JOSÉPHINE

IMPÉRATRICE DES FRANÇAIS - REINE D'ITALIE

 

LA PROPHÉTIE - LA JEANNE D'ARC DES ANTILLES - PAKIRI, UN GRAND CHEF CARAIBE - ELIAMA, LA SORCIÈRE.

 

 

La sorcellerie a de tous temps existé aux Antilles, chez les Caraïbes et les Indiens de la Côte Ferme, comme chez les noirs esclaves venus d'Afrique. En Europe, malgré notre civilisation avancée, on trouve bien, de nos jours, tous ces charlatans professionnels qui exploitent la crédulité populaire, les fakirs et les devins, les mages et les archi-mages, les extra-lucides et les médiums, les marchands de science occulte, astrologues à l'antique, somnambules en chambre qui, moyennant salaires, prédisent l'avenir, dévoilent tout, guérissent tout, au moyen de cartes, tarots, marc de café, taches d'encre ou lignes de la main. On trouve même, dans le Bottin, l'adresse de ces charlatans professionnels, magiciens d'occasion.

Aux Antilles, il existe encore des sorciers, des piayes qui, depuis l'époque de la traite, se transmettent les rites et les secrets des aïeux ; plusieurs jouissent même d'un prestige énorme et recrutent beaucoup d'adeptes. On vient de toutes les îles environnantes les consulter. Chez les Indiens Macouanis, Emerillons, Oyampis et autres de la Guyane, une légende veut qu'à la mort d'un piaye, le corps est immergé dans les eaux de la Crique d'or, au pied des montagnes Tumuc-Humac, dont les eaux possèdent la curieuse propriété de rendre imputrescible et dur comme de la pierre le corps qu'on y plonge. Le sorcier est ainsi conservé à la vénération des générations futures, rutilant comme un soleil, l'or contenu en particules infinitésimales dans l'eau se déposant sur la peau et s'y fixant comme par une action galvanoplastique. A Haïti, le culte du Vaudou est encore existant[1], avec ses coutumes barbares, ses messes rouges, ses sacrifices humains, ses cérémonies secrètes et ses croyances, mélange de la vieille magie européenne avec les superstitions africaines -ou caraïbes, et la religion chrétienne[2]. Rien de surprenant lorsque l'on pense qu'il y a peu de mois, dans le village de Joda, en Espagne, un bébé de deux ans et demie ayant disparu, des recherches furent effectuées et l'on retrouva, dans un champ, le cadavre du petit, la tête tranchée et les bras désarticulés. L'enquête judiciaire établit que l'enfant avait été égorgé pour recueillir le sang que les assassins firent boire tout chaud, à un vieux père, malade, afin de lui rendre la santé et la jeunesse. Telle avait été l'ordonnance du sorcier auquel ils avaient demandé le moyen de guérir le vieux.

Aujourd'hui, dans nos vieilles colonies, Guadeloupe et Martinique, comme dans les colonies anglaises, Dominique, Sainte-Lucie, Saint-Vincent, la Jamaïque et autres, beaucoup de blancs croient à la double vue et aux sortilèges, et la presque totalité des noirs ont foi dans les invocations, les zombis, qui sont des hommes méchants et sucent le sang humain, les volants, sorciers ou sorcières qui, après s'être dépouillés de leur enveloppe charnelle s'élèvent dans les airs et parcourent des espaces illimités, les somnambules, les quimboiseurs, les magnétiseurs et beaucoup d'entre eux sont persuadés que des hommes peuvent se transformer en animaux. Les prescriptions sont innombrables : c'est la poudre volcan qui rend fou, la poudre mené vini qui fascine les amants, la poudre voyé allé qui chasse les ennemis, la poudre corne de cerf qui donne la force et la santé, etc.

Légitimus, grand maître de la Sorcellerie à la Guadeloupe, docteur es sciences en magie blanche et noire, parvint à un tel degré d'influence qu'il se fit élire député et fut surnommé le député-sorcier. Il avait, assure-t-on, le pouvoir de se rendre invisible, de détruire ses ennemis politiques, de protéger ses électeurs contre les balles des adversaires et, lorsqu'il fut traqué par les gendarmes, de se muer en chien, en chat, en reptile, en oiseau et même de passer par le trou d'une serrure !

Au Tonkin, nous retrouvons presque la même légende, c'est Hûyen-Dân, le général tout puissant qui, muni d'une corde enchantée et d'une baguette divinatoire, s'élève dans les airs sur un tigre noir et pulvérise, rien qu'en soufflant sur elles, les armées de ses plus redoutables ennemis. Toute la Chine est peuplée de ces génies, fantastiques magiciens de la plus grossière sorcellerie.

A l'époque qui nous occupe, c'est-à-dire à la fin du XVIIIe siècle, les vieilles négresses de la Martinique racontaient le soir, à la lueur des chandelles, la complainte de malheurs éprouvés par l'équipage d'une frégate anglaise, le Laurier, par suite des malédictions d'une femme mapoya[3] caraïbe très connue dans toutes les Antilles, que le capitaine avait voulu violenter et qui s'était vengée on ne peut mieux.

Cette sorcière avait pour nom Eliama, c'était la fille du noubacaboucou[4] Pakiri, dont nous avons déjà parlé et qui habitait près du village des Trois Ilets. Avant de conter son histoire, rappelons au lecteur celle de la femme qui, suivant l'historien Du Tertre, fût en l'an de grâce 1657, reconnue coupable de sorcellerie et exécutée dans des circonstances terribles.

