JOSÉPHINE

IMPÉRATRICE DES FRANÇAIS - REINE D'ITALIE

 

INTRODUCTION.

 

 

La façon d'être du pays est si agréable, la température si bonne et l'on y vit dans une liberté si honneste, que je n'ay pas veu un seul homme, ny une seule femme qui en soient revenus, en qui je n'aye remarqué une grande passion d'y retourner.

DU TERTRE.

 

Le voyageur qui visite les Antilles, ces vastes fleurs aquatiques épanouies sous le soleil tropical, ces verdoyantes corbeilles de verdure qui surgissent du sein des flots limpides et azurés de l'Océan Atlantique, est émerveillé par la beauté des paysages, la variété des formes et des couleurs sans cesse multipliées par une nature prodigue, et il éprouve l'admiration involontaire de la faiblesse pour la puissance.

Sous un ciel éclatant, des plages endormies dans une dentelle de cocotiers, de palmiers, de manguiers, de flamboyants, de tamariniers où les oiseaux-mouches prennent leurs ébats amoureux ; des buissons étoilés de fleurs, coquillages nacrés qui semblent attentifs aux pudiques secrets de ce que disent entre eux les papillons ; des forêts vierges où les lianes dessinent une résille de vitraux ; des montagnes ciselées pour le plaisir des dieux, incrustées de rubis, d'émeraudes, de topazes, d'améthystes ; des cascades, des volcans ; toute une nature largement humectée de bonheur et chargée de magie !

Et plus la montagne s'élève, plus l'abîme se creuse, plus la cataracte augmente ou la forêt s'assombrit, davantage s'émeut l'âme par la variété des tons harmonieux, la blancheur des routes alignées de palmiers, de fougères géantes ; par l'âpreté des sentiers ombragés, bordés de gommiers, de bambous, de flamboyants ; par la violence des parfums que l'on respire, l'arome que dégagent les mangles dorées, les grenades savoureuses, les monbins, les bananes ; par le bruit harmonieux des chutes d'eau qui projettent des flots de dentelles folles, déchirant.des rubans comme pour mettre à nu les rochers ; par la mélancolie obsédante des paysages et la magnificence de la forêt vierge.

Dans le ciel, la brise joue avec les nuages de coton blanc. Sur la surface moirée de l'océan pointillé d'or, des petits voiliers blancs glissent, poursuivant une course d'escargots ; des méduses roulent comme des pierres précieuses, des algues ondoient comme des banderoles de fête et, le soir, sur l'onde couleur de rêve, le paquebot laisse une longue traînée phosphorescente, une queue de diamants, tandis que, sur la crête des vagues, les étoiles bondissent et suivent joyeusement les poissons-volants fous.

Le vent siffle dans les cordages : c'est une voix qui chante, profonde, vibrante, un chant des tropiques, un ardent appel d'amour qui emplit l'espace, fil d'or tendu jusqu'à se briser, cri passionné qui bouleverse la pensée jusqu'au vertige, Angélus des cloches de bronze qui fait vibrer l'atmosphère et palpiter les nids.

Tous ceux qui ont connu ces rives ensoleillées, qui ont subi l'enchantement de cette vie nonchalante, ne peuvent oublier ces iles au masque somptueux, bleu, vert, rouge et violet, si différent du maussade et brumeux continent et, dans leur cœur ( hante éternellement la plainte nostalgique des bambous, des cocotiers et des filaos !

Si ces iles n'existaient pas, il manquerait quelque chose aux plus belles promesses de l'Univers, m'écrivait, peu avant sa mort, Léon Talboom, le bel écrivain, le délicieux poète antillais, qui a chanté les charmes de son pays natal, la Guadeloupe, les poissons-volants rivalisant de vitesse avec les marsouins, les oiseaux-mouches s'enivrant du parfum des fleurs, les madras aux vives couleurs et les coliers-choux rehaussant la beauté des femmes créoles, la volupté des biguines, l'éclat du soleil, maitre de la nature, dispensant généreusement son or sur le sable des grèves, sur l'eau, les maisons, la forêt. Son livre Karukera restera pour ses amis l'expressive évocation des charmes de ces pays lointains et le régal des heures d'extase.

***

La Martinique[1], que les Caraïbes appelaient Madinina, est une de ces perles dont on ne se lasse pas d'entendre chanter la beauté ou dépeindre la somptuosité. Née dans les spasmes volcaniques, façonnée au nord par la houle de l'Atlantique, fouettée au sud d'embruns, ourlée à l'est de rochers et de récifs, parsemée à l'ouest de plages dorées de sable fin, l'île fut occupée et farouchement défendue par les Caraïbes, peuple de pirates anthropophages qui vivait à l'état primitif dans les forêts aux vertes frondaisons, ou aux embouchures des rivières, et parlait un rude langage, jusqu'à ce que Colomb, comme un dieu tombé du ciel, vint les découvrir en 1493.

Le grand navigateur se contenta, le 15 juin 1502, de débarquer à l'endroit où s'élève aujourd'hui le village du Carbet, nom emprunté de l'idiome caraïbe qui veut dire : camp de retranchement, d'y faire de l'eau et du bois et de continuer sa route pour le pays de l'or, plus à l'ouest.

Des Caraïbes qui occupaient l'île, à l'arrivée des Européens, il ne reste guère que certaines traditions de médecine empirique et des superstitions que les nègres ont adoptées, héritage naturel de la sauvagerie. Sur leur origine, les premiers voyageurs ne nous ont laissé que des conjectures. Suivant toutes probabilités, ils descendaient des Galibis, peuplade établie sur les frontières de la Guyane. Dans leur traditions, ils racontaient qu'un chef nommé Callinago, petit de corps, mais grand de courage, qui mangeait peu et buvait encore moins, s'était embarqué à la tête d'un certain nombre de guerriers et était venu aborder aux petites Antilles. Il attaqua les Ygneris, qui y habitaient, et les extermina jusqu'au dernier. Les femmes seules furent épargnées, et conservèrent depuis une langue particulière, qui était celle de leurs ancêtres. Cette tradition a pour preuve l'étroite alliance qui unissait les Galibis de la terre ferme aux Caraïbes des Antilles, car souvent ils se rejoignaient pour faire des expéditions contre leurs ennemis, les Allouagues.

