HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE XII. — LE PEUPLE AUX TUILERIES.

 

 

Après la fuite de Louis-Philippe, la duchesse de Montpensier, qui n’avait pu trouver place dans les voitures du roi, se rendit à pied chez M. Jules de Lasteyrie, rue de Miroménil. Le duc de Wurtemberg et son fils s’étaient échappés par la galerie du Louvre. Le général Sébastiani, ayant revêtu des habits bourgeois, avait quitté les Tuileries en même temps que Louis-Philippe et s’était réfugié dans l’hôtel de son frère, rue du faubourg Saint-Honoré. Quant au maréchal Bugeaud, dédaignant toutes précautions, il sortit à cheval, en uniforme, lentement, fièrement, écartant à droite et à gauche les carabines des insurgés qui affluaient sur le quai. Comme il se dirigeait vers le faubourg Saint-Germain, il se croisa, sur le Pont-Royal, avec un groupe d’hommes du peuple qui, l’ayant reconnu, se mit à murmurer : À bas Bugeaud ! Mort à Bugeaud ! Le maréchal était déjà loin, quand le bruit confus de ces menaces frappa son oreille. Aussitôt il tourna bride, marcha droit sur le groupe d’où elles partaient. Qu’est-ce que j’entends ? s’écria-t-il ; vous voulez la mort de Bugeaud ? mais le connaissez-vous bien, Bugeaud ? savez-vous ce qu’il a fait pour son pays ? Bugeaud est un des derniers qui aient envoyé des balles aux Prussiens et aux Russes, quand ils menaçaient Paris. Bugeaud a soumis l’Algérie à la France. Allez, croyez-moi, respectez Bugeaud et tous les braves de l’armée, vous aurez besoin d’eux avant qu’il soit longtemps ! Et les insurgés, gagnés par cette parole franche et vraiment populaire, entourèrent le maréchal en criant Vive Bugeaud ! Puis ils l’escortèrent comme en triomphe jusqu’au seuil de sa demeure.

Les troupes qui, sous les ordres du général Rulhières, avaient occupé tous les abords du jardin et protégé ainsi le cortège de la duchesse d’Orléans, s’étaient repliées et massées sur la place de la Concorde où, sur l’ordre exprès du duc de Nemours, elles devaient attendre que la régente sortit de la Chambre, pour l’escorter jusqu’à Saint-Cloud. Le général Bedeau tenait toujours la fête du Pont-Royal. Ces deux généraux disposaient encore de forces suffisantes pour couvrir le palais Bourbon et le défendre, de ce côté, contre l’invasion du peuple.

Revenons aux insurgés que nous avons laissés entrant dans la cour du Château. Leur surprise fut extrême de voir que la troupe ne faisait aucun préparatif de défense. Ils ignoraient encore la fuite du roi ; c’est à peine s’ils ajoutaient foi à son abdication. Ils s’attendaient à trouver aux Tuileries une résistance formidable.

La première colonne d’insurgés qui pénétra dans la cour, était commandée par un officier de chasseurs de la 10e légion, homme de résolution et de dévouement, le capitaine Dunoyer.

Il est intéressant de suivre la marche de cette colonne, depuis le moment où elle s’était séparée des défenseurs de la dynastie. C’était vers neuf heures du matin ; on venait d’apprendre à la mairie du 10e arrondissement, où la 3e compagnie du 4e bataillon, sous les ordres du capitaine Dunoyer, s’était rendue pour demander des cartouches[1], que la prison militaire de l’Abbaye, détendue par un poste d’infanterie, était attaquée parle peuple. À ce moment, plusieurs élèves de l’École polytechnique arrivaient ; ils annoncent à haute voix que tous les élèves se sont divisés, pour aller, dans chaque arrondissement, concourir avec la garde nationale au rétablissement de l’ordre et au maintien de la liberté. Des cris redoublés de Vive l’École polytechnique ! vive la réforme ! saluent cette nouvelle, et l’on se met, aussitôt, en marche vers l’Abbaye pour aller, s’il en est temps encore, s’interposer entre le peuple et la troupe. En débouchant sur la place, la colonne voit que les insurgés sont maîtres de la prison ; ils avaient désarmé les soldats, délivré les prisonniers, et ils commençaient à démolir la maison d’arrêt. Incertains sur les dispositions de la garde nationale, ils se retirent silencieusement derrière leur barricade, établie en tête de la place, et se tiennent en observation. Le capitaine Dunoyer les, aborde et les somme de ne pas continuer une destruction inutile. Ils répondent par les cris de Vive la garde nationale ! vive l’École polytechnique ! vive la réforme !Oui, mes amis, Vive la réforme ! dit Dunoyer ; que tous ceux qui la veulent nous suivent avec ordre et discipline. Puis, voyant que les insurgés, armés de pioches, de marteaux de forge, de pinces à démolir, de haches, de barreaux de fer et de sabres, manquent de fusils, il propose d’en aller prendre à la caserne municipale de la rue de Tournon. On se range à sa suite et l’on marche en avant, en chantant la Marseillaise.

