VIE DE  NAPOLÉON

— FRAGMENTS —

 

I.

 

 

État de l'opinion en France en 1794. — La Corse : ses mœurs, sa lutte contre Gênes et contre la France. — Parallèle de Paoli et de Napoléon. — La famille Bonaparte. MM. de Marbœuf et de Narbonne. — Napoléon à Brienne.

 

J'éprouve une sorte de sentiment religieux en écrivant la première phrase de l'histoire de Napoléon. Il s'agit, en effet, du plus grand homme qui ait paru dans le monde depuis César. Et même si le lecteur s'est donné la peine d'étudier la vie de César dans Suétone, Cicéron, Plutarque et les Commentaires, j'oserai dire que nous allons parcourir ensemble la vie de l'homme le plus étonnant qui ait paru depuis Alexandre, sur lequel nous n'avons point assez de détails pour apprécier justement la difficulté de ses entreprises.

J'espérais que quelqu'un de ceux qui ont vu Napoléon se chargerait de raconter sa vie. J'ai attendu pendant vingt ans. Mais, enfin, voyant que ce grand homme reste de plus en plus inconnu, je n'ai pas voulu mourir sans dire l'opinion qu'avaient de lui quelques-uns de ses compagnons d'armes ; car au milieu de toutes les platitudes que l'on connaît, il y avait des hommes qui pensaient librement dans ce palais des Tuileries, alors le centre du monde.

L'enthousiasme pour les vertus républicaines, éprouvé dans les années appartenant encore à l'enfance, le mépris excessif et allant jusqu'à la haine pour les façons d'agir des rois, contre lesquels on se battait, et même pour les usages militaires les plus simples, qu'on voyait pratiquer par leurs troupes, avaient donné à beaucoup de nos soldats de 1794 le sentiment que les Français seuls étaient des êtres raisonnables. A nos yeux, les habitants du reste de l'Europe qui se battaient pour conserver leurs chaînes, n'étaient que des imbéciles pitoyables, ou des fripons vendus aux despotes qui nous attaquaient. Pitt et Cobourg, dont le nom sonne encore quelquefois, répété par le vieil écho de la révolution, nous semblaient les chefs de ces fripons et la personnification de tout ce qu'il y a de traître et de stupide au monde. Alors tout était dominé par un sentiment profond dont je ne vois plus de vestiges. Que le lecteur, s'il a moins de cinquante ans, veuille bien se figurer, d'après les livres, qu'en 1794, nous n'avions aucune sorte de religion ; notre sentiment intérieur et sérieux était tout rassemblé dans cette idée : être utile à la patrie.

Tout le reste, l'habit, la nourriture, l'avancement, n'étaient à nos yeux qu'un misérable détail éphémère. Comme il n'y avait pas de société, les succès dans la société, chose si principale dans le caractère de notre nation, n'existaient pas.

Dans la rue nos yeux se remplissaient de larmes, en rencontrant sur le mur une inscription en l'honneur du jeune tambour Barra — qui se fit tuer à treize ans, plutôt que de cesser de battre sa caisse, afin de prévenir une surprise —. Pour nous, qui ne connaissions aucune autre grande réunion d'hommes, il y avait des fêtes, des cérémonies nombreuses et touchantes, qui venaient nourrir le sentiment dominant tout dans nos cœurs.

Il fut notre seule religion. Quand Napoléon parut et fit cesser les déroutes continuelles auxquelles nous exposait le plat gouvernement du Directoire, nous ne vîmes en lui que l'utilité militaire de la dictature. Il nous procurait des victoires, mais nous jugions toutes ses actions parles règles de la religion qui, dès notre première enfance faisait battre nos cœurs : nous ne voyions d'estimable en elle que l'utilité à la patrie.

Nous avons fait plus tard des infidélités à cette religion ; mais dans toutes les grandes circonstances, ainsi que la religion catholique le fait pour ses fidèles, elle a repris son empire sur nos cœurs.

Il en fut autrement des hommes nés vers 1790 et qui à quinze ans, en 1805, lorsqu'ils commencèrent à ouvrir les yeux, virent pour premier spectacle, les toques de velours ornées de plumes des ducs et comtes, récemment créés par Napoléon. Mais nous, anciens serviteurs de la patrie, nous n'avions que du mépris pour l'ambition puérile et l'enthousiasme ridicule de cette nouvelle génération.

