HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

DEUXIÈME PARTIE (suite)

 

CHAPITRE XXVII. — BEAUX-ARTS. - LOI ÉLECTORALE. - PROFESSIONS DE FOI DES CANDIDATS À LA REPRÉSENTATION NATIONALE. - OUVERTURE DE L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE. - LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE A BIEN MÉRITÉ DE LA PATRIE.

 

 

Personne, dans le gouvernement, ne reçut du spectacle que présenta la fête de la Fraternité une impression aussi vive que le ministre de l’intérieur. M. Ledru-Rollin avait l’âme jeune ; il se prenait aisément au côté extérieur des choses. Plus qu’aucun de ses collègues il se considérait comme l’auteur de la Révolution et portait à la République un amour qui tenait un peu de la paternité. Il aurait voulu que toutes les classes, que toutes les opinions fussent séduites par la grandeur clémente du gouvernement républicain, et, comme il savait que l’appareil guerrier plaît par-dessus toutes choses aux fils des Gaules, il s’était singulièrement réjoui de cette journée de baïonnettes fleuries, qui, pourtant aux yeux de tous les hommes politiques, marquait le terme de sa propre autorité et la dernière heure de son pouvoir éphémère.

C’est à cette sollicitude pour l’honneur et le renom de la démocratie qu’il faut attribuer aussi le soin particulier que prit M. Ledru-Rollin de rassurer, dès son entrée en fonctions, les artistes très-inquiets de leur avenir, et de convier tous les arts à célébrer l’avènement de la jeune République[1]. M. Ledru-Rollin n’avait pas craint, à cet égard, un peu d’ostentation en signant, le 24 février, au plus fort de la mêlée révolutionnaire, dans un moment où sa propre existence, celle de Paris, l’existence même de la République et de la société semblaient menacées, un décret qui fixait au 15 mars l’ouverture de l’exposition annuelle de peinture, de sculpture et d’architecture.

À peu de jours de là, il nommait à la direction des Musées M. Jeanron, qui devait y marquer son passage par une excellente classification, selon les écoles et les siècles, des tableaux disséminés auparavant sans méthode, sans goût et sans profit pour l’étude de l’art. Enfin, M. Ledru-Rollin faisait ouvrir un concours de musique pour les chants républicains, et un autre concours d’esquisses peintes et modelées, de médaillons et de timbres gravés pour une figure symbolique de la République. Dans le même temps, le Théâtre-Français recevait l’ordre de donner des représentations gratuites pour le peuple.

De cet appel adressé aux artistes, de ce louable effort pour attirer leur attention sur le peuple, il ne devait malheureusement ressortir, pour l’observateur attentif, qu’une seule chose : l’absolue incapacité des arts à créer l’image, la forme sensible d’une idée qui n’est plus ou qui n’est pas encore vivante dans la généralité des esprits. La même fatalité, inexplicable pour le vulgaire, qui rend aujourd’hui la main de l’architecte inhabile à bâtir des temples ou des cathédrales, qui éteint sous le pinceau et sous le ciseau de nos artistes le courroux de Jéhovah ou la divinité du fils de Marie, glace leur inspiration quand ils cherchent un symbole aux vagues tendances du dix-neuvième siècle. Dans l’étude même de la métamorphose qui s’accomplit, l’intelligence pure, la raison abstraite trouvent un vaste sujet de méditation et la satisfaction qui leur est propre ; mais l’art hésitant, déconcerté, inhabile à rendre par l’image le mouvement indéterminé d’une société qui se transforme à son insu par la science et par l’industrie, n’en saisit que les accidents individuels, les sentiments particuliers et conséquemment inférieurs, dont la reproduction, si parfaite qu’elle soit, n’a droit d’intéresser que la curiosité, et ne saurait ni enflammer la passion ni exalter la pensée.

Qui n’a pas senti naître cette réflexion en parcourant l’exposition des figures symboliques à laquelle sept cents artistes, dont beaucoup d’un talent incontestable, avaient concouru, et qui pourtant parut si insuffisante qu’on n’osa pas décerner le prix et qu’il fallut la recommencer ? Le trouble de la conception, l’incohérence des idées étaient visibles dans ces esquisses. La plupart des artistes avaient fait de la République une furie, l’œil en feu, la chevelure au vent, brandissant sur des ruines amoncelées la torche ou la pique. D’autres lui avaient donné les traits, l’attitude et le geste d’une vivandière. Plusieurs, ne s’élevant pas même à l’idée de type, avaient tout simplement reproduit l’une de ces physionomies parisiennes, tout à la fois vulgaires et étranges, où l’ardeur des cupidités se combine avec l’ennui d’une dépravation blasée. Pas un seul artiste ne paraissait avoir entrevu l’idéal d’une république fière et douce. Tous n’avaient su peindre que la licence ou la fureur, là où il fallait au contraire représenter la force paisible de la sagesse.

La plus grande artiste dramatique de ce temps ne réussit pas beaucoup mieux dans cette tentative que les peintres et les statuaires. Mademoiselle Rachel, pour complaire à l’auditoire populaire que lui imposait la révolution et pour flatter le nouveau souverain, imagina, un jour qu’elle venait de jouer la Lucrèce de Ponsard, de reparaître sur la scène dans son vêtement blanc, la taille ceinte d’une écharpe tricolore, et de déclamer, soutenue par l’orchestre qui jouait pianissimo la musique de Rouget de l’Isle, les strophes guerrières de la Marseillaise. Son succès fut immense. Les lignes pures de ses poses empruntées à Phidias, la pâleur passionnée de son visage, son œil qui dardait la colère, le geste impérieux de son bras frêle et jusqu’au sourire de sa lèvre de Méduse, arrachaient au public des applaudissements enthousiastes. Mais la réflexion qui succédait à l’entraînement ne demeurait pas satisfaite. Au lieu d’atténuer l’anachronisme qui plaçait dans la bouche d’une république pacifique des paroles de haine et de vengeance, mademoiselle Rachel en outrait l’accent. Sous la beauté sereine de la forme grecque qu’elle avait acquise par l’étude, éclatait le sombre génie de la race juive dont elle est issue. On ne sentait vivre en elle que l’imprécation. Sa voix gutturale semblait altérée de sang. Son œil fixe guettait la proie. Ni la pensée ne rayonnait à son front morne, ni le cœur ne battait sous le pli droit et immobile de sa draperie de marbre. Les anneaux déroulés de sa chevelure en désordre apparaissaient au regard fasciné comme les ondulations des serpents maudits. Cette personnification dramatique de la Némésis révolutionnaire formait un contraste frappant avec les sentiments du peuple, auquel on imposait d’y reconnaître et d’y applaudir sa propre image. Jamais, cependant, le progrès des mœurs ne fut plus sensible qu’à ces représentations populaires, où la politesse, l’attention émue de cet auditoire en blouse et en veste, la vivacité et la justesse de ses applaudissements, le montraient accessible à toutes les nobles curiosités, passionné pour la vraie grandeur, pénétré de ce respect des maîtres et de ce respect de soi, qui est la marque certaine du sens moral.

Si les arts plastiques ne parvenaient pas à imaginer la figure de la République, il ne fallait pas attendre que l’art musical en rendît l’accent. À part des effets de rythme variés et saisissants, mais toujours d’inspiration guerrière, les musiciens appelés à concourir pour la composition de chants patriotiques ne trouvèrent rien qui méritât d’être retenu. Il devint évident, pour tous ceux qui, dans ces temps de bouleversements politiques, gardaient la faculté de s’occuper du mouvement des arts, que la République, non plus que la monarchie du dix-neuvième siècle, ne verrait se produire des œuvres d’un caractère sublime ou d’une beauté accomplie. La tendance générale de l’art au dix-neuvième siècle n’est pas de s’élever, mais de s’étendre, de se vulgariser, de pénétrer dans les masses. L’art, comme la politique, a pour mission de faire participer le grand nombre au mouvement de la vie intellectuelle. De là, la rareté de ces œuvres excellentes qui satisfont les esprits délicats ; de là, les inventions, les méthodes, les procédés sans nombre d’un art devenu industriel pour mettre à la portée de tous, par la multiplication et la reproduction, ce qu’un philosophe de nos jours a si justement appelé le pouvoir général de l’esprit humain. À l’art aristocratique qui ne saurait souffrir les approches du vulgaire, succède un art démocratique qui appelle à lui le peuple tout entier. L’architecture élève, pour la communication de tous avec tous, d’immenses débarcadères. Elle s’essaye à construire de vastes enceintes, arènes ou jardins d’hiver, pour les plaisirs de la multitude[2]. La musique, par des méthodes faciles, se rend familière à une population jusque-là très-rebelle aux mystères de l’harmonie. Le daguerréotype, la lithographie et la photographie, les procédés du moulage perfectionnés, arrivent pour les arts plastiques au même résultat[3], et l’on voit les génies individuels, comme effrayés de ce mouvement sans frein, consumer dans un stérile effort de résistance le temps de la production libre et féconde, se tenir opiniâtrement à la tradition et s’attacher à préserver sur un autel à part, abrité, inaccessible au vulgaire, le culte de la beauté pure[4].

Après bien des hésitations, le gouvernement provisoire avait définitivement convoqué les collèges électoraux pour le dimanche de Pâques, 23 avril.

La loi électorale était la plus largement démocratique qui eût encore été appliquée dans aucun pays[5]. Tous les Français résidant depuis six mois dans la commune étaient électeurs. À vingt-cinq ans ils étaient éligibles. Tous les électeurs devaient voter au chef-lieu de canton par scrutin de liste. Chaque bulletin devait contenir autant de noms qu’il y avait de représentants à élire dans le département. Le dépouillement devait avoir lieu au chef-lieu de canton, et le recensement au chef-lieu de département. Le scrutin était secret. Nul ne pouvait être nommé représentant du peuple s’il n’avait réuni au moins deux mille suffrages. Enfin, chaque représentant recevait une indemnité de 25 fr. par jour, pendant toute la durée de la session.

