LES ORIGINES DE LA FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE QUATRIÈME. — LES GOUVERNÉS

CHAPITRE II.

 

 

Les subsistances. — I. Complexité de l'opération économique par laquelle les objets de nécessité première viennent se mettre é la portée du consommateur. - Conditions de l'opération. - Les avances disponibles. - Cas oh tes avances ne sont plus disponibles. - Cas oh le détenteur des avances ne veut plus les fournir. — II. Effets économiques de la politique jacobine, de 1789 à 1793. - Les attentats contre la propriété. - Attentats directs. - Les jacqueries, les confiscations effectives et la proclamation du dogme socialiste. - Attentats indirects. - Mauvaise administration de la fortune publique. - Transformation des impôts et nullité des recettes. - Exagération des dépenses. - Budget de la guerre et des subsistances à partir de 1793. - Le papier-monnaie. Excès des émissions. - Discrédit des assignats. - Ruine des créanciers publics et de tout créancier quelconque. - Taux de l'intérêt pendant le Révolution. - Arrêt du commerce et de l'industrie. - Mauvaise gestion des nouveaux propriétaires. - Diminution du travail productif. - Seul le petit propriétaire rural travaille utilement. - Pourquoi il refuse les assignats. - Il n'est plus obligé de vendre ses produits tout de imite. Cherté des subsistances. - Elles arrivent aux marchés difficilement et en petite quantité. - Les villes achètent a haut prix et revendent à bas prix. - Accroissement de la cherté et commencement de la disette. Les prix pendant le premier semestre de 1793. — III. Cause première et générale de la misère. - Principe socialiste du gouvernement révolutionnaire. - Mesures complémentaires contre la propriété grande ou moyenne. - Expropriation des derniers corps subsistants, émissions énormes de papier-monnaie, cours forcé, emprunt forcé, réquisition des espèces monnayées et de l'argenterie, taxes révolutionnaire, suppression des organes spéciaux du travail en grand. - Mesures contre la petite propriété. - Maximum, réquisition des subsistances et du travail. Situation du boutiquier, du cultivateur et de l'ouvrier. - Effet de ces mesures sur le travail en petit - Arrêt de la vente. — IV. La disette. - En province. - A Paris. - La queue à Paris sous le gouvernement révolutionnaire. - Qualité de subsistances. - La détresse et le chagrin. — V. Les remèdes révolutionnaires. - Rigueurs contre les décrets et arrêtés pour rendre l'État seul dépositaire et distributeur des subsistances. - Tentatives pour établir la conscription du travail. - Découragement du paysan. - Il refuse de cultiver. - Décrets et entités pour le contraindre à moissonner. - Son opiniâtreté. - Les cultivateurs emprisonnés par milliers. - La Convention est forcée de les élargir. - Circonstances fortuites qui sauvent la France de l'extrême famine. — VI. Détente du régime révolutionnaire après Thermidor. Abolition du maximum. - Situation nouvelle du paysan. - Il recommence à cultiver. - Réquisition des grains par l'Etat. - Le cultivateur se dédommage sur les particuliers. - Multiplication et baisse croissantes des assignats. - Classes sur lesquelles retombe le fardeau. - La disette et la misère pendant l'an III et pendant le premier semestre de l'an IV. - Dans les campagnes. - Dans les bourgades et petites villes. - Dans les villes moyennes et grandes. — VII. La disette et la misère à Paris. - Mesures du gouvernement pour approvisionner la capitale. - Ce qu'il en conte par mois au Trésor. - Le froid et le manque de comestibles dans l'hiver de 1794 à 1795. - Qualité du pain. - Diminution de la ration Quotidienne. - La souffrance est surtout pour la plèbe urbaine. - Excès de la souffrance physique et du désespoir, suicides et décès par épuisement en 1795. - Obiers et soupers des gouvernants. - Nombre des vies détruites par la misère. - Effets du socialisme appliqué sur le bien-être et la mortalité.

 

I

Supposez une créature humaine que l'on oblige à marcher les pieds en haut et la tête en bas. Par une contrainte excessive, on pourra la maintenir quelque temps dans cette attitude malsaine, et certainement on réussira à meurtrir,' peut-être à casser la tête ; de plus, très probablement, on obtiendra des pieds plusieurs mouvements convulsifs et des coups terribles. Mais il est sûr que, si l'on persévère, l'homme, saisi d'une angoisse inexprimable, finira par s'affaisser ; le sang ne circulera plus, la suffocation viendra ; le tronc et les jambes pâtiront autant que la tête ; les pieds eux-mêmes se refroidiront et deviendront inertes. — Telle est à peu près l'histoire de la France sous ses pédagogues jacobins. Leur théorie rigide et leur brutalité persévérante imposent à la nation une attitude contre nature ; par suite, elle souffre, et, chaque jour, elle souffre davantage ; la paralysie gagne ; les fonctions se déconcertent, puis s'arrêtent, et la dernière[1], la principale, la plus urgente, je veux dire, l'entretien physique et l'alimentation quotidienne de l'individu vivant, se fait si mal, parmi tant de difficultés, à travers tant d'interruptions, avec tant d'incertitude et d'insuffisance, que le patient, réduit à vivre de privations croissantes, se demande tous les jours si le lendemain ne sera pas pire que la veille et si son demi-jeune ne va pas aboutir au jeûne complet.

Rien de plus simple en apparence et rien de plus compliqué au fond que l'opération physiologique par laquelle, dans le corps organisé, l'aliment approprié et réparateur vient s'offrir incessamment, juste à l'endroit et à l'instant qu'il faut, aux innombrables cellules, si diverses et si lointaines. Pareillement, rien de plus simple au premier coup d'œil et rien de plus compliqué en fait que l'opéra-lion économique par laquelle, dans le corps social, les subsistances et les autres choses de première nécessité viennent d'elles-mêmes, sur tous les points du territoire, se mettre à la portée de chaque consommateur. C'est que, dans le corps social comme dans le corps organisé, l'acte terminal en présuppose quantité d'autres antérieurs et coordonnés, une série d'élaborations, un échelonnement de métamorphoses, une file d'éliminations, une succession de charrois, la plupart invisibles ou obscurs, mais tous indispensables, tous exécutés par des organes infiniment délicats, par des organes si sensibles que, sous la moindre pression, ils se détraquent, si dépendants les uns des autres que le trouble d'un seul d'entre eux altère le jeu des autres, et supprime ou pervertit l'œuvre finale à laquelle, de près ou de loin, ils concourent tous.

Considérez un instant ces précieux organes économiques, et leur manière de fonctionner. Dans une société un peu civilisée et qui a vécu, cg sont, au premier rang, les détenteurs de la richesse accumulée par l'épargne ancienne et récente, je veux dire, les propriétaires de valeurs grandes ou petites, en argent, papier ou nature, quelle qu'en soit la forme, terres, bâtisses, mines et canaux, navires, machines, animaux et outils, marchandises et provisions de toute espèce. — Et voyez l'usage qu'ils en font. Chacun d'eux, ayant prélevé la réserve dont il a besoin pour sa consommation du moment, met dans quelque entreprise son surplus disponible : le capitaliste, ses capitaux liquides ; le propriétaire foncier, sa terre et ses bâtiments de ferme ; le fermier, ses bestiaux, ses semences et ses instruments de culture ; le manufacturier, son usine et ses matières premières ; l'entrepreneur de transports, ses navires, ses voitures et ses chevaux ; le négociant, ses magasins et son approvisionnement de l'année ; le détaillant, sa boutique et son approvisionnement de la quinzaine ; à quoi tous ceux-ci, l'agriculteur, le commerçant, l'industriel, sont tenus, par surcroît, d'ajouter de l'argent comptant, l'argent qu'il leur faut pour payer, à la fin de chaque mois, les appointements de leurs commis et, à la fin de chaque semaine, le salaire de leurs ouvriers. — Sinon, impossible de cultiver, construire, fabriquer, transporter, étaler et vendre ; quelle que soit l'œuvre utile, on ne peut l'exécuter, ni même la commencer, sans fournitures préalables en argent ou en nature ; en toute entreprise, la récolte présuppose le labour et les semailles ; si je veux creuser un trou, je suis obligé de louer une pioche et une paire de bras, en d'autres termes, de faire des avances. Mais les avances ne se font qu'à deux conditions : il faut d'abord que celui qui les a puisse les faire, c'est-à-dire qu'il ait un surplus disponible ; il faut ensuite que celui qui les a veuille les faire, partant, qu'il n'y trouve pas désavantage et qu'il y trouve profit. — Si je suis ruiné ou demi-ruiné, si mes locataires et mes fermiers[2] ne me payent pas, si ma terre et mes marchandises ne valent plus sur le marché que moitié prix, si le demeurant de mon bien est menacé par la confiscation ou par le pillage, non seulement, ayant moins de valeurs, j'ai moins de valeurs disponibles, mais encore je m'inquiète de l'avenir ; par delà ma consommation prochaine, je pourvois à ma consommation lointaine ; j'accrois ma réserve, surtout en subsistances et en numéraire ; je garde pour moi et pour les miens tout ce qui me reste de valeurs, je n'en ai plus de disponibles, je ne peux plus prêter ni entreprendre. Et d'autre part, si le prêt ou l'entreprise, au lieu de me faire gagner, me fait perdre, si, aux risques ordinaires, l'impuissance ou l'injustice de la loi ajoute des risques extraordinaires, si mon œuvre, une fois faite, doit devenir la proie du gouvernement, des brigands et de qui voudra la prendre, si je suis tenu de livrer mes denrées ou mes marchandises pour la moitié du prix qu'elles me coûtent, si, je ne puis produire, emmagasiner, transporter ou vendre qu'en renonçant à tout bénéfice et avec la certitude de ne point rentrer dans mes avances, je ne veux plus entreprendre, ni prêter. — Voilà les dispositions et la situation de tous les possesseurs d'avances en temps d'anarchie, quand l'État défaille, et ne remplit plus son office ordinaire, quand les propriétés ne sont plus efficacement protégées par la force publique, quand la jacquerie se propage dans les campagnes et l'émeute dans les villes, quand les châteaux sont saccagés, les chartriers brillés, les boutiques enfoncées, les subsistances pillées et les transports arrêtés, quand les loyers et les fermages ne sont plus payés, quand les tribunaux n'osent plus condamner, quand les huissiers n'osent plus instrumenter, quand la gendarmerie s'abstient, quand la police manque, quand l'amnistie réitérée couvre les voleurs et les incendiaires, quand une révolution amène au pouvoir local et central des aventuriers sans fortune, sans probité et hostiles aux propriétaires. — Voilà les dispositions et la situation de tous les possesseurs d'avances en temps de socialisme, quand l'État usurpateur, au lieu de protéger les propriétés privées, les détruit ou s'en empare, quand il s'approprie les biens de plusieurs grands corps, quand il supprime sans indemnité plusieurs sortes de créances légales, quand, à force de dépenser et de s'obérer, il devient insolvable, quand, par son papier-monnaie et le cours forcé, il annule la créance aux mains du créancier et permet au débiteur de se libérer presque gratis, quand il saisit arbitrairement les capitaux liquides, quand il emprunte de force, quand il réquisitionne de force, quand il taxe les denrées au-dessous du prix de revient et les marchandises au-dessous du prix d'achat, quand il contraint le fabricant à fabriquer à perte, et le commerçant à vendre à perte, quand ses principes, appliqués par ses actes, annoncent que, de la confiscation partielle, il marche à la confiscation universelle. — Par une filiation certaine, toute phase du mal engendre la phase suivante : on dirait d'un poison dont les effets se propagent ou se répercutent ; chaque fonction, troublée par le trouble de la précédente, se désorganise à son tour. Le péril, la mutilation et la suppression de la propriété diminuent de plus en plus les valeurs disponibles et le courage de les risquer, c'est-à-dire le moyen et la volonté de faire des avances ; faute d'avances, les entreprises utiles languissent, périssent ou ne se font pas ; par suite, la production, l'apport, la mise en vente des objets indispensables se ralentit, s'interrompt et s'arrête. Il y a moins de savon, de sucre et de chandelles chez l'épicier, moins de bûches et de charbon chez le marchand de bois, moins de bœufs et de moutons sur le marché, moins de viande chez le boucher, moins de grains et de farines aux halles, moins de pain chez le boulanger. Comme les choses de première nécessité sont rares, elles sont chères ; comme on se les dispute, leur cherté s'exagère ; le riche se ruine pour y atteindre, le pauvre n'y atteint pas, et le nécessaire manque aux premiers besoins.

 

II

Telle est déjà la détresse en France au moment où s'achève la conquête jacobine, et, de cette détresse, les Jacobins sont les auteurs ; car, depuis quatre ans, ils ont fait à la propriété une guerre systématique. — Par en bas, ils ont provoqué, excusé, amnistié, ou toléré et autorisé, contre la propriété, tous les attentats populaires, des milliers d'émeutes, sept jacqueries consécutives, quelques-unes assez larges pour couvrir à la fois neuf ou dix départements, et la dernière étalée sur la France entière, c'est-à-dire le brigandage universel et permanent, l'arbitraire des indigents, des vagabonds et des vauriens, toutes les formes du vol, depuis le refus des rentes et fermages, jusqu'au pillage des châteaux, des maisons bourgeoises, des marchés et des greniers, la licence plénière des attroupements, qui, sous un prétexte politique, taxaient et rançonnaient à discrétion les suspects de toute classe, non seulement le noble et le riche, mais le fermier tranquille et l'artisan aisé, bref le recul vers l'état de nature, la souveraineté des appétits et des convoitises, la rentrée de l'homme dans la forêt primitive. Tout récemment, au mois de février 1793, sur les conseils de Marat et avec la connivence de la municipalité jacobine, la canaille de Paris vient d'enfoncer douze cents boutiques d'épicerie et de se partager sur place, gratis ou au prix qu'elle a fixé, le sucre, le savon, l'eau-de-vie et le café. — Par en haut, ils ont entrepris, accompli et multiplié, contre la propriété, les pires attentats, spoliations énormes et de toute espèce, suppression des revenus par centaines de millions et confiscation des capitaux par milliards, abolition sans indemnité de la dîme et de toute la redevance féodale, expropriation du clergé, des émigrés, de l'ordre de Malte, des associations ou fondations de piété, de charité et d'éducation, même talques, saisie de l'argenterie, des vases sacrés, du mobilier précieux des églises. Et, depuis qu'ils sont au pouvoir, par delà les spoliations consommées, ils en promettent d'autres plus vastes. Après le 10 août, leurs journaux à Paris et leurs commissaires dans les départements[3] ont prêché la loi agraire, la promiscuité des biens, le nivellement des fortunes, le droit pour chaque fraction du souverain de se pourvoir de force aux dépens des possesseurs d'avances et de subsistances, la chasse aux riches, la proscription des propriétaires, des gros marchands, des gens de finance et de tous les hommes à superflu. Dès les premiers mois de la Convention, le dogme de Rousseau, que les fruits sont à tous et que la terre n'est à personne, s'est étalé comme une maxime d'État, et, dans les délibérations de l'Assemblée souveraine, le socialisme affiché prend l'ascendant, puis l'empire. Selon Robespierre[4], tout ce qui est indispensable pour conserver la vie, est une propriété commune à la société toute entière. Il n'y a que l'excédent qui soit une propriété individuelle, et qui soit abandonné à l'industrie des commerçants. Plus solennellement encore, dans la Déclaration des droits, adoptée à l'unanimité par la toute-puissante Société des Jacobins pour servir de pierre angulaire aux institutions nouvelles[5], le pontife de la secte inscrit ces formules, grosses de conséquence : La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres. Les secours nécessaires à l'indigence sont une dette du riche envers le a pauvre. Le droit de propriété est borné, et ne s'applique qu'à la portion des biens garantie par la loi. Toute possession, tout trafic qui préjudicie à l'existence de nos semblables est nécessairement illicite et immoral. — Cela s'entend, et de reste : tout à l'heure la populace jacobine, ayant jugé que la possession et le trafic des épiceries préjudiciaient à son existence, a conclu que le monopole des épiciers était immoral et illicite ; en conséquence, elle a pillé leurs boutiques. Sous la domination de la plèbe et de la Montagne, la Convention applique la théorie, saisit le capital partout où elle le trouve, et, en son nom, on déclare aux pauvres qu'ils trouveront dans les portefeuilles des riches de quoi subvenir à leurs besoins[6].

Par delà ces atteintes éclatantes et directes, une atteinte indirecte et sourde, mais encore plus profonde, sapait lentement par la base toute propriété présente et future. Les affaires de l'État sont les affaires de tout le monde, et, quand l'État se ruine, tout le monde est ruiné par contre-coup. Car il est le plus grand débiteur et le plus grand créancier du pays ; et il n'y a pas de débiteur si insaisissable ni de créancier si absorbant, puisque, faisant la loi et ayant la force, il peut toujours, d'abord répudier sa dette et renvoyer le rentier les mains vides, ensuite augmenter l'impôt et prendre dans les poches du contribuable le dernier écu. Rien de plus menaçant pour les fortunes privées que la mauvaise administration de la fortune publique. Or, sous la pression des principes jacobins et de la faction jacobine, les curateurs de la France ont administré comme si, de parti pris, ils voulaient ruiner leur pupille ; tous les moyens connus d'anéantir une fortune, ils les ont employés contre lui. — En premier lieu, ils lui ont enlevé les trois quarts de son revenu. Pour plaire au peuple et pour appliquer la théorie, les impôts de consommation, gabelle, aides, octrois, droits sur le sel, sur les boissons, sur la viande, sur le tabac, les cuirs et la poudre, ont été abolis, et les taxes nouvelles par lesquelles on a remplacé les anciens impôts, lentement assises, incomplètement réparties, difficilement perçues, ne rentrent pas ; au 1er février 1793[7], sur la contribution foncière et mobilière de 1791, au lieu de 300 millions, le Trésor n'en avait touché que 150 ; sur la contribution foncière et mobilière de 1792, au lieu de 300 millions, il n'avait rien touché du tout. A cette date et pour les quatre années de la Révolution, l'arriéré total du contribuable montait à 632 millions : mauvaise créance, à peu près irrécouvrable, et, en fait, déjà réduite de moitié, puisque, même si le débiteur eût pu et voulu s'acquitter, il n'eût payé qu'en assignats, et qu'à cette date les assignats perdaient 50 pour 100. — En second lieu, les nouveaux gérants avaient quadruplé les dépenses publiques[8]. Équipement et promenades des gardes nationaux, fédérations, fêtes et parades patriotiques, écritures, impressions et publications innombrables, remboursement des offices supprimés, installation des administrations nouvelles, secours aux indigents, ateliers de charité, achats de grains, indemnité aux fariniers et aux boulangers : il avait bien fallu fournir aux frais de la démolition et de la reconstruction universelles. Or, tous ces frais, l'État tes avait payés pour la plus grosse part. A la fin d'avril 1793, il avait déjà fait à la seule ville de Paris 110 millions d'avances, et la Commune insolvable lui extorquait incessamment de nouveaux millions[9]. A côté de ce gouffre, les Jacobins en avaient ouvert un autre plus large, celui de la guerre ; pendant le premier semestre de 1793, ils y jetaient par mois 140, puis 160, puis 190 millions ; dans le second semestre de 1793, la guerre et les subsistances engloutissaient près de 300 millions par mois, et, plus on versait dans les deux gouffres, plus ils se creusaient[10].

Naturellement, quand on ne perçoit plus ses revenus et qu'on exagère ses dépenses, on est obligé d'emprunter sur son fonds ; on vend ce fonds pièce à pièce, et on le mange. Naturellement, quand on ne trouve pas d'argent comptant sur le marché, on souscrit des billets, on tache de les faire circuler, on paye ses fournisseurs avec des promesses écrites de payement futur, et l'on mange son crédit. Voilà le papier-monnaie et les assignats : c'est le troisième moyen, le moyen le plus efficace pour détruire une fortune, et les Jacobins n'ont pas manqué de l'appliquer à outrance. — Sous la Constituante, par un reste de bon sens et de bonne foi, on avait d'abord taché d'assurer le remboursement des billets souscrits ; il y avait presque sécurité pour les porteurs d'assignats ; on leur avait donné sur les biens nationaux une première hypothèque ; on avait promis de ne plus emprunter sur leur gage, de ne plus émettre d'assignats[11]. Mais on ne leur a pas tenu parole : leur hypothèque a été frustrée de son privilège ; partant, elle perd des chances de remboursement, et sa valeur baisse. Puis, le 27 avril 1792, sur le rapport de Cambon, l'émission illimitée commence ; selon les financiers jacobins, pour défrayer la guerre, il n'y a qu'à faire tourner la machine à promesses : en juin 1793, elle a déjà fabriqué pour 4320 millions d'assignats, et chacun voit que forcément son jeu s'accélère. C'est pourquoi, le gage, vainement accru, ne suffit plus à porter l'hypothèque disproportionnée et monstrueuse ; elle déborde au delà pose sur le vide, et s'effondre sous son propre poids. A Paris, en numéraire, l'assignat de 100 francs ne vaut plus, au mois de juin 1791, que 85 francs, au mois de janvier 1792, que 66 francs, au mois de mars 1792, que 53 francs ; relevé, à la fin de la Législative, par les confiscations nouvelles, il retombe à 55 francs en janvier 1793, à 47 francs en avril, à 40 francs en juin, à 33 francs en juillet[12]. — Voilà les créanciers de l'État fraudés du tiers, de la moitié, des deux tiers de leur créance, et, non seulement les créanciers de l'État, mais tous les créanciers quelconques, puisque tout débiteur quelconque a le droit de s'acquitter en assignats. Comptez-les, si vous pouvez, ces particuliers fraudés de leur créance sur un particulier quelconque, bailleurs de fonds et commanditaires dans une entreprise privée d'industrie et de négoce, prêteurs d'argent par contrat à échéance plus ou moins distante, vendeurs d'immeubles par contrat avec clause de payement plus ou moins lointain, propriétaires qui ont loué leur terre ou leur maison pour un laps de plusieurs années, propriétaires d'une rente viagère sur un particulier ou sur un domaine, industriels, négociants, cultivateurs qui ont vendu à terme leurs produits manufacturés, leurs marchandises ou leurs denrées, commis et clercs à l'année, employés, subordonnés, domestiques, ouvriers même, engagés à temps pour un salaire fixe. Pas un de ces gens-là dont le capital, remboursable en assignats, ou le revenu, payable en assignats, ne se réduise incessamment et à proportion de la baisse que les assignats subissent ; en sorte que, non seulement l'État fait banqueroute, mais que légalement, par sa faute, tous les débiteurs de France font banqueroute avec lui.

En pareille situation, comment faire pour commencer ou soutenir une entreprise ? Qui osera se risquer, surtout dans les entreprises où les déboursés sont grands et la rémunération lointaine ? Qui osera prêter à longue échéance ? — Si quelqu'un prête encore, ce n'est pas à l'année, mais au mois, et l'intérêt, qui était de 6, 5 ou même 4 pour 100 par an avant la Révolution, est maintenant de 2 pour 100 par mois et sur gages ; il montera plus haut tout à l'heure, et, à Paris, à Strasbourg, on le verra, comme dans l'Inde et dans les États barbaresques, s'élever jusqu'à ii, 5, 6 et même 7 pour 100 par mois[13]. — Quel possesseur de matières premières ou de matières ouvrées osera faire ses livraisons comme à l'ordinaire, et accorder à ses clients le crédit indispensable de trois mois ? Quel gros industriel voudra fabriquer, quel gros commerçant voudra expédier, quel propriétaire riche ou aisé voudra Mir, dessécher, endiguer, assainir, réparer, ou même entretenir, avec la certitude fondée de ne rentrer que tard et à moitié dans ses avances, avec la certitude croissante de n'y pas rentrer du tout ? — D'année en année, et par jonchées, les grandes maisons s'écroulent : après la ruine de la noblesse et le départ des étrangers opulents, toutes les industries de luxe, qui, à Paris et à Lyon, donnaient le ton à l'Europe, les fabriques d'étoffes, d'ameublements, d'objets d'art, d'élégance et de mode ; après la jacquerie noire de Saint-Domingue et les troubles des Antilles, le grand commerce colonial, la magnifique prospérité de Nantes et de Bordeaux, les industries qui produisaient, transportaient et distribuaient le coton, le sucre et le café[14] ; après la déclaration de guerre aux Anglais, tout le commerce maritime ; après la déclaration de guerre à l'Europe, tout le commerce continental[15]. Faillites sur faillites, débâcle universelle, ruine du travail en grand, organisé et largement fructueux : à la place des industries productives, je ne vois plus que des industries destructives, celles de la vermine agricole et commerciale, celles du brocanteur et du spéculateur qui démeublent les hôtels et les abbayes, qui démolissent un château ou une église pour en vendre les matériaux à vil prix, qui trafiquent des biens nationaux pour les exploiter au passage. Tachez de vous figurer le mal qu'un possesseur provisoire, endetté, besogneux, pressé par les échéances, peut et doit faire au domaine précaire et de provenance douteuse qu'il n'espère point garder et duquel, en attendant, il tire tout le profit possible[16] : non seulement il ne remet pas une roue au moulin, une pierre à la digue, une tuile au toit, non seulement il n'achète plus d'engrais et il épuise le sol, mais encore il saccage la forêt, il aliène des champs, il désarticule le corps de ferme, il mutile la terre, l'outillage, la maison d'habitation, il vend les glaces, les plombs, les ferrures, parfois les volets et les portes, il se fait de l'argent comptant, n'importe par quels dégâts, aux dépens du domaine, qu'il laisse dégradé, dégarni et pour longtemps improductif. Pareillement, les communaux ravagés et pillés, puis dépecés et partagés, sont autant d'organismes qu'on blesse avec profit momentané pour les indigents du village, mais au détriment de la production bien entendue et de l'abondance future[17]. — Seul, parmi ces millions d'hommes qui cessent de travailler ou qui travaillent à contre sens, le petit cultivateur travaille, et fructueusement ; soulagé de l'impôt, de la dîme et des redevances, acquéreur à bon compte, ou sans bourse délier, d'un lopin de terre, il a du cœur à l'ouvrage[18] ; il a calculé que désormais sa récolte ne sera plus rognée par les prélèvements du seigneur, du décimateur et du roi, qu'elle sera tout entière à lui, à lui seul, et, plus les villes crient famine, plus il compte la vendre cher. C'est pourquoi il a labouré, et plus rudement qu'à l'ordinaire ; même il a défriché ; ayant le sol gratis ou presque gratis et peu d'avances à fournir, n'ayant pas d'autre emploi pour ses avances, qui sont ses semences, son fumier, le labeur de ses bêtes et de ses bras, il a ensemencé, récolté, fait du blé à force. Peut-être y aura-t-il disette pour les autres objets de consommation ; il se peut que, par la ruine des autres industries, les étoffes, les souliers, le sucre, le savon, l'huile et la chandelle, le vin et l'eau-de-vie fassent défaut ; il se peut que, par la maladroite transformation de l'agriculture, les denrées de seconde nécessité, la viande, le vin, les liqueurs, le beurre et les œufs deviennent rares. A tout le moins, l'aliment français par excellence est là sur pied dans les champs ou en gerbes dans les granges ; en 1795, en 1793 et même en 1794[19], il st trouve assez de grains en France pour fournir le pain quotidien à chaque Français.

