HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE VI. — SUITE ET FIN DE L'ADRESSE.

 

 

Tous les esprits étaient tendus vers cette lutte suprême. Il s’agissait d’un grand principe à maintenir, d’un droit sacre à défendre ; mais, on ne l’ignorait pas, de ce devoir courageusement accompli pouvait naître inopinément un péril pour la monarchie, car, derrière l’opposition légale et parlementaire, on sentait quelque chose de redoutable s’agiter. Par delà le bruit qui se faisait à la tribune, on entendait un silence plein de menaces. Le pavé des rues était brûlant, le travail taciturne ; les entretiens étaient mystérieux, les visages sombres. Les souvenirs de nos révolutions, si longtemps effacés, reparaissaient dans leur sinistre éclat ; une ombre importune s’asseyait à toutes les tables. On pensait involontairement qu’il y avait dans Paris un peuple fort, spontané, capricieux, qui prenait son temps et ses heures pour visiter les Tuileries et pour coiffer ses rois du bonnet rouge.

Les banquets réformistes, radicaux et même communistes, s’étaient continués dans les départements, malgré la consigne de l’opposition dynastique, qui les avait déclarés sans objet du moment que la session était ouverte. Le ministère fermait les yeux sur ces agitations lointaines, accoutumé qu’on est à Paris à tenir peu de compte des opinions de la province. Mais l’annonce d’un banquet dans le douzième arrondissement parut une menace sérieuse, et le préfet de police répondit à l’avis qui lui en fut donné, conformément à la loi, par une défense formelle. À ce refus, la commission du banquet, composée de MM. Marie, Crémieux, Pagnerre, Garnier-Pagès, et qui avait pour président M. Boissel, député, pour vice-président M. Poupinel, lieutenant-colonel de la douzième légion, répondit à son tour par la déclaration suivante

Vu la sommation de M. le préfet de police ;

La commission du banquet réformiste du douzième arrondissement s’est réunie, et, considérant que, en fait, nulle autorisation n’a été sollicitée, que M. le préfet a bien voulu confondre une déclaration pure et simple du lieu et du jour du banquet avec une demande en autorisation, qu’on n’avait ni à demander ni à refuser s’appuyant sur les lois de 1831 et 1834, qui ne prohibent point les réunions accidentelles, sur les déclarations formelles de l’orateur du gouvernement dans la discussion de ces lois, sur le récent arrêt de la Cour de cassation et sur la pratique constante du gouvernement ;

La commission décide à l’unanimité qu’elle regarde la sommation de M. le préfet de police comme un acte de pur arbitraire et de nul effet.

La question se posait ainsi de la manière la plus explicite entre le pays légal et le gouvernement. Il n’y avait plus d’équivoque ni de temporisation possible. Aussi, à la Chambre des pairs, M. d’Alton-Shée ayant, dans la séance du 18, sommé le cabinet de dire si c’était avec l’autorisation du gouvernement qu’avait agi le préfet de police, M. Duchâtel répondit fièrement par l’affirmative. Il se fondait sur la loi de 1790, soutenait le droit du ministère d’autoriser ou de refuser, selon les circonstances, une réunion politique, déclarait que le pouvoir ne céderait point dans un moment où une telle réunion présentait des inconvénients graves, et qu’il la ferait disperser par la force si l’on avait la folie de braver une interdiction parfaitement légale.

De son côté, la commission du banquet publiait, le 24, une nouvelle déclaration qui dénonçait au pays les prétentions illégales du ministère, et persistait dans l’intention de donner le banquet. On vit cependant déjà quelque hésitation dans sa tactique, car elle ajoutait que, sur la demande de plusieurs députés retenus à la Chambre par la discussion de l’adresse, elle retardait la manifestation et qu’elle en ferait connaître ultérieurement le lieu et l’heure.

Dans l’origine, le lieu du rendez-vous, fixé au 19 janvier, était la rue Pascal, située au centre du douzième arrondissement, et dont la population effervescente paraissait très à craindre à tous ceux qui voulaient maintenir au banquet un caractère pacifique. C’était donc un premier symptôme de prudence dans les vues de la commission que de laisser indécis le lieu de réunion. Ceci n’échappa point au cabinet, et il se fortifia dans la pensée que, en demeurant inébranlable, il enlèverait le vote de la Chambre et verrait aussitôt s’évanouir, devant ce vote, des menaces d’enfants, d’autant plus bruyantes qu’elles partaient de cœurs moins affermis. Telle était la mésestime que le roi et ses ministres avaient au fond pour le pays légal. Une démarche du parti progressiste vint encore les confirmer dans leur sécurité dédaigneuse.