Le premier effet de la promulgation de cette loi fut, sinon une satisfaction, du moins une sorte d’apaisement d’esprit à peu près général. Les dispositions principales, rédigées, d’après les avis de MM. Cormenin et Isambert, par M. Marrast, auquel revient plus particulièrement l’idée du scrutin de liste, annonçaient l’intention bien réfléchie de soustraire la population des campagnes aux influences qu’on appelait de clocher, c’est-à-dire à l’ascendant du curé et du gros propriétaire, et aussi d’ouvrir l’accès de l’Assemblée nationale au prolétariat[6]. En n’excluant pas les soldats du vote, en y appelant les domestiques, la loi de 1848 se montrait plus confiante dans le principe égalitaire qu’on n’avait encore osé l’être jusque-là. Enfin cette loi, défectueuse sans doute, mais la meilleure, selon toute apparence, que put encore supporter la nation, obtint dans le premier moment l’approbation de tous les hommes sincèrement désireux de voir se fonder en France, le gouvernement démocratique. Le suffrage universel était la seule base acceptable pour l’honneur des partis et qui leur permît à tous ce qu’ils souhaitaient sans oser le dire : une défection avouable, l’abandon, sans indignité, de principes auxquels ils avaient cessé de croire.

Le suffrage universel, c’était le gouvernement de la société remis à la société elle-même. Si donc, pour aucun parti, il n’en devait sortir l’accomplissement parfait de ses vœux, tous pouvaient se tenir assurés qu’ils seraient représentés à l’Assemblée nationale dans une proportion plus ou moins favorable, mais suffisante pour qu’aucune des opinions du pays ne demeurât étouffée.

Aussi aucun parti n’eut-il la pensée de s’abstenir ; chacun, au contraire, redoubla d’efforts pour se faire dans l’Assemblée une place considérable. Le clergé donna l’exemple de cette politique. Se pliant aux événements, se conformant aux circonstances, il ne perdit pas un moment et n’omit aucun des moyens d’influence que lui donnaient, dans les campagnes surtout, ses relations étroites avec le peuple. Les listes du clergé habilement combinées, mélangées, selon les localités, de noms choisis parmi les moins compromis dans la noblesse et dans la bourgeoisie, et parmi les plus catholiques entre les ouvriers et les paysans, obtinrent la majorité dans un grand nombre de départements. Les noms qu’ils exclurent positivement ne passèrent pas, ou ne passèrent qu’à grand’peine. Enfin, sauf quelques évêques ultramontains qui restèrent à part, le clergé, par ce don d’interprétation qui lui est propre et qu’il appliqua largement à la révolution de 1848, se trouva comme naturellement, sans apparence de lâcheté, sans désaveu de ses principes, placé au centre même du mouvement électoral. Pendant que les partis politiques disputaient bruyamment sur le droit et sur le sens de la révolution, lui, sans rien contester, sans rien prétendre, il s’appliquait, et il réussissait à faire tourner cette révolution à son avantage[7].

La politique laïque ne montra pas, à beaucoup près, le tact et la convenance de la politique ecclésiastique : elle passa les bornes ; la plupart des candidats royalistes ne gardèrent, dans leurs professions de foi, aucune mesure. Craignant sans doute de ne pas faire assez en se déclarant républicains, ils professèrent le socialisme. Les exemples en sont trop nombreux pour pouvoir être cités tous ; je choisis les plus considérables. Dans sa circulaire aux électeurs du Doubs, M. de Montalembert s’accuse avec componction d’avoir partagé, non pas l’indifférence, mais l’ignorance de la plupart des hommes politiques sur plusieurs des questions sociales qui occupent aujourd’hui une si grande et si juste place dans les préoccupations du pays ; il appelle la liberté l’idole de son âme ; il se vante d’avoir toujours proclamé la légitimité du peuple et le droit divin des nationalités[8].

M. de Falloux, que l’on verra plus tard si prononcé contre la République, proclame son admiration pour le peuple de Paris, et dit qu’il a donné à la victoire un caractère sacré ; rappelant le mot fameux de M. de Chateaubriand, qui s’était proclamé naguère monarchique par principes, républicain par nature, il affirme que ce mot est parfaitement sincère, surtout dans la bouche des hommes de l’Ouest.

M. Denjoy, qui vota à l’Assemblée constituante des lois répressives, voulait alors la gratuité de renseignement à tous les degrés, depuis l’asile jusqu’à l’école professionnelle ; il exigeait la rétribution, la retraite assurée à tous par l’État et devenant un dogme que suive immédiatement l’application.

M. Léon Faucher affirme que l’État a qualité pour mettre les instruments de travail à la portée du plus grand nombre, en développant les institutions de crédit et par la réforme hypothécaire. L’État peut, disait-il, limiter l’expansion des classes supérieures en les appelant à supporter une plus grande part des charges publiques.

M. de Mouchy, dans le département de l’Oise, n’est pas moins explicite. Selon lui, l’Assemblée nationale est convoquée pour continuer l’œuvre démocratique de la révolution sociale de 1789 ; il demande que le travail soit organisé ; que l’impôt soit plus équitablement établi ; que les taxes sur les denrées alimentaires de première nécessité pour le peuple soient supprimées ; que l’enseignement soit gratuit et obligatoire. Il déclare, enfin, que la république est le seul gouvernement possible pour la France, et qu’il faudrait être insensé pour rêver le rétablissement de la monarchie. Il accepte cette république avec ses conséquences sociales. Il faut, dit-il à ses électeurs, nommer des hommes sincèrement dévoués à la sainte cause du peuple, au triomphe des idées sociales qui doivent régénérer la vieille Europe.

M. de Dampierre, en s’adressant aux électeurs des Landes, confesse, comme l’a fait dans le Doubs M. de Montalembert, le tort immense de n’avoir pas fait la préoccupation constante de toute sa vie des questions sociales. Il demande un état social nouveau.

M. Fialin de Persigny dit aux électeurs de la Loire : Ce n’est pas une révolution politique qui finit, c’est une révolution sociale qui commence. Il proclame qu’il doit sa vie au service du peuple ; il jure que tout ce que Dieu voudra lui accorder de courage, d’intelligence et de résolution, sera désormais consacré à l’affranchissement de la seule servitude qui pèse encore sur lui : la servitude de la misère.

Selon M. Rouher, la révolution est à la fois politique et sociale. Il veut la suppression immédiate des impôts vexatoires, plus particulièrement onéreux à la classe ouvrière ; Il demande la liberté de réunion pleine et entière ; il juge les clubs indispensables ; il veut l’impôt progressif, le travail organisé ; tout enfin pour et par le peuple.

Le général Grouchy et le général Gémeau parlent dans le même sens.

M. de Ségur d’Aguesseau, après avoir proclamé son inaltérable dévouement à la république, déclare que la forme monarchique a fini son temps ; elle est désormais, dit-il, convaincue d’impuissance pour satisfaire aux nécessités sociales de la démocratie triomphante.

M. Baroche se vante d’avoir été des cinquante-quatre membres qui, devançant de quelques heures la justice du peuple, ont proposé la mise en accusation d’un ministère odieux et coupable.

M. Dupin croit qu’il n’y a plus de monarchie possible et qu’il est de son devoir social de se rallier franchement à la seule forme qui désormais puisse conjurer les malheurs publics[9].

Que pouvaient souhaiter de mieux les républicains, et même les socialistes, que de voir leurs adversaires, sans aucune contrainte, spontanément, librement, se compromettre par des professions de foi si exagérées ; s’engager envers la République, s’exposer, en cas de rétractation et de palinodie, à une confusion, à un abaissement moral funestes à la cause royaliste ?

S’il y avait dans ce fait un indice fâcheux pour la moralité et la dignité des classes élevées de la société, les démocrates, en tant qu’hommes de parti, n’avaient pas à s’en plaindre : tout au contraire.

Laissant à Dieu le soin de scruter les consciences et de sonder les cœurs, ils devaient, en bonne politique, accueillir ces démonstrations et les tenir pour sincères. Ne pouvant d’ailleurs, l’eussent-ils voulu, exclure de l’Assemblée la majorité du pays qui n’était pas républicaine par principes, qu’avaient-ils de mieux à faire que d’engager autant que possible ces républicains du fait accompli, de les envelopper, pour ainsi parler, et de les entraîner dans le mouvement révolutionnaire contre lequel ils n’avaient pas la force de protester ?

Par malheur, cette politique si simple ne fut pas comprise par les comités électoraux républicains et par leurs agents. Ils voulurent à toute force révolutionner, républicaniser, c’était leur expression, un pays si profondément démocratique qu’il n’y avait qu’à le laisser aller à sa pente naturelle et à le préserver de toutes les oppressions, pour que la république fût fondée.

L’immense force jetée tout à coup dans la balance du côté du peuple par le suffrage universel, qui obligeait tous les partis d’entrer en rapport avec lui, c’était là, dans les conditions de temps nécessaire pour toute œuvre naturelle ou humaine, la révolution véritable. Le résultat des premières élections, dût-il même ne donner qu’une Assemblée plus mitigée encore et moins républicaine que ne le fut l’Assemblée constituante, le mal était beaucoup moindre pour la démocratie que celui de montrer, comme le firent les meneurs de clubs, le parti républicain en contradiction flagrante avec son propre principe[10], le répudiant, le foulant aux pieds, s’efforçant d’entraîner la démocratie dans des voies où elle n’aurait plus été autre chose qu’une révolte perpétuelle de toutes les minorités contre toutes les majorités, c’est-à-dire, une constante anarchie.

Sans doute, le mal était grand de donner au peuple l’exercice d’un droit préalablement à l’éducation qui lui en aurait enseigné le fondement et le but. Il aurait fallu, comme le dit Jean-Jacques, que l’esprit social, qui doit être l’ouvrage de l’institution, présidât à l’institution même, et que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils devaient devenir par elles[11]. Mais cela n’était pas, cela ne pouvait pas être. Il avait été démontré, sous le règne de Louis-Philippe, que

la bourgeoisie n’entendait pas donner au peuple une éducation qui l’émancipât et le fit égal à elle en droit et en capacité. Il était donc de toute nécessité que le peuple conquît révolutionnairement l’émancipation politique de fait, pour pouvoir se donner lui-même, avec le temps, l’émancipation morale et de droit.

De cet ordre fatalement interverti par la faute des classes dirigeantes, ressortait pour le pays tout entier un danger très-grave. Dans un pareil état des esprits, il fallait s’attendre à une expression de la révolution outrée chez quelques-uns, insuffisante chez le plus grand nombre[12].

Vous avez admis le principe, subissez-en la conséquence ; un échec n’est qu’un retard, disait avec beaucoup de raison l’un des chefs les plus avancés du socialisme aux hommes de son parti qui songeaient dès ce moment à renverser l’Assemblée nationale[13].