Et parmi ces hommes habitant aux Tuileries, pour ainsi dire, qui maintenant avaient des voitures et sur le panneau de ces voitures de belles armoiries, il en fut beaucoup qui regardèrent ces choses comme un caprice de Napoléon et comme un caprice condamnable ; les moins ardents y voyaient une fantaisie dangereuse pour eux ; pas un sur cinquante, ne croyait à leur durée.

Ces hommes, bien différents de la génération arrivée à l'épaulette en 1805, ne retrouvaient l'alacrité, et le bonheur des premières campagnes d'Italie en 1796, que lorsque l'Empereur partait pour l'armée.

Je raconterai en son temps la répugnance avec laquelle l'armée réunie à Boulogne, en 1804, reçut la première distribution des croix de la Légion d'honneur ; plus tard, j'aurai à parler du républicanisme et de la disgrâce de Delmas, de Lecourbe, etc.

Ainsi, dans l'intérieur même des Tuileries, parmi les hommes qui aimaient sincèrement Napoléon, quand on croyait être bien entre soi, être bien à couvert des investigations de Savary, il y avait des hommes qui n'admettaient d'autre base pour juger des actions de l'Empereur que celle de l'utilité à la patrie. Tels furent Duroc, Lavalette, Lannes et quelques autres ; tels eussent été souverainement Desaix et Cafarelli-Dufalga ; et, chose étrange à dire, tel il était lui-même ; car il aimait la France avec toute la faiblesse d'un amoureux.

Telle fut constamment madame Lætitia, mère de Napoléon. Cette femme rare et l'on peut dire d'un caractère unique en France, eut par-dessus tous les autres habitants des Tuileries, la croyance ferme, sincère et jamais ébranlée, que la nation se réveillerait tôt ou tard, que tout l'échafaudage élevé par son fils s'écroulerait et pourrait le blesser en s'écroulant.

Ce grand caractère me ramène enfin à mon sujet, qui est maintenant l'histoire de l'enfance de Napoléon.

La Corse est une vaste agrégation de montagnes couronnées par des forêts primitives et sillonnées par des vallées profondes ; au fond de ces vallées, on rencontre un peu de terre végétale, et quelques peuplades sauvages et peu nombreuses, vivant de châtaignes. Ces gens n'offrent pas l'image de la société, mais plutôt celle d'une collection d'ermites rassemblés uniquement par le besoin. Ainsi, quoique si pauvres, ils ne sont point avares, et ne songent qu'à deux choses : se venger de leur ennemi, et aimer leur maîtresse. Ils sont remplis d'honneur, et cet honneur est plus raisonnable que celui de Paris au XVIIIe siècle ; mais, en revanche, leur vanité est presque aussi facile à se piquer que celle d'un bourgeois de petite ville. Si, lorsqu'ils passent dans un chemin, un de leurs ennemis sonne le cornet à bouquin du haut de la montagne voisine, il n'y a point à hésiter, il faut tuer cet homme.

Les vallées profondes, séparées entre elles par les crêtes des hautes chaînes de montagnes, forment la division naturelle de l'île de Corse ; on les appelle pieve[1].

Chaque pieve nourrit quelques familles influentes, se détestant cordialement les unes les autres, quelquefois liguées ensemble, plus habituellement ennemies. A la menace d'un danger commun, les haines s'oublient pour quelques mois ; au total ce sont des cœurs brûlants qui, pour sentir la vie, ont besoin d'aimer ou de haïr avec passion.

La loi admirable du coup de fusil fait qu'il règne une grande politesse ; mais vous ne trouveriez nulle part la profonde obséquiosité envers le noble d'un village allemand. Le plus petit propriétaire d'une pieve ne fait nullement la cour au grand propriétaire, son voisin ; seulement, il vient le joindre avec son fusil sur l'épaule, quand sa vanité est blessée par la même cause que celle de ce voisin. Si Paoli fut puissant dans la guerre contre les Génois et ensuite contre les Français de Louis XV, c'est qu'il avait beaucoup de pieve pour lui.

Dès 1755, Pascal Paoli appelé au commandement en chef par les mécontents, chercha à s'emparer des parties montagneuses de l'île ; il réussit et parvint à reléguer les Génois dans les places maritimes.

Ces tyrans de la Corse, désespérant de la dompter, appelèrent les Français à leur aide, et ceux-ci finirent par faire la guerre aux mécontents pour leur propre compte ; de façon que les patriotes de Corse se mirent à détester les Français, héritiers de leurs tyrans et tyrans eux-mêmes[2].