Avec ce renfort, qui la porte environ à six cents hommes, la colonne se dirige vers la caserne de la rue de Tournon. Elle la trouve occupée par un détachement de la 11e légion. Les gardes municipaux l’ont évacuée de grand matin pour aller prendre position sur la rive droite de la Seine.

Alors, Dunoyer conduit ses hommes à la caserne des sapeurs-pompiers, rue du Vieux-Colombier, où il espère trouver des armes. La caserne est fermée ; la sentinelle se retire dans le poste. Le commandant paraît à une fenêtre du rez-de-chaussée, et, le capitaine Dunoyer lui ayant demandé des armes pour ses volontaires, il consent, après quelques difficultés, à livrer environ quatre-vingts fusils, que l’on passe à travers la grille d’une croisée. Ces fusils sont chargés ; un coup de feu part accidentellement. Plusieurs insurgés, se croyant attaqués, crient : Vengeance ! et veulent mettre le feu aux portes ; mais les gardes nationaux parviennent à les rassurer. La colonne s’ébranle et se divise en deux détachements ; cent volontaires du peuple se dirigent, par la rue du Cherche-Midi, vers la maison du conseil de guerre, bien résolus à l’enlever de vive force. Après avoir recruté sur leur chemin des hommes et des armes, ils doivent prendre par derrière la caserne de la rue de Babylone, pendant que la colonne principale, sous les ordres de Dunoyer, l’attaquera par-devant.

Mais, arrivés à l’entrée de la rue de Babylone, quelques gardes nationaux de cette colonne, ayant été reconnaître les dispositions de la caserne, apprennent que la troupe en est partie la veille et qu’il n’y a plus au poste qu’un petit nombre de jeunes soldats récemment entrés au corps. Le sergent qui parlemente avec eux propose de recevoir dans le poste quelques gardes nationaux pour le garder en commun ; il ajoute en même temps, du ton le plus ferme, que, si l’on prétend le désarmer, lui et les siens, il se défendra à outrance. Cette réponse énergique impose le respect. Le capitaine Dunoyer fait faire volte-face à sa troupe et va rejoindre avec elle le détachement qui revient du poste du conseil de guerre.

Ce poste, après une courte résistance, a été enlevé et désarmé. On a, comme partout, brûlé les portes et délivré les soldats détenus. On apprend au même moment que d’autres bandes d’insurgés ont pris les casernes de la rue Mouffetard, de la rue des Grès, de la rue du Foin, de la rue des Carmes, et désarmé tous les postes intermédiaires. Le succès du peuple est complet de ce côté de la Seine.

La colonne de Dunoyer, grossie dans sa marche et forte d’environ quinze cents hommes, après avoir franchi de nombreuses barricades sur la place de la Croix-Rouge, dans les rues du Four, de Bussy, Saint-André-des-Arts et Dauphine, arrive en tête du Pont-Neuf, à l’entrée du quai Conti. La garde municipale stationne sur le quai de l’Horloge. Un détachement de cuirassiers est à cheval, en face du terre-plein Henri IV. Les insurgés s’arrêtent un moment et font flotter leurs drapeaux en criant : Vive la réforme ! mais, voyant que la troupe fait bonne contenance et qu’elle est prête à recevoir le combat, ils passent outre.

À l’entrée de la rue des Petits-Augustins, ils voient accourir du quai Voltaire une dizaine de gardes nationaux à cheval qui agitent en l’air des mouchoirs blancs. Le plus avancé, quand il est à portée de la voix, s’écrie : Tout est fini, mes amis ! le roi abdique en faveur de son petit-fils ; la duchesse d’Orléans est nommée régente ! À ces paroles, des murmures éclatent dans les rangs des insurgés. Cela se peut, répond Dunoyer, mais nous n’avons plus de foi aux paroles ; nous ne quitterons pas nos armes que l’armée ne soit sortie de Paris.

Sans insister davantage, les cavaliers continuent leur marche par la rue des Saints-Pères ; ils vont porter dans tout le faubourg Saint-Germain la nouvelle de l’abdication, qui est à peu près partout bien accueillie.