Une quarantaine de députés environ, appartenant à ce parti, ou plutôt à cette coterie, s’étaient constitués en comité, afin de mieux s’entendre sur la conduite a tenir dans la situation qu’allait créer à leur opposition ambiguë la discussion du paragraphe relatif au banquet. Une attitude franche et une résolution courageuse, pour des esprits de cette trempe, c’était une impossibilité de nature. Reconnaître le droit d’un côté ou de l’autre pour se ranger à sa défense n’était pas le sujet de leur perplexité. Il s’agissait pour eux simplement de tirer avantage des embarras du ministère et de mettre à bon prix leur concours.

Aussi, la veille du jour où devait s’ouvrir le débat, le 6 février, les progressistes députèrent à MM. Guizot et Duchâtel des commissaires chargés d’une proposition de transaction. Ils offraient de faire rejeter un amendement de M. Sallandrouze, qui eût entraîné la chute du cabinet, si l’on consentait à accepter un sous-amendement dont la forme bienveillante impliquerait néanmoins, pour le pouvoir, l’engagement d’une réforme parlementaire. À leur grande confusion, les émissaires progressistes furent congédiés par un refus catégorique. Au point où en étaient venues les choses, répondirent d’un commun accord MM. Guizot et Duchâtel, il n’y avait plus de transaction possible. Plus tard, après la session, on verrait, on s’occuperait de chercher une combinaison propre à tout concilier. Sur ces paroles ironiques, le comité progressiste se sépara, et personne ne mit en doute, tant l’opinion s’était peu abusée sur les secrets mobiles de son opposition, qu’il dût voter avec le ministère.

La discussion, ouverte le 7 février, vint mettre en lumière la mauvaise foi politique de M. Guizot ; car ses adversaires tirèrent un de leurs meilleurs arguments des paroles qu’il avait prononcées en 1840. Les citoyens ont le droit, avait dit alors M. Guizot, de se réunir pour causer entre eux des affaires publiques, et il est bon qu’ils le fassent. Jamais je n’essayerai d’atténuer les sentiments généreux qui poussent les citoyens à se réunir, à se communiquer leurs sympathiques opinions. Et aujourd’hui, après avoir implicitement reconnu ce droit pendant les six mois qui venaient de s’écouler, après avoir souffert dans les départements, en l’absence des Chambres, des manifestations violentes, on prétendait supprimer tout d’un coup une réunion légale, présidée par un député, à laquelle devaient assister les personnes les plus notables du pays.

M. Duvergier de Hauranne n’eut pas de peine à rendre saisissante l’énormité d’une semblable prétention. Instigateur principal des banquets, il en avait fait un point d’honneur personnel ; son discours le marquait assez. Un orateur du parti radical n’aurait pas été plus implacable et n’aurait certes pas porté de pareils coups ; les amitiés infidèles ont seules de ces armes perfides et empoisonnées.

Le ministère veut mettre la minorité en jugement, dit M. Duvergier de Hauranne, en faisant allusion à la phrase sur les passions aveugles et ennemies, mais qu’importe ! La majorité ministérielle est libre de faire ce qui lui plaira ; la minorité ne s’en préoccupe plus. Ce ne sera qu’une pièce de plus dans le grand procès qui se débat au sein de la Chambre, mais dont le juge est ailleurs. Selon M. Duvergier de Hauranne, la loi ne donne aucun moyen, aucun prétexte au gouvernement de s’opposer à une manifestation de cette nature. Si l’on osait le tenter, il s’associerait sans hésiter à la résistance.