Le duc de Choiseul dirigeait alors la Guerre et les Affaires étrangères de Louis XV.

Parmi les chefs les plus passionnés de l'insurrection de Corse et les compagnons les plus fidèles de Paoli, on distinguait Charles Buonaparte, père de Napoléon. Il avait alors vingt-quatre ans, étant né à Ajaccio en 1744, d'une famille noble, établie dans l'île vers la fin du XVe siècle. Charles Buonaparte héritier d'une fortune médiocre, administrée par deux oncles prêtres et gens de mérite, avait étudié les lois à Pise, en Toscane. A son retour dans sa patrie, il épousa, sans le consentement de ses oncles, Lætitia Ramolini, qui passait pour la jeune fille la plus séduisante de l'île ; lui-même était fort bel homme et fort aimable.

En 1768, la querelle entre les Français et les Corses ayant atteint le dernier degré d'exaspération, et les Français ayant fait passer dans l'île des troupes extrêmement nombreuses, Charles Buonaparte se rendit à Corte auprès de Pascal Paoli et, ne voulant pas laisser d'otages aux Français, emmena avec lui ses oncles et sa femme.

Paoli avait beaucoup de confiance en lui. On attribue à Charles Buonaparte l'adresse à la jeunesse corse, publiée à Corte en juin 1768, et insérée, depuis, clans le Ive volume de l'histoire de Corse de Cambiagi.

Après la sanglante défaite de Ponte Novo, qui dissipa toutes les illusions d'indépendance conçues par Paoli et partagées par la majorité de la nation corse, Charles Buonaparte fut du nombre de ces patriotes fermes, qui ne désespérèrent point encore et voulurent accompagner Clemente Paoli, frère du général, à Niolo. Ils espéraient pouvoir soulever la population de cette province belliqueuse et la lancer contre l'armée française, qui s'avançait à grands pas ; mais cette tentative ne produisit aucun résultat.

Clemente Paoli, toujours accompagné de Charles Buonaparte, passa de Niolo à Vico ; il voulait engager une dernière lutte. Mais la marche rapide des événements rendit inutiles d'aussi nobles efforts, et Clemente Paoli, ainsi que son illustre frère, furent obligés de fuir une patrie qu'ils avaient voulu soustraire au joug de l'étranger.

Pendant les désastres de ces malheureuses expéditions de Niolo et de Vico, Charles Buonaparte fut constamment suivi par sa jeune et belle compagne. On la vit affronter les dangers de la guerre et partager toutes les fatigues des mécontents, dont les mouvements avaient lieu sur les montagnes les plus sauvages et au milieu de rochers escarpés. Madame Buonaparte ne songeant, comme son mari, qu'à sauver sa patrie de la domination étrangère, préférait supporter des souffrances au-dessus de son sexe et de sa position, à l'asile que le conquérant de l'île lui faisait offrir. C'était un oncle à elle, membre du conseil supérieur nouvellement institué par le général français, qui était l'intermédiaire de ces offres, dont le prétexte était l'état de grossesse avancée de madame Buonaparte.

Au mois de juin, quand, après le départ des deux Paoli, tout espoir fut définitivement perdu pour les patriotes, Charles Buonaparte qui, de Vico, s'était réfugié au petit village d'Appietto, rentra dans sa maison d'Ajaccio, avec sa jeune femme grosse de sept mois.

Le 15 août 1760, jour de la fête de l'Assomption, madame Buonaparte était à la messe, lorsqu'elle fut saisie de douleurs si pressantes, qu'elle se trouva obligée de revenir chez elle en toute hâte ; elle ne put atteindre sa chambre à coucher, et déposa son enfant dans l'antichambre, sur un de ces tapis antiques à grandes figures de héros. Cet enfant reçut le nom de Napoléon, en mémoire d'un oncle que Charles Buonaparte avait perdu à Corte, dans sa fuite, l'année précédente.

Au milieu du malaise général et de tous les désordres qui suivent la fin d'une longue guerre civile, et l'établissement d'une domination nouvelle ; au sein d'une famille peu riche et qui s'augmentait tous les ans, Napoléon dut recevoir surtout l'éducation de la nécessité. On se figure peu en France, la sévérité de manières de l'intérieur d'une famille italienne. Là, aucun mouvement, aucune parole inutile, souvent un, morne silence. Le jeune Napoléon ne fut sans doute entouré d'aucune de ces affectations françaises qui réveillent et cultivent de si bonne heure la vanité de nos enfants et parviennent à en faire des joujoux agréables à six ans et à dix-huit de petits hommes fort plats. Napoléon a dit de lui-même : Je n'étais qu'un enfant obstiné et curieux.