Les juges furent convaincus que dès le moment où cette femme avait touché les enfants, ils devenaient langoureux et mouraient. A ceux, avec lesquels elle s'était querellée, elle envoyait une bête à mille pattes qui détruisait tout ce qu'ils possédaient. Conduite devant les juges, ceux-ci la firent mettre aux fers et cherchèrent sur son corps les marques que le diable, dit-on, impriment à ses suivants, mais comme aucune marque n'avait été relevée, ils la firent conduire à un chirurgien qui commença par appliquer l'épreuve de l'eau, très efficace alors en Allemagne. On la conduisit au bord d'une rivière, proche du Carbet, où elle fut mise à nu ; ses pouces furent attachés à ses gros orteils et une corde enroulée autour de ses reins ; puis elle fut jetée dans la rivière, à l'endroit le plus profond, où elle flotta comme un ballon, sans qu'on puisse parvenir à la faire plonger. Plus de 200 personnes assistèrent à ce jugement et se retirèrent convaincus. Un petit garçon fut alors envoyé vers elle, à la nage, qui attacha dans ses cheveux une aiguille à coudre et aussitôt elle fut entraînée, comme du plomb, au fond de l'eau, où elle demeura immobile le temps d'un bon miserere.

Néanmoins, lorsqu'on la sortit de l'eau, il fallut lui donner quelque chose à boire pour étancher sa soif. Ces trois circonstances : de ne pouvoir plonger sans un petit morceau de fer attaché à.sa personne, de rester sous l'eau sans respirer et sans avaler l'eau, ont déterminé les juges à la condamner à mort le jour suivant. Mais durant la nuit, les juges poursuivant leur enquête, la brûlèrent si sévèrement au flanc et sur le corps qu'elle mourut cette même nuit sans s'être confessée du crime dont elle était accusée[5].

 

Pakiri et sa fille, Eliama, vivaient donc aux Trois Ilets, dans un ajoupa établi au pied d'un immense fromager, à l'embouchure d'une rivière[6] remplie de titiris[7], au fond de la baie, à droite. Eliama avait une réputation de sorcière et de toutes les îles environnantes on venait la consulter et lui demander des remèdes.

Pakiri était originaire de l'île Touloumaïa — nommée Saint-Vincent par les Européens —, qu'il préférait à toutes les autres de l'archipel et dans les veillées caraïbes, il prenait plaisir à vanter ses charmes qu'il fixait au nombre de cinq : 1° la forêt noire au pied des plus hauts volcans de l'île ; on ne la traversait guère sans être épouvanté par des apparitions fantastiques ; 2° le lac où résidait l'esprit des eaux : c'était un cratère obstrué où les nuages, attirés par les bois, se condensaient et donnaient naissance aux sources qui produisaient les rivières du pays ; 3° le dragon, dont la tête était, disait-on ornée d'une émeraude prodigieuse par sa grosseur et son éclat[8] ; 4° Balana, la sirène ou fille de la mer, qui était aussi belle à voir que dangereuse à connaître ; 5° enfin, la Caverne de la Mort, dont les souvenirs trouveront trace dans la suite de ce récit[9].

Eliama avait passé un an au couvent de Notre-Dame de Bon Port du Mouillage, à Saint-Pierre, dont le Père Mane était le Supérieur Général. Ce couvent, fondé, en 1654, par la Mère Marguerite de Saint-Joseph, religieuse professe du Tiers-Ordre de Saint-Dominique, de la ville de Toul, en Lorraine, avait obtenu du Roi l'autorisation d'aller s'établir à la Martinique et autres îles circonvoisines et d'y instruire les jeunes filles dans la religion catholique, apostolique et romaine et à toutes choses honnêtes et vertueuses, conformément à l'institut et en esprit de son ordre.

Les lettres patentes données à Paris, au mois de décembre 1653, étaient ainsi conçues :

Désirant contribuer en tout ce qui Nous sera possible à une œuvre si louable, pleine de charité, et pour la gloire de Dieu, afin de participer à leurs prières pour notre prospérité et de notre Etat. Avons à ladite exposante permis, accordé et octroyé, et de nos grâces spéciales, pleine puissance et autorité royale, permettons, accordons et octroyons, par ces présentes signées de notre main, d'établir en ladite Isle de la Martinique, et autres circonvoisines, avec ses compagnes, en tel lieu d'icelles qui lui pourra être donné, légué ou acquis, et en icelui faire construire et édifier un monastère et couvent propre pour y vivre selon les règles et constitutions de leur Ordre, faire leurs prières et dévotions, instruire et enseigner les jeunes filles à la connaissance de Dieu, religion catholique et romaine, et à tous autres exercices honnêtes et vertueux ; accepter tous dons et donations qui leur pourront être faites pour aider à leur entretenement ; et qu'après le décès de l'exposante, les religieuses dudit monastère puissent élire autre supérieure des religieuses d'icelui dans les formes et solemnitez requises à leur Ordre, le tout sous l'autorité de leur supérieur. Ayant établi ladite exposante, ses compagnes ou religieuses pris et mis sous notre protection.

