LES ORIGINES DE LA FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE DEUXIÈME. — LA PREMIÈRE ÉTAPE DE LA CONQUÊTE

CHAPITRE III.

 

 

I. Politique de l'Assemblée. — État de la France à la fin de 1791. Impuissance de la loi. — II. L'Assemblée hostile aux opprimés et favorable aux oppresseurs. - Décrets contre la noblesse et le clergé. - Amnistie aux déserteurs, aux galériens et aux bandits. - Maximes anarchiques et niveleuses. — III. La guerre. - Dispositions des puissances étrangères. - Répugnances du roi. - Provocations des Girondins. - Date et causes de la rupture. — IV. Motifs secrets des meneurs. - Leur ascendant compromis par la paix. - Mécontentement de la classe aisée et cultivée. - Formation et accroissement du parti de l'ordre. - Rapprochement du roi et de ce parti. — V. Effet de la guerre sur la plèbe. - Ses alarmes et sa fureur. - Le second accès de révolution et ses caractères. - Alliance des Girondins et de la populace. - Le bonnet rouge et les piques. - Substitution universelle du gouvernement de la force au gouvernement de la loi.

 

I

Si les députés qui, le 1er octobre 1791, juraient la constitution avec tant de solennité et d'enthousiasme avaient voulu ouvrir les yeux, ils auraient vu que, sur tous les points du territoire, cette constitution était incessamment violée dans sa lettre et dans son esprit. Selon l'usage et par amour-propre d'auteur, le dernier président de la Constituante, M. Thouret, venait, dans son rapport final, de recouvrir la vérité déplaisante sous des phrases pompeuses et trompeuses ; mais il suffisait de parcourir le résumé du mois pour vérifier si, comme il l'assurait, l'exécution des décrets était complète dans toutes les parties de l'empire. — Où est-elle, demandait Mallet-Dupan[1], cette exécution complète ? Est-ce à Toulon, au milieu des morts et des blessés qui se sont fusillés à la face de la municipalité et du directoire ébahis ? Est-ce à Marseille, où deux particuliers ont été assommés et massacrés, comme aristocrates, sous prétexte qu'ils vendaient aux petits enfants des dragées empoisonnées pour commencer la contre-révolution ? Est-ce à Arles, contre laquelle 4.000 Marseillais, lancés par le club, se mettent en marche en ce moment même ? Est-ce à Bayeux, où le sieur Fauchet, décrété de prise de corps et frappé d'incapacité politique, vient d'être élu député à la Législative ? Est-ce à Blois, où le commandant, dévoué à la mort pour avoir tenté l'exécution des décrets, a été forcé de renvoyer un régiment fidèle et de se soumettre à un bataillon licencieux ? Est-ce à Nîmes, où le régiment de Dauphiné, quittant la ville par l'ordre du ministre, a reçu du peuple et du club l'ordre de désobéir au ministre et de rester ? Est-ce dans ces régiments que leurs officiers, le pistolet sur la poitrine, ont été contraints d'abandonner pour faire place à des amateurs ? Est-ce à Toulouse, où, à la fin d'août, les corps administratifs ont ordonné à tous les prêtres non assermentés de sortir dans trois jours de la ville et de se retirer à quatre lieues ? Est-ce dans la banlieue de Toulouse, où, le 28 août, un officier municipal a été pendu au réverbère à la suite d'une rixe à coups de fusil ? Est-ce à Paris, où, le 25 septembre, le collège des Irlandais, vainement protégé par un traité international, vient d'être assailli par la populace, où les catholiques qui entendaient la messe orthodoxe ont été chassés et traînés à la messe de l'assermenté voisin, où une femme a été arrachée du confessionnal, et une autre femme fouettée à tour de bras[2] ?

Ces troubles, disait-on, sont passagers ; une fois la constitution promulguée, l'ordre se rétablira de lui-même. — Eh bien, voici la constitution achevée, acceptée par le roi, proclamée, confiée à la garde de l'Assemblée législative ; que l'Assemblée législative considère le tableau de ses premières semaines : — Dans les huit départements qui entourent Paris, des émeutes presque à chaque marché, les fermes envahies et les cultivateurs rançonnés par des bandes de vagabonds, le maire de Melun criblé de coups et tiré tout sanglant des mains de la populace[3] ; à Belfort, une insurrection pour retenir un convoi d'argent et le commissaire du Haut-Rhin en péril de mort ; à Bouxvillers, les propriétaires attaqués par la garde nationale indigente et par les soldats de Salm-Salm, des maisons forcées et des caves pillées ; à Mirecourt, un rassemblement de femmes qui battent le tambour et, trois jours durant, tiennent l'hôtel de ville assiégé. — Un jour, c'est Rochefort en émeute et les ouvriers du port forçant la municipalité à reployer son drapeau rouge[4]. Le lendemain, c'est le peuple de Lille qui ne veut point troquer son argent et ses assignats contre ces chiffons de papier qu'on appelle billets de confiance, qui s'attroupe, menace, et dont une garnison entière est obligée de prévenir l'explosion. Le 16 octobre, c'est Avignon au pouvoir des bandits et l'abominable boucherie de la Glacière. Le 5 novembre, à. Caen, ce sont 86 gentilshommes, bourgeois, artisans, meurtris, assommés et traînés en prison pour s'être offerts à la municipalité en qualité de constables volontaires. Le 14 novembre, à Montpellier, c'est le triomphe des tape-dur, 8 hommes et femmes tués dans les rues ou à domicile, tous les modérés désarmés ou en fuite. A partir de la fin d'octobre, c'est une gigantesque colonne de fumée et de flamme qui jaillit soudainement et, de semaine en semaine, grandit sur l'autre bord de l'Atlantique, la guerre servile à Saint-Domingue, les bêtes fauves lâchées contre leurs gardiens, 50.000 noirs en campagne, et, pour premier début, 1.000 blancs assassinés, 15.000 nègres tués, 200 sucreries détruites, le dommage évalué à 600 millions, une colonie qui, à elle seule, valait dix provinces, à peu près anéantie. A Paris, c'est Condorcet écrivant dans son journal que ces nouvelles sont apocryphes et n'ont d'autre objet que de créer au roi des Français un empire d'outre-mer où il a y aura des maîtres et des esclaves ; c'est un caporal de la garde nationale qui, de son autorité privée, consigne le roi chez lui de peur qu'il ne se sauve, et défend à la sentinelle de le laisser sortir après neuf heures du soir[5] ; ce sont, aux Tuileries, des orateurs en plein vent qui dénoncent les aristocrates et les prêtres ; c'est, au Palais-Royal, un pandémonium de luxure publique et de déclamations incendiaires[6] ; ce sont, dans tous les quartiers, des foyers d'émeute, autant de vols que de quarts d'heure et point de voleurs punis ; nulle police ; des tribunaux surchargés ; des prisons qui ne suffisent plus à la quantité des délinquants ; presque tous les hôtels fermés ; la consommation annuelle diminuée de 250 millions dans le seul faubourg Saint-Germain ; vingt-mille coquins, la marque sur le dos, passant le jour dans les tripots, les spectacles, au Palais-Royal, à l'Assemblée nationale, dans les cafés ; des milliers de mendiants infestant les rues, les carrefours, les places publiques ; partout l'image de la plus profonde et de la moins attristante misère, car elle se joint à l'insolence ; des nuées de déguenillés qui subsistent de la vente d'un papier-monnaie frappé à tous les timbres, émis par qui veut en émettre, déchiqueté en particules, vendu, donné, rendu en lambeaux plus sales que les malheureux qui en commercent[7] ; sur 700.000 habitants, 100.000 pauvres, dont 60.000 accourus des départements[8] ; parmi eux 31.000 indigents des ateliers nationaux qu'on a renvoyés chez eux au mois de juin précédent, mais qui, refluant trois mois plus tard, sont venus s'engouffrer de nouveau dans la grande sentine du vagabondage et de la licence, pour y heurter de leur masse flottante l'édifice mal assis des pouvoirs publics et fournir des bras à la sédition. A Paris et en province, c'est la désobéissance à tous les degrés de la hiérarchie : ici, des directoires qui contrecarrent les ordres du ministre ; là, des municipalités qui bravent les injonctions de leur directoire ; plus loin, des communautés qui, le sabre en main, font marcher leur maire ; ailleurs, des soldats et des marins qui mettent aux arrêts leurs officiers, des prévenus qui insultent leur juge sur son tribunal et le forcent à rétracter la sentence rendue, des attroupements qui taxent ou pillent le blé sur les marchés, des gardes nationales qui l'empêchent de circuler ou vont le saisir à domicile ; nulle sûreté pour les biens, les vies, les consciences ; la majorité des Français privée en fait du droit de pratiquer son ancien culte et de voter aux élections ; pour l'élite de la nation, ecclésiastiques et gentilshommes, officiers de terre et de mer, grands commerçants et propriétaires, nulle sécurité de jour ou de nuit, point de recours aux tribunaux, plus de revenu foncier, la dénonciation, l'expulsion, l'internement, les assauts à domicile, la défense de s'associer, même pour prêter main-forte à la loi et sous la conduite des autorités légales[9] ; en face et par contraste, le privilège et l'impunité d'une secte qui s'est formée en corporation politique, a qui étend ses affiliations dans tout le royaume et même à l'étranger, qui a son trésor, ses comités, son règlement, a qui gouverne le gouvernement, qui juge la justice[10], et, de la capitale à la bourgade, usurpe ou régente l'administration. — Liberté, égalité, souveraineté de la loi, rien de tout cela n'existe qu'en paroles. Des trois mille décrets enfantés par la Constituante, les plus admirés, les mieux parés du baptême philosophique font un tas d'avortons mort-nés dont la France est le cimetière. Ce qui subsiste effectivement sous les apparences menteuses du droit proclamé et juré à cent reprises, c'est, d'une part, l'oppression de la classe supérieure et cultivée, à qui l'on retire tous les droits de l'homme ; d'autre part, la tyrannie de la tourbe fanatique et brutale, qui s'arroge tous les droits du souverain.