Cependant la colonne a gagné le pont des Saints-Pères, occupé par la troupe. Avant de passer outre, Dunoyer tient conseil avec ceux qui l’entourent, et propose de traverser la Seine pour marcher sur les Tuileries. Quelques-uns font observer que, si le roi a véritablement abdiqué, il importe de courir immédiatement à la Chambre, afin de mettre en déroute les partisans de la régence. D’autres se rangent à l’avis du capitaine. Mais, pendant ces pourparlers, une grande hésitation s’est manifestée dans la colonne. La nouvelle de l’abdication du roi et de la régence de la duchesse d’Orléans, qui circule, l’aspect des quais occupés par des troupes en bon ordre, les fortes détonations que l’on entend incessamment dans la direction du Palais-Royal, ont ralenti l’ardeur des combattants. On juge qu’il y aurait folie à s’aventurer sur la rive droite et à braver, en si petit nombre, les forces considérables qui défendent les Tuileries. Six ou huit élèves de l’École polytechnique viennent annoncer à Dunoyer qu’ils ont promis à leurs chefs de ne pas sortir de la limite de l’arrondissement et de n’agir que par voie de conciliation ; sans écouter aucune objection, ils se retirent. Aussitôt, la plupart des gardes nationaux et des volontaires les imitent. La colonne, tout à l’heure de quinze cents hommes, est réduite à cent cinquante, parmi lesquels on ne compte plus que soixante gardes nationaux et quatre élèves de l’école polytechnique, tes jeunes Prats, Vial, Lebelin et Cahous, qui, tout en s’exposant au danger de l’audacieuse tentative que l’on projette, déclarent qu’ils resteront fidèles au serment fait à leurs chefs de ne pas tirer l’épée hors du fourreau.

Dunoyer est un instant ébranlé par cette défection ; sa responsabilité devient immense. Il s’agit de tenter un coup décisif, et il ne peut se dissimuler que les choses ne prennent pas une tournure favorable. Mais l’enthousiasme de sa petite troupe le ranime : En avant ! en avant ! s’écrie-t-on autour de lui. Les tambours battent la charge, on s’avance intrépidement sur le pont, au risque d’être mitraillé.

Les quais du Louvre et des Tuileries sont occupés militairement. Le 7e régiment de cuirassiers arrivant du pont Neuf est à la gauche du pont ; le 37e de ligne, sous les armes, est à la droite. On ignore les dispositions de la troupe ; mais, sans qu’il y ait rien de provocant dans son attitude, elle semble prête à accepter le combat.

La colonne insurgée fait halte, à peu de distance des premiers pelotons. Dunoyer, s’approchant des officiers, leur annonce que les trois légions de la rive gauche, suivies du peuple en armes, marchent sur le Palais-Royal pour arrêter l’effusion du sang. Sa compagnie, dit-il, est l’avant-garde de l’armée populaire et vient demander le libre passage.

L’un des officiers va consulter le colonel, qui, à la vue des gardes nationaux mêlés au peuple, élève en l’air la poignée de son épée ; aussitôt les soldats dressent la crosse de leurs fusils. Un passage s’ouvre devant la colonne révolutionnaire ; elle traverse le Louvre aux cris de : Vive la France ! vivent les cuirassiers ! vive la ligne ! La musique du régiment répond à ces cris, en jouant la Marseillaise.

Pendant ce temps, quelques insurgés s’étaient glissés un à un le long du quai des Tuileries, en fraternisant avec les soldats. Ils ne tardent pas à pénétrer dans la cour du Carrousel par le guichet de l’Orangerie.

La cour des Tuileries est occupée par de nombreuses troupes, mais la place du Carrousel est complètement évacuée. Une foule en armes, venant de la rue Saint-Thomas, commence à l’envahir, au moment même où la colonne de la rive gauche achève de passer le guichet du Louvre ; trois coups de canon se font entendre ; une fusillade retentit sur la ligne du château : elle tue et blesse plusieurs insurgés. La colonne de Dunoyer riposte, ainsi que le groupe qui avait pénétré par le guichet de l’Orangerie. Plusieurs balles mortelles atteignent à la fois un malheureux piqueur en grande livrée rouge, qui conduisait au château deux chevaux des écuries royales, destinés aux voitures de madame la duchesse d’Orléans. Aussitôt, sur les instances de quelques-uns des siens, Dunoyer commande un mouvement de retraite pour aller s’assurer de nouveau des dispositions de la troupe qui gardait la tête du pont du Carrousel. On fraternise ; les cuirassiers annoncent qu’ils veulent retourner à Versailles, leur ville de garnison. Pendant ce temps, le chasseur Tordeux, qui avait vu plusieurs pièces d’artillerie sortir de la cour des Tuileries par le guichet du pont Royal, va observer si elles ne prennent point une direction offensive ; il constate qu’elles se dirigent vers la place de la Concorde. Alors les tambours des insurgés battent la charge, la colonne reprend sa marche à travers la place presque déserte, et parvient jusqu’au poste de l’état-major, où stationne, l’arme au pied, la garde nationale de service, composée de plusieurs détachements de la quatrième, de la cinquième et de la sixième légion.