 

La mère d'Eliama étant morte en lui donnant la vie et son frère ayant péri dans les combats contre les Anglais, elle était l'objet unique de la tendresse et toute la consolation du vieux père, qui, reconnaissant la supériorité des hommes blancs, avait voulu que sa fille eût leur esprit, afin d'en employer les ressources pour le bien de sa race et pour son salut. L'éducation avait greffé ses avantages puissants sur les qualités fortes et énergiques de sa nature sauvage et les Caraïbes reconnaissaient qu'elle avait autant de sagesse dans les Conseils du Grand Carbet que de bravoure et d'habileté à la guerre. Seulement, au lieu d'attribuer à sa vraie cause l'ascendant de cette jeune fille, ils lui cherchaient une origine surnaturelle et l'expliquaient par des récits fabuleux. Ils prétendaient que leur chef, accablé par les malheurs de sa famille, avait consulté sur le sort de son dernier enfant la sirène redoutée qui habitait la caverne creusée dans les rochers de Saint-Vincent. Personne ne pouvait ou n'osait dire la réponse qu'il en avait reçue. On supposait pourtant que la fée, charmée de la beauté de cette fille, s'était attendrie en sa faveur et l'avait prise sous sa protection. Elle avait conseillé de recourir pour son éducation aux lumières des blancs, et l'on assurait qu'elle avait fait choix pour elle d'un nom symbolique qui était d'un heureux présage : c'était celui d'Eliama qui signifie en caraïbe arc-en-ciel, ou plutôt arc du soleil[10].

Remarquablement douée, Eliama avait rapidement apprit assez pour converser en français et en anglais et elle suivait son père dans tous ses voyages à travers l'archipel.

Le taboui[11] que le père avait construit aux Trois Ilets était dans un lieu charmant, émaillé des plus belles fleurs de la création et il y régnait une douce température, entretenue par la brise des vents alizés. Eliama l'avait embelli de ses mains. Elle avait entrelacé des bosquets de bougainvilliers et de jasmins gigantesques et odoriférants ; elle avait fait naitre ces amaryllis éclatantes ; elle avait peuplé d'iris dorés le bassin de la fontaine, et les allées de lys géants ; tous ces myrtes fleuris, ces lauriers roses, ces palmes s'étaient élevées par ses soins vigilants. Elle avait fait plus : dans son jardin, elle avait cultivé pour les malades et les affligés, une foule de plantes médicamenteuses dont elle connaissait les vertus et qu'elle donnait, avec de sages avis, pour ramener la santé à ceux qui l'avaient perdue.

Par Marion, Joséphine avait naturellement entendu parler de la jeune sorcière, de son pouvoir de guérir comme de donner des outacabou[12], de son don de divination. Inquiète de savoir si elle était aimée par le beau capitaine, si il l'épouserait, si son amour était aussi grand que le sien, elle résolut d'aller la consulter, et pour s'enhardir demanda à sa cousine[13], Aimée du Buc de Rivery, de l'accompagner, ainsi que Marion.

Aimée du Buc avait le même âge que Joséphine. Son père habitait l'habitation-sucrerie appelée la Pointe Royale, dans le quartier du Robert, et elle était justement venue passer quelques jours aux Trois Ilets.

Aimée du Buc appartenait à une vieille famille de l'île[14]. Un certain Pierre du Buc, gentilhomme normand, ayant tué en duel son adversaire, fut obligé de s'expatrier et il arriva à la Martinique avec un corps de volontaires en 1657. Après s'être distingué au cours des opérations comme lieutenant du jeune du Parquet, il avait aidé à vaincre les Caraïbes et s'était établi, comme colon, à la Caravelle, où il fit souche.

Joséphine et Aimée étaient très liées, s'étant connues au couvent des Dames de la Providence à Fort-Royal. Elles étaient exactement du même âge, étant toutes les deux nées en 1763 et se confiaient mutuellement leurs petits secrets.

Dès que les deux fillettes eurent pénétré dans le Carbet, Eliama saisit brusquement leurs mains. Quelque peu effrayées, elles reculèrent, mais celle-ci leur dit : Téhùekenné[15]. N'avez aucune crainte, approchez, ce que j'ai à vous dévoiler ne peut être que du bonheur. Et prenant à chacune la main gauche elle parut un instant se recueillir, puis elle déclara, solennellement, s'adressant tout d'abord à Aimée : Lougoutti huévou[16]. Vous serez reine, et à Joséphine : Vous vous marierez bientôt mais pas avec celui que vous croyez... Cette union ne sera pas heureuse...[17] je vois du sang... Vous serez veuve... alors, louairigoni paouairitoni[18]... vous deviendrez plus que reine !...

En tremblant, les deux fillettes s'étaient retirées, gagnant rapidement le sentier qui conduisait à la Sucrerie. Le soleil avait terminé sa course, les étoiles pointillaient à l'horizon ; des farandoles de lucioles traversaient la route ; au-dessus de la colline apparaissait la Croix du Sud et un chat-huant[19], en passant sur leurs têtes, poussa son cri strident. Marion superstitieuse, à l'extrême, se signa en disant : Bon Dié, nou soti voué la diablesse ![20]

Aimée du Buc de Rivery devait, peu après, quitter la Martinique pour se rendre en France afin de parfaire son éducation. Elle était d'une rare beauté et d'une intelligence très vive. Confiée à une cousine, Mme de Montfrabœuf, née Marie-Anne du Bue de Bellefonds, qui habitait Nantes, elle fut pensionnaire au Couvent Notre-Dame de la Visitation, de cette ville, et y reçut une éducation très soignée et tous les talents d'agrément dont pouvait être susceptible une jeune personne d'une famille distinguée et riche. Les troubles de la Révolution vinrent rompre ses études et Mme de Montfrabœuf, devenue par un second mariage[21], Mme de Laurencin, décida de la renvoyer à la Martinique.

Confiée aux soins d'une vieille négresse, Zorah, elle s'embarqua, à Nantes, sur un navire à destination de Saint-Pierre qui fut capturé par des corsaires turcs. Tous les passagers furent amenés en captivité à Alger. A la Martinique, on crut que le navire avait fait naufrage et Aimée fut pleurée comme ayant disparu dans les flots.