 

II

Contre ce renversement et ce scandale, les honnêtes gens de l'Assemblée ont beau réclamer ; l'Assemblée, conduite et contrainte par les Jacobins, ne remanie la loi que pour accabler les opprimés et pour autoriser les oppresseurs. — Sans distinguer entre les rassemblements armés de Coblentz, qu'elle a le droit de punir, et les fugitifs trois fois plus nombreux, femmes, vieillards, enfants, tant de gens indifférents et inoffensifs, non seulement les nobles, mais encore les roturiers[11], qui ne sont partis que pour se dérober aux attentats populaires, elle confisque les biens des émigrés et ordonne qu'on les mette en vente[12]. Par l'obligation nouvelle du passeport, elle lie à leur domicile ceux qui demeurent, et soumet leur faculté d'aller et de venir, même dans l'intérieur, à l'arbitraire de chaque municipalité jacobine[13]. Elle achève de les ruiner en supprimant sans indemnité le reste de leur revenu foncier, tous les droits seigneuriaux que la Constituante avait déclarés légitimes[14]. Elle abolit, autant qu'elle peut, leur histoire et leur passé, en faisant brûler dans les dépôts publics leurs titres généalogiques[15]. — A tous les ecclésiastiques insermentés, aux deux tiers du clergé de France, elle retire le pain, la petite pension alimentaire qui est la rançon de leurs biens confisqués[16] ; elle les déclare suspects de révolte contre la loi et de mauvaises intentions contre la patrie ; elle les soumet à une surveillance spéciale ; elle autorise les administrations locales à les expulser sans jugement en cas de troubles ; elle décrète qu'en ce cas ils seront déportés[17]. Elle supprime toutes les congrégations séculières d'hommes et de femmes, ecclésiastiques ou laïques, même celles qui sont uniquement vouées au service des hôpitaux et au soulagement des malades, même celles qui donnent l'enseignement primaire et dont l'abolition va ôter à 600.000 enfants les moyens d'apprendre à lire et à écrire[18]. Elle prohibe leur costume ; elle met en vente les palais épiscopaux, les maisons encore occupées par des religieux ou des religieuses[19]. Elle accueille par des acclamations un prêtre marié qui lui présente sa femme. — Non seulement elle détruit, mais encore elle insulte, et les auteurs de chaque décret qui passe ajoutent à son coup de foudre la grêle retentissante de leurs injures et de leurs diffamations. Les congrégations, dit un député, insinuent dans l'esprit des enfants le poison de l'aristocratie et du fanatisme[20]. — Purgez les campagnes, dit Lagrévol, de cette vermine qui les dévore. — Chacun sait, crie Isnard, que le prêtre est aussi lâche qu'il est vindicatif.... Renvoyez ces pestiférés dans les lazarets de Rome et de l'Italie.... Qu'est-ce qu'une religion insociable par nature et rebelle par principes ? — Insermentés, émigrés de fait, émigrés de cœur, gros propriétaires, riches négociants, faux modérés[21], tous sont des conspirateurs déclarés ou des ennemis cachés. On leur impute tous les désastres publics. La cause des troubles qui désolent les colonies, dit Brissot[22], c'est l'infernale vanité des blancs, qui, trois fois, ont violé un concordat que, trois fois, ils avaient juré de maintenir. On explique par leur malveillance calculée le manque de travail et la disette de blé. Un grand nombre d'hommes riches, dit Français de Nantes[23], laissent leurs propriétés sans valeur et leurs terres en friche pour avoir le plaisir de faire crier le peuple. On divise la France en deux partis, d'un côté l'aristocratie à laquelle on attribue tous les vices, de l'autre côté le peuple à qui l'on confère toutes les vertus. Chaque jour, dit Lamarque[24], la défense de la liberté est lâchement abandonnée par les riches, par les ci-devant nobles, qui n'avaient pris le masque du patriotisme que pour nous tromper. Ce n'est pas dans cette classe, mais seulement dans les citoyens qu'on appelle dédaigneusement le peuple, qu'on trouvera des âmes pures, des âmes ardentes et véritablement dignes de la liberté. — Encore un pas, et l'on va tout permettre aux bons contre les mauvais : tant pis pour les aristocrates, s'il leur arrive malheur. Ces officiers qu'on lapide, M. de la Jaille et les autres, ne feraient-ils pas mieux de ne pas mériter d'être sacrifiés aux fureurs du peuple ?[25] Et, du haut de la tribune, Isnard s'écrie[26] : C'est la longue impunité des criminels qui a pu rendre le peuple bourreau ; oui, la colère du peuple, comme la colère de Dieu, n'est trop souvent que le supplément terrible du silence des lois. — En d'autres termes, on justifie les crimes, et, contre ceux que depuis deux ans on assassine, on provoque encore l'assassinat.

Par une conséquence forcée, si les victimes sont des coupables, les exécuteurs sont d'honnêtes gens, et l'Assemblée, qui poursuit les uns de toutes ses rigueurs, réserve aux autres toute son indulgence. Elle réhabilite les innombrables déserteurs qui ont quitté leurs drapeaux avant le 1er janvier 1789[27] ; elle leur accorde 3 sous par lieue et les ramène à leur domicile ou à leur régiment, pour y devenir, avec leurs confrères dont la désertion est plus récente, des chefs ou des recrues d'émeute. Elle tire du bagne les quarante Suisses de Châteauvieux que leurs propres cantons voulaient y maintenir ; elle souffre que ces martyrs de la liberté soient promenés dans Paris sur un char de triomphe[28] ; elle les admet à sa barre, et, par un scrutin solennel, elle les invite aux honneurs de la séance[29]. Enfin, comme si elle prenait à tâche de lâcher sur le public la plus féroce et la plus immonde canaille, elle amnistie Jourdan, Mainvielle, Duprat, Raphel, les repris de justice, les galériens évadés, les condottieres de tout pays, qui se sont intitulés eux-mêmes les braves brigands d'Avignon, et qui, pendant dix-huit mois, ont saccagé le comtat ; elle arrête le procès presque terminé des massacreurs de la Glacière ; elle tolère qu'ils rentrent en vainqueurs[30], qu'ils s'installent d'autorité à la place des magistrats en fuite et qu'Avignon, traitée en ville conquise, soit désormais leur proie et leur butin. C'est ramener de parti pris la vermine sur le corps social, et, dans ce corps fiévreux, on n'omet rien pour redoubler la fièvre. Du sein de l'Assemblée sortent, comme autant de miasmes, les maximes les plus anarchiques et les plus délétères. On y érige en principe le nivellement absolu : L'égalité des droits, dit Lamarque[31], ne peut se soutenir que par une tendance continuelle vers le rapprochement des fortunes ; et la théorie est mise en pratique, puisque de toutes parts les prolétaires pillent les propriétaires. — Partagez les biens communaux, dit Français de Nantes, entre les citoyens des villages environnants, en raison inverse de leurs fortunes, et que celui qui a le moins de propriétés patrimoniales ait la plus grande part dans le partage. Concevez l'effet de cette motion lue à la veillée devant des paysans qui, en ce moment même, revendiquent pour leur commune la forêt de leur seigneur. — M. Corneille interdit au fisc de rien prélever sur le salaire du travail manuel, parce que c'est la nature, et non la société, qui nous donne le droit de vivre[32] ; en revanche, il confère au fisc la faculté de prendre tout le revenu, parce que c'est la société, et non la nature, qui institue la rente ; d'où il suit, selon lui, qu'il faut décharger de toute taxe la majorité pauvre, et charger de toutes les taxes la minorité riche. Système opportun, argument bien trouvé pour persuader aux contribuables indigents ou malaisés, c'est-à-dire à. la majorité récalcitrante, qu'elle est justement taxée et ne doit pas refuser l'impôt. — Sous le règne de la liberté, dit le président Daverhoult[33], le peuple a le droit de prétendre non seulement à la subsistance, mais encore à l'abondance et au bonheur. Donc il est trahi, puisqu'il est dans la misère. — A la hauteur où s'est élevé le peuple français, dit un autre président[34], il ne peut plus voir les orages que sous ses pieds. L'orage arrive et fond sur sa tête ; la guerre, comme un noir nuage, monte à l'horizon, envahit les quatre coins du ciel, tonne, enveloppe dans un cercle de foudres la France remplie de matières explosibles, et c'est l'Assemblée qui, par la plus énorme de ses fautes, attire ces foudres sur la nation.