Une Assemblée, même médiocrement révolutionnaire, n’aurait jamais pu faire autant de mal à la République qu’en firent ces prédications et plus tard ces attentats contre la souveraineté du peuple, dont le premier signal partit malheureusement de la presse républicaine.

M. Ledru-Rollin avait commis, ainsi que nous l’avons vu, une faute capitale en remettant au club des clubs, dirigé par des hommes dont les uns étaient suspects et les autres sans capacité, le choix des agents envoyés dans les départements pour influencer les élections. Ces agents, inconnus ou trop connus dans les différentes localités où ils parurent, inondèrent les bureaux du ministère de dénonciations extravagantes ; ils firent les rapports les plus faux ou les plus exagérés ; les révocations qu’ils provoquaient, et les réintégrations qui se firent par suite de l’évidence de leurs erreurs, portèrent une grande perturbation dans les affaires. Pensant y remédier, le ministre publia, le 8 avril, une nouvelle circulaire ; mais, bien loin d’atteindre son but, il ne fit que jeter un trouble plus complet dans les esprits.

De son côté, le ministre de l’instruction publique avait jugé utile de stimuler le zèle des fonctionnaires dépendant de son administration et de leur donner des avis sur le caractère que devait avoir l’élection. Dans une circulaire en date du 6 mars, il disait : La plus grande erreur contre laquelle il faille prémunir la population de nos campagnes, c’est que, pour être représentant, il soit nécessaire d’avoir de l’éducation ou de la fortune. Quant à l’éducation, il est manifeste qu’un brave paysan, avec son bon sens et de l’expérience, représentera infiniment mieux à l’Assemblée les intérêts de sa condition qu’un citoyen riche et lettré, étranger à la vie des champs, ou aveuglé par des intérêts différents de ceux de la masse des paysans ; quant à la fortune, l’indemnité qui sera allouée à tous les membres de l’Assemblée suffira aux plus pauvres… — Des hommes nouveaux, ajoutait le ministre, voilà ce que réclame la France : une révolution ne doit pas seulement renouveler les institutions, il faut qu’elle renouvelle les hommes.

Cette dernière phrase, en rappelant la circulaire de M. Ledru-Rollin, que M. Carnot avait cependant fortement désapprouvée, parut l’expression d’une exclusion systématique concertée dans le gouvernement. Un ministre de l’instruction publique qui venait dire que l’instruction n’était pas nécessaire pour représenter le pays, c’était encore là un grand sujet de scandale pour les partis.

Le ministre, violemment attaqué, insista, comme l’avait fait M. Ledru-Rollin, et, le 10 mars, il fit paraître au Moniteur une note où il recommandait encore aux électeurs de nommer des paysans, et de ne pas se laisser éblouir par le prestige de l’opulence et des manières du grand monde. Le danger que les amis sincères de la République peuvent redouter, disait encore M. Carnot, ce n’est pas qu’il y ait à l’Assemblée trop peu de lettrés, c’est plutôt qu’il y ait trop peu de gens de pratique, honnêtement et profondément dévoués aux intérêts de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Et il recommandait de nouveau les hommes capables, qui, pour n’avoir pas dépassé le niveau de l’instruction primaire, n’en étaient pas moins dignes, malgré le défaut de ce que l’on nomme éducation et fortune, de figurer parmi les éléments précieux de l’Assemblée.

Les manuels des droits et devoirs du citoyen, ou catéchismes politiques, publiés à la demande du ministre par les recteurs d’académie, commentaient et développaient pour la plupart cette pensée[14]. À Paris, M. Henri Martin, M. Ducoux et M. Renouvier entreprirent cette tâche. Le manuel de M. Renouvier fut l’objet d’attaques très-vives, que l’on résuma, afin de mieux frapper les imaginations, dans le mot de communisme. On alla répétant partout que le ministre et ses subordonnés prêchaient l’égalité dans l’ignorance, et cette communauté dans l’indigence des biens intellectuels que M. Ledru-Rollin voulait établir dans l’indigence des biens matériels.

Ces accusations étaient injustes[15] ; mais il était bien imprudent d’en fournir même le prétexte. Le ministre de l’intérieur et le ministre de l’instruction publique n’y songèrent pas assez ; ils confondirent ce qui, dans un gouvernement, peut être l’objet d’instructions confidentielles données avec choix à un petit nombre d’hommes capables de discernement, et ce qui peut se dire dans des actes officiels lus par des adversaires, commentés par l’esprit de parti, mal interprétés par l’ignorance ou le mauvais vouloir. La pratique des affaires leur manquait à tous deux et, par là, la mesure dans le langage et le sentiment de l’opportunité, qui fait le fonds de la politique.

Cependant, malgré ces erreurs, ces tiraillements du pouvoir, malgré les agitations journalières des clubs, la grande épreuve du suffrage universel fut soutenue avec honneur par le pays. À très-peu d’exceptions près, les opérations du scrutin se firent avec une régularité parfaite.

On se rappelle que le 23 avril était le jour de Pâques. Quelques scrupules s’étaient élevés dans le conseil. On craignait de blesser le clergé et les populations religieuses, en assignant à l’accomplissement d’un acte politique le jour consacré à la plus grande des solennités du culte. M. de Lamartine combattit cette pensée timorée. Il voyait, au contraire, dans cette coïncidence un heureux augure et pour la religion et pour la République. Le clergé le comprit ainsi. Bien loin de murmurer, il se prêta avec empressement aux changements d’heures nécessités par cette décision. Partout, dans les campagnes, on célébra la messe de la résurrection à l’aube du jour ; à l’issue de l’office, le curé se joignant au maire, au juge de paix, au commandant de la garde nationale et à l’instituteur, ils rassemblèrent les électeurs, les formèrent en colonne et les conduisirent processionnellement, bannière déployée et musique en tête, au chef-lieu de canton, en chantant des chants patriotiques.

Partout l’ordre et le calme régnèrent dans cet immense mouvement moral et matériel d’un peuple tout entier. Pas un accident, pas un désordre grave ne vint troubler une opération jugée matériellement impossible[16] par les habiles. Les craintes si vives qu’avait excitées cette journée reçurent un éclatant démenti. Au sein de la population la plus irritée du pays, à Lyon même, tout se passa avec une tranquillité merveilleuse. La veille même de Pâques, une manifestation, organisée par le club central, avait eu lieu. Dix à douze mille clubistes et ouvriers des chantiers nationaux, la plupart armés, avaient fait le tour de la ville, portant un transparent sur lequel on lisait les noms des quatorze candidats du communisme. Le même jour, le club central avait fait afficher un placard qui dénonçait au peuple les manœuvres frauduleuses du comité préfectoral, et il avait envoyé demander au commissaire du gouvernement le changement de ce comité. Sur le refus du commissaire, avait paru un nouveau placard menaçant les autorités d’une protestation d’une tout autre nature, afin d’apprendre à ce conseil que l’autorité du peuple souverain devait l’emporter sur les iniques et niaises machinations d’une infâme coterie.

Mais, en dépit de toutes ces démonstrations, le club central n’obtint au scrutin que six nominations, dont deux seulement appartenaient au communisme, MM. Greppo et Pelletier ; les huit autres appartenaient à l’opinion républicaine modérée. Exaspéré de cet échec, le club central envoya une députation à M. Martin-Bernard pour protester, en menaçant, contre le résultat de l’élection ; mais les opérations avaient été régulières. Ni à Lyon, ni ailleurs, on ne tint compte de ces protestations de l’esprit de parti. À Rouen et à Limoges seulement, elles prirent un caractère sérieux.

À Limoges, où la fabrique de porcelaine occupe plus de six mille ouvriers, et qui compte environ treize mille indigents sur une population de cent mille âmes, le peuple arracha les bulletins de vote aux mains des scrutateurs et désarma la garde nationale. Le 27 avril, les ouvriers de Rouen, irrités par l’échec de leur liste, qu’ils avaient faite beaucoup trop exclusive[17], et par des provocations imprudentes de la garde nationale qui, depuis la journée du 16 avril, se montrait animée d’un mauvais esprit de réaction, coururent aux armes. Le combat s’engagea ; il dura deux jours, si toutefois on peut appeler combat la lutte inégale d’une masse populaire, à peu près dépourvue d’armes et de munitions, mêlée de femmes, de vieillards et d’enfants, sans chef militaire, contre les troupes les mieux disciplinées, agissant de concert avec la garde nationale ; la disproportion entre le chiffre des morts et des blessés, chiffre considérable dans les rangs du prolétariat[18], et si peu élevé dans les rangs de la troupe qu’on a pu dire que ni un soldat ni un garde national n’avaient péri, témoigne assez de cette inégalité. Cependant le général Gérard, qui commandait à Rouen, fit sur le combat un rapport dont le langage sévère, et sans aucun retour de pitié, blessa ceux-là mêmes d’entre les membres du conseil qui souhaitaient le plus une répression énergique des soulèvements populaires.

MM. Ledru-Rollin et Louis Blanc protestèrent contre ce rapport et demandèrent que le général Gérard parût devant un conseil de guerre ; mais leur demande fut écartée. On chargea M. Frank-Carré, ancien procureur général dans la Seine-inférieure, de dresser une enquête. M. Deschamps fut remplacé par M. Dussard, nommé commissaire général dans la Seine-Inférieure. Les prisons se remplirent ; la plus grande rigueur des lois fut appliquée contre une sédition coupable sans doute, mais où les fautes de l’administration, les provocations de la bourgeoisie, et surtout la fatalité des circonstances avaient eu tant de part qu’une indulgence entière pour les vaincus n’eût été peut-être qu’une stricte justice.

À Paris, les élections furent principalement discutées entre les républicains modérés, qui représentaient l’opinion de la bourgeoisie, et les républicains socialistes ou communistes, qui représentaient l’esprit du prolétariat.

Les premiers avaient un grand avantage. Le comité central, dirigé par le parti qui se groupait autour du National, agissait avec ensemble et politique ; il était soutenu par la mairie de Paris, et il disposait des fonctionnaires. Les brigadiers des ateliers nationaux et un grand nombre d’artistes, qui y recevaient une solde de cinq francs par jour, furent employés à la propagande électorale.

Le prolétariat, au contraire, à qui toutes les ressources de ce genre manquaient, et qui aurait eu besoin de concentrer tous ses efforts, se divisa. Les délégués du Luxembourg firent bande à part ; les chefs de club agirent chacun de son côté ; on ne voulut se faire que des concessions insignifiantes ; la passion dicta les listes beaucoup plus que le jugement. Il en advint que pas un candidat socialiste ne réussit, à l’exception de MM. Louis Blanc et Albert, acceptés par le comité central, en leur qualité de membres du gouvernement provisoire.

