? Que veulent-ils donc ? Tout allait si bien ! — (Il est vrai, ajoute Gaudin, qu'il tombait régulièrement cinquante à soixante têtes par jour.) — Que veux-tu, lui répondis-je, il y a des gens qui ne sont jamais contents !

[2] Mallet-du-Pan, Mémoires, II, 16 (Lettre du 8 janvier 1795). — Ibid., Correspondance avec la cour de Vienne, I, 23, 25, 32, 34 (8 janvier 1795, sur les quatre partis qui composent la Convention).

[3] Maréchal Marmont, Mémoires, I, 120 (Rapport du général Dugommier sur la prise de Toulon) : Ce jour mémorable a vengé la volonté générale d'une volonté partielle et gangrenée, dont le délire a causé les plus grands maux.

[4] Mémoire des quatre-vingt-quatorze Nantais survivants, 30 thermidor an II ; acquittement, 28 fructidor.

[5] Accusation de Carrier, 21 brumaire an III. Décret d'arrestation, rends par 498 voix sur 500, 3 frimaire. — Accusation de Fouquier-Tinville, 28 frimaire an III ; condamnation, 28 floréal (419 témoins ont été entendus). — Accusation de Joseph Lebon, 1er messidor an III ; renvoi du procès as tribunal de la Somme, 29 messidor ; condamnation et exécution, le 24 vendémiaire an IV.

[6] Cf. le livre III et le chapitre Ier du livre IV, du présent volume. — Quantité de pièces, imprimées à cette époque, montrent la qualité des souverains locaux. Dans le département de l'Ain, les principaux étaient Anselme, qui avait placé la tête de Marat sur sa boutique ; Duclos, menuisier, vivant, avant le 31 mai, de son industrie : il est devenu, depuis cette époque, un gros monsieur qui vit de ses rentes, achète des domaines nationaux, a des montres, des chevaux, des portefeuilles remplis d'assignats ; Laimant, tailleur d'habits, endetté, a subitement meublé ses appariements avec tout le luxe de l'ancien régime ; il a des lits de 100 pistoles, etc. ; Alban, maire, qui apposait partout les scellés, était un serrurier, père de famille, qu'il soutenait de son travail : tout à coup il s'est reposé, a passé, de l'état de détresse où il était, à un état de splendeur ; il lui fallait des diamants, des bagues d'oreilles ; il avait toujours des habillements neufs, des chemises de toile de Hollande, des cravates de mousseline, des bas de soie, etc. ... Quand on a levé les scellés chez les détenus et chez ceux qui ont été guillotinés, on n'y a trouvé rien, ou du moins très peu de chose. Alban a été dénoncé et incarcéré pour s'être fait donner 400 livres par une femme de Mâcon, en promettant de s'intéresser à son mari.... Voilà les patriotes de l'Ain. Rollet, l'un d'eux, avait tellement effrayé les campagnes que les habitants se sauvaient par champs à son approche ; il en a fait attacher deux, une fois, à sa voiture et les a conduits longtemps de cette manière.... Un autre, Charcot (de Virieu), avant la Révolution, avait assassiné sur les grandes routes et avait été banni trois ans pour une action de ce genre. — (Bibliothèque nationale, L1, 41, n° 1318, La vérité en réponse aux calomnies dirigées contre à département de l'Ain, lettre de Roux, vendémiaire an III.)

[7] Décret du 12 germinal an III : Collot, Barère, Billaud-Varennes et Vadier seront déportés ; huit Montagnards seront mis en état d'arrestation. — Décret du 14 germinal : même mesure contre neuf autres Montagnards. — Décret du 29 germinal : même mesure contre Maribon-Monbaut. Décret du 6 prairial : vingt-neuf Montagnards sont mis en accusation. Décret du 8 prairial : six Montagnards sont mis en état d'arrestation. — Décret du 9 prairial : neuf membres des anciens comités sont mis en état d'arrestation. — Du 10 prairial au 22 thermidor an III, six Montagnards sont condamnés à mort, un à la déportation vingt sont mis en état d'arrestation.

[8] Barbé-Marbois, Mémoires, préface, p. VIII : A cinquante hommes près, qui étaient honnêtes et éclairés, l'histoire ne présente point d'assemblée souveraine qui ait réuni tant de vices, tant d'abjection et tant d'ignorance. — Buchez et Roux, XXXVII, 7. Discours de Legendre, 17 thermidor an III : On imprime qu'il y a, au plus, vingt hommes purs dans cette Assemblée. — Ibid., p. 27 (Arrêté de la section Lepelletier, 10 vendémiaire an IV) : Il est constant que c'est à l'impéritie et au brigandage des gouvernants actuels que nous avons été redevables de la disette et de tous les maux qui l'ont accompagnée.

[9] Mallet-du-Pan, Correspondance avec la cour de Vienne, I, 21 (27 mai 1795).

[10] Un Séjour en France de 1792 à 1795, p. 267, 271 (Amiens, 13 mars et 12 avril 1795).

[11] Meissner, Voyage à Paris, p. 123, 361. (L'auteur arrive à Paris le 22 septembre 1795.)

[12] Décrets du 5 et du 13 fructidor an III.

[13] Mallet-du-Pan, Correspondance avec la cour de Vienne, I, 292 (30 août 1795). — Moniteur, XXV, 518, 551 (séance du 3 fructidor). — Le projet primitif de la commission des Onze était de faire choisir les deux tiers par la Convention elle-même. Les opposants, dit Mallet-du-Pan, ont profité du cri public pour renverser cette entreprise de la cabale girondine. — Le 3 fructidor, Louvet monte trois fois à la tribune, afin de soutenir le projet primitif de la commission : Eh ! quelle assemblée électorale, dit-il, serait meilleure que la vôtre ? Tous, vous vous connaissez réciproquement. — Louvet ajoute ce mot significatif : Les armées aussi voteront la Constitution nouvelle ; je suis tranquille sur son sort.

[14] Moniteur, XXII, 22 (Rapport de Lindet, 4e sans-culottide an II) : Chacun se concentre aujourd'hui dans sa famille et calcule ses ressources.

[15] Meissner, p. 68.

[16] Décret du 6 fructidor an III : Tous les Français qui ont voté dans les dernières assemblées primaires seront admis aux assemblées pour l'acceptation de la Constitution. — Archives nationales, A, II, B, 638 (Récapitulation générale des votes sur la Constitution de l'an III et sur les décrets des 5 et 13 fructidor, imprimée par ordre de la Convention, vendémiaire an IV). Nombre des votants sur l'acte constitutionnel, I, 107, 368.

[17] Moniteur, XXV, 637 (Adresse aux Français par Larevellière-Lépeaux, au nom de la commission des Onze, adjointe au décret du 13 fructidor) : Qu'on cesse enfin de contester la légitimité de cette mesure ! La seule légitime est celle qui sauvera la patrie. D'ailleurs, si la majorité des assemblées primaires de France l'approuve, qui oserait dire que le peuple aurait renoncé à sa souveraineté en énonçant ainsi sa volonté ? — Sur le détail et les circonstances des élections dans un département, cf. Sauzay, VII, 653 à 667.

[18] Archives nationales, A, II, B, 688 (Procès-verbaux des assemblées primaires de la Seine-Inférieure, Dieppe, section de la Liberté, séance du 20 fructidor). La Constitution y est acceptée à l'unanimité par quarante-quatre votants, sur appel nominal ; puis, avant de procéder à la nomination des électeurs, la loi concernant le mode de réélection des deux tiers de la Convention a été lue. Le président, ayant demandé si quelqu'un demandait la parole sur cette loi, l'ordre du jour a été réclamé de toutes parts. — Incontinent les électeurs sont nommés, et l'assemblée se sépare. — Notez que le commis, chargé de résumer ce procès-verbal, écrit en marge : Quarante-quatre votants ; tous ont accepté la Constitution à l'unanimité, ainsi que les décrets des 5 et 13 fructidor. Il est clair que le commis a reçu des instructions à l'endroit des décrets, pour enfler le chiffre des acceptants ; ce qui donne des doutes sur la sincérité du chiffre total fourni par la Convention.

[19] Archives nationales, A, II, B, 678, Récapitulation générale. — J'ai relevé le nombre des assemblées primaires dans les 22 premiers départements de la liste alphabétique, c'est-à-dire sur le quart du territoire, ce qui permet de conclure, par proportion, au territoire tout entier. Dans ces 22 départements, 1570 assemblées primaires votent sur la Constitution, et 328 seulement sur les décrets. — Voici quelques chiffres : Côtes-du-Nord, 84 assemblées primaires ; une seule vote sur les décrets et pour. — Bouches-du-Rhône, 90 assemblées primaires ; 4 votent sur les décrets, 2 pour et 2 contre. — Aude, 83 assemblées primaires ; 4 votent sur les décrets, 3 pour, 1 contre. — Ariège, 59 assemblées primaires ; 2 votent sur les décrets. — Basses-Alpes, 48 assemblées primaires ; 2 votent sur les décrets. — Alpes-Maritimes, 23 assemblées primaires ; pas une ne vote sur les décrets.