Mais cela ne suffit point ; car, pour que chaque Français obtienne chaque jour son morceau de pain, il faut encore que les grains arrivent aux Halles en quantité suffisante, et que, tous les jours, les boulangers aient assez de farine pour cuire assez de pain ; il faut de plus que le pain exposé en vente dans les boulangeries n'excède pas le prix que la majorité des consommateurs peut y mettre. Or, en fait, par une conséquence forcée du régime nouveau, aucune de ces deux conditions n'est remplie. D'abord le blé, et par suite le pain, sont trop chers. Même à l'ancien taux, ils seraient encore trop chers, pour les innombrables bourses vidées ou demi-vides, après tant de coups portés à la propriété, à l'industrie et au commerce, maintenant que tant d'ouvriers et d'employés chôment, que tant de propriétaires et de bourgeois ne touchent plus leurs rentes, que les revenus, les bénéfices, les appointements et les salaires ont tari par centaines de millions. Mais le blé, et par suite le pain, ne sont pas restés à l'ancien taux. Au lieu de 50 francs, le sac de blé vaut à Paris, en février 1793, 65 francs ; en mai 1793, 100 francs, puis 150 ; partant, dès les premiers mois de 1793, à Paris, le pain, au lieu de 3 sous la livre, coûte 6 sous, en plusieurs départements du Midi, 7 à 8 sous, et bientôt, en beaucoup d'endroits, 10 et 12 sous[20]. C'est que, depuis le 10 août 1791, après la chute du roi et l'arrachement de la vieille clef de voûte qui maintenait encore en place les pierres ébranlées de l'édifice social, le paysan alarmé n'a plus voulu se dessaisir ; il s'est résolu à refuser les assignats, à ne plus livrer ses grains que contre espèces sonnantes. Échanger du bon blé contre de mauvais chiffons de papier sali lui semble une duperie, et très justement, puisque chez les marchands de la ville, de mois en mois, il reçoit moins de marchandises pour le même chiffon. Thésauriseur et méfiant comme il est, il lui faut des écus au bon coin, à l'ancienne effigie, pour les entasser au fond d'un pot ou dans un bas de laine ; donnez-lui du numéraire, ou il garde son blé. Car il n'est pas, comme autrefois, obligé de s'en défaire aussitôt après la récolte, pour acquitter ses impôts et son fermage ; le garnisaire et l'huissier ne sont plus là pour le contraindre : en ce temps de désordre et de démagogie, sous des autorités impuissantes ou partiales, ni le créancier public, ni le créancier privé n'ont la force en main pour se faire payer, et les aiguillons, qui jadis poussaient le fermier vers le marché voisin, se sont émoussés ou rompus. Partant, il s'abstient d'y porter, et il a d'ailleurs d'excellentes raisons pour s'abstenir. Sur la route et à l'entrée des villes, les vagabonds et les affamés arrêtent et pillent les charrettes pleines ; au marché et sur la place, les femmes, avec des ciseaux, éventrent les sacs, ou la municipalité, contrainte par la populace, taxe les grains à prix réduit[21]. — Plus une ville est grande, et plus elle a de peine à garnir son marché ; car elle doit tirer de plus loin ses subsistances ; chaque département, chaque canton, chaque village, retient pour soi ses grains, par la réquisition légale ou par la force brutale ; impossible aux gros marchands de blé de faire leur négoce ; on les appelle accapareurs ; la foule envahit leurs magasins ; ce sont eux qu'elle pend de préférence[22]. Aussi bien, le gouvernement a proclamé que leurs spéculations sont des crimes ; il va mettre leur commerce en interdit, se substituer à eux[23]. — Mais, par cette substitution, il accroit encore la pénurie : les villes ont beau faire des collectes, taxer leurs riches, emprunter, s'obérer au delà de toutes leurs ressources[24], elles ne font qu'empirer le mal. Quand la municipalité de Paris dépense 12.000 francs par jour pour vendre à bas prix la farine dans ses Halles, elle en écarte les fariniers qui ne peuvent livrer leur farine à si bas prix ; pour les 600.000 bouches de Paris, il n'y a plus assez de farine aux Halles. Quand elle dépense 75.000 francs par jour pour indemniser les boulangers, elle attire chez eux toute la population de la banlieue, qui vient à Paris chercher le pain à plus bas prix ; pour les 700.000 bouches de Paris et de la banlieue, il n'y a plus assez de pain chez les boulangers. Qui arrive tard trouve la boutique vide ; en conséquence, chacun arrive tôt, puis plus tôt, dès l'aube, avant le jour, cinq ou six heures avant le jour. En février 1793, il y a déjà des queues matinales à la porte des boulangers ; elles s'allongent encore en avril, et deviennent énormes en juin[25]. Naturellement, faute de pain, on se rejette sur les autres aliments, et ils enchérissent ; ainsi, quoi qu'on mange, il en coûte davantage pour manger. Joignez à cela les diverses applications et contre-coups de la politique jacobine, qui viennent, par surcroît, ajouter à la cherté des subsistances en tout genre et aussi de tous les objets nécessaires. C'est l'horrible dégradation des routes, qui rend les transports plus lents et plus coûteux. C'est la défense d'exporter le numéraire et, partant, de s'approvisionner à l'étranger. C'est le décret qui oblige chaque compagnie industrielle ou commerciale, présente ou future, à verser annuellement dans le Trésor national le quart du montant de ses dividendes. C'est la révolte de la Vendée, qui prive Paris de 600 bœufs par semaine. C'est la consommation des armées, qui mangent la moitié des bœufs amenés sur le marché de Poissy. C'est la clôture de la mer et du continent, qui achève la ruine des manufactures et du grand commerce. C'est l'insurrection de Bordeaux, de Marseille et du Midi, qui exagère encore le prix des épiceries, sucre, savon, huile, chandelles, vins et eaux-de-vie[26]. — En moyenne, dans les premiers mois de 1793, la livre de bœuf vaut, en France, au lieu de 6 sous, 20 sous ; en mai, à Paris, l'eau-de-vie, qui six mois auparavant coûtait 35 sous, en coûte 94 ; en juillet, la livre de veau, au lieu de 5 sous, coûte 22 sous. De 20 sous, le sucre monte à 4 francs 10 sous ; une chandelle coûte 7 sous. — Poussée par les Jacobins, la France est entrée dans la misère noire, dans le premier cercle de l'enfer ; après le premier cercle, il en est d'autres, de plus en plus profonds, étroits et sombres ; sous la poussée des Jacobins, va-t-elle tomber dans le dernier ?

 

III

Manifestement, si, dans le corps social, la nutrition languit partout et s'interrompt par places, c'est que, dans l'appareil économique, une fibre intime est froissée. Manifestement, cette fibre est le sentiment par lequel l'homme tient à sa propriété, craint de la risquer, refuse de l'amoindrir et telle de l'accroître. Manifestement, dans l'homme réel, tel qu'il est construit, ce sentiment intense, tenace, toujours vibrant et agissant, est le magasin de force interne qui fournit les trois quarts et presque la totalité de l'effort soutenu, de l'attention calculatrice, de la volonté persévérante par laquelle l'individu se prive, s'ingénie, s'évertue, travaille fructueusement de ses mains, de son intelligence et de ses capitaux, produit, épargne et crée, pour soi comme pour autrui, des ressources et du bien-être[27]. — Jusqu'ici, ce sentiment n'a été froissé qu'à moitié, et on l'a froissé surtout dans la classe aisée ou riche ; partant, on n'a détruit que la moitié de son énergie utile, et l'on s'est privé surtout des services que rend la classe riche ou aisée ; on n'a guère supprimé que le travail du capitaliste, du propriétaire et de l'entrepreneur, le travail en grand, prévoyant, combiné, et ses produits qui sont les objets de luxe, les objets de commodité, et la présence universelle, la répartition facile, la distribution spontanée des denrées indispensables. Reste à écraser les portions survivantes de la fibre laborieuse et nourricière, à détruire le reste de son énergie utile, à l'extirper jusque dans le peuple, à supprimer, autant qu'il se pourra, le travail en petit, manuel, grossier et ses produits rudimentaires, à décourager le boutiquier infime, l'artisan et le laboureur, jusqu'à ôter à l'épicier du coin l'envie de vendre sa cassonade et ses chandelles, et au cordonnier du coin l'envie de faire des souliers, jusqu'à donner au meunier l'idée de déserter son moulin, au charretier l'envie d'abandonner sa charrette, jusqu'à persuader au fermier que désormais, pour lui, la sagesse consiste à se défaire de ses chevaux, à manger lui-même son porc[28], à ne plus engraisser de bœufs, et même à ne pas récolter sa moisson. — Tout cela, les Jacobins vont le faire ; car tout cela est l'effet infaillible de la théorie qu'ils ont proclamée et qu'ils appliquent. Selon cette théorie, l'instinct âpre, puissant et profond par lequel l'individu s'obstine à garder pour lui et pour les siens son avoir et ses produits, est justement la fibre malsaine qu'il faut tuer ou paralyser à tout prix ; son vrai nom est l'égoïsme, l'incivisme, et ses opérations sont des attentats contre la communauté, seule propriétaire légitime des biens et des œuvres, mieux encore, des personnes et des services. Corps et âmes, tout appartient à l'État, rien aux particuliers, et, en cas de besoin, l'État a le droit, non seulement de prendre les terres et les capitaux, mais encore de requérir et taxer, au prix qui lui plaît, les grains et le bétail, les voitures et les bêtes de trait, la chandelle et la cassonade, d'accaparer et de taxer, au prix qui lui plan, le travail du cordonnier, du tailleur, du meunier, du charretier, du laboureur, du moissonneur et du batteur en grange. Saisie universelle des hommes et des choses, voilà son office, et les nouveaux souverains s'en acquittent de leur mieux ; car, en pratique, la nécessité les talonne ; l'émeute gronde à leurs portes ; leur clientèle de cerveaux affolés et d'estomacs vides, la plèbe indigente et désœuvrée, la populace parisienne n'entend pas raison ; elle exige au hasard et à l'aveugle ; on est tenu de la satisfaire à l'instant, de bâcler coup sur coup les décrets qu'elle réclame, même impraticables et malfaisants, d'affamer les provinces pour la nourrir, de l'affamer demain pour la nourrir aujourd'hui. Sous les clameurs et les menaces de la rue, on va au plus pressé ; on cesse de considérer l'avenir, on ne pourvoit plus qu'au présent ; on prend où l'on trouve ; on prend de force ; on soutient la violence par la brutalité, on aide au vol par le meurtre ; on exproprie par catégories de personnes, on s'approprie par catégories d'objets ; après le riche, on dépouille le pauvre. — Pendant quatorze mois, le gouvernement révolutionnaire travaille ainsi des deux mains : d'une main, il achève la confiscation de la propriété, grande ou moyenne ; de l'autre, il procède à l'abolition de la petite. — Contre la propriété grande ou moyenne, il lui suffit d'étendre et d'aggraver les décrets antérieurs. — Spoliation des derniers corps subsistants : il confisque lesbiens des hôpitaux, des communes, de toutes les Sociétés scientifiques ou littéraires[29]. — Spoliation des créanciers de l'État et de tous les créanciers quelconques : il émet en quatorze mois pour 5100 millions d'assignats, parfois 1.400 millions, 2.000 millions par un seul décret, et il se condamne ainsi pour l'avenir à la banqueroute totale ; il démonétise les 1500 millions d'assignats à face royale ; il convertit et réduit arbitrairement la dette publique au moyen du Grand-Livre, ce qui est, de fait et déjà la banqueroute partielle et actuelle. Six mois de détention pour qui n'accepte pas les assignats au pair ; vingt ans de fers, s'il récidive ; la guillotine, si son intention était incivique : voilà pour les autres créanciers quelconques[30]. — Spoliation des particuliers, emprunt forcé d'un milliard sur les riches, réquisition des espèces monnayées contre des assignats au pair, saisie à domicile de l'argenterie et des bijoux, taxes révolutionnaires prodiguées jusqu'à épuisement, non seulement du capital, mais du crédit de la personne taxée[31], reprise par l'État de toutes les portions du domaine public engagées à des particuliers depuis trois siècles : combien d'années de travail faudra-t-il maintenant pour refaire les capitaux disponibles, pour reconstruire en France et remplir à nouveau ces réservoirs privés qui accumulent l'épargne et la déversent, comme un courant moteur, sur la grande roue de chaque entreprise ? Comptez de plus les entreprises détruites directement et de fond en comble par les exécutions révolutionnaires, les manufacturiers et négociants de Lyon, de Marseille et de Bordeaux proscrits en masse[32], guillotinés, en prison ou en fuite, leurs fabriques arrêtées, leurs magasins sous le séquestre, eaux-de-vie, savons, soieries, mousselines, cuirs, papier, serges, draps, toiles, cordages et le reste ; de même à Nantes sous Carrier, à Strasbourg sous Saint-Just, et partout ailleurs[33]. — Le commerce est anéanti, écrit de Paris un négociant suisse[34], et l'on dirait que, par système, le gouvernement s'applique à le rendre impossible. Le 27 juin 1793, la Convention ferme la Bourse ; le 15 avril 1794, elle supprime les compagnies financières et défend à tous banquiers, négociants et autres personnes quelconques de former aucun établissement de ce genre, sous aucun prétexte et sous quelque dénomination que ce soit. Le 8 septembre 1793, la Commune a fait poser les scellés chez tous les banquiers, agents de change, hommes d'affaires, marchands d'argent[35], et les met eux-mêmes sous les verrous ; par grâce, et considérant qu'ils sont obligés de payer les traites tirées sur eux, elle consent à les élargir, mais provisoirement et à condition qu'ils resteront aux arrêts chez eux, sous la garde de deux bons citoyens, à leurs frais. C'est aussi le cas, à Paris et dans les autres villes, non seulement pour les négociants notables, mais aussi pour les notaires et hommes de loi dépositaires de fonds et gérants de fortunes ; un sans-culotte à pique est dans leur cabinet, quand ils font leurs écritures, ou les accompagne dans la rue, quand 1s vont chez leurs clients. Imaginez l'état d'une étude ou d'un comptoir sous un pareil régime ; le patron liquide au plus vite, comme il peut, ne s'engage plus, réduit ses affaires au minimum. Plus inactifs encore, ses collègues, condamnés à l'oisiveté indéfinie et sous clef dans la prison commune, ne vaquent plus à aucune besogne. — Paralysie générale et totale des organes naturels qui, dans la vie économique, produisent, élaborent, reçoivent, emmagasinent ; conservent, échangent et transmettent par grosses masses ; et, par contre-coup, gêne, engorgement, atrophie des petits organes subordonnés, auxquels les grands ne fournissent plus le débouché, l'intermédiaire ou l'aliment.

Le tour des petits est venu ; tout souffrants qu'ils sont, ils fonctionneront comme en temps de santé, et ils fonctionneront de force : avec ses habitudes de logique raide et de prévoyance courte, la Convention porte violemment sur eux ses mains ineptes ; on les foule, on les pressure et on les meurtrit pour les guérir. Défense aux cultivateurs de vendre, sauf au marché, avec obligation pour chacun d'y porter sa quote-part, tant de sacs par semaine, et razzias militaires pour les contraindre à livrer leur quote-part[36] ; ordre aux boutiquiers de mettre en vente journellement et publiquement les marchandises et denrées de première nécessité qu'ils détiennent ; établissement d'un prix maximum au-dessus duquel nul ne pourra vendre le pain, les farines et les grains, les légumes et les fruits, le vin, le vinaigre, le cidre, la bière et les eaux-de-vie, la viande fraiche, la viande salée, le lard, le bétail, les poissons secs, salés, fumés ou marinés, le beurre, le miel, le sucre et l'huile douce, l'huile à brûler, la chandelle, le bois à brûler, le charbon de bois et le charbon de terre, le sel, le savon, la soude et la potasse, les cuirs, les fers, l'acier, la fonte, le plomb et le cuivre, le chanvre, le lin, les laines, les toiles et les étoffes, les sabots, les souliers et le tabac ; crime d'accaparement et peine capitale pour celui qui en garde au delà de sa consommation ; amendes énormes, prison, pilori pour qui vend au delà du prix fixé[37] : tels sont les expédients directs et simples du gouvernement révolutionnaire, et voilà son invention propre, pareille à celle du sauvage qui abat l'arbre pour avoir le fruit. — Car, après la première application du maximum, le boutiquier ne peut plus continuer son commerce ; attirés par le bas prix soudain et forcé, les chalands en foule ont vidé sa boutique dès les premiers jours[38] ; ayant vende ses marchandises pour la moitié de ce qu'elles lui ont coûté[39], il n'est rentré qu'à moitié dans ses avances. Partant, il ne peut renouveler son assortiment qu'à moitié, moins qu'à moitié, puisqu'il n'a pu solder ses achats, que son crédit va baissant, que les représentants en mission lui ont pris son numéraire, son argenterie et le restant de ses assignats. C'est pourquoi, le mois suivant, les acheteurs ne trouvent, sur les planches de sa devanture dégarnie, que des rogatons ou des rebuts.

Pareillement, après la proclamation du maximum[40], le paysan refuse de porter ses denrées au marché, et l'armée révolutionnaire n'est pas là partout pour les lui enlever de force. Il laisse sa récolte en gerbes le plus longtemps qu'il peut, et se plaint de ne pas trouver de batteurs en grange. Au besoin, il enfouit ses grains, ou il en nourrit son bétail. Souvent il les troque contre du bois, contre un quartier de porc, contre une journée de travail. La nuit, il fait six lieues pour les voiturer dans le district voisin, où le maximum local est fixé plus haut. Autour de lui, il sait quels particuliers ont encore des écus sonnants, et, sous main, il les approvisionne. Surtout, il dissimule son abondance, et, comme autrefois, il fait le misérable. Il s'entend avec les autorités du village, avec le maire ou l'agent national, aussi intéressés que lui à éluder la loi ; il graisse la patte à qui de droit. Finalement, il se laisse poursuivre et saisir, il va en prison, il lasse par son obstination l'insistance administrative. C'est pourquoi, de semaine en semaine, il arrive moins de farine, de blé, de bétail sur le marché, et la viande chez le boucher, le pain chez le boulanger, deviennent plus rares. — Ayant ainsi paralysé les petits organes de l'offre et de la vente, les Jacobins n'ont plus qu'à paralyser le travail lui-même, les mains habiles, les bras agissants et forts. Pour cela, il suffit de remplacer les libres ateliers privés par l'atelier national obligatoire, le travail à la tâche par le travail à la journée, l'attention énergique de l'ouvrier qui s'embauche à conditions débattues et s'applique pour gagner davantage, par la mollesse inattentive de l'ouvrier racolé de force, peu payé et payé, même s'il gâche et flâne. C'est ce que font les Jacobins en requérant, d'autorité, les ouvriers de toute espèce[41], tous ceux qui contribuent à la manipulation, au transport et au débit des denrées et marchandises de première nécessité, les gens de la campagne qui vaquent ordinairement aux travaux des récoltes, plus particulièrement, les batteurs en grange, les moissonneurs, les voituriers, les flotteurs de bois et aussi les cordonniers, les tailleurs, les ouvriers en fer, quantité d'autres. — En tous les points de l'organisme social, le même principe s'applique avec le même effet. Substituez partout la contrainte extérieure, artificielle et mécanique au stimulant interne, naturel et vivifiant, et vous n'obtiendrez que l'atrophie universelle ; ôtez aux gens leurs produits ; mieux encore, forcez-les, par la peur, à produire ; confisquez leur temps, leur peine et leurs personnes, réduisez-les à la condition de fellahs, créez en eux des sentiments de fellah, et vous n'aurez qu'un travail et un produit de fellah, c'est-à-dire un minimum de travail et de produit, partant, un produit insuffisant pour alimenter une population très dense, qui, multipliée par une civilisation supérieure et productive, ne pourra subsister longtemps sous un régime barbare, inférieur, improductif. Au bout de l'expropriation systématique et complète, on aperçoit l'effet final du système, non plus la disette, mais la famine, la famine en grand et l'anéantissement des vies par millions. — Parmi les Jacobins[42], quelques furieux, lucides à force de fureur, Guffroy, Antonelle, Jean Bon Saint-André, Collot d'Herbois, voient la conséquence et l'acceptent avec le principe ; les autres, qui refusent de voir la conséquence, n'en sont que plus obstinés pour appliquer le principe, et tous ensemble, les yeux fermés ou les yeux ouverts, travaillent de toute leur force à l'aggravation de la misère dont le spectacle lamentable s'étale en vain sous leurs regards.

 

IV

De Lyon, le 6 novembre 1793, Collot d'Herbois écrivait : Il n'y a pas ici de vivres pour deux jours. Et, le lendemain : La population actuelle de Lyon est de 130.000 âmes au moins ; il n'y a pas de subsistances pour trois jours. Puis, le surlendemain : Notre situation relativement aux subsistances est désespérante. Puis, le jour d'après : La famine va éclater[43]. — A côté de là dans le district de Montbrison, il ne reste plus, en février 1794, de nourriture et d'aliments pour le peuple ; tout a été requis et emporté, même les grains de semence, en sorte que les champs restent en friche[44]. — A Marseille, depuis le maximum, tout manque ; les pécheurs eux-mêmes ne sortent plus (en mer), et le secours des poissons manque pour les subsistances[45]. — A Cahors, malgré les réquisitions multipliées, le directoire du Lot et le représentant Taillefer[46] déclarent que les habitants sont réduits, depuis plus de huit jours, à ne manger que du pain de méteil, composé d'un cinquième de froment et le reste en orge, baillarge et millet. — A Nîmes[47], pour faire durer la provision de grains qui s'épuise, ordre aux boulangers et aux particuliers de ne plus tamiser la farine, d'y laisser le son, de pétrir et cuire la mouture du blé telle quelle. — A Grenoble[48], les boulangers ne cuisent pas, les habitants des campagnes n'apportent point de blé, les marchands enfouissent leurs marchandises, ou les font recéler par des voisins officieux, ou les exportent. — Ça va de mal en pis, écrivent les agents d'Huningue[49] ; on se hasarde même à dire qu'on donnerait telle ou telle chose aux bestiaux, plutôt que de la vendre en conformité de la taxe. — Partout, les habitants des villes sont mis à la ration, à une ration si mince qu'elle suffit juste pour les empêcher de mourir de faim. Depuis que je suis à Tarbes, écrit un autre agent[50], les individus y sont taxés à demi-livre de pain par jour, composé un tiers de froment, deux tiers de farine de mais ; et, le lendemain de la fête pour la mort du tyran, il n'y avait pas de pain, absolument pas. — Demi-livre de pain aussi à Évreux, et encore ne l'a-t-on qu'avec beaucoup de peine, ce qui oblige beaucoup de gens à aller dans les campagnes en demander pour de l'argent aux laboureurs[51] ; et, pain, farine ou blé, ceux-ci n'en ont guère, puisqu'ils ont été obligés d'apporter ce qu'ils en ont à Évreux pour les armées ou pour Paris.