La jeune Aimée était fort belle, les Corsaires jugèrent bon de l'offrir, comme esclave, au vieux Dey d'Alger, Baha Mohamed ben Osman, alors âgé de soixante-quatorze ans, qui, après avoir payé la somme demandée, l'envoya à Constantinople, en cadeau, au grand Sultan Sélim III, le Commandeur des Croyants, lui prouvant ainsi sa fidélité et sa reconnaissance.

Aimée et son inséparable Zorah prirent la route de Constantinople tandis qu'à la Martinique on faisait dire des messes pour le repos de son âme.

Sélim III, frappé de sa beauté et de sa distinction, s'attacha à son esclave martiniquaise et la pauvre jeune fille, subissant son étrange destinée, se résigna à devenir la sultane favorite du Commandeur des Croyants, auquel, un an après son entrée au sérail, elle donnait un fils. Sélim III, nous dit le baron Pruvost, avait une figure gracieuse et recueillie, des yeux habituellement baissés sous de longues paupières ; une barbe noire et des mieux peignées ; des joues colorées des teintes d'un sang riche, mais calme ; une stature un peu courbée, plus appropriée à la prière qu'au cheval.

Le fils, Mahmoud II, né de la Sultane française, comme on disait à Constantinople, prit les rênes de l'empire en 1808 et sa mère se trouva sultane-validé.

Un voile impénétrable fut tiré sur l'aventure jusqu'en 1809 lorsque les journaux de Londres annoncèrent que la Sultane-Validé, mère du jeune Sultan régnant, Mahmoud II, était une française, créole de la Martinique, née Aimée du Bue de Rivery, jouissant auprès de son fils de la plus grande influence. La prophétie de la sorcière caraïbe s'était réalisée. Aimée était devenue reine !

Le Sultan Mahmoud II fit, plus tard, d'activés recherches pour retrouver la famille de sa mère. Il s'adressa à l'ambassadeur de France à Constantinople et envoya même à la Martinique un drogman pour recueillir tous les documents possibles.

C'est ainsi qu'une lettre datée du 24 janvier 1821, écrite par un sieur Marlet, beau-frère d'Aimée, fut trouvée dans les archives de l'ambassade française à Constantinople, ainsi conçue :

Mlle Aimée Dubuc de Rivery, ma belle-sœur, née à la Martinique, fut élevée à Nantes, aux Dames de la Visitation où elle reçut l'éducation la plus soignée et tous les talents d'agrément dont pouvait être susceptible une jeune personne d'une famille distinguée. Elle joignait à tous les avantages la plus grande beauté réunie à toutes les grâces de nos plus aimables françaises. Rappelée dans son pays, par ses parents, elle fut prise par un corsaire barbaresque et, après plusieurs incidents qu'on aurait pu considérer comme fâcheux pour la belle créole, mais qui, dans l'ordre de sa destinée n'étaient qu'autant d'acheminements à sa grande fortune, elle fut placée au Sérail où bientôt sa beauté et les avantages d'une éducation soignée la firent remarquer par le Sultan alors régnant, Abdul-Hamed, qui en fit sa sultane favorite.

 

Et ce Marlet devait être un bien grand ami de la famille de Tascher de La Pagerie et de Joséphine, puisque nous possédons une lettre de cette dernière à lui adressée de Fontainebleau, le 27 janvier 1787, qui atteste des relations intimes entre les deux :

Je suis bien fâchée, Monsieur, de vous contrarier, en vous assurant que ce n'est point par dépit que je prends la plume pour vous écrire ; la reconnaissance dont je suis pénétrée des marques d'amitié que vous m'avez données pendant votre séjour en France et que vous me continuez, doit vous être un sur garant du plaisir que j'ai de recevoir de vos nouvelles, de vous en demander des vôtres, et de vous convaincre de l'attachement bien sincère que je vous ai voué.

J'espère à l'avenir n'avoir plus les mêmes raisons qui m'ont empêchée de vous répondre ; ma tante[22] a été bien malade, on lui a mis des vésicatoires qui lui ont fait tout le bien possible ; sa santé est bonne dans ce moment-cy, elle serait encore meilleure si je recevais des nouvelles satisfaisantes de mon papa et de ma maman. Vous ne sauriez vous imaginer, Monsieur, tout ce qu'éprouve ma sensibilité, je voudrais être sûre d'une occasion pour vous ouvrir mon cœur, vous verriez combien il souffre. D'ailleurs vous connaissez déjà ma position[23], elle n'est point changée il s'en faut ; la santé de ma sœur me chagrine beaucoup ; si l'air de la France lui était favorable, maman pourrait profiter de l'occasion de mon oncle pour l'envoyer ; nous avons icy un médecin très habile qui peut-être la guérirait.

LA PAGERIE DE BEAUHARNAIS.

 

Nous avons aussi une lettre de Mme de Laurencin qui est très intéressante :

Les Piquets, 28 juin 1821.

Te rappelles-tu tout ce qu'un voyageur venant de la Martinique t'avait dit sur Aimée de Rivery, confiée jadis à mes soins et que les troubles de France m'avaient engagé à renvoyer à son père ? Nous eûmes, dans le temps, la triste nouvelle de son naufrage et nous la pleurâmes comme ayant péri dans les flots. Mais, comme on te l'avait dit, elle a survécu par un événement plus déplorable encore : il paraît que le bâtiment naufragé fut pris par un corsaire et que, prise elle-même, elle a été vendue pour entrer dans le sérail du Grand Seigneur actuel. On dit cette pauvre Aimée morte depuis deux ans. Il paraît que son fils l'aimait infiniment et lui a fait un mausolée sur lequel ses noms sont gravés.