Refoulés tout d'abord dans l'intérieur de l'île, ces insulaires ont été lentement exterminés ou se sont enfuis, car les serpents qui abondaient dans les forêts leur inspiraient une grande terreur. Ils rapportaient que ces serpents, que l'on ne rencontrait pas dans les autres îles, avaient été apportés par leurs ennemis, les Allouagues, qui avaient ainsi voulu placer la flèche de guerre sous chaque feuille. Les Caraïbes ont préféré la misère dans la liberté au travail dans la servitude, leur grossier fétichisme à une civilisation chrétienne dont les vices et la tyrannie voilaient les bienfaits. Peut-être quelques gouttes de sang rouge coulent-elles encore dans les veines de rares individus dont la taille élancée, le teint olivâtre, les yeux obliques, largement ouverts, voilés de longs cils et pleins de mélancolie, les cheveux plats et collés sur les tempes et la nuque, rappellent un type qui n'a pas encore disparu dans certaines îles et sur le continent. Les hommes rouges ont cédé la place aux blancs et aux noirs, seuls possesseurs et seuls cultivateurs depuis bientôt trois siècles des iles Caraïbes.

Avant l'arrivée des Européens, les Caraïbes vivaient heureux. N'ayant point à craindre, grâce à leur isolement au milieu de la mer, les surprises de l'ennemi, ils ne connaissaient point cette inquiétude soupçonneuse qui faisait de la vie des sauvages du continent une éternelle angoisse. Couchés dans leurs hamacs de coton colorié, qu'ils suspendaient le plus souvent à des arbres au-dessus d'un feu brillant[2], ils passaient les heures laborieuses de la journée à garnir leurs flèches de pierres aiguisées, à orner leurs boutous ou casse-têtes de ciselures passées à la mouchache[3], à fabriquer des ibichets[4]. Le reste du temps était employé à s'arracher la barbe ou se faire peindre par les femmes avec du rocou[5], à jouer de la flûte et à rêver[6]. Les plus actifs creusaient, au moyen du feu, des canouas ou pirogues, qui devaient leur valoir le titre de capitaine, construisaient avec des branches d'arbres et des feuilles de balisiers des carbets ou défrichaient quelques coins de terre en brûlant les arbres et semant sur la cendre[7]. Les Caraïbes se nourrissaient de grands lézards — les iguanes — qu'ils attrapaient au lacet, d'oiseaux qu'ils grillaient sur le feu avec leurs plumes et leurs entrailles, de tortues varrées sur le sable, de lambis, de burgaux[8], de crabes et de poissons péchés à la ligne ou à l'arc dans la mer et les rivières. Ces différents mets, additionnés de piments et de mouchache, étaient servis dans des calebasses ou couïs, arrosés d'ouïcou[9].

Très superstitieux, les Caraïbes avaient leurs boyez ou sorciers. Selon les boyez l'auteur de toutes choses était Louquo. Descendu de ce monde qui se trouve au delà des nuages, et qui est devenu le pays des génies et des âmes, il commença par créer la terre sans eaux, sans fleurs et sans montagnes ; touchant ensuite sa cuisse et son nombril, il en fit sortir les dix grands Caraïbes qui, plus tard, sont devenus des dieux.

Le premier fut Nonun — l'astre du soir —, qui se trouva si beau en naissant qu'il se montra avec orgueil à toute la terre ; mais Huoïou — le soleil — ayant paru peu après, Nonun alla se cacher de honte, et depuis ce temps il ne se montre plus que la nuit. Les autres grands Caraïbes étaient Achinaon, qui préside à la pluie et au vent ; Chirities, devenu aujourd'hui une constellation servant à compter les années ; Couroumon, le génie des vagues, Savaçou, le capitaine du tonnerre et des ouragans ; Joulouca, l'arc-en-ciel qui, à force de se nourrir de poissons, de lézards, de ramiers et de colibris, a pris les teintes variées que nous lui voyons ; Racumon, d'abord serpent à tête d'homme est placé sur un arbre de cabatas dont il donnait les fruits aux passants, mais aujourd'hui changé en étoile ; Licamani, la comète, dont l'apparition annonce la colère des puissances supérieures, et enfin Coüalina, le chef des Zéméens ou bons génies, nés des premières femmes et de Louquo.

Au sortir des mains de ce dernier, la terre était molle, plate et stérile. Les rayons brûlants de Huoïou la desséchèrent, sa surface plus solide se boursoufla en montagnes, et la verdure parut. Louquo créa alors les premiers hommes, qui vivaient très longtemps, ne vieillissaient point, et mouraient sans maladies. Il demeura plusieurs siècles au milieu d'eux, puis retourna au pays des Zéméens, où il se trouve encore.

Mais après son départ, la pêche devint moins abondante, les nuits plus froides, et les hommes découragés se mirent à vivre comme des bêtes fauves. Louquo, touché de compassion, apparut donc à un vieillard caraïbe pour lui enseigner ce qui pouvait rendre ses fils moins malheureux. Il lui montra comment les pierres pouvaient servir à tailler les arbres, le balisier à construire des ajoupas, le coton à faire des hamacs ; puis, brisant un bâton, qu'il avait à la main, il enfouit les débris dans la terre, et dit au vieillard de revenir voir dans quelque temps ce qu'ils auraient produit. Le vieillard revint au bout de neuf lunes, et trouva le manioc.

Le bonheur rendit les Caraïbes méchants. Ils cessèrent bientôt d'offrir à Louquo les alakris[10] qu'ils lui devaient, et le dieu se fâcha. Il laissa tomber les rivières produites dans le ciel par la sueur des Zéméens ; la terre fut inondée, et tous les hommes périrent, excepté quelques élus, qui se sauvèrent sur une haute montagne, et dont les Caraïbes actuels sont les descendants.

Cette légende, rapprochée de celle du déluge, rapporté par la Bible, est troublante.

***

Après la visite de Colomb, plus d'un siècle s'écoula avant que les Européens ne revinrent dans l'île et, c'est le 1er septembre 1635 que l'intrépide normand, Pierre Belain, sieur d'Esnambuc, le fôndateur de la puissance française aux Antilles, y débarqua, avec quelques valeureux compagnons venus de Saint-Christophe, à l'endroit où fut bâtie la ville de Saint-Pierre, non loin du Carbet, et prit possession de l'île.

