LES ORIGINES DE LA FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — LES JACOBINS

CHAPITRE II.

 

 

I. Formation du parti. - Ses recrues. - Elles sont rares dans la classe supérieure et dans la grosse masse populaire. — Elles sont nombreuses dans la bourgeoisie moyenne et dans la couche supérieure du peuple. - Situation et éducation qui enrôlent un homme dans le parti. — II. Les associations spontanées après le 14 juillet 1780. - Comment elles se dissolvent. - Retraite des hommes sensés et occupé. - Nombre des absents aux élections. - Naissance et multiplication des Sociétés jacobines. - Leur influence sur leurs adhérents. - Leurs manœuvres et leur arbitraire. — III. Comment elles entendent la liberté de la presse. - Leur rôle politique. — IV. Leur centre de ralliement. - Origine et composition de la Société de Paris. - Elle s'affilie les Sociétés de province. - Ses meneurs. - Les fanatiques. - Les intrigants. - Leur but. - Leurs moyens. — V. Petit nombre des Jacobins. - Sources de leur puissance. - Ils font une ligue. - Ils ont la foi. - Ils sont exempts de scrupules. - Dans l'intérieur du parti, la prépondérance appartient au groupe qui remplit le mieux ces conditions.

 

I

Des caractères comme celui-ci se rencontrent dans toutes les classes : il n'y a point de condition ni d'état qui soit un préservatif contre l'utopie absurde ou contre l'ambition folle, et l'on trouvera parmi les Jacobins des Barras et des Châteauneuf-Randon, deux nobles de la plus vieille race ; un Condorcet, marquis, mathématicien, philosophe et membre des deux plus illustres Académies ; un Gobel, évêque de Lydda et suffragant de l'évêque de Bâle ; un Hérault de Séchelles, protégé de la reine et avocat général au Parlement de Paris ; un Le Peletier de Saint-Fargeau, président à mortier, et l'un des plus riches propriétaires de France ; un Charles de Hesse, maréchal de camp, né dans une maison régnante ; enfin un prince du sang, le quatrième personnage du royaume, le duc d'Orléans. Mais, sauf ces rares déserteurs, ni l'aristocratie héréditaire, ni la haute magistrature, ni la grande bourgeoisie, ni les propriétaires résidants, ni les chefs de l'industrie, du négoce ou de l'administration, ni en général les hommes qui sont ou méritent d'être des autorités sociales ne fournissent de recrues au parti : ils ont trop d'intérêt dans l'édifice, même ébranlé, pour souhaiter qu'on le démolisse de fond en comble, et, si courte que suit leur expérience politique, ils en savent assez pour comprendre très vite qu'avec un plan tracé sur le papier d'après un théorème de géométrie enfantine on ne bâtit pas une maison habitable. — D'autre part, dans la dernière classe, dans la grosse masse populaire et rurale, la théorie, à moins de se transformer en légende, n'obtient pas même des auditeurs. Pour les métayers, fermiers, petits cultivateurs attachés à leur glèbe, pour les paysans et manœuvres dont la pensée, engourdie par le travail machinal, ne dépasse pas un horizon de village et n'est remplie que par les préoccupations du pain quotidien, toute doctrine abstraite est inintelligible. S'ils écoutent les dogmes du catéchisme nouveau, c'est comme ceux du catéchisme ancien, sans les entendre ; chez eux, l'organe mental qui saisit les abstractions n'est pas formé. Qu'on les amène au club, ils y dormiront ; pour les réveiller, il faudra leur annoncer le rétablissement de la dîme et des droits féodaux ; on ne pourra tirer d'eux qu'un coup de main, une jacquerie ; et plus tard, quand on voudra prendre ou taxer leurs grains, on les trouvera aussi récalcitrants sous la république que sous le roi.

C'est d'ailleurs que la théorie fait des adeptes, entre les deux extrêmes, dans la couche inférieure de la bourgeoisie et dans la couche supérieure du peuple. Encore, de ces deux groupes juxtaposés et qui se continuent l'un dans l'autre, faut-il retrancher les hommes qui, ayant pris raciné dans leur profession ou dans leur métier, n'ont plus de loisir ni d'attention à donner aux affaires publiques ; ceux qui ont gagné un bon rang dans la hiérarchie et ne veulent pas risquer leur place acquise ; presque tous les gens établis, rangés, mariés, d'âge mûr et de sens rassis, auxquels la pratique de la vie a enseigné la défiance de soi et de toute théorie. En tout temps, l'outrecuidance est moyenne dans la moyenne humaine, et, sur la plupart des hommes, les idées spéculatives n'ont qu'une prise superficielle, passagère et faible. D'ailleurs, dans cette société qui, depuis plusieurs siècles, se compose d'administrés, l'esprit héréditaire est bourgeois, c'est-à-dire discipliné, ami de l'ordre, paisible et même timide. — Reste une minorité, une très petite minorité[1], novatrice et remuante : d'une part, les gens mal attachés à leur métier ou à leur profession parce qu'ils n'y ont qu'un rang secondaire ou subalterne[2], les débutants qui n'y sont pas encore engagés, les aspirants qui n'y sont pas encore entrés ; d'autre part, les hommes instables par caractère, tous ceux qui ont été déracinés par le bouleversement universel, dans l'Église par l'évacuation des couvents et par le schisme, dans la judicature, dans l'administration, dans les finances, dans l'armée, dans les diverses carrières privées ou publiques par le remaniement des institutions, par la nouveauté des débouchés, par le déplacement de la clientèle et du patronage. De cette façon, nombre de gens, qui, en temps ordinaire, seraient restés sédentaires dans leur état, deviennent nomades et extravaguent en politique. — Au premier plan, on trouve ceux que l'éducation classique a mis en état d'entendre un principe abstrait et d'en déduire les conséquences, mais qui, dépourvus de préparation spéciale, enfermés dans le cercle étroit de leur besogne locale, sont incapables de se figurer exactement une grande société complexe et les conditions par lesquelles elle vit ; leur talent consiste à faire un discours, un article de journal, une brochure, un rapport, en style plus ou moins emphatique et dogmatique ; le genre admis, quelques-uns, bien doués, y seront éloquents : rien de plus. De ce nombre sont les avocats, notaires, huissiers, anciens petits juges et procureurs de province qui fournissent les premiers rôles et les deux tiers des Membres de la Législative et de la Convention ; des chirurgiens ou médecins de petite ville, comme Bô, Levasseur et Baudot ; des littérateurs de second ou troisième ordre, comme Barère, Louvet, Garat, Manuel et Ronsin ; des professeurs de collège, comme Louchet et Romme ; des instituteurs, comme Léonard Bourdon ; des journalistes, comme Brissot, Desmoulins et Fréron ; des comédiens, comme Collot-d'Herbois ; des artistes, comme Sergent ;des oratoriens, comme Fouché ; des capucins, comme Chabot ; des prêtres plus ou moins défroqués, comme Lebon, Chasles, Lakanal et Grégoire ; des étudiants à peine sortis des écoles, comme Saint-Just, Monet de Strasbourg, Rousselin de Saint-Albin et Julien de la Drôme ; bref, des esprits mal cultivés, mal ensemencés, sur lesquels la théorie n'a qu'à tomber pour étouffer les bonnes graines et végéter comme une ortie. Joignez-y les charlatans et les aventuriers de l'esprit, les cerveaux malsains, les illuminés de toute espèce, depuis Fauchet et Clootz, jusqu'à Châtier ou Marat, et toute cette tourbe de déclassés besogneux et bavards qui promènent leurs idées creuses et leurs prétentions déçues sur le pavé des grandes villes. — Au second plan sont les hommes qu'une première ébauche d'éducation a mis en état d'entendre mal un principe abstrait et d'en mal déduire les conséquences, mais en qui l'instinct dégrossi supplée aux défaillances du raisonnement grossier : à travers la théorie, leur cupidité, leur envie, leur rancune devine une pâture, et le dogme jacobin leur est d'autant plus cher que, sous ses brouillards, leur imagination loge un trésor sans fond. Ils peuvent écouter sans dormir une harangue de club et applaudir juste aux tirades, faire une motion dans un jardin public et crier dans les tribunes, écrire un procès-verbal d'arrestation, rédiger un ordre du jour de garde nationale, prêter à qui de droit leurs poumons, leurs bras et leurs sabres ; mais leur capacité s'arrête là. De ce groupe sont des commis, comme Hébert et Henriot, des clercs, comme Vincent et Chaumette, des bouchers, comme Legendre, des maîtres de poste, comme Drouet, des maîtres menuisiers, comme Duplay, des maîtres d'école, comme ce Buchot qu'on fit ministre, et quantité d'autres, leurs pareils, ayant l'usage de l'écriture, quelques vagues notions d'orthographe, et de l'aptitude pour la parole[3], sous-maîtres, sous-officiers, anciens moines mendiants, colporteurs, aubergistes, détaillants, forts de la Halle[4], ouvriers des villes, depuis Gonchon, l'orateur du faubourg Saint-Antoine, jusqu'à Simon, le savetier du Temple, et Trinchard, le juré du tribunal révolutionnaire, jusqu'aux épiciers, tailleurs, cordonniers, marchands de vin, garçons coiffeurs et autres boutiquiers ou artisans en chambre qui, de leurs propres mains, travailleront aux massacres de septembre. Ajoutez-y la queue fangeuse de toute insurrection ou dictature populaire, les bêtes de proie, comme Jourdain d'Avignon et Fournier l'Américain, les femmes qui, comme Théroigne, Rose Lacombe et les tricoteuses de la Convention, se sont dépouillées de leur sexe, les bandits amnistiés, et tout ce gibier de police à qui le manque de police laisse les coudées franches, les traîneurs de rue, tant de vagabonds rebelles à la subordination et au travail, qui, au milieu de la civilisation, gardent les instincts de la vie sauvage, et allèguent la souveraineté du peuple pour assouvir leurs appétits natifs de licence, de paresse et de férocité. — Ainsi se recrute le parti, par un racolage qui glane des sujets dans tous les états, mais qui les moissonne à. poignées dans les deux groupes où le dogmatisme et la présomption sont choses naturelles. Là l'éducation a conduit l'homme jusqu'au seuil ou jusqu'au centre des idées générales ; partant, il se sent à l'étroit dans le cercle fermé de sa profession ou de son métier, et il aspire au delà. Mais l'éducation est restée superficielle ou rudimentaire ; partant, hors de son cercle étroit, il n'est pas à sa place. Il aperçoit ou il entrevoit les idées politiques ; c'est pourquoi il se croit capable. Mais il ne les aperçoit que dans une formule, ou il ne les entrevoit qu'à travers un nuage ; c'est pourquoi il est incapable, et les lacunes comme les acquisitions de son intelligence contribuent à faire de lui un Jacobin.