 

Permissions et desseins mystérieux de la Providence ! Dans la même année et à quelques lieues de distance, dans une petite colonie française et dans la même famille, étaient nées deux enfants, deux cousines, qui devaient être les souveraines de deux vastes empires, aux deux extrémités de l'Europe.

Napoléon Ier et Mahmoud II, Joséphine Tascher de La Pagerie et Aimée du Buc de Rivery sont des figures, certes, fort distinctes, diamétralement opposées chez les deux souverains, mais non sans de frappantes analogies chez les deux femmes, et très ressemblantes les unes et les autres par les épreuves et les calamités dont furent remplies ces quatre existences mémorables.

Mahmoud II soutint d'abord contre la Russie une guerre désastreuse, que termina, en 1812, la paix de Bucarest, par laquelle il abandonna la Bessarabie.

Ali, Pacha de Janina, se révolta ensuite contre son autorité de 1819 à 1822.

La Grèce, insurgée en 1821 et soutenue par la France, l'Angleterre et la Russie, qui détruisirent la marine turque à Navarin en 1827, fut déclarée indépendante en 1830.

Après avoir fait une nouvelle concession aux prétentions de la Russie par le traité d'Akerman, en 1826, Mahmoud réalisant un projet qu'il méditait depuis longtemps, extermina les janissaires dans cette même année et puis entra résolument dans la voie des réformes dont l'avait entretenu sa mère. Il commença par introduire dans son armée l'organisation européenne.

Malheureusement pour lui, attaqué une troisième fois par la Russie, en 1828, et l'armée ennemie ayant franchi les Balkans et menacé Constantinople, il se vit forcé de signer, en 1829, la paix d'Andrinople, qui plaça la Moldavie et la Valachie sous la protection russe. Méhémet-Ali, pacha d'Egypte, souleva contre lui en 1831, fit envahir la Syrie par son fils Ibrahim, qui, après avoir défait les turcs à Konich en 1832 marchait sur Constantinople, lorsque l'intervention européenne l'arrêta. La Russie profita de cette circonstance pour imposer, en 1833, le traité d'Unklar-Skéléssi, qui mettait la Turquie à sa disposition. Mahmoud II venait de recommencer la guerre avec Méhémet-Ali, et Ibrahim avait battu son armée à Nézib, en juin 1839, lorsqu'il mourut le 1er juillet suivant.

En dépit des vicissitudes, tant que vécut la Sultane-validé, elle employa constamment son pouvoir à rapprocher la Turquie de la France et à servir les intérêts de sa patrie d'origine non moins que ceux de la Sublime-Porte. Le général Doybet, le maréchal Marmont, envoyés en mission à Constantinople, y trouvèrent, grâce à elle, un accueil exceptionnellement chaleureux, et le général Sébastiani, ambassadeur de France, lui dut de réussir dans des négociations souvent inextricables.

Aimée mourut en 1817, et celle qui fut la Sultane-validé, c'est-à-dire la première du Palais, celle devant qui devaient s'incliner les autres Cadines, et que les turcs désignaient sous le nom de Nakchidil — empreinte du cœur —, repose à Constantinople dans la Mosquée de Mahmoud II, où un superbe mausolée a été élevé en son honneur, l'un des plus beaux monuments consacrés aux familles impériales.

Dans l'Histoire des Frères Mineurs Capucins de l'ancienne province de France, on lit que : la pauvre captive avait dû embrasser la religion de Mahomet. Dans son cœur elle avait gémi sans doute de cette nécessité et avait vécu ainsi au milieu de la Cour du Sultan. Etant tombée gravement malade, elle demanda à son fils, comme suprême grâce, de la laisser mourir dans la religion catholique. Mahmoud II pria alors le Père Alexis d'Arras, capucin, préfet de la Mission de Constantinople, de se rendre au palais.

C'était pendant une nuit d'hiver. Les janissaires n'avaient pas encore été abolis. Le Père Alexis priait dans sa cellule au couvent de Saint-Antoine. Des rafales menaçantes, ébranlant les maisons, faisaient entendre des grincements et des plaintes lugubres. Les vents de la Mer Noire, glissant sur le Bosphore, avaient apporté avec eux l'orage et la tempête. Le Père Alexis entend frapper à coups redoublés à la porte du couvent, et bientôt le frère portier vient à lui, pâle et tremblant, suivi de deux janissaires dont l'un, s'approchant du supérieur, lui présente un firman. Le révérend Père se rend à l'église et, quelques instants après, part pour Galata, au milieu de son escorte. Il prend place dans un caïque à douze paires de rames. La barque s'éloigne et bientôt se perd dans la nuit.

Cependant, dans une pièce somptueuse, aux riches tentures et aux tapis luxueux, une femme est en proie à de vives souffrances. Un médecin est près de son lit. Derrière une balustrade placée à côté de la porte, deux esclaves noires sont debout. A quelque pas plus loin, un personnage, plongé dans un profond chagrin, ne peut retenir ses gémissements et ses sanglots, c'est Mahmoud II.

Il est plus de minuit. Soudain, un nègre s'avance, s'incline et dit : Il est là, faut-il qu'il entre ? Le prince fait signe de laisser pénétrer. On introduit le moine auprès de la malade. L'homme à qui tout le monde obéit en ces lieux, d'un geste fait sortir les assistants, et, s'approchant de l'auguste malade : Ma mère, vous avez voulu mourir dans la religion de vos pères, que votre vœu soit accompli ! Voici le prêtre catholique que vous demandez. Ces paroles dites, le prince sortit. Quand la cérémonie fut terminée, le Sultan réapparut, remercia le modeste capucin, lui recommanda le secret, car le fanatisme turc se fut soulevé contre celui que la tendresse et l'obéissance filiales rendaient complice de ce sacrilège à la foi de l'Islam.