C'est pis à Rouen et à Bordeaux : à Rouen, en brumaire, les habitants n'ont par tête et par jour qu'un quarteron de pain ; à Bordeaux, depuis trois mois, dit l'agent[52], la population couche à la porte des boulangers, pour y payer très chèrement un mauvais pain que souvent elle n'obtient pas.... On n'a pas cuit aujourd'hui, et demain on donnera demi-livre de pain par personne. Ce pain est fait d'avoine et de féveroles.... Les jours où l'on n'en a pas, on distribue des fèves, des châtaignes, du riz, mais en très petite quantité, quatre onces de pain, cinq onces de riz ou de châtaignes. Moi qui vous parle, j'ai déjà fait huit ou dix repas sans pain ; j'y renoncerais volontiers, si je pouvais le remplacer par des pommes de terre ; mais elles manquent aussi. Cinq mois plus tard, le jeûne dure encore, et il se prolonge jusqu'après la Terreur, non seulement dans la ville, mais par tout le département. Dans le district de Cadillac, dit Tallien[53], règne en ce moment la disette la plus absolue ; les citoyens des campagnes se disputent l'herbe des champs ; j'ai mangé du pain de chiendent ; hâve et défait, le paysan, avec sa femme et ses enfants pâles, va dans la lande déterrer des racines, et ses bras n'ont plus la force de pousser la charrue. Même spectacle dans tous les pays qui produisent peu de grains ou dont les greniers ont été vidés par la rafle révolutionnaire : En plusieurs districts de l'Indre, écrit le représentant en mission[54], les subsistances manquent absolument ; même, dans quelques communes, plusieurs habitants ont été réduits à l'affreuse nécessité de se nourrir de glands, de son et autres subsistances malsaines.... En particulier, les districts de la Châtre et d'Argenton sont réduits à périr de faim, s'ils ne sont pas promptement secourus.... La culture des terres est abandonnée, la majeure partie des administrés parcourent les départements voisins, pour y chercher leur subsistance. — Et il est douteux qu'ils la trouvent. Dans le Cher, les bouchers ne peuvent plus tuer, les magasins des marchands sont vides. Dans l'Allier, les boucheries et les marchés publics sont déserts, toutes espèces d'aliments et de légumes y ont disparu, les auberges sont fermées. Dans tel district de la Lozère, composé de cinq cantons dont un seul produit un excédent de seigle, on ne vit, depuis le maximum, que de réquisitions imposées au Gard et à la Haute-Loire ; ce que les représentants ont extorqué à ces deux départements a été distribué aux municipalités, et, par celles-ci, aux plus indigents ; bien des familles entières, bien des pauvres gens et même des riches ont souffert la privation du pain pendant six ou huit jours, et à diverses reprises[55]. Pourtant, ils ne font pas d'émeute ; ils supplient seulement, et tendent la main, les larmes aux yeux. — Telle est la diète et la soumission de l'estomac en province ; Paris est moins patient ; c'est pourquoi on lui sacrifie le reste[56], non seulement la fortune publique, le Trésor qui lui donne un ou deux millions par semaine[57], mais encore des régions entières qu'on affame à son profit, six départements qui doivent le fournir de grains, vingt-six départements qui doivent le fournir de porcs[58], au prix du maximum, par réquisition, avec la perspective de la prison et de l'échafaud en cas de refus ou Je recel, sous les baïonnettes ambulantes de l'armée révolutionnaire : avant tout, il faut nourrir la capitale. Voyons, sous ce régime de faveur, comment on vit et ce que l'on mange à Paris.

Rassemblements effrayants à la porte des boulangers, puis à la porte des bouchers et des épiciers, puis aux Halles pour le beurre, les œufs, le poisson et les légumes, puis au port et sur le quai pour le vin, le bois et le charbon, voilà le refrain incessant de tous les rapports de police[59]. — Et cela dure sans interruption pendant les quatorze mois du gouvernement révolutionnaire. Queues pour le pain, queues pour la viande, queues pour l'huile, le savon et la chandelle, queues pour le lait, queues pour le beurre, queues pour le bois, queues pour le charbon, queues partout[60] : il y en eut une qui commençait à la porte d'un épicier du Petit Carreau et qui s'allongeait jusqu'à la moitié de la rue Montorgueil[61]. Elles se forment dès trois heures du matin, dès une heure du matin, dès minuit, et vont grossissant d'heure en heure. Représentez-vous la file de ces misérables, hommes et femmes, couchés par terre[62] quand le temps est beau, sinon debout sur leurs jambes raidies et flageolantes, en hiver surtout, le dos sous la pluie et les pieds dans la neige, pendant tant de longues heures, dans les rues noires, infectes, à peine éclairées, encombrées d'immondices ; car, faute d'huile, on a éteint la moitié des réverbères ; faute d'argent, on ne repave plus, on ne balaye plus, les fumiers s'entassent le long des murailles[63]. La foule y patauge, elle-même aussi sale, dépenaillée, en souliers éculés et troués, puisque les cordonniers ne travaillent plus pour les particuliers, en linge crasseux, puisqu'il n'y a plus de savon pour blanchir ; et, au moral comme au physique, tous ces déguenillés qui se coudoient achèvent de se salir les uns les autres. — La promiscuité, le contact, l'ennui, l'attente et la nuit bichent la bride aux instincts grossiers ; en été surtout, la bestialité humaine et la polissonnerie parisienne se donnent carrière. Des filles du monde[64], leur rang, font leur métier ; c'est pour elles un intermède ; on entend de loin leurs propos agaçants, leurs rires immodérés ; et l'endroit leur est commode : sur le flanc de la queue, à deux pas, les portes entr'ouvertes des allées obscures invitent au tête-à-tête ; plusieurs de ces femmes, qui ont apporté leurs matelas, s'y couchent et y commettent mille horreurs. Excellent exemple pour les filles ou femmes d'ouvriers rangés, pour les servantes honnêtes qui entendent et voient. Des hommes, s'arrêtant sur chaque rang, choisissent leur Dulcinée ; d'autres, plus éhontés, se ruent en taureaux sur les femmes qu'ils embrassent l'une après l'autre. Ne sont-ce pas là les baisers fraternels du patriotisme jacobin ? Est-ce que la fille et la femme du maire Pache ne vont pas en donner dans les clubs aux sans-culottes ivres ? Et que peut dire la garde ? — Elle a bien assez de peine à contenir l'autre instinct animal, aveugle et sourd, exaspéré comme il l'est par la souffrance, par l'espérance et par la déception.

Aux approches de chaque boucherie, avant l'ouverture, les porteurs, courbés sous le poids de moitiés de bœufs, courent pour ne pas être assaillis par la foule qui se rue sur eux et semble dévorer des yeux la viande crue. Ils se font livrer passage, ils entrent par l'arrière-boutique, et l'on croit que la distribution va commencer ; des gendarmes, poussant leurs chevaux au galop, dispersent les groupes trop épais ; des scélérats, aux appointements de la Commune, font ranger les femmes en file, et, deux à deux, grelottantes, dans l'aube froide de décembre ou de janvier, chacune attend que son tour vienne. Mais, au préalable[65], en vertu de la loi, le boucher prélève la part des hôpitaux, des femmes grosses, des accouchées, des nourrices, et, de plus, malgré la loi, il prélève une autre part pour le comité révolutionnaire de sa section, pour le commissaire assistant et surveillant, pour les pachas et demi-pachas du quartier, enfin pour les clients riches qui le surpayent. A cet effet, des portefaix, formant de leurs larges épaules un rempart impénétrable devant la boutique, enlèvent des bœufs entiers ; eux servis, les femmes trouvent l'étal dégarni, et beaucoup, après s'être morfondues quatre heures durant, doivent s'en retourner les mains vides. — Devant cette perspective, les attroupements quotidiens s'alarment et deviennent houleux ; personne, sauf les premiers en ligne, n'est sûr d'avoir sa pitance ; celui qui est derrière regarde envieusement, avec une colère sourde, celui qui est devant. Des cris s'élèvent, puis des injures et des rixes ; les femmes[66] luttent avec les hommes de gros mots et de poussées ; on se bouscule. Tout d'un coup la queue se rompt ; chacun fonce en avant ; aux plus robustes et aux plus brutaux, la première place ; pour la prendre, il n'y a qu'à marcher sur ses voisins.

Coups de poing tous les jours[67] : quand un rassemblement reste tranquille, les observateurs en font la remarque. A l'ordinaire, on se bat[68], on s'arrache le pain des mains ; ceux qui n'en peuvent avoir forcent celui qui en a un de quatre livres à le partager en plusieurs morceaux. Les femmes poussent des cris déchirants... Les enfants, envoyés par leurs parents, sont battus ; les faibles sont jetés dans le ruisseau. Dans la distribution des moindres denrées[69], c'est la force qui décide, la force des reins et des bras ; plusieurs femmes, ce matin, écrit l'agent, ont failli perdre la vie pour obtenir un quarteron de beurre. — Plus sensibles et plus violentes que les hommes, elles n'entendent ou ne veulent entendre aucune raison[70] : elles fondent, comme des harpies, sur les charrettes qui arrivent au marché ; elles frappent les conducteurs, elles répandent sur le pavé le beurre et les légumes, elles s'étouffent et se renversent elles-mêmes par l'impétuosité de leur assaut ; plusieurs, foulées aux pieds, presque écrasées, sont emportées demi-mortes. Chacun pour soi ; les estomacs creux sentent que, pour être servis, il faut se servir soi-même, devancer autrui, ne plus attendre la distribution, le déchargement, ou même l'arrivée des subsistances. — Un bateau de vins ayant été signalé, la foule s'est précipitée pour le piller, et le bateau a sombré, probablement avec beaucoup des envahisseurs[71]. D'autres attroupements, aux barrières, arrêtent les voitures des paysans et s'emparent des denrées avant qu'elles arrivent aux Halles. En avant des barrières, des enfants et des femmes lancent des pierres aux laitiers, pour les contraindre à décharger et à les fournir sur place. Plus loin encore, à une ou deux lieues sur les grands chemins, des bandes parisiennes vont de nuit intercepter et saisir l'approvisionnement de Paris : Ce matin, dit un surveillant, le faubourg Saint-Antoine, s'est dispersé sur la route de Vincennes et a pillé tout ce qu'on apportait à la capitale : les uns payaient, les autres emportaient sans rien payer.... Les paysans désolés jurent de ne plus rien apporter, et la disette croit, par l'effort de chacun pour s'en préserver.

En vain le gouvernement réquisitionne pour Paris, comme pour une place en état de siège, et fixe sur le papier la quantité de grains que chaque département, chaque district, chaque canton, chaque commune doit envoyer à la capitale. — Naturellement, chaque département, district, canton ou commune fait effort pour garder ses subsistances[72] ; charité bien ordonnée commence par soi. Au village surtout, le maire et les membres de la municipalité, cultivateurs eux-mêmes, sont tièdes, quand il s'agit de s'affamer et d'affamer la commune au profit de la capitale ; ils déclarent, au recensement, moins de grains qu'il n'y en a ; ils allèguent raisons et prétextes, ils dupent ou subornent le commissaire aux subsistances, qui est étranger, incompétent et besogneux : on le fait boire et manger, on lui garnit son portefeuille, il devient coulant sur les livraisons, il souffre que le village s'acquitte aux trois quarts, à moitié, souvent en blés gâtés ou mélangés, en mauvaise farine ; ceux qui n'ont pas de grains rouillés s'en procurent auprès de leurs voisins ; au lieu de 100 quintaux, il n'en part que 50, et, dans les halles de Paris, non seulement la quantité des grains est insuffisante, mais le blé noircit ou germe, et la farine moisit. — En vain le gouvernement prend les boulangers, les bouchers et les épiciers pour dépositaires et pour commis, ne leur alloue que 5 ou 10 pour 100 de bénéfice sur la vente au détail des denrées qu'il leur livre en gros, et crée dans Paris, aux frais de la France, une baisse factice. — Naturellement, le pain[73], qui, grâce à l'État, coûte trois sous dans Paris, sort furtivement de Paris pour aller dans la banlieue, où on le paye six sous ; même écoulement furtif pour les autres denrées que l'État fournit aux mêmes conditions aux autres marchands ; la taxe est un poids qui les entraîne hors de la boutique ; elles glissent comme une eau sur une pente, non seulement hors de Paris, mais dans Paris. — Naturellement, les épiciers font colporter sous le manteau leur sucre, leur chandelle, leur savon, leur beurre, leurs légumes secs, leurs pâtes et le reste dans les maisons particulières qui les achètent à tout prix. — Naturellement, le boucher réserve ses grosses pièces de viande et ses morceaux de choix pour les grands traiteurs, pour ses clients riches, qui le payent aussi cher qu'il veut. — Naturellement, quiconque a l'autorité ou la force en use pour s'approvisionner le premier, largement et par préférence ; on a vu les prélèvements des comités, surveillants et agents révolutionnaires ; tout à l'heure, quand les bouches seront rationnées, chaque potentat se fera délivrer plusieurs rations pour sa seule bouche ; en attendant[74], aux barrières, des patrouilles de garde s'approprient les denrées qui arrivent, et, le lendemain, à l'ordre du jour, c'est à peine si, bien doucement, on les gronde un peu.

Tel est le double effet du système : non seulement l'approvisionnement de Paris est court ou mauvais, mais les consommateurs ordinaires, les gens de la queue n'en obtiennent qu'une portion, et la pire[75]. Tel surveillant, qui est venu chercher à la halle au blé un échantillon de farine, écrit qu'on ne peut l'appeler farine[76]... C'est du son moulu, et non une substance nutritive ; on force les boulangers à la prendre ; la halle n'est, en très grande partie, approvisionnée que de cette farine. Et, vingt jours plus tard : Les subsistances sont toujours très rares et de mauvaise qualité : le pain est détestable au goût, il donne des maladies dont bien des citoyens sont affectés, telles qu'une espèce de dysenterie, des maladies inflammatoires. — De même, trois mois après, en nivôse : On se plaint toujours de la mauvaise qualité du pain, qui rend, dit-on, beaucoup de personnes malades ; il occasionne des douleurs inouïes d'entrailles, accompagnées d'une fièvre qui mine. — En ventôse, disette extrême en tout genre[77], surtout en fait de viande. Des femmes, place Haubert, passent six heures à la queue, sans en obtenir un quarteron ; dans plusieurs étaux, elle manque tout à fait. Il n'y en a pas une once, pas même de quoi faire du bouillon pour les malades ; les ouvriers n'en trouvent point dans leurs gargotes et se passent de soupe : ils vivent de pain et de harengs saurs. Quantité de gens se lamentent cc de n'avoir pas mangé de viande depuis quinze jours ; des femmes disent qu'elles n'ont pas mis le pot-au-feu depuis un mois. — Cependant, les légumes sont d'un rare étonnant et d'un prix excessif :... deux sous, une malheureuse carotte, et autant, deux petits poireaux ; sur 2.000 femmes qui attendent à la Halle une distribution de haricots, on ne peut en donner qu'à 600 ; les pommes de terre montent en une semaine de 2 à 3 francs le boisseau ; la farine de gruau ou de pois triple de prix. Les épiciers n'ont plus de cassonade, même pour les malades, et ne délivrent la chandelle et le savon que par demi-livre. — Quinze jours après, en certains quartiers, la chandelle manque tout à fait, sauf dans le magasin de la section qui est presque vide et n'en accorde qu'une par personne ; nombre de ménages se couchent avec le soleil, faute de lumière, ou ne peuvent cuire leur dîner, faute de charbon. — Les œufs surtout sont vénérés comme des divinités invisibles, et, du beurre absent, on fait un Dieu[78]. — Si cela continue, disent des ouvriers, il faudra nous égorger les uns les autres, puisqu'il n'y a plus rien pour vivre[79]. — Des femmes malades[80], des enfants au berceau sont étendus dans la neige, au cœur même de Paris, rue Vivienne, sur le pont Royal, et restent ainsi bien avant dans la nuit, pour demander l'aumône au passant... On est arrêté à chaque pas par des mendiants de l'un ou l'autre sexe, la plupart sains et robustes et qui, disent-ils, mendient, faute d'ouvrage. Sans compter les faibles et les infirmes qui ne peuvent affronter la queue, qu'on ne voit pas souffrir, qui meurent lentement et silencieusement à domicile, on ne rencontre dans les rues, dans les marchés que des figures d'affamés et d'affolés, une foule immense de citoyens, courant, se précipitant les uns sur les autres, poussant des cris, répandant des larmes et offrant partout l'image du désespoir[81].

 

V

Si la pénurie est telle, disent les Jacobins, c'est que les décrets contre l'accaparement et contre la vente au-des, sus du maximum ne sont pas exécutés à la lettre ; c'est que l'égoïsme du cultivateur et la cupidité du marchand ne sont pas contenus par la peur ; c'est que les délinquants échappent trop souvent à la peine légale. Appliquons cette peine en toute rigueur ; aggravons-la contre eux et contre leurs suppôts ; serrons l'écrou de la machine à contrainte. Recensement nouveau et vérifié des subsistances, perquisitions à domicile, saisies des provisions particulières que l'on estime trop amples[82], rationnement étroit de chaque consommateur, gamelle uniforme obligatoire pour tous les détenus, pain d'égalité, gris et à base de son, pour toutes les bouches mangeantes, défense d'en fabriquer d'autre, confiscation des bluteaux ou tamis[83], responsabilité individuelle et personnelle de tout administrateur dont les administrés résistent ou se dérobent aux fournitures exigées, séquestre de ses biens et de sa personne, amendes, prison, pilori, guillotine pour hâter les réquisitions ou réprimer le commerce libre : tous les engins d'épouvante travaillent de leur grand jeu, notamment contre les laboureurs et les fermiers.

A partir d'avril 1794[84], on voit les cultivateurs arriver par troupes dans les prisons ; eux aussi, la Révolution les a frappés, et, d'un air morne, ahuri, ils errent dans le préau, dans les corridors, ne comprenant plus rien au train dont va le monde. On a eu beau leur expliquer que leur récolte est une propriété nationale et qu'ils n'en sont que les dépositaires[85] ; jamais le principe nouveau n'est entré et n'entrera dans leur cervelle durcie ; toujours, par habitude et par instinct, ils iront à l'encontre. — Épargnons-leur cette tentation ; retirons de leurs mains et prenons en fait toute leur récolte ; que l'Etat devienne en France l'unique dépositaire et distributeur des grains ; qu'il achète seul et qu'il vende seul tous les grains au prix fixé. En conséquence, à Paris[86], le Comité de salut public met d'abord en réquisition toutes les  avoines existantes dans l'étendue de la République... dans le délai de huit jours, tout possesseur d'avoine sera tenu d'en faire le versement dans le magasin qui lui sera désigné par l'administration du district au prix du maximum ; sinon, suspect et puni comme tel. Cependant, en province, par un arrêté plus compréhensif encore, Paganel, dans le Tarn, Dartigoyte, dans le Gers et dans la Haute-Garonne[87], enjoignent à chaque commune d'établir chez elle des greniers publics ; ordre à tous les citoyens d'y verser leurs provisions en grains et en farines, froment, méteil, seigle, orge, avoine, millet, blé noir, et au prix du maximum ; nul ne pourra garder chez soi au delà de sa provision d'un mois, 50 livres de farine ou blé par personne ; de cette façon, l'État, qui tient la clef des magasins, pourra opérer le nivellement salutaire des subsistances, de département à département, de district à district, de commune à commune, d'individu à individu ; un garde-magasin veillera sur chacun de ces greniers d'abondance ; la municipalité elle-même délivrera les rations ; de plus, elle prendra les mesures convenables pour que les fèves et légumes soient, au fur et à mesure de leur maturité, distribués économiquement sous sa surveillance, tant par tête, et toujours au prix du maximum. Sinon, destitution, arrestation et comparution devant le tribunal criminel extraordinaire. — Cela fait, et les fruits du travail étant répartis, il ne reste qu'à répartir le travail lui-même. A cet effet, Maignet[88], dans le Vaucluse et dans les Bouches-du-Rhône, prescrit à chaque municipalité de dresser sur-le-champ deux listes, l'une de ses journaliers, l'autre de ses propriétaires : quand un propriétaire aura besoin de cultivateurs à la journée, il viendra en demander à la municipalité ; celle-ci lui en assignera tant, selon l'ordre du tableau, avec une carte pour lui et des numéros pour les manœuvres désignés. Deux ans de fers et le pilori pour tout ouvrier qui ne s'est pas fait inscrire au tableau ou qui exige un salaire au-dessus du maximum. Deux ans de fers, le pilori et 300 livres d'amende pour tout propriétaire qui engage un ouvrier non inscrit au tableau ou qui le salarie au-dessus du maximum. — Après cela, il n'y a plus, en pratique, qu'à faire dresser et à tenir à jour les nouveaux registres de noms et de chiffres dans les trente mille municipalités qui ne savent pas compter et qui savent à peine écrire ; à bâtir un vaste grenier public ou à réquisitionner trois ou quatre granges par commune pour y faire pourrir les grains mal séchés et confondus ; à payer 100.000 gardes-magasins et mesureurs incorruptibles qui ne détourneront rien du dépôt pour leurs amis ni pour eux-mêmes ; à joindre aux 35.000 employés de la commission des subsistances[89] 200.000 scribes municipaux qui abandonneront leur métier ou leur charrue pour faire gratuitement les distributions quotidiennes ; plus précisément, à entretenir quatre à cinq millions de gendarmes parfaits, un dans chaque famille, à demeure, pour assister aux achats, ventes ou transactions de chaque journée et pour vérifier chaque soir le contenu de la huche ; bref, à mettre la moitié des Français aux trousses de l'autre moitié. — A ces conditions, la production et la distribution des subsistances sont assurées : il suffit, pour y pourvoir, d'instituer par toute la France la conscription du travail et la captivité des grains.

Par malheur, le paysan n'entend pas la théorie et entend les affaires ; il calcule de près, et les faits d'après lesquels il raisonne, tous positifs, patents et terre à terre, le conduisent à un autre avis[90] : En messidor, on m'a pris toute mon avoine de l'an dernier à 14 francs en assignats, et en thermidor, on me prendra à 11 francs toute mon avoine de cette année : à ce taux-là je n'en sèmerai plus ; aussi bien n'en ai-je plus besoin pour moi, puisqu'on m'a pris mes chevaux, pour les charrois de l'armée. Faire du seigle et du blé, beaucoup de seigle et beaucoup de blé comme autrefois, c'est aussi travailler à perte ; je n'en ferai plus qu'un peu pour moi, et encore, si on me réquisitionne tout, même ma provision de l'année, j'aime mieux laisser mon champ en friche. Voilà qu'on a pris les cochons vivants au-dessus de trois mois ; par précaution, j'ai tué le mien d'avance, et il est maintenant dans le saloir ; mais on va réquisitionner le salé, comme le reste ; les nouveaux mange-tout sont pires que les anciens. Encore six mois, et nous mourrons de faim ; mieux vaut se croiser les bras tout de suite, aller en prison ; là du moins, nous serons nourris à ne rien faire. Effectivement, ils se laissent incarcérer, petits propriétaires et fermiers, par milliers, et Lindet[91], à la tête de la commission des subsistances, découvre avec effroi que les terres ne sont plus cultivées, qu'on n'élève plus de bestiaux, que, l'an prochain, il n'y aura pas de quoi manger en France et que peut-être, cette année même, il n'y aura pas de quoi manger.