 

II

Des hommes ainsi disposés ne peuvent manquer de se rapprocher, de s'entendre et de s'associer : car ils ont le même dogme, qui est le principe de la souveraineté du peuple, et le même but, qui est la conquête du pouvoir politique. Par la communauté du but, ils sont une faction ; par la communauté du dogme, ils sont une secte, et leur ligue se noue d'autant plus aisément qu'ils sont à la fois une secte et une faction.

Au commencement, on ne distingue pas leur société dans la multitude des autres. De toutes parts, après la prise de la Bastille, les associations politiques ont surgi : il fallait bien suppléer au gouvernement dépossédé ou défaillant, pourvoir aux plus urgents des besoins publics, s'armer contre les brigands, s'approvisionner de grains, se garder contre les entreprises possibles de la cour. Des comités se sont installés aux hôtels de ville ; des volontaires se sont formés en milices bourgeoises ; des milliers de pouvoirs locaux presque indépendants se sont substitués au pouvoir central presque détruit[5]. Pendant six mois, tout le monde a vaqué aux affaires communes, et chaque particulier, devenu une personne publique, a porté sa quote-part dans le fardeau du gouvernement : lourd fardeau en tout temps, plus lourd en temps d'anarchie ; c'est l'avis du plus grand nombre, mais ce n'est pas l'avis de quelques-uns. Par suite, entre ceux qui s'en sont chargés, un départ se fait, et deux groupes se forment, l'un gros, inerte, dissous, l'autre petit, serré, actif, chacun dans sa voie et à l'entrée de deux voies qui vont en divergeant de plus en plus.

D'un côté sont les hommes ordinaires, les gens occupés et de bon sens, qui ont un peu de conscience et point trop d'amour-propre. S'ils ont ramassé le pouvoir, c'est qu'il gisait par terre, abandonné dans la rue ; ils ne le détiennent que provisoirement, car ils ont deviné d'avance ou découvert très vite qu'ils n'étaient guère propres à cet office ; c'est un office spécial qui, pour être convenablement rempli, exige une préparation et une compétence. On ne devient pas, du jour au lendemain, législateur ou administrateur, et la raison en est qu'on ne devient pas à l'improviste médecin ni chirurgien. Si quelque accident m'y oblige, je m'y résignerai, mais à contre-cœur ; je n'exercerai que le moins possible, et seulement pour empêcher mes malades de s'estropier eux-mêmes ; j'aurais trop peur de les tuer en les opérant, et je rentrerai au logis sitôt qu'ils voudront bien nommer quelqu'un à ma place[6]. — Pour le choix de cet autre, je serai bien aise d'avoir mon vote, comme tout le monde, et, entre les candidats, je désignerai, au mieux de mes lumières, celui qui me paraitra le plus consciencieux et le plus habile. Mais une fois nommé et installé, je n'entreprendrai point de le régenter ; il est chez lui dans son cabinet ; je n'ai pas le droit d'y aller incessamment pour le mettre sur la sellette, comme un enfant ou un suspect. Il ne m'appartient pas de lui prescrire ses prescriptions probablement, il en sait plus que moi ; en tout cas, pour qu'il ait la main sûre, il ne faut pas qu'il soit menacé, et, pour qu'il ait la tète libre, il ne faut pas qu'il soit dérangé : Moi non plus, il ne faut pas qu'on me dérange : j'ai mon bureau et mes écritures, ou ma boutique et mes chalands. A chacun son emploi, et chacun à sa besogne qui veut faire celle d'autrui avec la sienne gâte la sienne et celle d'autrui. — Ainsi pensent, vers le commencement de 1790, la plupart des esprits sains, tous ceux dont la cervelle n'a pas été brouillée par la manie ambitieuse et raisonnante ; d'autant plus qu'ils ont six mois de pratique et savent maintenant à quels dangers, à quels mécomptes, â quels dégoûts l'on s'expose lorsqu'on entreprend de conduire un peuple surexcité et affamé. — Justement, en décembre 1780, la loi municipale vient d'être faite, et presque aussitôt, dans toute la France, on élit le maire et les officiers municipaux, puis, dans les mois qui suivent, les administrateurs de département et de district. Enfin l'interrègne est fini : voici des autorités légales, légitimes et dont les attributions sont déterminées. Les honnêtes gens raisonnables s'empressent de remettre le pouvoir à qui de droit, et certainement ils ne songent pas à le reprendre. Tout de suite, leurs sociétés temporaires se dissolvent faute d'objet, et, s'ils en font encore une, c'est pour promettre de défendre les institutions établies. A cet effet, ils se fédèrent et, pendant six autres mois, ils échangent des serments et des embrassades. — Cela fait, après le 14 juillet 1790, ils rentrent dans la vie privée, et j'ose dire que désormais, pour la très grande majorité des Français, l'ambition politique est satisfaite : car, au fond, tout en répétant les phrases de Vousseau contre la hiérarchie sociale, ils n'y souhaitaient guère que la suppression des bourrades administratives et des entrées de faveur[7]. Ils ont obtenu tout cela et quantité d'autres choses par surcroît, notamment le titre auguste de souverains, la déférence des pouvoirs publics, les coups de chapeau de quiconque fait une harangue ou tient une plume, bien mieux, la souveraineté effective, la nomination de toutes les autorités locales et centrales. A eux d'élire, non seulement les députés, mais les fonctionnaires de toute espèce et de tout degré, administrateurs de commune, de district et de département, officiers de la garde nationale, juges au civil et au criminel, évêques et curés ; de plus, afin de mieux soumettre l'élu aux électeurs, la loi, ordinairement, ne le laisse en charge que pour un temps très court[8] ; en sorte que, tous les quatre mois environ, la machine électorale se remet en branle et appelle le souverain à exercer sa souveraineté. — C'est beaucoup, et même le souverain trouve tout de suite que c'est trop : il est insupportable de voter si souvent ; tant de prérogatives finissent par devenir une corvée ; dès les premiers mois de 1790, la majorité s'en dispense, et le chiffre des absents est énorme. A Chartres, en mai 1790[9], sur 1551 citoyens actifs, il y en a 1447 qui ne viennent pas aux assemblées primaires. Pour la nomination du maire et des officiers municipaux, à Besançon, sur 3.200 électeurs inscrits, on compte 2.141 absents en janvier 1790, et 2.900 au mois de novembre suivant[10]. A Grenoble, aux mois d'août et de novembre de la même année, sur 2.500 inscrits, un compte plus de 2.000 absents[11]. A Limoges, sur un nombre à peu près égal d'inscrits, il ne se trouve que 150 votants. A Paris, sur 81.200 électeurs, en août 1790, 67.200 ne votent pas, et, trois mois plus tard, le nombre des absents est de 71.408[12]. Ainsi, pour un électeur qui vote, il en est quatre, six, huit, dix et jusqu'à seize qui s'abstiennent. — Même spectacle pour l'élection des députés. Aux assemblées primaires de 1791, à Paris, sur les 81.200 inscrits, plus de 74.000 manquent à l'appel. Dans le Doubs, sur quatre citoyens actifs, trois ne viennent pas. Dans tel canton de la Côte-d'Or, à la fin du vote, il ne reste autour du scrutin qu'un huitième des électeurs, et, aux assemblées secondaires, la désertion n'est pas moindre. A Paris, sur 946 électeurs élus, il ne s'en trouve que 200 pour donner leurs suffrages ; à Rouen, sur 700, il n'y en a que 160, et, au dernier jouir du scrutin, 60 seulement. Bref, dans tous les départements, dit un orateur à la tribune, sur cinq électeurs du second degré, à peine en est-il un qui se soit acquitté de son mandat. — Ainsi la majorité donne sa démission, et, par inertie, imprévoyance et fatigue, par aversion pour le tapage électoral, par manque de préférences politiques, par dégoût pour tous les candidats qui se présentent, elle se dérobe à la tache que la constitution lui imposait. — Ce n'est pas pour s'en imposer une autre collatérale, plus pesante et de surcroît, je veux dire le travail assidu que comporte une nouvelle ligue. Des hommes qui ne trouvent pas le temps de venir quatre fois par an mettre un bulletin dans une botte ne viendront pas trois fois par semaine assister aux séances du club. Bien loin de s'ingérer dans le gouvernement, ils abdiquent, et ils n'entreprendront point de le conduire, puisqu'ils refusent de le nommer.