Expliquant ensuite l’omission du toast au roi dans plusieurs banquets : Si c’est un avertissement, dit-il, il faut s’en prendre au cabinet, qui fait du souverain un chef de parti, dénature le gouvernement représentatif, abaisse et corrompt les mœurs, travaille à faire contre l’indépendance des peuples une nouvelle sainte alliance. Vous nous accusez d’être mus par des passions aveugles et ennemies, s’écrie l’orateur ; nous, nous vous accusons de fonder sur les passions basses et cupides tout l’espoir de votre domination. Vous nous accusez de troubler, d’agiter le pays dans un misérable intérêt d’ambition ou de vanité ; nous, nous vous accusons de le corrompre pour l’asservir. Et il termine par un défi : Comme M. Guizot l’a dit si souvent, au delà, au-dessus de la Chambre, il y a le pays, près duquel la minorité est toujours en droit de se pourvoir. C’est ce que nous avons fait et c’est ce que nous continuons à faire. Que cela soit donc bien compris, bien entendu ; nous ne venons pas ici plaider devant la majorité contre le ministère, nous venons plaider devant le pays contre le ministère et contre la majorité.

Le radicalisme, perpétuellement accusé dans la presse ministérielle de travailler à détruire la famille et la propriété, et de vouloir établir en Europe le règne de la terreur, fut brillamment défendu à la tribune par M. Marie. S’il existait une fermentation dangereuse dans certaines couches de la société, dit l’orateur, c’était la faute du cabinet, qui avait brisé l’alliance intime, formée par la révolution de 1830, entre le gouvernement et le peuple, en écartant de la vie politique la masse de la nation, en se refusant à toutes les réformes. Et il disait vrai. Si le pouvoir rencontre toujours en France une disposition frondeuse et un esprit railleur, c’est dans la classe privilégiée. Les classes laborieuses des campagnes et des villes, le peuple enfin, malgré une certaine verve moqueuse à la surface, est, au fond, porté à l’amour pour ceux qui le gouvernent. Son instinct est juste, sa patience presque inépuisable ; il sait se confier, attendre, pardonner beaucoup à ceux dont il se croit aimé.

Un débat vide d’idées, rempli de personnalités mesquines, recommence, après le discours de M. Duvergier de Hauranne, entre MM. Léon de Malleville et Duchâtel. Signalant les prétentions exorbitantes du cabinet, le premier invite les citoyens à n’en pas tenir compte, puis il reproche au ministre les injures qu’il adresse à un parti jadis caressé, flatté. Si le temps des dangers revenait, dit-il d’un accent qui trahit la vanité blessée et l’espoir secret des représailles prochaines, je sais bien à quels dévouements on s’adresserait encore au besoin. Il n’est donc pas prudent d’insulter ceux dont la popularité serait d’un si grand prix aux jours de péril.

À ces petitesses de l’esprit de parti, M. Duchâtel répond par d’autres petitesses. Il rappelle à son accusateur des lettres adressées, en 1840, du ministère de l’intérieur aux préfets, par lesquelles on interdisait formellement certains banquets politiques. M. de Malleville étant à cette époque sous-secrétaire d’État au ministère de l’intérieur, il est à supposer, dit M. Duchâtel, qu’il approuvait ces lettres. Du reste, le gouvernement ne répondra pas à un défi par un autre défi, ajoute M. Duchâtel ; mais il ne cédera pas non plus d’une ligne dans cette question où non-seulement la loi, mais tous les précédents administratifs lui donnent raison et le ministre conclut en justifiant complètement les expressions de l’adresse. On ne pouvait pas, dit-il, passer sous silence un fait aussi considérable ; on pouvait moins encore ne pas signaler au pays comme hostiles les vœux antimonarchiques et antisociaux exprimés dans plusieurs banquets, ne pas qualifier d’entraînement aveugle la conduite de certains amis du gouvernement qui, non contents de s’asseoir à côté de ses ennemis déclarés, consentent encore, par une inexcusable faiblesse, à supprimer le toast au roi.

À ce discours, fréquemment interrompu par les murmures de la gauche, M. Odilon Barrot répond en revendiquant le droit de réunion comme un droit essentiel à l’usage de toutes les libertés, et que la Restauration même, si défiante et si portée aux mesures de rigueur, n’a pas osé attaquer.