Des récits, assez peu authentiques, je l'avoue, nous le représentent, dans sa première enfance, comme un petit être turbulent, adroit, vif, preste à l'extrême. Il avait, dit-il, sur Joseph son frère aîné, un ascendant des plus complets. Celui-ci était battu, mordu ; des plaintes étaient portées à la mère ; la mère grondait, que le pauvre Joseph n'avait pas encore eu le temps d'ouvrir la bouche. Joseph était fort jaloux de la supériorité de son frère et des préférences dont il était l'objet.

Des philosophes ont pensé que le caractère d'un homme lui est donné par sa mère, que ce caractère se forme dès l'âge de deux ans, et qu'il est parfaitement établi à quatre ou cinq. Cela serait vrai surtout des hommes du Midi, au caractère sombre et passionné. Ces êtres là, dès la première enfance, ont une certaine façon de chercher le bonheur qui, par la suite, s'applique à des choses différentes, mais reste toujours la même.

Quelles circonstances entourèrent le berceau de Napoléon ! Je vois une mère remarquable par un esprit supérieur, non moins que par sa beauté, chargée du soin d'une famille nombreuse. Cette famille, assez pauvre, croît et s'élève au milieu des haines et des agitations violentes, qui durent survivre à trente ans de mécontentement ou de guerre civile. Nous verrons plus tard l'horreur profonde qu'inspire à Napoléon le colonel Buttafoco, qui n'a d'autre tort, pourtant, que d'avoir fait la guerre à Paoli, et suivi le parti contraire à celui des Buonaparte.

Le nom de Paoli retentissait en Corse. Cette petite île vaincue et si orgueilleuse, était toute fière de voir le nom de son héros répété et célébré en Europe. Toute grandeur, toute habileté, fut donc représentée à l'esprit de Napoléon enfant, par ce nom : Pascal Paoli. Et, par un hasard étrange, Paoli fut comme le type et mage de toute la vie future de Napoléon.

Il débute, à vingt-neuf ans, par commander en chef, il a sans cesse à la bouche les noms et les maximes des Plutarque et des Tite-Live, qui sont le catéchisme de Napoléon.

Paoli fait en Corse et en petit, tout ce que Napoléon devra faire parmi nous, lorsqu'il aura succédé au plat gouvernement du Directoire. D'abord la conquête, puis l'organisation. Comme Napoléon conquiert l'indépendance de la France à Marengo, Paoli conquiert les montagnes de Corse sur les Génois ; puis, il y organise l'administration, la justice et tout jusqu'à l'instruction publique.

Longtemps Paoli est autant administrateur et politique que guerrier. Il faut qu'il se tienne en garde contre le poison des Génois, comme Napoléon contre la machine infernale des royalistes et le poignard de Georges Cadoudal. Enfin, renversé et arraché à un peuple qui l'aimait, par l'étranger, arrivant avec des forces sans proportion avec les siennes, Paoli doit s'embarquer et chercher un refuge loin de sa patrie.

Tous ces nobles efforts d'un homme supérieur faisaient la conversation habituelle des Corses.

Ainsi, par un bonheur étrange, et que les enfants des rois n'ont point obtenu, rien de mesquin, rien de petitement vaniteux n'agite les êtres qui entourent le berceau de Napoléon.

Supposons-le né en 1769, second fils d'un marquis de Picardie ou de Languedoc, lequel a vingt-cinq mille livres de rente. Qu'entendra-t-il autour de lui ? Des anecdotes de galanterie, des récits mensongers sur l'antiquité de sa race, la pique du marquis son père contre un petit gentilhomme voisin qui, sous prétexte qu'il avait reçu trois blessures, a été fait capitaine deux ans avant lui ; mais, en revanche, le marquis, par la protection du prince de Conti, a eu la croix de Saint-Louis trois ans avant l'autre. Le marquis ne tarit pas sur son mépris pour les gens d'affaires[3] et surtout pour l'intendant de la province, dont l'équipage l'emporte sur le sien ; mais, par compensation, il obtient une place d'honneur, comme premier marguillier de la paroisse dans laquelle se trouve l'hôtel de l'intendant, ce qui doit mettre celui-ci au désespoir.