Tout au rebours, les orgueilleux et les dogmatiques qui ont pris au sérieux leur titre de rois : non seulement ils votent aux élections, mais ils entendent retenir pour eux l'autorité qu'ils délèguent. A leurs yeux, tout magistrat est leur créature et demeure leur justiciable ; car, en droit, la souveraineté du peuple ne peut être aliénée par le peuple, et, en fait, la jouissance du pouvoir leur a semblé si douce, qu'après l'avoir exercé ils ne consentent plus à s'en dessaisir[13]. Pendant les six mois qui ont précédé les élections régulières, ils se sont reconnus, éprouvés et triés ; ils ont tenu des conciliabules ; leur entente est faite[14], et désormais, à mesure que les autres associations tombent comme une efflorescence éphémère, leurs sociétés vivaces se dressent sur le sol abandonné. Il y en a une à Marseille avant la fin de 1789 ; et, dans les six premiers mois de 1790, chaque grande ville a la sienne, Aix en février, Montpellier en mars, Nîmes en avril, Lyon en mai, Bordeaux en juin[15]. — Mais c'est surtout après la fête de la Fédération qu'elles se multiplient. Au moment où tous les groupes locaux se fondent dans la patrie générale, les sectaires se cantonnent et font une ligue à part. A Rouen, le 14 juillet 1790, deux chirurgiens, un imprimeur, l'aumônier de la conciergerie, une veuve israélite et quatre femmes ou enfants de la maison, en tout huit personnes, s'engagent ensemble par une association distincte[16] : ce sont des purs, ils ne veulent pas être confondus dans la foule. Leur patriotisme est de qualité supérieure, et ils comprennent le pacte social à leur façon[17] : s'ils jurent la constitution, c'est sous réserve des droits de l'homme, et ils comptent bien, non seulement maintenir les réformes faites, mais achever la révolution commencée. — Pendant la Fédération, ils ont accueilli et endoctriné leurs pareils. Ceux-ci, en quittant la capitale ou les grandes cités, remportent dans leurs petites villes et dans leurs bourgades des instructions et des directions : on leur a dit à quoi sert un club, comment on le forme, et, de toutes parts, des sociétés populaires s'établissent sur le même plan, avec le même but, sous le même nom. Un mois après, il y en a 60 ; trois mois plus tard, 122 ; en mars 1791, 229 ; en août 1791, près de 400[18]. Puis, subitement, leur propagation devient énorme, parce que deux secousses simultanées éparpillent leurs graines sur tous les terrains. D'une part, à la fin de juillet 1791, les hommes modérés, amis de la loi et par qui les clubs étaient contenus encore, tous les constitutionnels ou feuillants s'en retirent et les abandonnent à l'exagération ou à la trivialité des motionnaires : aussitôt la politique s'y ravale au ton du cabaret et du corps de garde ; par suite une association politique peut naître partout où il se trouve un corps de garde ou un cabaret. — D'autre part, à la même date, les électeurs sont convoqués pour nommer une autre Assemblée nationale et pour renouveler les autorités locales : ainsi la proie est en vue, et partout des sociétés de chasse s'organisent pour la capturer. — Il s'en forme 600 nouvelles en deux mois[19] : à la fin de septembre 1791, on en compte 1.000 ; en juin 1792, 1.200, c'est-à-dire autant que de villes et de bourgades fermées. Après la chute du trône, sous la panique de l'invasion prussienne et dans l'anarchie égale à celle de juillet 1789, il y en aura, comme en juillet 1789, presque autant que de communes, 26.000, dit Rœderer, une dans tout village qui renferme cinq ou six têtes chaudes, criards ou tape-dur, avec un plumitif capable de coucher une pétition par écrit.

Dès le mois de novembre 1790[20], il faut, disait un journal très répandu, que chaque rue d'une ville, que chaque hameau ait son club. Qu'un honnête artisan, a rassemble chez lui ses voisins ; qu'à la lueur d'une lampe brûlant à frais communs, il leur lise les décrets de l'Assemblée nationale, en assaisonnant la lecture de ses propres réflexions ou de celles de ses voisins ; qu'à la fin de la séance, pour égayer un peu l'auditoire alarmé par un numéro de Marat, on lui fasse succéder les jurons patriotiques du Père Duchesne. — Le conseil a été suivi[21] : aux séances, on lit tout haut les brochures et catéchismes expédiés de Paris, la Gazette villageoise, le Journal du soir, le Journal de la Montagne, le Père Duchesne, les Révolutions de Paris, le Journal de Laclos ; on chante des chansons révolutionnaires. S'il se trouve un beau parleur, ancien oratorien, homme de loi ou maître d'école, il déverse sa provision de phrases, il parle des Grecs et des Romains, il annonce la régénération de l'espèce humaine : tel, s'adressant aux femmes, veut que la Déclaration des droits de l'homme devienne la principale décoration de leurs appartements, et que, si la guerre survient, les vertueuses patriotes marchent à la tête des armées, comme de nouvelles bacchantes, les cheveux épars et un thyrse à la main. On applaudit, on crie ; sous le vent des tirades, les esprits s'échauffent, et, au contact les uns des autres, ils prennent feu : des charbons mal allumés, et qui s'éteindraient s'ils restaient séparés, font un brasier ardent quand on les met ensemble. — En même temps, les convictions s'affermissent : rien de si efficace qu'une coterie pour les enraciner. En politique comme en religion, si la foi enfante l'Église, à son tour l'Église nourrit la foi : dans un club comme dans un conventicule, chacun se sent autorisé par l'unanimité des autres, et toute action ou parole des autres tend à lui prouver qu'il a raison. D'autant plus qu'un dogme incontesté finit par paraître incontestable ; or le Jacobin vit dans un cercle étroit et soigneusement fermé où nulle idée contradictoire n'est admise. Deux cents personnes lui semblent le public ; leur opinion pèse sur lui sans contrepoids, et, hors de leur croyance, qui est la sienne, toute croyance lui paraît absurde ou même coupable. D'ailleurs, à ce régime continu de prêches qui sont des flatteries, il a découvert qu'il est patriote éclairé, vertueux, et il n'en peut douter : car avant de l'admettre dans la société, on a vérifié son civisme, et il en porte le certificat imprimé dans sa poche. — Il est donc membre d'une élite, et cette élite, ayant le monopole du patriotisme, parle haut, fait bande à part, se distingue des simples citoyens par son accent et ses façons. Dès ses premières séances[22], le club de Pontarlier interdit à ses membres les formules de la politesse ordinaire. On s'abstiendra de l'usage de se découvrir pour saluer son semblable ; on évitera soigneusement en parlant de se  servir des mots j'ai l'honneur et autres pareils. Surtout on devra prendre un juste sentiment de son importance. A Paris, la fameuse tribune des Jacobins seule ne fait-elle pas trembler les imposteurs et les traîtres ? Et, à son aspect, les contre-révolutionnaires ne rentrent-ils pas tous dans la poussière ? — Cela est vrai dans la province comme dans la capitale ; car, à peine institué, partout le club s'est mis à travailler la populace. Dans plusieurs grandes villes, à Paris, Lyon, Aix, Bordeaux, il y en a deux, associés[23], l'un plus ou moins décent, parlementaire, composé en partie des membres des divers corps administratifs, qui s'occupe plus particulièrement des objets d'une utilité générale, l'autre actif, pratique, où, Ms raisonneurs de cabaret et des harangueurs de café endoctrinent les ouvriers, les maraîchers, les petits bourgeois. Le second est la succursale du premier et lui ramasse, pour les cas urgents, des faiseurs d'émeute. Nous sommes parmi le peuple, écrit l'un de ces clubs subalternes ; nous lui lisons les décrets, nous le prémunissons contre les productions et les menées aristocratiques par des lectures et des conseils. Nous furetons, nous dépistons tous les complots, toutes les manœuvres. Nous accueillons, nous conseillons tous ceux qui croient avoir à se plaindre ; nous appuyons leurs réclamations quand elles sont justes ; enfin nous nous chargeons en quelque sorte des détails. — Grâce à ces auxiliaires grossiers, mais dont les poumons et les bras sont vigoureux, le parti prend l'ascendant ; ayant la force, il en use, et, déniant tous les droits à ses adversaires, il rétablit tous les privilèges à son profit.

 

III

Considérons sa façon d'agir en un seul exemple et sur un terrain limité, la liberté d'écrire. — Au mois de décembre 1790[24], un ingénieur, M. Étienne, que Marat et Fréron, dans leurs gazettes, ont dénoncé et qualifié de mouchard, dépose une plainte, fait saisir les deux numéros, et, assignant l'imprimeur au tribunal de police, demande une rétractation publique ou 25.000 francs de dommages et intérêts. Là-dessus, les deux journalistes s'indignent : selon eux, ils sont infaillibles et inviolables. Il importe essentiellement, écrit Marat, que le dénonciateur ne puisse jamais être recherché par aucun tribunal, n'étant comptable qu'au public de tout ce qu'il croit ou prétend faire pour le salut du peuple. C'est pourquoi l'avocat de M. Étienne, M. Languedoc, est un traître. Mons Languedoc, je vous conseille de vous taire... je vous promets de vous faire pendre, si je puis. — Néanmoins M. Étienne persiste, et un premier arrêt lui adjuge ses conclusions. Aussitôt Marat et Fréron jettent feu et flamme. Maitre Thorillon, dit Fréron au commissaire, un châtiment exemplaire doit vous punir aux yeux du peuple ; il faut que cet infâme arrêt soit cassé. — Citoyens, écrit Marat, portez-vous en foule à l'Hôtel de Ville : ne souffrez pas un seul soldat clans la salle d'audience. — Par une condescendance extrême, le jour du procès, on n'a introduit que deux grenadiers dans la salle ; mais c'est, encore trop ; la foule jacobine s'écrie : Hors la garde ! Nous sommes souverains ici, et les deux grenadiers se retirent. Par contre, dit Fréron d'un ton triomphant, on comptait dans la salle soixante vainqueurs de la Bastille, l'intrépide Santerre à leur tête, et qui se proposaient d'intervenir au procès. — De fait, ils interviennent, et contre le plaignant d'abord : à la porte du tribunal, M. Étienne est assailli, presque assommé et tellement malmené, qu'il est obligé de se réfugier dans le corps de garde ; il est couvert de crachats ; on fait des motions pour lui couper les oreilles ; ses amis reçoivent cent coups de pied ; il s'enfuit, et la cause est remise. — A plusieurs reprises, elle est appelée de nouveau, et il s'agit maintenant de contraindre les juges. Un certain Mandart, auteur d'une brochure sur la Souveraineté du peuple, se lève au milieu de l'assistance, et déclare à Bailly, maire de Paris, président du tribunal, qu'il doit se récuser dans cette affaire. Bailly cède, selon l'usage, en dissimulant sa faiblesse sous un prétexte honorable : Quoique un juge, dit-il, ne doive être récusé que par des parties, il suffit qu'un seul citoyen ait manifesté son vœu pour que je m'y rende, et je quitte le siège. Quant aux autres juges, insultés, menacés, ils finissent par plier de même, et, par un sophisme qui peint bien l'époque, ils découvrent dans l'oppression que subit l'opprimé un moyen légal de colorer leur déni de justice. M. Étienne leur a signifié qu'il ne pouvait comparaître à l'audience, non plus que son défenseur, parce qu'ils y courent risque de la vie : sur quoi, le tribunal déclare qu'Étienne, faute d'avoir comparu en personne ou par un défenseur, est non recevable en sa demande, et le condamne aux dépens. — Les deux journalistes entonnent aussitôt un chant de victoire, et leurs articles, répandus dans toute la France, dégagent la jurisprudence enfermée dans l'arrêt : désormais tout Jacobin peut impunément dénoncer, insulter, calomnier qui bon lui semble ; il est à l'abri des tribunaux et au-dessus des lois.