M. Boissel vient ensuite réclamer contre l’injure faite au douzième arrondissement en lui interdisant ce qu’on a permis dans toute la France. Le garde des sceaux explique cette apparente inconséquence du ministère. Il dit que les lois politiques doivent être appliquées avec ménagement, que pour être utiles les lois répressives doivent être appelées par l’opinion. Il établit, par des citations empruntées aux toasts des derniers banquets, qu’on a abusé de la tolérance du gouvernement, et finit en déclarant que cette tolérance ne peut plus se prolonger sans péril. Il espère d’ailleurs que l’opposition ne donnera pas suite à ce défi imprudent ; mais si, contrairement à cette espérance, elle persévère, le gouvernement fera son devoir. Ces dernières paroles sont le signal d’un tumulte. Des huées, des rires accueillent le ministre, qui descend de la tribune et retourne à sa place en jetant à la gauche un regard irrité.

Les députés du centre, intimidés par le tour violent qu’ont pris les débats, peu confiants dans leur droit et blâmant au fond les expressions de l’adresse qu’ils sont obligés de soutenir, laissent voir sur leur physionomie et dans leur contenance un malaise qui redouble l’audace de leurs adversaires. Enfin un peu de calme se rétablit ; M. Ledru-Rollin monte à la tribune. Pour la première fois, peut-être, depuis qu’il siège à la Chambre, on l’écoute avec une attention sérieuse ; pour la première fois aussi il s’élève à la hauteur des orateurs de nos grandes assemblées. Son argumentation est d’une logique serrée, son débit passionné mais contenu. Son éloquence emprunte à la cause qu’elle défend une force virile. La faculté de se réunir est de droit naturel, imprescriptible, dit l’orateur ; il ne saurait être entravé que par une défense catégorique, expresse. Or, non-seulement cette défense ne se rencontre nulle part dans nos lois, mais encore la Constitution de 91 garantit aux citoyens la liberté de s’assembler paisiblement et sans armes. On objecte que la Charte de 1830 est demeurée silencieuse, ajoute M. Ledru-Rollin, et qu’en dehors de ceux qu’elle octroie, il n’y a pas de droits. C’est là une bien triste et bien pauvre doctrine, sans élévation, sans grandeur, mais sans vérité surtout, et contre laquelle protestent la dignité de l’homme et la conscience humaine. Puis, en comparant les textes, l’orateur s’attache à montrer que la Charte de 1830 n’a été qu’une série de découpures faites dans celle de 1814, qui n’était elle-même qu’un octroi jaloux, parcimonieux, de provenance étrangère. Il est tout simple, dit-il, qu’elle ne parle pas du droit de réunion. Mais la loi qui permet aux citoyens de se réunir publiquement date de la Constitution de 1791, et le droit de s’associer, du soir même de la prise de la Bastille. Après avoir fait sentir le vice de l’argumentation ministérielle : Voyez où vous marchez, s’écrie M. Ledru-Rollin. De sophisme en sophisme, vous arrivez à nier toute espèce de droit en dehors des droits écrits, c’est-à-dire que vous portez atteinte à ce qu’il y a de plus vivace dans la moralité humaine, à ce qui seul ne peut pas se prescrire : le droit. Vous ébranlez ce qui est le plus profondément enraciné dans le cœur de l’homme, car il n’y aurait pas eu de sociétés si les droits naturels n’avaient vécu d’eux-mêmes. Et c’est vous qui osez parler de principes anti sociaux !

Cette parole forte et pleine excite dans l’Assemblée un mouvement extraordinaire. L’émotion augmente quand M. Ledru-Rollin proteste, en son nom et au nom de ses amis, contre les conséquences possibles de l’opiniâtreté du ministre qui peut amener l’effusion du sang, et que, s’adressant à toutes les nuances de la gauche, il s’écrie : Le gouvernement s’attaque à la plus vitale de nos libertés. Attachons-nous à elle par d’unanimes étreintes ; environnons-la de nos bras comme un dernier autel qu’il faut maintenir debout. Tous, nous irons jusqu’au bout, et si nous sommes brisés dans la lutte, que le pays alors, comme en 1829, forme une vaste association pour le refus de l’impôt.

La réponse du garde des sceaux soulève de nouvelles tempêtes. Jamais, s’écrie M. Odilon Barrot en faisant un geste menaçant, ni Polignac, ni Peyronnet n’ont parlé ainsi.