 

III

Avec un peu de prudence, elle aurait pu les écarter. Deux griefs principaux étaient allégués, l'un par la France, l'autre par l'Empire. — D'une part, et très justement, la France réclamait contre les rassemblements d'émigrés que l'Empereur et les électeurs toléraient contre elle sur leur territoire. Mais, d'abord, quelques milliers de gentilshommes, sans soldats, sans magasins et presque sans argent[35], n'étaient guère à craindre, et, de plus, bien avant l'heure décisive, leurs rassemblements avaient été dispersés, à l'instant par l'Empereur dans ses États propres, au bout de quinze jours par l'électeur de Trèves dans son électorat[36]. D'autre part, en vertu des traités, les princes allemands possessionnés en Alsace revendiquaient les droits féodaux supprimés sur leurs terres françaises, et la diète leur défendait d'accepter l'indemnité offerte. Mais, avec la diète, rien n'était plus usité ni plus facile que de traîner des négociations dilatoires, et il n'y avait aucun péril ni inconvénient en la demeure puisque, pendant l'attente, les réclamants demeuraient les mains vides. Si maintenant, derrière les prétextes ostensibles, on cherche les volontés véritables, il est certain que, jusqu'à la fin de janvier 1792, les intentions de l'Autriche étaient pacifiques. Ce qu'elle avait accordé au comte d'Artois par la déclaration de Pilnitz était de l'eau bénite de cour, l'apparence d'une promesse illusoire, un secours subordonné au concert de toute l'Europe, c'est-à-dire annulé d'avance par l'ajournement indéfini, et, tout de suite, la prétendue ligue des souverains avait été rangée par les politiques dans la classe des comédies augustes[37]. Bien loin d'armer contre la nouvelle France au nom de la France ancienne, l'empereur Léopold et son ministre Kaunitz avaient été charmés de voir la constitution finie, acceptée par le roi : cela les tirait d'embarras[38], et la Prusse aussi. Dans la conduite des États, l'intérêt politique est toujours le grand ressort, et les deux puissances avaient besoin de toutes leurs forces d'un autre côté, en Pologne, l'une pour en retarder, l'autre pour en accélérer le partage, l'une et l'autre, en cas de partage, pour en prendre assez et pour empêcher que la Russie n'en prit trop. — Ainsi les souverains de la Prusse et de l'Autriche ne songeaient encore ni à délivrer Louis XVI, ni à ramener les émigrés, ni à conquérir des provinces françaises, et, si l'on pouvait s'attendre à leur malveillance personnelle, on n'avait pas à redouter leur intervention armée. — Du côté de la France, ce n'est pas le roi qui pousse à la rupture ; il sait trop bien que les hasards de la guerre retomberont en dangers mortels sur sa tête et sur celles des siens. En secret comme en public, quand il écrit aux émigrés, c'est pour les ramener ou les contenir. Sa correspondance privée demande aux puissances, non un secours physique, mais un concours moral, l'appui extérieur d'un congrès qui permette aux hommes modérés, aux partisans de l'ordre, aux propriétaires, de relever la tête et de se rallier contre l'anarchie autour du trône et des lois. Sa correspondance ministérielle emploie toutes les précautions pour ne pas mettre ou laisser mettre le feu aux poudres. Au moment de la délibération critique[39], par l'organe de M. Delessart, son ministre des affaires étrangères, il supplie les députés de mesurer leurs paroles et surtout de ne point faire de sommation à terme fixe. Jusqu'à la fin, il résiste autant que le comporte sa volonté passive. Lorsqu'il est contraint de déclarer la guerre, il exige au préalable l'avis signé de tous ses ministres, et ne prononce les fatales paroles qu'à la dernière extrémité, les larmes aux yeux, tramé par l'Assemblée, qui vient d'envoyer M. Delessart devant la haute cour d'Orléans sous une accusation capitale, et qualifie tous les ménagements de trahisons.

C'est donc l'Assemblée qui lance aux abîmes grondants de la mer inconnue le navire désemparé, sans gouvernail, et qui fait eau de toutes parts ; elle seule coupe le câble qui le retenait au port et que les puissances étrangères n'osaient ni ne souhaitaient trancher. Cette fois encore, les Girondins sont les meneurs et tiennent la hache : dès la fin d'octobre, ils l'ont saisie et frappent à coups redoublés[40]. — Par exception, les Jacobins extrêmes, Couthon, Collot-d'Herbois, Danton, Robespierre, ne sont point avec eux ; Robespierre, qui d'abord a proposé d'enfermer l'Empereur dans le cercle de Popilius[41], craint de livrer au roi de trop grands pouvoirs, se défie et prêche la défiance. — Mais la grosse masse du parti, l'opinion bruyante, suit et pousse les téméraires qui marchent en avant. De tant de choses qu'il faudrait savoir pour conduire avec compétence une affaire si compliquée et si délicate, ils n'en connaissent aucune, ni les cabinets, ni les cours, ni les peuples, ni les traités, ni les précédents, ni les formes salutaires, ni le style obligé. Pour guide et conseil aux relations étrangères, faute de mieux, ils ont Brissot, qui fonde sa primauté sur leur ignorance et qui, érigé en homme d'État, devient, pendant plusieurs mois, le personnage le plus en vue de l'Europe[42]. Autant que l'on peut attribuer à un seul homme une calamité européenne, on doit lui imputer celle-ci. C'est ce malheureux, né dans une boutique de pâtissier, élevé dans un bureau de procureur, ancien agent de police à 150 francs par mois, ancien associé des marchands de diffamation et des entrepreneurs de chantage[43], aventurier de plume, brouillon et touche-à-tout, qui, avec ses demi-renseignements de nomade, ses quarts d'idée de gazetier, son érudition de cabinet littéraire[44], son barbouillage de mauvais écrivain, ses déclamations de clubiste, décide des destinées de la France et déchaîne sur l'Europe une guerre qui détruira six millions de vies. Du fond du galetas où sa femme blanchit ses chemises, il est bien aise de gourmander les potentats, et, pour commencer, le 20 octobre, il insulte trente souverains étrangers à la tribune[45]. Jouissance exquise et intime, qui est l'aliment quotidien du nouveau fanatisme, et que Mme Roland elle-même savoure avec une complaisance visible dans les deux célèbres lettres où, d'un ton rogue, elle fait la leçon d'abord au roi, puis au pape[46]. Au fond, Brissot se croit Louis XIV, et il invite expressément les Jacobins à imiter les insolences du grand monarque[47]. — A la maladresse de l'intrus, à la susceptibilité du parvenu, s'ajoute la raideur du sectaire. Au nom du droit abstrait, les Jacobins nient le droit historique ; ils imposent de haut et par force la vérité dont ils sont les apôtres, et se permettent toutes les provocations qu'ils interdisent à autrui. Disons à l'Europe, s'écrie Isnard[48], que dix millions de Français, armés du glaive, de la plume, de la raison, de l'éloquence, pourraient seuls, si on les irrite, changer la face du monde, et faire trembler tous les tyrans sur leurs trônes d'argile. — Partout où il y a un trône, ajoute Hérault de Séchelle[49], nous avons un ennemi. — Il n'y a point de capitulation sincère, dit Brissot, entre la tyrannie et la liberté... Votre constitution est un anathème éternel aux rois absolus... Elle fait leur procès, elle prononce leur sentence ; elle semble dire à chacun : demain tu ne seras plus, ou tu ne seras roi que par le peuple... La guerre est actuellement un bienfait national, et la seule calamité qu'il y ait à redouter, c'est de n'avoir pas la guerre[50]. — Dites au roi, s'écrie Gensonné[51], que la guerre est nécessaire, que l'opinion publique la provoque, que le salut de l'empire lui en fait une loi. — L'état où nous sommes, conclut Vergniaud[52], est un véritable état de destruction qui peut nous conduire à l'opprobre et à la mort. Aux armes donc, aux armes ! Citoyens, hommes libres, défendez votre liberté, assurez l'espoir de celle du genre humain... Ne perdez pas l'avantage de votre situation ; attaquez lorsque tout vous fait présager un heureux succès... Il me semble que les mânes des générations passées viennent se presser dans ce temple, pour vous conjurer, au nom des maux que l'esclavage leur a fait éprouver, d'en préserver les générations futures dont les destinées sont entre vos mains. Exaucez cette prière ; soyez à l'avenir une nouvelle Providence ; associez-vous à la justice éternelle. — Parmi ces Marseillaises oratoires, il n'y a plus de place pour la discussion sérieuse. Aux réclamations de l'Empereur pour les princes possessionnés d'Alsace, Brissot répond[53] que la souveraineté des peuples n'est point liée par les traités des tyrans. Quant aux rassemblements des émigrés, puisque l'Empereur a cédé sur ce point, il cédera pareillement sur les autres[54]. Qu'il renonce formellement à toute ligue contre la France. Je veux, dit Brissot, la guerre au 10 février, si cette renonciation ne nous est point parvenue. Pas d'explications ; c'est une satisfaction qu'il nous faut : exiger une satisfaction, c'est mettre l'Empereur à notre merci[55]. L'Assemblée est si pressée de rompre, qu'elle usurpe l'initiative réservée au roi, et rédige en forme de décret une sommation à terme fixe[56]. — A ce moment les dés sont jetés : Ils veulent la guerre, dit l'Empereur ; ils l'auront, et, tout de suite, l'Autriche s'allie à la Prusse menacée comme elle par la propagande révolutionnaire[57]. A force de sonner le tocsin, les Jacobins, maîtres de l'Assemblée, ont réussi à conclure cette alliance monstrueuse, et, de jour en jour, leur tocsin sonne plus fort. Encore un an, grâce à cette politique, la France aura l'Europe entière pour ennemie, et, pour unique amie, la régence d'Alger, dont le régime intérieur est à peu près le même que le sien.