Mettons en regard la liberté qu'ils accordent à leurs adversaires. — Quinze jours auparavant, le grand écrivain qui, chaque semaine, dans le premier journal du temps, traite les questions sans toucher aux personnes, l'homme indépendant, droit et honorable entre tous, l'éloquent, le judicieux, le courageux défenseur de la liberté véritable et de l'ordre public, Mallet-Dupan, voit arriver dans son cabinet une députation du Palais-Royal[25]. Ils sont douze ou quinze, bien vêtus, assez polis, point trop malveillants, mais convaincus que leur intervention est légitime, et l'on voit par leurs discours à quel point le dogme politique en vogue a dérangé les cerveaux. L'un d'eux, m'adressant la parole, me signifia qu'ils étaient députés des sociétés patriotiques du Palais-Royal pour m'intimer de changer de principes et de cesser d'attaquer la constitution, sans quoi on exercerait contre moi les dernières violences. — Je ne reconnais, répondis-je, d'autre autorité que celle de la loi et des tribunaux. La loi seule est votre maitre et le mien : c'est manquer à la constitution que d'attenter à la liberté de parler et d'écrire. — La constitution, c'est la volonté générale, reprit le premier porteur de parole. La loi, c'est l'empire du plus fort. Vous êtes sous l'empire du plus fort, et vous devez vous y soumettre. Nous vous exprimons la volonté de la nation, et c'est la loi. — Il leur explique qu'il est contre l'ancien régime, mais pour l'autorité royale. — Oh ! répliquèrent-ils en commun, nous serions bien fâchés d'être sans roi. Nous aimons le roi, et nous défendrons son autorité. Mais il vous est défendu d'aller contre l'opinion dominante et contre la liberté décrétée par l'Assemblée nationale. — Apparemment, il en sait plus qu'eux sur cet article, étant né Suisse et ayant vécu vingt ans dans une république : peu importe ; ils insistent et parlent cinq ou six ensemble, sans entendre les mots dont ils se servent, tous se contredisant lorsqu'ils arrivent aux détails, mais tous d'accord pour lui imposer silence. Vous ne devez pas vous opposer à la volonté du peuple ; autrement, c'est prêcher la guerre civile, outrager les décrets et irriter la nation. — Manifestement, pour eux, la nation, c'est eux-mêmes ; à tout le moins, ils la représentent : de par leur propre investiture, ils sont magistrats, censeurs, officiers de police, et le journaliste tancé est trop heureux quand avec lui on s'en tient à des sommations. — Trois jours auparavant, il était averti qu'un attroupement formé dans son voisinage menaçait de traiter sa maison comme celle de M. de Castries, où tout avait été brisé et jeté par les fenêtres. Une autre fois, à propos du veto absolu on suspensif, quatre furieux sont venus lui signifier dans son domicile, et en lui montrant leurs pistolets, qu'il répondrait sur sa vie de ce qu'il oserait écrire en faveur de M. Mounier. — Aussi bien, dès les premiers jours de la Révolution, à l'instant où la nation rentrait dans le droit inestimable de penser et d'écrire librement, la tyrannie des factions s'est empressée de le ravir aux citoyens, en criant à chaque citoyen qui voulait rester maure de sa conscience : Tremble, meurs, ou pense comme moi. Depuis ce moment, pour imposer silence aux voix qui lui déplaisent, la faction, de son autorité privée[26], décrète et exécute des perquisitions, des arrestations, des voies de fait, et, à la fin, des assassinats. Au mois de juin 1792, trois décrets de prise de corps, cent quinze dénonciations, deux scellés, quatre assauts civiques dans sa propre maison, la confiscation de toutes ses propriétés en France, voilà la part de Mallet-Dupan ; il a passé quatre ans, sans être assuré en se couchant de se réveiller libre ou vivant le lendemain. Si plus tard il échappe à la guillotine ou à la lanterne, c'est par l'exil, et, le 10 août, un autre journaliste, Suleau, sera massacré dans la rue. — Telle est la façon dont le parti entend la liberté d'écrire ; par ses empiétements sur ce terrain, jugez des autres. La loi est nulle à ses yeux quand elle le gène ou quand elle couvre ses adversaires ; c'est pourquoi il n'est aucun excès qu'il ne se permette à lui-même, et aucun droit qu'il ne refuse à autrui.

Rien n'échappe à l'arbitraire des clubs. Celui de Marseille a contraint des officiers municipaux à donner leur démission[27] ; il a mandé (devant lui) la municipalité ; il a méconnu l'autorité du département ; il a insulté les administrateurs. Les membres de celui d'Orléans surveillaient le tribunal de la haute cour nationale et y prenaient séance. Ceux de Caen ont outragé les magistrats, enlevé et brûlé la procédure commencée contre les personnes qui ont brisé la statue de Louis XIV. Ceux d'Alby ont enlevé de force du greffe une procédure dirigée contre un assassin et l'ont brûlée. Le club de Coutances intime aux députés de son district la défense de faire la moindre réflexion contre les lois populaires. Celui de Lyon arrête un convoi d'artillerie, sous prétexte que les ministres en place n'ont pas la confiance de la nation. — Ainsi, partout le club règne ou se prépare à régner. D'une part, aux élections, il écarte ou patronne les candidatures et vote presque seul ; à tout le moins il fait voter ; en définitive c'est lui qui nomme, et il a, de fait, sinon de droit, tous les privilèges d'une aristocratie politique. D'autre part, il s'érige spontanément en comité de police, il dresse et fait circuler la liste nominative des malveillants, suspects ou tièdes ; il dénonce les nobles dont les fils ont émigré, les prêtres insermentés qui continuent a résider dans leur ancienne paroisse, les religieuses dont la conduite est inconstitutionnelle ; il excite, dirige ou gourmande les autorités locales ; il est lui-même une autorité supplémentaire, supérieure, envahissante. Tout de suite, ce caractère a frappé les hommes de sens, et, en plusieurs endroits, ils ont protesté. Un corps ainsi constitué, dit une pétition[28], n'est fait que pour armer les citoyens les uns contre les autres.... On y fait des discussions, des dénonciations sur les personnes, et tout cela sous le sceau du secret le plus inviolable.... Là, le citoyen honnête, livré aux calomnies les plus atroces, se trouve égorgé sans défense. C'est un vrai tribunal d'inquisition ; c'est le foyer de tous les écrits séditieux ; c'est une école de cabales et d'intrigués. Lorsque les citoyens ont eu à rougir de choix indignes, ces choix ont toujours été produits par des associations de cette espèce.... Composé de gens échauffés et incendiaires qui aspirent à gouverner l'État, partout le club tend à s'emparer de l'esprit populaire, à contrecarrer les municipalités, à se mettre entre elles et le peuple, à usurper les pouvoirs légaux, à devenir un colosse de despotisme. — Vaines réclamations : l'Assemblée nationale, toujours alarmée pour elle-même, couvre les sociétés populaires de sa faveur ou de son indulgence. Il faut, avait dit un journal du parti, que le peuple se forme en petits pelotons. Un à un, pendant deux ans, les pelotons se sont formés ; il y a maintenant dans chaque bourgade une oligarchie de clocher, une bande enrégimentée et gouvernante. Pour que ces bandes éparses fassent une armée, il ne leur reste plus qu'à trouver un centre de ralliement et un état-major. Ce centre est formé depuis longtemps : cet état-major est tout prêt ; l'un et l'autre sont à Paris, dans la société des Amis de la Constitution.

 

IV

En effet, il n'y a pas en France de société plus autorisée ni plus ancienne ; née avant la Révolution, elle date du 30 avril 1789[29]. — A peine arrivés à Versailles, les députés de Quimper, d'Hennebon et de Pontivy, qui, dans les états de Bretagne, avaient appris la nécessité de concerter leurs votes, ont loué une salle en commun, et tout de suite, avec Mounier, secrétaire des états du Dauphiné, et plusieurs députés des autres provinces, ils ont fondé une réunion qui durera. Jusqu'au 6 octobre, elle ne comprend pie des représentants ; ensuite, transportée à Paris, rue Saint-Honoré, dans la bibliothèque du couvent des Jacobins, elle admet parmi ses membres d'autres hommes considérables ou connus, en première ligne Condorcet, puis Laharpe, Chénier, Chamfort, David, Talma, des écrivains et des artistes, bientôt plus de mille personnes notables. — Rien de plus sérieux que son aspect : on y comptera deux cents, trois cents députés, et ses statuts semblent combinés pour rassembler une véritable élite. On n'y est admis que sur la présentation de dix membres et après un vote au scrutin. Pour assister aux séances, il faut une carte d'entrée, et il arrive un jour que l'un des deux commissaires chargés de vérifier les cartes à la porte est le jeune duc de Chartres. Il y a un bureau, un président. Les discussions ont la gravité parlementaire, el, aux termes des statuts, les questions agitées sont celles-là mêmes que débat l'Assemblée nationale[30] ; dans une salle basse, à d'autres heures, on instruit les ouvriers, on leur explique la constitution. A regarder de loin, nulle société n'est plus digne de conduire l'opinion ; de près, c'est autre chose ; mais, dans les départements, on ne la voit qu'à distance ; et, selon la vieille habitude implantée par la centralisation, on la prend pour guide parce qu'elle siège dans la capitale. On lui emprunte ses statuts, son règlement, son esprit ; elle devient la société-mère, et toutes les autres sont ses filles adoptives. A cet effet, elle imprime leur liste en tête de son journal, elle publie leurs dénonciations, elle appuie leurs réclamations : désormais, dans la bourgade la plus reculée, tout Jacobin se sent autorisé et soutenu, non seulement par le club local dont il est membre, mais encore par la vaste association dont les rejets multipliés ont envahi tout le territoire et qui couvre le moindre de ses adhérents de sa toute-puissante protection. En échange, chaque club affilié obéit au mot d'ordre qui lui est expédié de Paris, et du centre aux extrémités, comme des extrémités au centre, une correspondance continue entretient le concert établi. Cela fait un vaste engin politique, une machine aux milliers de bras qui opèrent tous à la fois sous une impulsion unique, et la poignée qui les met en branle est rue Saint-Honoré aux mains de quelques meneurs.