Car un événement extraordinaire s'est produit, inouï en Europe, presque incroyable pour qui tonnait le paysan français et son attache au travail. Sur ce champ qu'il a labouré, ensemencé, fumé, hersé et nettoyé de ses mains avec tant de peine, cette précieuse moisson, qui est sa moisson et que depuis sept mois il couve de toute la convoitise de ses yeux, à présent qu'elle est mûre, il ne veut point prendre la peine de la faire ; ce serait de la peine prise pour autrui ; puisque la récolte présente est pour le gouvernement, que le gouvernement en supporte les derniers frais ; qu'il se charge lui-même de couper, mettre en gerbes, botteler, transporter et battre en grange. Là-dessus, les représentants en mission s'exclament, et chacun, selon son caractère, enfle ou adoucit sa voix. Beaucoup de cultivateurs, écrit Dartigoyte[92], affectent pour cette superbe récolte une insouciance inconcevable ; il faut l'avoir vu, comme moi, pour croire combien les blés sont négligés dans certaines parties, combien ils sont étouffés par l'herbe.... Mets en réquisition, si le cas l'exige, un certain nombre d'habitants de telle ou telle commune pour travailler dans telle autre.... Il faut punir comme mauvais citoyen, comme royaliste, tout homme qui se refuserait au travail, le jour de la décade excepté. — Généreux amis de la nature, écrit Ferry[93], introduisez, perpétuez autour de vous l'usage des travaux communs, et commencez par cette moisson.... N'épargnez pas ces oisives et ces oisifs, parasites de la société, dont vous avez sans doute quelques-uns parmi vous. Eh quoi ! nous souffririons parmi nous des paresseux et des paresseuses ! Où serait donc la police républicaine ?... Aussitôt après la réception du présent arrêté, les officiers municipaux de chaque commune convoqueront les citoyennes au Temple de l'Éternel et leur enjoindront, au nom de la loi, de se livrer au travail de la moisson. Les femmes qui auront manqué à ce devoir patriotique seront exclues des assemblées, des fêtes nationales, et les bonnes citoyennes sont invitées à les exclure de leur maison. Les bons citoyens sont invités à donner à cette fête champêtre le caractère sentimental qui lui convient. — Et le programme s'exécute, tantôt sous forme d'idylle, tantôt à la façon d'une corvée. Autour d'Avignon[94], le général commandant, les bataillons de volontaires, les patriotes, les femmes et les filles de patriotes s'inscrivent parmi les moissonneurs. Autour d'Arles, la municipalité met tous les habitants en réquisition ; des patrouilles sont envoyées dans les campagnes pour faire travailler à la moisson tous ceux qui s'occupaient d'autres ouvrages. De son côté, la Convention ordonne[95] d'élargir provisoirement les laboureurs, manouvriers, moissonneurs, brassiers et artisans de profession, des campagnes, bourgs et communes dont la population est au-dessous de 1200 habitants, et qui sont détenus comme suspects. En d'autres termes, la nécessité physique a imposé silence à la théorie inepte ; avant tout, il fallait rentrer la moisson, rendre au travail les bras indispensables. Les conducteurs de la France ont été contraints d'enrayer, ne fût-ce que pour un moment et au dernier moment, à l'aspect du gouffre béant, de la famine prochaine et présente ; la France y glissait, et, si elle ne s'y engloutit pas, c'est par miracle. — Quatre hasards simultanés, à la dernière heure, la retiennent suspendue sur l'extrême bord. Par une chance unique[96], l'hiver a été très doux ; les légumes, qui suppléent à la rareté du pain et tiennent lieu de la viande absente, fournissent des aliments dès avril et mai, et la moisson, saine, magnifique, presque spontanée, est en avance de trois semaines. — Par une seconde chance, le grand convoi d'Amérique, 116 navires chargés de grains, arrive à Brest, le 8 juin 1794, malgré la croisière anglaise, grâce au sacrifice de la flotte qui l'a couvert et qui, huit jours auparavant, s'est fait écraser pour lui. — Par un troisième coup de fortune, les armées victorieuses sont entrées dans les pays ennemis et se nourrissent de réquisitions sur l'étranger, en Belgique, dans le Palatinat, dans les provinces frontières d'Italie et d'Espagne. — Enfin, par un suprême bonheur, Robespierre, Saint-Just, Couthon, la Commune de Paris, les Jacobins à principes sont guillotinés le 28 juillet, et, avec eux, tombe le socialisme autoritaire ; désormais l'édifice jacobin s'effondre, par grandes lézardes. En fait, le maximum n'est plus maintenu ; à la fin de décembre 1794, la Convention l'abolit, en droit : les cultivateurs vendent à leur volonté et à deux prix, selon qu'on les paye en assignats ou en argent ; ils ont repris espoir, confiance et courage ; d'eux-mêmes, en octobre et novembre 1794, ils font leurs labours et leurs semailles, et d'eux-mêmes, encore plus allègrement, ils feront leur moisson en juillet 1795. — Mais, d'après le découragement où les avait plongés quatre mois du système, on peut juger de l'abattement dans lequel ils seraient tombés sous le système indéfiniment maintenu. Très probablement, sur la moitié du territoire, la culture, au bout d'un an ou deux, fût devenue nulle ou improductive. Déjà sous toutes les exhortations ou menaces, le paysan demeurait inerte, en apparence insensible et sourd, comme une bête de somme surmenée qui, sous les coups, s'entête, ou s'abat et ne bouge plus. Manifestement, il n'eût plus bougé du tout, si Saint-Just, le tenant à la gorge, l'eût garrotté de la tête aux pieds, comme il avait fait à Strasbourg, dans les nœuds multipliés de son utopie spartiate ; on. aurait vu à quoi se réduit le travail et le rien qu'il produit quand il est exécuté par des manœuvres de l'État, par des mannequins administratifs, par des automates humanitaires. L'expérience avait été faite en Chine au onzième siècle, et selon les principes, longtemps, régulièrement, par la main de l'État omnipotent et bien outillé, sur les hommes les plus laborieux et les plus sobres du monde, et ces hommes étaient morts, par myriades, comme des mouches. Si les Français, à la fin de 1794 et pendant les années suivantes, ne sont pas morts comme des mouches, c'est que le régime jacobin s'est détendu trop tôt.

 

VI

Mais, si le régime jacobin, en dépit de ses fondateurs survivants, se détend par degrés à partir de thermidor, si la principale ligature, celle qui serrait l'homme au cou, s'est cassée au moment où l'homme suffoquait, les autres, qui l'enveloppent encore, tirent toujours, sauf à déplacer leur étreinte ; même plusieurs courroies, horriblement raidies, entrent plus avant dans sa chair. — En premier lieu, les réquisitions continuent ; nul autre moyen d'approvisionner les armées et les villes ; le gendarme est toujours en route pour faire verser par chaque village son contingent de grains, et au prix légal. Garnisaires, confiscations, amendes et prison pour les récalcitrants : on les mène et on les garde dans la maison d'arrêt du district, à leurs frais, hommes et femmes, vingt-deux, le 17 pluviôse an III, dans le district de Bar-sur-Aube ; quarante-cinq, le 7 germinal, dans le district de Troyes ; quarante-cinq, le même jour, dans le district de Nogent-sur-Seine ; vingt autres, huit jours plus tard, dans le même district et dans la seule commune de Traine[97]. — Certainement, la condition des cultivateurs n'est pas douce, et l'autorité publique, servie par la force publique, leur extorque tout ce qu'elle peut, au prix qu'elle veut ; de plus, elle va bientôt exiger d'eux la moitié de leurs contributions en nature, et notez qu'en ce temps-là les seules contributions directes prélèvent 12 à 13 sous par franc de revenu Néanmoins, sous cette condition, qui est celle des laboureurs en pays musulman, le paysan français, comme le paysan syrien ou tunisien, peut subsister ; car, par l'abolition du maximum, les transactions privées sont redevenues libres, et, de ce côté, il se dédommage. Comme il vend aux particuliers et même aux villes[98] de gré à gré, à conditions débattues, il leur vend aussi cher qu'il veut, d'autant plus cher que les réquisitions légales ont à demi vidé les granges, et qu'il y a moins de sacs pour plus d'acheteurs ; partant, ce qu'il perd avec le gouvernement, il le regagne sur les particuliers ; en somme, il a du bénéfice, et voilà pourquoi il persiste à cultiver.

Mais tout ce poids dont il s'allège retombe sur l'acheteur accablé, et, par un autre effet de l'institution révolutionnaire, ce poids, déjà énorme, va s'alourdissant jusqu'au décuple, puis jusqu'au centuple. — En effet, la seule monnaie que les particuliers ont dans les mains se fond dans leurs mains et s'anéantit d'elle-même. Sitôt que la guillotine a cessé de jouer, l'assignat, déchu de sa valeur factice, est descendu à sa valeur réelle. En août 1794, il perd 66 pour 100 ; en octobre, 72 ; en décembre, 78 ; en janvier 1794, 81 pour 100 ; et, à partir de cette date, les émissions incessantes, monstrueuses, 500 millions, puis un milliard, puis un milliard et demi, enfin deux milliards, par mois[99], précipitent la baisse. Plus les assignats sont dépréciés, plus le gouvernement est obligé d'en émettre pour subvenir à sa dépense, et, plus il en émet, plus il les déprécie, de sorte que la baisse accroit l'émission qui accroit la baisse, et ainsi de suite, tant qu'enfin l'assignat se réduit à rien. Le 11 mars 1795, le louis d'or se vend, en assignats, 205 francs ; le 11 mai, 400 ; le 12 juin, 1.000 ; au mois d'octobre, 1.700 ; le 13 novembre, 2850 ; le 21 novembre, 3000, et, six mois après, 19.000. Partant, l'assignat de 100 francs vaut, en juin 1795, 4 francs ; en août, 3 francs ; en novembre, 15 sous, puis 5 sous. Naturellement, toutes les denrées ont haussé à proportion : le 2 janvier 1793, à Paris, en assignats, la livre de pain coûte 50 francs ; la livre de viande, 60 francs ; la livre de chandelles, 180 francs ; un boisseau de pommes de terre, 200 francs ; une bouteille de vin, 100 francs. Là-dessus, figurez-vous, si vous pouvez, la détresse des malheureux rentiers, pensionnaires, employés, ouvriers des villes, artisans sans ouvrage[100], bref de tous ceux qui, pour vivre, n'ont plus qu'un mince paquet d'assignats, ou dont les bras ne sont point loués pour les besognes indispensables, et qui, directement, de leurs propres mains, ne produisent pas le vin, la chandelle, la viande, les pommes de terre et le pain.

Aussitôt après l'abolition du maximum[101], le cri de la faim a redoublé ; de mois en mois, il éclate plus douloureux et plus fort, à mesure que les subsistances deviennent plus chères, surtout dans l'été de 1795, aux approches de la moisson, quand les greniers remplis par la récolte de 1794 achèvent de se vider. Et les affamés qui crient sont des millions : car, en France, plusieurs départements ne produisent pas assez de grains pour leur consommation ; dans les départements fertiles en blé, c'est aussi le cas pour plusieurs districts ; c'est le cas pour toutes les villes, grandes et petites ; et, dans chaque village, quantité de paysans jeûnent, parce qu'ils n'ont point de terre pour en tirer des aliments, ou parce que la force et la santé, le travail et le salaire leur manquent. — Depuis plus de quinze jours, écrit une municipalité de Seine-et-Marne[102], au moins 200 citoyens de notre commune sont sans pain, sans blé et sans farine ; leur nourriture n'a été que de son et de légumes. Nous avons la douleur de voir des enfants rester sans aliments, les nourrices desséchées ne pouvant plus les allaiter, des vieillards tomber d'inanition, des jeunes gens rester dans les champs, de faiblesse, ne pouvant plus travailler... Et les autres communes du district sont dans une position à peu près égale. — Même spectacle dans toute l'Ile-de-France, dans toute la Normandie, dans toute la Picardie. Autour de Dieppe, dans la campagne[103], des communes entières se nourrissent d'herbes et de son... — Citoyens représentants, écrivent les administrateurs, nous ne pouvons plus y tenir ; nos concitoyens nous reprochent de les avoir dépouillés de tous leurs grains en faveur des grandes communes. — Tous nos moyens de subsistance sont épuisés, écrit le district de Louviers[104] ; on est réduit ici, depuis plus d'un mois, à manger du pain de son et d'herbes bouillies, et cette nourriture grossière devient elle-même très rare. Considérez que nous avons 71.000 administrés qui, en ce moment, sont en proie aux plus grandes horreurs de la disette, et qu'il en a péri déjà un grand nombre, les uns de faim, les autres des maladies occasionnées par les mauvais aliments dont ils se nourrissent. — Dans le district de Caen[105], les pois verts, les pois à chevaux, les fèves, les orges hâtives, les seigles sont attaqués ; les mères et les enfants se jettent dessus, en plein champ, faute d'autre nourriture ; tous les légumes sont déjà consommés ; les meubles, l'aisance de la classe indigente, sont devenus la proie du cultivateur égoïste ; cette classe n'a plus rien à vendre, rien conséquemment à employer pour se procurer un morceau de pain. — Impossible, écrit le représentant en mission, d'attendre la récolte sans de nouveaux secours. Tant qu'il a existé du son, le peuple en a mangé ; il ne peut plus en trouver aujourd'hui, et le désespoir est à son comble. Le soleil n'a pas paru depuis que je suis ici ; la moisson sera retardée d'un grand mois. Que faire ? que devenir ? — En Picardie, écrit le district de Beauvais[106], la grande majorité des communes rurales parcourt les bois, pour y chercher des champignons, des baies, des fruits sauvages. On se croit heureux, dit le district de Bapaume, de pouvoir partager la nourriture des animaux. — Dans beaucoup de communes, mande le district de Verviers, les habitants sont réduits à ne vivre que d'herbages. Une foule de familles, des communes entières, dit le commissaire du district de Laon, sont, depuis deux et trois mois, sans pain et ne vivent que de son ou d'herbes... Souvent des mères de famille, des enfants, des vieillards, des femmes enceintes, qui viennent demander du pain au Directoire, tombent en défaillance dans ses bras.

Pourtant, si grande que soit la disette dans les campagnes, elle est pire dans les villes ; et la preuve en est que les affamés de la ville se répandent dans la campagne pour y chercher n'importe quels vivres, n'importe comment, et le plus souvent en vain. — Les trois quarts de nos concitoyens, écrit la municipalité de Rozoy[107], sont forcés de quitter leurs travaux pour courir deçà delà dans la campagne, chez les cultivateurs, demander du pain à prix d'argent, avec plus de prières que ne font les plus malheureux indigents, et la majeure partie ne reviennent que les yeux baignés de larmes, de ne pouvoir trouver, non pas seulement un boisseau de blé, mais une livre de pain. — Hier, écrit la municipalité de Montreuil-sur-Mer[108], il est parti plus de deux cents citoyens pour aller mendier dans les campagnes, et, s'ils n'obtiennent rien, ils volent. Des bandes de brigands[109] se répandent dans la campagne et exercent le pillage dans toutes les habitations un peu éloignées... Grains, farines, pain, bestiaux, volailles, toiles, etc., tout leur est bon ; nos bergers épouvantés ne veulent plus coucher aux parcs et nous quittent. Les plus timides déterrent, la nuit, des carottes ou, pendant le jour, ramassent des pissenlits ; mais leur estomac de citadin ne digère pas cette pâture. Ces jours derniers, écrit le procureur-syndic de Saint-Germain[110], le cadavre d'un père de famille trouvé dans les champs, la bouche encore remplie de l'herbe qu'il s'était efforcé de brouter, exaspère et soulève l'âme des malheureux qu'un pareil sort attend.

Comment donc fait-on pour subsister à la ville ? — Dans les petites villes ou bourgades, chaque municipalité, avec ce qu'elle a de gendarmes, exerce sur ses alentours les réquisitions légales, et parfois la commune obtient du gouvernement une aumône en blé, avoine, riz ou assignats. Mais la quantité des grains qu'elle reçoit est si petite que l'on se demande comment, après deux mois, six mois, un an d'un pareil régime, la moitié des habitants n'est pas dans le cimetière ; je suppose que beaucoup d'entre eux vivent de leur jardin, de leur petit domaine rural, que d'autres sont assistés par leurs parents, leurs voisins ou leurs camarades ; en tout cas, il est clair que la machine humaine est très résistante et qu'avec quelques bouchées par jour elle peut se soutenir longtemps. — A Ervy[111], dans l'Aube, il n'a pas été amené un seul grain de blé aux deux derniers marchés. — Demain[112], 25 prairial, Bapaume, chef-lieu du district, n'aura (pour toute provision) que deux boisseaux de farine. — Depuis une décade, à Boulogne-sur-Mer, il n'a été distribué à chaque individu que livres pesant de mauvaise orge ou scorion pour une décade, sans savoir si nous pourrons encore faire cette misérable répartition la décade prochaine. — Sur 1.660 habitans de Brionne, 1.360[113] sont réduits à la petite portion de blé qu'ils reçoivent de la halle, et qui, depuis malheureusement trop longtemps, ne se porte qu'à 8, 7, 6 ou 5, 4, 3 onces de blé pour chaque individu tous les huit jours. — Depuis trois mois, dans Seine-et-Marne[114], la commune de Meaux, celles de Laferté, Lagny, Dammartin et les autres chefs-lieux de canton n'ont par tête et par jour qu'une demi-livre de mauvais pain. — Dans Seine-et-Oise, des citoyens des environs de Paris et même de Versailles[115], disent qu'ils sont réduits à un quarteron de pain. A Saint-Denis[116], qui contient six mille âmes, une grande partie des habitans, exténués de besoin, se rendent dans les maisons de secours ; les ouvriers surtout ne peuvent se livrer à leurs travaux, faute de nourriture ; plusieurs femmes, mères, nourrices, ont été trouvées chez elles sans connaissance ni aucun signe de vie, et plusieurs sont mortes avec leurs enfants à la mamelle. Même dans une ville plus grande et moins délaissée, à Saint-Germain, la misère dépasse toute imagination[117] : Une demi-livre de farine par habitant, non pour chaque jour, mais de très loin en très loin ; le pain à 15 et 16 francs la livre ; toutes les autres denrées en proportion ; un peuple qui languit, se désespère et périt ; hier, pour la fête du 9 thermidor, nul signe d'allégresse ; au contraire, les symptômes d'un abattement général et profond ; des spectres chancelants dans les rues ; des accents douloureux arrachés par la faim dévorante ou des cris de rage : livrés aux derniers excès du malheur, presque tous appellent la mort comme un bienfait.

Tel est partout l'aspect de ces grosses agglomérations artificielles, où la terre, stérilisée par l'habitation, ne porte plus que des pierres, et où vingt, trente, cinquante, cent mille estomacs souffrants doivent tirer du dehors, de dix, vingt et trente lieues, leur première et leur dernière bouchée de nourriture. Chaque jour, dans ces parcs fermés, de longues files de moutons humains se pressent, en hélant et en gémissant, autour des crèches presque vides, et c'est par des efforts extraordinaires que, chaque jour, les bergers leur procurent un peu d'aliments. Sollicité à grands cris, le gouvernement central étend ou précise le cercle de leurs réquisitions ; il les autorise à emprunter, à s'imposer ; il leur prête ou leur donne des millions, en assignats[118] ; quelquefois, en cas de nécessité extrême, il leur alloue tant de grains ou de riz à prendre dans ses propres magasins, de quoi manger une semaine. — Mais, en vérité, vivre ainsi, ce n'est pas vivre, c'est seulement ne pas mourir. Car, pour subsister, la moitié, plus de la moitié des habitants n'a que la ration de pain obtenue par elle à la queue et qu'on lui délivre à prix réduit. Quelle ration, et quel pain ! Il parait, écrit la municipalité de Troyes[119], qu'il y a un anathème prononcé dans les campagnes contre les villes. Autrefois, c'était le plus beau grain qui arrivait ; celui qui avait quelque défectuosité restait chez le cultivateur et se consommait dans sa maison. C'est le contraire actuellement, et plus encore ; car, non seulement il ne nous livre pas le moindre froment, mais c'est l'orge germée et le seigle envergé qu'il réserve à notre commune ; celui qui n'en a pas s'arrange avec ceux qui en ont, pour le leur acheter, le livrer à la ville, et vendre son froment ailleurs. Une demi-livre par jour et par tête, en pluviôse, aux 13.000 ou 14.000 indigents de Troyes, puis, un quart de livre, à la fin deux onces, avec un peu de riz ou quelques légumes secs ; et cette faible ressource va manquer,[120]. Une demi-livre, en pluviôse, aux 20.000 nécessiteux d'Amiens ; et cette ration n'est que nominale ; car il arrive souvent qu'on ne délivre à chaque individu que quatre onces ; à plusieurs reprises, la distribution a manqué trois jours de suite, et cela continue : six mois après, le 7 fructidor, Amiens[121] n'a dans sa halle que 69 quintaux de farine, quantité insuffisante pour la distribution à faire ce même jour ; demain, il sera impossible de faire la moindre distribution ; après-demain, les habitants nécessiteux de cette commune seront réduits à une entière disette. — Le désespoir est profond ; il y a déjà plusieurs suicides. — D'autres fois, la fureur domine et l'émeute éclate. Émeute à Évreux[122], le 21 germinal, parce qu'on n'y délivre que deux livres de farine par tête pour une semaine, et parce que, trois jours auparavant, on n'en a délivré qu'une livre et demie. Émeute à Dieppe[123], le 14 et le 15 prairial, parce que le peuple y est réduit à trois ou quatre onces de pain. Émeute à Vervins, le 9 prairial, parce que la municipalité, à qui la livre de pain coûte 7 et 8 francs, en a haussé le prix de 25 à 50 sous. Émeute à Lille, le 4 messidor, parce que la municipalité, à qui le pain coûte 9 francs la livre, ne peut le donner aux indigents que moyennant 20 et 30 sous. — Lyon, en nivôse, est resté sans pain pendant cinq jours entiers[124]. Le 15 thermidor[125], à Chartres, on ne distribue depuis un mois que huit onces de pain par jour, et l'on n'a pas de quoi continuer ainsi jusqu'au 20 thermidor. Le 25 fructidor[126], la Rochelle écrit que ses distributions publiques, réduites à sept onces de pain, sont sur le point de manquer entièrement. Depuis quatre mois, à Paimbœuf, la ration n'est que d'un quarteron de pain. De même, à Nantes, qui a 82.000 habitants et fourmille de misérables : la distribution n'y a jamais excédé 4 onces par jour, et cela depuis un an. De même à Rouen, qui contient 60.000 âmes ; et, par surcroît, dans la dernière quinzaine, la distribution y a manqué trois fois ; au reste, les gens aisés souffrent peut-être plus que la classe indigente ; car ils n'ont point part aux distributions communales, et toutes les ressources pour s'approvisionner leur sont, pour ainsi dire, interdites. — Cinq onces de pain par jour, depuis quatre mois, aux 40.000 habitants de Caen et de son district[127]. Une grande partie, dans la ville comme dans la campagne, vit de son et d'herbes sauvages. A la fin de prairial, il n'y a pas un boisseau de grain dans les magasins de la ville, et les réquisitions, soutenues par la force la plus active, la plus imposante, ne produisent rien ou peu de chose. De semaine en semaine la misère s'aggrave. Impossible de s'en faire une idée. Le peuple, à Caen, vit de pain de son et de sang de bœuf.... On voit sur toutes les figures les traces produites par la famine.... Figures plombées et livides.... Impossible d'attendre jusqu'à la nouvelle récolte, jusqu'à la fin de fructidor. — Et ce cri-là est universel ; il s'agit, en effet, de franchir le dernier défilé, le plus étroit, le plus terrible ; quinze jours de jeûne absolu éteindraient les vies par centaines de mille[128]. A ce moment, le gouvernement entr'ouvre la porte de ses magasins ; il prête quelques sacs contre promesse de remboursement ; il avance à Cherbourg quelques centaines de quintaux d'avoine ; avec du pain d'avoine, les pauvres subsisteront jusqu'à la moisson. Mais surtout il double la garde et montre les baïonnettes. A Nancy, un voyageur[129] voit plus de 3000 personnes solliciter vainement quelques livres de farine ; on les disperse à coups de crosse. — Coups de crosse aux paysans, pour leur enseigner le patriotisme, coups de crosse aux citadins, pour leur enseigner la patience, contrainte physique exercée sur tous au nom de tous : le socialisme autoritaire n'a jamais trouvé que ce procédé pour répartir les vivres et pour discipliner la faim.

 

VII

Tout ce qu'un gouvernement absolu peut faire par la contrainte physique, celui-ci le fait ou l'entreprend pour alimenter la capitale ; c'est qu'il y siège, et qu'un degré ajouté à la disette de Paris le jetterait à bas. Chaque semaine, en lisant les rapports quotidiens de ses agents[130], il sent qu'il est sur le point de sauter ; deux fois, en germinal et prairial an III, une explosion populaire le renverse pendant quelques heures, et, s'il se soutient, c'est à condition de donner aux nécessiteux un morceau de pain ou l'espoir d'un morceau de pain. A cet effet, postes militaires échelonnés autour de Paris jusqu'à dix-huit lieues en avant sur les routes ; patrouilles permanentes et en correspondance réciproque, pour hâter les charretiers et requérir sur place des chevaux de renfort ; escortes expédiées de Paris au-devant des convois[131] ; réquisition de toutes les voitures et de tous les chevaux quelconques pour opérer le transport, de préférence à tous travaux et à tous services ; ordre à toutes les communes traversées par un grand chemin d'apporter des décombres ou du fumier dans les pas difficiles et de répandre sur tout le parcours une couche de terre, pour que les chevaux puissent marcher, malgré le verglas ; ordre aux agents nationaux de requérir le nombre d'ouvriers nécessaire pour briser la glace autour des moulins à eau[132] ; réquisition de toute l'orge récoltée dans l'étendue de la république ; ordre de l'utiliser, par le moyen de l'amalgame, pour la fabrication du pain ; défense aux brasseurs de l'employer pour faire de la bière et aux amidonniers de convertir la pomme de terre en fécule ; peine de mort contre les contrevenants comme destructeurs de denrées alimentaires ; fermeture jusqu'à nouvel ordre de toutes les brasseries et amidonneries[133] : il faut à Paris des grains, n'importe de quelle espèce, n'importe par quels moyens, n'importe à quel prix, non pas la semaine prochaine, ni après-demain, mais demain, aujourd'hui, parce que, si la faim mâche et avale tout, elle refuse d'attendre. — Une fois le grain obtenu, il reste encore à le mettre à la portée des bourses ; or, entre le prix de revient et le prix de vente, la différence est énorme ; elle va croissant, à mesure que l'assignat baisse, et c'est le gouvernement qui la paye. Vous donnez le pain à 3 sous, disait Dubois-Crancé, le 18 floréal an III[134], et il vous coûte 4 francs ; à 8.000 quintaux de froment que Paris consomme chaque jour, cette seule dépense serait de 1.200 millions par an. Sept mois plus tard, quand le sac de farine coûte 13.000 francs, la même dépense s'élève à 548 millions par mois. — Sous l'ancien régime, Paris, quoique trop gros, demeurait un organe utile ; s'il absorbait beaucoup, il élaborait davantage ; sa production compensait, et au delà sa consommation ; chaque année, au lieu de puiser dans le Trésor public, il y versait 77 millions. Le nouveau régime a fait de lui un chancre monstrueux appliqué sur le cœur de la France, un parasite dévorant qui, par ses six cent mille suçoirs, dessèche ses alentours sur quarante lieues de rayon, mange en un mois le revenu annuel de l'État, et reste maigre, malgré les sacrifices du Trésor qu'il épuise, malgré l'épuisement des provinces dont il se nourrit.