[20] Archives nationales, A, II, B, 678. — (Procès-verbaux des assemblées primaires du département de la Seine, section Popincourt, 9 vendémiaire.) Cette section, apprenant que son vote contre les décrets a été employé pour zéro dans le dépouillement général des votes, proteste et déclare que, lorsqu'elle a émis son vole dans la séance du 22 fructidor, elle était composée de 845 citoyens, représentant 2.594 votants. Néanmoins, dans la récapitulation générale de vendémiaire, son vote reste compté pour zéro. Même remarque pour la section de la Fidélité. Son procès-verbal dit qu'elle rejette les décrets à l'unanimité, et qu'elle est composée de plus de 1300 citoyens. Dans la récapitulation, son vote est aussi compté pour zéro. — Les totaux donnés par la récapitulation sont les suivants : votants sur la Constitution, 1.107.368 ; pour, 1.057.390 ; contre, 49.978. — Votants sur les décrets, 314.282 ; pour, 205.498 ; contre, 108.794. — Mallet-du-Pan (I, 313) estime à 80.000 le nombre des électeurs qui, à Paris, ont rejeté les décrets. — Fiévée, Correspondance avec Bonaparte, Introduction, p. 126. — (Peu de jours avant le 13 vendémiaire, Fiévée, au nom de la section du Théâtre-Français, vint, avec deux autres commissaires, vérifier, dans les bureaux de la Convention, les relevés qu'elle annonçait) : Nous fîmes trois parts des pièces ; chaque commissaire se chargea d'en relever une, la plume à la main, et l'ensemble consciencieux de notre travail fut que, bien que la Convention eût fait voter par masse, mais individuellement, tous les régiments qui étaient alors en France, la majorité des voix était incontestablement contre son projet. Ainsi, pour avoir voulu faire passer la loi d'élection à l'abri de la Constitution, toutes les deux avaient été repoussées.

[21] Schmidt, Tableaux de Paris pendant la Révolution (Rapports du 1er et du 22 messidor an III) : Les bons citoyens sont alarmés des mises en liberté nombreuses prononcées en faveur des membres des Comités révolutionnaires. — La mise en liberté de plusieurs Terroristes est généralement improuvée.

[22] Mallet-du-Pan, Correspondance avec la cour de Vienne, I, 259, 261 et 321 (Lettre du 26 septembre 1795) : Les plus infâmes Terroristes ont été élargis ; on a même fait échapper ceux qui étaient détenus au château de Ham. On les appelle de tous les coins du royaume ; on en fait même arriver de l'étranger, de l'Allemagne, de Belgique, de Savoie, de Genève. A mesure.... qu'ils entrent dans Paris, on leur donne des chefs, et on les organise. Le 11 et le 12 septembre, ils commençaient à se grouper publiquement et à menacer. J'ai la preuve que des émissaires sont chargés de les recruter dans tous les lieux dont je viens de parler, et de payer leur voyage jusqu'à la capitale.

[23] Buchez et Roux, XXXVII, 36, 49 (Rapports de Merlin de Douai et de Barras sur le 13 vendémiaire). — Thibaudeau, Histoire de la Convention et du Directoire, I, 209. — Fabre de l'Aude, Histoire secrète du Directoire, I, 10 : La Convention fit sortir des prisons 1500 à 1800 Jacobins forcenés, séides des anciens membres du Comité de salut public. — Mallet-du-Pan (I, 332, 337, 361) estime à 3.000 le nombre des Terroristes enrégimentée.

[24] Barbé-Marbois, Mémoires, p. 9. — Meissner, p. 240.

[25] Mallet-du-Pan, I, 282 (Lettre du 16 août 1795) : A Paris, les patriotes de 1789, soit les anciens constitutionnels, ont repris le dessus. Les régicides ont la plus grande horreur pour cette classe, parce qu'ils la regardent comme cent fois plus dangereuse que les aristocrates prononcés. — Ibid., 316. — Meissner, p. 229 : Les sectionnaires ne voulaient fortement ni la république, ni la monarchie, mais seulement des hommes éclairés et probes pour les places de la Convention nouvelle.

[26] Lavalette, Mémoires, I, 162, 170.

[27] Meissner, p. 236. — Quantité de détails montrent la figure et le caractère des Jacobins mâles et femelles dont il s'agit ici. Par exemple, Carnot (Mémoires, I, 581) dit, dans son récit de la précédente émeute (1er prairial) : Un être à face horrible s'était mis à califourchon sur mon banc, et ne cessait de répéter : C'est aujourd'hui qu'on va vous faire passer le goût du pain ; et des furies, placées dans les tribunes, faisaient le geste de la guillotine.

[28] Meissner, p. 238. — Fiévée, I, 127, et pages suivantes.

[29] Mallet-du-Pan, I, 333 et suivantes (Lettre du 24 octobre 1795) : Barras ne répéta pas la faute de la Cour au 10 août, de s'enfermer dans le Château et dans les Tuileries : il fit garnir de troupes et d'artillerie toutes les avenues.... L'argent et les assignats à la main, Fréron et deux autres représentants avaient ramassé dans le faubourg Saint-Antoine quatre ou cinq cents bandits qu'on joignit aux Terroristes ; c'étaient là ces prétendus bataillons des sections fidèles, que l'on venait annoncer à la Convention avec étalage ; nulle section n'envoya ses bataillons, à la réserve de celle des Quinze-Vingts, qui, dès l'origine, s'était séparée des quarante-sept autres. Le jardin et les cours des Tuileries ressemblaient à un camp de bombance, où les Comités faisaient distribuer des flots de vin et des comestibles en tout genre ; nombre de leurs défenseurs étaient ivres ; on maintenait la troupe de ligne à force d'argent et de boisson. — Après le 13 vendémiaire, la Convention fait encore entrer, pour contenir Paris, un renfort de troupes de ligne, huit ou neuf mille hommes.

[30] Constitution de l'an III, titres VI et VII.

[31] Albert Babeau, Histoire de Troyes, II, 367 et suivantes. — Sauzay, Histoire de la persécution révolutionnaire dans le Doubs, VIII, ch. LII et LIV. — Loi du 4 pluviôse an IV, autorisant le Directoire exécutif à nommer les membres qui, jusqu'au 16 thermidor an IV, composeront les administrations municipales de Bordeaux, Lyon, Marseille et Paris.

[32] Décret du 3 brumaire an IV.

[33] Archives nationales, AF, 1I, 65 (Lettre du général Kermorvan au Comité de salut public, Valenciennes, 28 fructidor an III). A Valenciennes, pendant les élections, les meneurs des sections se sont permis de faire chasser à coups de poing des assemblées primaires les hommes probes qui avaient toutes les qualités requises pour obtenir les suffrages.... J'ai su que ces factions étaient montées par les brise-scellés, les patriotes au vol, ces hommes qui ont dilapidé la fortune publique et particulière, membres de la Commune, qui jouissent ici des maisons et biens d'émigrés qu'ils se sont fait adjuger cent fois au-dessous de leur valeur.... Ils sont tous nommés électeurs.... Ils ont payé... et payent encore pour agiter, pour intimider les hommes probes par la terreur, afin de conserver leurs dilapidations et attendre l'occasion de les continuer.... Au sortir des élections, ils ont envoyé des audacieux, payés sans doute, pour insulter les passants sur la place, en les nommant chouans, royalistes. (Il annonce l'envoi des procès-verbaux à l'appui.) — Mercier, le Nouveau Paris, II, 315. A Paris, les gens paisibles refusent d'aller voter, pour éviter les coups de chaises et les taloches. — Sauzay, VIII, 9. À Besançon, le 9 novembre 1795, sur 5309 inscrits, il n'y a que 1324 votants, et toue les élus sont terroristes. — Archives nationales, F7, 7090. Documents sur l'émeute jacobine des 4 et 5 nivôse an IV, à Arles) : Les exclusifs ou amnistiés ne considéraient la Constitution que comme un moyen d'arriver, par la possession exclusive des places, à une nouvelle anarchie... Cris et hurlements souvent répétés : Vive Marat ! Au Panthéon, Robespierre !La principale bande se composait de vrais Terroristes, de ces hommes qui, sous le règne de Robespierre, portaient la guillotine en triomphe, et imitaient son jeu cruel à tous les coins de rues sur un mannequin qu'ils avaient fait faire exprès.... — Visites domiciliaires... ils fouillent partout, volent bijoux, argent, effets.

[34] Décret du 4 brumaire an IV.

[35] Mallet-du-Pan, II, 363. — Schmidt (Rapports de police des 26 et 27 brumaire).

[36] Dufort de Cheverny (Mémoires manuscrits communiqués par N. Robert de Crèvecœur). — Rapport de l'accusateur public, en date du 13 thermidor an III, d'après les pièces et procédures remises le 16 messidor par le directeur du jury d'accusation, par les juges de paix de Chinon, Saumur, Tours, Amboise, Blois, Beaugency, etc., sur la dénonciation des administrateurs du département de Loir-et-Cher, en date du 30 frimaire an II, à propos de la fusillade exécutée à Blois le 19 frimaire an II.