Le sol, formé d'éjections volcaniques, a toute la fécondité de ces sortes de terres, avantage qui se complique, il est vrai, d'un grave péril, tant que les feux souterrains brûlent encore et que la montagne Pelée menace la région du Nord. Le simple aspect de la contrée en raconte l'histoire géologique. L'île a deux visages : la mer et la forêt, tous deux remarquables. Le touriste qui fait le tour de la côte[11] remporte des visions éblouissantes de vagues tumultueuses sur les rochers, de plages paisibles encastrées dans des écrins de verdure, de marsouins prenant leurs ébats, dans la grande bleue ; celui qui, par les chemins accidentés, s'enfonce dans l'intérieur et parvient aux hauts sommets, voit partout jaillir autour de lui comme des sources d'émotion et de pensée. Des formes palpitent dans le vent, des voix parlent dans la plaine, et, enfin, c'est le relief tourmenté de la montagne Pelée, les noirs cratères, les tragiques paysages de laves où s'est mêlée une vivante poussière d'âmes.

Du nord au sud de l'ile se dressent six monts principaux, distribués en groupes rapprochés, mais indépendants, au lieu de ces chaines prolongées qui accusent ailleurs des formations moins violentes. Les uns culminent en pitons aigus dont l'altitude dépasse 1.300 mètres ; d'autres s'étalent en crêtes étroites, parfois tranchantes, inclinées en talus raides et d'un accès difficile. A mi-hauteur de ces sommets détachés, et comme leur faisant cortège, une multitude de mornes, restes de volcans secondaires, s'abaissent en coteaux moins abrupts, les uns ombragés de forêts ou cultivés, les autres stériles et nus. Après les volcans qui ont créé ces pics, ces cônes, ces pyramides, sont venus les tremblements de terre qui les ont disloqués, ont déchiré la. croûte du sol, haché les flancs des montagnes en crevasses et en précipices ; obstacles dont souffrent à la fois les cultures et les communications.

La nature est belle dans toutes les îles tropicales, mais à la Martinique elle a imprégné les êtres et les choses d'un, tel charme que les premiers habitants l'attribuaient aux filles de la mer qui secouaient au-dessus des ondes leur chevelure parfumée pour attirer les pêcheurs au milieu des écueils où elles cachaient leurs palais enchanteurs et perfides. Comme d'ordinaire, la légende n'était ici que l'instinctive et poétique interprétation des phénomènes de la nature. Dans ces parages, sous le souffle régulier des vents alizés, la mer déroule avec une majesté sereine ses larges et paisibles vagues, le jour transparentes à de remarquables profondeurs, la nuit semées d'étincelles et de traînées phosphorescentes. Les savanes et les forêts exhalent des senteurs que la brise emporte au loin sur l'Océan comme l'encens de la terre. Au-dessus de ces rivages, le ciel déploie l'éclat incomparable de son azur, et fait succéder, par intervalles égaux, aux incendies du soleil presque vertical les splendides illuminations des étoiles. La végétation ne connaît point de repos ; les arbres renouvellent sans fin leurs fleurs et leurs fruits, et traduisent en tableaux réels ces réminiscences du paradis terrestre, ces rêves de printemps éternel, dont on ne peut, dans la froide Europe, se faire une image. Le règne animal reflète ces merveilles dans l'oiseau-mouche, le colibri, éblouissants d'or et de pourpre, de saphir et d'émeraude. Que de curiosités éveillées, que de surprises et d'émotions pour le navigateur et le voyageur arrivant de la zone tempérée.

C'est aussi un reliquaire qui contient les bijoux de famille. Si nous ouvrons le coffret, si nous fouillons dans les vieux papiers, que de hauts faits d'armes, que d'héroïques aventures, que de gigantesques corps-à-corps, que de grands coups d épée, que de luttes grandioses, quel défilé de glorieuses batailles. Sur cette parcelle de territoire où flotte depuis trois siècles le drapeau de la France, que de noms inscrits en lettres d'or sur le fronton de l'histoire. La terre et l'eau en sont chargées de sublimes souvenirs !

Parmi les personnages célèbres qui sont nés à la Martinique, nous citerons Moreau de Saint-Méry — Médéric-Louis-Elie — qui vit le jour à Fort-Royal en 1750. Avocat au Parlement de Paris, il alla s'établir au Cap Français à Saint-Domingue et devint membre du Conseil supérieur de cette colonie. Chargé par Louis XVI de parcourir les Antilles pour y réunir les éléments d'un Code colonial, il publia en 1785 les résultats de son enquête. Nommé président de l'Assemblée parisienne des électeurs de 1789, puis élu député de la Martinique à la Constituante, il devint, après le 18 Brumaire, l'historien de la marine et Conseiller d'Etat. En 1800, il fut nommé président à Parme et en 1802, administrateur des duchés de Parme, de Plaisance et de Guastalla, qu'il dirigea avec habileté. Il est l'auteur d'un grand nombre d'ouvrages utiles sur les colonies américaines. Il mourut à Paris en 1819 ; Le général Briére de Lisle (Louis-Alexandre-Esprit-Gaston), né en 1827. Dans l'infanterie de marine il prit part aux expéditions de Chine et de Cochinchine. A Bazeilles, en 1870, il se couvre de gloire, est blessé et fait prisonnier. En 1877 il est nommé Gouverneur du Sénégal. En 1883 il commande une , brigade au Tonkin et collabore à la prise de Bac-Ninh, Thaï-Nguyen et Hong-Hoa. En 1884, il est nommé commandant en chef de l'expédition et débloque Tuyen-Quan en 1885. Nommé Inspecteur général des troupes de la marine, il meurt à Saint-Leu-Taverny (Seine-et-Oise) en 1896 ;

Le baron amiral Du Bourdieu — Louis-Thomas-René-Napoléon — né à Fort-de-France en 1804. Sorti de l'Ecole navale d'Angoulême en 1820, il se couvrit de gloire à la bataille de Navarin où il eut une jambe emportée (1827). Capitaine de vaisseau en 1840, il commande successivement au Levant, aux Antilles et en Algérie, contre-amiral en 1848, il bombarde Salé au Maroc en 1851, est nommé vice-amiral et baron en 1858, préfet maritime de Toulon et siège au Sénat en 1856. Il meurt à Toulon en 1857 ;