Reconduit au couvent de Saint-Antoine, le père Alexis resta des heures entières, prosterné devant les autels, en prière pour le repos de l'âme de la Sultane française, Aimée Du Buc de Rivery, mère de Mahmoud II, le souverain de Yldiz-Kiosk.

Joséphine, elle aussi, devait quitter la Martinique cette même année, et se marier à Noisy-le-Grand, en premières noces, à Alexandre de Beauharnais, et, en secondes noces, au général Buonaparte, pour ensuite devenir Impératrice des Français et Reine d'Italie.

Plus que reine ! avait prédit Eliama.

***

Nous savons par Moreau de Jonnès que Eliama fit beaucoup parler d'elle dans la suite. Sa renommée devint considérable dans toutes les Antilles et on l'appelait la sorcière rouge, à la suite de la tragédie suivante :

En 1795, ayant appris qu'une de ses amies d'enfance, la petite créole Zami, qui avait été aussi au couvent de Saint-Pierre et vivait alors au Macouba, avait été piquée par un serpent, le terrible fer de lance, elle partit sur le champ pour lui prodiguer ses soins et s'efforcer de conserver ses jours au moyen de remèdes dont elle possédait la science mystérieuse. Elle avait déjà rendu une foule de services similaires à des habitants de la Martinique, comme de la Guadeloupe. Elle réussit à sauver son amie d'une mort presque inévitable, mais son absence s'étant prolongée au delà de l'époque fixée pour le retour et voulant rejoindre son père qui était à Saint-Vincent, elle suivit, avec un vieux nègre, fidèle serviteur, la trace des bois qui au milieu des hautes montagnes de l'île conduit jusqu'à la côte, au canal de Sainte-Lucie, afin d'éviter la rencontre des troupes anglaises qui occupaient alors la Martinique et entretenaient des garnisons dans les ports. Son but était de toucher tout d'abord à Sainte-Lucie.

Un autre nègre du voisinage leur avait procuré une pirogue. Ils restèrent cachés dans les palétuviers de l'anse Céron jusqu'à la pointe du jour. Aux premières lueurs du jour, l'embarcation fut mise à l'eau et, poussés par une brise légère, favorisés par une mer de cristal, ils traversèrent sans encombre le canal. Arrivés près des rivages sinueux de Sainte-Lucie, les hardis navigateurs les prolongèrent jusqu'à l'entrée du détroit qui sépare cette île de Saint-Vincent. Ici, le vieillard fit remarquer à sa maîtresse qu'un rideau de nuages menaçants, des tougoutti conoboui[24] venait de cacher le ciel, au couchant, et que plusieurs pronostics annonçaient une tempête, peut être même un ouragan ; il l'exhorta à relâcher, pour attendre un moment plus propice. Eliama, inquiète de son père, persista à vouloir traverser le détroit, espérant devancer l'orage. En s'éloignant de la terre, elle découvrit, à une faible distance, une frégate anglaise qui était tombée en calme ; cette vue n'avait rien d'alarmant car un bâtiment de guerre ne daignait pas ordinairement prendre garde à un esquif. Il en fut cette fois autrement. Le capitaine ayant vu par le moyen de son télescope qu'il y avait une femme dans la pirogue, il la jugea de bonne prise ; et, quand une bouffée de vent souffla dans ses voiles, il en profita pour joindre la barque et pour ordonner à ceux qui la montaient de venir à bord.

Il fallut obéir à la force. Eliama, revêtue de ses nattes de palmier et de ses longs cheveux, monta l'échelle de commandement d'un pas ferme et sans vouloir d'appui. Elle était suivie de son serviteur qui portait ses armes. En arrivant sur le pont de la frégate, elle demanda, en anglais, qui était le Capitaine et ce qu'il lui voulait. Il lui fut répondu que c'était lord Seymour et qu'il l'attendait dans sa grande chambre. Allez dire à Sa Seigneurie, reprit-elle, que se servir d'un vaisseau du roi d'Angleterre pour arrêter à la mer une femme qui voyage seule, sous la foi du droit des gens, c'est l'action d'un forban, et que celui qui la commet est indigne de porter un nom illustre, et s'adressant aux officiers : Messieurs, je me réfugie sous la protection de votre pavillon et, plutôt que de quitter cette place, je me ferai mettre en pièces.

Elle dédaigna de répondre à plusieurs messages que lui envoya le capitaine. Celui-ci qui l'épiait, perdant enfin patience, sortit et la saisissant violemment par le bras, il s'efforça de l'entraîner après lui, mais il rencontra une résistance non moins vive qu'inattendue. La jeune Caraïbe, au lieu de retirer son bras qui l'entourait, le poussa avec tant de force, qu'elle glissa entre les mains qui l'étreignaient, et que, son poing atteignant son adversaire à la figure, en fit jaillir le sang. En même temps, la secousse qu'elle lui imprima lui fit perdre l'équilibre et l'envoya tomber sur l'un des canons du gaillard. Furieux d'être ainsi traité par une folle femme, en présence de son équipage, le capitaine revint sur Eliama pour prendre sa revanche, mais il l'a trouva armée de l'une de ces flèches redoutables qui donnent par la plus légère blessure, une atroce agonie.

Lord Seymour, lui cria-t-elle, si tu fais un pas, tu marches à la mort ! Les officiers qui, avec un sang-froid britannique, étaient demeurés spectateurs de la lutte corps à corps, s'opposèrent à ce qu'elle devint un combat à outrance, et ils firent rentrer leur capitaine en essayant de le calmer.