La liste des délégués du Luxembourg donna lieu à de longs débats. Sur l’avis de M. Louis Blanc, les délégués avaient formé une commission chargée d’entendre les candidats présentés par les corporations et d’examiner leurs titres. Cette commission[19] posa d’abord en principe que, pour contre-balancer les candidatures presque exclusivement bourgeoises, des élections départementales, il fallait mettre vingt noms d’ouvriers sur les trente-quatre de la liste parisienne ; après quoi, elle procéda, pendant huit jours entiers, à l’examen des candidats et passa en revue les hommes politiques et les écrivains qui avaient donné des gages à la démocratie. L’esprit le plus exclusif domina malheureusement cet examen. Béranger, adopté par acclamation dans la plupart des réunions populaires, ne parut pas assez socialiste aux délégués du Luxembourg. De Lamennais, malgré les Paroles d’un croyant et tant d’autres écrits admirables, fut rejeté à cause d’une lettre au National sur les utopistes, et de ses récentes attaques dans le Peuple constituant contre l’atelier de Clichy et le communisme. M. Proudhon fut repoussé comme trop peu d’accord avec lui-même. MM. Cabet et Blanqui furent écartés sans discussion, ce dernier sans doute par l’influence de M. Louis Blanc, mais on accepta le cuisinier Flotte. MM. Pierre Leroux, Barbès, Raspail, Vidal, Caussidière, Sobrier, Flocon, et même M. Ledru-Rollin, malgré la journée du 16 avril, furent admis. M. Thoré n’obtint qu’une majorité peu considérable. Quant aux candidatures d’ouvriers, elles furent très-vivement disputées.

On rejeta tout d’abord les candidats proposés par le compagnonnage, dont les vieilles prétentions à la suprématie n’étaient pas oubliées, et que l’on croyait influencé par le parti clérical. On fit exception, par des considérations personnelles, pour trois d’entre eux, dont était M. Agricol Perdiguier, maître menuisier, homme de mœurs pures et d’un caractère droit, auteur de plusieurs ouvrages populaires écrits dans un excellent esprit de conciliation. Tous les autres noms d’ouvriers inscrits sur la liste du Luxembourg appartenaient à l’opinion communiste[20].

On a peine à comprendre comment des hommes aussi intelligents que les délégués du Luxembourg purent nourrir un seul instant l’espérance de faire réussir une liste aussi exclusive. Une idée fausse, malheureusement encouragée par M. Louis Blanc, les égara. Ils se persuadèrent que la révolution devait amener la domination absolue du prolétariat, et, comme ils n’avaient aucun esprit politique, au lieu de dissimuler soigneusement une prétention blessante pour la masse de la nation, ils se hâtèrent de la faire sentir. Aussi arriva-t-il que, sur une liste si mal combinée, il ne passa que les quatre noms du gouvernement provisoire, acceptés par le comité central, M. Caussidière, pour lequel la bourgeoisie parisienne gardait encore quelques souvenirs reconnaissants, et M. Agricol Perdiguier, dont les opinions anti communistes étaient notoires[21].

Le 28 avril, à dix heures du soir, le maire de Paris lut au peuple, assemblé sur la place de l’Hôtel de Ville, la liste des représentants élus dans le département de la Seine. Le premier nom, sorti avec 259.800 voix, était celui de M. de Lamartine. Les noms de MM. Dupont (de l’Eure), Arago, Garnier-Pagès, Armand Marrast, Marie et Crémieux, venaient après[22]. C’était une approbation éclatante donnée par les électeurs à la majorité du gouvernement provisoire. Le premier nom de la minorité, celui de M. Albert, ne venait que le vingt et unième. Outre le nom de M. Albert, deux noms d’ouvriers, ceux de MM. Corbon et Peupin, étaient portés par le parti clérical et marquaient la concession très-petite faite au prolétariat. Aucun des candidats du Luxembourg n’était élu. Les délégués, qui s’étaient flattés de disposer de 400.000 voix, n’en avaient pas réuni plus de 61.000 sur le nom de M. Savary, communiste. Les chefs d’écoles socialistes, MM. Barbès, Raspail, Pierre Leroux, avaient obtenu, le premier 64.065 et le dernier 47.284 voix. Le prolétariat, en tant que classe, était donc vaincu. Mais l’opinion républicaine restait victorieuse dans cette élection imposante de Paris, où l’indépendance et le choix raisonné des votes étaient beaucoup plus certains que dans tout le reste de la France.

L’élection des départements eut à peu près le même sens. Les tendances socialistes y obtinrent une assez large place. Le communisme, proprement dit, y parut en minorité imperceptible. Le nom de M. de Lamartine, élu dans dix départements, caractérisa ce moment de la révolution ; il marqua l’acception libérale, pacifique et conciliatrice que la grande majorité des électeurs entendait donner au mot de république.

Le clergé envoya à l’Assemblée plusieurs évêques et un assez grand nombre d’ecclésiastiques. Le parti légitimiste fut brillamment représenté par environ 130 députés, parmi lesquels on comptait MM. Berryer, de Falloux, la Rochejacquelein. À l’exception de M. Thiers, l’ancienne opposition dynastique revenait en masse à l’Assemblée nationale.

Une assemblée ainsi composée n’était assurément pas l’expression du prolétariat communiste, elle n’était pas même l’expression du mouvement révolutionnaire ; mais, siégeant à Paris, au foyer même de la révolution, sous l’action la plus vive des idées démocratiques, elle ne pouvait pas être rétrograde, et il y avait tout lieu, d’espérer qu’elle donnerait au pays une constitution largement et sincèrement républicaine. Je ne veux pas anticiper ici sur les événements et montrer ce qui arriva. Assistons à la cérémonie solennelle de son installation.

Un soleil splendide éclaira cette journée. Vers onze heures du matin, les membres du gouvernement provisoire et leurs ministres, réunis au ministère de la justice, se mirent en marche et se dirigèrent, par la rue de la Paix, par les boulevards et par la place de la Concorde, vers l’ancien Palais-Bourbon. Précédés du commandant en chef de la garde nationale et de son état-major, ils marchaient tête nue entre deux officiers, l’épée à la main, suivis de tous les maires et adjoints de Paris et de la banlieue. Une acclamation ininterrompue, partant à la fois de la foule pressée sur le passage du cortège, de toutes les fenêtres et de tous les toits des maisons, salua ces hommes de cœur qui, sans faire un seul acte de despotisme, sans verser une goutte de sang, sans attenter à aucune liberté, avaient inauguré en France, dans les circonstances les plus critiques, le règne de la démocratie. Ce ne furent pas des applaudissements commandés, mais un mouvement spontané de reconnaissance qui éclata à la vue de ces premiers citoyens de la nouvelle République, qui venaient rendre à la représentation légale du peuple le pouvoir qu’ils tenaient de son acclamation.

Le canon des Invalides annonça l’entrée du gouvernement dans la salle des séances. L’Assemblée tout entière se leva pour le recevoir, au cri puissant et prolongé de : Vive la République !

L’aspect de la salle, construite à la hâte et provisoirement dans le Palais-Bourbon, décorée sans style, sans goût et sans magnificence, eût mieux convenu au parlement des États-Unis d’Amérique qu’à l’Assemblée nationale de la République française.

Aucun des représentants, à l’exception de M. Caussidière, ne s’était conformé au décret qui leur imposait un costume imité de la révolution ; la plupart ne portaient d’autre signe distinctif qu’une rosette rouge et or à la boutonnière ; mais, sous cette uniformité extérieure de costume, les contrastes politiques et sociaux les plus piquants abondaient et excitaient la curiosité des spectateurs. Ainsi, M. Barbès venait s’asseoir auprès de ses anciens juges, et dans l’acclamation de la République, sa voix se mêlait aux voix de ceux-là mêmes qui avaient naguère prononcé sur lui la sentence de mort ; le P. Lacordaire, dans son blanc vêtement de dominicain, apparaissait comme le fantôme de l’inquisition entre l’israélite Crémieux et le pasteur protestant Coquerel ; le paysan du Morbihan et l’ouvrier de Vaucluse apportaient dans l’urne législative une boule de même poids que le savant de l’institut et le lettré de l’Académie française ; deux Bonaparte, envoyés par la Corse, siégeaient en face d’un la Rochejacquelein ; des fils de régicides y coudoyaient des fils de chouans, et, par l’effet merveilleux de cette pénétration de l’esprit moderne qui s’assimile tout, ni les uns ni les autres ne s’étonnaient de se trouver ensemble.

Le contraste que présentaient les tribunes n’était pas moins frappant. Entre la tribune diplomatique, représentation officielle des royautés légitimes, et la tribune de la garde nationale, qui rappelait particulièrement la royauté quasi légitime de Louis-Philippe, la tribune accordée aux délégués des clubs figurait le mouvement et le tumulte révolutionnaires. Enfin, le seul aspect de l’Assemblée, la réflexion que la diversité inouïe de ses éléments ne pouvait manquer de faire naître, était un argument en faveur du gouvernement républicain.

Une forme de gouvernement, qui retirait à tous les partis la prédominance exclusive pour donner à la conscience publique le temps de se former et la faculté de s’exprimer librement, était sans contredit la meilleure, la plus facilement acceptable, dans l’état de nos mœurs et de nos croyances. Une Assemblée issue du suffrage universel, et souvent renouvelée, était le gouvernement le plus apte à favoriser, sans le comprimer ni le précipiter, le mouvement des esprits.

La séance du 4 mai, solennelle et paisible, s’ouvrit sous la présidence du doyen d’âge, M. Audry de Puiraveau. Les six plus jeunes représentants occupaient le bureau. M. Dupont (de l’Eure) monta à la tribune et lut, au nom du gouvernement provisoire, le discours suivant :

Citoyens représentants du peuple, le gouvernement provisoire de la République vient s’incliner devant la nation et rendre un hommage éclatant au pouvoir suprême dont vous êtes investis.

Élus du peuple ! soyez les bienvenus dans la grande capitale, où votre présence fait naître un sentiment de bonheur et d’espérance qui ne sera pas trompé.

Dépositaires de la souveraineté nationale, vous allez fonder nos institutions nouvelles sur les larges bases de la démocratie et donner à la France la seule constitution qui puisse lui convenir : une constitution républicaine.