Thibault de Chauvalon, correspondant de l'Académie des Sciences, auteur d'un Voyage à la Martinique, rempli d'observations intéressantes ; Barras, le neveu du fameux directeur, officier de marine qui se distingua à bord de la flotte du comte de Grasse ; Belgrade, homme de couleur, qui fut chargé du gouvernement de l'île après le départ du général Rochambeau et qui fit preuve de courage, de fermeté et d'habileté dans ce poste difficile ; le chef de brigade Magloire Pélage, homme de couleur, qui, temporairement, fut lui aussi placé à la tête du gouvernement de la Guadeloupe et sut, avec honneur et dignité, remplir un rôle pénible[12] ; d'Avrigny, membre de l'Académie française, auteur de la tragédie de Jeanne d'Arc, les généraux Reboul de Vassoigne, le baron Déry — le brave des braves —, d'Adhémar de Cranzac ; le commandant Delgrès ; les contre-amiraux Mignot (campagne de Madagascar) et Lespès (campagne de Chine), les capitaines de frégate Gigon, Lacourné ; Edmond Richer et Tournens qui étaient à Fou-Tchéou et à Wong-Sung ; l'écrivain Pierre de Bologne ; Parrion ; les célèbres docteurs Rufz de Lavizon et Hippolyte Morestin ; Léon Papin-Dupont, appelé si justement le Saint homme de Tours ; l'amiral marquis de Traversay, marin intrépide, qui, avec l'autorisation du roi Louis XYÏ alla en Russie et devint ministre en 1811[13] ; Alexandre de Beauharnais, fils du marquis de Beauharnais, Gouverneur général des Antilles françaises, premier mari de Joséphine, dont nous parlerons longuement dans cet ouvrage ; enfin de nos jours, deux hommes politiques qui, comme sous-secrétaires d'Etat aux Colonies, ont été appelés aux Conseils du gouvernement : MM. Lémery et Delmont[14].

D'autre part, la Martinique il donné naissance à deux souveraines : Joséphine de Tascher de La Pagerie, en premières noces femme d'Alexandre de Beauharnais et, en secondes noces femme de Napoléon, Impératrice des Français, Reine d'Italie ; Aimée Dubuc de Rivery, la fameuse Sultane Validé, mère du Sultan Mahmoud II, dont nous conterons plus loin l'odyssée. Deux autres souveraines, quoique n'étant pas nées dans l'ile, peuvent être revendiquées par la Martinique, y ayant vécu très jeunes : la Reine Hortense, fille de Joséphine et d'Alexandre de Beauharnais, issue donc de deux créoles, et Mme de Maintenon — Françoise d'Aubigné, marquise de — qui, passa toute sa jeunesse aux environs de Saint-Pierre, où son père était négociant, et y puisa son éducation.

Petite-fille de Théodore Agrippa d'Aubigné célèbre historien protestant, maréchal de camp et vice-amiral de Guyenne et Bretagne sous Henri IV, la marquise d'Aubigné naquit à Niort en 1635. Après avoir été l'institutrice des enfants de Louis XIV, en même temps que du fils qu'elle avait eu avec le roi et qui plus tard fut légitimé et reçut le titre de duc du Maine, elle épousa secrètement le roi en décembre 1684. Le mariage, célébré par l'archevêque de Paris, ne fut jamais rendu public. Son rôle, en politique et religion fut considérable. Elevée dans la religion protestante qu'elle abjura à son retour en France, pour entrer au pensionnat des Ursulines, elle contribua à la révocation de l'Édit de Nantes, et mourut à Saint-Cyr qu'elle avait fondé.

Nous devons aussi mentionner d'autres célébrités qui ont quelque temps habité le pays et dont le souvenir est gardé pieusement par les habitants : de Clieu, qui importa dans les Antilles le caféier ; le maréchal Bertrand, le fidèle compagnon de Napoléon, qui habita Sainte-Anne avec ses fils ; le général comte Arthur de Dillon[15], maréchal de camp des armées françaises, Gouverneur de Tobago, député de la Martinique à l'Assemblée Constituante de 1789 ; le maréchal Gallieni, le vainqueur de la Marne, qui servit à Fort-de-France en qualité de chef de bataillon, avant d'aller à la conquête de Madagascar et dont un beau marbre, apposé sur la maison qu'il habita, rappelle les glorieux services ; le peintre Paul Gauguin, dont les toiles sont si admirées.

Mais de toutes ces gloires, la plus retentissante, la plus éblouissante, est incontestablement celle de Joséphine, fille des îles du Vent, beauté créole, jaillie d'un sol volcanique, qui traversa le grand Océan Atlantique, telle la chatoyante déesse Isis, pour aller à la rencontre d'un jeune Mars, dieu de la guerre, et qui devint Impératrice des Français, Reine d'Italie, vivant dans la séduction des mousselines et des roses, dans les plis victorieux de la gloire napoléonienne.

Nombreux sont ceux qui ont relaté sa vie. De célèbres écrivains, d'érudits historiens, de grands orateurs ont tracé, avec hardiesse et maîtrise, sa majestueuse figure ; certains l'ont encensé, d'autres l'ont abaissé. Notre temps est sans pudeur pour livrer à la curiosité maligne, comme on expose dans les musées les momies des pharaons morts il y a 3.000 ans, les choses les plus secrètes et les plus touchantes, toutes ces lettres qu'écrivent les amants et qui devraient rester personnelles. C'est la vie amoureuse de toutes les grandes célébrités : Benjamin Franklin qui demande les ailes de l'oiseau pour se poser sur la fenêtre de sa bien-aimée ; Edgar Poe avouant qu'il s'adonne au whisky pour consoler sa femme d'un mal incurable ; Nelson qui jette feu et flamme pour Lady Hamilton ; le grand lyrique Keatz qui reproche à son amie sa frivolité et sa coquetterie ; toute une collection, Leurs Amours :

Les amours de Victor Hugo (Tristan Legay).

La vie amoureuse de Richard Magner (Louis Barthou).