Toujours le même régime alimentaire, la queue dès l'aube et avant l'aube dans tous les quartiers de Paris, l'attente nocturne, prolongée, souvent frustrée, parmi les brutalités de la force et les scandales de la licence. Le 9 thermidor, il y a déjà dix-sept mois que le piétinement quotidien de la multitude à la poursuite des vivres dure sans interruption, et, après le 9 thermidor, le même piétinement va durer encore sans interruption pendant vingt-deux mois, avec des désordres pires, parce que la terreur et la soumission sont moindres, avec un acharnement plus âpre, parce que les denrées du commerce libre sont plus chères, avec des privations plus grandes, parce que la ration distribuée est plus courte, avec un désespoir plus sombre, parce que chaque ménage, ayant mangé ses ressources privées, n'a plus rien pour s'aider lui-même et suppléer à l'insuffisance de l'aumône publique. — Pour comble, il fait si froid[135], pendant l'hiver de 1794 à 1795, que la Seine gèle ; on la traverse à pied ; les trains flottants n'arrivent plus ; il faut, pour avoir des bûches et des fagots, couper les bois de Boulogne, de Vincennes, de Verrières, de Saint-Cloud, de Meudon et les autres de la banlieue.... 400 francs la corde de bois, 50 sous un boisseau de charbon, 20 sous un petit cottret.... On voit des nécessiteux scier dans les rues leur bois de lit pour faire cuire leurs aliments et s'empêcher de mourir de froid. Quand l'arrivage par eau recommence au milieu des glaçons, le bois flotté se vend à mesure que les débardeurs le tirent de la rivière, et on est obligé de passer trois nuits au port, pour en obtenir à son tour, par numéro. — Il y a 2.000 personnes au moins, le 3 pluviôse, au port Louviers, chacune avec une carte qui lui promet 4 bûches, moyennant 15 sous : par suite, presse, tumulte, bousculades, irruption ; les marchands prennent la fuite de peur ; les inspecteurs manquent d'être assassinés, ils se sauvent avec le commissaire de police, et le public se sert lui-même. Le lendemain aussi, pillage abominable ; des gendarmes et des canonniers, placés là pour maintenir le bon ordre, se précipitent sur le bois et en emportent, comme la foule. Notez que ce jour-là le froid est de 16 degrés, que cent, deux cents autres queues le subissent en même temps à la porte des boulangers et des bouchers, qu'elles l'ont subi ou vont le subir pendant un mois et davantage : la parole ne suffit pas pour rendre ce qu'ont dû souffrir ces longues lignes-de corps immobiles, la nuit, au petit jour, cinq ou six heures durant, sous la bise qui traverse leurs guenilles et gèle leurs pieds endoloris. — Ventôse commence, et la ration de pain est réduite à une livre et demie[136]. Ventôse finit, et la ration de pain, maintenue à une livre et demie pour les 324.000 travailleurs, est abaissée pour les autres à une livre ; en fait, plusieurs ne reçoivent rien, beaucoup, une demi-livre, un quart de livre. Germinal s'ouvre, et le Comité de salut public, qui voit ses magasins se vider, limite toutes les rations à un quart de livre. Là-dessus, le 12 germinal, grande émeute des ouvriers et des femmes ; la Convention, envahie, est délivrée par la force armée, Paris est déclaré en état de siège, et le gouvernement, remis en selle, serre la bride. Dorénavant[137], en fait de viande, tous les 5 ou 10 jours, un quart de livre ; en fait de pain, 4 onces par jour en moyenne, quelquefois 5, 6 ou 7 onces, de loin en loin 8 onces, souvent 3 onces, 2 onces, 1 once ½, ou même rien du tout ; et le pain, noir, malfaisant, devient de plus en plus mauvais et détestable. Les gens aisés vivent de pommes.de terre ; mais il n'y en a que pour les gens aisés ; car, au milieu de germinal, elles sont à 15 francs le boisseau, vers la fin de germinal à 20 francs, vers la fin de messidor à 45 francs, dans les premiers mois du Directoire à 180 francs, puis à 224 francs, et les autres denrées montent de même. — Depuis l'abolition du maximum, le mal vient, non plus du manque de vivres, mais de la cherté des vivres : les boutiques sont garnies ; celui dont la bourse est pleine n'a qu'à venir et acheter[138] : partant, les anciens riches, les propriétaires ou gros rentiers peuvent manger, à condition de donner leurs assignats par liasses, de tirer leur dernier louis de sa cachette, de vendre leurs bijoux, leurs pendules, leurs meubles, leur linge ; et les nouveaux riches, les agioteurs, les fournisseurs, les voleurs heureux et prodigues, qui dépensent pour leur dîner 400, puis 1.000, puis 3.000, puis 5.000 francs, trouvent chez les grands traiteurs bombance, vins fins et chère exquise : le poids de la disette s'est déplacé. — A présent, la classe qui souffre et qui souffre au delà de toute patience, c'est, avec les employés et les petits rentiers[139], la foule des ouvriers, la plèbe urbaine, le bas peuple parisien, qui vit au jour le jour, qui est jacobin de cœur, qui a fait la Révolution pour être mieux, qui se trouve plus mal, qui s'insurge encore une fois le 1 er prairial, qui entre de force aux Tuileries en criant : Du pain et la Constitution de 93, qui s'installe en souverain dans la Convention, qui égorge le représentant Féraud, qui décrète le retour à la terreur, mais qui, réprimé par la garde nationale, désarmé, rabattu dans l'obéissance définitive, n'a plus qu'à subir la conséquence des attentats qu'il a commis, du socialisme qu'il a institué et du régime économique qu'il a fait.

Parce que les ouvriers de Paris ont été des usurpateurs et des tyrans, ils sont devenus des mendiants. Parce qu'ils ont ruiné les propriétaires et les capitalistes, les particuliers ne peuvent plus leur donner de travail. Parce qu'ils ont ruiné le Trésor, l'État ne peut plus leur faire qu'un simulacre d'aumône. C'est pourquoi tous jeûnent, beaucoup meurent, et plusieurs se tuent. — Le 6 germinal, section de l'Observatoire, à la distribution[140], 41 personnes ont manqué de pain ; plusieurs femmes enceintes ont désiré accoucher sur-le-champ pour détruire leur enfant ; d'autres ont demandé des couteaux pour se poignarder. — Le 8 germinal, un grand nombre de personnes, ayant passé la nuit aux portes des boulangers, ont été obligées de se retirer sans avoir pu obtenir du pain. — Le 24 germinal, le commissaire de police de la section de l'Arsenal a dit que beaucoup de personnes tombent malades faute de nourriture, et qu'il enterre considérablement de monde.... Le même jour, ouï dire que cinq à six citoyens, se voyant sans pain et hors d'état d'acheter d'autres subsistances, se sont précipités dans la Seine. — Le 26 germinal, les femmes disent qu'elles a éprouvent, par la faim et le besoin, des mouvements de rage et de désespoir qui les porteront infailliblement à faire un mauvais coup.... Dans la section des Amis de la Patrie, la moitié n'ont point eu de pain... Trois personnes tombées d'inanition, boulevard du Temple. — Le 2 floréal, la plupart des ouvriers de la section de la République partent de Paris à cause de la disette du pain. — Le 5 floréal, dix-huit inspecteurs sur vingt-quatre ont entendu dire que la patience était à bout et qu'on n'y pouvait plus tenir. — Le 14 floréal, la distribution se fait toujours très mal, à raison d'un quarteron ; les deux tiers des citoyens s'en sont passés. Une femme, à la vue de son mari exalté et de ses quatre enfants sans pain depuis deux jours, s'est traînée dans le ruisseau en se cognant la tête et s'arrachant les cheveux ; puis, elle s'est relevée furieuse, comme pour aller se jeter à l'eau. — Le 20 floréal, tous s'écrient qu'on ne peut vivre avec trois onces de pain, et encore d'une très mauvaise qualité. Les mères de famille, les femmes enceintes tombent de faiblesse. — Le 21 floréal, les inspecteurs déclarent que, dans les rues, on rencontre beaucoup de personnes qui tombent de faiblesse et d'inanition. Le 23 floréal, une citoyenne qui n'avait pas de pain à donner à son enfant l'a attaché à sou côté et s'est jetée à l'eau. Hier matin, un particulier, nommé Mottez, désespéré par le besoin, s'est coupé le cou. — Le 25 floréal, plusieurs individus, dénués de tout moyen de subsister, s'abandonnent à un découragement total et tombent de lassitude et d'épuisement.... Dans la section des Gravilliers, on a trouvé deux hommes morts d'inanition.... Les officiers de paix rapportent le décès de plusieurs citoyens ; l'un s'est coupé le cou, l'autre a été trouvé mort dans son lit. — Le 28 floréal, quantité d'individus tombent de faiblesse, faute de nourriture ; hier un homme a été trouvé mort, et d'autres épuisés de besoin. — Le 24 prairial, l'inspecteur Laignier annonce que l'indigent est obligé de chercher sa nourriture dans les tas d'ordures qui sont au coin des bornes. — Le 1er messidor[141], le nommé Picard est tombé de besoin à dix heures du matin rue de la Loi, et n'a été relevé qu'à sept heures du soir ; on l'a porté à l'hospice sur un brancard. — Le 11 messidor, le bruit court que le nombre des gens qui se jettent à la rivière est si considérable qu'aux filets de Saint-Cloud, à peine y peut-on suffire pour les en retirer. — Le 19 messidor, il a été trouvé au coin d'une borne un homme qui venait de mourir de faim. — Le 27 messidor à quatre heures de l'après-midi, place Maubert, un nommé Marcelin, ouvrier au Jardin des plantes, tombé en faiblesse de besoin, est mort au milieu des secours qu'on lui donnait. — La veille, jour anniversaire de la prise de la Bastille, un ouvrier, sur le pont au Change, dit : Je n'ai pas mangé de la journée. Un autre lui répond : Je ne suis pas rentré chez moi, parce que je ne sais que donner à ma femme et à mes enfants qui meurent de faim. — Vers la même date, un ami de Mallet-du-Pan lui écrit[142] qu'il est journellement témoin de la mort de gens du peuple qui meurent d'inanition dans les rues ; d'autres, et principalement les femmes, ne s'alimentent que d'immondices, de tronçons de légumes gâtés, du sang qui découle des boucheries. Les ouvriers ont généralement diminué leurs heures de travail, parce qu'ils n'ont plus la force nécessaire et qu'ils sont épuisés, faute d'aliments. — Ainsi finit le gouvernement de la Convention ; elle a bien géré les intérêts du peuple pauvre. Contre elle, au rapport de ses propres inspecteurs, les estomacs délabrés crient de toutes parts vengeance, battent la générale et sonnent le tocsin d'alarme[143].... Les individus, passant en revue les sacrifices qu'ils font tous les jours pour pouvoir subsister, déclarent qu'il ne leur reste plus que l'espoir de la mort. Vont-ils être soulagés par le gouvernement nouveau que la Convention leur impose à coups de canon, et dans lequel elle se perpétue[144] ? — Le 23 brumaire, sur les sections du Temple et des Gravilliers, la plus grande partie des ouvriers n'a pas travaillé, faute de pain. Le 24 brumaire, les citoyens de toute classe refusent de monter leur garde parce qu'ils n'ont point de subsistances. — Le 25 brumaire, section des Gravilliers, des femmes disent qu'elles ont vendu tout ce qu'elles possédaient ; d'autres, section du faubourg Antoine, qu'il vaudrait mieux les mettre à la bouche d'un canon. — Le 30 brumaire, une femme en fureur est venue dire à un boulanger de tuer ses enfants, parce qu'elle n'avait plus de quoi les nourrir. — Le 1er, le 2, le 3 et le 4 frimaire, dans beaucoup de sections le pain n'a été délivré que le soir, dans quelques-unes à 1 heure du matin, et de très mauvaise qualité.... Beaucoup de sections n'ont pas eu de pain hier.... Le pain a manqué depuis deux jours dans diverses sections. — Le 7 frimaire, les inspecteurs déclarent que les hospices ne seront bientôt plus assez vastes pour contenir la foule des malades et des malheureux. — Le 14 frimaire, à la Halle, une femme, allaitant un enfant, est tombée d'inanition. — Quelques jours auparavant, un particulier est tombé de besoin, en passant rue Bourg-l'Abbé. — Tous nos rapports, disent les administrateurs du bureau central, ne retentissent que de cris de désespoir.... — Les gens sont affolés ; nous pensons qu'il règne un esprit de vertige universel ; dans le fait, on rencontre souvent dans les rues des personnes qui, quoique seules, gesticulent et parlent tout haut. — Combien de fois, écrit un voyageur suisse[145] qui habite à Paris pendant les derniers mois de 1795, combien de fois ne m'est-il pas arrivé de rencontrer des hommes tombant d'inanition, se soutenant à peine contre une borne, ou bien tombés à terre et n'ayant pas la force de se relever ! — Un journaliste dit avoir vu, dans l'intervalle de dix minutes, à la longueur d'une rue, sept malheureux tomber de faim, un enfant à la mamelle mourir sur le sein de sa mère dont le lait avait tari, et une femme se battre avec un chien près d'un égout pour lui enlever un os[146]. Meissner ne sort plus de son hôtel sans remplir ses poches avec des morceaux du pain national. Ce pain, dit-il, qu'un pauvre eût autrefois dédaigné, je le voyais accepté, souvent avec l'expression de la plus vive reconnaissance, et par des personnes de bonne éducation : la demoiselle qui disputait au chien son os était une ancienne religieuse, sans parents, sans amis, rebutée partout. — J'entends encore avec saisissement, dit Meissner, la voix faible et sombre d'une femme assez bien vêtue qui m'arrête, rue du Bac, pour me dire avec un accent que précipitaient tout à la fois la honte et le désespoir : Ah ! monsieur, venez à mon secours ; je ne suis point une misérable ; j'ai des talents, vous avez pu voir de mes ouvrages au Salon. Mais, depuis deux jours, je n'ai rien à manger, et j'enrage de faim. — Encore en juin 1796, les inspecteurs annoncent que le désespoir et le chagrin sont à leur comble, qu'il n'y a qu'un seul cri : la misère.... Tous nos rapports ne nous entretiennent que de plaintes et de gémissements... La pâleur et la peine sont peintes sur tous les visages... Chaque journée présente une teinte plus triste et plus douloureuse. — Et, à plusieurs reprises[147], ils résument eux-mêmes leurs observations éparses par un exposé d'ensemble : Un silence morne ; une détresse concentrée peinte sur tous les visages ; la haine la plus caractérisée pour le gouvernement en général, développée dans toutes les conversations ; le mépris pour tout ce qui compose l'autorité actuelle ; un luxe insolent, insultant à la misère des malheureux rentiers qui expirent dans leurs greniers de faim et de froid et n'ont plus le courage de se tramer à la Trésorerie, pour y toucher de quoi prolonger leurs souffrances de quelques jours ; l'honnête père de famille fixant chaque jour la pièce de son ménage qu'il doit vendre pour suppléer aux appointements avec lesquels il ne peut plus se procurer une demi-livre de pain ; les denrées de toute espèce augmentant de prix soixante fois par heure ; l'atome de commerce ne se soutenant que par et la ruine des assignats ; les intrigants de tous les partis se renversant les uns les autres pour obtenir des places ; le militaire ivre d'orgueil des services qu'il a rendus et de ceux qu'il peut rendre, se livrant sans pudeur à tous les genres de débauche ; les maisons de commerce transformées en cavernes de voleurs ; les fripons devenus commerçants, les commerçants devenus fripons ; la cupidité la plus sordide, l'égoïsme le plus mortel : voilà le tableau de Paris[148].

Il manque un groupe au tableau, celui des gouvernants qui administrent toute cette misère, et ce groupe est au fond de la toile ; on le dirait dessiné exprès, composé avec intention, par le grand artiste, amateur de contrastes et logicien inexorable, dont la main invisible trace incessamment des figures humaines, et dont l'ironie lugubre ne manque jamais d'assembler côte à côte, en haut relief, le grotesque de la farce et le tragique de la mort. Combien sont morts de misère ? Très probablement, beaucoup plus d'un million[149]. — Tachez d'embrasser d'un coup d'œil le spectacle extraordinaire qui s'étala sur les vingt-six mille lieues carrées du territoire, la multitude immense des faméliques à la ville et dans la campagne, la queue des femmes pendant trois ans dans toutes les villes, telle cité de 20.000 limes où, en vingt-trois mois, le vingtième de la population meurt à l'hôpital, l'encombrement des indigents aux portes de chaque maison de secours, la file des civières qui entrent, la file des cercueils qui sortent, les hospices dépouillés de leurs biens, surchargés de malades, hors d'état de nourrir leur troupeau d'enfants abandonnés, ces enfants à jeun, desséchés dans leur berceau dès les premières semaines, pâles et le visage ridé comme celui d'un vieillard, la maladie de la faim qui aggrave et abrège toutes les autres, les longues angoisses de la vie tenace qui persiste à travers la douleur et s'obstine à ne pas s'éteindre, l'agonie finale dans un galetas ou dans un fossé. Puis, mettez en regard le petit cercle des Jacobins survivants et triomphants, qui, ayant su se placer au bon endroit, entendent y rester, coûte que coûte. — Vers dix heures du matin, au pavillon de l'Égalité, dans la salle du Comité de salut public, on voit arriver Cambacérès, président[150] : c'est ce gros homme circonspect et fin qui, plus tard archichancelier de l'Empire, sera célèbre par ses inventions de gourmet et par d'autres goûts singuliers, renouvelés de l'antique. A peine assis, il fait mettre dans l'âtre de la cheminée un ample pot-au-feu et placer sur la table du bon vin, de l'excellent pain blanc, trois choses, dit un convive, que dans Paris on ne trouvait guère ailleurs. De midi à deux heures, ses collègues arrivent tour à tour, prennent un bouillon, mangent une tranche de bœuf, avalent un coup de vin, puis vont, chacun dans son bureau, servir sa coterie, placer celui-ci, faire payer celui-là soigner leurs affaires ; dans les derniers temps de la Convention, il n'y en a plus de publiques ; toutes sont d'intérêt privé, personnelles. — Cependant, le député qui préside aux subsistances, Roux de la Haute-Marne, bénédictin défroqué, jadis terroriste en province, futur protégé et employé de Fouché, en compagnie duquel il sera chassé de la police, tient tête à la procession des femmes, qui, tous les jours, aux Tuileries, viennent implorer du pain. Large, joufflu, décoratif, et muni de poumons infatigables, on l'a bien choisi pour cet office ; et il a bien choisi son bureau, dans les combles du palais, au sommet d'un haut escalier étroit et raide, où la queue ascendante, serrée entre les deux murailles, empilée sur elle-même, s'allonge, se tasse et devient forcément immobile : sauf les deux ou trois du premier rang, personne n'a les mains libres pour prendre le harangueur à la gorge et fermer le robinet oratoire. Impunément, indéfiniment, il peut déverser ses tirades ; un jour, sa faconde ronflante a coulé ainsi, du haut en bas de l'escalier, sans interruption, de neuf heures du matin à cinq heures du soir ; sous cette douche continue, les auditeurs se lassent, et finissent par s'en aller. — Vers neuf ou dix heures du soir, le Comité de salut public s'assemble de nouveau, non pour délibérer sur les grandes affaires ; Larevellière et Daunou prêchent en vain : chacun est trop égoïste et trop excédé ; on laisse à Cambacérès la bride sur le cou. Pour lui, il aimerait mieux rester coi, ne plus tirer la charrette ; mais il y a deux nécessités auxquelles il est tenu de pourvoir, sous peine de mort. — On ne suffira pas, dit-il d'un ton plaintif, à imprimer pendant la nuit les assignats qui sont indispensables pour le service de demain. Si cela continue, nous courons risque, ma foi, d'être accrochés à la lanterne.... Va donc au cabinet d'Hourier-Éloi ; dis-lui que, puisqu'il est chargé des finances, nous le supplions de nous faire subsister encore quinze ou dix-huit jours ; alors viendra le Directoire exécutif, qui fera comme il pourra. — Mais les subsistances ? En aurons-nous pour demain ?Hé ! hé ! je n'en sais rien ; mais je vais envoyer chercher notre collègue Roux, qui nous mettra au fait. — Entre Roux, le beau parleur officiel, le dompteur goguenard et gras du maigre chien populaire. — Eh bien, Roux, où en sommes-nous quant aux subsistances de Paris ?Toujours même abondance, citoyen président ; toujours deux onces de pain par tête, du moins pour la plus grande partie des sections. — Que le diable t'emporte ! Tu nous feras couper le cou avec ton abondance. — Silence ; probablement, les assistants réfléchissent à ce dénouement possible. Puis, l'un d'eux : Président, nous as-tu fait préparer quelque chose à la buvette ? Après des journées aussi fatigantes, on a besoin de réparer ses forces. — Mais oui ; il y a une bonne longe de veau, un grand turbot, une forte pièce de pâtisserie, et quelque autre chose comme cela. — On redevient gai, les mâchoires travaillent, on boit du champagne, il se fait des bons mots. Vers onze heures ou minuit, viennent les membres des autres comités ; on signe leurs arrêtés, de confiance, sans les lire ; à leur tour, ils s'attablent, et le conclave des ventres souverains digère, sans plus songer aux millions d'estomacs creux.

 

 

 



[1] Sur les autres fonctions plus compliquées, entretien des chemins, canaux, digues, ports et bâtiments publics, éclairage, propreté, hygiène, instruction supérieure, secondaire et primaire, service des hôpitaux, des hospices d'enfants trouvés et autres maisons de secours, sécurité des routes, répression des malfaiteurs et voleurs, destruction des loups, etc., voir Rocquain, État de la France au 18 brumaire, et les Statistiques des départements publiées par les préfets, de l'an IX à l'an XIII. — Tous ces services avaient été presque anéantis ; le lecteur verra, dans les documents indiqués, les conséquences pratiques de leur suppression.

[2] Saint-John de Crèvecœur, par Robert de Crèvecœur, p. 216 (Lettre de Mlle de Couves, juillet 1800) : Nous sommes en pourparler pour toucher au moins les arrérages échus depuis 1789 des biens d'Arras. (M. de Couves et ses sœurs n'avaient pas émigré, et néanmoins ils n'avaient rien touché depuis dix ans.)

[3] Cf. la Révolution, II, 316 à 317.

[4] Buchez et Roux, XXII, 178 (Discours de Robespierre à la Convention, 2 décembre 1792). — Mallet-Dupan, Mémoires, I, 400. Vers la même date, une députation du département du Gard demanda expressément qu'il fût assigné une somme de 250 millions comme indemnité au cultivateur, s pour les grains, qu'elle appelait une propriété nationale. Cette somme effrayante de 250 millions, ajoutait-elle, n'est pour l'État qu'une avance fictive, qui met à sa disposition des richesses réelles et purement nationales, lesquelles n'appartiennent en toute propriété à aucun membre distinct du corps social, non plie que les pernicieux métaux frappés aux coins monétaires.

[5] Buchez et Roux, XXVI, 95 (Déclaration des droits présentée à la Société des Jacobins par Robespierre, 21 avril 1793).

[6] Décrets pour établir, dans chaque commune, une taxe sur les riches, afin de proportionner aux salaires le pris tin pain, et, dans chaque grande ville, une autre taxe pour lever une armée de sans culottes salariés qui tiendront les aristocrates sous Ictus piques, 5-7 avril. Décret ordonnant l'emprunt force d'un milliard sur les riches, 20-25 mai. — Buchez et Roux, XXV, 156 (Discours de Chasles, 27 mars). — Gorsas, Courrier des départements, numéro du 15 mai 1793 (Discours de Simon au club d'Annecy). — Autres discours semblables de Guffroy à Chartres, de Chalier et consorts à Lyon, etc.

[7] Compte rendu par le ministre Clavières, le 1er février 1793, p. 27. Cf. Rapport de M. de Montesquiou, 9 septembre 1791, p. 47 : Pendant les vingt-six premiers mois de la Révolution, les impositions ont rendu 356 millions de moins qu'elles n'eussent cid naturellement produire. I Même déficit dans les recettes des villes, notamment par l'abolition des octrois ; de ce chef, Paris perd 10 millions de revenu par an.

[8] Rapport de Cambon, 3 pluviôse an III, p. 5. La Révolution et la guerre ont calé, en quatre ans et demi, 5350 millions en sus des dépenses ordinaires. (Cambon, dans ses calculs, exagère exprès les dépenses ordinaires de la monarchie. On voit par la budget de Necker que les dépenses rixes en 1789 étaient de 531 millions, et non, comme dit Cambon, de 700 millions, ce qui élève les dépenses de la Révolution et de la guerre à 7.121 millions pour les quatre ans et demi, partant à 1.582 militons par an, c'est-à-dire au triple en sus des dépenses ordinaires.) La dépense des villes s'exagère aussi, comme celle de l'État, et pour les mêmes raisons.

[9] Schmidt, Pariser Zustände, I, 93, 96. Pendant le premier semestre de 1789, il y a 1 7.000 ouvriers, à vingt sous par jour, dans les ateliers nationaux de Montmartre. En 1790, il y en a I9000 ; en 1791, 3t.000, qui coûtent 60.000 francs par jour. En 1790, l'État dépense 75 millions pour maintenir à Parie le pain de quatre livres à onze sous. — Ibid., 113. Dans le premier semestre de 1793, l'État paye aux boulangers de Paris, afin de maintenir le pain à trois sous la livre, environ 75.000 francs par jour.

[10] Schmidt, Pariser Zustände, I, 139 à 144.