 

IV

A travers leurs carmagnoles perce un calcul qu'ils avoueront plus tard. — On nous opposait toujours la constitution, dira Brissot, et la constitution ne pouvait tomber que par la guerre[58]. Ainsi les griefs diplomatiques dont ils font parade ne sont pour eux qu'un prétexte ; s'ils poussent à la guerre, c'est pour renverser l'ordre légal qui les gêne ; leur véritable but est la conquête du pouvoir, une seconde révolution intérieure, l'application de leur système, un nivellement définitif. — Derrière eux se cache le plus politique et le plus absolu des théoriciens, un homme dont le grand art est d'aller à son but sans paraître, de préparer les autres à des vues éloignées dont ils ne se doutent pas, de parler peu en public et d'agir en secret[59]. C'est lui, Sieyès, qui conduit tout en ayant l'air de ne rien conduire. Aussi infatué que Rousseau de ses conceptions spéculatives, mais aussi exempt de scrupules et aussi perspicace que Machiavel dans le choix des moyens pratiques, il a été, il est et il sera dans les moments décisifs l'avocat consultant da la démocratie radicale. Son orgueil ne souffre rien au-dessus de lui ; il a fait abolir la noblesse parce qu'il n'était pas noble ; parce qu'il ne possède pas tout, détruira tout. Sa doctrine fondamentale est que, pour affermir la révolution, il est indispensable de changer la religion et de changer la dynastie. — Or, si la paix eût duré, rien de tout cela n'était possible, et, de plus, l'ascendant du parti était compromis. Des classes entières, qui l'avaient suivi lorsqu'il lançait l'émeute contre les privilégiés, se détachaient de lui à présent que l'émeute s'exerçait contre elles, et, parmi les hommes qui réfléchissaient ou possédaient, la plupart, dégoûtés de l'anarchie, se dégoûtaient aussi de ses fauteurs. Nombre d'administrateurs, de magistrats, de fonctionnaires élus se plaignaient tout haut de ce que leur autorité fût soumise à celle de la populace. Nombre de cultivateurs, d'industriels et de négociants s'indignaient tout bas de ce que le fruit de leur travail et de leur épargne fût livré à la discrétion des indigents et des voleurs. Il était dur pour les fariniers d'Étampes de n'oser faire leurs expéditions de blé, de ne recevoir leurs chalands que de nuit, de trembler eux-mêmes dans leurs maisons, de savoir que, s'ils en sortaient, ils couraient risque de la vie[60]. Il était dur pour les gros épiciers de Paris de voir leurs magasins envahis, leurs vitres brisées, leurs ballots de café et leurs pains de sucre taxés à vil prix, partagés, emportés par des mégères, ou volés gratis par des coquins qui couraient les revendre à l'autre bout de la rue[61]. Il était dur en tout lieu pour les familles de vieille bourgeoisie, pour les anciens notables de chaque ville ou bourgade, pour les principaux de chaque art, profession ou métier, pour les gens aisés et considérés, bref pour la majorité des hommes qui avaient sur la tête un bon toit et sur le dos un bon habit, de subir la domination illégale d'une plèbe conduite par quelques centaines ou douzaines de déclamateurs et de boutefeux. — Déjà, au commencement de 1792, le mécontentement était si visible, qu'on le dénonçait à la tribune et dans la presse. Isnard[62] tonnait contre cette infinité de gros propriétaires, de riches négociants, d'hommes opulents et orgueilleux qui, placés avantageusement dans l'amphithéâtre des conditions sociales, ne veulent pas qu'on en déplace les sièges. — La bourgeoisie, écrivait Pétion[63], cette classe a nombreuse et aisée, fait scission avec le peuple ; elle se place au-dessus de lui... il est le seul objet de sa défiance. Une idée la poursuit partout, c'est qu'à présent la révolution est la guerre de ceux qui ont contre ceux qui n'ont pas. — Effectivement, elle s'abstenait aux élections, elle refusait de fréquenter les sociétés patriotiques, elle réclamait le rétablissement de l'ordre et le règne de la loi ; elle ralliait autour d'elle la multitude des gens modérés et timides pour qui la tranquillité est le premier besoin, et surtout, ce qui était plus grave, elle imputait les troubles aux auteurs des troubles. Avec une indignation contenue et une force de preuves irrésistible, un homme de cœur, André Chénier, sortait de la foule muette, et, publiquement, ôtait aux Jacobins leur masque[64]. Il perçait à jour le sophisme quotidien par lequel un attroupement, quelques centaines d'oisifs réunis dans un jardin ou dans un spectacle étaient effrontément appelés le peuple. Il peignait ces deux ou trois mille usurpateurs de la souveraineté nationale enivrés chaque jour par leurs orateurs et leurs écrivains d'un encens plus grossier que l'adulation offerte aux pires despotes ; ces assemblées où un infiniment petit nombre de Français paraissent un grand nombre parce qu'ils sont réunis et qu'ils crient ; ce club de Paris d'où les honnêtes gens laborieux et instruits se sont retirés un à un, pour faire place aux intrigants endettés, aux gens tarés, aux hypocrites de patriotisme, aux amateurs de bruit, aux talents avortés, aux cerveaux avariés, aux déclassés de tout ordre et de toute espèce qui, n'ayant su faire leurs affaires privées, se dédommagent sur les affaires publiques. H montrait, autour de la manufacture centrale, douze cents succursales d'émeutes, douze cents sociétés affiliées, qui, se tenant par la main, forment une sorte de chaîne électrique autour de la France et la secouent à toute impulsion partie du centre ; leur confédération installée et intronisée, non pas seulement comme un État dans l'État, mais comme un État souverain dans un État vassal ; des administrations mandées à leur barre, des arrêts de justice cassés par leur intervention, des particuliers visités, taxés, condamnés par leur arbitraire ; l'apologie incessante et systématique de l'insubordination et de la révolte ; sous le nom d'accaparements et de monopoles, le commerce et l'industrie représentés comme des délits ; toute propriété ébranlée, tout riche suspect, les talents et la probité réduits au silence ; bref une conjuration publique contre la société au nom de la société même, et l'effigie sainte de la liberté employée à sceller l'impunité de quelques tyrans.

Une pareille protestation disait tout haut ce que la plupart des Français murmuraient tout bas, et, de mois en mois, les excès plus graves soulevaient une réprobation plus forte. L'anarchie existe à un degré presque sans exemple, écrivait l'ambassadeur des États-Unis[65]. Telles sont l'horreur et l'appréhension universellement inspirées par les sociétés licencieuses, qu'il y a quelque raison de croire que la grande masse de la population française regarderait le despotisme lui-même comme un bienfait, s'il était accompagné de cette sécurité des personnes et des propriétés que l'on possède sous les plus mauvais gouvernements de l'Europe. — Il est démontré à mes yeux, dit un autre observateur non moins compétent[66], que, lorsque Louis XVI a définitivement succombé, il avait beaucoup plus de partisans en France qu'un an auparavant, lors de sa fuite à Varennes. — Effectivement, à plusieurs reprises, à la fin de 1791 et de 1742, il avait fait constater cette vérité par des enquêtes[67]. 18.000 officiers[68] de tout grade nominés par les constitutionnels, 71 administrations de département sur 82, la plupart des tribunaux, les commerçants, les fabricants, tous les chefs et la grande partie de la garde nationale de Paris[69], bref l'élite de la nation, et, parmi les citoyens, la très grande majorité de ceux qui ne vivaient pas au jour le jour, étaient pour lui et pour la droite de l'Assemblée contre la gauche. Si les troubles du dedans n'avaient pas été compliqués par les dangers du dehors, l'opinion aurait tourné, et le roi s'y attendait. En acceptant la constitution, il avait jugé que la pratique en dévoilerait les défauts et en provoquerait la réforme. Cependant il l'observait avec scrupule, et, par intérêt autant que par conscience, il tenait son serment à la lettre. L'exécution la plus exacte de la constitution, disait-il à l'un de ses ministres, est le moyen le plus sûr pour faire apercevoir à la nation les changements qu'il convient d'y faire[70]. — En d'autres termes, il comptait sur l'expérience, et, très probablement, si l'expérience n'avait pas été dérangée, son calcul eût été juste. Entre les défenseurs de l'ordre et les instigateurs du désordre, la nation eût fini par opter ; elle se serait prononcée pour les magistrats contre les clubs, pour la gendarmerie contre l'émeute, pour le roi contre la populace. Au bout d'un an ou deux, elle aurait compris que, pour assurer l'exécution des lois, il était indispensable de restaurer le pouvoir exécutif, que le gendarme en chef, ayant les mains liées, ne pouvait faire son office, que sans doute il était sage de lui prescrire une consigne, mais que, si l'on voulait l'employer efficacement contre les fous et les drôles, il fallait au préalable lui délier les mains.