Au lieu de ces misères, Napoléon n'entend parler que de la lutte d'une grande force contre une autre grande force : les gardes nationales d'une petite île de cent quatre-vingt mille habitants, conduites par un jeune homme, élu par elles, osant lutter contre le royaume de France qui, humilié d'abord, et battu, finit par envoyer en Corse vingt-cinq mille hommes et le comte de Vaux, son meilleur général.

Ces choses sont racontées à Napoléon enfant, par une mère qui a fui souvent devant les coups de fusil français ; et, dans cette lutte, toute la gloire est pour le citoyen qui résiste ; le soldat n'est qu'un vil mercenaire qui gagne sa paie.

De nos jours, lorsque tant de personnages se démentent, parce qu'on joue la comédie et que personne n'ose agir franchement et marcher aux jouissances de vanité, les seules réelles au XIXe siècle, dans le Nord de la France, peu d'existences ont été aussi pures d'hypocrisie et, selon moi, aussi nobles, que celle, de madame Lætitia Buonaparte. Nous l'avons vue dans sa première jeunesse braver de grands périls, par dévouement pour son parti. Plus tard, elle eut à résister à des épreuves plus fortes peut-être, en ce qu'elle n'était pas soutenue par l'état d'excitation et d'enthousiasme général, qui accompagne la guerre civile. Il existe en Corse une loi terrible, assez semblable au fameux hors la loi, de la Révolution française. Lorsque cette sorte de clameur de haro est proclamée contre une famille, on incendie ses bois, on coupe ses vignes et ses oliviers, on tue ses chèvres, on brûle ses maisons ; la ruine est complète et sans remède, dans un pays pauvre, où il n'existe aucun moyen de remonter à l'aisance. Trois fois, depuis son retour dans l'île, comme général français, et sa révolte en faveur des Anglais, Pascal Paoli menaça de cette redoutable loi madame Buonaparte, veuve, pauvre et sans soutien ; trois fois elle lui fit répondre qu'il n'était au pouvoir d'aucun danger de lui faire abandonner le parti français. Sa fortune fut détruite, des dangers personnels la forcèrent à se sauver à Marseille avec ses jeunes enfants. Elle croyait être accueillie en France comme une martyre du patriotisme ; elle fut méprisée parce qu'elle était pauvre et que ses filles étaient obligées d'aller au marché.

Rien ne put troubler cette âme élevée, pas plus les mépris des Marseillais en 1793, que les honneurs si imprévus de la cour de son fils, sept ans plus tard. Parvenue au dernier terme de la vieillesse, réfugiée chez des ennemis de son nom et de sa patrie, au milieu de la joie que leur inspire la mort de son fils et de son petit-fils, elle supporte ce malheur avec une dignité naturelle et facile, comme jadis les menaces de Paoli. Jamais de plaintes, jamais elle ne tombe dans aucune des misères de vanité, qui tarissent tout enthousiasme pour les princes et princesses, que de nos jours nous avons vu tomber du trône. Cette âme ferme s'est interdit même de nommer ses ennemis et de parler de son fils[4].

La mère de Napoléon fut une femme comparable aux héroïnes de Plutarque, aux Porcia, aux Cornélie, aux madame Rolland. Ce caractère impassible, ferme et ardent, rappelle encore davantage les héroïnes italiennes du moyen âge, que je ne cite point parce qu'elles sont inconnues en France[5].

C'est par le caractère parfaitement italien de madame Lætitia, qu'il faut expliquer celui de son fils.

Suivant moi, on ne trouve d'analogue au caractère de Napoléon que parmi les condottieri et les petits princes de l'an 1400, en Italie : les Sforza, les Piccinino, les Castrucio-Castracani, etc., etc. Hommes étranges, non point profonds politiques, dans le sens où on l'entend généralement, mais, au contraire, faisant sans cesse de nouveaux projets, à mesure que leur fortune s'élève, attentifs à saisir les circonstances et ne comptant d'une manière absolue que sur eux-mêmes. Ames héroïques, nées dans un siècle où tout le monde cherchait à faire et non pas à écrire, inconnues au monde, carent quia rate sacro[6], et expliquées seulement en partie par leur contemporain Machiavel. Il n'entrait pas dans le plan de ce grand écrivain, qui donne un traité de l'Art d'escamoter la liberté aux citoyens d'une ville, de parler des excès de passion folle qui, tout à coup, viennent gâter le talent du Prince. Il passe sous silence et avec grande sagesse, ces bouffées de sensibilité qui, à l'improviste, font oublier toute raison à ces hommes en apparence calculateurs et impassibles.