Dunoyer invite le commandant à se joindre à lui pour pénétrer ensemble dans les Tuileries ; celui-ci s’y refuse en alléguant qu’il a un service commandé et qu’il n’y saurait manquer sans un ordre supérieur. Malgré ce refus, les insurgés passent outre. Presque aussitôt les divers détachements quittent la place, tournent par la rue de Rohan et vont se répartir dans plusieurs postes voisins. La colonne de Dunoyer se rapproche alors de la grille du château et bientôt elle y entre par le guichet de l’Échelle, que l’on vient d’ouvrir pour la garde nationale de service ; elle marche avec ordre, tambours en tête et la crosse en l’air. Elle se déploie dans la cour des Tuileries aux cris de : Vive la réforme ! La garde nationale, alignée près du poste de l’Échelle et le long du pavillon de l’Horloge, reste morne et silencieuse.

Une artillerie formidable est encore en bataille dans la cour. Le vingt-cinquième régiment de ligne, sous les armes, stationne devant le poste où est déposé son drapeau. On voit, plus loin, un bataillon du génie et de forts détachements de cavalerie. Au milieu de tout cet appareil guerrier règne un profond silence. La consternation paraît sur tous les visages. Dunoyer s’avance alors vers le commandant du cinquante-deuxième. Tout Paris est en révolution, lui dit-il ; la garde nationale, le peuple et l’armée fraternisent ; nous venons ici fraterniser avec le brave cinquante-deuxième. Les officiers répondent à Dunoyer qu’ils se préparent à partir ; un sergent, qu’il interroge sur le nombre de cartouches dont il dispose, lui montre sa giberne vide.

Sur ces entrefaites, un valet de chambre du comte de Paris aborde Dunoyer ; il lui annonce que la duchesse d’Orléans est à la Chambre, le conjure de protéger le retour de la princesse et l’invite à monter dans l’une des deux voitures qui sont la, prêtes à partir pour aller chercher la régente et le jeune roi, ajoutant qu’il a plein pouvoir pour lui offrir tout ce qu’il pourrait désirer. Ne comptez ni sur moi, ni sur mes compagnons d’armes, lui répond Dunoyer ; nous ne sommes pas ici pour servir les princes. Presque au même moment, M. Lemercier, en grand uniforme de colonel de la garde nationale, s’approche et renouvelle à Dunoyer les mêmes instances et les mêmes promesses ; mais, voyant qu’il ne peut le persuader, il monte sur le siège de l’une des voitures et part pour la Chambre. Un gardien du château, interrogé par les insurgés, leur dit que le roi est encore dans ses appartements. Aussitôt ils s’avancent vers le pavillon de l’Horloge. La, ils rencontrent le colonel Bilfeld, gouverneur du château, pâle, hors de lui. Il se jette dans les bras de Dunoyer et le supplie de l’épargner. Celui-ci le rassure, mais l’engage à quitter son uniforme et à sortir au plus vite des Tuileries. Trois insurgés se détachent pour accompagner le colonel jusque dans ses appartements. De plus en plus surpris du succès de leur audace, les insurgés pénètrent dans le vestibule du pavillon de l’Horloge, d’où ils aperçoivent au loin, dans le jardin, dont les grilles d’enceinte sont encore fermées, le cortège fugitif de madame la duchesse d’Orléans qui touche à la place de la Concorde. Ils montent le grand escalier, croyant à chaque pas être assaillis. Ils parcourent ainsi avec précaution plusieurs salles et galeries ; Le général Carbonel, enveloppé d’un caban, passe rapidement près d’eux et se retourne pour recommander au volontaire Lacombe de ne rien gâter dans les appartements. Dans une pièce de service, un garçon lampiste est tranquillement occupé à nettoyer un verre de lampe.

Enfin l’on arrive à la salie du trône. Deux faisceaux de drapeaux tricolores en soie frangée d’or ornent les deux côtés du fauteuil royal. Chaque insurgé veut s’y asseoir à son tour. Dunoyer fait à ses compagnons d’armes une allocution chaleureuse, puis il trace sur les moulures du trône ces simples paroles :

LE PEUPLE DE PARIS À L’EUROPE ENTIÈRE :

Liberté, Égalité, Fraternité.

24 février 1848.