[11] Décret du 29 septembre 1790 : Il n'y aura pas en circulation au delà de 1.200 millions d'assignats.... Les assignats qui rentreront dans la caisse de l'extraordinaire seront brûlés, et il ne pourra en être fait une nouvelle fabrication et émission, sans un décret du Corps législatif, toujours sous la condition qu'ils ne puissent ni excéder la valeur des biens nationaux, ni se trouver au-dessus de 1.200 millions en circulation.

[12] Schmidt, Pariser Zustände, I, 104,144, 133.

[13] Félix Rocquain, l'État de la France au 18 brumaire, p. 240 (Rapport de Lacuée, an IX). — Rapports des préfets sous le Consulat (Rapports de Laumont, préfet du Bas-Rhin, an IX, de Colchen, préfet de la Moselle, an XI, etc.). — Schmidt, Pariser Zustände, III, 206 : Pendant la Révolution, l'intérêt fut de 4 à 5 pour 100 par mois ; en 1796, de 6 à 8 pour 100 par mois ; le moindre fut de 2 pour 100 par mois et sur gages.

[14] Arthur Young, Voyages en France, traduction Lesage, II, 360 : Je tiens Bordeaux pour plus riche et plus commerçante qu'aucune ville d'Angleterre, excepté Londres.

[15] Arthur Young, Voyages en France, II, 357. Le chiffre des exportations de la France en 1787 est de 349 millions, celui des importations de 340 millions (en exceptant la Lorraine, l'Alsace, les Trois Évêchés et les Antilles). — Ibid., 360. En 1785, on importe des Antilles en France pour 174 millions de francs, sur lesquels Saint-Domingue a fourni 131 millions, et l'on a exporté de Francs aux Antilles pour 64 millions, sur lesquels Saint-Domingue a reçu 44 millions. Ces échanges se sont faits au moyen de 569 navires, portant 162.000 tonnes, sur lesquels Bordeaux a fourni 246 navires et 75.000 tonnes. — Sur la ruine des autres manufactures, voir les rapports des préfets ans IX, X, XI et XII, avec détails sur chaque département. Arthur Young (II, 144) juge que la Révolution s'est montrée plus sévère pour les manufacturiers que pour toute autre classe.

[16] Rapports des préfets (Orne, an IX). Les acquéreurs ont spéculé sur le produit du moment et ont épuisé leur fonds. Un très grand nombre a détruit toutes les plantations, les clôtures, et jusqu'aux arbres fruitiers. — Félix Rocquain, Ibid., 110. Rapport de Fourcroy sur la Bretagne : L'état des édifices ruraux exige partout des capitaux considérables.... Mais on ne fait aucune des avances qui supposent qu'on compte sur une grande stabilité et une longue durée. — 236 (Rapport de Lacuée sur les départements qui entourent Paris) : Les propriétaires des biens nationaux, incertains, cultivèrent mal et dévastèrent beaucoup.

[17] Rapports des préfets, ans IX, X, XI et XII. En général, l'effet du partage des communaux a été désastreux, surtout dans les pays de pâturages et de montagnes. — (Doubs) : Le partage des communaux a plutôt contribué, dans toutes les communes, à la ruine absolue du pauvre qu'a l'amélioration de son sort. — (Lozère) : Le partage des communaux par la loi du 10 juin 1793 a été très nuisible à la culture. — Ces partages ont été fort nombreux. — (Moselle) : Sur 686 communes, 107 ont partagé les biens communaux par tôles, et 579 par familles ; 119 sont restées dans l'indivision.

[18] Rapports des préfets, ans IX, X, XI et XII (Moselle). Très nombreuses naissances en 1792. Mais cette année est hors de toutes les années. Les abus en tout genre, le papier-monnaie, le non-paiement des impôts et des redevances, le partage des communaux, la vente à vil prix des biens nationaux, avaient répandu parmi le peuple une telle aisance que les classes les plus pauvres, qui sont les plus nombreuses, n'ont pas craint d'augmenter leurs familles, auxquelles elles espéraient léguer un jour des champs et le bonheur.

[19] Mallet-Dupan, Mémoires, II, 29 (1er février 1794) : La récolte dernière a été généralement bonne en France, et excellente dans quelques provinces.... J'ai vu le relevé des deux recensements faits sur 27 départements : ils emportent un excédent de 15, 20, 30, 35 mille setiers de grain. Il n'y a donc pas disette effective.

[20] Schmidt, ouvrage cité, I, 110, et pages suivantes. — Buchez et Roux, II, 416 (Discours de Lequinio, 27 novembre 1792). — Moniteur, XVII, 2 (Lettre de Clermont, Puy-de-Dôme, du 15 juin 1793) : Depuis quinze jours, le pain vaut de seize à dix-huit sous la livre. Nos montagnes sont dans la misère la plus affreuse. L'administration distribue un huitième de setier par personne, et chacun est obligé d'attendre deux jours pour avoir son tour.... Une jeune femme a été étouffée, et plusieurs personnes blessées.

[21] Cf. la Révolution, I, 348 ; II, 215, 309. — Buchez et Roux, XX, 431 (Rapport de Lecointe-Puyraveau, 30 novembre 1792). Attroupements de quatre, cinq, six mille hommes, dans l'Eure-et-Loir, l'Eure, l'Orne, le Calvados, dans l'Indre-et-Loire, le Loiret et la Sarthe, qui taxent les denrées. Les trois délégués de la Convention, ayant voulu s'interposer, n'ont eu la vie sauve qu'à condition de proclamer eux-mêmes la taxe qu'on leur a dictée. — Ibid., 409 (Lettre de Roland, 27 novembre 1792) ; XXI, 198 (Autre lettre de Roland, 6 décembre 1792) : On arrête tous les convois à Lissy, à la Ferté-Milon, à la Ferté sous-Jouarre. Des voitures de blé, allant à Paris, ont été forcées de rétrograder près de Longjumeau et près de Meaux.

[22] Archives nationales, F7, 3265 (Lettre de David, cultivateur et administrateur du département de la Seine-Inférieure, 11 octobre 1792 ; lettre du comité spécial de Rouen, 22 octobre ; lettre des délégués du pouvoir exécutif, 10 octobre, etc.) : Il nous revient de toutes parts que les laboureurs qui portent aux Halles sont, dans leur paroisse, considérés et traités comme aristocrates.... Les départements s'isolent les uns des autres et se repoussent mutuellement.

[23] Buchez et Roux, XX, 40) (Lettre de Roland, 27 novembre 1792) : La circulation des grains a éprouvé depuis longtemps les plus grands obstacles ; il n'est presque plus aucun citoyen qui ose aujourd'hui se livrer à ce commerce. — Ibid., 417 (Discours de Lequinio) : L'accaparement du blé par les propriétaires et les fermiers est presque universel. La cause en est la frayeur, et d'où vient cette frayeur ? de l'agitation générale, des menaces et des mauvais traitements exercés en plusieurs endroits contre des fermiers, des propriétaires on des trafiqueurs de blé connus sous le nom de bladiers. — Décrets du 16 septembre 1792 et du 4 mai 1793.

[24] Buchez et Roux, XIX, 51 (Rapport de Cambon, 22 septembre) : Les impôts n'arrivent plus au Trésor public, parce qu'ils sont employés dans les départements en achats de grains. — Ibid., XIX, 291 (Discours de Cambon, 12 octobre 1792) : Vous avez été témoins dans vos départements combien de sacrifices les gens aisés ont été obligés de faire pour venir au secours de la classe indigente. Dans beaucoup de villes, des contributions additionnelles ont été faites pour des achats de grains et pour mille autres espèces de secours.

[25] Buchez et Roux, XX, 409 (Lettre de Roland, 27 septembre 1792) ; XXI, 199 (Délibération du Conseil exécutif provisoire, 3 septembre 1792). — Dauban, la Démagogie en 1793, p. 64 (Diurnal de Beaulieu). — Ibid., 152.

[26] Schmidt, I, 110 à 130. — Décrets contre l'exportation des espèces monnayées ou des lingots, 5 et 15 septembre 1792. — Décret sur les actions ou effets au porteur, 24 août 1792.

[27] Il est probable que les motifs désintéressés, l'amour pur du prochain, de l'humanité, de la patrie, n'entrent pas pour un centième dans le total de la force qui produit les actions humaines. Encore faut-il noter que, lorsqu'ils agissent, c'est au moyen d'un alliage, par l'adjonction de motifs de moindre aloi, qui sont le désir de la gloire, le besoin de s'admirer et de s'approuver soi-même, la crainte d'un châtiment et l'espoir d'une récompense dans la vie d'outre-tombe, tous motifs intéressés et sans lesquels les motifs désintéressés n'auraient pas d'effet, sauf dans deux ou trois âmes sur mille.

[28] Archives nationales, D, 56, I, carton 2 (Lettre de Joffroy, agent national près le district de Bar-sur-Aube, 5 germinal an III) : Pour échapper à la réquisition, la plupart des cultivateurs ont vendu leurs chevaux et les ont remplacés par des bœufs. — Mémoires (manuscrits) de M. Dufort de Cheverny (communiqués par M. Robert de Crèvecœur). En juin 1793, les réquisitions tombent comme grêle, tous les huit jours, sur les blés, foins, paille, avoine, etc., le tout estimé à la volonté des commissaires, qui payent au rabais, tard et difficilement. Puis vient la réquisition des cochons : C'était couper la nourriture à tous les gens de la campagne. Comme on les requérait vifs, ce fut une Saint-Barthélemy de cochons. Chacun tua le sien et le mit dans son saloir. (Environs de Blois.) Pour le refus de récolter la moisson, voir plus loin. — Dauban, Paris en 1794, p. 229 (24 ventôse, ordre général de Henriot) : Le citoyen Guillon, étant de service hors des murs, a vu avec peine des citoyens couper des blés pour la nourriture des lapins.

[29] Décret du 23 messidor an II, sur la réunion de l'actif et du passif des hôpitaux, maisons de secours, de pauvres, etc., au domaine national. (Sur l'effet de cette loi, sur la ruine des hôpitaux, sur la misère des malades, des enfants trouvés et des infirmes, voyez les rapports des préfets de l'an IX à l'an XII). — Décrets des 8 et 12 août 1793, et du 24 juillet 1794, sur les académies et sociétés littéraires. — Décret du 24 août 1793, § 29, sur l'actif et le passif des communes.

[30] Schmidt, I, 144 (2 milliards, le 27 septembre 1793 ; 1400 millions, le 19 juin 1794). — Décret des 24 août-13 septembre 1793, sur la conversion des titres et la formation du Grand-Livre. — Décrets du 31 juillet et du 30 août — 6 septembre 1793, sur la démonétisation des assignats à face royale. — Décrets du 1er août et du 5 septembre 1793 sur le refus d'accepter les assignats au pair.

[31] Archives nationales, F7, 4421 (Documents sur la taxe révolutionnaire établie à Troyes le 11 brumaire an II). Trois cent soixante-treize personnes sont taxées, notamment les industriels, les commerçants et les propriétaires ; le minimum de la taxe est de 100 francs, le maximum, de 50.000 francs. — Soixante-seize pétitions adjointes au dossier montrent très exactement la situation faite au commerce, aux industries et à la propriété, l'état des fortunes et du crédit dans la bourgeoisie et la demi-bourgeoisie.

[32] Mallet-Dupan, Mémoires, II, 17 : J'ai vu la trente-deuxième liste des émigrés, de Marseille seulement, dont les biens ont été confisqués et mis en vente ; il s'en trouve 12000, et les listes ne sont pas achevées. — Rapports des préfets (Var, par Fauchet, an IX) : L'émigration de 1793 a versé à Livourne et sur toute la côte d'Italie un nombre assez considérable de négociants de Marseille et de Toulon. Ces hommes, en général industrieux, (y) ont établi plus de cent soixante fabriques de savon et ont ouvert aux huiles de cette partie un débouché local. On peut comparer cet événement, relativement à ses effets sur le commerce, à la révocation de l'édit de Nantes. —Cf. les rapports sur les départements du Rhône, de l'Aude, de Lot-et-Garonne, des Basses-Pyrénées, de l'Orne, etc.

[33] Archives des affaires étrangères, tome 332 (Lettre de Desgranges, Bordeaux, 12 brumaire an II) : On ne parle pas plus ici d'affaires de commerce que si jamais il n'y en avait eu.

[34] Dr Jain, Choix de documents et lettres trouvés dans des papiers de famille, p. 144 (Lettre de Gédéon Jain, banquier à Paris, 18 novembre 1793) : Les affaires, difficiles et périlleuses, occasionnent des pertes fréquentes et sensibles. Les ressources et le crédit sont presque nuls.

[35] Archives nationales, F7, 2476 (Lettres de Lhullier, procureur syndic du département de Paris, 7 et 10 septembre 1793. — Rapport des membres du comité de la section des Piques, 8 et 10 septembre 1793). — Conférer les pétitions des commerçants et hommes de loi incarcérés à Troyes, Strasbourg, Bordeaux, etc. — Archives nationales, AF, II, 271 (Lettre du représentant Francastel) : Au moins trois mille aristocrates accapareurs sont arrêtés à Nantes... et ce n'est pas le dernier épurement.

[36] Décrets des 4 mai, 15, 19, 20, 23 et 30 août 1793. — Décrets des 26 juillet, 15 août, 11 septembre, 29 septembre 1793, et 24 février 1794 Camille Boursier, Essai sur la Terreur en Anjou, p. 254 (Lettre de Buissart à son ami Maximilien Robespierre, Arras, 14 pluviôse an 11) : Nous mourons de faim au milieu de l'abondance ; je crois qu'il faut tuer l'aristocratie mercantile, comme on a tué celle des nobles et des prêtres. Les communes, à la faveur d'un magasin de subsistances et de marchandises, doivent litre seules admises à faire le commerce. Cette idée, bien développée, peut se réaliser ; alors tout le bénéfice du commerce tournerait à l'avantage de la République, c'est-à-dire à l'avantage du vendeur et de l'acheteur.

[37] Archives nationales, AF, II, 49 (Pièces sur la taxe révolutionnaire levée à Belfort, le 30 brumaire an II) : Verneur père, taxé à 10.000 livres, comme ayant recelé des marchandises que sa sœur déposait chez lui pour les soustraire à la taxe future. — Campardon, I, 292 (Jugements de la commission révolutionnaire de Strasbourg). — Le premier commis de la pharmacie Hecht étant accusé d'avoir vendu deux onces de rhubarbe et manne pour cinquante-quatre sous, Recht, propriétaire, est condamné à une amende de 15.000 livres ; Madeleine Meyer, à Rosheim, marchande en détail, accusée d'avoir vendu une chandelle dix sous, est condamnée à 1.000 livres d'amende et tenue de les payer en trois jours ; Braun, boucher et cabaretier, accusé d'avoir vendu une chopine de vin vingt sous, est condamné à une amende de 40.000 francs, à l'emprisonnement jusqu'à payement de ladite somme, et à être exposé an poteau devant son domicile, pendant quatre heures, avec cet écriteau : avilisseur de la monnaie nationale. — Recueil de pièces authentiques servant à l'histoire de la Révolution à Strasbourg (Supplément, p. 21, 30, 64) : Marie-Ursule Schnellin et Marie Schutzmann, servante, accusées d'avoir accaparé du lait, la première, condamnée au poteau pendant la journée, avec la note accapareuse de lait, tenant d'une main l'argent, et de l'autre, le pot au lait ; la deuxième, servante chez le citoyen Trenner, lui, Trenner, condamné à une amende de 300 livres, payable en trois jours. — Dorothée Franz, convaincue d'avoir vendu deux têtes de salade vingt sous, et d'avoir avili par là la valeur des assignats, condamnée à l'amende de 3.000 livres, à être renfermée pendant six mois, et exposée au poteau pendant deux heures. — Ibid., I, 18 : Un épicier, accusé d'avoir vendu du sucre candi au-dessus de la taxe, bien qu'il n'y fût pas compris, fut condamné à 100.000 livres d'amende et à la détention jusqu'à la paix. — Arrêté de Saint-Just et Lebas, 3 nivôse an II : — Il est ordonné au Tribunal criminel du département du Bas-Rhin de faire raser la maison de quiconque sera convaincu d'agiotage, on d'avoir vendu au-dessus du prix fixé par le maximum. En conséquence, le 7 nivôse, la maison de Schaner, pelletier, est rasée.

[38] Archives des affaires étrangères, tome 322 (Lettre de Haupt, Belfort, 3 brumaire an II) : A mon arrivée ici, j'ai trouvé la loi du maximum promulguée et exécutée.... (Mais) on n'a pas pris les mesures nécessaires pour empêcher un nouvel accaparement de la part du campagnard qui s'est transporté en foule aux boutiques des marchands, a enlevé toutes les marchandises et causé une disette factice.

[39] Archives nationales, F7, 4421. (Pétitions des commerçants et boutiquiers de Troyes à propos de la taxe révolutionnaire, notamment des bonnetiers, fabricants de toile, de cotonnade, marchands de laine, fer et chanvre, tisserands, fabricants, épiciers. — En général, perte de moitié, parfois des trois quarts, sur le prix d'achat.)

[40] Archives des affaires étrangères, tome 330 (Lettre de Brutus, Marseille, 6 nivôse an II) : Depuis le maximum, tout manque à Marseille. — Ibid. (Lettre de Soligny et Gosse, Thionville, 5 nivôse an II) : Aucun paysan ne veut plus rien apporter sur les marchés. Ils font six lieues pour vendre plus cher ; par suite, les communes qu'ils approvisionnaient jadis sont affamées.... Selon qu'on les paye en argent ou en assignats, la différence est quelquefois de 200 pour 100, et presque toujours de de 100 pour 100. — Un Séjour en France, p. 188-189. — Archives nationales, D, § 1, carton 2 (Lettres du représentant Albert, 19 germinal an III, et de Joffroy, agent national près le district de Bar-sur-Aube, 5 germinal an III : Les municipalités se sont toujours exemptée des réquisitions, et les ont fait tomber sur des cultivateurs ou propriétaires hors d'état d'y satisfaire. La répartition entre les contribuables s'est faite avec l'inégalité la plus révoltante.... Partialité, par intérêt, par liaison de parentage et d'amitié.

[41] Décrets du 29 septembre 1793 (articles 8 et 9), des 4 mai et 30 mai, du 26 juin 1794. — Archives nationales, AF, II, 68-72 (Arrêté du Comité de salut public, 26 prairial an II) : Les chevaux et voitures des marchands de charbon voituriers, ayant l'usage de conduire à Paris par terre une partie des charbons, dont la cuisson se fait dans le département de Seine-et-Marne, sont mis en réquisition jusqu'au 1er brumaire prochain, pour transporter les charbons à Paris ; ils ne pourront pendant ce temps être requis pour un autre service etc. (On trouvera dans ces cartons quantité d'arrêtée sur les subsistances et objets de première nécessité, la plupart de l'écriture de Robert Lindet.)

[42] Cf. la Révolution, II, 69. — Dauban, Paris en 1794 (Rapport de Pourvoyeur, 15 mars 1794) : L'on répand depuis fort longtemps que l'on veut faire mourir tous les vieillards ; il n'est pas d'endroit où l'on ne débite ce mensonge.

[43] Archives nationales, F7, 4435, carton 10 (Lettres de Collot d'Herbois, 17 et 19 brumaire an II). — De Martel, Fouché, 310-341 (Lettres de Collot d'Herbois, 7 et 9 novembre 1793).

[44] De Martel, Fouché, 462 (Proclamation de Javogues, 13 pluviôse an II).

[45] Archives des affaires étrangères, tome 330 (Lettre de Brutus, agent politique, 6 nivôse).

[46] Archives nationales, AF, II, 116 (Arrêtés de Taillefer et de Marat-Valette, et délibération du Directoire du Lot, 20 brumaire an II).

[47] Archives des affaires étrangères, tome 331 (Lettre de l'agent Bertrand, 3 frimaire).

[48] Archives des affaires étrangères, tome 332 (Lettre de l'agent Chépy, 2 brumaire).

[49] Archives des affaires étrangères, tome 1411 (Lettre de Bleesmann et Hauser, 30 brumaire). — Ibid. (Lettre de Haupt, Belfort, 29 brumaire) : Je crois qu'il faut suivre ici l'avis de Marat, et qu'il faut ériger une centaine de potences, s'il n'y a pas assez de guillotines pour couper la tête aux accapareurs. Je contribuerai au moins tout le possible pour avoir le plaisir de voir jouer à la main chaude un de ces j....-f....

[50] Archives des affaires étrangères, tome 333 (Lettre de Garrigues, 16 pluviôse).

[51] Souvenirs et journal d'un bourgeois d'Évreux, p. 83-86 (juin, juillet 1794). — De même à Mantes (Dauban, Paris en 1794, p. 149, 4 mars).

[52] Archives des affaires étrangères, tomes 331 et 332 (Lettres de Desgranges, 3 et 8 brumaire, 3 et 10 frimaire) : Beaucoup de paysans n'ont pas mangé de pain depuis huit et quinze jours ; aussi, la plupart ne travaillent-ils plus. — Buchez et Roux, XVIII, 346 (séance de la Convention, 14 brumaire, discours de Legendre).

[53] Moniteur, XIX, 691 (Discours de Tallien, 12 mars 1794). — Buchez et Roux, XXXII, 423 (Lettre de Jullien, 15 juin 1794).

[54] Archives nationales, AF, II, 111 (Lettre de Michaud, Châteauroux, 18 et 19 pluviôse an II).

[55] Dauban, Paris en 1794, 499, 492, 494 (Lettres de l'agent national de district de Sancoins, 9 thermidor an II ; du directoire de l'Allier, 9 thermidor ; de l'agent national du district de Villefort, 19 thermidor). — Gouverneur Morris (Lettre à Washington, 10 avril 1794) : La famine, en beaucoup d'endroits, a sévi avec la plus grande rigueur. Des hommes sont réellement morts de faim, avec les moyens d'acheter du pain, s'ils avaient pu s'en procurer.

[56] Volney, Voyage en Orient, II, 344 : Si Constantinople manque de vivres, on affame vingt provinces pour lui en fournir.

[57] Archives nationales, AF, II, 46, 68 (Arrêtés du Comité de salut public). Le Trésor verse dans la caisse de la Ville de Paris, pour les subsistances, le 2 août 1793, 2 millions ; le 14 août, 3 ; le 2 septembre, 1 ; le 8 septembre, 1 ; le 16 septembre, 1 ; le 23 septembre, 1, et ainsi de suite : 1 million le 10 frimaire ; 1, le 17 ; 1, le 22 ; 2, le 26 ; 2, le 17 nivôse ; 2, le 5 pluviôse ; 2, le 20 pluviôse ; 1. le 7 ventôse ; 2, le 24 ventôse ; 2, le 7 germinal ; 2, le 15 germinal. — Du 7 août 1793 au 19 germinal an II, le Trésor a déjà fourni à Paris 31 millions.

[58] Archives nationales, AF, II, 68. Arrêtés du 14 brumaire, du 7 nivôse et du 22 germinal, sur les départements affectés à l'approvisionnement de Paris. Buchez et Roux, XXVIII, 487 (Discours de Danton aux Jacobins, 28 acné 1193) : Je ne cessai de répéter qu'il fallait tout donner au maire de Paris, si celui-ci l'exigeait, pour nourrir ses habitants.... Sacrifions 110 millions, et sauvons Paris et, dans lui, la république.

[59] Archives des affaires étrangères, tomes 1410 et 1411. Rapporta du 20 et du 21 juin 1793, des 21, 22, 28, 29 et 31 juillet, de tous les jours des mois d'août et de septembre 1793. — Schmidt, Tableaux de la Révolution française, tome II, passim. — Dauban, Paris en 1794 (notamment pour tous les jours du mois de ventôse an II). — Archives nationales, F7, 31167 (Rapports pour le mois de nivôse an II).

[60] Dauban, 138 (Rapport du 2 ventôse).

[61] Mercier, Paris pendant la Révolution, I, 355.

[62] Archives des affaires étrangères, 1411 (Rapports du 1er au 2 août 1793) : A une heure du matin, nous avons été étonnés de trouver des hommes et des femmes couchés le long des maisons, et attendant sans bruit l'ouverture des boutiques. — Dauban, 231 (Rapport du 24 ventôse). A la tuerie des cochons, prés du Jardin des Plantes, pour obtenir une fressure, au taux de 3 fr. 10, au lieu de trente sous comme autrefois, les femmes couchées par terre, avec leur petit panier, font des stations de quatre à cinq heures.

[63] Archives nationales, F7, 31167 (Rapports des 9 et 28 nivôse) : Les rues de Paris sont toujours abominables ; on craint sûrement d'user les balets (sic). — Dauban, 120 (9 ventôse) : La rue Sainte-Anne est encombrée de fumiers dans la partie qui avoisine la rue Louvois, il y en a des tas le long des mure, qui y séjournent depuis quinze jours.

[64] Archives des affaires étrangères, tome 1411 (Rapports du 9 sont 1793). — Mercier, I, 363. — Dauban, 630 (Rapports du 27 fructidor an II) : Toujours de grands attroupements aux ports de charbon ; ils commencent dès minuit, une heure et deux heures du matin. Plusieurs de ces habitués profitent de l'ombre de la nuit pour commettre mille indécences.