Mais, après avoir proclamé la grande loi politique qui va constituer définitivement le pays, comme nous, citoyens représentants, vous vous occuperez de régler l’action possible et efficace du gouvernement dans les rapports que la nécessité du travail établit entre tous les citoyens, et qui doivent avoir pour bases les lois de la justice et de la fraternité.

Enfin, le moment est arrivé, pour le gouvernement provisoire, de déposer entre vos mains le pouvoir illimité dont la révolution l’avait investi. Vous savez si, pour nous, cette dictature a été autre chose qu’une puissance morale au milieu des circonstances difficiles que nous avons traversées.

Fidèles à notre origine et à nos convictions personnelles, nous n’avons pas hésité à proclamer la République naissante de février.

Aujourd’hui, nous inaugurons les travaux de l’Assemblée nationale à ce cri qui doit toujours la rallier : Vive la République !

 

Ce cri, sorti de la bouche émue du vieillard, fut répété par un long et retentissant écho. Après quoi l’Assemblée passa dans les bureaux pour procéder à la vérification des rapports. Lorsqu’elle rentra dans la salle, M. Démosthène Ollivier, représentant des Bouches-du-Rhône, demanda que chacun des membres jurât individuellement fidélité à la République ; mais cette proposition, combattue par M. Crémieux, qui flétrit avec beaucoup de verve le scandale si souvent renouvelé dans notre histoire des serments prêtés et trahis, fut en quelque sorte étouffée sous une acclamation unanime. L’Assemblée se leva spontanément en criant : Vive la République ! Vos applaudissements, reprit M. Crémieux, qui n’avait pas quitté la tribune, disent assez ce qui est dans nos cœurs, qu’avons-nous donc besoin de le mettre sur nos livres ? Un cri nouveau de : Vive la République ! éclatant à plusieurs reprises dans la salle, exprima l’assentiment de l’Assemblée à ces paroles et termina ce premier incident.

Il était environ quatre heures. À ce moment, le général Courtais parut à la tribune et demanda à l’Assemblée de se rendre sous le péristyle du palais qui fait face à la place de la Concorde, afin d’y proclamer la République en présence du peuple. Malgré une légère opposition de la part de quelques représentants, qui prétendaient qu’on ne devait pas interrompre la vérification des pouvoirs, l’Assemblée quitta ses bancs et se rendit en masse sur le péristyle. Rien ne saurait rendre l’émotion profonde avec laquelle le peuple, qui depuis plusieurs heures attendait ce moment solennel, accueillit ses représentants.

Des drapeaux de l’armée et de la garde nationale avaient été apportés. M. Audry de Puiraveau proclama, au nom du Peuple et de l’Assemblée nationale, la République démocratique. Un transport d’enthousiasme couvrit sa voix ; des larmes mouillaient tous les yeux ; les mains se cherchaient et s’étreignaient sans se connaître, dans une indicible émotion de confiance et de joie.

L’Assemblée rentrée dans la salle, M. Trélat constata en termes très-précis le consentement unanime, formel et irrévocable qu’elle venait de donner au gouvernement républicain :

Le témoignage le plus éclatant en faveur de la République, dit-il, c’est que de ceux-là mêmes qui protestaient encore, il y a deux mois, contre la République, il n’y en a pas un qui proteste aujourd’hui ; c’est que leurs vœux sont unanimes et que, s’il est ici quelques citoyens qui, dans la sincérité de leurs consciences, aient proposé à la nation une autre forme de gouvernement il y a deux mois, aujourd’hui il n’y a qu’un seul cri, qu’une seule parole, qu’un seul hommage, qu’un seul sentiment au fond de tous les cœurs pour cette République éclairée, préparée, grandie et tellement universalisée qu’elle est partout reconnue, que, comme on l’a dit depuis longtemps dans de nobles paroles : la République est comme le soleil, aveugle qui ne la verrait pas ! Un dernier cri de : Vive la République ! éclata encore à ces paroles, puis l’Assemblée se sépara. Cette belle journée, qu’on avait vainement tenté de troubler par des craintes et des menaces chimériques[23], s’écoula dans la joie et dans l’espérance d’un grand avenir.

Les trois jours suivants furent consacrés à la vérification des pouvoirs. L’élection contestée de M. l’abbé Fayet, évêque d’Orléans, montra les abus de l’influence cléricale dans toute leur immoralité. Refus d’absolution dans le confessionnal, recommandation d’un candidat dans la chaire évangélique, bulletins falsifiés distribués aux paysans qui ne savaient pas lire, aumônes politiques, tels étaient les moyens employés par les curés et les desservants des campagnes pour obtenir des voix à leurs supérieurs. L’Assemblée, cependant, ne cassa pas l’élection et se borna à ordonner l’enquête. Elle se montra plus sévère relativement à l’élection, dans le département de la Seine, d’un nommé Schmit, ancien maître des requêtes, ancien chef de division au ministère des cultes, auteur d’un Catéchisme des ouvriers, qui avait profité de l’erreur de beaucoup de prolétaires dont le suffrage s’adressait à un ouvrier cordonnier portant également le nom de Schmit. Interrogé dans le bureau chargé de la vérification de ses pouvoirs, Schmit dit qu’il n’avait pas été ouvrier et fut obligé d’avouer qu’il avait à dessein laissé subsister l’équivoque. Son élection fut annulée.

La vérification des pouvoirs terminée, l’Assemblée nomma son président et son bureau. La nomination de M. Buchez à la présidence ; celles de MM. Recurt, Cavaignac, Corbon, Guinard, Cormenin et Senard en qualité de vice-présidents ; de MM. Peupin, Degrange, Ed. Lafayette, Lacrosse, Émile Péan, comme secrétaires ; Degousée, Bureaux de Puzy, Négrier, à la fonction de questeurs, marquèrent la victoire de la mairie de Paris sur le ministère de l’intérieur ; l’ascendant du National l’emportait définitivement sur l’influence de la Réforme.

Les jours suivants, les membres du gouvernement montèrent, l’un après l’autre, à la tribune pour y lire un compte-rendu circonstancié de leur administration. M. de Lamartine, au nom de M. Dupont (de l’Eure), avait commencé par un tableau général des actes accomplis et de la politique suivie par le gouvernement provisoire. Écouté avec une faveur extrême, il fut couvert d’applaudissements, lorsqu’en terminant son tableau, il fit, d’une voix solennelle, cette belle invocation : Puisse seulement l’histoire de notre chère patrie inscrire avec indulgence, au-dessous, et bien loin des grandes choses faites par la France, le récit de ces trois mois passés sur le vide, entre une monarchie écroulée et une République à asseoir ; puisse-t-elle, au lieu des noms obscurs et oubliés des hommes qui se sont dévoués au salut commun, inscrire dans ses pages deux noms seulement : le nom du Peuple qui a tout sauvé, et le nom de Dieu qui a tout béni sur les fondements de la République.

Après M. de Lamartine, M. Ledru-Rollin fut le plus applaudi de tous les membres du gouvernement ; mais ce n’était là qu’une démonstration trompeuse et qui ne cacha pas longtemps les véritables dispositions de l’Assemblée à son égard.

Une partie des hommes qui avaient formé la majorité du conseil, quelques-uns de ceux qui appartenaient à ce qu’on appelait alors la politique du National, voulaient à tout prix exclure M. Ledru-Rollin de la formation d’un nouveau pouvoir exécutif. À mesure que les représentants, médiocrement favorables à l’auteur des circulaires, arrivaient à Paris, on les travaillait dans ce sens et on les gagnait à l’idée que le premier acte de l’Assemblée devait être une désapprobation manifeste de la politique de M. Ledru-Rollin. Des efforts inouïs furent tentés dans ce sens auprès de M. de Lamartine, mais il demeura inébranlable ; rien ne put le décider à abandonner M. Ledru-Rollin. Non-seulement, depuis le 16 avril, il se considérait comme engagé d’honneur à le soutenir, comme il en avait été soutenu, mais encore il croyait, beaucoup plus que personne, à la puissance de l’idée révolutionnaire, et il estimait très-impolitique de repousser du gouvernement l’homme en qui se personnifiait alors la révolution.

La combinaison du National fut proposée, le 9 mai, à l’assentiment de l’Assemblée, par MM. Jean Reynaud, Trélat et Dornès. Voici le texte de cette proposition :

L’Assemblée nationale constituante reçoit le dépôt des pouvoirs extraordinaires conférés au gouvernement provisoire constitué le 24 février dernier ; elle déclare que ce gouvernement, par la grandeur des services qu’il a rendus, a bien mérité de la Patrie.

L’Assemblée nationale constituante étant investie de la souveraineté populaire dans sa plénitude, le gouvernement provisoire, né de la révolution de Février, cesse d’exister.

La souveraineté de l’Assemblée devant s’exercer par délégation jusqu’à la mise en vigueur de la constitution, qui va être décrétée par elle, elle confie le pouvoir exécutif à une commission exécutive composée de cinq membres.

 

Après quelques débats, la proposition fut adoptée et l’on procéda à la nomination des cinq membres de la commission exécutive, chargée d’exercer le pouvoir jusqu’à l’établissement définitif de la constitution.

MM. Arago, Marie et Garnier-Pagès furent nommés sans contestation. Le nom de M. Ledru-Rollin, repoussé à une grande majorité dans les bureaux, passa à une faible majorité au scrutin public et à une majorité un peu plus forte au scrutin secret, uniquement sur la déclaration formelle de M. de Lamartine que, si l’Assemblée persistait dans cette exclusion, il ne consentirait pas à faire partie de la commission exécutive. Cette déclaration excita un vif mécontentement et l’Assemblée, qui n’osa passer outre, en témoigna du moins son déplaisir en donnant à M. de Lamartine moins de voix qu’à ses trois collègues.

Le résultat du scrutin secret donna : 725 voix à M. Arago ; à M. Garnier-Pagès, 705 ; à M. Marie, 702 ; à M. de Lamartine, 645, et à M. Ledru-Rollin, 458. M. Pagnerre fut nommé secrétaire de la commission exécutive.

Deux jours auparavant, MM. Louis Blanc et Albert s’étaient démis de leurs fonctions de président et de vice-président de la commission des travailleurs.