 

V

Tout au rebours avec la guerre : incontinent la face des choses change, et l'alternative se déplace. Il ne s'agit plus de choisir entre l'ordre et le désordre, mais entre le nouveau régime et l'ancien : car, derrière les étrangers, on aperçoit les émigrés à la frontière. L'ébranlement est terrible, surtout dans la couche profonde qui jadis portait, seule presque tout le poids du vieil édifice, parmi les millions d'hommes qui vivent péniblement du travail de leurs bras, artisans, petits cultivateurs, métayers, manœuvres, soldats, et aussi contrebandiers, faux sauniers, braconniers, vagabonds, mendiants et demi-mendiants, qui, taxés, dépouillés, rudoyés depuis des siècles, subissaient, de père en fils, la misère, l'oppression et le dédain. Ils savent, par leur expérience propre, la différence de leur condition récente et de leur condition présente. Ils n'ont qu'à se souvenir pour revoir en imagination l'énormité des taxes royales, ecclésiastiques et seigneuriales, les 81 pour 100 d'impôt direct, les garnisaires, les saisies et les corvées, l'inquisition du gabelou, du rat de cave et du garde-chasse, les ravages du gibier et du colombier, l'arbitraire du collecteur et du commis, la lenteur et la partialité de la justice, la précipitation et la brutalité de la police, les coups de balai de la maréchaussée, les misérables ramassés comme un tas de boue et d'ordures, la promiscuité, l'encombrement, la pourriture et le jeûne des maisons d'arrêt[71]. Ils n'ont qu'à ouvrir les yeux pour voir l'immensité de leur délivrance, toutes les taxes directes ou indirectes abolies en droit ou supprimées en fait depuis trois ans, la bière à deux sous le pot, le vin à six sous la pinte, les pigeons dans leur garde-manger, le gibier à leur broche, le bois des forêts nationales dans leur grenier, la gendarmerie timide, la police absente, en beaucoup d'endroits toute la récolte pour eux, le propriétaire n'osant réclamer sa part, le juge évitant de les condamner, l'huissier refusant de les poursuivre, les privilèges rétablis en leur faveur, l'autorité publique humble devant leurs attroupements, docile sous leurs exigences, inerte ou désarmée contre leurs méfaits, leurs attentats excusés ou tolérés, leur grand sens et leur grand cœur célébrés dans des milliers de harangues, la veste et la blouse considérées comme les insignes du patriotisme, la suprématie dans l'État revendiquée pour les sans-culottes au nom de leurs mérites et de leur vertu. — Et voici qu'on leur annonce le renversement de tout cela, une ligue des rois étrangers, les émigrés en armes, l'invasion imminente, les Croates et les Pandours en campagne, des hordes de mercenaires et de barbares poussées contre eux pour les remettre à la chaîne ! — Une colère formidable roule de l'atelier à la chaumière avec les chansons nationales qui dénoncent la conspiration des tyrans et appellent le peuple aux armes[72]. C'est le second flot de la révolution qui monte et gronde, moins large que le premier, puisqu'il n'entraîne guère que la plèbe, mais bien plus haut et bien plus destructeur.

En effet, non seulement la masse lancée est la plus grossière, mais encore elle est soulevée par un sentiment nouveau dont la force est incalculable, l'orgueil du plébéien, du sujet, du pauvre, qui, redressé subitement après une abjection séculaire, a savouré, au delà de toute attente et de toute mesure, les jouissances de l'égalité, de l'indépendance et de la domination. Quinze millions de nègres blancs, dit Mallet-Dupan[73], plus mal nourris, plus malheureux que ceux de Saint-Domingue, comme eux, révoltés et affranchis de toute autorité par la révolte, comme eux, habitués, par trente mois de licence, à régner sur ce qui reste de leurs anciens maîtres, comme eux, fiers de leur caste réhabilitée et glorieux de leurs mains calleuses : se figure-t-on leur transport de rage au coup de trompette qui les éveille pour leur montrer à l'horizon les planteurs qui reviennent avec des verges neuves et des carcans plus lourds ? — Rien de plus soupçonneux qu'un tel sentiment dans de pareilles âmes ; rien de plus vite alarmé, de plus prompt aux coups de main et à tous les excès de la force, de plus aveuglément crédule, de plus aisément et violemment précipité, non seulement contre ses vrais ennemis du dehors, mais encore et d'abord contre ses ennemis imaginaires du dedans[74], roi, ministres, gentilshommes, prêtres, parlementaires, catholiques orthodoxes, administrateurs et magistrats qui ont l'imprudence d'alléguer la loi, industriels, négociants et propriétaires qui blâment le désordre, bourgeois riches qui ont l'égoïsme de rester chez eux, gens aisés, polis et bien vêtus, tous suspects, parce qu'ils ont perdu au nouveau régime ou parce qu'ils n'en ont point pris les façons. — Telle est la brute colossale que les Girondins introduisent dans l'arène politique[75] ; pendant six mois, ils agitent devant elle des drapeaux rouges, ils l'aiguillonnent, ils l'effarouchent, ils la poussent ; à coups de décrets et de proclamations, contre leurs adversaires et contre ses gardiens, contre la noblesse et le clergé, contre les aristocrates de l'intérieur, complices de Coblentz, contre le comité autrichien, complice de l'Autriche, contre le roi, dont ils transforment la prudence en trahison, contre le gouvernement tout entier, auquel ils imputent l'anarchie qu'ils fomentent et la guerre dont ils sont les provocateurs.

Ainsi surexcitée et tournée, il ne manque plus à la plèbe qu'un signe de ralliement et des armes : tout de suite ils lui fournissent ces armes et ce signe de ralliement. Par une coïncidence frappante et qui montre bien un plan concerté[76], ils ont mis en branle du même coup trois machines politiques. Au moment juste où, par leurs rodomontades voulues, ils rendaient la guerre inévitable, ils ont arboré la livrée populaire, et ils ont armé les indigents. Presque dans la même semaine, à la fin de janvier 1792, ils ont signifié à l'Autriche leur ultimatum à délai fixe, adopté le bonnet de laine rouge, et commencé la fabrication des piques. — Manifestement, en rase campagne, contre une armée régulière et des canons, ces piques ne peuvent servir ; c'est donc à l'intérieur et dans les villes qu'elles doivent trouver leur emploi. Que le garde national aisé qui paye son uniforme, que le citoyen actif, privilégié par ses 3 francs de contribution directe, ait son fusil ; l'ouvrier du port, le portefaix de la halle, le compagnon qui loge en garni, le citoyen passif que sa pauvreté exclut du vole, aura sa pique, et, en ce temps d'insurrections, un bulletin de vote ne vaut pas une bonne pique maniée par des bras nus. — A présent, le magistrat en écharpe peut préparer toutes les sommations qu'il voudra : on les lui fera rentrer dans la gorge, et, de peur qu'il n'en ignore, on l'avertit d'avance. Les piques ont commencé la révolution ; les piques l'achèveront[77]. Ah ! disent les habitués du jardin des Tuileries, si les bons patriotes du Champ de Mars en avaient eu de pareilles, les habits bleus (les gardes de Lafayette) n'auraient pas eu si beau jeu !On les portera partout où seront les ennemis du peuple, au Château, s'ils y sont. Elles feront tomber le veto et passer les bons décrets de l'Assemblée nationale. A cet effet, le faubourg Saint-Antoine offre les siennes, et, pour bien en marquer l'emploi, il se plaint de ce que l'on cherche à substituer l'aristocratie de la richesse au pouvoir de la naissance ; il réclame des mesures sévères contre les scélérats hypocrites qui égorgent le peuple, la constitution à la main ; il déclare que les rois, les ministres et la liste civile passeront, mais que les droits de l'homme, la souveraineté nationale et les piques ne passeront pas ; et, par l'organe de son président, l'Assemblée nationale remercie les pétitionnaires des avis que leur zèle les engage à lui donner. — Entre les meneurs de l'Assemblée et la populace à piques, la partie est liée contre les riches, contre les Constitutionnels, contre le gouvernement, et désormais, à côté des Girondins marchent les Jacobins extrêmes, les uns et les autres réconciliés pour l'attaque, sauf à différer après la victoire. Le projet des Girondins n'est pas la république de nom, mais la république de fait, par une réduction de la liste civile à 5 millions, par le retranchement de la plupart des attributs laissés au roi, par le changement de la dynastie dont le nouveau chef serait une espèce de président honoraire de la république, auquel ils donneraient un conseil exécutif nommé par l'Assemblée, c'est-à-dire par eux-mêmes[78]. Quant aux Jacobins extrêmes, on ne leur découvre d'autre principe que celui d'une application immodérée et à la rigueur des Droits de l'homme. A l'aide de cette charte, ils aspirent à changer les lois et les officiers publics chaque semestre, à étendre leur nivellement sur toute autorité régulière, sur les prééminences légales, sur les propriétés. Le seul régime qu'ils ambitionnent est la démocratie de la canaille délibérante... Les plus vils agents, les perturbateurs de profession, les brigands, les fanatiques, les scélérats de tout ordre, les indigents hardis et armés qui, en front de bandière, marchent à l'assaut des propriétés et au sac universel, bref les barbares de la ville et de la campagne, voilà leur armée commune, et ils ne la laissent pas un jour dans l'inaction. Sous leur usurpation universelle, concertée et grandissante, toute la substance du pouvoir fond aux mains des autorités légales ; peu à peu, elles sont réduites à l'état de simulacres vains, et, d'un bout à l'autre de la France, bien avant l'écroulement final, en province comme à Paris, la faction, au nom des dangers publics, substitue le gouvernement de la force au gouvernement de la loi.

 

 

 



[1] Mercure de France, n° du 24 septembre 1791. — Cf. Rapport de M. Alquier (séance du 23 septembre).

[2] Mercure de France, n° du 15 octobre 1792. (Le traité avec l'Angleterre était du 26 septembre 1786.) — Ibid. Lettre de M. Walsh, supérieur du collège des Irlandais à la municipalité de Paris. Les fouetteurs sortaient d'un cabaret voisin. Le commissaire de police, qui arrive avec la garde nationale, parle au peuple et lui promet satisfaction, somme M. Walsh de faire sortir tous ceux qui sont dans la chapelle, sans attendre la fin de la messe. — M. Walsh allègue la loi et les traités. — Le commissaire répond qu'il ne connait pas les traités, et le commandant de la garde nationale dit aux personnes qui sortent de la chapelle : Au nom de l'homme de justice, je vous somme de me suivre à l'église Saint-Étienne, ou je vous abandonne au peuple.