[37] De Saumur à Montsoreau, on pouvait suivre le convoi par les traces de sang sur la route ; les chefs faisaient fusiller ceux qui tombaient de fatigue. — Arrivée à Blois le 18 frimaire ; Hézine dit, devant la Maison commune : Demain matin, on leur donnera une bonne correction, et nous ferons voir aux blésois comme on les arrange. — Le lendemain, Hézine et Gidouin, se promenant avec Lepetit, chef de l'escorte, dans la cour de l'auberge, lui disent : Tu vas nous en faire fusiller ; il faut nous en faire fusiller de ces sacrés gueux de prêtres, pour faire un exemple au peuple. Lepetit fait sortir quatre paysans, les range lui-même au bord de l'eau, les fait fusiller et jeter dans la rivière. Hézine et Gidouin crient : Vive la nation ! — Puis Gidouin dit à Lepetit : Est-ce que tu ne feras fusiller que ces quatre paysans-là ? Tu ne nous feras pas fusiller quelques curés ? Cinq prêtres sont fusillés. — A Beaugency, nouvelles fusillades ; les chefs prennent la meilleure part des dépouilles, entre autres Lepetit, qui fait monter un coffre dans sa chambre, s'approprie les effets qu'il contient, vend un lit et un matelas.

[38] Dufort de Cheverny, Mémoires, (mars 1796) : Cependant, les jeunes gens de la réquisition se cachaient ; Bonnard les faisait payer et, malgré cela, les faisait partir. Baillon, commissaire des guerres, nous conta qu'il avait payé à Bonnard 900.000 livres en assignats, en douze jours, et 1.400.000, en vingt jours ; sur le mémoire, il y avait pour 35.000 livres de plumes, canifs, encre et papier.

[39] Mallet-du-Pan, Correspondance avec la cour de Vienne, I, 383 (Lettre du 18 décembre 1795) : Le Directoire continue à placer les Terroristes dans les emplois de confiance. Les agents du gouvernement cassent arbitrairement les autorités constituées dans les départements, et les remplacent par des Jacobins.

[40] Thibaudeau, Histoire da la Convention, I, 243 : Tallien, Barras, Chénier et Louvet ne parlaient que d'annuler les élections.... La barre et la tribune ne retentissaient plus que des propositions les plus révolutionnaires. La Montagne était d'une audace inouïe. Les tribunes publiques étaient garnies d'affidés, qui l'applaudissaient avec fureur.... Tallien et Barras régnaient et se partageaient la dictature. Depuis le 13 vendémiaire, la Convention ne délibérait plus qu'au milieu d'un camp ; les alentours, les tribunes, la salle même étaient investis de militaires et de Terroristes. — Mallet-du-Pan, Correspondance avec la cour de Vienne, I, 248 (Lettre du 31 octobre 1795).

[41] Thibaudeau, Histoire da la Convention, I, 246 et suivantes. — Moniteur (séance du 1er brumaire). Discours de Thibaudeau.

[42] Mallet-du-Pan, Correspondance avec la cour de Vienne, I, 328 (Lettre du 4 octobre 1795) : Presque tous les électeurs nommés à Paris sont d'anciens administrateurs, des écrivains sages et distingués, des personnes recommandables par leur état ou leur fortune ou leur bon esprit, royalistes de 1789, c'est-à-dire à peu près dans le sens de la Constitution de 1791, corrigée essentiellement dans ses bases fondamentales. M. d'Ormesson, ancien contrôleur général des finances, le marquis de Gontaut, M. de Vaudeuil, ancien maître des requêtes, M. Garnier, ancien conseiller au Châtelet de Paris, et d'autres du même ordre, sont au nombre des électeurs. C'est un autre monde : en un mois, on a rétrogradé de cinq ans. — Ibid., 343, 350, 369, 373.

[43] Barbé-Marbois, Journal d'un déporté, préface, p. XIV : Hors cinq ou six hommes qu'on pouvait regarder comme suspects de royalisme, les plus animés n'étaient réellement irrités que contre la conduite despotique et la déprédation des Directeurs, et non contre le régime républicain.

[44] Mallet-du-Pan, Correspondance avec la cour de Vienne, I, 369 (Lettre du 22 novembre 1795) : Jamais la résistance des sections n'eût éclaté si unanime et si persévérante, sans les incitations de deux cents membres monarchistes de la Convention et sans les secours auxquels ils s'étaient engagés. Ils avaient promis de monter à la tribune, d'y défendre la cause de Paris, d'entraîner la majorité, et, dans le cas oh ils ne parviendraient pas à faire révoquer le décret des Deux-Tiers, de se séparer de la Convention et de venir siéger au milieu des sections : la pusillanimité de ces deux cents membres les fit manquer à toutes ces promesses.... Je garantis la certitude de cette anecdote.

[45] Souvenirs et journal d'un bourgeois d'Évreux, 103, 106 : La Constitution a été acceptée par un très petit nombre de citoyens ; car, dans la section du Nord, il ne se trouva que 150 votants tout au plus, tandis qu'il devait se trouver, d'après l'estimation, 1200 à 1500 votants. (6 septembre 1795.) — Le mardi 10 novembre, les assemblées des sections d'Évreux achevèrent leurs nominations du juge de paix et de ses assesseurs et de cinq officiers municipaux. La nomination fut très longue, car il y eut beaucoup de refusants.

[46] Thibaudeau, Mémoires sur la Convention et le Directoire, II, 68. — Mallet-du-Pan, Correspondance avec la cour de Vienne, II, 281. — Dufort de Cheverny, Mémoires (manuscrits). (Il est à Vendôme, par curiosité, et assiste au procès) : Germain, gai et plein d'esprit, se moquait des jurés : Ils sont bien bêtes, disait-il, de ne pas voir de conspiration, lorsqu'il y en a une des mieux faites qui aient jamais Au surplus, j'ai conspiré, je conspirerai toujours.

[47] Souvenirs et journal d'un bourgeois d'Evreux, p. 118 (21 mars 1797).

[48] Dufort de Cheverny, Mémoires (mars 1797).

[49] Albert Babeau, II, 408 et suivantes (Adresse des administrateurs de l'Aube pour les élections de l'an V). — Ibid., 414. Discours de Herluison, bibliothécaire à l'école centrale de Troyes, prononcé le 10 thermidor an V dans la grande salle de l'hôtel de ville, devant les commissaires du Directoire, parmi les applaudissements universels : Les patriotes se composaient d'imbéciles, de fous et de scélérats, les premiers par leurs illusions, les autres par leurs rêves, les troisièmes par leurs actes.... Partout on voyait deux ou trois bourreaux, une douzaine de satellites dont la moitié tremblaient pour eux-mêmes, une centaine de témoins dont la plupart l'étaient malgré eux, contre des milliers de victimes.... Il ne faut point s'en venger ; jamais les vengeances particulières n'ont opéré le bien public. Il faut les laisser dans la fange, il faut qu'ils vivent pour être des objets de mépris et d'horreur. — Cf. Sauzay, VIII. p. 659 et suivantes.

[50] Thibaudeau, II, 152, 153. — Mallet-du-Pan, II, 262.

[51] Mallet-du-Pan, II, 263, 268, 278.

[52] Thibaudeau, II, 244, 248.

[53] Carnot, Mémoires, II, 108 : Pas quinze meneurs. — Lacretelle, Dix années d'épreuves, p. 308 : Vingt on trente hommes voués à des opinions monarchiques, mais qui n'osaient les déclarer publiquement.

[54] Mallet-du-Pan, II, 267, 278, 331.

[55] Mallet-du-Pan, II, 265 : Non seulement on a écarté (à Paris) les républicains, mais même ceux des anciens Constituants connus ou décriés pour avoir pris une part trop essentielle à la première Révolution.... Les choix sont tombés sur des hommes qui aspirent à la monarchie modifiée, non dénaturée. Les suffrages se sont également éloignés des royalistes, sectateurs de l'ancien régime et des contre-révolutions violentes.

[56] Mallet-du-Pan, II, 298 : Ces députés n'attaquent pas une loi révolutionnaire, qu'on ne leur soupçonne le dessein d'anéantir les résultats de la Révolution, et, toutes les fois qu'ils parlent de régler la République, on les accuse d'en vouloir à la République même.

[57] Thibaudeau, II, 171. — Carnot, II, 106. — Le programme de Barthélemy tient dans cette phrase si simple : Je voulais rendre la République administrative. — Sur la politique étrangère, ses idées mesurées, pacifiques et véritablement françaises, sont repoussées avec dérision par les autres Directeurs. (André Lebon, l'Angleterre et l'émigration française, p. 335.)

[58] Mathieu Dumas, Souvenirs, III, 153. — Camille Jordan, Lettre à ses commettants sur la Révolution du 18 fructidor, p. 26 : La Constitution, la Constitution seule était le mot de ralliement à Clichy. — Barbé-Marbois, Souvenirs d'un déporté, I, 12, et préface, p. XIX : Le très grand nombre voulait qu'on ne s'occupai que de l'avenir, qu'on oubliât le passé.