La seconde partie de la proposition Dornès, qui déclarait que le gouvernement provisoire avait bien mérité de la Patrie, fut l’objet d’une courte discussion soulevée par M. Barbès, qui protesta, au nom du peuple, contre une foule d’actes faits par le gouvernement, et qui demanda compte des massacres commis à Rouen, de l’abandon des Polonais, des Belges, des Italiens et des Allemands.

Pour toute réponse à ces accusations, M. Crémieux annonça qu’une enquête était ouverte sur les événements de Rouen, et l’Assemblée vota à l’unanimité, moins trois ou quatre voix, que le gouvernement provisoire avait bien mérité de la Patrie.

Ainsi fut close la période purement révolutionnaire du gouvernement républicain. La royauté abolie ; le principe de la souveraineté du peuple, non plus seulement reconnu dans le droit abstrait, mais pratiqué sans opposition ; la paix maintenue ; la liberté respectée ; c’étaient là les œuvres signalées, accomplies depuis le 24 février par un gouvernement né d’une insurrection, soutenu presque uniquement par l’amour et le dévouement des classes populaires.

L’Assemblée, issue du suffrage universel, allait avoir à fortifier, à développer, à constituer enfin cette œuvre immense. La France et l’Europe avaient les yeux, sur elle ; ses décisions souveraines seraient, pour toute une génération d’hommes peut-être, le sceau de la paix ou le signal de la guerre ; l’accomplissement ou le déchaînement de la plus grande révolution des temps modernes.

 

Le gouvernement provisoire avait-il, en effet, bien mérité de la Patrie ?

Au moment où l’Assemblée nationale prononçait cette parole solennelle sur les hommes qui venaient abdiquer dans son sein le pouvoir révolutionnaire et leur décernait ainsi la couronne civique, une seule voix s’éleva pour protester : c’était la voix de Barbès.

Depuis lors[24], les choses ont bien changé. Les partis vaincus, déconcertés et réduits au silence par la grandeur des événements, ont retrouvé dans un retour inespéré de fortune, avec la parole hautaine, l’esprit d’infatuation et d’injustice. Ce qui pour eux fut un objet d’étonnement et d’admiration est devenu un sujet de scandale. La calomnie succède à l’hyperbole. De ces lèvres pâlies qui balbutiaient naguère l’enthousiasme, on n’entend plus sortir que les accents raffermis de la haine et de la vengeance. À les croire, le gouvernement révolutionnaire a excédé tous ses droits ; il a failli à tous ses devoirs ; la patrie et l’histoire ne doivent à ses forfaits[25], à défaut d’un oubli impossible, que la flétrissure, et l’anathème.

Si le lecteur a daigné accorder quelque confiance au récit qu’il vient de lire ; s’il a cherché avec moi à pénétrer les sentiments des hommes sur lesquels on voudrait faire peser à cette heure une condamnation aussi rigoureuse, je doute qu’il la ratifie. La simple narration des événements, aussi fidèle qu’il m’a été possible de la faire d’après des témoignages nombreux, scrupuleusement confrontés, en sacrifiant à ma conscience d’historien mes prédilections, mes antipathies et jusqu’à l’espoir du succès ; cette seule exposition des faits que je n’ai point fardés, suffirait, à mon sens, pour établir une opinion très-différente de celle qui prévaut aujourd’hui. Je crois utile cependant d’ajouter ici quelques réflexions générales, afin de résumer l’opinion qui me paraît devoir s’élever un jour au-dessus des clameurs de l’esprit de parti ; mon but principal, en entreprenant la tâche ingrate de retracer des événements accomplis à peine, dont l’issue reste douteuse et dont les conséquences nous échappent, ayant été, non pas d’accommoder ces événements au gré de mes convictions et de faire connaître au public mes espérances, mais de transmettre à ceux qui viendront après nous le sentiment vrai des contemporains, de ceux-là du moins dont la raison a dominé les passions, et dont la voix équitable et sincère a mérité d’être recueillie.

En vertu de quel droit le gouvernement provisoire a-t-il gouverné la France pendant l’espace de temps qui s’est écoulé du 24 février au 4 mai 1848 ?

La négation de ce droit est le point de départ des accusations qui se sont élevées après que les onze hommes investis du pouvoir par l’insurrection en eurent été dépossédés par l’Assemblée. Ce droit, il en faut convenir, n’est écrit nulle part ; il n’a jamais été formulé dans un article de loi ; on ne le rencontre dans aucune charte.

Le nier néanmoins, c’est, selon moi, nier quelque chose de plus évident et de plus légitime que toutes les lois écrites ; c’est nier le droit, le besoin suprême, inhérent à tout ce qui respire, de résister à la dissolution par tous les moyens que suscite l’instinct conservateur de la vie.

L’instinct social de la population parisienne, en prononçant le nom dès onze hommes qu’elle chargea de la guider pendant le déchaînement d’une tempête formidable, leur transmettait ce droit naturel et leur imposait le devoir de l’exercer en vue du salut commun.

Si l’on remonte dans l’histoire à l’origine des souverainetés les mieux établies, à partir de la souveraineté élémentaire des chefs de hordes nomades jusqu’à celle des dynasties royales et aux souverainetés compliquées des gouvernements constitutionnels, il est douteux qu’on en découvre une seule qui ait été conférée ou subie à un autre titre. Le consentement universel n’a jamais pu être que supposé et déduit de l’acclamation d’un grand nombre.

Mais cette légitimité d’origine, admise par le gouvernement provisoire, quelle était la nature et jusqu’où s’étendait la limite de ses pouvoirs ? C’était là une question plus grave encore, et qui devait donner lieu à des accusations nouvelles. Le gouvernement lui-même se partagea sur ce point ; il se forma dans le conseil une majorité et une minorité ; il s’y produisit spontanément comme deux consciences politiques. Selon la minorité, les pouvoirs du gouvernement, par cela seul qu’ils étaient révolutionnaires, étaient absolus, illimités, constituants ; on ne devait les abdiquer qu’après avoir complètement organisé les forces et institué les principes révolutionnaires dans l’État. Selon la majorité, le gouvernement d’urgence sorti de l’insurrection avait pour tâche uniquement d’aider la nation à se donner un pouvoir légal et, en attendant qu’il fût formé, d’administrer la chose publique, sans s’immiscer dans la législation, sans rien préjuger, sans anticiper en aucune manière sur les décisions de l’Assemblée nationale, pas même par la proclamation de la République.

Dans l’un comme dans l’autre de ces jugements, je trouve quelque chose de trop absolu.

Après trente années de règne constitutionnel, dans un temps et dans un pays où les mœurs ne permettaient pas les violences systématiques, la dictature exercée par onze hommes aussi divisés entre eux que l’étaient les différentes classes de la nation entre elles, c’était une conception chimérique. L’administration pure et simple des affaires, cette espèce d’arbitrage, de justice de paix sans initiative, en était une autre non moins absurde, dans un moment où le besoin d’agir, de se répandre, de s’organiser, poussait chaque jour des masses de prolétaires armés sur la place publique, où la soif des nouveautés s’était emparée des imaginations, de telle sorte qu’il fallait se hâter de la satisfaire, sous peine de la voir dégénérer en fureur. La raison d’État commandait, en des circonstances si compliquées et si graves, d’abréger la durée d’un pouvoir né fortuitement d’une nécessité temporaire ; mais elle commandait également d’ouvrir au plus vite de larges issues à l’esprit révolutionnaire qui, depuis 1789, n’a jamais reculé en France que pour revenir à la charge avec une intensité redoublée, et de lui donner toutes les satisfactions que ne repoussait pas la conscience publique.

C’était là une question d’appréciation infiniment délicate. Il aurait fallu aux hommes du gouvernement provisoire un don singulier d’intuition pour reconnaître, dans la multitude des exigences, des vœux, des avis dont ils se voyaient assaillis à toute heure, les idées susceptibles d’être formulées en lois, autrement dit, les idées qui trouvaient dans les mœurs cette préparation suffisante, laquelle est aux créations de la science sociale ce qu’un certain état de l’atmosphère est aux créations de la nature physique. Il aurait fallu que, dans ce conflit tumultueux des passions déchaînées, ils entendissent distinctement, pour lui obéir, la voix du peuple qui, selon l’antique et mystérieux axiome, est l’oracle souverain, la voix de Dieu.

Nous touchons ici au point essentiel de notre examen.

Que doit-on entendre par cette voix du peuple ou de Dieu, que la révolution venait de donner pour fondement au droit politique, en instituant le suffrage universel ?

Pas autre chose que l’instinct commun à tous les êtres organisés, depuis le plus infime animal jusqu’aux sociétés les plus parfaites, de retenir ou d’accroître en eux la vie en repoussant ce qui nuit, en s’assimilant ce qui convient à leur nature.

C’est par ce travail organique que les êtres s’individualisent, que les individus forment des races, que les races se conservent et se perfectionnent. Quand ce travail s’alanguit et s’arrête, l’individu ou la race décroît et meurt.

Mais ce qui reste chez les races inférieures à l’état de pur instinct, se combine chez l’homme avec la réflexion et prend un caractère supérieur : l’instinct devient le génie.

Tous les gouvernements que les peuples se sont donnés, ont eu pour mission de représenter cette action commune de la raison combinée avec l’instinct et d’exprimer ainsi le génie national aux différentes phases de son développement historique.

Ils ont été légitimes et forts tant qu’ils ont écouté l’instinct confus et général des masses, tant qu’ils, l’ont défini, particularisé suivant les temps, et prononcé dans les lois. Ils ont été brisés, expulsés par les révolutions, quand, devenant sourds à la voix du peuple, ils ont opposé une volonté personnelle ; isolée et conséquemment usurpatrice au génie national.

Les exemples en sont frappants dans notre propre histoire.

L’instinct social a trouvé chez nous sa première expression dans la possession du territoire. L’idée de patrie s’est attachée au sol conquis et possédé exclusivement par la noblesse guerrière : la royauté féodale a été le gouvernement naturel et légitime de ce premier état. La propriété héréditaire du sol, exempte de travail, défendue par les armes, c’est l’institution primitive et génératrice de la société française. La voix de Dieu parlait alors exclusivement par la bouche du seigneur, de son chef, le roi, et par celle de leur consécrateur à tous deux : le prêtre.