[3] La Révolution, I, 340, 343. — Archives nationales, F7, 3185 et 3186. Documents très nombreux sur les violences rurales dans l'Aisne. — Mercure de France, n° des 5 et 26 novembre, 10 décembre 1791. — Moniteur, X, 426, 22 novembre 1791.

[4] Moniteur, X, 449, 23 novembre 1791. Procès verbal de l'équipage de l'Embuscade, en date du 30 septembre. Le capitaine, M. d'Orléans, en station aux îles du Vent, a dû revenir à Rochefort et y est détenu à bord de son navire : Vu l'incertitude de sa mission et la crainte d'être commandé pour exercer contre des frères les mêmes hostilités pour lesquelles il a déjà été dénoncé dans tous les clubs de royaume, l'équipage a exigé que le capitaine les ramait en France. Mercure de France, n° du 17 décembre. Adresse des colons au roi.

[5] Moniteur, XIII, 200. Rapport de Sautereau, 20 juillet, sur l'affaire du caporal Lebreton (11 novembre 1791).

[6] Saint-Huruge est le principal témoin. Justine parait au Palais-Royal vers le milieu de 1791 ; on y expose deux prétendus sauvages qui, devant un public payant, renouvellent les mœurs d'Otaïti. (Souvenirs de M. X....)

[7] Mercure de France, n° du 5 novembre 1791. — Buchez et Roux, XII, 338. Compte rendu de Pétion, maire, 9 décembre 1791 : Toutes les parties de la police sont dans un état de relâchement absolu. Les rues sont sales et pleines de décombres ; les vols et les délits de tonte espèce se multiplient d'une manière effrayante. — Correspondance (manuscrite) de M. de Staël avec sa cour, 22 janvier 1792 : Comme la police est à peu près nulle, l'impunité, jointe à la misère, pousse vers le désordre.

[8] Moniteur, XI, 517, séance du 29 février 1792. Discours de Lacépède et de Mulot.

[9] Lacretelle, Dix ans d'épreuves : Je ne connais point d'aspect plus morne et plus désespérant que l'intervalle du départ de l'Assemblée nationale à la journée du 10 août consommée par celle du 2 septembre.

[10] Mercure de France, n° du 3 septembre 1791, article de Mallet-Dupan.

[11] Moniteur, XI, 317, séance du 6 février 1792. Discours de M. Cahier ministre : Il y a beaucoup d'émigrés de la classe qu'on appelait autrefois le tiers. On ne peut leur supposer aucune cause d'émigration, si ce n'est des inquiétudes religieuses.

[12] Décret du 9 novembre 1791. Ce premier décret ne semble viser que les rassemblements armés sur la frontière ; mais on voit par les débats que tous les émigrés sont en cause. Les décrets des 9 février et 30 mars 1792 les atteignent tous sans exception. — Correspondance de Mirabeau et du comte de la Mark, III, 264. Lettre de M. Pellenc, 12 novembre 1791 : Le décret (contre les émigrés) avait été préparé dans des comités ; on s'attendait à la rentrée des émigrés, mais on la craignait. On redoutait que les nobles, réunis dans les campagnes aux prêtres non assermentés, ne donnassent plus de force à une résistance embarrassante. Le décret, tel qu'il a été rendu, a paru le plus propre à retenir les émigrés hors des frontières.

[13] Décret du 1er février 1792. — Moniteur, XI, 412, séance du 17 février. Discours de Goupilleau. Depuis le décret de l'Assemblée nationale sur les passeports, les émigrations ont redoublé. Visiblement on se sauvait de France, comme d'une prison.

[14] Décrets du 18 juin et du 25 août.

[15] Décret du 19 juin. — Moniteur, XIII, 331 : En exécution de la loi.... il sera brûlé mardi 7 août, sur la place Vendôme, à 2 heures : 1° 600 cartons ou environ, faisant la fin du recueil des généalogies, titres et preuves de noblesse ; 2° environ 200 cartons d'une partie de travail composée de 263 volumes concernant l'ordre du Saint-Esprit.

[16] Décret du 29 novembre 1791. (Ce décret manque dans la collection de Duvergier.) — Moniteur, XII, 59, 247, séances du 5 et du 28 avril 1792.

[17] Aux Jacobins, Legendre propose une mesure plus expéditive pour se débarrasser des prêtres : A Brest, dit-il, il existe des bateaux qu'on appelle des Maries-Salopes ; ils sont construits de manière que, lorsqu'ils sont chargés d'immondices, ils vont en pleine rade. Arrangeons de même les prêtres, et, au lieu de les envoyer en pleine rade, envoyons-les en pleine mer : qu'elle les submerge même, s'il le faut. (Journal des Amis de la Constitution, n° 194, 15 mai 1792.)

[18] Moniteur, XII, 560 (décret du 3 juin).

[19] Décrets du 19 juillet et du 4 août, complétés par ceux du 16 et du 19 août.

[20] Moniteur, XII, 59, 61, séance du 3 avril ; X, 374, séance du 13 novembre ; XI, 230, séance du 26 avril. — La dernière phrase citée est de Français de Nantes.

[21] Moniteur, XI, 43, séance du 5 janvier. Discours d'Isnard.

[22] Moniteur, XI, 356, séance du 10 lévrier.

[23] Moniteur, XI, 230, séance du 26 avril.

[24] Moniteur, XII, 730, séance du 22 juin.

[25] Paroles de Brissot (Patriote Français, n° 887). — Lettre écrite le 5 janvier au club de Brest par MM. Cavalier et Malassis députés à l'Assemblée nationale : Quant à l'événement du sieur la Jaille, malgré que nous prenions intérêt à lui, l'insigne aristocrate ne l'a que trop mérité.... Nous ne serons tranquilles que lorsque nous aurons exterminé les traîtres, les parjures, que nous avons épargnés trop longtemps. (Mercure de France, n° du 4 février.) — Cette affaire la Jaille est une des plus instructives et des mieux documentées. (Mercure de France, n° du 10 et du 17 décembre. — Archives nationales, F7, 3215, procès-verbal des administrateurs du district et des officiers municipaux de Brest, 27 novembre 1791. — Lettre de M. de Marigny, commissaire de la marine à Brest, 28 novembre. Lettres de M. de la Jaille etc.) M. de la Jaille, envoyé à Brest pour commander le Duguay-Trouin, arrive le 27 novembre. Pendant qu'il dîne, vingt personnes entrent dans la chambre, lui déclarent, au nom de beaucoup d'autres, que sa présence excite du trouble à Brest, qu'il faut qu'il parte, et qu'on ne souffrira pas qu'il prenne le commandement d'un vaisseau. — Il répond qu'il quittera la ville aussitôt après son dîner. — Survient une nouvelle députation plus nombreuse, exigeant qu'il sorte à l'instant et sous escorte. — Il se soumet ; on le conduit jusqu'aux portes de la ville, et l'escorte se retire. Aussitôt un attroupement se jette sur lui, son corps est couvert de contusions. Il est sauvé à grand'peine par six braves gens, dont un charcutier qu'on appelait pour le saigner sur place. Cette insurrection est le résultat d'une séance extraordinaire du club des Amis de la Constitution tenue la veille en présence du public dans la salle de spectacle. — Notez que M. de la Jaille n'est pas un aristocrate hautain, mais un homme sensible à la façon des héros de Florian et de Berquin. Roué de coups comme il vient de l'être, il écrit à M. le président des Amis de la Constitution, de Brest, qu'il aurait voulu voler dans le sein de la société pour y porter le tribut de la sensibilité et de la reconnaissance. Il n'a accepté son commandement que sur les instances de MM. les Américains réunis à Paris et des six commissaires récemment arrivés de Saint-Domingue. — Mercure de France, n° du 14 avril, article de Mallet-Dupan : J'ai vainement demandé la vengeance des lois contre les assassins de M. de la Jaille ; tout le monde à Brest nomme les auteurs de l'attentat commis en plein jour et dont des milliers de témoins pourraient déposer. La procédure a été commencée et décrétée ; mais l'exécution des décrets demeure suspendue. Plus puissants que la loi, les motionnaires, protecteurs des assassins, effrayent ou paralysent ses ministres.

[26] Mercure de France, n° du 12 novembre, séance du 31 octobre 1792.

[27] Décret du 8 février, et autres analogues sur les détails, par exemple du 7 février.

[28] Le 9 avril, aux Jacobins, Vergniaud, président, accueille et complimente les galériens de Châteauvieux.

[29] Mortimer-Ternaux, t. I, liv. I (notamment la séance du 15 avril).

[30] Moniteur, XII, 335. — Décret du 20 mars. (La rentrée triomphale de Jourdan et consorts est du mois suivant.)

[31] Moniteur, XII, 730, séance du 23 juin.

[32] Moniteur, XII, 6, séance du 31 mars.

[33] Moniteur, 123, séance du 14 janvier.

[34] Mercure de France, n° du 23 décembre, séance du 13 décembre, p. 94.