À ces mots, un grand nombre de députés se lèvent et quittent leurs bancs. On se lance des apostrophes injurieuses, on se menace du geste et du regard, on crie, on trépigne, on vocifère. M. Hébert, les bras croisés, dans l’attitude d’un homme préparé à tout, regarde fixement M. Barrot comme pour lui reprocher d’avoir donné le signal d’un tel désordre. Étourdi par le tumulte, troublé par la peur, le président quitte précipitamment son fauteuil sans songer à lever la séance. On le ramène au bureau ; il prononce d’une voix éteinte la formule officielle et disparaît.

Depuis la Convention, on n’avait pas mémoire d’une séance pareille. Paris révolutionnaire en frémit de joie ; les salons sont consternés. L’opposition demeure confondue devant son œuvre.

Le lendemain, 10 février, la discussion, terminée sur l’ensemble du paragraphe, reprend sur les amendements. M. de Genoude propose de remplacer la phrase ministérielle par une phrase qui demande, pour calmer les esprits et raffermir l’édifice politique, le concours universel des citoyens à la nomination des députés. Mais il ne parvient pas à se faire entendre ; la Chambre est impatiente de passer à la discussion sur l’amendement de M. Darblay. On pense que, s’il y a encore une conciliation possible, elle doit résulter de l’acceptation d’un amendement conçu en termes mixtes, de nature à rallier de part et d’autre les hommes prudents, avertis enfin par des signes manifestes que l’ouragan se rapproche.

Si les agitations réformistes ont produit en quelques endroits des démonstrations hostiles à nos institutions et à nos lois, dit l’amendement de M. Darblay, elles ont aussi prouvé que l’immense majorité du pays, même dans les opinions dissidentes, leur est inviolablement attachée.

Le parti conservateur attendait avec anxiété ce qu’allait faire l’opposition ; il espérait qu’elle saisirait cette occasion ou ce prétexte pour abandonner une lutte pleine de périls. Mais, soit que M. Odilon Barrot n’aperçût point encore tout le danger, soit que, vivement poussé par la presse radicale, il crût ne pouvoir reculer sans déshonneur, il déclare à la tribune que ni lui, ni ses amis, ne peuvent accepter l’amendement, parce qu’il consacre un principe que l’opposition repousse le droit de la majorité à porter un jugement sur la minorité.

M. Blanqui parait alors à la tribune. Au nom de son père le conventionnel, rappelant la cruelle et impolitique proscription des girondins par les montagnards, il conjure la majorité de ne pas abuser de la puissance du nombre en flétrissant une minorité dont le seul tort est de comprendre autrement qu’elle le dévouement envers la dynastie.

Le ministre des finances ayant essayé d’expliquer que les banquets devaient être considérés comme une attaque à la royauté et aux institutions monarchiques C’est vous, s’écrie M. Barrot avec feu, c’est vous qui êtes hostiles à nos institutions et aveugles aux dangers de l’avenir ! Ces personnalités ramènent M. Guizot à la tribune pour rétablir la question de droit, et M. Guizot, à son tour, y ramène M. Thiers. Ce dernier déclare qu’il se croit d’autant plus obligé, par devoir et par honneur, de défendre les banquets, qu’il n’y a point assisté et se trouve conséquemment dégagé de toute solidarité personnelle avec ses amis en cette circonstance. Mais en dépit de ses efforts, soutenus jusqu’au dernier moment par M. de la Rochejacquelein à la tribune, et par M. de Girardin dans la Presse, la majorité, avec une opiniâtreté sans exemple et sans excuse, rejette l’amendement. Elle marchait rapidement, tête baissée avec une incroyable hâte, à sa perte.

Enfin, le 11 février, une dernière voie de salut lui est offerte par un amendement de M. Desmousseaux de Givré, qui retranche purement et simplement de l’adresse les épithètes offensantes pour la minorité. C’est le moment décisif, M. de Lamartine monte à la tribune. Un silence imposant succède aux cris et aux vociférations qui jusqu’alors ont étouffé la voix des orateurs. On écoute ; on est dans l’attente de quelque chose d’imprévu. M. de Lamartine n’a point assisté aux banquets[1]. Que va-t-il dire ? Est-ce l’historien révolutionnaire des girondins qui va parler ? Est-ce le légitimiste ou le conservateur que l’on va entendre ?