La vie amoureuse de Julie de Lespinasse (André Beaunier).

La vie amoureuse de Beethoven (René Fauchois).

La vie amoureuse de Louis XIV (Louis Bertrand).

La vie amoureuse de Marie Walewska (Binet-Valmer).

La vie amoureuse d'Henri Beyle (Abel Bonnard).

La vie amoureuse de Lady Hamilton (Albert Flament).

La vie amoureuse d'Alfred de Musset (Maurice Doimay).

La vie amoureuse de Mme de Genlis (Rosemonde Gérard).

La vie amoureuse de Mme Tallien (Paul Reboux).

La vie amoureuse de Danton (Georges Lecomte).

La vie amoureuse de Ninon de Lenclos (Fernand Nozière).

La vie amoureuse de Mme de Pompadour (Marcelle Tynaire).

La vie amoureuse de Chopin (Emile Vuillermoz).

La vie amoureuse d'Adrienne Lecouvreur (Cécile Sorel).

La vie amoureuse de la grande Catherine (Princesse Lucien Murat).

La vie amoureuse de Mme du Barry (Paul Reboux).

La vie amoureuse de la Grande Mademoiselle (Duc de la Force).

La vie amoureuse de l'Impératrice Joséphine (Gérard d'Houville).

Comment fut aimée l'Impératrice Joséphine (Paul Reboux).

 

Mais dans toutes ces histoires romancées, où commence la fiction ? Où est la vérité, comme se l'est demandé Hérode ? L'histoire est une éternelle conspiration contre la vérité !

La vérité pure, c'est l'anéantissement de tout rêve, de toute illusion, de tout idéalisme et la limite entre cette vérité et l'erreur, entre le bien et le mal, est toujours indéfinissable. Pour éviter l'erreur, il suffit de suivre les mouvements du cœur plutôt que les raisonnements de l'esprit, car là où règne la justice absolue il n'y a pas d'amour !

En ce qui concerne Joséphine, je me demande pourquoi l'on a été si cruel, si inflexible envers une malheureuse femme qui n'a eu que le tort de vivre à une époque aux mœurs relâchées et dévoyées et que l'on veut classer comme un type caractéristique de son temps. Le présent est assez laid, l'avenir assez sombre, pour conserver pieusement le passé ; pourquoi remplir bénévolement le rôle d'un juge d'instruction qui fouille dans la vie de l'accusée, épluche chaque page de sa jeunesse, recherche les moindres peccadilles, les plus petites faiblesses, pour en faire des crimes, échafaude, sans preuves irréfutables, tout un acte d'accusation, et, dans le cas de M. Masson simplement pour répondre à des apologies déplacées.

Un violent conflit s'est manifesté entre le Dr Pichevin, martiniquais d'origine, auteur de l'Impératrice Joséphine, et l'éminent historien, membre de l'Académie Française, auquel nous devons de si complètes et de si remarquables études sur Napoléon et sa famille. Nous nous garderons bien de vouloir les départager, de même que nous n'avons pas la témérité d'égaler le dernier. Il ne s'agit pour nous ni d'absoudre ni de condamner. Si devant l'histoire on peut reprocher à Joséphine certaines faiblesses sentimentales, si la belle créole fut trop encline aux jeux de l'amour et que les fautes demeurent, l'auréole de sa gloire d'Impératrice ne saurait en être ternie. Elle demeurera éternellement éblouissante.

Avant de juger son semblable, tout homme doit s'inquiéter de ce qu'il a souffert, toute souffrance portant en elle le stigmate du péché et le secret de la justice. J'estime seulement que l'on peut être un grand historien sans pour cela se croire obligé ternir ce qui a fait la gloire et la splendeur d'un peuple. La France a-t-elle donc accumulé tant de gloires que l'on puisse sans crainte arracher de sa couronne de lauriers les plus éclatantes feuilles ?

Joséphine a vécu une époque troublée, bouleversée. Après la révolution qui avait changé l'ordre des choses en France, exaltant les sentiments les plus nobles et les plus bas, dans l'anarchie sociale, dans le pêle-mêle de tous et de toutes, festoyer, rire, danser, porter de belles toilettes et des bijoux, était le seul but de la vie. Le goût des plaisirs fut porté à son paroxysme. Les liaisons étaient faciles, les mariages l'étaient moins. Une loi d'anarchie avait déréglé la société : le divorce. Les esprits comme les choses étaient vacillants, flottants. Le foyer même, dans ce monde sans lendemain, était précaire et transitoire. L'association conjugale n'était plus que temporaire ; cette indissolubilité qui est la sainteté civile du devoir de l'amour et la rationnelle sanction de l'union, était rayée des institutions sociales. Le mariage, a proclamé Cambacérès, dans son projet du Code Civil, c'est la nature en action[16].

Robespierre avait imposé l'austérité aux mœurs. Aussitôt disparu, les femmes étaient passées de la hardiesse à l'indécence. Il y a accord de licence entre les institutions et les mœurs. C'est l'encouragement au libertinage et à l'inconduite. Plus de scandale ! Se plait-on, on s'accouple légalement. Ne se plaît-on plus, on rompt de façon aussi légale. La femme va de mari en mari, ou d amant en amant, poursuivant le plaisir, indigne du bonheur, dénouant, renouant et redénouant sa ceinture. Elle circule comme une marchandise gracieuse. Elle est épouse le temps que cela ne l'ennuie pas. Elle est mère, le temps que cela l'amuse. Le mari ? Il court des bras de l'une aux bras de l'autre. Le mariage ? un bail résiliable de semaine en semaine, de nuit en nuit. On divorce pour rien et à propos de rien, pour une absence de six mois, pour incompatibilité d'humeur. La femme n'a plus de pudeur, l'homme n'a plus de jalousie. On procède par essais.

Des femmes ci-devant comtesses épousent leurs anciens domestiques[17]. Les militaires, à chaque rentrée en cantonnement dons leurs quartiers d'hiver, se marient en convenant d'avance qu'ils divorceront à leur départ. Delville crie à la tribune nationale que la France n'est plus qu'un vaste chantier de prostitution : Vous avez introduit en France un marché de chair humaine. Ce monde vit ravalé à ses sens, animalisé.