 

Un cri enthousiaste de Vive la République ! le premier qu’on ait poussé depuis le matin, tant on a été fidèle à la consigne donnée par les chefs politiques, salue cette proclamation solennelle et familière tout ensemble de la victoire du peuple. Les insurgés courent aux fenêtres et font retentir au dehors leurs acclamations. À cet appel, les gardes nationaux de service arrivent ; l’un d’eux, lieutenant de la cinquième légion, monte les degrés du trône et commence, à la surprise générale, une harangue en faveur du prince Louis Bonaparte ; interrompu par des marques de réprobation unanimes, l’orateur désappointé se perd dans la foule.

Après une courte halte, la colonne de Dunoyer se remet en marche et traverse les appartements qui conduisent au musée. Tout annonce qu’ils viennent à peine d’être quittés par la famille royale. De grands feux brûlent, dans les cheminées. Des billes et des queues de billard sont encore jetées pêle-mêle sur le tapis, comme pour une partie momentanément suspendue. Un piano est resté ouvert. Des albums sont épars çà et là. Dans la salle à manger, la table n’est qu’à moitié desservie ; quelques insurgés s’y rafraîchissent à la hâte. Arrivés à l’escalier du pavillon de Flore, près de l’aile attenante au Louvre, un bruit confus se fait entendre une porte à double battant s’ouvre comme d’elle-même, et les insurgés se voient, à l’entrée de la grande galerie du musée, à dix pas d’un détachement de gardes municipaux sous les armes[2] ; à l’autre extrémité de la galerie un détachement du génie est occupé à former une barricade avec des banquettes.

Les insurgés s’arrêtent brusquement ; ils se croient pris dans une embûche. Nous sommes trahis ! s’écrient-ils, et aussitôt leurs armes s’abaissent ; mais le capitaine Dunoyer s’avance entre eux et les gardes municipaux, et, s’adressant au commandant Vous êtes tous des braves, lui dit-il ; vous pouvez vous défendre, mais à quoi bon ? le roi est en fuite. Le peuple vainqueur arrive de toutes parts ; aucun de vous n’échappera à sa colère. Laissez là vos armes, fiez-vous à nous, et nous jurons de vous sauver.

Le maréchal des logis tend la main à Dunoyer, et donne ainsi le signal de la paix ; aussitôt les soldats élèvent la crosse de leurs fusils en criant À bas Guizot ! vivent les enfants de Paris ! vive la garde nationale ! vive la réforme ! Puis ils déposent leurs armes, jettent à terre leurs équipements et leurs cartouches, et viennent serrer la main des gardes nationaux et des insurgés. Ceux-ci, craignant d’être surpris par l’invasion du peuple, se hâtent de quitter une partie de leurs vêtements pour en couvrir les gardes municipaux ; on protège leur retraite à travers la foule en armes, qui déborde déjà dans les salons. On les escorte par petits groupes ; on les conduit au poste du pavillon Marsan, que vient de quitter le 52e de ligne. Là, ils achèvent de se travestir, puis ils sortent isolément, comme ils peuvent[3].

Le détachement du génie suit leur exemple et va se réunir à un autre détachement de la même arme qui se dispose à partir, ainsi que le 52e de ligne, et tout ce qui reste encore de troupes dans la cour du château.

Pendant cette retraite, une démonstration politique d’un caractère étrange avait lieu dans la salle des maréchaux. Un homme d’une haute taille, les cheveux en désordre, les joues creuses, le regard flamboyant, les vêtements déchirés, fend la foule ; ses longues mains crispées agitent une feuille de papier. Il fait signe qu’il veut parler ; il monte sur une banquette, et commence d’une voix épuisée par la fatigue et par l’émotion une lecture qui se perd dans le tumulte. Mais tout d’un coup le silence se fait ; on vient de reconnaître l’ami dévoué du peuple, le héros de l’insurrection lyonnaise, le républicain ardent, passionné jusqu’au délire : Charles Lagrange. On se presse autour de lui ; on l’écoute avidement. Il lit d’un accent ironique l’acte d’abdication du roi : Citoyens, s’écrie-t-il en promenant sur son auditoire un regard interrogateur, est-ce là ce qu’il vous faut ? La France se courbera-t-elle sous le sceptre d’un enfant, d’une femme ? Voulez-vous d’une régence en quenouille ?Non ! non ! s’écrie la foule, pas de royauté pas de régence !