Nulle machine plus efficace ; on n'en a jamais vu de mieux combinée pour fabriquer une opinion artificielle et violente, pour lui donner les apparences d'un vœu national et spontané, pour conférer à la minorité bruyante les droits de la majorité muette, pour forcer la main au gouvernement. Notre tactique était simple, dit Grégoire[31]. On convenait qu'un de nous saisirait l'occasion opportune de lancer sa proposition dans une séance de l'Assemblée nationale. Il était sûr d'y être applaudi par un très petit nombre et hué par la majorité. N'importe. Il demandait et l'on accordait le renvoi à un comité où les opposants espéraient inhumer la question. Les Jacobins de Paris s'en emparaient. Sur invitation circulaire ou d'après leur journal, elle était discutée dans trois ou quatre cents sociétés affiliées, et, trois semaines après, des adresses pleuvaient à l'Assemblée pour demander un décret dont elle avait d'abord rejeté le projet, et qu'elle admettait ensuite à une grande majorité, parce que la discussion avait mûri l'opinion publique. En d'autres termes, il faut que l'Assemblée marche ; sinon on la trame, et, pour l'entraîner, les pires expédients sont bons : là-dessus, fanatiques ou intrigants, tous les conducteurs du club se trouvent d'accord.

En tête des premiers est Duport, ancien conseiller au Parlement, qui, dès 1788, a compris l'emploi des émeutes ; les premiers conciliabules révolutionnaires se sont tenus chez lui ; il veut labourer profond, et ses plans pour enfoncer la charrue sont tels, que Sieyès, esprit radical s'il en fut, les a nommés une politique de caverne[32]. C'est Duport qui, le 28 juillet 1789, a fait établir le comité des recherches ; par suite tous les délateurs ou espions de bonne volonté font, sous sa main, une police de surveillance qui devient vite une police de provocation. La salle basse des Jacobins où chaque matin on catéchise les ouvriers lui fournit des recrues, et ses deux seconds, les frères Lameth, n'ont qu'à y puiser pour trouver un personnel zélé, des agents de choix. Tous les jours, dix hommes dévoués viennent prendre leur ordre ; chacun de ces dix le donne à son tour à dix hommes appartenant aux divers bataillons de Paris. De cette façon, tous les bataillons et toutes les sections reçoivent à la fois la même proposition d'émeute, la même dénonciation contre les autorités constituées, contre le maire de Paris, contre le président du département, contre le commandant général de la garde nationale[33], le tout en secret ; c'est une œuvre de ténèbres ; ses chefs eux-mêmes la nomment le Sabbat, et, avec les exaltés, ils enrôlent les bandits à leur service. On fait courir le bruit que, tel jour, il y aura un grand désordre, des assassinats, un pillage important, précédé d'une distribution manuelle par les chefs subalternes pour les gens sûrs, et, d'après ces annonces, les brigands se rassemblent de trente à quarante lieues à la ronde[34]. — Un jour, pour lancer l'émeute, six hommes qui s'entendent font d'abord un petit groupe dans lequel un d'entre eux pérore avec véhémence : soixante autres s'amassent ; puis les six premiers moteurs vont de place en place reformer d'autres groupes et donner à leur parade d'agitation l'apparence d'une émotion populaire. — Une autre fois, quarante fanatiques à puissants poumons et quatre à cinq cents hommes payés, répandus dans les Tuileries, poussent des cris forcenés, et viennent jusque sous les fenêtres de l'Assemblée nationale faire des motions d'assassinat. — Vos huissiers, dit un député, chargés de vos ordres pour faire cesser le tumulte, ont entendu les menaces réitérées de vous apporter les têtes qu'on voulait proscrire... Le soir même, au Palais-Royal, j'ai entendu l'un des chefs subalternes de ces factieux se vanter d'avoir enjoint à vos huissiers de vous porter cette réponse, et il ajoutait qu'il était temps encore pour les bons citoyens de suivre son conseil. — Les agitateurs ont pour mot de guet : Êtes-vous sûr ? et pour réponse : Un homme sûr ; ils sont payés 12 francs par jour, et, pendant l'action, ils embauchent au même prix sur place. Par plusieurs dépositions faites entre les mains des officiers de la garde nationale et à la mairie, il est constaté que d'honnêtes gens ont reçu cette proposition de 12 francs pour joindre leurs cris à ceux que vous entendiez retentir, et qu'il en est à qui l'on a laissé les 12 francs dans la main. — Pour l'argent, on puise dans la caisse du duc d'Orléans, et l'on y puise abondamment : à sa mort, sur 114 millions de biens, il avait 74 millions de dettes ; étant de la faction, il contribue aux dépenses, et comme il est l'homme le plus opulent du royaume, il contribue à proportion de son opulence. Non pas qu'il soit un chef véritable, son caractère est trop mou, trop ramolli ; mais son petit conseil[35], et notamment son secrétaire des commandements, Laclos, ont de grands projets pour lui ; ils veulent le faire lieutenant général du royaume, à la fin régent ou même roi[36], afin de régner sous son nom et de partager les profits. En attendant, ils exploitent ses velléités, Laclos surtout, sorte de Machiavel subalterne, homme à tout faire, profond, dépravé, qui, depuis longtemps, a le goût des combinaisons monstrueuses : nul ne s'est complu si froidement à suivre les amalgames inexprimables de la méchanceté et de la débauche humaines ; dans la politique comme dans le roman, il a pour département les liaisons dangereuses. Jadis il maniait en amateur les filles et les bandits du beau monde ; maintenant il manie en praticien les filles et les bandits de la rue. Le 5 octobre 1789, on l'a vu, vêtu d'un habit brun[37], parmi les premiers groupes de femmes qui se mettaient en marche pour Versailles, et l'on retrouve sa main[38] dans l'affaire Réveillon, dans l'incendie des barrières, dans l'incendie des châteaux, dans la panique universelle qui a soulevé la France contre des bandits imaginaires. Toutes ces opérations, dit Malouet, ont été payées par le duc d'Orléans ; il y concourait pour son compte, et les Jacobins pour le leur. — A présent, leur alliance éclate à tous les yeux : le 21 novembre 1790, Laclos devient le secrétaire de la société, le chef de la correspondance, le directeur en titre du journal, le directeur occulte, effectif et permanent de toutes les manœuvres. Ambitieux et démagogues, agents soldés et révolutionnaires convaincus, chacun des deux groupes travaille pour lui-même ; mais tous les deux travaillent de concert, dans la même voie, à la même œuvre, qui est la conquête du pouvoir par tous les moyens.

 

V

Au premier regard, leur succès semble douteux ; car ils ne sont qu'une minorité, une minorité bien petite. — Révolutionnaires de toute nuance et de tout degré, Girondins ou Montagnards, à Besançon, en novembre 1791, sur plus de trois mille électeurs, on n'en trouve en tout que cinq ou six cents, et, en novembre 1792, sur six à sept mille électeurs, pas davantage[39]. — A Paris, en novembre 1791, sur plus de quatre-vingt-un mille inscrits, ils sont six mille sept cents ; en octobre 1792, sur cent soixante mille inscrits, ils sont moins de quatorze mille[40]. — En 1792, à Troyes, sur sept mille électeurs, à Strasbourg sur huit mille électeurs, il ne s'en trouve que quatre ou cinq cents[41]. — Partant, c'est tout au plus s'ils font le dixième de la population électorale, et encore, si l'on met à part les Girondins, les demi-modérés, ce nombre se réduit de moitié. Vers la fin de 1792, à Besançon, sur vingt-cinq à trente mille habitants, on ne découvre guère que trois cents Jacobins purs, et, à Paris, sur sept cent mille habitants, on n'en constate que cinq mille : certainement, dans la capitale, où ils sont plus échauffés et plus nombreux qu'ailleurs, même aux jours de crise, en payant les vagabonds et en recrutant les bandits, ils ne seront jamais plus de dix mille[42]. Dans une grande ville comme Toulouse, le représentant du peuple en mission n'aura pour lui que quatre cents hommes[43]. Comptez-en une cinquantaine dans chaque petite ville, quinze ou vingt dans chaque gros bourg, cinq ou six dans chaque village : en moyenne, sur quinze électeurs et gardes nationaux, il ne se rencontre qu'un Jacobin, et, dans toute la France, tous les Jacobins réunis ne font pas trois cent mille[44]. — Ce n'est guère pour asservir six à sept millions d'hommes faits et pour étendre sur un pays qui comprend vingt-six millions d'habitants un despotisme plus absolu que celui des souverains asiatiques. Mais la force ne se mesure pas au nombre : ils sont une bande dans une foule, et, dans une foule désorganisée, inerte, une bande décidée à tout perce en avant comme un coin de fer dans un amas de plâtras disjoints.