Eliama se retira à l'écart, à l'extrémité du dôme de la dunette ; elle s'assit sur le tillac, non comme nous ou à la manière orientale, mais accroupie à la façon des Caraïbes[25], ce qui permet de se relever par un bond tel que celui des kangourous ou des sauterelles de nos prairies. Elle vit alors qu'elle avait été blessée au bras par les doigts crochus du vautour auquel elle avait échappé. Elle fit dégouter sur le pont son sang qui coulait abondamment, puis, ôtant de sa chevelure une longue plume blanche de l'oiseau des tropiques[26], qui d'ordinaire se dressait sur sa tête, elle la teignit de ce sang et la lança dans l'air, en disant : Vole apprendre à mon père quels odieux traitements sa fille vient de subir sur ce vaisseau ; il saura quelle vengeance il doit en tirer. La plume s'éleva en tourbillonnant et se dirigea vers le rivage de Saint-Vincent, dont on distinguait, à deux portées de canon, les formidables rochers.

Ce pourrait bien être, dit un vieux matelot, la sorcière rouge dont il est tant parlé à la Barbade ; et dans ce cas, camarades, nous devons recommander notre âme à Dieu !

Pendant ce temps, l'ouragan, sorti du golfe du Mexique, avait atteint la chaine des Antilles, et poussait devant lui un raz-de-marée qui refoulait dans les détroits de ces iles le grand courant de l'Atlantique équatorial. Son flot puissant avait forcé la frégate à s'approcher de la côte pour gagner, à l'aide du remous produit par ses promontoires, le port de Kingstown, où elle espérait trouver asile. Le vent, qui devenait de plus en plus violent et tempétueux, se refusait à la marche du bâtiment qui était orienté au plus près. Les officiers, après s'être concertés, avaient envoyé dire au capitaine que sa présence était nécessaire. Le danger s'accroissant, le plus ancien fut obligé d'aller lui-même réitérer cet avis pour la troisième fois. Enfin, Lord Seymour sortit de sa chambre, pourpre de colère, et frappé de vertige. En entrant sur le gaillard, il trouva, assise près du passage qu'il suivait, la jeune caraïbe qui, les yeux baissés, semblait étrangère à tout ce qui l'environnait. Sa vue ranima sa fureur, et il la heurta du pied. Exaspérée par cet acte brutal et méprisant, Eliama se dressa, comme l'aurait fait un serpent fer de lance sur lequel on aurait marché. Elle maudit avec une énergie sauvage le capitaine et sa frégate, et leur prédit qu'ils allaient périr.

Tiens, Lord Seymour, regarde, voilà le gage de ta perte ; ma vengeance commence à s'accomplir. En levant les yeux vers l'endroit qu'elle montrait, l'équipage consterné vit les flammes sinistres, tremblotantes et livides du feu Saint-Elme, qui parcourait lentement la grande vergue. Tandis que l'équipage est absorbé par l'aspect de cet effrayant phénomène, la jeune sauvage saisit une hache d'armes, appendue auprès du mât d'artimon, et d'un seul coup, lancée d'une main sûre et vigoureuse, elle coupa la drisse du gouvernail, ce qui fait venir la frégate au vent et, par l'effet des voiles sur le mât, la fait culer sur les rochers où l'attendait un affreux naufrage. Eliama suivie du vieux nègre qui la seconde en tout, traverse le gaillard en faisant tourner sa hache d'armes et se jette à la mer. Un coup de feu est tiré sur elle ; bien d'autres dangers sont bravés et surmontés par son courage. Elle surgit au milieu des siens sur la plage, après un combat victorieux contre les éléments et contre la perversité humaine, plus funeste encore que les périls de l'ouragan.

Pakiri était là pour la recevoir dans ses bras. Vénus, sortant du sein des flots, n'eût pu offrir un plus beau spectacle. Un essaim de femmes la couvrit et lui donna tous les soins qu'exigeait la rude épreuve qu'elle venait de subir. On lui fit rejeter l'eau de mer qu'elle avait bue ; on la délivra de celle dont sa chevelure était imbibée et des ablutions d'eau de pluie enlevèrent le sel qui s'était attaché à sa peau et qui l'aurait corrodée. Enfin, pour empêcher que l'action de l'air ne lui devînt nuisible après un exercice aussi violent que celui d'avoir nagé l'espace de plus d'une demi-lieue, elle fut revêtue de la tête aux pieds de bandelettes de coton et recouverte de nattes imperméables en fil de palmier. Son père, qui avait présidé à toutes ces dispositions, avec la sollicitude de la plus vive tendresse, ne pouvait se résoudre à la quitter quoique plusieurs fois on fût venu réclamer sa présence au lieu du naufrage, car la frégate était venue se jeter dans les rochers et la mer qui brisait avec furie sur le pont l'avait déjà démolie et submergée en partie ; elle avait enlevé et précipité dans l'abîme la moitié de l'équipage, à commencer par le capitaine, qui périt des premiers. L'autre moitié s'était attachée au couronnement qui s'élevait au-dessus des flots, et des cris d'effroi étaient poussés par ces malheureux chaque fois qu'une lame du large, haute comme une colline, s'élançait impétueusement sur eux pour les arracher à leur asile et les entraîner à la mort. Comme si la tache de leur infortune n'était pas comblée, il leur était survenu d'autres ennemis, aussi impitoyables que l'ouragan. Les Caraïbes avaient escaladé le pic de basalte au pied duquel gisait la frégate désemparée, et de ce roc, où leurs archers s'étaient établis, ils perçaient de leurs flèches les matelots que la tempête avait épargnés.