Vous avez raison, mes amis, répond Lagrange, il nous faut une bonne République ! Et il descend de sa banquette aux cris redoublés de Vive la République ! On l’entoure, on l’étouffe presque dans un transport d’enthousiasme. Suivi de la foule, il se dirige vers la salle du Trône, où le capitaine Dunoyer rallie ses hommes et se prépare a marcher sur la Chambre. Il vient d’arracher un drapeau du faisceau qui décore le trône. Le lieutenant Girard, de la 11e légion, en a pris un autre qu’il remet au jeune Lebelin, de l’École polytechnique. À la Chambre ! à la Chambre ! pas de régence ! s’écrie-t-on.

La colonne s’ébranle ; se pressant sur les pas de leur chef, les insurgés abandonnent les Tuileries à la multitude ; ils sortent par le guichet du pavillon de Flore, traversent le pont Royal, se dirigent par le quai d’Orsay vers le palais Bourbon[4] ; il est environ deux heures.

Pendant que la colonne de Dunoyer sortait d’un côté, une masse considérable de peuple entrait de l’autre dans la cour du château. La place du Carrousel et la cour étaient, depuis dix minutes environ, complètement vides. Les troupes avaient opéré leur retraite. Les gardes nationaux étaient entrés dans le château, ou s’étaient retirés dans l’intérieur des postes. La colonne populaire qui vint prendre possession des Tuileries marchait en bon ordre et sans aucun tumulte. Le maire du deuxième arrondissement, M. Berger, la canne à la main, ceint de l’écharpe tricolore, était en tête de cette espèce de procession armée, mais pacifique. On y voyait des ouvriers en blouse, des gardes nationaux, des soldats de la ligne, des femmes, des enfants qui se donnaient gaiement le bras et semblaient, tout ravis de leur facile victoire, n’avoir d’autre pensée que celle d’une fraternité confiante[5]. Cette foule inoffensive se répandit bientôt dans les appartements royaux. À ce moment, M. de Girardin, qui revenait de la place du Palais-Royal et qui ignorait les derniers événements, entrait aux Tuileries. Poussé dans le château par le flot populaire, reconnu et interrogé par des insurgés qui ne savaient pas plus que lui ce qu’était, devenue la famille royale, il leur annonce l’abdication de Louis-Philippe, et la régence de la duchesse d’Orléans. Cette nouvelle est favorablement accueillie ; elle paraît même surpasser l’attente de ceux à qui il la communique. Est-ce bien vrai ? disent-ils, est-ce signé ? M. de Girardin, pour donner plus de crédit à ses paroles, s’assied à une table, et, pendant une heure environ, il écrit et signe près de cinq cents bulletins ainsi conçus :

Abdication du roi ;

Régence de la duchesse d’Orléans ;

Dissolution de la Chambre ;

Amnistie générale.

ÉMILE DE GIRARDIN.

 

Cependant, au milieu de la foule qui se heurte et se pousse tumultueusement en avant, M. de Girardin aperçoit M. Dumoulin, portant un drapeau tricolore, haranguant à droite et à gauche du geste et de la voix. Il a rallié autour de lui une bande de deux cents hommes environ qu’il va conduire à la Chambre. M. de Girardin se joint à lui, pensant que la présence de cette bande populaire peut favoriser la proclamation de la régence. On se met en marche, on sort par le guichet du pavillon Marsan, on suit la rue de Rivoli. La troupe, qui stationne sur la place de la Concorde, ne fait aucune difficulté pour laisser passer cette petite colonne qui n’est point armée. Arrivé à la grille du palais législatif, M. Dumoulin fait ranger ses hommes près des voitures de la cour, qui attendent madame la duchesse d’Orléans ; il échange quelques paroles avec le général Gourgaud et pénètre seul dans l’enceinte. M. de Girardin y est déjà, et, bien qu’il ne soit plus députe, il est allé reprendre son ancienne place auprès de M. de Lamartine.

À partir de ce moment jusqu’à une heure avancée de la nuit, le château de Tuileries est abandonné à la multitude. Elle se répand à flots depuis les caves jusque dans les combles. Éblouie à l’aspect de ces splendeurs, curieuse, étonnée, étourdie de son propre bruit, excitée par sa propre licence, ivre de joie d’abord, de vin ensuite, elle s’y livre à tous les excès, à tous les caprices d’une imagination en délire. Ce château, d’où l’étiquette rigide d’une reine dévote et un veuvage sévère avaient, en ces dernières années, banni toute joie, devient le théâtre d’une immense orgie, d’une saturnale indescriptible.