Quand la présence continue du danger a été remplacée par les plaisirs de la civilisation moderne[7], leur race a disparu du monde. Alors, comme usage sensible de ce grand changement moral, les villes bâties sur les montagnes par prudence, sont descendues dans les plaines par commodité ; et le pouvoir est passé du seigneur féodal intrépide, au procureur fripon et au manufacturier patient.

Ce fut donc au milieu des passions et des événements les plus semblables à ceux du mye siècle, qu'il ait été donné aux siècles modernes de reproduire, que Napoléon naquit. Ces événements terribles pouvaient écraser un génie médiocre et faire du jeune Corse un plat esclave de la France ; mais tel n'était pas Napoléon.

Dès la première enfance, le sentiment de sa supériorité est nourri dans ce jeune cœur par les égards de sa famille. Pour faire face aux frais de son éducation, la famille se détermine au plus grand sacrifice que puisse faire un Corse : on vend un champ. Et l'on n'a pas même l'idée de faire une semblable dépense pour son frère aîné Joseph, qui en sèche de jalousie.

Charles Bonaparte mourant, avait dit à Joseph : Tu es l'aîné de la famille, mais souviens-toi que c'est Napoléon qui en est le chef. Il faut savoir que dans le Midi, pays de haine et d'amour, là où il n'est pas gâté par une demi-civilisation, cette idée de chef de la famille a une importance extrême et donne des privilèges et des devoirs, dont il ne reste plus d'idée dans nos contrées du Nord raisonnables et calculatrices.

Arrivé à quatorze ans, au commencement de la jeunesse, le danger le plus pressant pour Napoléon n'est pas de mourir sous le poignard d'un ennemi, il n'y a plus d'ennemis en France ; mais le danger de mourir de faim. Avant de songer aux passe-temps de la folle jeunesse, ou à être aimable auprès des dames, il doit songer à ne pas manquer de pain.

Telle fut sa pensée constante à Brienne ; on conçoit dès lors le sérieux de son caractère et son amour pour les mathématiques, moyen certain d'avoir du pain.

Ainsi, ce que dans la première enfance l'admiration pour Paoli avait commencé, ne périt point dans les distractions de la jeunesse, comme il n'arrive que trop souvent.

On commence à voir en Europe que les peuples n'ont jamais que le degré de liberté que leur audace conquiert sur la peur. L'enthousiasme patriotique et la longue révolte de Charles Bonaparte et de ses compagnons forcèrent le gouvernement de Louis XV à donner à ce petit pays ce que les plus belles provinces de France n'avaient plus : des États provinciaux.

Soit par l'effet du génie de M. le duc de Choiseul, soit par la force des circonstances, les Français ne persécutèrent point, dans Charles Bonaparte, le patriote qui leur avait résisté jusqu'au dernier moment. Il faut savoir aussi que, suivant l'usage d'Italie, M. le comte de Marbeuf, gouverneur de l'île, faisait la cour à madame Bonaparte.

Par arrêt du conseil supérieur de l'île, du 23 septembre 1771, Charles Bonaparte fut reconnu noble.

Trois ans plus tard, M. le comte de Marbeuf le fait, nommer conseiller du roi et assesseur de la ville et province d'Ajaccio.

En 1779, il est député de la province de Corse à la cour, et enfin devient, en 1781, membre du conseil des douze nobles de l'Ile.

A Paris, Charles Bonaparte, député de la Corse, fut utile, à son tour, à M. le comte de Marbeuf. Par des plaintes fâcheuses les députés de la précédente session des États de Corse avaient ébranlé son crédit.

Il y avait alors dans l'île deux généraux français fort divisés entre eux ; c'étaient M. de Marbeuf, doux et populaire, et M. de Narbonne-Pellet, haut et violent. Ce dernier, d'une naissance et d'un crédit supérieurs, était dangereux pour son rival ; on dit que Charles Bonaparte ainsi que la députation de Corse furent favorables à. M. de Marbeuf ; le fait est que la cour lui donna raison.

Un M. de Marbeuf, neveu du général, était archevêque de Lyon et ministre de la feuille des bénéfices ; le député qui avait été utile à son oncle obtint trois bourses.

Une pour Joseph, son fils aîné, au séminaire d'Autun.