Une fureur qui s'est emparée de tous bannit toutes les décences, viole toutes les convenances : la France entière danse. Elle danse depuis Thermidor, comme elle chantait autrefois ; elle danse pour se venger, elle danse pour oublier. Entre son passé sanglant, son avenir sombre, elle danse ! A peine sauvée de la guillotine, elle danse pour n'y plus croire ; et le jarret tendu, l'oreille à la mesure, la main sur l'épaule du premier cavalier venu, la France encore sanglante et toute ruinée, tourne et pirouette et se trémousse en une farandole immense et folle. Ce n'est plus la danse élégante ou noble, un pas sévère ou agréable, un ballet plein de grâce, un choix de poses cadencées qui séduit comme la musique du corps, mais une ronde de volupté intime et folle, dans laquelle les couples s'enlacent, tourbillonnent, poitrine contre poitrine, haleine contre haleine. Nulle gène, nulle opposition, les danseuses sont presque sans voiles et les mères ont peur de gronder, les maris craignent de paraître jaloux. Les femmes ont la faculté de tout vouloir et la permission de tout obtenir.

On danse en fins souliers, on danse en gros sabots, on danse aux nasillements de la musette, on danse aux suaves accents des flûtes, on danse en scandant la bourre, on danse en sautant l'anglaise ! Et le riche et le pauvre, l'artisan et le patron, la bonne compagnie et la mauvaise, se démènent du meilleur de leurs jambes dans cette bacchanale épidémique.

On danse sur les souvenirs : dans l'enclos des ci-devant Augustins, au noviciat des Jésuites, au couvent des Carmélites du Marais, au Séminaire de Saint-Sulpice, aux Filles de Sainte-Marie, dans la maison des ci-devant Carmes-Déchaux et même dans l'ancien cimetière de Saint-Sulpice ! Au-dessous des mots encore écrits : Has ultra metas beatam spem expectantes requiescunt, un joli transparent rose annonce : Bal des Zéphirs !

On danse sur le sang, sur les larmes, sur les deuils, entre fils et filles de guillotinés ! On danse à l'Hôtel Longueville et à l'Hôtel Thellusson, où Mme Hamelin, vêtue à l'antique, Mme Tallien, Mme Récamier, Mme de Staël, avec son célèbre turban, et parfois Joséphine, viennent apporter leurs grâces, et elles tournent jusqu'à l'aube, avec les jeunes gens de tous les genres, de toutes les classes, affectant le genre républicain. Dans les salons, majestueux comme une galerie du Louvre, trente cercles de contredanse à seize roulent et sautent dans leurs déshabillés en Vénus, aux bras de vigoureux danseurs. Elles tournent et tournent encore, nouées à leurs Adonis, tendant une cuisse infatigable, dessinée par le nankin souple. Sous les corniches d'or, mille glaces répètent les sourires et les enlacements, les vêtements balayés et moulant le corps, et les poitrines de marbre, et les bouches qui, dans l'ivresse et le tourbillon, s'ouvrent et fleurissent comme des roses ![18]

Pourtant la faim est assise à tous les foyers. Les affamés font queue à la porte des boulangers, des bouchers ; le sucre manque, l'eau vaut plus cher que le vin, la chandelle est montée à quarante-cinq livres, ce qui fait augmenter le prix des places à l'Opéra d'un tiers. L'or a disparu de la circulation, il faut donner des paquets d'assignats pour une botte de légumes et bientôt la fabrication de ces assignats, à raison de cent millions par jour, ne peut plus suffire aux besoins de la population. Le papier même vient à manquer.

Les nouveaux riches dépensent des sommes folles. A ces anciens commis, mis comme des princes, à ces Mécènes, venus de province, il faut des diners à la poularde du Mans, le faisan de Pologne, la truite du Lac, l'ananas des Isles, le vin du Rhin, vieilli de cent cinquante ans dans la cave de l'électeur de Mayence[19], le tokai donné par Joseph II à Louis XVI. Un ancien vigneron de Corbiny achète du même coup son hôtel et Bagatelle, l'attelage de douze chevaux du prince de Croi et l'amour de Mlle Lange, à raison de dix mille livres par douze heures ! Un repas coûte cinq cent mille livres, des corbeilles de fleurs, vingt-cinq millions, une toilette trois millions de livres, un gilet de soie, un million de livres ![20]

A côté de la misère noire, Paris voit des enrichissements énormes, des fortunes colossales qui naissent comme des champignons. L'exemple de ces fortunes faciles tente tout le monde et une fièvre de lucre s'empare de tous. Une folie, une contagion, une épidémie frénétique prend ces estomacs creux : la misère se lance au gain : l'agiotage fait sa proie de ce peuple. On agiote pour vivre et l'on vit pour agioter. C'est une mêlée, une anarchie ! Tous vendent de tout. Le limonadier vend du savon, le chapelier vend du café, l'épicier des chapeaux, l'apothicaire des souliers. Même les sirènes d'amour, les galantes, les actrices qui aiment et vivent au jour le jour, prises du mal général, mènent de front le commerce des galanteries et des denrées. Les plus jolies mains tripotent le cuir, le suif et le beurre. Les Vénus n'ont plus ni nez, ni goût, et comme l'empereur romain, elles trouvent que l'argent sent toujours bon. Une moitié de Paris vend l'autre. Paris est à l'encan. Partout biens nationaux à vendre, vente d'hôtels, d'églises, de tableaux, de tapisseries, de meubles en bois de rose et en noyer de la Guadeloupe, d'effets mobiliers, de bijoux, au nom et profit de la République : c'est la liquidation de la guillotine ![21]

La Société ? Plus de caste et plus de rang. Les salons sont dans la rue : promenades publics, jardins publics, bals publics, voilà les salons du Directoire. Ils sont ouverts à deux battants, pour tout payant, pour tout venant. La jeune fille danse avec le premier venu ; actrices et femmes de directeur, épouses et courtisanes se coudoient et se croisent. C'est délicieux, c'est incroyable ! Plus de titres, que des titres de citoyens, par exemple : Madame l'électrice du septième arrondissement.