C'est que contre l'usurpation au dedans, comme au dehors contre la conquête, une nation ne peut se défendre que par son gouvernement. Il est l'instrument indispensable de l'action commune ; sitôt qu'il manque ou défaut, la majorité, occupée ailleurs, toujours indécise et tiède, cesse d'être un corps et devient une poussière. — Des deux gouvernements qui auraient pu rallier la nation autour d'eux, le premier, à partir du 14 juillet 1789, gît à terre et par degrés achève de se rompre. Ensuite son fantôme, qui revient, est plus odieux que lui-même ; car il traîne après soi, non seulement l'ancien cortège d'abus absurdes et de charges insupportables, mais encore une meute aboyante de revendications et de vengeances ; dès 1790, il apparaît à la frontière, plus arbitraire que jamais, armé en guerre, conduisant une invasion prochaine d'étrangers avides et d'émigrés furieux. — L'autre gouvernement, celui que l'Assemblée constituante vient de construire, est si mal combiné, que la majorité ne peut en faire usage ; il n'est pas adapté à sa main ; on n'a jamais vu d'outil politique à la fois si lourd et si impuissant. Pour être soulevé, il exige un effort énorme, environ deux jours du travail de chaque citoyen par semaine[45]. Soulevé si péniblement et à demi, il exécute mal toutes les besognes auxquelles on l'emploie, rentrée des impôts, tranquillité (les rues, circulation des subsistances, protection des consciences, des vies et des biens. Son propre jeu le démolit et en fabrique un autre, illégal, efficace, qui prend sa place et y reste. — Dans un grand État centralisé, quiconque tient la tête a le corps ; à force d'être conduits, les Français ont contracté l'habitude de se laisser conduire. Involontairement les provinciaux tournent les yeux vers la capitale, et, aux jours de crise, ils vont d'avance sur la grande route pour apprendre du courrier quel gouvernement leur est échu. Ce gouvernement du centre, en quelques mains qu'il soit tombé, la majorité l'accepte ou le subit. Car, en premier lieu, la plupart des groupes isolés qui voudraient le voir à bas n'osent engager la lutte : il leur semble trop fort ; par une routine invétérée, ils imaginent derrière lui la grande France lointaine qui, poussée par lui, va les écraser de sa masse[46]. En second lieu, si quelques groupes isolés entreprennent de le mettre à bas, ils sont hors d'état de soutenir la lutte ; il est trop fort pour eux. Effectivement, ils ne sont pas encore organisés, et il l'est tout de suite, grâce au personnel docile que lui a légué le gouvernement déchu. Monarchie ou république, le commis vient chaque matin à son bureau pour expédier les ordres qui lui sont transmis[47]. Monarchie ou république, le gendarme, chaque après-midi, fait sa tournée pour arrêter les gens contre lesquels il a des mandats. Pourvu que l'injonction arrive d'en haut et par voie hiérarchique, elle s'exécute, et, d'un bout à l'autre du territoire, la machine aux cent mille rouages fonctionne efficacement sous la main qui a saisi la poignée du centre. Il n'y a qu'à tourner cette poignée avec résolution, force et rudesse, et ce n'est ni la rudesse, ni la résolution, ni la force, qui manqueront au Jacobin.

D'abord il a la foi, et en tout temps la foi transporte des montagnes. Considérez l'une des recrues ordinaires du parti, un procureur, un avocat de second ordre, un boutiquier, un artisan, et calculez, si vous pouvez, l'effet extraordinaire de la doctrine sur un cerveau si peu préparé, si borné, si disproportionné à la gigantesque idée qui s'empare de lui. Il était fait pour la routine et les courtes vues de son état, et, tout d'un coup, le voilà envahi par une philosophie complète, théorie de la nature et de l'homme, théorie de la société et de la religion, théorie de l'histoire universelle[48], conclusions sur le passé, le présent et l'avenir de l'humanité, axiomes de droit absolu, système de la vérité complète et définitive, le tout concentré en quelques formules rigides, par exemple : La religion est une superstition ; la monarchie est une usurpation ; tous les prêtres sont des imposteurs ; tous les aristocrates sont des vampires ; tous les rois sont des tyrans et des monstres. De telles pensées déversées dans un tel esprit sont un torrent énorme qui s'engouffre dans un conduit étroit : elles le bouleversent ; ce n'est plus lui qui les dirige, ce sont elles qui l'emportent. L'homme est hors de soi : de simple bourgeois ou d'ouvrier ordinaire, on ne devient pas impunément apôtre et libérateur du genre humain. — Car c'est bien le genre humain, ce n'est pas seulement sa patrie qu'il sauve. Quelques jours avant le 10 août, Roland disait les larmes aux yeux : Si la liberté meurt en France, elle est à jamais perdue pour le reste du monde ; toutes les espérances des philosophes sont déçues ; la plus cruelle tyrannie pèsera sur la terre[49]. — A la première séance de la Convention, Grégoire, ayant fait décréter l'abolition de la royauté, fut comme éperdu à la pensée du bienfait immense qu'il venait de conférer à l'espèce humaine. J'avoue, dit-il, que, pendant plusieurs jours, l'excès de la joie m'ôta l'appétit et le sommeil. — Nous serons un peuple de dieux ! s'écriait un jour un Jacobin à la tribune. — On devient fou avec de tels rêves ; du moins, on devient malade. Des hommes ont eu la fièvre pendant vingt-quatre heures, disait un compagnon de Saint-Just ; moi, je l'ai eue pendant douze ans[50]. Plus tard, avancés en âge, lorsqu'ils veulent la soumettre à l'analyse, ils ne la comprennent plus. Un autre raconte que chez lui, aux moments de crise, la raison n'était séparée de la folie que par l'épaisseur d'un cheveu. — Quand Saint-Just et moi, dit Baudot, nous mettions le feu aux batteries de Wissembourg, on nous en savait beaucoup de gré ; eh bien, nous n'y avions aucun mérite ; nous savions parfaitement que les boulets ne pouvaient rien sur nous. — En cet état extrême, ne commit plus d'obstacles, et, selon les circonstances, il monte au-dessus ou tombe au-dessous de lui-même, prodigue de son sang et du sang d'autrui, héroïque dans la vie militaire, atroce dans la vie civile : on ne lui résistera pas plus dans l'une que dans l'autre ; car son ivresse a centuplé sa force, et, devant un furieux lancé dans la rue, les passants s'écartent d'avance, comme devant un taureau lâché.

S'ils ne s'écartent pas d'eux-mêmes, ils seront renversés : car, outre qu'il est furieux, il est sans scrupules. En toute lutte politique, il est des actions interdites ; du moins, la majorité, pour peu qu'elle soit honnête et sensée, se les interdit. Elle répugne à violer la loi : car une seule loi violée provoque à violer toutes les autres. Elle répugne à renverser le gouvernement établi : car tout interrègne est un retour à l'état sauvage. Elle répugne à lancer l'émeute populaire : car c'est livrer la puissance publique à la déraison des passions brutes. Elle répugne à faire du gouvernement une machine de confiscations et de meurtres : car elle lui assigne comme emploi naturel la protection des propriétés et des vies. — C'est pourquoi, en face du Jacobin qui se permet tout cela, elle est comme un homme sans armes aux prises avec un homme armé[51]. Par principe, les Jacobins font fi de la loi, puisque la seule loi pour eux est l'arbitraire du peuple. Ils marchent sans hésitation contre le gouvernement, puisque le gouvernement pour eux est un commis que le peuple a toujours le droit de mettre à la porte. L'insurrection leur agrée ; car, par elle, le peuple rentre dans sa souveraineté inaliénable. La dictature leur convient ; car, par elle, le peuple rentre dans sa souveraineté illimitée. D'ailleurs, comme les casuistes, ils admettent que le but justifie les moyens[52]. Périssent les colonies plutôt qu'un principe ! disait l'un d'eux à la Constituante. Le jour où je serai convaincu, écrit Saint-Just, qu'il est impossible de donner au peuple français des mœurs douces, énergiques, sensibles, inexorables à la tyrannie et à l'injustice, je me poignarderai. Et, en attendant, il guillotine les autres. Nous ferons un cimetière de la France, disait Carrier, plutôt que de ne pas la régénérer à notre manière[53]. Toujours, pour s'emparer du gouvernail, ils sont prêts à couler le navire. Dès le commencement, ils ont lâché contre la société l'émeute des rues et la jacquerie des campagnes, les prostituées et les brigands, les bêtes immondes et les bêtes féroces. Pendant tout le cours de la lutte, ils exploitent les passions les plus destructives et les plus grossières, l'aveuglement, la crédulité et les fureurs de la foule affolée par la disette, par la peur des bandits, par des bruits de conspiration, par des menaces d'invasion. Enfin, arrivés au pouvoir par le bouleversement, ils s'y maintiennent par la terreur et les supplices. — Une volonté tendue à l'extrême et nul frein pour la contenir, une croyance inébranlable en son droit et un mépris parfait pour les droits d'autrui, l'énergie d'un fanatique et les expédients d'un scélérat : avec ces deux forces, une minorité peut dompter la majorité. Cela est si vrai, que, dans la faction elle-même, la victoire appartiendra toujours au groupe qui sera le moins nombreux, mais qui aura le plus de foi et le moins de scrupules. A quatre reprises, de 1789 à 1794, les joueurs politiques s'asseyent à une table où le pouvoir suprême est l'enjeu, et quatre fois de suite, Impartiaux, Feuillants, Girondins, Dantonistes, la majorité perd la partie. C'est que, quatre fois de suite, elle veut suivre les conventions du jeu ordinaire, à tout le moins ne pas enfreindre quelque règle universellement admise, ne pas désobéir tout à fait aux enseignements de l'expérience, ou au texte de la loi, ou aux préceptes de l'humanité, ou aux suggestions de la pitié. — Au contraire, la minorité a résolu d'avance qu'à tout prix elle gagnera ; à son avis, c'est son droit ; si les règles s'y opposent, tant pis pour les règles. Au moment décisif, elle met un pistolet sur le front de l'adversaire, et, renversant la table, elle empoche les enjeux.

 

 

 



[1] Voyez plus loin les chiffres.

[2] Mallet-Dupan, II, 491. Danton disait un jour, en 1793, à un de ses anciens confrères, avocat au Conseil : L'ancien régime a fait une grande faute. J'ai été élevé par lui dans une des bourses du collège Du Plessis. J'y ai été élevé avec de grands seigneurs, qui étaient mes camarades et qui vivaient avec moi dans la familiarité. Mes études finies, je n'avais rien, j'étais dans la misère, je cherchai un établissement. Le barreau de Paris était inabordable, et il fallut des efforts pour y être reçu. Je ne pouvais entrer dans le militaire, sans naissance ni protection. L'Église ne m'offrait aucune ressource. Je ne pouvais acheter une charge, n'ayant pas le sou. Mes anciens camarades me tournaient le dos. Je restai sans état, et ce ne fut qu'après de longues années que je parvins à acheter une charge d'avocat aux conseils du roi. La révolution est arrivée ; moi et tous ceux qui me ressemblaient, nous nous y sommes jetés. L'ancien régime nous y a forcés en nous faisant bien élever, sans ouvrir aucun débouché à nos talents... — Cette remarque s'applique à Robespierre, C. Desmoulins, Brissot, Vergniaud, etc.