[35] Moniteur, X, 178, séance du 20 octobre 1791. Informations données par les députés du Haut-Rhin et du Bas-Rhin. — M. Koch : Jamais il n'a existé d'armée d'émigrés, sinon un chétif rassemblement fait à Ettenheim à quelques lieues de Strasbourg... (Cette troupe) campait sous des tentes, mais c'est parce qu'elle manquait de bâtiments et de casernes. M... député du Bas-Rhin : Cette armée d'Ettenheim est composée d'environ 5 à 600 hommes mal velus, mal payés, déserteurs de toutes les nations, logés sous des tentes, faute de bâtiments, armés de bâtons, faute d'armes, et désertant tous les jours, parce que l'argent commençait à manquer. La seconde armée, à Worms, commandée par un Condé, est composée de 300 gentilshommes et d'autant de valets et palefreniers. J'ajouterai que les lettres qui me sont parvenues de Strasbourg et qui sont des extraits d'avis de Francfort, Munich, Ratisbonne et Vienne, annoncent les intentions les plus pacifiques de la part des différentes cours, depuis la notification de l'acceptation du roi. — Le nombre des émigrants armés grossit, mais reste toujours fort petit. — Ibid., X, 678. Lettre de M. Delatouche, témoin oculaire, 10 décembre : Je présume que le nombre des émigrés répandus chez le prince de Bade, l'évêque de Spire, les électeurs, etc., monte à peine à 4.000 hommes.

[36] Moniteur, X, 418, séance du là novembre 1791. Rapport du ministre Delessart. L'empereur a donné des ordres, en août, pour interdire les enrôlements et éloigner les Français suspects, en octobre, pour éloigner les Français trop nombreux à Ath et à Tournai. — Buchez et Roux, XII, 395, réclamation du roi, 14 décembre. — Ibid., XIII, 15, 16, 19, 52, satisfaction complète donnée par l'électeur de Trèves, 1er janvier 1792, communiquée à l'Assemblée le 6 janvier ; publication des ordres de l'électeur dans l'électorat le 3 janvier. L'envoyé de France annonce leur exécution complète, et toutes ces nouvelles ou pièces sont communiquées à l'Assemblée le 8, le 16 et le 19 janvier. — Correspondance de Mirabeau et de M. de la Marck, III, 287. Lettre de M. de Mercy-Argenteau, 9 janvier 1792. L'empereur a promis secours à l'électeur, sous la condition expresse qu'il commencerait par se prêter aux demandes de la France, sans quoi nul secours ne lui serait accordé en cas d'attaque.

[37] Mémoires de Mallet-Dupan, I, 254 (février 1792). — Correspondance de Mirabeau et de M. de la Marck, III, 232. (Note de M. de Bacourt.) Le jour même et à l'instant où la convention de Pilnitz venait d'être signée, à 11 heures du soir, l'empereur Léopold écrit à son premier ministre, M. de Kaunitz, que la convention qu'il vient de signer ne l'engage absolument à rien ; qu'elle ne contient que des déclarations sans portée arrachées par les sollicitations de M. le comte d'Artois. Il finit en lui donnant l'assurance que ni lui ni son gouvernement ne se trouvent liés en quoi que ce soit par cette convention.

[38] Paroles de M. de Kaunitz, 4 septembre 1791. (Recueil de Vivenot, I, 242.)

[39] Moniteur, XI, 142, séance du 17 janvier. Discours de M. Delessart. Décret d'accusation contre lui, 10 mars. — Déclaration de la guerre, 20 avril. — Sur les intentions véritables du roi, cf. Malouet, Mémoires, II, 199-209 ; Lafayette, Mémoires, I, 441, note 3 ; Bertrand de Molleville, Mémoires, VI, 22 ; Gouverneur Morris, II, 242, lettre du 23 octobre 1792.

[40] Moniteur, X, 172, séance du 20 octobre 1791. Discours de Brissot. Lafayette, I, 441 : Ce sont les Girondins, qui, à cette époque, voulaient la guerre à tout prix. — Malouet, II, 209 : Ainsi que Brissot s'en est vanté depuis, c'est le parti républicain qui voulait la guerre, et la provoquait par des insultes à toutes les puissances.

[41] Buchez et Roux, XII, 402, séance des Jacobins, 28 novembre 1791.

[42] Mot du roi de Suède, Gustave III, assassiné par Ackerstroëm : Je voudrais bien savoir ce que va dire Brissot.

[43] Sur le passé de Brissot, cf. Edmond Biré, la Légende des Girondins. Personnellement Brissot était probe et resta pauvre. Mais il avait traversé bien des bourbiers et en avait rapporté bien des éclaboussures. Il avait prêté les mains à la propagation d'un livre obscène, le Diable dans un bénitier, et, en 1783, ayant reçu 13.355 francs pour fonder un lycée à Londres, il n'avait pas fondé le lycée et n'avait pu rendre l'argent.

[44] Moniteur, XI, 147. Discours de Brissot, 17 janvier. Exemples dont il s'autorise, Charles XII, Louis XIV, l'amiral Blake, Frédéric II, etc.

[45] Moniteur, X, 174 : Ce gouvernement de Venise, qui n'est qu'une comédie.... Ces petits princes d'Allemagne dont l'insolence dans le siècle dernier fut foudroyée par le despotisme... Genève, cet atome de république... Cet évêque de Liège qui appesantit son joug sur un peuple qui devrait être libre... Je dédaigne de parler des autres princes... Ce roi de Suède qui n'a que 25 millions de revenu et qui en dépense les deux tiers pour payer mal une armée nombreuse de généraux et un petit nombre de soldats mécontents... Quant à cette princesse (Catherine II) dont l'aversion pour la constitution française est connue et qui ressemble par quelque beauté à Élisabeth, elle ne doit pas attendre plus de succès qu'Élisabeth dans la révolution de Hollande. (Dans cette dernière phrase, Brissot fait effort pour être à la fois léger et érudit.)

[46] Lettre de Roland au roi, 10 juin 1792, et lettre du Conseil exécutif au pape, 25 novembre 1792. — Lettre de Mme Roland à Brissot, 7 janvier 1791 : Adieu, tout court. La femme de Caton ne s'amuse point à faire des compliments à Brutus.

[47] Buchez et Roux, XII, 410, séance des Jacobins du 16 décembre 1791 : Un Louis XIV déclara la guerre à l'Espagne parce que son ambassadeur avait été insulté par celui de l'Espagne. Et nous, qui sommes libres, nous balancerions un instant !

[48] Moniteur, X, 503, séance du 29 novembre. L'Assemblée ordonne l'impression et l'envoi aux départements.

[49] Moniteur, X, 762, séance du 28 décembre.

[50] Moniteur, XI, 147, 149, séance du 17 janvier ; X, 759, séance du 28 décembre. — Déjà le 16 décembre, il disait aux Jacobins : Un peuple qui a conquis la liberté après dix siècles d'esclavage a besoin de la guerre. Il lui faut la guerre pour la consolider. (Buchez et Roux, XII, 410.) — Le 17 janvier, à la tribune de l'Assemblée, il répète encore : Je n'ai qu'une crainte, c'est que nous n'ayons pas la guerre.

[51] Moniteur, XI, 119, séance du 13 janvier. Discours de Gensonné au nom du comité diplomatique dont il est le rapporteur.

[52] Moniteur, XI, 158, séance du 18 janvier. L'Assemblée vote l'impression de ce discours.

[53] Moniteur, X, 760, séance du 28 décembre.

[54] Moniteur, XI, 149, séance du 17 janvier. Discours de Brissot.

[55] Moniteur, XI, 178, séance du 20 janvier : Fauchet propose le décret suivant : Tous les traités partiels actuellement existants sont annulés. L'Assemblée nationale y substitue une alliance avec les nations anglaise, anglo-américaine, helvétique, polonaise et hollandaise, tant qu'elles seront libres... Quand les autres peuples voudront de notre alliance, ils n'auront, pour l'obtenir, qu'à conquérir leur liberté. En attendant, cela ne nous empêchera pas de commercer avec eux, comme avec de bons sauvages... Occupons les villes du voisinage qui placent nos adversaires trop près de nous... Mayence, Coblentz et Worms, c'est assez. — Ibid., p. 215, séance du 25 janvier. Un membre, s'autorisant de Gélon, roi de Syracuse, propose un article additionnel : Nous déclarons que nous ne déposerons les armes qu'après avoir établi la liberté de tous les peuples. — Ces extrêmes folies montrent l'état mental du parti jacobin.

[56] Le décret est du 25 janvier ; l'alliance de la Prusse et de l'Autriche est du 7 février. (De Bourgoing, Histoire diplomatique de l'Europe pendant la Révolution française, I, 457.)

[57] Albert Sorel, la Mission du comte de Ségur à Berlin (publiée dans le Temps du 15 octobre 1878). Dépêche de M. de Ségur à M. Delessert, du 24 février 1792 : Le comte de Schulemburg me répéta que ce n'était nullement notre constitution dont on voulait se mêler. Mais, dit-il avec une vivacité singulière, il faut bien se préserver de la gangrène. La Prusse est peut-être le pays qui devrait le moins la craindre ; cependant, quelque éloigné que soit de nous un membre gangrené, il vaut mieux le couper que de risquer sa vie... Comment voulez-vous que la tranquillité soit maintenue, lorsque, tous les jours, des milliers d'écrivains... des maires, des gens en place, insultent les rois, publient que la religion chrétienne a toujours soutenu le despotisme et qu'on ne sera libre qu'en la détruisant, qu'il faut exterminer tous les princes, parce que ce sont tous des tyrans ?