Mais peu à peu, le travail et l’industrie, concentrés aux mains des bourgeois et des manants, créèrent des richesses considérables. À côté de la propriété foncière, s’éleva la propriété des capitaux mobiliers. Les communes se rachetèrent de la domination des seigneurs. Une longue lutte s’engagea pendant laquelle l’instinct social de la bourgeoisie, de plus en plus énergique, arriva à se connaître lui-même et devint capable de gouvernement. En 1789, il se sentit assez fort pour briser, pour expulser les derniers restes de la féodalité. La voix de Dieu parla par la bouche du tiers-état. Le droit du travail fut glorieusement institué dans les lois sur les ruines du droit de conquête.

Le gouvernement constitutionnel correspondait exactement à ce droit nouveau de la richesse acquise par le travail ; mais ce droit se montra jaloux, exclusif, comme l’avait été le droit de possession par la conquête ; la bourgeoisie n’eut en vue qu’elle seule. Elle fit conspirer toutes les lois à un but égoïste : La défense du riche contre le pauvre, de celui qui possède quelque chose contre celui qui n’a rien[26]. Elle marqua nettement son règne par l’établissement du cens qui traçait avec un cynisme insolent les limites du pays légal et créait pour les enrichis l’aristocratie de la patrie.

Dès ce moment, une scission nouvelle s’opéra au sein de l’unité bourgeoise. Le travailleur industriel tombé rapidement, par un concours de circonstances imprévues, dans un état de misère qui l’excluait non-seulement de toute participation à la vie politique, mais encore de tout espoir d’y arriver, forma une classe, un ordre nouveau. L’hérédité de la misère constitua le prolétariat.

Enfermé dans un cercle fatal, refoulé, comprimé, l’instinct social du prolétariat fit un effort prodigieux ; il éclata en plaintes, en reproches ; il réclama son droit par les armes. La bourgeoisie demeura sourde ou insensible. La royauté constitutionnelle refusa d’écouter le vœu du prolétariat ; elle refusa même d’indiquer par l’abaissement du cens que peut-être elle l’écouterait un jour. Ce fut le signal de la révolution. L’instinct social encore confus et vague, au sein du prolétariat, la voix du peuple, la voix de Dieu, se choisit un gouvernement qui devait être son expression rationnelle ; la République fut proclamée.

Le gouvernement provisoire a bien mérité de la patrie, parce qu’il a été animé tout entier du désir sincère de se conformer à la volonté nationale ; parce qu’il s’est dévoué à cette tâche, sans arrière-pensée ; parce que, enfin, si quelques-uns de ses actes politiques ont été contre son but, tous portent l’empreinte d’un respect profond pour la dignité humaine que la révolution venait relever de son dernier abaissement.

Les difficultés devant lesquelles le gouvernement provisoire a vu échouer sa bonne volonté, et qui appellent toute l’indulgence de l’histoire, tenaient à une complication qui n’a pas été assez remarquée.

Le mouvement qui se produisait dans le prolétariat, et qu’il fallait seconder, se manifestait par un phénomène complexe et jusqu’à un certain point contradictoire. Au plus profond des masses, un essor général, une tendance organisatrice, aspirait à procurer à tous ce que la bourgeoisie avait conquis pour elle seule : la liberté et l’égalité. Sous le nom de socialisme, qu’on lui donna après la révolution de Février, cette tendance voulait se frayer les mêmes voies légitimes par lesquelles la bourgeoisie est arrivée à l’émancipation : l’éducation qui donne la propriété intellectuelle ; le travail qui donne la propriété matérielle. Le socialisme demandait que l’État instituât l’éducation nationale égale pour tous ; il voulait rendre la condition du travail directement productif, qui est le travail du prolétaire, égale à celle du travail indirect de la spéculation capitaliste, qui est le travail de la bourgeoisie. Il voulait, en un mot, rendre la relation du capital et du travail, concourant ensemble à la richesse publique, plus équitable et telle qu’il n’en dût pas fatalement résulter cette hérédité de la misère, dont j’ai parlé, qui perpétue à l’état de classe le prolétariat, en l’excluant, sinon en droit, du moins en fait, de tous les bienfaits de la vie sociale.

Le mouvement du prolétariat socialiste n’était donc, au fond, que l’affirmation, la consécration nouvelle, par l’extension à tous, des principes et des droits de liberté et de propriété, sur lesquels repose la société européenne.

Mais cette tendance générale organisatrice était combattue par un mouvement accidentel, particulier, purement négatif qui, sous le nom de communisme matérialiste, niait complètement ce que le socialisme voulait étendre et transformer : le principe de la liberté individuelle, ou la personnalité, et la notion de propriété qui en est, dans les sociétés modernes, le signe et le gage.

Cette opération élémentaire de l’esprit humain qui consiste à opposer la négation à l’exagération d’un principe, se fait généralement dans les cerveaux étroits où naissent les passions aveugles. Il en arriva ainsi au communisme matérialiste. Plus aisément formulé que le socialisme, il adopta, comme mode de réalisation de son principe très-simple, le procédé également très-simple et très-logique du terrorisme et passionna un petit nombre d’hommes dont le fanatisme fut d’autant plus grand que leurs vues étaient plus bornées. Sans adopter ni rejeter les doctrines des communistes, le prolétaire, voyant en eux les défenseurs les plus intrépides de sa cause, les laissa dire et faire. La bourgeoisie peu disposée, au plus fort de l’orage, à examiner de sang-froid des théories, à distinguer le juste de l’injuste, le vrai du faux, dans un mouvement révolutionnaire qui détruisait sa sécurité et menaçait son règne, confondit, dans une même réprobation, le socialisme et le communisme ; elle engagea la lutte, une lutte sans issue, à outrance, où ses victoires mêmes ne servent qu’à lui montrer plus manifestement les forces indestructibles qu’elle voudrait anéantir.

Le gouvernement provisoire, où le socialisme avait pénétré, essaya bien de le séparer du communisme et de lui faire sa place par les conférences du Luxembourg, par quelques mesures financières, par quelques projets de loi sur l’instruction publique, et marqua à cet égard des intentions sérieuses. Mais les exigences extrêmes d’un côté, les frayeurs outrées de l’autre, les heures et les jours emportés dans un tourbillon d’une rapidité inouïe, l’imprévu de tous les instants, la perplexité des meilleurs esprits, l’hésitation des consciences les plus fermes, paralysèrent sa bonne volonté. Après deux mois d’angoisses sans égales, il résigna le pouvoir comme il l’avait pris, avec la simplicité d’un patriotisme sincère. Mais il laissa toutes choses indécises et la nation en proie au plus grand trouble moral où peut-être on l’ait jamais vue. Qui ne l’absoudrait cependant ; qui oserait se montrer plus sévère envers lui que ne le fut l’Assemblée nationale, en constatant qu’après trois années de luttes et de péripéties les plus extraordinaires, la situation reste au fond pareille, si ce n’est empirée ?

Communisme ou terrorisme, c’est encore à cette heure le mot d’une lutte dont on ne sait pas conjurer la menace. Socialisme ou démocratie, c’est le mot incompris de l’organisation et de la paix indéfiniment ajournées. Aussi longtemps que la bourgeoisie confondra le communisme et le socialisme, la démocratie et le terrorisme, et combattra l’un avec l’autre, au lieu de combattre l’un par l’autre, la société sera livrée à l’action et à la réaction perpétuelles de l’état révolutionnaire.

Le jour où la bourgeoisie comprendra que l’aspiration du prolétariat est légitime et qu’il lui faut donner satisfaction par la réforme des institutions sociales, le communisme et le terrorisme auront cessé d’exister. On ne saurait trop le répéter, le communisme n’a qu’une valeur accidentelle et toute négative dans l’état social au dix-neuvième siècle, particulièrement dans l’état de la société française. Non-seulement la conception sur laquelle il repose est anti-scientifique et radicalement opposée au mouvement de la civilisation moderne, mais encore il est plus spécialement anti-français.

L’hypothèse d’un État communiste, admissible à la rigueur pour quelques peuples de l’Europe orientale, n’est pas soutenable quand on l’applique aux nations de race latine où le sentiment de la personnalité, et conséquemment de la propriété, est arrivé à son plus haut degré de puissance. Dans la conception française de l’idée de propriété, on sent encore la consécration religieuse de son origine romaine. Le prolétariat communiste lui-même, qui nie la propriété et la personnalité, par cela seul qu’il désespère d’y atteindre, le jour où il saisirait le pouvoir, se sentirait frappé d’impuissance et vaincu par le génie de la nation[27].

Aux yeux du philosophe, le problème reste aujourd’hui, après une douloureuse expérience de trois années, posé exactement dans les mêmes termes où le posa la voix du peuple en proclamant, le 24 février 1848, la République démocratique et sociale.

Quels que soient désormais les accidents prochains ou lointains de la crise dans laquelle la France est engagée ; quels que soient le nom et la forme des gouvernements qui se succéderont, ils n’auront pas d’autre sens, pas d’autre caractère, pas d’autre mission que celle qui fut donnée au gouvernement provisoire. Ils seront brisés, ils demeureront impuissants, ils n’auront ni force ni durée, s’ils n’expriment pas le génie national, la voix de Dieu au dix-neuvième siècle : Le suffrage universel instituant la démocratie[28].

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME

 

 

 



[1] C’était à ce moment-là l’épithète obligée dans le langage politique.

[2] On promettait après la révolution de consacrer le Louvre et les Tuileries, réunis sous le nom de Palais du peuple, aux amusements populaires. Ce projet était, comme tous ceux que l’on formait alors, plus ambitieux que sensé. Mais le jour viendra ou le gouvernement démocratique sera contraint de toute nécessité à construire, pour les réunions habituelles des citoyens, de vastes enceintes d’un caractère noble et simple, des salles appropriées à des concerts, à des cours, à des bibliothèques, reliées entre elles par des galeries couvertes, ou promenoirs d’hiver, dont une exposition perpétuelle de fleurs, de peinture et de sculpture formera la décoration toujours renouvelée.

[3] Il est curieux de voir comment, au temps de Catherine de Médicis, le calviniste Bernard Palissy se plaint (De l’art de terre, 1580), de cette vulgarisation de l’œuvre des maîtres. As-tu pas veu aussi, dit-il, combien les imprimeurs ont endommagé les peintres ou pourtrayeurs savants. J’ay souvenance d’avoir veu les histoires de Nostre-Dame imprimées de gros traits, après l’invention d’un Allemand nommé Albert, lesquelles histoires vindrent une fois à tel mépris à cause de l’abondance qui en fut faite qu’on donnoit pour deux liards chacune des dites histoires, combien que la pourtraiture fût d’une belle invention. Vois-tu pas aussi combien la moulerie a fait dommage à plusieurs sculpteurs sçavants, à cause qu’après que quelqu’un d’iceux aura demeuré longtemps à faire quelque figure de prince et de princesse, ou quelque autre figure excellente, que si elle vient à tomber entre les mains de quelque mouleur, il en fera si grande quantité que le nom de l’inventeur, ni son œuvre ne sera plus connue, et donnera à vil prix lesdites figures à cause de la diligence que la moulerie a amenée, au grand regret de celui qui aura taillé la première pièce.