[3] Dauban, la Démagogie à Paris en 1793, et Paris en 1794. Lire, dans ces deux ouvrages, les ordres du jour du général Henriot. — Compardon, Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, I, 306, Lettre de Trinchard : Si tu nest pas toute seulle et que le compagnion soit a travalier tu peus ma chaire amie venir voir juger 24 mesieurs tous si devent président ou conselier au parlement de Paris et de Toulouse. Je t'ainvite a prendre quelque choge aven de venir parcheque nous naurons pas fini de 3 hurres. Je tembrase ma chaire amie et epouge. — Ibid., II, 360, interrogatoire d'André Chénier. — Wallon, Histoire du Tribunal révolutionnaire, I, 316, Lettre de Simon : Je te coitte le bonjour mois est mon est pousse.

[4] Ils se faisaient appeler les forts pour la patrie.

[5] Cf. la Révolution, I, 79.

[6] Cf., à ce sujet, les aveux de l'honnête Bailly (Mémoires, passim).

[7] Rétif de la Bretonne, Nuits de Paris, XIe nuit, p. 38 : Pendant vingt-cinq ans, j'ai vécu à Paris, plus libre que l'air. Deux moyens suffisaient à tenir les hommes pour y être libres comme moi : avoir de la probité et ne point faire de brochures contre les ministres. Tout le reste était permis, et jamais ma liberté n'a été gênée. Ce n'est que depuis la révolution qu'un scélérat est parvenu à me faire arrêter deux fois.

[8] Cf. la Révolution, I, 264.

[9] Moniteur, IV, 495, Lettre de Chartres, 27 mai 1790.

[10] Sauzay, I, 147, 195, 218, 711.

[11] Mercure de France, n° des 7, 14, 28 août 1790, 18 décembre 1790.

[12] Mercure de France, n° du 26 novembre 1790. Pétion est nommé maire de Paris par 6.728 voix sur 10.632 volants. Il ne s'est trouvé que 7.000 votants à la nomination des électeurs qui ont nommé les députés à la législature. Partout les assemblées municipales ou primaires sont désertées dans la même proportion. — Moniteur, X, 529, n° du 4 décembre 1791. Manuel est élu procureur de la Commune par 3.770 voix sur 5.311 votants. — Ibid., XI, 378. Pour l'élection des officiers municipaux de Paris, les 10 et 11 février 1792, il ne se présente que 3.787 votants ; Dussault, qui a le plus de voix, réunit 2.588 suffrages ; Sergent en a 1.648. — Buchez et Roux, XI, 238, séance du 12 août 1791. Discours de Chapelier. — Archives nationales, F1, 6, carton 21. Assemblée primaire du 13 juin 1791, canton de Bèze (Côte-d'Or). Sur 460 citoyens actifs, il y a 157 présents, et au dernier tour 58. — Ibid., F1, 3235, janvier 1792, Lozère : 1.000 citoyens au plus sur 25.000 ont voté dans les assemblées primaires. A Saint-Chély, chef-lieu du district, quelques brigands armés parvinrent à former seuls l'assemblée primaire et à substituer l'élection qu'ils firent à celles de huit paroisses dont les citoyens effrayés se retirèrent... A Langogne, chef-lieu de canton et de district, sur pins de 400 citoyens actifs, 22 ou 23 tout au plus, tels qu'on peut les supposer dès que leur présence écartait s tous les autres, formèrent seuls l'assemblée.

[13] Exemple de ce pouvoir et des satisfactions qu'il comporte. Beugnot, I, 140 147 : A la publication des décrets du 4 août, le comité de surveillance de Montigny, renforcé de tous les patriotes de la contrée, descendit comme un torrent sur la baronnie de Choiseul... extermina les lièvres et les perdrix... On pêcha les étangs... A Mandre, nous trouvons, dans la première pièce de l'auberge, une douzaine de paysans réunis autour d'une table garnie de verres et de bouteilles, et entre lesquels on remarquait une écritoire, des plumes et quelque chose qui ressemblait à un registre. — Je ne sais ce qu'ils font, disait la maîtresse d'auberge, mais ils sont là, du soir au matin, à boire, à jurer, à tempêter contre tout le monde, et ils disent qu'ils sont un comité.

[14] Albert Bateau, I, 206 242. Première réunion du Comité révolutionnaire de Troyes au cimetière Saint Jules, août 1789. Ce comité devient le seul pouvoir de la ville, après l'assassinat du maire Huez (10 septembre 1790).

[15] La Révolution, I, 905, 315, 326. — Buchez et Roux, VI, 179. Guillon de Montléon, Histoire de la ville de Lyon pendant la Révolution, I, 87. — Guadet, les Girondins.

[16] Michelet, Histoire de la Révolution, II, 47.

[17] Le règlement de la société de Paris porte que les membres devront travailler à l'établissement et à l'affermissement de la constitution, suivant l'esprit de la société.

[18] Mercure de France, n° du 11 août 1790. — Journal de la société des Amis de la Constitution, n° du 21 novembre 1790. — Ibid., mars 1791. — Ibid., 14 août 1791. Discours de Rœderer. — Buchez et Roux, XI, 481.

[19] Michelet, II, 407. — Moniteur, XII, 347 ; 11 mai 1792, article de Marie Chénier. Selon lui, il existe à cette date 800 sociétés jacobines. — Ibid., XII, 753. Discours de M. Delfaux, séance du 25 juin 1792. — Rœderer, préface de sa traduction de Hobbes.

[20] Les Révolutions de Paris, par Prudhomme, n° 173.

[21] Constant, Histoire d'un club jacobin en province, passim (club de Fontainebleau, fondé le 5 mai 1791). — Albert Babeau, I, 434 et suivantes : fondation du club de Troyes, octobre 1790. — Sauzay, I, 206 et suivantes : fondation du club de Besançon, 28 août 1790. Ibid., 214 : fondation du club de Pontarlier, mars 1791.

[22] Sauzay, I, 214. 2 avril 1791.

[23] Journal des Amis de la Constitution, I, 534. Lettre du club du Café National de Bordeaux, 29janvier 1791. — Guillon de Montléon, I, 88. — La Révolution, I, 170, 316.

[24] Eugène Hatin, Histoire politique et littéraire de la presse, IV, 210 (avec les textes de Marat dans l'Ami du peuple, et de Fréron dans l'Orateur du peuple).

[25] Mercure de France, n° du 27 novembre 1790.

[26] Mercure de France, n° du 3 septembre 1791, article de Mallet-Dupan : Sur une dénonciation dont je connais les auteurs, la section du Luxembourg envoya le 21 juin, jour du départ du roi, un détachement militaire et des commissaires dans mon domicile. Nulle décision juridique, nul ordre légal, soit de la police, soit d'un tribunal, soit d'un juge de paix, nul examen quelconque ne précéda cette expédition.... Les employés de la section visitèrent mes papiers, mes livres, mes lettres, transcrivirent quelques-unes de celles-ci, emportèrent copies et originaux, et apposèrent sur le reste des scellés qu'ils laissèrent sous la garde de deux fusiliers.

[27] Mercure de France, n° du 27 août 1791, rapport de Duport-Dutertre, ministre de la justice. — Ibid. Cf. les numéros du 8 septembre 1790 et du 12 mars 1791.

[28] Sauzay, I, 208, pétition des officiers de la garde nationale de Besançon, et observations de la municipalité, 15 septembre 1790. — Pétition de 500 gardes nationaux, 15 décembre 1790. — Observations du directoire du district : ce directoire, qui a autorisé le club, avoue que les trois quarts de la garde nationale et une partie des autres citoyens lui sont tout à fait hostiles. — Pétitions analogues à Dax, à Chalon-sur-Saône, etc., contre le club de l'endroit.

[29] Lettres (manuscrites) de M. Boullé, député de Pontivy, à ses commettants. (1er mai 1789.)

[30] Règlement de la société : L'objet de la société est de discuter d'avance les questions qui doivent être décidées par l'Assemblée nationale... et de correspondre avec les sociétés du même genre qui pourraient se former dans le royaume.

[31] Mémoires, I, 387.

[32] Malouet, II, 248. J'ai vu le conseiller Duport, qui était un fanatique et point un méchant homme, et deux ou trois du même genre s'écrier La terreur, la terreur ! comme il est malheureux, qu'on l'ait rendue nécessaire !

[33] Lafayette, Mémoires (Sur MM. de Lameth et leurs amis). — Selon un mot du temps, ce que pense Duport, Barnave le dit, et Lameth le fait. — On nommait ce trio le Triumvirat. Mirabeau, homme de gouvernement et qui répugnait au désordre brutal, l'appelait le Triumgeusat.

[34] Moniteur, V, 212, 583, séances du 31 juillet et du 7 septembre 1790. Rapport et discours de Dupont de Nemours. — Le rôle des vagabonds et bandits commence à Parie dés le 27 avril 1789 (affaire Réveillon). — Rivarol écrivait déjà le 30 juillet 1789. Malheur à qui remue le fond d'une nation ! Il n'est point de siècle de lumières pour la populace. — Dans le Discours préliminaire de son futur Dictionnaire, il rappelle ses articles d'alors : On y verra les précautions que je prenais pour que l'Europe n'attribuât pas à la nation française les horreurs commises par la foule des brigands que la révolution et l'or d'un grand personnage avaient attirés dans la capitale. — Lettre d'un député à ses commettants, publiée chez Duprez à Paris, au commencement de 1790. (Citée par M. de Ségur, dans la Revue de France du 1er septembre 1880.) II s'agit des manœuvres employées pour faire voter la confiscation des biens du clergé. Tout le jour de la Toussaint (1er novembre 1789), on fit battre le ban et l'arrière-ban pour rassembler la troupe de ce qu'on appelle ici lu coadjuteurs de la révolution. Le 2 novembre au matin, lorsque les députés se rendirent à l'Assemblée, ils trouvèrent la place de la cathédrale et toutes les avenues de l'archevêché, où se tenaient les séances, remplies d'une foule innombrable de peuple. L'armée était composée de 20 à 25.000 hommes, dont la majeure partie était sans bas ni souliers ; des bonnets de laine et des haillons formaient leur uniforme ; ils avaient pour armes des bâtons.... Ils accablaient d'injures au passage les députés ecclésiastiques, et ils parlaient hautement de massacrer sans miséricorde tous ceux qui ne voteraient pas pour dépouiller le clergé.... Près de trois cents députés opposés à la motion n'avaient pas osé se rendre à l'Assemblée.... L'affluence des bandits dans les environs de la salle, leurs propos et leurs menaces faisaient craindre l'exécution de cet atroce projet. Tous ceux qui ne se sentirent pas le courage de se dévouer évitèrent de se rendre à l'Assemblée. Le décret fut adopté par 578 voix contre 346.