L’incertitude n’est pas de longue durée. Des circonstances accidentelles, s’il faut en croire M. de Lamartine, qui ne veut pas confesser qu’il a suivi la politique expectante de M. Thiers, l’ont empêché de prendre part aux banquets ; mais il les approuve complètement. L’agitation qu’ils ont causée dans le pays a été une agitation honnête, salutaire, expression vraie d’un sentiment national, que l’opposition a contenu bien plutôt qu’elle ne l’a excité. La France, longtemps patiente, a voulu protester enfin contre les scandales de la corruption, contre l’immolation de l’intérêt national à un intérêt de famille, contre l’abandon de ses alliances naturelles. En dehors de la royauté, de la Chambre des pairs et de la Chambre des députés, dit l’orateur, il existe, dans les cas extrêmes, un juge, un arbitre souverain qui est le pays, et voilà ce que vous accusez, ce que vous menacez sans loi, ou, du moins, avec des lois équivoques. Vous voulez mettre la main de la police sur la bouche du pays.

Un immense applaudissement interrompt cette parole si frappante dans son image hardie. Supposez, continue M. de Lamartine après quelques minutes d’une agitation qui couvre sa voix, supposez qu’une partie de vos collègues persiste à penser que la loi qu’on leur impose est une loi dérisoire et qu’ils persistent glorieusement à défendre leurs droits… — Nous persisterons, s’écrie-t-on avec entraînement. — Souvenez-vous du Jeu de Paume. — Allons donc ! murmurent dédaigneusement les centres. Le Jeu de Paume, messieurs, reprend l’orateur avec un calme qui ajoute encore à l’effet de ses paroles et en accentuant fortement la voix, c’est un lieu de réunion fermé par l’autorité, rouvert par la nation.

La Chambre est profondément remuée ; l’anxiété se lit sur tous les visages. Le nombre des votants est de 413. Une première épreuve reste douteuse. Au banc des ministres, on n’est pas sans crainte. Enfin, au scrutin de division, une majorité de 228 voix contre 185 maintient les paroles fatales. Le cabinet triomphe ; il n’a plus rien à redouter en effet : plus rien que la conscience du pays, la justice du peuple et la condamnation de l’histoire.

Le lendemain 12, M. Sallandrouze, riche fabricant appartenant à la fraction des conservateurs progressistes, apporte à la tribune le vœu d’une réforme parlementaire. C’était bien peu demander après des débats aussi orageux et de si vives attaques ; mais c’était trop encore pour l’orgueil poussé à bout de M. Guizot. Après avoir annoncé dans un solennel exorde qu’il va faire connaître à la Chambre la pensée tout entière du gouvernement, le président du conseil développe, non sans habileté, son thème habituel : que décréter immédiatement la réforme parlementaire, c’était rendre indispensable la dissolution de la Chambre, acte imprudent au suprême degré dans les circonstances présentes. Prendre un engagement pour l’avenir serait plus imprudent encore, car ce serait détruire moralement ce qui existait sans le remplacer. M. Guizot établit ensuite qu’un gouvernement doit accomplir les réformes lorsqu’elles sont devenues nécessaires, mais qu’il ne les doit jamais annoncer à l’avance. Le cabinet, ajoute-t-il, tient compte de la disposition des esprits ; il examinera à fond, avant la fin de la législature, ce qu’il y a à faire pour maintenir l’unité et la force du parti conservateur, règle de conduite invariable, idée fixe du ministère. Il fera ses efforts pour maintenir l’accord entre les diverses nuances ; mais, si la transaction nécessaire à cet effet paraissait impossible, il laisserait à d’autres le soin de présider à la désorganisation du parti conservateur et à la ruine de sa politique.

Ce discours captieux, cette demi-promesse enveloppée de menaces, a pour résultat le rejet de l’amendement de M. Sallandrouze à la majorité de 232 voix contre 189. Puis on vote sur l’ensemble de l’adresse. L’opposition s’abstient ; 3 voix seulement protestent contre 241.

Désormais, le combat en dehors des pouvoirs légaux devient inévitable. Il paraît imminent. Il ne s’agit plus d’établir de quel côté se trouve le droit, mais de constater de quel côté sera la force.

 

 

 



[1] Le banquet de Mâcon, qui avait un caractère plutôt intime que politique, était le seul, en effet, auquel M. de Lamartine eût assisté. Il refusa, sous divers prétextes, toutes les invitations qui lui furent ensuite adressées.