[4] L’école de peinture si fortement retenue dans la tradition grecque et florentine et prémunie contre le dévergondage du temps par la rigoureuse discipline de M. Ingres ; d’habiles travaux de restauration à la Sainte-Chapelle, à Fontainebleau, au Louvre ; des monuments d’une érudition pleine de goût, élevés par MM. Labrouste et Duban, serviront d’exemple à ce que j’avance.

[5] On sait que la loi de 1791 excluait les hommes à gage et exigeait, comme cens électoral, une contribution égale à trois journées de travail. La loi du 21 juin 1793, qui établissait l’élection directe des députés par des assemblées formées de citoyens domiciliés depuis six mois dans un canton, ne fut pas exécutée. La loi du 22 août, qui rétablit l’élection à deux degrés, fut suivie jusqu’en 1799.

[6] L’indemnité de 25 francs par jour, si inconsidérément attaquée par la presse démocratique, n’avait pas d’autre but.

[7] Le passage suivant d’un mandement de l’évêque de Dijon, en date du 8 mars 1848, donne une idée exacte de l’attitude généralement prise par le clergé catholique :

Monsieur le curé,

Vous le savez déjà, le gouvernement fondé en 1830 vient d’être emporté par un orage semblable à celui du sein duquel il était sorti. Celui qui règne dans les cieux et de qui relèvent tous les empires vient encore de donner aux peuples et aux rois cette grande et terrible leçon. Tout pouvoir qui méconnaîtra les intérêts généraux du pays ne pourra jamais y prendre racine. Tout gouvernement qui voudra arrêter les développements progressifs des libertés publiques sera tôt ou tard englouti par ce flot des idées et des besoins légitimes qui monte sans cesse, et qu’on ne peut dominer qu’à la condition de lui tracer un libre et paisible cours.

[8] Voir la circulaire de M. de Montalembert aux électeurs du Doubs, 3 avril 1848.

[9] Voir pour plus de facilité toutes ces professions de foi réunies dans le numéro de la Presse du 25 février 1851.

[10] Il est remarquable que le langage de la presse réactionnaire et le langage des journaux ultra-radicaux étaient à ce moment le même. Les journaux royalistes protestaient aussi contre ce qu’ils appelaient une fausse représentation nationale. (Voir l’Assemblée nationale, n° du 8 mars 1848 et des jours suivants.)

[11] Contrat social, v. II, ch. VII.

[12] Beaucoup de paysans, dans les campagnes reculées, s’étonnaient de cette liste de noms imprimés qu’on leur remettait et disaient naïvement : Mais le gouvernement a déjà choisi, pourquoi nous fait-on voter ?

[13] Raspail, l’Ami du peuple, avril 1848. M. Louis Blanc, dans les Pages d’histoire, ch. XV, exprime la même pensée. Ce n’est point à l’intérêt du moment que se doit mesurer l’importance des principes qui régissent les sociétés ; le suffrage universel repose sur la notion du droit, et rien que dans la reconnaissance solennelle du droit il y a un fait d’une portée immense.

[14] Cette pensée n’avait rien d’erroné, ni même de nouveau. Bien avant M. Carnot, Xénophon avait dit dans sa République d’Athènes (ch. I) : Rien cependant de plus sage que de permettre, même au dernier plébéien, de parler en public. Le dernier artisan, étant maître de se lever et de haranguer l’assemblée, y donnera des conseils utiles à lui et à ses pareils. Dans l’opinion publique, cet homme, tel qu’il est, avec son ignorance, ses vues basses, mais son zèle pour la démocratie, vaut mieux qu’un citoyen distingué avec des vues nobles, de la pénétration, mais qui a des intentions perfides.

[15] La révolution qui a emporté les rois, les pairs et les députés, respecte la famille, le mariage, les testaments et les tribunaux, dit le Manuel de M. Renouvier ; partout il développe cette pensée, que le capital et l’intérêt du capital, la donation et l’héritage sont choses parfaitement légitimes, nécessaires à la dignité et à la liberté du citoyen. (Voir au Manuel, le ch. II : De la sûreté et de la propriété.)

[16] Ce fut l’avis émis par l’Institut ; c’était l’opinion de beaucoup d’hommes politiques.

[17] Sur cette liste, composée de 19 noms, il y en avait 10 appartenant au prolétariat.

[18] M. Senard, dans son discours à l’Assemblée nationale (séance du 8 mai 1848), donne les chiffres suivants : 41 barricades, contre lesquelles il aurait été tiré 19 coups de canons ; 11 hommes tués dans le combat, 76 blessés, recueillis dans les hospices et dont 23 y sont morts. Mais ces chiffres paraissent être restés fort au-dessous de la réalité.

[19] Elle se composait des citoyens : Viez, délégué des typographes ; Six, délégué des tapissiers ; Bonnefond, délégué des cuisiniers ; Passard, délégué des brasseurs ; Pernot, délégué des ébénistes ; Duchêne, délégué des compositeurs. Cette commission siégea huit jours durant, à partir du 5 mars ; elle entendit 70 candidats. Les questions auxquelles ils eurent à répondre étaient celles-ci :

Que pensez-vous des institutions actuelles ?

Quelles sont vos idées en matière de religion ? Êtes-vous pour la liberté des cultes ? Les cultes doivent-ils être salariés par l’État ?

Quelles sont vos vues sur l’organisation du travail ?

Quelles réformes croyez-vous qu’on doive introduire dans la magistrature ?

Comment entendez-vous l’organisation de l’armée ? Quel rôle doit être le sien, maintenant, et plus tard ?

Sur quelles bases doit reposer, suivant vous, le système des impôts ?

Quel est votre opinion relativement au divorce ?

Que pensez-vous des relations à établir entre la France et les divers peuples de l’Europe, notamment l’Allemagne et l’Italie ?

[20] Voir aux Documents historiques, n° 29. La liste des candidats du Luxembourg fut arrêtée, après trois séances consécutives, dans l’assemblée qui se constitua le 17 avril.

[21] Deux incidents de ce mouvement électoral méritent particulièrement d’être rapportés.

M. Blanqui proposa lui-même à son club la candidature de M. Auguste Comte, disciple de Saint-Simon, fondateur de la philosophie positive ; comme ce nom, commun à un physicien célèbre, fut accueilli par un éclat de rire, M. Blanqui entra en colère, gourmanda son auditoire et lui fit honte de sa profonde ignorance.

Béranger déclina la candidature par une lettre ironique adressée aux électeurs du département de la Seine :

Il est donc bien vrai que vous voulez faire de moi un législateur, disait-il, j’en ai douté longtemps. J’espérais que les premiers qui ont eu cette idée y renonceraient par pitié pour un vieillard resté étranger jusqu’à ce jour aux fonctions publiques, et qui, pour s’en montrer digne, aura tout à apprendre à l’époque de la vie où l’on ne peut plus apprendre rien. Des amis m’ont répété que refuser de pareilles fonctions serait une faute. Je crois le contraire. Mais, en effet, si c’est une faute, évitez-la-moi (sic), vous à qui je voudrais les éviter toutes… J’ai été prophète, dites-vous. Eh bien, donc, au prophète le désert. Pierre l’Ermite fut le plus mauvais conducteur de la croisade qu’il avait si courageusement prêchée, bien qu’il eût pour compagnon le brave Gautier-sans-Avoir, comme disaient les riches de ce temps-là.

Puis n’est-il pas plus sage qu’à une époque où tant de gens se prétendent propres à tout, quelques-uns donnent l’exemple de ne savoir être rien ? La nature m’a créé pour ce genre d’utilité qui ne fait envie à personne.

Enfin, chers concitoyens, que l’ivresse du triomphe ne vous abuse pas. Vous pourrez avoir besoin encore qu’on relève votre courage, qu’on ranime vos espérances. Vous regretteriez alors d’avoir étouffé sous les honneurs le peu de voix qui me reste. Laissez-moi donc achever de mourir comme j’ai vécu, et ne transformez pas en législateur inutile votre ami, le bon et vieux chansonnier.

À vous de cœur, chers concitoyens.

Béranger.

Passy, 30 mars 1848.

Béranger, élu malgré lui, ne parut que très-peu de temps à l’Assemblée constituante. Le 8 mai, il adressait au président sa démission sous le prétexte goguenard qu’il ne s’était préparé au mandat de représentant, ni par des méditations, ni par des études assez sérieuses. Cette démission, repoussée à l’unanimité par l’Assemblée, il la renouvela, le 14 mai, en termes plus pressants encore et la fit accepter.

[22] Voir aux Documents historiques, n° 30, la liste, par ordre numérique, des suffrages obtenus par les candidats à l’Assemblée nationale, dans le département de la Seine.

[23] Le procureur de la République, M. Landrin, avait averti le gouvernement que les clubs tramaient quelque complot, et il avait demandé quatre mandats d’amener contre M. Blanqui et les siens ; mais le gouvernement s’y refusa. M. de Lamoricière, le matin même de l’ouverture de l’Assemblée, avait été demander au ministre de la guerre de prendre des mesures de défense.

[24] Je crois devoir rappeler encore que ceci était écrit en 1850.

[25] Expression des journaux royalistes.

[26] Adam Smith, liv. I et V.

[27] La répulsion profonde du peuple pour les deux formes de l’idée communiste qu’il voit réalisées, l’hospice et la fosse commune, serait, à défaut d’autres raisons plus scientifiques, un signe manifeste de son sentiment énergique de personnalité et de propriété. Un gouvernement qui assurerait au cadavre du pauvre la propriété de six pieds de terrain dans un cimetière serait le gouvernement le plus populaire qu’on eut jamais vu.

[28] Le salut ou la perte des États, écrit Gioberti, reposent aujourd’hui sur les idées et sur les classes démocratiques. Qui les a contraires est perdu ; parce que la démocratie croît terriblement chaque jour, envahit tout et acquiert de la force jusque dans ses défaites. (Del Rinovamento civile d’Italia, v. I, p. 91.)