Pendant que les uns, pour assouvir de sauvages colères, se ruent sur les objets inanimés, brisent les glaces, les lustres, les vases de Sèvres, mettent en pièces les tentures, déchirent, foulent aux pieds, brûlent, au risque d’allumer un effroyable incendie, livres, papiers, lettres et dessins[6]. les autres, en beaucoup plus grand nombre ; prennent avec une verve inoffensive le plaisir plus raffiné de la satire en action[7]. Comédiens improvisés, ils imitent, avec une gravité du plus haut comique, les solennités des réceptions officielles. Dans la salle de spectacle, où l’on s’est emparé de tous les instruments de l’orchestre, une infernale cacophonie semble prendre à tâche de rendre sensible à l’oreille déchirée le chaos moral de cette heure révolutionnaire.

D’autres s’installent aux tables de jeu et parient les millions de la liste civile ; on remarque deux individus qui, assis à une table d’échecs, la tête appuyée sur leurs mains, les yeux fixés sur l’échiquier dans l’attitude d’une méditation profonde, donnent, au milieu du plus étourdissant fracas, une muette comédie. Les bons mots, les lazzi, volent à travers les coups de feu qui se croisent au hasard[8].

Les enfants se revêtent de robes de chambre en velours, se font des ceintures avec des franges d’or et des torsades de rideaux, des bonnets phrygiens avec des morceaux de tentures. Les femmes font ruisseler dans leurs cheveux les essences parfumées qu’elles trouvent sur les tables des princesses. Elles fardent leurs joues, couvrent leurs épaules de dentelles et de fourrures, ornent leurs têtes d’aigrettes, de bijoux, de fleurs ; elles se composent avec un certain goût burlesque des parures extravagantes. L’une d’elles, une pique à la main, le bonnet rouge sur la tête, se place dans le grand vestibule et y demeure, pendant plusieurs heures, immobile, les lèvres closes, l’œil fixe, dans l’attitude d’une statue de la Liberté : c’est une fille de joie. On défile devant elle avec toutes les marques d’un profond respect. Triste image des justices capricieuses du sort : la prostituée est le signe vivant de la dégradation du pauvre et de la corruption du riche. Insultée par lui dans les temps prétendus réguliers, elle a droit à son heure de triomphe dans toutes nos saturnales révolutionnaires. La Maillard travestie en déesse Raison, c’est l’ironique symbole de l’honneur populaire outragé, abruti, qui se réveille en sursaut dans l’ivresse et se venge.

Enfin, vers trois heures, le trône, incessamment foulé aux pieds par les insurgés, qui avaient tous voulu y monter à leur tour, est enlevé à bras et descendu par le grand escalier dans le vestibule du pavillon de l’Horloge. On prépare une marche triomphale. Des tambours battent de fantasques roulements. Deux jeunes gens, montés sur de beaux chevaux des écuries royales, prennent la tête du cortège ; le fauteuil est porté sur les épaules de quatre ouvriers, que suit une foule nombreuse. On traverse ainsi le jardin, la place de la Concorde et toute la ligne des boulevards. Une multitude armée de piques au bout desquelles pendent des lambeaux de pourpre, de damas, de brocart, des habits de cour, des livrées, brandissant des baïonnettes et des sabres auxquels sont enfourchés des quartiers de viande, de pain, de lard, des bouteilles vides enlevées aux cuisines et aux caves royales, s’avance en chantant la Marseillaise. À chaque barricade, elle fait halte, et le trône, posé sur des assises de pavés, sert de tribune à quelque harangueur populaire. Enfin, parvenu à la Bastille, on le place au pied de la colonne de Juillet ; un long roulement de tambour se fait entendre ; on apporte quelques branches de bois sec que l’on dispose en bûcher ; on y met le feu : une flamme s’élève claire et pétillante, qu’entoure aussitôt une ronde joyeuse. La ronde s’agrandit de proche en proche ; elle presse son rythme, elle s’accélère, se précipite, s’étend, se prolonge jusqu’à ce que les derniers vestiges du trône aient disparu dans un monceau de cendres. Alors de grands cris d’allégresse retentissent, au-dessus desquels on entend bientôt des voix énergiques qui rappellent aux combattants le but de la révolution et s’écrient : À l’Hôtel de Ville ! à l’Hôtel de Ville !

 

 

 



[1] La garde nationale manquait partout de cartouches, ce qui est suffisamment expliqué par le peu de confiance qu’avait le gouvernement dans ses dépositions.

[2] Ce détachement se composait de 350 hommes venus des différents postes de Saint-Eustache, de la Halle aux blés, des Petit-Pères, de la place des Victoires, qu’ils avaient remis à la troupe de ligne après avoir reçu l’ordre de se replier sur les Tuileries, et d’environ 65 hommes venus du Château-d’Eau. Ils étaient commandés par le maréchal des logis Roubieu et par le lieutenant Périn. Un chef de bataillon du génie les avait placés dans la galerie du musée qui communique avec les Tuileries ; il avait fait établir avec des banquettes une espèce de barricade ; puis, répondant au lieutenant Périn, qui lui demandait la consigne : Vous vous battrez, s’il le faut, avait-il dit ; après quoi il avait disparu.