[58] Buchez et Roux, XXV, 203, séance du 3 avril 1793. Discours de Brissot. — Ibid., XX, 127. A tous les républicains de France par Brissot, 4 octobre 1792 : C'est l'abolition de la royauté que j'avais en vue en faisant déclarer la guerre. Il cite à ce propos son discours du 30 décembre 1791, où il disait : Je n'ai qu'une crainte, c'est que nous ne soyons point trahis. Nous avons besoin de trahisons ; car il existe encore de fortes doses de poison dans le sein de la France, et il faut de fortes explosions pour l'expulser.

[59] Mallet-Dupan, Mémoires, I, 260 (avril 1792), et I, 439 (juillet 1792).

[60] La Révolution, I, 341 et pages suivantes.

[61] Buchez et Roux, XIII, 92-99 (janvier 1792) ; 225 (février). — Coraï, Lettres inédites, 33 (Ce jour-là, par curiosité, il s'était avancé jusqu'à la rue des Lombards) : Témoin d'une injustice aussi criante, et indigné de ne pouvoir prendre au collet aucun de ces coquins qui couraient par la rue, chargés de sucre et de café, pour les revendre ensuite, je me sentis tout d'un coup, par tout le corps, les frissons de la fièvre. (Lettre non datée ; l'éditeur la date de 1791, par conjecture ; je la crois plutôt de 1792.)

[62] Moniteur, XI, 45 et 46, séance du 5 janvier. Tout le discours d'Isnard est à lire.

[63] Buchez et Roux, XIII, 117. Lettre de Pétion, 10 février.

[64] Buchez et Roux, XIII, 252. Lettre d'André Chénier, dans le Journal de Paris, 26 février. — Schmidt, Tableaux de la Résolution française, I, 76. Réponse du directoire du département de la Seine à une circulaire de Roland, 12 juin 1192. Le contraste des deux classes y est très bien marqué : Nous n'avons pas été chercher l'opinion du peuple au milieu de ces rassemblements d'hommes, la plupart étrangers, ennemis à la fois du travail et du repos, isolés de toutes parts de l'intérêt général, déjà disposés au vice par l'oisiveté, et qui semblent préférer les chances du désordre aux ressources honorables de l'indigence. Cette classe d'hommes, toujours nombreuse dans les grandes villes, est celle dont les déclamations font trop souvent retentir les rues, les places, les jardins publics de la capitale, celle qui forme loua les attroupements séditieux, celle qui tend continuellement à l'anarchie et au mépris des lois, celle enfin dont les clameurs, bien loin de marquer l'opinion générale, indiquent les efforts extrêmes qu'on fait pour empêcher cette opinion de se faire entendre. — Nous avons observé l'opinion du peuple de Paris parmi ces hommes utiles et laborieux, attachés à l'État par tous les points de leur existence et tous les objets de leurs affections, parmi les propriétaires, les cultivateurs, les commerçants, les ouvriers... Un attachement inviolable... à la constitution et principalement à la souveraineté nationale, à l'égalité politique et à la monarchie constitutionnelle qui en sont les plus importants caractères, est leur sentiment à peu près unanime.

[65] Gouverneur Morris, lettre du 20 juin 1792.

[66] Souvenirs (manuscrite) de M. X....

[67] Malouet, II, 203 : Tous les rapporte qui arrivaient des provinces annonçaient (au roi et à la reine) une amélioration sensible de l'opinion publique, qui se pervertissait de plus en pins. Car celle qui leur arrivait était sans influence, tandis que l'opinion des clubs, des cabarets et des carrefours acquérait une puissance énorme, et le moment approchait où il m'y aurait plus d'autre puissance.

[68] Les chiffres ci-dessus sont donnés par Mallet-Dupan, Mémoires, II, 120.

[69] Moniteur, XII, 776, séance du 28 juin. Discours de M. Lamarque, député et juge dans un tribunal de district. L'incivisme de la généralité des tribunaux de district est connu.

[70] Bertrand de Molleville, Mémoires, VI, 22. — Après avoir reçu du roi les instructions ci-dessus, Bertrand descend chez la reine, qui lui dit la même chose : Ne pensez-vous pas que le seul plan qu'il y ait à suivre est d'être fidèle à son serment ? — Oui, certainement, madame. — Eh bien, soyez sûr qu'on ne nous fera pas changer. Allons, monsieur Bertrand, du courage ; j'espère qu'avec de la fermeté, de la patience et de la suite, tout n'est pas encore perdu.

[71] M. de Lavalette, Mémoires, I, 100. — Lavalette, au commencement de septembre 1792, s'engage comme volontaire, et part avec deux amis, sac au dos, en carmagnole et bonnet de police. Le fait suivant peint les sentiments des paysans : dans un village de sabotiers près de Vermanton (environs d'Autun) deux jours avant notre arrivée, un évêque et ses deux grands vicaires, qui se sauvaient dans une berline, furent arrêtés par eux ; ils fouillèrent la voiture ; ils y trouvèrent quelques centaines de louis, et, pour se dispenser de les rendre, ils trouvèrent tout simple de massacrer ces infortunés. Ce nouveau métier leur parut plus lucratif que l'autre, et ces honnêtes gens se tenaient à l'affût de tous les voyageurs. Les trois volontaires sont arrêtés par le greffier, petit bossu, et conduits à la municipalité, qui est une sorte de halle ; on lit leurs passeports, on va fouiller leurs sacs. Nous étions perdus, lorsque d'Aubonnes, dont la taille était très-élevée, s'élança sur la table... Il commença par une bordée de jurements et de propos de halle qui surprit l'auditoire ; bientôt il éleva son style et leur prodigua les mots de patrie, liberté, souveraineté du peuple avec une telle véhémence et d'une voix si éclatante, que l'effet devint tout d'un coup prodigieux et qu'il fut interrompu par des applaudissements unanimes. Mais l'étourdi ne s'en tint pas là, il donna impérieusement à Leclerc de la Ronde l'ordre de monter sur la table... et dit à l'assemblée : Vous allez juger si nous sommes des républicains de Paria. Toi, réponds au catéchisme républicain. Qu'est-ce que Dieu ? qu'est-ce que le peuple ? qu'est-ce qu'un roi ? — L'autre, d'un air contrit, d'une voix nasarde et se tortillant comme Arlequin, répondait : Dieu, c'est la matière ; le peuple, ce sont les pauvres ; le roi, c'est un lion, un tigre, un éléphant, qui déchire, qui dévore, qui écrase le pauvre peuple. — Il n'y eut plus moyen d'y tenir ; l'étonnement, les cris, l'enthousiasme, étaient au comble ; on embrasse les acteurs, on les presse, on les enlève ; c'est à qui voudra nous avoir chez soi ; il fallut boire.

[72] La chanson Veillons au salut de l'empire est de la fin de 1791, La Marseillaise a été composée en avril 1792.

[73] Mercure de France, n° du 23 novembre 1791.

[74] Philippe de Ségur, Mémoires, I (à Fresnes, village situé à 7 lieues de Paris, quelques jours après le 2 septembre 1792) : Une bande de ces démagogues poursuivait un gros fermier du lieu, suspect de royalisme et dénoncé comme accapareur, parce qu'il était riche. Ces forcenés s'en étaient saisis, et, sans autre forme de procès, apprêtaient son supplice, quand mon père accourut. Il les harangua avec tant de bonheur, que, tout d'un coup transformés, les massacreurs passèrent subitement d'une horrible rage à un enthousiasme d'humanité non moins exagéré. Dans leur nouveau transport, ils forcèrent de boire et de danser avec eux, autour de l'arbre de la liberté, le malheureux fermier encore pèle et tremblant, qu'un instant auparavant ils allaient impitoyablement pendre aux branches.

[75] Lacretelle, Dix ans d'épreuves, 78 : Les Girondins voulaient refaire un peuple romain avec la lie de Romulus, et, ce qu'il y a de pis, avec les brigands du 5 octobre.

[76] Lafayette, I, 442 : Les Girondins cherchaient dans la guerre une occasion d'attaquer avec avantage les constitutionnels de 1791 et leurs institutions. — Brissot, Adresse à mes constituants : Nous cherchions dans la guerre une occasion de tendre des pièges au roi, pour manifester sa mauvaise foi et ses liaisons avec les princes émigrés. — Moniteur, séance du 3 avril 1793. Discours de Brissot : J'avais fait part de mon opinion aux Jacobins et j'avais prouvé que la guerre était le seul moyen de dévoiler les perfidies de Louis XVI. L'événement a justifié mon opinion. — Buchez et Roux, VIII, 216, 217, 60. Le décret de l'Assemblée législative est du 25 janvier ; le premier argent voté par un club pour la fabrication des piques est du 31 janvier ; le premier article de Brissot sur le bonnet rouge est du 6 février.

[77] Buchez et Roux, XIII, 217. Proposition d'une citoyenne au club de l'Evêché, 31 janvier 1792. — Articles de la Gazette universelle, 11 février, et du Patriote français, 13 février. — Moniteur, XI, 576, séance du 6 mars. — Buchez et Roux, XV, séance du 10 juin. Pétition de 8.000 gardes nationaux de Paris : Cette faction qui provoque les vengeances populaires... qui cherche à opposer le bonnet du travail aux casques militaires les piques aux fusils, l'habit de campagne aux uniformes...

[78] Mallet-Dupan, Mémoires, II, 429 (note de juillet 1792). — Mercure de France, n° du 10 mars 1792, article de Mallet-Dupan.