[35] Malouet, 1, 247, 248. — Correspondance (manuscrite) de M. de Staël, ambassadeur de Suède, avec sa cour, copiée aux archives de Stockholm par M. Léouzon-le-Duc. Lettre de M. de Staël, 21 avril 1791 : M. Laclos, agent secret de ce misérable prince, (est un) homme habile et profond en intrigues... 24 avril : Ce sont ses agents plus que lui qui sont à craindre. Il nuit plus lui-même aux affaires de son parti par sa mauvaise conduite qu'il ne les sert.

[36] Notamment après la fuite du roi à Varennes et au moment de l'affaire du Champ de Mars. La pétition des Jacobins avait été rédigée par Laclos et Brissot.

[37] Enquête du Châtelet ; déposition du comte d'Absac de Ternay.

[38] Malouet, I, 247, 248. Ce témoignage est décisif. Indépendamment de ce que j'ai pu observer moi-même, dit Malouet, M. de Montmorin et M. Delessert m'ont communiqué tous les rapports de la police de 1789 et 1790.

[39] Sauzay, II, 79. Élection de la municipalité, 15 novembre 1791. — II, 221. Élection du maire, novembre 1792. Le candidat des demi-modérés eut 237 voix, et celui des sans-culottes, 310.

[40] Mercure de France, n° du 26 novembre 1791. Le 17 novembre, Pétion a été élu maire par 6728 voix sur 10 682 voix volants. — Mortimer-Ternaux, V, 95. Le 4 octobre 1792, Pétion est élu maire par 13.746 voix sur 14.137 votants. Il refuse. — Le 21 octobre d'Ormesson, modéré, qui refuse de se présenter, a pourtant 4.910 voix. Son concurrent Lhuillier, pur Jacobin, n'en obtient que 4.896.

[41] Albert Babeau, II, 15. Les 32 003 habitants de Troyes indiquent environ 7000 électeurs. En décembre 1792, Jacquet est élu maire par 400 voix sur 555 votants. Par une coïncidence frappante, il se trouve que le club de Troyes compte alors 400 membres. — Carnot, Mémoires, I, 181 : Le docteur Bamum, qui passait à Strasbourg en 1792, raconte que sur 8.000 citoyens actifs il ne se présenta que 400 volants.

[42] Mortimer-Ternaux, VI, 21. En février 1793, Pache est élu maire de Paris par 11881 voix. — Journal de Paris, n° 185. Le 2juillet 1793, Henriot est élu commandant général de la garde nationale de Paris par 9.084 contre 6.095 à son concurrent Raffet. Or la garde nationale comprend alors 110.000 hommes inscrits, outre 10.000 gendarmes et fédérés. De plus, beaucoup de partisans de Henriot ont voté deux fois. (Cf., sur les élections et le nombre des Jacobins à Paris, les chapitres III et IV du livre III du présent volume.)

[43] Michelet, VI, 95 : Presque tous (les représentants en mission) n'étaient appuyés que d'une minorité infime. Baudot, par exemple, à Toulouse, en juin 1793, n'avait pu quatre cents hommes pour lui.

[44] Par exemple Archives nationales, F1 6, carton 3. Pétition des habitants d'Arnay-le-Duc au roi (avril 1792) très injurieuse ; ils le tutoient. Environ cinquante signatures. — Sauzay, III, ch. XXXV et XXXIII. Détails sur les élections locales. — Ibid., VII, 687. Lettre de Grégoire, 24 décembre 1796. — Malouet, II, 531. Lettre de Malouet, 22 juillet 1799. — Malouet et Grégoire sont d'accord sur le chiffre de 300.000. Marie Chénier (Moniteur, XII, 695, 20 avril 1792), le porte à 400.000.

[45] Cf. la Révolution, I, liv. II, chap. III.

[46] Mémoires de Mme de Sapinaud, p. 18. Réponse de M. de Sapinaud aux paysans vendéens qui venaient le prendre pour général : Mes amis, c'est le pot de terre contre le pot de fer. Que ferons-nous ? un seul département contre quatre-vingt-deux ! Nous allons être écumés.

[47] Malouet, II, 241 : J'ai connu un commis de bureau qui, pendant ces jours de deuil (septembre 1792), n'a pas manqué d'aller, comme d'ordinaire, copier et calculer ses états ; la correspondance des ministres avec les armées, avec les provinces, suivait son cours et ses formes habituelles ; la police de Paris veillait sur les approvisionnements, sur les escrocs, pendant que le sang ruisselait dans les rues. — Sur ce besoin machinal et cette habitude invétérée de prendre les ordres de l'autorité centrale, cf. Mallet-Dupan, Mémoires, 490 : L'armée de Dumouriez lui disait : F..., père général, obtenez un décret de la Convention pour marcher sur Paris, et vous verrez comme nous nettoierons ces b.... de l'Assemblée en capilotades.

[48] Buchez et Roux, XXVIII, 55. Lettre de Brun-Lafond, grenadier de la garde nationale, 14 juillet 1793, à un ami de province pour justifier le 31 mai. Toute cette lettre est à lire. On y verra les idées d'un Jacobin ordinaire en fait d'histoire : Peut-on ignorer que c'est toujours le peuple de Paris qui, par ses murmures et ses justes insurrections contre le système oppressif de plusieurs de nos rois, les a forcés à des sentiments plus doux pour le soulagement du peuple français et principalement pour l'habitant des campagnes ?... Sans l'énergie de Paris, Paris et la France ne seraient maintenant habités que par des esclaves, et ce beau sol présenterait sans doute un aspect aussi sauvage et aussi désert que celui de l'empire de Turquie, celui de l'Allemagne. Cela nous a conduits à donner encore plus de lustre à cette révolution en rétablissant sur la terre les anciennes républiques d'Athènes et autres de la Grèce dans toute leur pureté ; nulle distinction n'existait chez les premiers peuples de la terre ; les premiers liens de famille unissaient les peuples dont la souche et l'origine n'étaient pas anciennes ; ils n'avaient d'autres lois entre eux, dans leurs républiques, que celles, pour ainsi dire, que leur inspiraient les sentiments de fraternité qu'Is éprouvaient au berceau des premiers peuples...

[49] Barbaroux, Mémoires (éd. Dauban), 336. — Grégoire, Mémoires, I, 410.

[50] La Révolution française, par Quinet. Textes extraits des Mémoires inédits de Baudot : II, 209, 211, 421, 620. — Guillon de Montléon, I, 445. Discours de Chalier au club central de Lyon, 23 mars 1793 : Les sans-culottes iront verser leur sang, dit-on. C'est bien là le langage des aristocrates. Est-ce qu'un sans-culotte peut être atteint ? N'est-il pas invulnérable comme les dieux qu'il remplace sur la terre ? — Discours de David à la Convention sur Barra et Viala : Sous un gouvernement si beau, la femme enfante sans douleur. — Mercier, le Nouveau Paris, I, 13 : J'ai entendu (un orateur) s'écrier dans une section, et je l'atteste : Oui, je prendrais ma tête par les cheveux, je la couperais, et, l'offrant au despote, je lui dirais : Tyran, voici l'action d'un homme libre !

[51] Lafayette, Mémoires, I, 467 (Sur les Jacobins, au moment du 10 août 1792) : Cette secte dont la destruction était désirée par les dix-neuf vingtièmes de la France.... — Durand-Maillane, 49. Après le 20 juin 1792, aversion générale contre les Jacobins. Les communes de France, partout lasses et mécontentes des sociétés populaires, auraient voulu s'en débarrasser pour n'être plus dans leur dépendance.

[52] Paroles de Leclerc, député du comité lyonnais, aux Jacobins de Paris, 12 mai 1793 : Il faut établir le machiavélisme populaire ; il faut faire disparaître de la surface de la France tout ce qu'il y a d'impur.... On me traitera sans doute de brigand, mais il est un moyen de se mettre au-dessus de la calomnie, c'est d'exterminer les calomniateurs.

[53] Buchez et Roux, XXXIV, 204. Déposition de François Lameyrie. Recueil de pièces authentiques pour servir à l'histoire de La Révolution à Strasbourg, II, 210. Discours de Baudot à la société ces Jacobins de Strasbourg, 19 frimaire, an II : Les égoïstes, les insouciants, les ennemis de la liberté, ennemis de la nature entière, ne doivent pas compter parmi ses enfants. Ne sont-ils pas dans le même cas tous ceux qui s'opposent au bien public ou même qui n'y concourent pas ? Détruisons-les donc entièrement.... Fussent-ils un million, ne sacrifierait-on pas la vingt-quatrième partie de soi-même pour détruire une gangrène qui pourrait infecter le reste du corps ?D'après ces considérations, l'orateur pense qu'il faut mettre à mort tout homme qui n'est pas tout entier à la république. Il pense que la république devrait dans un instant et d'un seul coup faire disparaître de son sol les amis des rois et de la féodalité. — Beaulieu, Essai, V, 200 : M. d'Antonelle croyait, comme la plupart des clubs révolutionnaires, que, pour constituer la république, il fallait établir l'égalité approximative des propriétés, et, pour cela, supprimer un tiers de la populationC'était là la pensée générale des fanatiques de la Révolution. — La Revellière-Lepaux, Mémoires, I, 150. Jean-Bon Saint-André  avança que, pour établir solidement la république en France, il fallait réduire la population de plus de moitié. — Interrompu violemment par La Revellière-Lepaux, il persiste et insiste. — Guffroy, député du Pas-de-Calais, proposait dans son journal une amputation plus large encore et voulait réduire la France cinq millions d'habitants.