La politesse, la déférence, la prévenance, la délicatesse, le respect, la pudeur, que de préjugés ! Les femmes ne sont plus respectées. Les jeunes gens leur parlent le chapeau sur la tête. Ramasse-t-on l'éventail d'une femme, elle ne remercie pas, la salue-t-on, elle ne rend pas le salut. Est-on beau, elle vous lorgne, est-on laid, elle vous rit au nez ! Un scandale ? Mais non, c'est la mode. Un ministre promène publiquement une prostituée, c'est l'usage[22].

Et dans ce monde où toutes les convenances sont violées, toutes les décences bannies, toutes les fortunes déplacées, tous les liens sociaux rompus, tous les ordres confusionnés, où les mœurs sont arrivées à une telle corruption que les femmes sont blasées même sur le scandale, que rien ne leur est fruit défendu, que le sentiment public tolère toutes les incartades, toutes les liaisons, qu'elles ont la permission de tout vouloir et faculté de tout obtenir ; que l'amour n'est plus qu'un passetemps, un divertissement sensuel, une fantaisie imprévue, un roman, bien banal, comment Joséphine qui est veuve, qui est jeune[23], ardente coquette et captivante ; qui a le désir de vivre après avoir tant souffert et vécu à l'ombre de la guillotine ; qui a conservé la peur de la mort, pouvait-elle éviter totalement l'intoxication générale, ce tourbillon dans lequel est entraîné toute la société d'alors ?

L'époque est aux nudités gazées. Mères et filles rivalisent d'impudeur, dames du grand monde et filles de mauvaise vie ne se distinguent plus. Les corsages doivent laisser voir les seins[24] et les bras pour ne pas être suspectés de vilains doivent être nus entièrement. Seules, les robes à l'hypocrite cachaient les épaules. Des lanières gemmées s'enroulent autour des chevilles, des anneaux d'or cerclent les doigts du pied, souvent même, sous la chemise de linon clair, on voit les jambes et les cuisses embrassées par des cercles diamantés. Plus de soie ni de laine, aux plis cassants et rebelles qui commandent la forme plutôt qu'ils ne la suivent, la traduisent plutôt qu'ils ne la révèlent et déconcertent l'œil comme les verres striés. On veut les tissus mousses, lâches, un peu plus les femmes eussent consenti à porter les étoffes mouillées des anciens sculpteurs. On n'aime plus que la mousseline, le linon et leurs indiscrètes obéissances. Tout ce qui contourne et moule la forme est de grande préférence. C'est l'époque où un journaliste peut résumer ainsi la garde-robe féminine : il faut à une parisienne trois cent soixante-cinq coiffures, autant de paires de souliers, six cents robes et douze chemises.

Un jour, sous les galeries du Palais-Royal, puis aux Champs-Elysées, l'on vit apparaître Thérésia Cabarrus Notre-Dame de Thermidor, coiffée d'une grande bergère en paille d'Italie, à rubans de velours noir, portant une tunique de gaze blanche retenue sous les seins par de simples bretelles, laissant le haut du buste et les bras nus. La tunique était fendue sur les côtés jusqu'à la hauteur des hanches ; les jambes étaient nues, les pieds chaussés de sandales à la grecque. Derrière elle, toute une cour d'amies, aussi nues sous la gaze rose, noire ou bleue. Et un soir, à l'Opéra, on la vit, en Diane chasseresse, nue, sous une peau de tigre.

Comme tout ici-bas, les monuments et les promenades meurent et disparaissent. Le temps accroche des festons de tristesse à la frise des édifices avant de les anéantir. Les vieux jardins de Paris sont désertés, ayant passé de mode, et ce Palais-Royal que Richelieu léguât à Louis XIII, ces vieilles pierres qui ont connu la pourpre cardinalice et les fastes de la cour ; ces longues galeries où le silence est favorable à la rêverie et où le rare promeneur reste étonné du bruit de ses pas ; ce grand jardin aux arbres centenaires où Fabre d'Eglantine rêva son calendrier fleuri et Camille Desmoulins cueillit la fleur révolutionnaire ; ces allées silencieuses, où le jour meurt dans un lugubre ennui, qui ont vu défiler sous le Directoire toute la jeunesse dorée, les Muscadins et les Incroyables portant breloques et pantalons haut montés, le bicorne cascadeur, la canne en spirale, le jabot bouffant, la perruque noire et le collet blanc et ces Merveilleuses, impudiques, laissant voir tout ce qu'elles devaient cacher : jambes fines, pied fripon, corsage élégant, main errante, gorge d'Armide, forme de Callipyge, ne sont troublées que par le vol des pigeons qui traversent le cours des ans, et passent sous l'œil mélancolique du Victor Hugo de Rodin et le sourire poétique de la statue de Camille Desmoulins, debout sur son socle, le doigt tendu, parlant de jours tragiques.

Avant la Révolution, parmi les tripots, les cafés et les maisons closes, il y circulait une foule bigarrée d'officiers de fortune, de grands seigneurs et d'hommes de lettres. Mme du Barry et Jeanne Bécu y promenèrent la grâce intime d'une jeunesse promise à d'augustes destinées. Après la révolution, un jeune général corse et une belle créole y allèrent participer aux rendez-vous des furtives amours tout en écoutant les discussions politiques ou philosophiques et en regardant mourir la Convention.

Un soir, Mme Hamelin annonce que la chemise n'est plus de mise. Les reines d'autrefois n'en portaient pas au lit. Mme Tallien, de son côté, fait le pari que tout son costume : robe, diadème, cothurnes, bagues des mains et des pieds, colliers des poignets et des cuisses, ne pèse pas plus de deux écus de six livres. Le pari est tenu. C'était chez Barras, sous les tièdes ombrages du château de Grosbois, où le Directeur passait les soirées d'été. Un valet alla chercher des balances, Barras tendit deux écus et Thérésia, souriante, se déshabilla devant quelque cinquante ou soixante personnes. On pèse... elle a gagné son pari !

Les robes doivent être en cœur, en ailes de papillon, à la grecque, costume de statues, et les femmes doivent se façonner aux habitudes de l'antiquité. C'est l'époque des robes à la Flore, à la Diane, des tuniques à la Cérès, à la Vestale, à l'Omphale, à la Lysistrata, aux couleurs vives et chatoyantes, à la nuance violet cul de mouche ou fifi pâle effarouché. Le vert, proscrit sous la Terreur, à cause du chapeau vert de Charlotte Corday, revient à la mode et le grand Despaux[25], ce Michel-Ange des marchandes de modes, sait avec art envelopper de belles épaules d'un fichu rose, chiffonner le crêpe lilas où badinent deux rangs de perles, et surmonter une toilette d'une pensée !