La seconde pour Napoléon, à l'École militaire de Brienne.

Et la troisième pour sa fille, Marie-Anne, à Saint-Cyr.

Le séjour de Charles Bonaparte en France se prolongea jusqu'en 1779. Cinq ans après son retour en Corse, il eut à soutenir deux contestations importantes contre l'administration, et ce qui aggravait sa position, c'est qu'il était mal avec l'intendant.

La première affaire ne fut terminée qu'en 1786, par son fils Joseph, qui obtint gain de cause. Quant à la seconde, il put la terminer lui-même d'une façon également favorable pour sa famille.

En 1785, Charles Bonaparte se rendit à Montpellier pour consulter les médecins de cette Université célèbre sur un cancer d'estomac dont il était attaqué ; mais les soins furent impuissants et il mourut à Montpellier le 24 février 1785.

C'était un homme doux et aimable, et qui passait en son pays pour avoir beaucoup d'esprit ; il parlait en public avec facilité et avait obtenu des succès en ce genre. Il n'était rien moins que dévot ; mais dans sa dernière maladie, il fit appeler un grand nombre de prêtres. C'est ce qu'on voit chez la plupart des Italiens ; mais c'est pourtant ce qui n'arriva pas à l'archidiacre Lucien, grand oncle de Napoléon et qui, par la mort Charles, était resté chef de la famille.

C'était un homme d'église très-régulier, qui ne mourut que longtemps après son neveu et dans un âge fort avancé. Au moment de s'éteindre, il se fâcha vivement contre M. Fesch qui, déjà prêtre, était accouru en étole et en surplis. L'archidiacre le pria fort sérieusement de le laisser mourir en paix et il finit entouré de tous les siens, et leur adressant des conseils pleins de raison.

Quelquefois, dans les moments de retour sur le passé, Napoléon parlait avec attendrissement de ce vieil oncle, qui lui avait servi de père et dont il admirait la haute sagesse. C'était un des hommes les plus considérés de l'île. Son caractère ferme et prudent et sa place d'archidiacre d'Ajaccio, qui était une des premières dignités ecclésiastiques, le faisaient bien venir de tout le monde et lui donnaient une haute influence.

Par son économie furent rétablies les petites affaires de la famille, que les dépenses et le luxe de Charles avaient fort dérangées. L'archidiacre Lucien jouissait surtout d'une grande autorité morale dans sa pieve de Talavo et dans le bourg de Boccognano, où étaient situés les biens de la famille Bonaparte.

La mère de madame Lætitia étant devenue veuve, s'était remariée à un capitaine Fesch, d'un des régiments suisses que les Génois entretenaient dans l'île. De ce second mariage vint M. Fesch[8], aujourd'hui cardinal, qui se trouva ainsi demi-frère de madame Bonaparte et oncle de Napoléon. C'est dans ses bras que madame Bonaparte est morte à Rome en 1836.

Madame Bonaparte a eu treize enfants ; cinq garçons seulement et trois filles ont vécu.

Joseph, l'aîné de tous, qu'on voulait faire entrer dans les ordres, afin de tirer parti de la protection de M. de Marbeuf, ministre de la feuille des bénéfices, fit ses études en conséquence ; mais le moment de s'engager étant venu, il se refusa absolument à prendre le petit collet. On l'a vu successivement roi de Naples et d'Espagne, et fort supérieur, sous tous les rapports, aux rois ses contemporains. L'Espagne lui préféra le monstre nommé Ferdinand VII. J'admire le sentiment de fol honneur qui enflamma les braves Espagnols ; mais quelle différence pour leur bonheur si, depuis 1808, ils avaient été gouvernés par le sage Joseph et par sa constitution !

Louis, homme de conscience, a été colonel de dragons et roi de Hollande ; Jérôme fut roi de Westphalie ; Elisa grande duchesse de Toscane ; Caroline reine de Naples.

Pauline, princesse Borghèse, a été la plus belle femme de son siècle. Lucien, député, ministre de l'intérieur, ambassadeur en Portugal, n'a pas voulu être roi et a fini par être prince romain.

Lucien, disait Napoléon, eut une jeunesse orageuse ; dès l'âge de quinze ans il fut amené en France par M. de Sémonville, qui en fit de bonne heure un révolutionnaire zélé et un clubiste ardent. On dit qu'il publia quelques pamphlets jacobins, sous le nom de Brutus Bonaparte. Tout ce jacobinisme ne l'empêcha pas, au 18 Brumaire, de trahir sa patrie, au profit de son frère.