[65] Schmidt, Tableaux de la Révolution française, II, 155 (Rapports du 25 ventôse). — Dauban, 188 (Rapports du 19 ventôse). — Ibid., 69 (Rapports du 2 ventôse). — Ibid., 126 (Rapports du 10 ventôse). — Archives nationales, F7, 31167 (Rapports du 28 nivôse an II). Les femmes crient contre les bouchers et les charcutiers qui ne respectent nullement la loi du maximum et ne donnent aux pauvres que la viande inférieure. — Ibid. (Rapports du 6 nivôse) : Il est affreux de voir ce que les bouchers donnent au peuple.

[66] Mercier, Ibid., 353 : Les femmes luttèrent de force contre les hommes, contractèrent l'habitude de jurer.... Les derniers de la file surent se faufiler au premier rang. — Buchez et Roux, XXVIII, 364 (Journal de la Montagne, 28 juillet 1793) : Un citoyen a été tué, dimanche 21 juillet, rue des Gravatiers, en défendant un pain de six livres qu'il venait de se procurer pour lui et sa famille. Un autre a eu le bras coupé, le même jour, dans la rue Froid-Manteau. Une femme enceinte a été blessée, son enfant a été étouffé dans son sein.

[67] Dauban, 136 (Rapports du 27 ventôse). Marché du faubourg Saint-Antoine : On ne se f.... pas de coups de poing depuis deux ou trois jours.

[68] Archives des affaires étrangères, tome 1410 (Rapports du 6 au 7 août 1793).

[69] Dauban, 144 (Rapports du 13 ventôse).

[70] Dauban, 199 (Rapports du 19 ventôse). — Dauban, la Démagogie en 1793, p. 470 : A peine les paysans sont-ils arrivés, que des harpyes, sous l'habillement de femmes, se jettent sur eux et leur enlèvent leurs marchandises. Hier, un paysan a été battu par des femmes, pour avoir voulu vendre ses denrées sur le pied du maximum. (19 octobre 1793.) — Dauban, Paris en 1794, 144, 173, 199 (Rapports des 13, 17, 19 ventôse). — Archives des affaira étrangères, tome 1410 (Rapports du 26 au 27 juin 1793). Pillage de voitures de chandelles, de bateaux de chandelles et de savon.

[71] Dauban, 45 (Rapports du 17 pluviôse) ; 227 (Rapporte du 28 ventôse) ; 160 (Rapports du 16 ventôse) ; 340 (Rapports du 28 germinal) ; 87 (Rapports du 5 ventôse).

[72] Archives nationales, AF, II, 116 (Arrêté de Paganel, Castres, 6 et 7 pluviôse an II) : La mesure du recensement n'a pas rempli son objet.... Les déclarations ont été infidèles ou inexactes. — Cf., pour les détails, la correspondance des autres représentants en mission. — Dauban, Paris en 1794, 190 (Discours de Fouquier-Tinville à la Convention, 19 ventôse) : Le maire de Pont-Saint-Maxence a osé dire : Quand on nous enverra du sucre de Paris, nous verrons alors si nous lui ferons passer nos œufs et notre beurre.

[73] Archives des affaires étrangères, tome 1411 (Rapports du 7 au 8 août 1793) : On a arrêté aux diverses barrières 7600 livres de pain qui allaient sortir. — Dauban, 45 (ordre du jour du 11 pluviôse). Établissement de réverbères à tous les postes, surtout à la Grève et à Passy, pour éclairer la rivière et mieux voir si les comestibles ne sortent pas. — Mercier, I, 365. — Dauban, 181 (Rapports du 18 ventôse), 210 (Rapports du 21 ventôse). — 190 (Discours de Fouquier, 19 ventôse) : Les bouchers de Paris, qui ne peuvent vendre qu'au prix du maximum, apportent chez les bouchers de Sèvres la viande qu'ils achètent, et vendent au prix que bon leur semble. — 257 (Rapports du 27 ventôse) : Chez les marchands de la maison Égalité, vers dix heures du soir, on voit arriver les aristocrates et antres égoïstes, pour acheter les poulardes et les dindes, qu'ils cachent soigneusement sous leur redingote.

[74] Dauban, 255 (Ordre du jour de Henriot, 27 ventôse) : J'invite mes frères d'armes à ne s'emparer d'aucune denrée quelconque ; cette petite privation fera taire les malveillants qui cherchent sans cesse l'occasion de nous humilier. — Ibid., 359 : Le 29 floréal, entre quatre et cinq heures du matin, une patrouille d'environ quinze hommes de la section du Bonnet-Rouge, ayant à leur tête une espèce de commissaire, arrêtaient les subsistances sur la route d'Orléans, les conduisaient dans leur section.

[75] Dauban, 341 (Lettre de la Commission des subsistances, 23 germinal) : Les denrées sont soustraites aux yeux du peuple, ou lui sont offertes d'une qualité très altérée. — La Commission s'étonne qu'ayant fourni tant de denrées aux détaillants, il en arrive si peu aux consommateurs.

[76] Archives des affaires étrangères, tome 1411 (Rapports du 11-12 août, du 31 août-1er septembre 1793). — Archives nationales, F7, 31167 (Rapports des 7 et 12 nivôse an II).

[77] Dauban, Paris en 1794, 60, 68, 69, 71, 82, 93, 216, 231. — Schmidt, Tableaux de Paris, II, 187, 190. — Archives nationales, F7, 31167 (Rapport de Lebarivel, 7 nivôse). — (Les ouvriers armuriers, à la solde de l'État, disent aussi que depuis longtemps ils ne vivent plus que de pain et de fromage.)

[78] Dauban, 231 (Rapport de Perrière, 24 ventôse) : Le beurre, dont on fait un Dieu.

[79] Dauban, 68 (Rapport du 2 ventôse).

[80] Archives nationales, F7, 31167 (Rapports du 28 nivôse). — Dauban, 144 (Rapports du 14 ventôse).

[81] Dauban, 81 (Rapport de Latour-Lamontagne, 4 ventôse).

[82] Souvenirs et journal d'un bourgeois d'Évreux, 83 : Le vendredi, 15 juin 1794, on proclama que tous ceux qui avaient chez eux quelques provisions en blé, orge, seigle, farine et même de pain, eussent à les déclarer sous vingt-quatre heures, sous peine d'être regardés comme ennemis de la patrie, et déclarés suspects, mis en arrestation, traduits devant les tribunaux. — Schmidt, Tableaux de la Révolution française, II, 214. Saisie à Passy de deux cochons, de 40 livres de beurre, de six boisseaux de haricots, etc., chez la citoyenne Lacet, qui s'était approvisionnée pour nourrir les seize personnes de sa maison.

[83] Archives nationales, AF, II, 68. Arrêté du Comité de salut public, 23 pluviôse, pour rappeler la loi du 25 brumaire, qui défend d'extraire du quintal de farine plus de quinze livres de son. Ordre d'enlever chez les boulangers et les meuniers les bluteaux ; celui qui les aura conservés ou cachés hors de son domicile sera traité comme suspect et mis en état d'arrestation jusqu'à la paix — Berryat Saint-Prix, 357, 362. A Toulouse, trois personnes sont condamnées à mort pour accaparement ; à Montpellier, un boulanger, deux marchandes et un négociant sont guillotinés, pour avoir fait facturer, facturé, caché, conservé une certaine quantité de galettes, espèce de pain destiné à l'aliment exclusif des contre-révolutionnaires.

[84] Un Séjour en France (22 avril 1794).

[85] Ludovic Sciout, IV, 236 (Proclamation des représentants en mission dans le Finistère) : Magistrats du peuple, dites aux propriétaires et aux cultivateurs que leurs récoltes sont une propriété nationale, et qu'ils n'en sont que les dépositaires. — Archives nationales, AF, II, 92 (Arrêtés de Bô, représentant dans le Cantal, 8 pluviôse) : Considérant que dans une République tous les citoyens ne font qu'une famille... tous ceux qui se refuseraient à aider leurs frères voisins, sous le prétexte spécieux de ne pas avoir une provision complète, doivent être regardés comme des citoyens suspects.

[86] Archives nationales, AF, II, 68 (Arrêté du Comité de salut public 28 prairial). Le prix maximum de l'avoine est de 14 francs le quintal ; après le messidor, il ne sera plus que de 11 francs.

[87] Archives nationales, AF, II, 116 et 106 (Arrêtés de Paganel, Castres, 6 et 7 pluviôse, arrêtés de Dartigoyte, 23, 25 et 29 floréal).

[88] Archives nationales, AF, II, 147 (Arrêté de Maignet, Avignon, 2 prairial.

[89] Moniteur, XXIII, 397 (Discours de Dubois-Crancé, 6 mai 1795) : La commission du commerce (et des approvisionnements) comptait 35.000 employés à son service.

[90] Archives nationales, AF, II, 68 (Arrêté du Comité de salut public 28 prairial). — Décret du 8 messidor an II : Les grains de toute nature et les fourrages de la présente récolte sont mie à la réquisition du gouvernement. — Recensement nouveau, obligation pour chacun de déclarer le montant de sa récolte, vérification, confiscation en cas de déclaration inexacte, obligation de battre les gerbes. — Dauban, 490 (Lettre de l'agent national de Villefort, 19 thermidor). Raisonnement et calculs des cultivateurs : ils restreignent leurs ensemencements, non pas tant pour la raison du défaut de bras, que par le motif de ne pas se ruiner, en faisant une semence et une récolte à grands frais, qui, disent-ils, ne rentrent pas en entier, lors de la vente de leurs grains à si bas prix. — Archives nationales, AF, II, 106 (Lettre de Dartigoyte aux agents nationaux du Gers et de la Haute-Garonne, 25 floréal) : Ici, on dit qu'immédiatement après la récolte, on enlèvera tous les grains, sans même laisser les moyens de subsistance ; on débile qu'on va s'emparer de toutes les provisions en salé, et livrer les agriculteurs aux horreurs de la famine.

[91] Moniteur, XXII, 21 (Discours de Lindet, 20 septembre 1794) : Nous avons craint longtemps que les terres ne fussent pas cultivées, que les herbages ne fussent pas couverts de bestiaux, tandis que l'on retenait dans les maisons d'arrêt les propriétaires on les fermiers des terres et des herbages. — Archives nationales, D, § 1, carton 1 (Lettre du district de Bar-sur-Seine, 14 ventôse an III) : Le maximum fit cacher les blés ; les acquits-à-caution ruinèrent et désespérèrent les consommateurs. Combien de malheureux, en effet, n'ont-ils pas été arrêtés, saisis, confisqués, amendés et ruinés, pour avoir été chercher, à quinze et vingt lieues, du blé pour nourrir leurs femmes et leurs enfants ?

[92] Archives nationales, AF, II, 106 (Circulaire de Dartigoyte, 25 floréal) : Une règle que tu dois mettre en pratique, c'est de rendre les officiers municipaux responsables de la non-culture des terres. — Si un citoyen se permet d'avoir un pain particulier, différent de celui des cultivateurs et des ouvriers de la commune, je le ferai poursuivre devant les tribunaux, conjointement avec la municipalité, comme étant la première coupable pour l'avoir toléré.... Réduis, s'il est nécessaire, les trois quarts du pain accordé aux citoyens non travailleurs, parce que les muscadins et muscadines ont des ressources et mènent d'ailleurs une vie inerte.

[93] Archives nationales, AF, II, 111 (Lettres de Ferry, Bourges, 23 messidor, à ses frères de la Société populaire et aux citoyennes de l'Indre et du Cher).

[94] Moniteur, XXI, 111 (Lettre d'Avignon, 9 messidor, et lettre des Jacobins d'Arles).

[95] Moniteur, XXI, 184 (Décret du 21 messidor).

[96] Gouverneur Morris (Correspondance avec Washington, Lettres du 27 mars et du 10 avril 1794) : La saison avance avec une rapidité dont on n'a point d'exemple ; j'ai du seigle en épi et du sainfoin en fleur ; il est étonnant de voir, au milieu d'avril, des abricots aussi gros que des œufs de pigeons.... Au midi, où la disette était plus grande, j'ai lieu de penser.... que la terre commence à fournir la nourriture à ses habitants. Une gelée semblable à celle que nous avons éprouvée au mois de mai dernier (1793) seconderait plus la famine que toutes les armées et les flottes de l'Europe.

[97] Archives nationales, AF, II, 13 (Lettre du directoire du Calvados, prairial an III) — Nous n'avons pas un seul grain en magasin et les prisons sont pleines de cultivateurs. — Archives nationales, D, § 1, carton 3. (Mandats d'arrêt décernés par le représentant Albert, 19 pluviôse an III, 7 germinal et 16 germinal.) — Sur les détails, les difficultés et les inconvénients de la réquisition, voir ce dossier et les cinq autres précédents ou suivants. — (Lettre de l'agent national prés le district de Nogent-sur-Seine, 13 germinal, an III :) J'ai fait citer, devant le tribunal de ce district, un grand nombre de cultivateurs et propriétaires qui sont en retard de fournir les réquisitions qui leur ont été appliquées par leurs municipalités respectives.... La grande majorité a déclaré ne pouvoir jamais fournir la totalité, quand même on leur prendrait leur semence. Le tribunal a prononcé la confiscation des dits grains et une amende égale à la valeur des quantités requises contre ceux qui en sont dépourvus.... Il serait de mon devoir maintenant de faire mettre le jugement à exécution. Mais je dois vous faire observer que, ai vous ne modérez cette amende, plusieurs d'entre eux seront réduits au désespoir. C'est pourquoi, j'attends votre réponse pour m'y conformer. — (Autre lettre du même agent, 9 germinal.) Impossible d'approvisionner le marché de Villarceaux ; sept communes requises à cet effet en sont empêchées par le district de Sézannes qui y tient continuellement de la forcé armée, pour en faire enlever les grains, au fur et à mesure qu'on les bat. — Il est curieux de noter, chez les agents officiels, la sentimentalité de l'inquisiteur et le degré intime de la culture. (Procès-verbal de la municipalité de Magincourt, 7 ventôse. Bien entendu, je suis obligé, pour le rendre intelligible, de redresser l'orthographe) : Le dit Croiset, gendarme, e accompagné l'agent national chez tous les citoyens en retard, dont, parmi ceux en retard, il ne s'y est refusé que Jean Manchin, dont ne pouvons empêcher de verbaliser contre lui, attendu qu'il est tout à fait égoïste et ne veut que pour lui. H nous a déclaré que, si, à la veille de sa moisson, il en avait de reste, qu'il le partagerait aux citoyens qui en auraient besoin. Hélas oui, serait-il possible de ne pas incarcérer un égoïste semblable qui ne veut que pour lui au détriment de ses concitoyens ? Une preuve de vérité, il nourrit chez lui trois chiens, au moins cent cinquante volailles et jusqu'à des pigeons, ce qui consomme une quantité de grains, ce qui serait dans le cas de l'empêcher de satisfaire à toutes les réquisitions. Il pourrait se passer de chiens, attendu que leur cour ferme ; il pourrait également se contenter de trente poules, que pour lors il pourrait être en état de fournir aux réquisitions. — Cette pièce est signée Bertrand agen. — Sur ce rapport, Manchin est incarcéré à Troyes, à ses frais.

[98] Archives nationales, AF, II. Lettre du district de Bar-sur-Seine, 14 ventôse an III. Depuis l'abolition du maximum, les habitants font des voyages de trente à quarante lieues, pour acheter du blé. — Lettre de la municipalité de Troyes, 15 ventôse : D'après le prix des grains que nous continuons à acheter de gré à gré, le pain coûtera quinze sous (la livre), la décade prochaine.

[99] Schmidt, Pariser Zustände, I, 145 à 220. — (Réouverture de la Bourse, 25 avril 1795.) — Ibid., I, 322, II, 105, 82. — Memoirs of Theobald Wolfe Tore, p. 200 (3 février 1796). Au Havre, le louis d'or vaut alors 5.000 fr., et l'écu de 6 francs, à proportion. — A Paris (12 février), le louis d'or vaut 6.500, et un situer pour deux personnes au Palais-Royal coûte 1.500 francs. — Mayer (Frankreich im 1796) dépense, pour un dîner qu'il donne à dix personnes, 300.000 francs en assignats. A cette date, une course en fiacre coûte 1.000 francs ; un fiacre demande 6.000 francs pour une heure.

[100] Correspondance de Mallet-du-Pan avec la cour de Vienne, I, 253 (18 juillet 1795) : Il n'en est plus aujourd'hui comme aux premiers temps de la Révolution, qui ne pesait alors que sur certaines classes da la société ; maintenant, les fléaux se font sentir à tous, à toute heure, dans toutes les parties de l'existence civile. Les marchandises et les denrées montent journellement dans une proportion beaucoup plus forte que la baisse des assignats. Paris n'est plus absolument qu'une cité de brocanteurs.... Ce concours immense à acheter les effets mobiliers élève les marchandises de 25 pour 100 par semaine. Il en est de même des denrées. Le sac de blé, pesant trois quintaux, vaut en ce moment 9000 francs, la livre de suif 36 francs, une paire de souliers 100 francs. Il est impossible que les artisans élèvent le prix de leurs journées dans une proportion si forte et si rapide. — Cf. Lord Malmsbury's Diaries, III, 290 (2 octobre 1796). A partir de 1795, gros bénéfices des paysans propriétaires et producteurs ; de 1792 à 1796, ils ont accumulé et caché la plus grande partie du numéraire ; ils ont eu le courage et l'art de défendre leur magot contre toute la violence du gouvernement révolutionnaire ; par suite, lors de la dépréciation des assignats, ils ont acheté la terre à un bon marché incroyable ; en 1796, ils cultivent et produisent beaucoup.

[101] Archives nationales, AF, D, 72 (Lettre des administrateurs du district de Montpellier à la Convention, 26 messidor an III) : Votre décret du 4 nivôse dernier supprima le maximum ; cette mesure, provoquée par la justice et l'intérêt public, n'eut pas l'effet que vous en attendiez. La disette a cessé, mais l'enchérissement est prodigieux : le cultivateur vend son blé de 470 à 670 francs, le quintal.

[102] Archives nationales, AF, II, 71. (Délibération de la commune de Champs, canton de Lagny, 22 prairial an III. Lettre du procureur syndic du district de Meaux, 3 messidor. Lettre de la municipalité de Rozoy, Seine-et-Marne, 4 messidor.) — Ibid., AF, II, 74 (Lettre de la municipalité d'Émerainville, certifiée par le directoire de Meaux, 14 messidor) : La commune n'a que du pain d'avoine à procurer à ses habitants ; encore faut-il aller l'acheter bien loin. Cette nourriture, d'une si mauvaise qualité, loin de donner des forces aux citoyens habitués aux travaux de la culture, leur ôte le courage et les rend malades, et fait que les foins ne peuvent se faire avec activité, les bras étant déjà très rares. — A Champs, les travaux de la moisson des foins vont s'ouvrir ; les ouvriers, faute de subsistance, ne peuvent la faire.

[103] Archives nationales, AF, II, 73 (Lettre du directoire du district de Dieppe, 21 prairial).

[104] Archives nationales, AF, II, 73. (Lettre des administrateurs du district de Louviers, 26 prairial).

[105] Archives nationales, AF, II, 73. (Lettre du procureur syndic du district de Caen, 23 messidor. Lettre du représentant Porcher au Comité de salut public, 26 messidor. Lettre du même, 24 prairial) : La situation de ce département (le Calvados) m'a semblé affreuse.... La détresse de ce département en fait de subsistances ne peut vous être exagérée ; le mal est à son comble.

[106] Archives nationales, AF, II, 74 (Lettre des administrateurs du district de Beauvais, 15 prairial. — Lettre des administrateurs du district de Bapaume, 24 prairial. — Lettre des administrateurs du district de Vervins, 7 messidor. — Lettre du commissaire envoyé par le district de Laon, messidor.) — Cf. Ibid. Lettre du district d'Abbeville, 11 prairial : Le quintal de blé est vendu 1.000 francs en assignats, ou plutôt les cultivateurs ne veulent plus d'assignats, l'argent seul peut procurer des grains, et, comme la plus grande partie du peuple n'a point d'argent à leur donner, ils ont la cruauté de dépouiller l'un d'une partie de son vêtement, de demander à l'autre ses meubles, etc.

[107] Archives nationales, AF, II, 71 (Lettre de la municipalité de Rozoy (Seine-et-Marne), 4 messidor an III). Le boisseau de blé se paye alors aux environs de Rozoy jusqu'à 300 francs.

[108] Archives nationales, AF, II, 74 (Lettre de la municipalité de Montreuil-sur-Mer, 29 prairial an III).

[109] Archives nationales, AF, II, 74. (Lettre des administrateurs du district de Vervins, 11 prairial. Lettre de la commune de la Chapelle-sur-Somme, 24 prairial).

[110] Archives nationales, AF, II, 70 (Lettre du procureur syndic du district de Saint Germain, 10 thermidor an III). — Ce carton, qui peint la situation des communes autour de Faris, est particulièrement navrant et terrible. Entre autres exemples de la misère des ouvriers, voici une pétition des trente-cinq ouvriers de la machine de Marly, 28 messidor an III : Les ouvriers et les employés de la machine de Marly vous font part de la position fâcheuse où ils sont réduis par la cherté des vives, leurs médiocres journées, qui ne sont portées qu'a 5 livres 12 sous au plus, et encore que depuis quatre mois, car ils n'avaient que 2 livres 16 sous, ne pouvant pas leur produire une demi-livre de pain, puisqu'il vaut 15 à 16 francs la livre. Ces malheureux n'ont pas manqués de courage, ni de patience, dans l'espoir que le temps deviendrait plus favorable ; ils ont été réduis à vendre la plus grande partie de leurs effets et à manger du pain de son, dont l'échantillon est ci-joint, qui les incommode beaucoup ; la plupart sont malades, et ceux qui ne le sont pas sont dans la plus grande faiblesse. — Schmidt, Tableaux de Paris, 9 thermidor : Sur le carreau de la Halle, les paysans se plaignaient très amèrement que l'on volait dans les champs et sur les routes, et qu'on crevait même les sacs.

[111] Archives nationales, D, § 1, carton 2 (Lettre de la municipalité d'Ervy (Aube), 17 floréal an III) : L'insouciance des cultivateurs égoïstes des campagnes est au comble, ils se refusent à toute obéissance aux lois, et égorgent les malheureux en leur refusant de vendre ou en ne voulant leur vendre les grains qu'à des sommes qu'ils ne peuvent atteindre. (Ce carton serait à transcrire tout entier, pour montrer la situation alimentaire d'un département.)

[112] Archives nationales, AF, II, 74 (Lettre des administrateurs du district de Bapaume, 24 prairial. — Lettre de la municipalité de Boulogne-sur-Mer, 24 prairial).

[113] Archives nationales, AF, II, 73 (Lettre de la municipalité de Brionne au district de Bernay, 7 prairial). Les cultivateurs n'apportent pas leur blé, parce qu'ils le vendent ailleurs, au taux de 1.500 et 2.000 francs le sac de 330 livres.

[114] Archives nationales, AF, II, 71 (Lettre du procureur-syndic du district de Meaux, 2 messidor) : Beaucoup de communes rurales partagent leur sort ; on a réduit tout le district à cette disette pour augmenter les secours à fournir à Parie et aux armées.

[115] Schmidt, Tableaux de Paris (Rapports de police, 6 pluviôse an III). — Ibid., 16 germinal : Une lettre du département de la Drôme apprend que l'on y meurt de faim, que le pain s'y vend 3 francs la livre.

[116] Archives nationales, AF, II, 70 (Délibération du Conseil général de Franciade, 9 thermidor an III).

[117] Archives nationales, AF, II, 70 (Lettre de procureur-syndic du district de Saint-Germain, 10 thermidor). — Delécluze, Souvenirs de soixante années, p. 10. (La famille Delécluze habite Meudon en 1794 et pendant une grande partie de 1795.) — M. Delécluze père et son fils vont à Meaux, et obtiennent d'un fermier un sac de bonne farine pesant 325 livres, moyennant 10 louis d'or ; ils le rapportent en cachette avec des précautions infinies : Le père et le fils, après avoir fait recouvrir de foin et d'herbes la charrette au fond de laquelle était caché le précieux sac, suivirent à pied, toujours à quelque distance, l'équipage conduit par un paysan. Mme Delécluze pétrit elle-même la farine et cuit le pain.

[118] Archives nationales, AF, II, 74. — Voici quelques spécimens de ces dépenses municipales (Délibération de la commune d'Amiens, 8 thermidor an III) : La commune a reçu du gouvernement 1.200.000 francs. Souscription fraternelle, 400.000 francs. Emprunt forcé, 2.400.000 francs. Produit de divers grains accordés par le gouvernement, mais qui n'ont pas été payés, 400.000 francs. — (Lettre de la municipalité de Lille, 7 fructidor :). déficit, qui, à l'époque de notre entrée dans l'administration, par suite de la différence entre le prix des grains achetés et le prix du pain délivré aux nécessiteux, était de 2.270.023 francs, s'est tellement accru que, pour le mois de thermidor, il a été de 8.312 956 francs. Par suite, les villes se ruinent et s'endettent à un point incroyable. — Archives nationales, AF, II, 72 (Lettre de la municipalité de Tours, 19 vendémiaire an IV). Tours n'a plus assez d'argent pour acheter l'huile nécessaire à ses réverbères, et n'est plus éclairé la nuit. Arrêté pour que l'agent des subsistances à Paris remette à ses commissaires 20 quintaux d'huile, qui, sur 340 réverbères, pourront en entretenir 100 jusqu'au 19, germinal. — De même à Toulouse (Rapport de Destrem, Moniteur, 24 juin 1798). — Le 26 novembre 1794, Bordeaux n'est pas en état de payer 72 francs pour trente barriques d'eau employées à laver la guillotine (Granier de Cassagnac, I, 13, extrait des Archives de Bordeaux). — Bordeaux est autorisé à vendre 1.000 tonneaux de vin requis autrefois pour la République ; la ville le ; payera au taux auquel la République les a jadis achetés et les vendra le plus cher possible, par la voie du commerce libre ; avec le bénéfice de l'opération, elle achètera des grains pour la subsistance de ses habitants. (Archives nationales, AF, II, 72, arrêté du 4 vendémiaire an IV). — Pour les secours en assignats accordés aux villes et aux départements, voir les mêmes cartons : 400.000 francs à Poitiers, le 18 pluviôse ; 4 millions à l.yon, le 17 pluviôse ; 3 millions par mois à Nantes, à partir du 14 thermidor ; 10 millions au département de l'Hérault, en frimaire et pluviôse, etc.