[59] Mallet-du-Pan, II, 336 : Quatre-vingts députés menacés découchaient depuis le 30 août, et se tenaient réunis dans une maison particulière, crainte d'enlèvement nocturne dans leurs domiciles. — Mathieu Dumas III, 110 : Je ne pouvais déjà plus habiter ma maison à Paris, dans un quartier écarté, rue des Fossés-du-Temple, sans risquer d'être attaqué par les sbires du Directoire, qui proclamaient dans les clubs qu'il fallait venger le peuple à domicile. — Mallet-du-Pan, II, 343 : Cette prétendue conspiration, imputée aux Conseils par les triumvirs, est un roman semblable à ceux de Robespierre. — Ibid., 346 : Il n'y a eu aucune conspiration proprement dite du Corps législatif contre le Directoire. Seulement, toute Constitution en France tue la Révolution, si elle n'est détruite à temps par les chefs révolutionnaires ; et cela, parce que, les quatre-cinquièmes de la France étant détachés de la Révolution, les élections ne doivent conduire aux places législatives et administratives que des hommes anti-révolutionnaires.

[60] Lord Malmesbury, Diaries, II, 644 (9 septembre 1797, paroles de M. Colchen) : Il me dit que toutes les personnes arrêtées sont les hommes les plus estimables et les plus capables de la République. C'est pour cette raison, et non pour des principes de royalisme (car ces principes ne peuvent leur être imputés), qu'ils sont condamnés à la déportation. Ils auraient soutenu la Constitution, mais en limitant l'autorité du pouvoir exécutif et en ôtant au Directoire les moyens d'acquérir et d'exercer une autorité illégitime.

[61] Barbé-Marbois, Journal d'un déporté, préface, p. XVI.

[62] Mathieu Dumas, III, 84, 86.

[63] De Goncourt, la Société française pendant à Directoire, 298, 386. —Cf. le Thé, le Grondeur, le Censeur des journaux, à Paris, et les innombrables brochures. — En province, l'Anti-terroriste à Toulouse, le Neuf Thermidor à Besançon, les Annales troyennes à Troyes, etc.

[64] Mallet-du-Pan, II, 309, 316, 323, 324, 329, 333, 339, 347 : Se défendre constitutionnellement, tandis que le Directoire attaque révolutionnairement, c'est se condamner à une perte inévitable. — Eût-il cent fois plus d'habileté, le Corps législatif sans audace est un éclair sans tonnerre. — Avec beaucoup plus de moyens que n'en avait Louis XVI en 1792, le Corps législatif se conduit comme ce prince et en aura le sort, s'il ne rend pas guerre pour guerre, s'il ne déclare traîtres à l'Etat les premiers généraux qui oseront expédier les délibérations de leurs armées. — C'est la temporisation des Conseils législatifs, c'est le funeste ajournement de l'attaque arrêtée sur le Luxembourg au milieu d'août, et sur laquelle insistaient Pichegru, Willot, le général Miranda, et tous les députés clairvoyants... c'est l'imbécile insistance à se renfermer dans une défense constitutionnelle... c'est la nécessité où se trouvaient quatre-vingts députés fermes et actifs de se concilier avec trois cents autres désunis dans le but comme dans les moyens, qui a décidé de la catastrophe des Conseils.

[65] Carnot, Mémoires, II, 161 : Le mal étant arrivé à sa dernière période, il fallait faire un 20 juin, au lieu d'un 31 mai. — Mallet-du-Pan, II, 333, 334 : Le projet de casser la division militaire de l'intérieur, commandée par Augereau, devait s'exécuter du 15 au 20 août ; si le triumvirat eût résisté, Pichegru et Willot marchaient sur le Luxembourg. Carnot refusa d'accepter ce plan, à moins qu'on ne lui laissât la nomination des trois nouveaux directeurs. — Delerue, Histoire du 18 fructidor : Carnot répétait aux modérés qui lui demandaient d'agir avec eux : J'aurais dans ma poche une grâce bien cimentée de la parole royale que je n'y aurais pas de confiance.

[66] Mathieu Dumas, Mémoires, III, 113.

[67] Mallet-du-Pan, II, 327 : Barras est le seul qui aille de franc jeu, et qui, an risque des événements, veuille faire triompher le jacobinisme per fas et nefas. — Ibid., 339 : Les triumvirs balancèrent jusqu'au vendredi ; Barras, le plus furieux des trois, et mettre d'Augereau, entraina ses deux collègues. — Ibid., 351 : Barras et Rewbell, à force d'ébranler l'imagination de ce pauvre philosophailleur de Larevellière, parvinrent à le convertir. — Thibaudeau, II, 272 : Ce fut Barras qui eut seul les honneurs de la dictature pendant cette nuit.... Larevellière s'était enfermé chez lui comme dans un sanctuaire impénétrable. Rewbell, dans ce moment, la tête un peu altérée, était gardé à vue dans ses appartements.

[68] Mallet-du-Pan, II, 304, 305, 331. — Carnot, II, 117.

[69] Barbé-Marbois, Journal d'un déporté, p. 34 et 35.

[70] Mallet-du-Pan, II, 343.

[71] Barbé-Marbois, Journal d'un déporté, p. 46.

[72] Mallet-du-Pan, II, 228, 342 : On savait depuis deux mois l'usage que les triumvirs préméditaient de faire du portefeuille de d'Entraigues. — Cf. Thibaudeau, II, 279, sur le vague, le manque de preuves et la fausseté grossière des allégations du Directoire.

[73] Barbé-Marbois, Journal d'un déporté, p. 46.

[74] Lord Malmesbury's Diaries, III, 559 (17 septembre 1797). — A Lille, après la nouvelle du coup d'État, il était curieux de voir l'horreur qui régnait partout, à l'idée que le régime de la Terreur allait recommencer.... Les gens avaient l'air de voir approcher un ange exterminateur.... Au théâtre, les acteurs partageaient l'impression commune. Le directeur, nommé Paris, dit à Ross qui le payait : Nous allons positivement être vandalisés.

[75] Décrets du 18 et du 19 fructidor an V, article 39.

[76] Thibaudeau, II, 278 : J'allai donc à la séance du 10 fructidor. Les avenues de l'Odéon étaient assiégées de ces agents subalternes de révolution qui se montrent toujours après les mouvements, comme les oiseaux carnassiers après les batailles. Ils insultaient et menaçaient les vaincus, et exaltaient les vainqueurs.

[77] Thibaudeau, II, 309.

[78] Thibaudeau, II, 227 : Dès que j'entrai dans la salle, plusieurs députés vinrent, les larmes aux yeux, me serrer dans leurs bras ; la physionomie de l'Assemblée était lugubre, comme le théâtre mal éclairé où elle siégeait ; la terreur était peinte sur tous les visages ; quelques membres seuls parlaient et délibéraient. La majorité était impassible, ou semblait n'être là que pour assister à un spectacle funèbre, à ses propres funérailles.

[79] Décret du 19 fructidor, articles 4 et 6, 28. 29 et 30, 16 et 17, 35, et décret du 22 fructidor. — Sauzay, IX, 103. Trois cents communes du Doubs sont ainsi purgées après Fructidor. — Ibid., 537. — Même épuration des jurés.

[80] Lacretelle, Dix ans d'épreuves, p. 310.

[81] Journal d'un bourgeois d'Évreux, 143 (20 mars 1799) : Le lendemain, on commença les assemblées primaires ; il ne s'y trouva que très peu de monde : personne ne voulait aucunement se déranger de chez soi pour nommer des hommes qu'on n'aimait pas. — Dufort de Cheverny, Mémoires, mars 1799 : Les personnes qui ne sont pas dupes pensent que peu importe qu'on aille ou non voter. Les choix sont déjà faits et indiqués par le Directoire. La masse du peuple est de la plus belle indifférence. — (24 mars) : Dans cette ville de 12.000 âmes (Blois), les assemblées primaires sont composées de toute la lie du peuple ; les honnêtes gens s'y sont présentés en petit nombre ; les suspects, les parents d'émigrés, les prêtres, tous expulsés, laissent le champ libre à toutes les intrigues. Pas un propriétaire n'est appelé. Sur les quatre sections : il y en a trois où les Terroristes ont dominé.... Les Babouvistes emploient toujours la même rubrique ; ils vont recruter dans la rue des votants qui vendent leur souveraineté, cinq ou six fois, pour une bouteille de vin. — (12 avril, d'après un homme intelligent qui arrive de Paris) : En général, à Paris, personne ne s'est présenté aux assemblées primaires, et les plus nombreuses n'ont pas passé deux cents votants. — Sauzay, IX, ch. LXXXIII (Sur les élections de 1798 à Besançon, notes d'un témoin), p. 499 : Des Jacobins furent élus par un brigandage des plus affreux. Soutenus par la garnison, à qui ils avaient distribué beaucoup de vin, leur élection fut faite sous les baïonnettes, et à coups de sabre et de bâton. Il y eut beaucoup de catholiques blessés.

[82] Albert Babeau, II, 444 (Déclaration de la minorité patriote et scissionnaire du canton de Rigny, aux élections de l'an VI).

