VIE DE  NAPOLÉON

— FRAGMENTS —

 

VI.

 

 

Passage du pont de Lodi.

 

Dès le lendemain de l'armistice de Cherasco, Bonaparte, voulant profiter de l'étonnement du général Beaulieu, se mit en marche avec ses quatre divisions, et les porta sur Alexandrie. De son côté, Beaulieu, après avoir repassé le Pô au pont de Valence qu'il coupa, y prit position avec ses principales forces. Le général français avait eu soin de faire insérer dans l'armistice avec le roi de Sardaigne qu'il lui serait loisible de passer le Pô dans les environs de Valence ; cette ruse si simple lui réussit à merveille. Fidèle à l'antique système de guerre, Beaulieu se figura que les Français ne manqueraient pas de l'attaquer de front sur le Tessin, tandis qu'ils pouvaient agir sur ses derrières et, par là, gagner beaucoup de pays. Afin de l'entretenir dans cette idée, un détachement fit mine de passer le Pô à Cambio ; pendant ce temps l'armée filait rapidement par sa droite.

Napoléon conduisait lui-même son avant-garde, et le 7 mai il arriva à Plaisance ; les divisions, disposées en échelons, se suivaient de près. Il fallait brusquer l'entreprise, car cette marche était dangereuse. Ce n'était rien moins qu'une marche de flanc ; il est vrai que Napoléon était couvert par un grand fleuve ; mais Beaulieu pouvait avoir des pontons et tomber sur la partie de l'armée qui était à Plaisance, ou sur la division qui formait le dernier échelon. Ce fut le début du jeune général dans les opérations de grande guerre.

Le Pô est presque aussi large que le Rhin, et l'armée ne possédait aucun moyen de le passer. Il n'était pas question de construire un pont. Il faut répéter qu'on n'avait aucun moyen, dans aucun genre.

Ce dénuement complet entretenait les fausses idées du général Beaulieu, et il prenait en pitié la témérité du général français.

Des officiers envoyés sur le fleuve arrêtèrent tous les bateaux qu'ils purent trouver à Plaisance et dans les environs. On les réunit, et le chef de brigade Lannes passa le premier avec une avant-garde de sept cents hommes ; les Autrichiens n'avaient sur l'autre rive que deux escadrons. Ils furent aisément culbutés et le passage continua sans obstacle, quoique très-lentement. Si Bonaparte avait eu un équipage de pont, c'en était fait de l'armée ennemie.

Beaulieu informé, enfin, du mouvement des Français sur Plaisance, manœuvra pour s'y opposer. Mais au lieu de se porter avec vigueur contre la partie de l'armée française qu'il aurait trouvée sur la rive gauche du Pô, ce vieux général ne prit que des demi-mesures. Il eut l'idée d'étendre sa gauche vers l'Adda, sans abandonner pour cela la ligne du Tessin, où il laissa sa droite.

Le 8 mai, le général Liptay qui commandait sa gauche, vint s'établir à Fombio, en face de l'avant-garde française.

Il était possible que toute l'armée autrichienne suivît de près Liptay ; il fallait donc attaquer ce dernier sans nul délai. Cette attaque importante fut conduite avec vigueur ; le colonel Lannes s'y distingua extrêmement ; il y montra cette impétuosité, cette opiniâtreté qui, réunies à l'art de faire mouvoir de grandes masses qu'il acquit plus tard finiront par faire de lui un des premiers généraux de l'armée. Liptay fut défait, séparé de Beaulieu et rejeté sur Pizzighetone.

Dans la nuit qui suivit cette affaire, Beaulieu arriva sur le terrain où son lieutenant venait d'être battu ; ses coureurs empressés d'opérer la jonction, se présentèrent à Codogno qu'occupait le général Laharpe avec sa division ; il les repoussa facilement, puis sortit peu accompagné, pour aller reconnaître la force du corps ennemi. Comme il revenait, ses soldats firent feu dans l'obscurité et tuèrent leur général : ils furent au désespoir.

Toujours fidèle aux anciennes maximes de guerre, Beaulieu avait éparpillé le corps qu'il amenait ; déconcerté par la présence de forces supérieures, il sentit qu'il ne lui restait d'autre parti à prendre que de concentrer toute son armée vers Lodi, où il avait un pont sur l'Adda. Sa droite, qui était encore sur Pavie, eût été tout entière prisonnière de guerre, si les Français eussent eu des pontons. Cette droite courut passer l'Adda à Cassano, derrière Milan.

Bonaparte pouvait s'emparer de cette grande ville, ce qui eût produit un bel effet à Paris, mais il trouva plus raisonnable de faire une pointe sur Lodi avec les grenadiers réunis et les divisions Masséna et Augereau ; il garda sa droite et sa gauche avec les deux autres divisions de son armée.