Pakiri intervint alors et fit arrêter le carnage. Il ordonna de sauver ce qui restait de l'équipage et ce fut à qui s'empresserait de sauver les naufragés, si bien que plusieurs matelots, blessés ou malades, ne pouvant se confier au va-et-vient qui leur donnait le moyen d'atteindre la côte, les Caraïbes allèrent, au péril de leur vie, les chercher sur les débris de la frégate et les ramenèrent, non sans peine, à terre.

Pakiri distribua ces rescapés dans des cavernes où rien ne leur manqua que le pouvoir de s'échapper. Trois jours après, des corsaires de Victor Hughes vinrent les chercher pour les conduire au fort Saint-Charles, à Basse-Terre. Hughes paya chaque tête avec de la poudre à canon et d'excellente eau-de-vie.

C'est là l'histoire de la Sorcière Rouge, Eliama, et comment finit la frégate anglaise Le Laurier et son capitaine, Lord Seymour.

***

La mulâtresse Marion, la nourrice de Joséphine, plus tard affranchie par ordre de l'Empereur, reçut une pension annuelle de 500 francs, portée à 1.200, sur les instances formelles de Napoléon :

TRÉSORERIE GÉNÉRALE DE LA COURONNE

Bref en date du 20 septembre 1807 d'une pension de 1.200 francs en faveur de demoiselle Marion, mulâtresse libre de la Martinique.

Napoléon, Empereur des Français, Roi d'Italie, Protecteur de la Confédération du Rhin.

Voulant récompenser les soins que la demoiselle Marion, mulâtresse libre de la Martinique, a donnés à Notre Epouse bien-aimée l'Impératrice des Français, Reine d'Italie, dans la plus tendre enfance.

Nous lui avons accordé et accordons par les présentes une pension annuelle de 1.200 francs pour en jouir sa vie durant.

Mandons et ordonnons en conséquence au sieur Estève, trésorier de Notre Couronne, de faire payer sur les fonds de Notre Trésor, à demoiselle Marion, la dite pension de 1.200 francs, de trois mois en trois mois, à dater du 1er janvier 1808, sur la remise d'un certificat de vie et à la présentation du présent brevet signé de Notre main et visé de l'Archichancelier de l'Empire, faisant fonction de Chancelier de Notre Palais Impérial.

Par l'Empereur.

NAPOLÉON.

Le Trésorier Général de la Couronne :

ESTÈVE.

Vu : l'Archichancelier de l'Empire :

CAMBACÉRÈS.

 

La fille de Marion, sœur de lait de Joséphine s'appelait Guiobette. Elle mourut à Saint-Pierre à l'âge de 90 ans.

 

 

 



[1] Il se perpétue toujours au Dahomey.

[2] Lire Seabrook (W. B.) L'Ile magique. Paul Reboux qui a visité Haïti en 1919, nous a rapporté avoir vu un ramassis d'images saintes et d'amulettes, saint Roch et l'Assomption voisinant avec des fétiches, des sifflets, des colliers de graines et des calebasses.

[3] En caraïbe, sorcière.

[4] En caraïbe, vieux capitaine.

[5] A. Moreau de Jonès, Aventures de guerre.

[6] La rivière qui porte aujourd'hui le nom de La Pagerie, par suite du déboisement total de cette partie de l'île, n'est plus qu'un ruisseau que viennent seulement gonfler les eaux de pluie durant l'hivernage.

[7] Les titiris sont de très petits poissons, exquis en court bouillon et dont il faut des milliers pour faire un plat. Ils apparaissent après les premiers orages annonçant l'hivernage, en juillet, août, toujours accompagnés d'éclairs fulminants, d'où l'expression créole : zéclair titiri.

[8] Dans la curieuse relation de ses aventures, Robert Lade raconte qu'il fit plusieurs tentatives pour s'en emparer.

[9] Saint Vincent et la Dominique furent les derniers refuges des Caraïbes.

[10] Il est singulier que le phénomène naturel qu'exprime ce mot signifiait chez les Caraïbes, comme jadis chez les Hébreux, l'espoir d'un meilleur temps. Il faut en déduire que l'observation avait guidé les sauvages de l'archipel américain aussi bien que l'avaient été les enfants d'Israël par l'antique sagesse de l'Égypte.

[11] En caraïbe, maison.

[12] Maux donnés par sortilège.

[13] Cousine également de celle qu'épousa Lucien Bonaparte, Mlle de Bleschamps.

[14] Voir Benjamin Morton : The Veiled Empress. Histoire racontée par M. de Jouy dans l'Ermite de Province, t. VII, n° 18 du 10 sept. 1821. — Jean Minassiau, Une Sultane française. — Sydney Daney, Histoire de la Martinique. — Xavier Eyma, L'Illustration du 11 févr. 1854. — Le Correspondant, 10 août 1926. — Le Temps, 10 nov. 1923. — Le Figaro, 31 déc. 1927. — Baron Pruvost, Histoire de la Turquie.

[15] En caraïbe, parole de bon accueil.

[16] En caraïbe, le rayon du soleil est sur vous.

[17] Joséphine elle-même confirma la prédiction alors qu'elle était au château de Navarre. (Récit de Mme Bochsa, nièce de Mme de Genlis, admise dans l'intimité de l'Impératrice).

[18] En caraïbe, Vous aurez la puissance et la grandeur.

[19] Le strix stridula, très commun aux Antilles.

[20] Bon Dieu, nous venons de voir la diablesse.

[21] Le mariage eut lieu à Nantes, le 8 juillet 1788.

[22] Fanny de Beauharnais.

[23] Elle était divorcée avec M. de Beauharnais.

[24] Nuées pleines de vent et de pluie qui font comme de longs traits.

[25] Sur les talons, comme les Hindous.

[26] Le paille en queue.