[83] Mercure britannique, n° du 25 août 1799 (Rapport lu le 15 juillet et le 5 août, aux Cinq-Cents, sur la conduite des directeurs Rewbell, Larevellière-Lepeaux, Merlin de Douai, Treilhard, et résumé des neuf chefs d'accusation). — Ibid., 3e chef : Ils ont violé notre Constitution, en usurpant la puissance législative par des arrêtés qui ordonnent que telle loi sera exécutée en tout ce qui ne sera pas modifié par le présent arrêté, et en rendant des arrêtés qui modifiaient ou rendaient illusoires ces mêmes lois.

[84] Mot de Fiévée, Correspondance avec Bonaparte, I, 147.

[85] Barbé-Marbois, I, 64, 91, 96, 133 ; II, 18, 25, 83. — Dufort de Cheverny, Mémoires (14 septembre 1797). — Sauzay, IX, ch. LXXXI et LXXXIV.

[86] Sauzay, tomes IX et X. — Manet-du-Pan, II, 375, 379, 382. — Schmidt, Tableaux de Paris pendant la Révolution, III, 29 (Compte rendu par les administrateurs du département de la Seine).

[87] Dufort de Cheverny, Mémoires, août 1798, octobre 1797 et 1799, passim.

[88] Archives nationales, F7, 3219 (Lettre de M. Alquier au Premier Consul, 18 pluviôse an VIII) : J'ai voulu voir l'administration centrale ; j'y ai trouvé les idées et le langage de 1793.

[89] Dufort de Cheverny, Mémoires (26 février, 31 mars, 6 septembre 1799). — Ce pauvre imbécile à principes, Larevellière-Lépeaux, qui, en se joignant à Barras et à Rewbell contre Barthélemy et Carnot, a fait le 18 fructidor et s'est enfermé dans sa chambre pour ne pas en être témoin, avoue lui-même la qualité de son personnel (Mémoires, II, 364) : Le 18 fructidor nécessita de la part du Directoire de nombreux changements. Au lieu de mettre, à la place des fonctionnaires et des employés révoqués, des républicains, mais, avant tout, des hommes probes, sages, éclairés, le choix, dicté par les nouveaux faiseurs des Conseils, tomba, en très grands partie, sur des anarchistes, des hommes de sang et de pillage.

[90] Lacretelle, Dix ans d'épreuves, p. 317. Quelques jours après Fructidor, sur la route de Brie-Comte-Robert, un vieux Jacobin disait tout haut, avec joie : Tous les royalistes vont être chassés ou guillotinés. — Aux Archives nationales, la série F7 contient des centaines de cartons remplis de rapports sur la situation, sur l'esprit public de chaque département, ville ou canton, depuis l'an III jusqu'à l'an VIII ; j'y ai travaillé pendant plusieurs mois ; faute de place, je ne puis transcrire ici mes extraits. On trouvera dans ces cartons l'histoire positive des cinq dernières années de la République. — L'impression d'ensemble est donnée exactement par Mallet-du-Pan, dans sa Correspondance avec la cour de Vienne et dans son Mercure britannique.

[91] Sauzay, X, chapitres LXXXIX et XC. — Ludovic Sciout, IV, ch. XVII. (Voir notamment dans Sauzay, X, p. 270 et 281, l'Instruction de Duval, 16 décembre 1798, et les circulaires de François de Neufchâteau, depuis le 20 novembre 1798 jusqu'au 18 juin 1799. — Chacune de ces pièces est, en soit genre, un chef-d'œuvre.)

[92] Journal d'un bourgeois d'Évreux, p. 134 (7 juin 1798) : Le lendemain, jour de la décade, les jardinières, étant venues s'étaler le long de la grande rue, comme de coutume, furent condamnées à 6 livres d'amende, pour avoir transgressé et méprisé la décade. — (21 janvier 1799) : Ceux qui étaient surpris en travaillant les jours de décade étaient condamnés à 3 livres d'amende pour la première fois ; s'ils étaient pris plusieurs fois, l'amende redoublait, et même la prison suivait.

[93] Ludovic Sciout, IV, 601. Exemples des motifs individuels allégués pour justifier l'arrêté de déportation : tel a refusé de baptiser un enfant dont les parents n'étaient mariés que civilement ; tel a déclaré à ses auditeurs que le mariage à l'église était le meilleur ; un autre a fanatisé ; un autre a prêché des doctrines pernicieuses et contraires à la Constitution ; un autre peut, par sa présence provoquer des troubles etc. — Parmi les condamnés, on trouve des septuagénaires, des prêtres assermentés et même des prêtres mariés. — Ibid., 634, 637.

[94] Sauzay, IX, 715. (Liste nominative.)

[95] Ludovic Sciout, IV, 656.

[96] Dufort de Cheverny, Mémoires, septembre 1798. — Ibid., 26 février 1799 : Vingt et un prêtres de Belgique arrivent aux Carmélites. — 9 septembre 1799 : On vient encore de faire partir deux charrettes pleines de prêtres pour les Iles de Ré et d'Oléron.

[97] Thibaudeau, II, 318-321. — Mallet-du-Pan, II, 367, 368. Les projets allaient plus loin : Tous les enfants que des émigrés ou des gens faussement accusés d'émigration ont laissés en France vont être enlevés à leurs parents, confiés à des tuteurs républicains, et la République administrera leurs biens.

[98] Décret du 9 frimaire an VI. (Exception pour les membres actuels du Directoire, pour les ministres, pour les militaires en activité de service, et pour les membres des diverses Assemblées nationales, sauf pour ceux qui, dans la Constituante, ont protesté contre le décret qui abolissait la noblesse.) — Un des orateurs, futur comte du prochain Empire, voulait que tout noble réclamant son inscription sur le registre civique signal la déclaration suivante : Comme homme et comme républicain, je déteste également, et la superstition insolente qui prétend à des distinctions de naissance, et la superstition lâche et honteuse qui y croit et les supporte.

[99] Décret du 19 fructidor an V.

[100] Lally-Tollendal, Défense des émigrés (Paris, 1797), 2e partie, 49, 62, 74. — Rapport de Portalis au Conseil des Cinq-Cents, 18 février 1796 : Jetez les yeux sur cette classe innombrable de malheureux qui ne sont jamais sortis du sol de la République. — Discours de Dubreuil, 26 août 1796 : Dans le département de l'Aveyron, la liste supplémentaire porte 1.004 ou 1.005 noms. Et cependant, sur cette énorme liste de proscriptions, je vous atteste qu'on ne peut pas trouver plus de six noms justement inscrits comme de véritables émigrés.

[101] Ludovic Sciout, IV, 610 (Rapport de l'administration de l'Yonne, frimaire an VI) : La gendarmerie s'est transportée, tant à Sens qu'à Auxerre et autres communes, chez plusieurs citoyens inscrits sur la liste des émigrés, et qui, notoirement, n'ont jamais quitté leur commune depuis la Révolution. On ne les a pas trouvés, ce qui porte à croire qu'ils se sont retirés en Suisse, ou qu'ils sollicitent leur radiation définitive auprès de vous.

[102] Décrets da 20 vendémiaire et du 9 frimaire an VI. — Décret du 10 messidor.

[103] Dufort de Cheverny, Mémoires. (Il avait 60.000 livres de rente avant la Révolution, et il est réduit à 5000.) — Mme Amelot, réduite de même, loue son hôtel pour vivre ; par une délicatesse semblable à la nôtre et aussi mal entendue, elle ne s'est pas servie de la facilité qui lui était offerte de rembourser (ses créanciers) en assignats. Une autre dame, également ruinée, cherche dans quelque maison de campagne une place pour son pain et celui de son fils. — Statistique de la Moselle, par Colchen, préfet, an XI : Beaucoup de rentiers ont péri de misère et de désespoir par suite des remboursements en papier-monnaie et de la réduction des rentes sur le Trésor. — Dufort de Cheverny, Ibid., mars 1799 : La ci-devant noblesse et même les citoyens un peu aisés ne doivent compter sur aucun adoucissement.... Ils doivent s'attendre à une annulation totale des corps et des biens.... Les moyens pécuniaires manquent de plus en plus.... Les impositions affament le pays. — Mallet-du-Pan, Mercure britannique, 25 janvier 1799 : Des milliers d'invalides à jambe de bois vont s'établir en garnison chez les contribuables qui ne payent pas à la volonté des percepteurs. La proportion des impositions actuelles à celles de l'ancien Régime est de 32 à 88 pour les villes généralement.

[104] De Tocqueville, Œuvres complètes, V, 65 (Extraits des rapports secrets sur l'état de la république, 26 septembre 1799). — Décret du 24 messidor an VII.