[3] Le zèle des Insurgés à sauver les gardes municipaux est attesté par ceux-ci avec les expressions de la plus vive reconnaissance, dans une déclaration collective. Le volontaire Lacombe père, qui n’avait pas quitté la colonne de Dunoyer depuis le matin, prend le maréchal des logis Roubieu sous le bras et le conduit dans sa propre maison, où il lui donne l’hospitalité pendant plusieurs jours. Le volontaire Bondaut emmène chez lui le sous-officier Foyel et le garde Denizet. Préau, qui revient de la place du Palais-Royal, conduit deux gardes municipaux chez son patron, le libraire Blosse, où ils restent cachés pendant une semaine. Le sergent Duvillard en escorte deux jusqu’à la rue de l’École-de-Médecine ; le lieutenant Périn et un sous-officier, qui marchait avec lui, furent seuls maltraités, ayant été séparés, violemment, de leur fraternelle escorte par le contre-courant de la foule. On leur arracha leurs épaulettes et on déchira leur uniforme. Ils ne parvinrent qu’à grand’peine chez le concierge du pavillon Marsan, qui les fit évader.

[4] Dans la colonne ralliée ainsi autour du capitaine Dunoyer, se trouvaient le lieutenant Girard et neuf autres gardes nationaux de la 11e légion ; le chasseur Barillet, de la 5e ; des combattants arrivés du Château-d’Eau, parmi lesquels on remarquait un garçon boucher en tablier de service, armé d’un coutelas ; un vieillard à barbe blanche, armé d’un sabre antique à la garde duquel on voyait un demi-pain de munition traversé par la lame ; les élèves Lebelin et Vial de l’École polytechnique, etc.

[5] Ils vont aux Tuileries, disait un ouvrier à un garde national qui, apercevant de loin cette bande armée, s’inquiétait de lui voir prendre la direction du château ; mais ce n’est pas pour faire du mal : c’est histoire de se promener.

[6] Une certaine méthode préside, pendant les premières heures, à cette dévastation. Dans la salle des maréchaux, le portrait du maréchal Bugeaud est percé de coups de baïonnette et mis en lambeaux ; celui du maréchal Soult est fusillé. Les noms effacés sont remplacés par ces mots : Traîtres à la patrie. Dans les appartements de madame Adélaïde, une toile représentant Louis-Philippe signant le courrier Varner est lacérée. Le buste en bronze du roi, dans le salon dit de famille est jeté par les fenêtres, mutilé, et enfin fondu dans un énorme brasier. Les portraits du prince de Joinville, au contraire, sont partout respectés. Dans le cabinet où le roi avait signé son abdication, le portrait du duc de Nemours est très-maltraité ; ni le portrait de la reine, ni celui de madame Adélaïde ne sont touchés. Les tapisseries de la reine, ses laines et ses soies à broder, lui ont été restituées intactes, ainsi que le prie-Dieu où elle avait enfermé les linceuls de la princesse Marie et du duc d’Orléans. On se découvrit en entrant dans l’oratoire de Marie-Amélie. Un élève de l’École polytechnique, saisissant le crucifix : Voici notre maître à tous ! s’écria-t-il ; et, suivi d’un grand nombre d’insurgés, il le porta processionnellement jusqu’à Saint-Roch, ou il le remit entre les mains du curé. Les appartements de madame la duchesse d’Orléans ont été complètement préservés ; de bons citoyens avaient improvisé une garde. L’appartement du duc d’Orléans, fermé depuis sa mort, a été laissé religieusement dans l’état où il se trouvait. Les dévastations véritables n’ont été commises que plusieurs heures après la première invasion. Nous les constaterons en temps et lieu.

[7] Dans cette dernière journée, un assez grand nombre de légitimistes avaient encouragé le mouvement insurrectionnel en distribuant aux combattants beaucoup d’armes de luxe. Plusieurs parurent aux barricades. Ils avaient revêtu la blouse et la casquette du prolétaire. On en vit aussi se mêler, plus qu’il n’eût été bienséant à des partisans de la royauté, aux ébats du peuple dans les Tuileries.

[8] C’est toi qui es aveugle, s’écrie un ouvrier en faisant de son mouchoir un bandeau au buste de Louis-Philippe. Que fais-tu là, marquis ? dit un facétieux à un enfant qui tenait à la main un plan de Neuilly. — Eh ! vicomte, j’examine le plan de mes propriétés, répond celui-ci avec gravité.