Le 10 mai, il arriva devant Lodi : Beaulieu s'était déjà retiré à Crema, mais il avait laissé le général Sebottendorf, avec dix mille hommes, pour défendre les bords de l'Adda. Les Autrichiens ne crurent pas nécessaire de détruire le pont de Lodi qui, long de cinquante toises, était défendu par vingt pièces de canon et par dix mille hommes. Bonaparte connaissait son armée ; rien ne pouvait être au-dessus de la bravoure de ces jeunes patriotes ; il voulut leur donner la gloire d'une action qui retentirait en Europe.

Il résolut de passer de vive force le pont de Lodi ; il s'y détermina d'autant plus facilement que s'il était repoussé, il n'aurait à regretter que quelques centaines d'hommes ; cet échec ne pouvait avoir la moindre influence sur le reste de la campagne.

Il fit débusquer rapidement un bataillon et quelques escadrons ennemis qui occupaient la ville de Lodi ; en les poursuivant vivement, les Français arrivèrent jusqu'au pont situé immédiatement en dehors et à l'orient de la ville, à quelques pas du mur d'enceinte : les travailleurs ennemis n'eurent pas le temps de le couper.

Le soir, vers les cinq heures, Napoléon forma ses grenadiers en colonne serrée derrière le rempart et les lança sur le pont. Cette masse, assaillie par une grêle de mitraille, éprouva un moment d'hésitation ; les généraux se précipitèrent à sa tête et l'enlevèrent par leur exemple. Pendant le moment d'hésitation, quelques soldats s'étaient glissés par les piles du pont dans une île qui se trouvait au milieu de la rivière ; ils coururent au second bras de l'Adda qu'ils trouvèrent guéable, montèrent sur la rive opposée, et se répandirent en tirailleurs dans la plaine, faisant mine de tourner la ligne autrichienne.

A ce moment la masse des grenadiers passait le pont au pas de charge ; ils culbutent tout, s'emparent des batteries ennemies et dispersent les bataillons autrichiens placés à cent pas plus loin.

Le général ennemi se replia sur Crema, avec perte de quinze pièces de canon et deux mille hommes hors de combat.

Cette affaire que tout le monde pouvait comprendre, même les non-militaires, frappa le public par son extrême audace. En un mois, le passage du pont de Lodi fut aussi célèbre en Allemagne et en Angleterre, qu'en France. Une grossière estampe en bois qui représente ce pont célèbre, avec des personnages plus grands que le pont, se trouve encore aujourd'hui dans les gast-haus, des petites villes les plus reculées du nord de l'Allemagne.

Les conséquences immédiates du combat de Lodi furent l'occupation de Pizzighetone, qui se laissa effrayer par un grand feu d'artillerie et la retraite de Beaulieu vers le Mincio.

Bonaparte ne le poursuivit point. Il est vrai que depuis un mois ses troupes étaient sans cesse en mouvement ; elles manquaient de toutes choses, surtout de chaussures et d'habits. Cependant, il n'eût pas été absolument impossible de leur faire faire huit marches de plus. Il semble qu'il fallait à tout prix essayer de surprendre Mantoue, que les Autrichiens n'avaient songé à armer et à approvisionner que depuis l'armistice de Cherasco. Il est vrai que, le lendemain du combat de Lodi, Beaulieu avait fait couvrir la place par des inondations ; mais pour une capture d'une telle importance, tout devait être hasardé, excepté la perte d'une bataille ; or Beaulieu n'était plus en état de gagner une bataille. Sa seule cavalerie était encore à craindre. L'armée française ne hasardait donc qu'une marche inutile de Crémone à Mantoue, et ces deux villes ne sont distantes que de treize lieues.

Je sais que lorsque l'on n'a pas une connaissance personnelle de tout ce qui se passait dans une armée, il est téméraire de blâmer un général de ne pas avoir osé entreprendre telle marche ou telle manœuvre qui, de loin, semble facile. Souvent, il y avait un obstacle invincible dont le général s'est bien gardé de parler pour ne pas décourager son armée ou augmenter la hardiesse de l'ennemi. Mais pendant huit mois et demi, Mantoue fut la pensée dominante du général français, et l'on va voir ce qu'elle fut sur le point de lui coûter.

Comme mon but est de faire connaître Napoléon plus que les événements, je crois ne pas devoir priver le lecteur du récit qu'il a donné lui-même des opérations militaires qui suivirent l'armistice de Cherasco. J'ai arrangé le sommaire que l'on vient de lire, de façon à ce qu'il y eût le moins de répétitions qu'il était possible.