[105] De Barante, Histoire du Directoire, III, 456

[106] A. Sorel, Revue historique, n° de mars et mai 1882, les Frontières Constitutionnelles en 1795 : Les traités conclus en 1795 avec la Toscane, la Prusse et l'Espagne montrent que la paix était facile, et que la reconnaissance de la République fut opérée avant même que le gouvernement républicain fût organisé.... Que la France fût monarchie ou république, il y avait une certaine limite que la puissance française ne devait point franchir, parce qu'elle n'était en proportion ni avec les forces réelles de la France, ni avec la répartition des forces entre les autres États de l'Europe. Sur ce point capital, la Convention se trompa ; elle se trompa sciemment... par un calcul longuement médité ; mais ce calcul était faux, et la France en paya chèrement les conséquences. — Mallet-du-Pan, II, 288, 23 août 1795 : Les monarchistes et nombre de députés de la Convention sacrifieraient toutes les conquêtes pour accélérer et obtenir la paix. Mais les Girondins fanatiques et le comité de Sieyès persistent dans le système de tension. Trois motifs les dirigent : 1° le dessein d'étendre leur doctrine avec leur territoire ; 2° le désir de fédéraliser successivement l'Europe à la République française ; 3° celui de prolonger une guerre partielle, qui prolonge aussi le pouvoir extraordinaire et les moyens révolutionnaires. — Carnot, Mémoires, I, 476 (Rapport au Comité de salut public, 28 messidor an II) : Il parait beaucoup plus sage de restreindre nos projets d'agrandissement à ce qui est purement nécessaire pour porter au maximum la sûreté de notre pays. — Ibid., II, 132, 134, 136 (Lettres à Bonaparte, 28 octobre 1796 et 8 janvier 1797) : Il serait imprudent d'allumer trop fortement en Italie un incendie révolutionnaire.... On voulait que vous opérassiez la Révolution en Piémont, à Milan, à Rome, à Naples ; j'ai pensé qu'il valait mieux traiter avec ces pays, en tirer des subsides, et se servir de leur propre organisation pour les contenir.

[107] Carnot, Mémoires, II, 147 : Barras, s'adressant à moi comme un furieux : Oui, me dit-il, c'est à toi que nous devons l'infâme traité de Léoben.

[108] André Lebon, l'Angleterre et l'émigration française, p. 235 (Lettre de Wickam, 27 juin 1797, paroles de Barthélemy à M. d'Aubigny).

[109] Lord Malmesbury's Diaries, III, 541 (9 septembre 1797) : La révolution violente qui s'est opérée à Paris a renversé toutes nos espérances, et mis à néant tous nos raisonnements ; je la considère comme le plus malheureux événement qui ait pu arriver. — Ibid., 593 (Lettre de Canning, 29 septembre 1797) : — Nous étions à un cheveu de distance de la paix. Il a fallu cette maudite révolution à Paris, et l'arrogance sanguinaire, insolente, implacable et ignorante du Triumvirat, pour nous empêcher de la conclure ; si le parti modéré eût triomphé, tout eût été bien, non seulement pour nous, mais aussi pour la France, pour l'Europe et pour le monde.

[110] Carnot, II, 152 : Croyez-vous, répliqua Rewbell, que c'est pour la Hollande que je veux faire restituer le Cap et Trinquemale ? Il est question d'abord de les reprendre ; il faut pour cela que les Hollandais fournissent l'argent et les vaisseaux. Ensuite, je leur ferai voir que ces colonies nous appartiennent.

[111] Lord Malmesbury's Diaries, III, 626 (Lettre de Paris, 17 fructidor an V). — Ibid., 483 (Conversation de M. Ellis avec M. Pain).

[112] Lord Malmesbury's Diaries, III, 519, 544 (Paroles de Haret et de Colchen). — Rewbell, dit Carnot, parait entièrement convaincu que la probité et le civisme sont deux choses absolument incompatibles.

[113] Mallet-du-Pan, II, 49 (Paroles de Sieyès, le 27 mars 17961. — Ibid., I, 238, 407 ; II, 4, 49, 3 :30, 361. — Cela est si vrai que cette prévision motive les concessions de l'ambassadeur anglais. (Lord Malmesbury's Diaries, III, 519, Lettre de Malmesbury à Canning, 29 août 1797) : Je suis d'autant plus désireux de la paix que, en sus de toutes les raisons notoires, je suis convaincu que la paix paralysera ce pays ; tous les moyens violents qu'ils ont employés pour la guerre se retourneront contre eux, comme une humeur rentrée, et renverseront entièrement leur Constitution, qui est faible et sans base. Cette conséquence de la paix est bien plus importante que les conditions les plus favorables que nous pourrions insérer dans le traité.

[114] Mathieu Dumas, III, 256. — Miot de Mélito, I, 163, 195 (Conversations avec Bonaparte, juin et novembre 1797).

[115] Mallet-du-Pan, Mercure britannique, n° du 10 novembre 1798. — Comment soutenir sur son propre sol des armées gigantesques et exigeantes ? Comment se flatter d'arracher à un peuple appauvri, sans industrie, sans navigation, sans confiance, près d'un milliard de subsides, directs et indirects ? Comment renouveler ce fonds immense des confiscations qui fait vivre la République française depuis huit ans ? En subjuguant chaque année une nation nouvelle, et en dévalisant ses trésors, ses églises, ses monts-de-piété, ses propriétaires. Depuis deux ans, la République eût posé les armes, si elle avait été réduite à son propre capital.

[116] Mallet-du-Pan, Mercure britannique, n° du 25 novembre, du 25 décembre 1798, et passim.

[117] Mallet-du-Pan, Mercure britannique, n° du 25 janvier 1799 : La République française mange l'Europe feuille à feuille, comme une pomme d'artichaut. C'est pour dépouiller les nations qu'elle les révolutionne, et c'est pour subsister elle-même qu'elle les dépouille.

[118] Lettres de Mallet-du-Pan à un député sur la déclaration de guerre à la République de Venise, et sur la révolution opérée à Gènes (Quotidienne, n° 410, 413, 414, 421). — Ibid., Essai historique sur la destruction de la Ligue et de la liberté helvétiques (n° 1, 2 et 3 du Mercure britannique). — Carnot, II, 153 (Paroles de Carnot, à propos des procédés du Directoire avec la Suisse) : C'est la fable du loup et de l'agneau.

[119] Remaniement de la Constitution ou purgation des autorités en Hollande, par Delacroix, 22 janvier 1798 ; en Cisalpine, par Berthier, février 1798, puis par Trouvé, août 1798, puis par Brune, septembre 1798 ; en Suisse, par Rapinat, juin 1798, etc.

[120] Mallet-du-Pan (Mercure britannique, n° du 25 novembre, 25 décembre 1798, 10 mars et 10 juillet 1799). Détails et documents sur les insurrections populaires en Belgique, en Suisse, en Souabe, dans le Rodénois, l'État romain, le Piémont et toute la haute Italie. — Lettre d'un eider de l'armée française, datée de Turin et imprimée à Paris : Partout où passent les commissions civiles, les peuples s'insurgent, et, quoique j'aie failli être quatre fois victime de ces insurrections, je ne puis blâmer ces malheureux : on leur enlève jusqu'à la paille de leurs lits. Au moment où j'écris, la plus grande partie du Piémont s'est levée contre les voleurs français : c'est ainsi qu'on nous traite. Pourrais-tu en être surpris quand je te dirai que, depuis la prétendue révolution de ce pays, qui fait un laps de temps de trois ou quatre mois, nous avons dévoré 10 millions numéraire, 15 millions papier-monnaie, les diamants, le mobilier de la couronne, etc. ? Les peuples nous jugent d'après notre conduite ; nous leur sommes en horreur, en exécration.

[121] Mallet-du-Pan, Mercure britannique, n° du 10 janvier 1799 (Tableau énumératif par articles, avec détails, chiffres et dates). — Ibid., n° du 25 mai 1799 : Détail du pillage de Rome, d'après le Journal de M. Duppa, témoin oculaire. — Ibid., n° du 10 février et du 25 février 1799 : Détail des spoliations exercées en Suisse ; en Lombardie, à Lucques et dans le Piémont. — Sur les rapines particulières, voici quelques chiffres : En Suisse, le commissaire directorial Rapinat, le général en chef Schawembourg et le commissaire ordonnateur Rouhière ont emporté chacun un million tournois. Rouhière, en outre, prélevait pour lui 20 pour 100 sur chaque ordonnance qu'il délivrait aux entrepreneurs de services, ce qui lui a valu 350.000 livres. Son premier secrétaire, Toussaint, a volé, à Berne seulement, 150.000 livres. Le secrétaire de Rapinat, Amberg, s'est retiré avec 300.000 livres. — Le général Lorge a rapporté 165.000 livres du pillage de Sion ; Brune a pris pour sa part 300.000 livres tournois en espèces, outre quantité de médailles d'or volées à l'hôtel de ville de Berne ; ses deux généraux de brigade, Rampon et Pijon, se sont approprié chacun 216.000 livres. Le général Duhem, cantonné dans le Brisgau, envoyait chaque jour à deux ou trois villages, en même temps, le menu de ses repas, et ordonnait de le servir par réquisition ; à l'un, il demandait les objets en nature, et à l'autre, simultanément, en argent. Sa modération allait jusqu'à 100 florins par jour, qu'il prenait en denrées, puis en argent. — A son entrée dans Milan, Masséna, vers onze heures du soir, fit enlever, en quatre heures, sans inventaire ni reçus, toutes les caisses particulières de couvents, de confréries, d'hôpitaux, du Mont-de-Piété immensément riche et où l'on prit, entre autres, la cassette de diamants du prince Belgiojoso. Cette nuit valut 1.200.000 livres à Masséna. (Mallet-du-Pan, Mercure britannique, 10 février 1799, et Journal manuscrit, mars 1797.) — Sur les sentiments des Italiens, voir la lettre du lieutenant Dupin, 27 prairial an VIII (G. Sand, Histoire de ma vie, II, 251), récit de la bataille de Marengo, perdue jusqu'à deux heures de l'après-midi : Je voyais déjà le Pô, le Tessin à repasser, un pays à traverser, dont chaque habitant est notre ennemi.