Il eût été beaucoup plus heureux pour Napoléon de n'avoir point de famille.

Le caractère de Napoléon a été fortifié à l'École militaire de Brienne, par cette grande épreuve des âmes orgueilleuses, ardentes et timides : le contact avec des étrangers ennemis.

Napoléon fut amené à Brienne en 1779, à l'âge de six ans ; à cette époque l'établissement était dirigé par des moines minimes. Voici quelques anecdotes d'un assez mince intérêt. Napoléon prononçait son nom avec l'accent corse, beaucoup plus français qu'italien ; ce nom qui, dans sa bouche, était à peu près Napoillione lui valut de la part de ses camarades le sobriquet fâcheux de La-paille-au-nez.

Un jour, le maître de quartier qui n'était pas homme à deviner la sensibilité vive et profonde de cet élève étranger, le condamna à porter l'habit de bure et à dîner à genoux à la porte du réfectoire. Ce traitement n'eût été qu'un désagrément passager pour un enfant ordinaire ; mais qu'on juge de ce qu'il dut paraître au jeune insulaire qui, à ses yeux, était forcé par la pauvreté de vivre au milieu des oppresseurs de son pays. Le moment de l'exécution fut celui d'un vomissement subit et d'une violente attaque de nerfs ; le supérieur qui passait par hasard, l'arracha à un supplice trop fort pour son organisation toute d'orgueil. Le père Patrault, son professeur de mathématiques, accourut de son côté, se plaignant que, sans nul égard, on dégradât ainsi son premier mathématicien.

Le caractère de Napoléon décidé, sombre, jamais distrait par aucun enfantillage, excita d'abord la haine de tous les petits Français, ses camarades d'école, qui considéraient sa résolution imperturbable, comme une prétention hostile à leur vanité. Napoléon, pauvre et de petite taille, croyant de plus sa patrie opprimée par les Français, fuyait toute société ; il s'était arrangé une sorte de cabane en verdure où, dans les heures de récréation, il se retirait pour lira. Un jour, ses camarades entreprirent d'envahir cette retraite, il se défendit en héros ; c'est-à-dire, en Corse.

Le caractère français, peu rancunier et qui ne cherche qu'à s'amuser, brilla de tout son éclat en cette circonstance ; on passa, pour le jeune étranger de l'envie à l'admiration et il devint un des chefs de meute du collège.

L'hiver suivant, il tomba beaucoup de neige ; on eut l'idée de construire une place fortifiée. Napoléon fut d'abord l'ingénieur en chef, qui dirigeait l'édification des remparts et quand il fut question de les attaquer, il devint le général des assaillants ; mais des graviers se mêlèrent aux boules de neige, projectiles des deux armées ; plusieurs élèves furent blessés, et les professeurs firent cesser le jeu.

Nous nous garderons bien de tirer de graves conséquences de ces petits faits, d'ailleurs fort peu prouvés ; nous sommes persuadé que des choses semblables arrivent tous les jours à beaucoup d'écoliers, qui deviennent des hommes fort insignifiants.

 

 

 



[1] Paroisse, commune.

[2] Mémoires de Dumouriez, Ier volume. — Histoire de Corse, de Cambiagi.

[3] Mémoires de Mirabeau, par M. Lucas de Montigny, tomes I et II. Comparer l'enfance de Mirabeau à celle de Napoléon.

[4] Madame Lætitia est morte à Rome, le 1er février 1836, dans le palais de Venise. La police de Grégoire XVI fait siffler son cercueil, dans le court trajet qu'il a à parcourir, pour aller de son palais à l'église de Santa Maria in via lata.

[5] Dictionnaire des femmes célèbres, du professeur Levati. Milan, 1820.

[6] On ne les retrouve en entier que dans les historiens originaux : Villani, etc. On les entrevoit fort bien dans l'abrégé de .Muratori, historien du premier ordre, inconnu en France, comme ses héros. Voir les Annali d'Italia. Chaque chapitre de douze pages environ, contient les événements d'une année ; de l'an Ier à l'an 1750.

[7] De là l'horreur profonde de Napoléon pour les mœurs de la Régence fort préférables, suivant moi, à l'hypocrisie moderne. On méprisait en 1737 les gens qui se vendaient ; on respectait autre chose que l'argent.

[8] Mort à Rome, le 13 mai 1839.