[119] Archives nationales, D, § 1, carton 2 (Délibération de la commune de Troyes, 15 ventôse an III). — Un Séjour en France (Amiens, 9 mai 1795) Comme nous nous étions procuré quelques écus de 6 livres, nous avons pu nous procurer une petite provision de blé.... M. D. et les domestiques mangent du pain fait avec les trois quarts de son et un quart de farine.... Quand nous cuisons, les portes sont soigneusement fermées, la sonnette sonne en vain, aucun visiteur n'est admis jusqu'à ce que les moindres traces de l'opération soient effacées.... Ce qu'on distribue maintenant est une mixture de blé germé, de pois, de seigle, etc., qui ressemble à peine à du pain. — Un séjour en France (12 avril) : La distribution de pain n'était (alors) que de un quart de livre par jour. Quantité de gens, qui, à d'autres égards, étaient à leur aise, ne recevaient rien du tout.

[120] Archives nationales, D, § 1, carton 2. Lettres de la municipalité de Troyes, 16 ventôse an III, et 6 germinal ; lettre des trois députés envoyés par la municipalité à Paris, pluviôse an III. (La date du jour est omise.)

[121] Un Séjour en France (Amiens, 30 janvier 1795). — Archives nationales, AF, II, 74 (Délibération de la commune d'Amiens, 8 thermidor et 7 fructidor an III).

[122] Souvenirs et journal d'un bourgeois d'Évreux, p. 97. (Les femmes arrêtent les charrettes de blé, les gardent pendant une nuit, blessent le représentant Bernier à coups de pierres, et obtiennent chacune 8 livres de blé.)

[123] Archives nationales, AF, II, 73 (Lettre de la municipalité de Dieppe, 23 prairial) — AF, II, 74 (Lettre de la municipalité de Vervins, 7 messidor ; Lettre de la municipalité de Lille, 7 fructidor).

[124] Correspondance de Mallet-du-Pan avec la cour de Vienne, I, 90. Ibid., 131. Un mois après, le quintal de farine à Lyon vaut 200 francs, et une livre de pain, quarante-cinq sous.

[125] Archives nationales, AF, II, 73 (Lettre des députés extraordinaires des trois corps administratifs de Chartres, 15 thermidor : Au nom de cette commune prête à mourir de faim.). — Les habitants de Chartres n'ont pas même eu la faculté de se faire livrer leurs fermages en grains : tout a été versé dans les magasins du gouvernement.

[126] Archives nationales, AF, II, 73. Pétitions de la commune de la Rochelle, 25 fructidor ; de la commune de Paimbœuf, 9 fructidor ; de la municipalité de Nantes, 14 thermidor ; de la municipalité de Rouen, 9 fructidor). — Ibid., AF, II, 72 (Lettre de la commune de Bayonne, fructidor). — Pénurie de subsistances depuis plus de deux ans. La municipalité est, depuis six mois, dans la cruelle nécessité de réduire ses administrés une demi-livre de pain de maïs par jour... au prix de vingt-cinq sous la livre, quoique la livre lui coûte plus de 5 francs.... Depuis la suppression du maximum, elle perd par là environ 25.000 francs par jour.

[127] Archives nationales, AF, II, 72 (Lettres du représentant Porcher, Caen, 24 prairial, 3 et 26 messidor. — Lettre de la municipalité de Caen, 3 messidor).

[128] Archives nationales, AF, II, 71 (Lettre de la municipalité d'Auxerre, 19 messidor) : Jusqu'ici nous avons vécu d'industrie et comme par miracle ; il a fallu des efforts incroyables, des dépenses énormes et des opérations vraiment surnaturelles pour y arriver. Mais, d'ici à la fin de thermidor, reste un mois, comment vivre ? Nos concitoyens, dont la majeure partie est cultivateur et artisan, sont rationnés à demie livre par jour par individu, et nous n'avons que la ration de dix à douze jours au plus.

[129] Meissner, Voyage à Paris, 339 : Il n'y avait pas, dans l'auberge où nous étions, un seul morceau de pain ; je courus moi-même cinq ou six boutiques de boulangers et de pâtissiers que je trouvai parfaitement dégarnies. Dans la dernière seulement, il trouve une douzaine de vieux petits biscuits de Savoie, qu'il paye 15 francs. — Sur les procédés militaires du gouvernement à propos des subsistances, voir les arrêtés du Comité de salut public, la plupart de la main de Lindet, AF, II, 68 à 74.

[130] Schmidt, Tableaux de Paris, tomes II et III, passim.

[131] Archives nationales, AF, II, 68 (Arrêtés du 20 ventôse an III, du 19 germinal, du 20 germinal, du 8 messidor, etc.).

[132] Archives nationales, AF, II, 68. Arrêtés du 5 et du 22 nivôse an III.

[133] Archives nationales, AF, II, 68. Arrêtés du 19 pluviôse, du 5 ventôse, du 4 floréal, du 24 floréal an III. (Par exception, les six brasseries qui travaillent pour la République dans l'arrondissement de Dunkerque resteront en activité.) — Mêmes procédés pour les autres objets de nécessité : recensement des noix, navettes et autres grains ou fruits huileux, des huiles provenant des pieds de bœuf et de mouton, réquisition de toutes les matières propres à fabriquer de l'huile, ordre de faire marcher les moulins à huile : Les corps administratifs a tiendront la main à ce que les bouchers dégraissent leur viande avant de la mettre en vente, à ce qu'ils ne convertissent pas eux-mêmes ces suifs en chandelle, à ce qu'il ne soit pas vendu de suif aux fabricants de savon, etc. (Arrêté du 28 vendémiaire an III.) — La septième commission exécutive fera rassembler huit cents paires de bœufs pour être distribués aux marchands de bois, afin de transporter les bois et charbons du lieu d'abatage et fabrication jusqu'aux ports. On leur distribuera huit cents paires de roues et des harnais on proportion. Les charretiers seront payés et surveillés comme ceux des convois militaires et complétés par réquisition. Pour nourrir ces bœufs, les administrateurs du district prendront par préemption les prés et pâturages nécessaires, etc. (Arrêté du 10 pluviôse an III.)

[134] Moniteur, XXIV, 397. — Schmidt, Tableaux de Paris (Rapports du 16 frimaire an IV) : Les citoyens des départements se demandent avec étonnement par quels motifs Paris leur coûte 546 millions par mois pour le pain seulement, tandis qu'ils jeûnent. Cet isolement de Paris, à qui tous les bienfaits de la Révolution sont exclusivement réservés, fait le plus mauvais effet sur l'esprit public. — Meissner, 345.

[135] Mercier, Paris pendant la Révolution, I, 355-357. — Schmidt, Pariser Zustände, I, 224. (La Seine gèle le 31 décembre, et, le 23 janvier, il y a 16 degrés de froid.) — Schmidt, Tableaux de Paris (Rapports de police des 2, 3 et 4 pluviôse)

[136] Schmidt, Pariser Zustände, I, 228 et suivantes. (Réduction de la distribution de pain à une livre et demie par personne, 25 février ; à une livre et demie pour les travailleurs, et à une livre pour les autres, 17 mars. — Réduction finale à un quart de livre, 31 mars.) — Ibid., 251, pour les quotités ultérieures. — Dufort de Cheverny (Mémoires manuscrits, avril 1795). M. de Cheverny vient loger au vieux Louvre chez son ami Sedaine : Je les avais secourus en victuailles le plus qu'il m'avait été possible ; ils m'avouèrent que, sans cela, malgré leur aisance, ils seraient morts de faim.

[137] Schmidt, Tableaux de Paris (Rapports du 15 germinal, du 29 germinal, du 28 messidor an III, du 14 frimaire et du 23 brumaire an IV). Ibid. (15 germinal an III), le beurre 8 francs la livre, les œufs 7 francs le quarteron. — Ibid. (9 messidor), le pain à 16 francs la livre ; (28 messidor), le beurre à 14 francs la livre ; (29 brumaire an IV), le sac de farine de 325 livres à 14.000 francs.

[138] Schmidt, Tableaux de Paris (Rapports du 12 germinal an III) : Les traiteurs et les pâtissiers sont mieux fournis que jamais. — Mémoires (manuscrits) de M. Dufort de Cheverny : Ma belle-sœur, avec 40.000 livres de rente sur le Grand-Livre, était réduite à cultiver son jardin, avec ses deux femmes de chambre. M. de Richebourg, ci-devant intendant général des postes, vendait pour vivre tantôt une pendule, tantôt une commode : Mes amis, nous dit-il, pour vous recevoir aujourd'hui, j'ai mis une pendule dans mon pot. — Schmidt (Rapports du 17 frimaire an IV) : Un habitué de la Bourse vend un louis 5000 francs, il dîne pour 1.000 livres, et dit hautement : J'ai dîné pour quatre livres dix sous ; en vérité, c'est délicieux ces assignats ! Je n'aurais pas si bien dîné autrefois pour 12 francs.

[139] Schmidt (Rapports du 9 frimaire an IV) : Les rapports nous entretiennent de la peinture affligeante du rentier, ayant vendu ses hardes, vendant ses meubles, et étant, pour ainsi dire, à sa dernière pièce, bientôt ne pouvant plus rien se procurer, réduit à la fatale extrémité de s'ôter la vie. — Ibid., 2 frimaire : Le rentier est ruiné et ne peut atteindre le prix des subsistances ; les employés sont dans la même position. Naturellement, la condition des employés et rentiers empire avec la dépréciation des assignats ; voici le compte d'un ménage à la fin de 1795 (Beaumarchais et son temps, par M. de Loménie, II, 488. Lettre de Julie de Beaumarchais, décembre 1795 :) Lorsque tu m'as donné ces 4000 francs (en assignats), bonne amie, le cœur m'a battu. J'ai cru que tu devenais folle de me donner une telle fortune ; je les ai vite fait couler dans ma poche, et je t'ai parlé d'autre chose, pour distraire ton idée. — Revenue chez moi, et vite, vite, du bois, des provisions, avant que tout augmente encore ! Voilà Dupont (la vieille servante) qui court, qui s'évertue ; voilà les écailles qui me tombent des yeux, quand je vois, sans la nourriture du mois, ce résultat de 4.275 francs :

Une voie de bois : 1460 fr. ; neuf livres de chandelles de 8, à 100 fr. la livre : 900 ; sucre, 4 livres à 100 fr. la livre : 400 ; trois litrons de grains à 40 fr. : 120 ; sept livres d'huile à 100 fr. : 700 ; douze mèches à 5 fr. : 60 ; un boisseau et demi de pommes de terre à 200 fr. le boisseau : 300 ; blanchissage du mois : 215 ; une livre de poudre à poudrer : 70 ; deux onces de pommade (à trois sous autrefois), aujourd'hui à 25 francs : 50

Reste la nourriture du mois, le beurre et les œufs à 100 fr. comme tu sais, la viande à 25 ou 30 fr. et tout en proportion : 567

Le pain a manqué deux jours ; nous n'en recevons plus que, de deux jours, l'un : surcroît de dépenses ; je n'en ai acheté, depuis deux jours, que 4 livres à 45 fr. : 180. Au total : 5.022 fr.

Quand je pense à cette dépense royale, comme tu dis, qui me fait employer 18 à 20.000 francs sans vivre et sans douceur aucune, j'envoie au diable le régime ; il est vrai que ces 20.000 francs représentent six à sept louis, et que mes 4000 francs (de pension) m'en donnaient cent soixante, ce qui est bien différent.... Dix mille francs que j'ai éparpillés depuis quinze jours me font un tel effroi et une telle pitié que je ne sais plus du tout compter mon revenu de cette manière ; trois jouis de différence ont fait monter le bois de 4.200 à 6.500 francs, tous les faux frais en proportion, de sorte, comme je te l'ai mandé, que la voie de bois, montée et rangée, me revient à 7.100 francs. Toutes les semaines à présent, il faut compter de 7 à 800 francs pour un pot-au-feu et autres viandes de ragoût, sans le beurre, les œufs, et mille autres détails ; le blanchissage aussi augmente à tel point tous les jours que 8000 livres par mois ne peuvent me suffire. On voit, par la correspondance de Mme de Beaumarchais, que l'un de ses amis voyage aux environs de Paris pour lui procurer un peu de pain, qui est plus rare que le diamant. — On dit ici (écrit-il de Soizy, le 5 juin1795), qu'à Briare on peut avoir de la farine : si cela était, je ferais marché avec un homme sûr de ce pays, qui la conduirait jusque chez vous, par le coche d'eau venant de Briare à Paris.... En attendant, je ne désespère pas de pouvoir accrocher quelque petit pain. — Lettre d'un ami de Beaumarchais : Cette lettre te coûte au moins 100 francs, y compris le papier, la plume, l'encre, l'huile de la lampe ; enfin, par économie, je suis venu te l'écrire chez toi.

[140] Cf. Schmidt, Tableaux de Paris, tomes II et III (Rapports de police aux dates indiquées).

[141] Dauban, Paris en 1794, p. 562, 568, 572.

[142] Mallet-du-Pan, Correspondance avec la cour de Vienne, I, 234 (18 juillet 1795).

[143] Schmidt, Tableaux de Paris (Rapports du 3 fructidor an III).

[144] Schmidt, Ibid., tomes II et III (Rapports de police aux dates indiquées). Hua, Mémoires d'un avocat au Parlement de Paris (réfugié à la campagne près de Coucy, Aisne) : Il y eut, en cette année 1795, une disette affreuse. L'intempérie du ciel n'en était pas la seule cause ; il y en avait une autre dans l'impéritie et l'imprévoyance de ceux qui étaient chargés, pour la république, de l'emmagasinement des blés. Les greniers d'abondance, qu'on avait formés en mille endroits, devinrent, en peu de temps, des approvisionnements de disette. Les blés rentrés, mouillés, entassés, privés d'air et de soins, furent promptement germés et pourris. Le pain de l'homme ne put pas même faire la pâture des animaux. La rareté de la denrée la fit monter à des prix excessifs, et, ce qui la renchérit encore, ce fut l'inexorable avidité des fermiers. Ils ne voulaient vendre que pour de l'or, et l'on n'avait que des assignats. Ils arrachaient les argenteries, les croix des femmes, les bijoux qu'on leur livrait pour ne pas mourir de faim (p. 203). — Ibid., p. 204. (Odyssée de Hua pour aller chercher et rapporter un sac de farine :) Il était temps, notre provision fut la dernière qui fut respectée. Dés le lendemain, le pillage était établi. Nous eûmes de quoi vivre jusqu'à la moisson ; encore, il fallut scier quelques parties de seigle qui paraissaient les plus mûres ; on les séchait sur des draps étendus dans le jardin.

[145] Meissner, Voyage à Paris, 132. — Ibid., 104 : Ce pain est fait avec de la farine noire, grossière, très pâteuse, parce qu'on y mâle des pommes de terre, des fèves, du mais, du millet ; de plus, il n'est pas assez cuit. — Granier de Cassagnac, Histoire du Directoire, I, 51 (Lettre de M. Audot à l'auteur) : Il y avait sans doute des jours à trois quarts de livre, mais il y en a eu à deux quarts, un quart, et beaucoup à deux onces. Ces deux onces, j'allais, enfant de douze ans, les attendre dès quatre heures du matin, à la queue, rue de l'Ancienne-Comédie. Il y avait un quart de son dans ce pain qui était très tendre, très mou... et contenait un quart d'eau surabondante. Je rapportais, pour quatre personnes que nous étions, huit onces de pain, pour la journée. — De même, en province. (Archives nationales, AF, II, 72, Lettre du Conseil général de Grenoble, 13 vendémiaire an IV.) Détresse de tous ceux qui ne sont pas propriétaires d'immeubles ruraux ; la ville n'a pas de pain à leur donner. La misère est à son comble ; le désespoir est peint sur toutes les figures.

[146] Dauban, Paris en 1794, 586.

[147] Schmidt, Tableaux (Rapports du 24 brumaire et du 13 frimaire an IV).

[148] La misère se prolonge beaucoup au delà de cette époque à Paris et en province. — Cf. Schmidt, Tableaux de Paris, tome III. — Félix Rocquain, Mal de la France au 18 brumaire, p. 156 (Rapport de Fourcroy, 5 nivôse an IX). Les convois de blés ne peuvent arriver à Brest, parce que les Anglais bloquent la mer et que les routes de terre sont impraticables. On assure qu'on est depuis longtemps, à Brest, à la demi-ration et peut-être au quart de ration

[149] Il est très difficile d'arriver à des chiffres, même approximatifs ; néanmoins, les indices suivants peuvent préciser les idées :

1° Partout où j'ai pu comparer la mortalité de la Révolution avec celle de l'ancien Régime, j'ai trouvé la première supérieure à la seconde, même dans les portions de la France qui n'ont point subi la guerre civile, et cet accroissement de la mortalité est très grand, souvent énorme pour les années 0, III et IV. — A Troyes, sur 26 282 habitants (année 1790), pendant les cinq années 1786, 1787, 1788, 1789 et 1792 (1790 et 1791 manquent), la moyenne de la mortalité annuelle est de 991 décès, ou 39 décès sur 1.000 habitants ; pendant les années II, III, IV, cette moyenne est de 1166, ou 46 sur 1.000 habitants ; l'accroissement est donc de 7 décès par an, près d'un cinquième. (Documents communiqués par M. Albert Babeau.) — A Reims, la moyenne de la mortalité annuelle de 1780 à 1789 est de 1350, ce qui, pour les 32.597 habitants (année 1790), donne 41 décès par an sur 1.000 habitants. En l'an II, sur 30.703 habitants, on compte 1856 décès, et, en l'an III, 1836 décès, ce qui donne pour chacune de ces deux années 64 décès sur 1.000 habitants accroissement, 23 décès par an, c'est-à-dire plus de moitié en sus. (Chiffres communiqués par M. Jadart, archiviste à Reims.) — A Limoges, la moyenne de la mortalité annuelle était, avant 1789, de 826 décès pour 20.000 habitants, ou de 41 décès par 1.000 habitants. De 12 janvier 1792 au 22 septembre 1794, il y a 3449 décès, c'est-à-dire une moyenne annuelle de 63 décès par 1.000 habitants ; l'accroissement est de 22 décès par an, c'est-à-dire de plus de moitié en sus ; et la mortalité porte principalement sur les pauvres ; car, sur 2073 personnes qui meurent du 17 janvier 1793 au 22septembre 1794, plus de la moitié, 1100, meurent à l'hôpital. (Louis Guibert, Anciens registres des paroisses de Limoges, p. 40, 45, 47.) — A Poitiers, en l'an IX, la population est de 18 223 habitants, et la moyenne de la mortalité pendant les dix dernières années a été de 724 décès par an. Mais, en l'an II, il y a eu 2094 décès, et, en l'an III, 2032, en grande partie dans les hôpitaux ; ainsi, même comparées à la moyenne de la modalité pendant les dix années de la Révolution, la mortalité de l'an II et celle de l'an III sont presque triples. Même remarque pour Loudun, où la moyenne des décès étant de 161, le chiffre des décès de l'an II s'élève à 425. Au lieu du triple, c'est le double pour Châtellerault. (Statistique de la Vienne, par Cochon, préfet, an IX). — A Niort, qui comptait 11.000 âmes, la mortalité annuelle, pendant les dix années qui ont précédé 1793, était de 423 décès, ou 38 décès par 1.000 habitants. En l'an II, il y a 1.872 décès, ou 170 décès par 1.000 habitants : le nombre des décès est plus que quadruplé ; en l'an III, il y a 1.122 décès, ou 102 par 1.000 habitants : le nombre des décès est presque triplé. (Statistique des Deux-Sèvres, par Dupin, préfet, e Mémoire, an IX.) A Strasbourg (Recueil des pièces authentiques, etc., tome 1, 32, déclaration de la municipalité), il est mort pendant l'année dernière (an II) deux fois autant d'individus que dans toutes celles qui l'ont précédée. — D'après ces chiffres et les détails qu'on a lus, on peut estimer que, pendant les années II, III, et pendant le premier semestre de l'an IV, la mortalité annuelle s'est accrue de moitié en sus. Or, avant 1789, selon Moheau et Necker (Peuchet, Statistique élémentaire de la France, 1805, p. 239), la mortalité annuelle en France était de 1 individu sur 30, ce qui donne, pour 26 millions d'habitants, 866 666 décès. Un accroissement de moitié en sus, pendant deux ans et demi, donne par conséquent 1.080.000 décès supplémentaires.

2° Pendant toute la période du Directoire, la misère a continué, et le chiffre de la mortalité est resté très haut, notamment pour les enfants, infirmes, malades, vieillards, parce que la Convention avait confisqué les biens des hôpitaux et que l'assistance publique était presque nulle. Par exemple, à Lyon, l'hospice, ayant été privé de secours pendant les années II, III, IV, et pendant une partie de l'an V, ne put nourrir, ni faire allaiter les enfanta qu'il recueillit à cette époque, et dont il périt un nombre effrayant (Statistique du Rhône par Vernier, préfet, an X.) — Au temps de Necker, on comptait en France environ huit cents hospices, hôpitaux, établissements de bienfaisance, avec 100.000 ou 110.000 occupants. (Peuchet, Ibid., 256.) Faute de soins et d'aliments, ces occupants meurent par myriades, surtout les enfants abandonnés, dont le nombre s'est prodigieusement accru : en 1790, leur chiffre n'excédait pas 23000 ; en l'an X, il dépasse 63.000 (Peuchet, 260) : C'est un vrai déluge, disent les rapports ; dans l'Aisne, au lieu de 400, il y en a 1097 ; on en compte 1.500 dans le Lot-et-Garonne (Statistiques des préfets de l'Aisne, du Gers, de Lot-et-Garonne), et ils ne naissent que pour mourir : dans l'Eure, au bout de quelques mois, c'est 6 sur 7 ; à Lyon, c'est 792 sur 820 (Statistiques des préfets de l'Eure et du Rhône). A Marseille, c'est 600 sur 618 ; à Toulon, 101 sur 104 ; en moyenne, c'est 19 sur 20. (Rocquain, État de la France au 18 brumaire, p. 33, Rapport de François de Nantes.) A Troyes, sur 164 déposés en l'an IV, il en meurt 134 ; sur 147 déposés en l'an VII, il en meurt 136. (Albert Babeau, II, 452.) A Paris, en l'an IV, sur 3122 enfants déposés, 2907 périssent. (Moniteur, an V, n° 231.) — Les malades périssent de même. A Toulon, il n'y a que sept livres de viande par jour pour 80 malades : J'ai vu, dit François de Nantes, dans l'hospice civil, une femme à qui l'on venait de faire l'opération de la taille et à qui l'on donnait, pour tout restaurant, une douzaine de fèves dans une assiette de bois. • (Rocquain, Ibid., 3, et passim, notamment pour Bordeaux, Caen, Alençon, Saint-Lô, etc.) — Quant aux mendiants, ils sont innombrables ; en l'an IX, on estime qu'il y en a trois ou quatre mille par département, environ 300.000 en France : Dans les quatre départements de la Bretagne, on peut dire avec vérité qu'un tiers de la population vit aux dépens des deux autres, soit en les volant, soit par des aumônes forcées. (Rocquain, Rapport de Marbé-Marbois, p. 93.)

3° En l'an IX, le gouvernement demanda aux Conseils généraux si la population avait augmenté ou diminué depuis 1789. (Analyse des procès-verbaux des Conseils généraux de l'an IX, in-4°.) Sur 68 qui répondent 37 disent que chez eux la population a diminué, 12 qu'elle s'est accrue, 9 qu'elle est restée stationnaire ; sur ces 21 derniers, 13 attribuent le maintien ou l'accroissement de la population, du moins en très grande partie, à la multiplication des mariages précoces contractés pour éviter la conscription, et au grand nombre des enfants naturels. — Par conséquent, ce qui a soutenu le chiffre de la population, ce n'est pas la conservation des vies, mais la substitution de vies nouvelles aux vies détruites. — Néanmoins, Bordeaux a perdu un dixième de sa population, Reims un huitième, Pau un septième, Chambéry un quart, Rennes un tiers ; dans les départements qui ont subi la guerre civile, Argenton-le-Château a perdu les deux tiers de sa population, Bressuire est tombé de 3.000 à 630 habitants, Lyon, après le siège, a baissé de 130.000 à 80.000 habitants. (Analyse des procès-verbaux des Conseils généraux, et Statistiques des préfets.)

[150] Larévellière-Lépeaux, Mémoires, I, 248. (Il est du Comité et témoin oculaire.)