[122] Mallet-du-Pan, Mercure britannique, n° du 10 janvier 1799 : Le 31 décembre 1796, le marquis Litta avait déjà payé 600.000 livres milanaises de contribution, le marquis T., 420.000, le comte Grepi, 900.000, et les autres propriétaires, à proportion. Rançon des décurioni de Milan et autres otages envoyés en France, 1.500.000 livres. — Ceci est conforme à la théorie jacobine. Dans les anciennes instructions de Carnot, on lit la phrase suivante : Il faut faire peser les contributions exclusivement sur les riches ; les peuples doivent voir en nous des libérateurs.... Entrez comme bienfaiteurs des peuples, en même temps que vous serez le fléau des grands, des riches, des ennemis du nom français. (Carnot, I, 433.)

[123] Ludovic Sciout, IV, 770 (Rapports de l'an VII, Archives nationales, F7, 7701 et 7718) : Sur 1400 hommes dont était composé le premier bataillon auxiliaire des conscrits, 1.081 ont lâchement abandonné leurs drapeaux (Haute-Loire), et, sur 900 récemment réunis au Puy pour former le noyau du deuxième bataillon, 300 ont encore imité leur exemple. — Dufort de Cheverny, Mémoires, 9 septembre 1799 : On a appris que, sur 400 conscrits renfermés au château (de Blois), qui devaient partir cette nuit, 100 avaient disparu. — 12 octobre 1799 : Les conscrits sont rassemblés au château au nombre de 500 à 600. Ils disent, pour la plupart, qu'ils ne déserteront que hors du département et en chemin, pour ne pas compromettre leurs familles. — 14 octobre : 200 ont déserté ; il en reste 300. — Archives nationales, F7, 3267 (Rapports décadaires sur les conscrits réfractaires ou déserteurs, arrêtés par la police militaire, an VIII, département de Seine-et-Oise). Dans ce seul département, 66 arrestations en vendémiaire, 136 en brumaire, 56 en frimaire et 86 en pluviôse.

[124] Mallet-du-Pan, n° du 25 janvier 1799 (Lettre écrite de Belgique) : Aujourd'hui, c'est la révolte des Provinces-Unies contre le duc d'Albe ; depuis Philippe II, jamais les Belges n'ont eu de semblables motifs d'obstination et de vengeance.

[125] Décrets du 19 fructidor an VI et du 27 vendémiaire an VII. — (Mallet-du-Pan, n° du 25 novembre 1798.)

[126] M. Léonce de Lavergne (Économie rurale de la France depuis 1789, p. 38) évalue à 1 million le nombre des Français morts par la guerre, de 1792 à 1800. — Des administrateurs, dignes de crédit et entre les mains desquels avaient passé, il y a un an, les relevés des bureaux de la guerre, m'ont certifié que le maximum des levées en 1794 et jusqu'au milieu de 1795 avait atteint 900.000 hommes, dont 650.000 ont péri par les combats, dans les hôpitaux et par la désertion. (Mallet-du-Pan, n° du 10 décembre 1798.) — (Ibid., n° du 10 mars 1799) : Dumas affirme, dans le Corps législatif, que la garde nationale avait renouvelé trois fois les bataillons des défenseurs de la patrie.... Un fait avéré est l'indigne administration des hôpitaux où, de l'aveu des généraux, des commissaires et des députés, les soldats périssaient, faute d'aliments et de remèdes. Si on ajoute la prodigalité avec laquelle les conducteurs de ces armées faisaient tuer les hommes, on concevra fort bien ce triple renouvellement dans un espace de sept années. — Tel village, qui contenait 450 habitants en 1789, a fourni en quinze mois (1792 et 1793) 50 soldats. (Histoire du village de Croissy, Seine-et-Oise, pendant la Révolution, par Campenon.) — La Vendée a été un trou sans fond, comme plus tard l'Espagne et la Russie. Un bon républicain, chargé pendant quinze mois des approvisionnements de l'armée de la Vendée, m'a protesté que, sur 200.000 hommes qu'il avait vus se précipiter dans ce gouffre, il n'en était pas sorti plus de 10.000. (Meissner, Voyage à Paris, p. 338, derniers mois de 1795.) Les chiffres suivants (Statistiques des préfets, de l'an IX à l'an XI) sont précis. Huit départements (Doubs, Ain, Eure, Meurthe, Aisne, Aude, Drôme, Moselle) donnent le chiffre total de leurs volontaires, réquisitionnaires et conscrits, qui est de 191.343. Or, ces huit départements (Arthur Young, Voyages en France, II, 317) avaient, en 1790, une population de 2 446.000 limes ; la proportion indique que, sur 26 millions de Français, un peu plus de 2 millions ont passé sous les drapeaux. — D'autre part, cinq départements (Doubs, Eure, Meurthe, Aisne, Moselle) donnent, non seulement le chiffre de leurs militaires, 131.322, mais aussi celui de leurs morts, 56.976, c'est-à-dire, sur 1.000 hommes fournis à l'armée, 435 morts. La proportion indique, pour les 2 millions de militaires, 870.000 morts.

[127] Les statistiques des préfets et les procès-verbaux des conseils généraux de l'an IX sont unanimes pour constater la diminution notable de la population adulte et masculine. — Déjà en 1796, lord Malmesbury faisait la même remarque (Diaries, 21 octobre et 23 octobre 1796, de Calais à Paris) : Des enfants et des femmes travaillent aux champs. Diminution visible du nombre des hommes. Plusieurs charrues poussées par des femmes, et le plus grand nombre, par des vieillards ou de jeunes garçons. Il est évident que la population mâle a diminué ; car le nombre des femmes que nous avons vues sur notre route surpassait celui des hommes dans la proportion de 4 à 1. — Là où les vides de la population totale sont comblés, c'est par l'accroissement de la population enfantine et féminine. Presque tous les préfets et conseils généraux déclarent que les mariages précoces ont été multipliés à l'excès par la conscription. — De même, Dufort de Cheverny (Mémoires, 1er septembre 1800) : La conscription ayant épargné les gens mariés, tous les jeunes gens se sont mariés dès seize ans. La quantité des enfants dans les communes est double et triple de ce qu'elle était autrefois.

[128] Sauzay, X, 471 (Discours du représentant Briot, 29 août 1799).

[129] Albert Babeau, II, 466 (Lettre de Milon juillet 1798, et rapport de Pont, messidor an VI).

[130] Schmidt, III, 374 (Rapports sur la situation du département de la Seine, ventôse an VII). — Dufort de Cheverny, Mémoires, 22 octobre 1799 : C'est aujourd'hui que part la colonne mobile ; elle ne compte pas plus de soixante personnes ; encore, ce bout tous des commis payés ou non payés, attachés à la République, tous ceux du département, du directeur des domaines, enfin de tous les bureaux.

[131] Schmidt, III, 313 (Rapport de Guyel, commissaire du Directoire prés le canton de Pierrefitte, Seine, germinal an VI).

[132] M. de Lafayette, Mémoires, II, 162 (Lettre du 2 juillet 1799) : L'autre jour, à la messe de Saint-Roch, un homme, à côté de notre cher Grammont, disait avec ferveur : Mon Dieu, ayez pitié de nous, extermines la nation !Il est vrai que cela signifiait seulement : Mon Dieu, délivrez-nous du système conventionnel.

[133] Schmidt, 298, 352, 377. 4b1, etc. (ventôse, frimaire et fructidor an VII).

[134] Schmidt, III (Rapports de prairial an VII, département de la Seine).

[135] M. de Lafayette, Mémoires, II, 164 (Lettre du 14 juillet 1799). — De Tocqueville, Œuvres complètes, V, 270 (Témoignage d'un contemporain). — Sauzay. X, 470, 471 (Discours de Briot et d'Echassériaux) : Je ne sais quelle torpeur effrayante s'est emparée des esprits ; on s'accoutume à ne rien croire, à ne rien sentir, à ne rien faire.... La grande nation, qui avait tout vaincu, tout créé autour d'elle, semble ne plus exister que dans les armées et dans quelques times généreuses.

[136] Lord Malmesbury's Diaries (5 novembre 1796) : Chez Rondonneau, qui a publié toutes les lois et décrets.... Très bavard, mais intelligent.... Dix mille lois publiées depuis 1789, mais soixante-dix seulement en vigueur. — Ludovic Sciout, IV, 770 (Rapports de l'an VII). Dans le Puy-de-Dôme, sur 286 communes, il en est 200 dont les agents ont commis des flux de tout genre sur les registres de l'état civil, et dans les expéditions de ses actes, pour soustraire des individus au service militaire. Ici, ce sont des jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans mariés à des femmes de soixante-douze ou quatre-vingts ans, ou même mortes depuis longtemps. Là on justifie de l'extrait de décès d'un homme qui est vivant et se porte bien. — On présente de faux contrats pour échapper au service ; de jeunes soldats sont mariés à des femmes de quatre-vingts ans ; une femme, grâce à une série de faux, se trouve mariée à dix ou douze conscrits. (Lettre du chef de bataillon de la gendarmerie à Roanne, 9 ventôse an VII.)

[137] Paroles de M. de Tocqueville. — Le Duc de Broglie, par M. Guizot, p. 16 (paroles du duc de Broglie) : Ceux qui n'ont pas vécu à cette époque ne sauraient se faire une idée du profond découragement où la France était tombée, dans l'intervalle qui s'écoula entre le 18 fructidor et le 18 brumaire.

[138] Buchez et Roux, XXXVIII, 480 (Message du Directoire, 13 floréal an VI, et rapport de Bailleul, 18 floréal) : Quand une élection de députés nous a présenté un mauvais résultat, nous avons cru devoir vous proposer de l'annuler.... On dira : Votre projet est une véritable liste de proscription. — Pas plus que la loi du 19 fructidor. — Cf., pour les destitutions en province, Sauzay, X, ch. LXXXVI. — Albert Babeau, II, 486. Pendant les quatre années que dura le Directoire, la municipalité de Troles fut renouvelée sept fois, en totalité ou en partie.

[139] Buchez et Roux, XXXIX, 61 (séance du 30 prairial an VII). —Sauzay, X, ch. LXXXVII. — Léouzon-Leduc, Correspondance diplomatique avec la cour de Suède, p. 293 (Lettres du baron de Brinckmann, 7, 11, 19 juillet, 4 août, 23 septembre 1799) : L'épuration des fonctionnaires, dont on parle tant à présent, n'a absolument pour but que d'éloigner les partisans d'une faction, pour leur substituer ceux d'une autre, sans que le caractère moral y entre pour rien... Ce sont ces choix de personnes sans probité, sana justice et sans principes d'honnêteté quelconque, pour les places les plus importantes, qui font trembler, surtout dans ce moment-ci, tous ceux qui sont véritablement attachés à la patrie. — L'ouverture des clubs doit, sous tous les rapports, être regardée comme un événement désastreux.... Toutes les classes de la société ont été saisies d'une véritable terreur panique, dès qu'on a pu entrevoir la moindre probabilité de rétablir un gouvernement républicain calqué sur celui de 1793.... — Le parti de ces incendiaires politiques est toujours le seul en France qui poursuive ses desseins avec énergie et conséquence.

[140] Léouzon-Leduc, Ibid., 328, 329 (Dépêches du 19 et du 23 septembre). — Mallet-du-Pan, Mercure britannique, n° du 25 octobre 1799 (Lettre de Paris, 15 septembre ; exposé de la situation et tableau des partis) : J'ajouterai que la guerre que le Directoire fait avec succès contre les Jacobins (car, quoique le Directoire soit lui-même un produit jacobin, il ne veut plus de ses maîtres), que cette guerre, dis-je, a un peu rallié les esprits au gouvernement, sans avoir converti personne à la Révolution, ou véritablement effrayé les Jacobins, qui le lui revaudront, s'ils en ont le temps.

[141] Gohier, Mémoires (conversation avec Sieyès à son entrée au Directoire) : Nous voici, lui dit Sieyès, membres d'un gouvernement qui, nous ne pouvons le dissimuler, est menacé de sa chute prochaine. Mais, quand la glace se rompt, les pilotes habiles peuvent échapper à la débâcle. Un gouvernement qui tombe n'entraîne pas toujours dans sa perte ceux qui sont à sa tête.

[142] Tacite, Annales, livre VI, § 50 : Macro, intrepidus, opprimi senem injecta multæ vestis jubet discedique a limine.

[143] Mallet-du-Pan, Mercure britannique, n° du 25 décembre 1798 et du10 décembre 1799. — Dès l'origine de la Révolution, dans le fracas des protestations patriotiques, au milieu de tant d'effusions populaires de dévouement à la cause du peuple et de la liberté, il n'y eut jamais dans les différents partis qu'une conception fondamentale, celle de s'emparer du pouvoir, après l'avoir institué, de s'y affermir par tous les moyens, et d'en exclure le plus grand nombre pour le renfermer dans un comité privilégié.... Aussitôt qu'il avait broché ses articles de Constitution et saisi les rênes de l'État, le parti dominant conjurait la nation de s'en fier à lui, et ne doutait pas que la force de la raison ne produisit l'obéissance.... Pouvoir et argent, argent et pouvoir, pour garantir leurs têtes et disposer de celles de leurs compétiteurs, tous les plans finissent là Depuis les agitateurs de 1789 jusqu'aux tyrans de 1798, et de Mirabeau à Barras, chacun n'a travaillé qu'à s'ouvrir de force la porte des richesses et de l'autorité, et à la fermer sur soi.

[144] Mallet du-Pan, Mercure britannique, n° du 10 avril 1799. — Sur les Jacobins : Les sources de leurs haines, le mobile de leurs fureurs, la cause de leurs coups d'État fut constamment la défiance dont ils étaient justement pénétrés les uns contre les autres.... Des factieux immoraux par système, cruels par besoin et faux par prudence, s'attribueront toujours des intentions perverses. Carnot avoue qu'on n'eût pas compté dix membres de la Convention qui se crussent de la probité.

[145] Sur cet article, lire, dans l'Histoire de ma vie, par G. Sand, tomes II, III et IV, la correspondance de son père, engagé volontaire en 1798 et lieutenant à Marengo. — Cf. maréchal Marmont, Mémoires, I, 186, 282, 296, 305. A celle époque, notre ambition était tout à fait secondaire ; nos devoirs ou nos plaisirs seuls nous occupaient. L'union la plus franche, la plus cordiale régnait entre nous tous.

[146] Journal de marche du sergent Fricasse. — Les Cahiers du capitaine Coignet. — Correspondance de Maurice Dupin, dans l'Histoire de ma vie, par G. Sand.

[147] Les Cahiers du capitaine Coignet, p. 76 : Et puis nous voyons de gros Monsieurs qui passaient par les croisées ; les manteaux, les beaux bonnets et les plumes tombaient à terre ; les grenadiers arrachaient les galons de ces beaux manteaux. — Ibid., 78. Récit du grenadier Thomé. Tous les pigeons pattus se sont sauvés par les croisées, et nous avons été maîtres de la salle.

[148] Dufort de Cheverny, Mémoires, 1er septembre 1800 : Bonaparte, s'étant heureusement mis à la tête du gouvernement, a avancé la Révolution de plus de cinquante ans ; le calice des crimes était plein et débordait. Il a coupé les sept cent cinquante têtes de l'hydre, concentré le pouvoir en lui seul, et empêché les assemblées primaires de nous envoyer un tiers de nouveaux scélérats à la place de ceux qui allaient déguerpir.... Depuis que j'ai cessé d'écrire, tout est tellement changé qu'il semble que les événements révolutionnaires se sont passés il y a plus de vingt ans ; les traces s'en effacent tous les jours.... Le peuple n'est plus tourmenté au sujet de la décade, qui n'est plus observée que par les autorités.... On peut voyager sans passeport dans l'intérieur.... La subordination est rétablie dans les troupes ; tous les conscrits rejoignent.... Le gouvernement ne connaît aucun parti ; un royaliste est placé avec un républicain forcené, et ils sont, pour ainsi dire, neutralisés l'un par l'autre. Le Premier Consul, plus roi que Louis XIV, a appelé dans ses conseils tous les gens capables, sans s'embarrasser de ce qu'ils sont ou ont été. — Anne Plumptre, A narrative of three years residence in France, from 1802 to 1805, I, 326, 329 : La classe qu'on nomme le peuple est très certainement, prise en masse, favorablement disposés pour Bonaparte.... Toutes les fois qu'une personne de cette classe racontait quelque lamentable trait de la Révolution, elle concluait toujours en disant : Mais, à présent, nous sommes tranquilles, grâce à Dieu et à Bonaparte. — Avec sa perspicacité ordinaire, Mallet-du-Pan (Mercure britannique, n° du 25 novembre et du 10 décembre 1799) a tout de suite compris le caractère et la portée de cette dernière révolution. La domination possible des Jacobins glaçait tous les figes et la plupart des conditions.... N'est-ce donc rien que d'être préservés, ne fût-ce que pour une année, des ravages d'une faction sous l'empire de laquelle personne ne dormit tranquille, et de la trouver chassée de toutes les places d'autorité, au moment où chacun tremblait de la voir déborder une seconde fois mec ses torches, ses assassins, ses taxateurs et ses lois agrairiennes, sur la surface de la France ?... Cette révolution, d'un ordre tout nouveau, nous parait aussi fondamentale que celle de 1789.

[149] L'ancien Régime, p. 319.