C'est le temps des bonnets et des chapeaux : bonnets à la paysanne, bonnet Pierrot, bonnet à la folle, bonnet à la Minette, bonnet à la Délie, bonnet à la frivole, bonnet à l'Esclavonne, bonnet à la Despaze, bonnet à la Nelson ; chapeau à la Primerose, lié d'un fanchon négligent, chapeau turban, chapeau rond à l'anglaise, chapeau à la glaneuse, chapeau en castor, chapeau à la Lisette — gros bouquet de roses sur la paille —, chapeau à damier !

Et, sur tout cela, sur ce monceau de linon, de mousseline, de gaze ; sur ce royaume du blanc, léger comme une nuée tissue, se promène Joséphine, reine du goût, car elle avait adopté les toilettes de l'époque, naturellement, mais sans jamais aller jusqu'à la mode outrancière. Ses robes de mousseline étaient décolletées, certes, mais respectant la pudeur, on pouvait voir, comme aujourd'hui, la naissance des seins, le haut des bras était voilé et la mousseline qui n'était pas transparente ne livrait pas cyniquement les secrets de son corps plein de grâce abandonnée.

Une reine, elle était déjà, non une courtisane. Napoléon le comprit lorsque, l'Empire étant créé, il fallut reconstituer la société sur des bases nouvelles, éliminer toutes les impuretés, toutes les tares, et c'est à Joséphine qu'il confia ce soin. Nous savons comment elle sut accomplir sa tâche. Lorsque l'Empereur déchu dut se résigner à l'exil et que les Alliés vinrent occuper Paris, le premier soin du Czar de Russie et du Roi de Prusse, fut d'aller à la Malmaison saluer celle qui, répudiée, était toujours reine, et fixait encore les regards du peuple français, en conservant la sympathie et l'admiration du monde entier. A ses pieds, dès le premier jour, ils allèrent déposer l'hommage de leur estime et, au moment de la mort, survenue alors que la capitale était encore occupée, la Malmaison débordait de visiteurs célèbres, venus faire leur cour à celle qui avait été l'heureuse étoile du grand homme !

***

La révolution avait été l'ennemie personnelle de la femme puisqu'elle lui avait enlevé son influence. Elle avait voulu en faire des Romaines, des Spartiates ; elles étaient devenues des courtisanes. La Terreur détrônée, Joséphine eut recours au rôle éternel du sexe féminin pour apitoyer les cœurs et mener les esprits. Elle fit de la politique une révolution sentimentale. Elle fut la belle Ambassadrice envoyée pour réconcilier les femmes avec la révolution, les hommes avec la mode, le commerce avec la République, la France avec une cour. Elle fut la Pompadour qui, de sa voix enchantée rappela de l'exil les splendeurs d'antan, étendant les tapis sur les taches de sang, versant à la France oublieuse le charme du Léthé. En reconstituant un Versailles tout autour d'elle, en prêchant les dépenses, l'amour, les élégances, elle entraina à la musique, à la danse, à la vie, tout ce monde hier encore occupé à mourir. Elle fit rayer l'art de la liste des émigrés et honora les grands couturiers ; elle fut la fée, le génie et la fortune de Napoléon. Elle para toutes les cérémonies de son sourire, fit oublier le sombre passé, jeta au loin les bonnets rouges et obligea les bourreaux à se poudrer à la poudre d'œillet[26]. Elle régna, mais que de jalousies, que de médisances et que de calomnies autour du trône !

Les femmes qui d'habitude sont méchantes pour leur propre sexe, ne lui ont adressé, dans les Mémoires de l'époque, que des éloges, tandis que les hommes ont cherché à en faire une courtisane. Barras, ce voluptueux, que l'on disait le plus bel homme du Directoire[27], qui adorait les glorioles et les parades, qui pour sa part dans la République ne recherchait que les bonnes loges au spectacle, les grands dîners, l'état-major des laquais, les bals étincelants de lumière ; qui pour chasser les soucis du pouvoir se faufilait dans le monde folâtre des coulisses, recherchait les festins des comédiens et des comédiennes ; cet ancien habitué du tripot de l'Hôtel d'Angleterre, qui jette l'or au nez de la fortune, qui, oubliant la France qui souffre, ripaille et vit au jour le jour avec son esprit, sa bourse, ses maîtresses et sa conscience ; Barras, enfin, qui fut son ami et son protecteur, qu'elle affectionnait parce qu'il lui avait rendu de multiples services, à certains moments difficiles, les subsides n'arrivant pas de la Martinique, lui avait avancé de l'argent[28] et l'avait fait rentrer en possession des biens de son mari, de Beauharnais, et à qui, en toute amitié elle signe ses lettres : je vous aime et je vous embrasse de tout mon cœur, a été le premier à la diffamer dans ses rageuses mémoires.

Barras, le plus effronté de tous les pourris[29], aigri et oublié, avait gardé une éternelle rancune contre les êtres et les événements de son temps, et tout particulièrement contre Bonaparte qui, après avoir été son brillant second dans la défaite des Sections, le 13 vendémiaire 1795, avait usurpé le pouvoir suprême qu'il ambitionnait pour lui-même[30]. Chose plus grave, Bonaparte, après l'avoir écarté du pouvoir, l'avait aussi écarté de son salon et de son entourage, aussi il prit dans ses Mémoires un plaisir extrême à baver sur Joséphine qu'il avait présenté au jeune général et dont il avait fait la femme. Son premier mariage n'ayant pas été heureux, Joséphine hésitait beaucoup à s'engager dans une nouvelle alliance et ne finit par accepter que sur l'insistance de Barras qui voyait dans cette union l'assurance d'une vie calme pour elle et un protecteur à ses enfants, en même temps qu'il s'assurait les bonnes grâces du général dont il pressentait déjà l'avenir.

C'est une vieille femme, écrit Barras, à la décrépitude précoce[31], une lubrique créole qui, après avoir trompé le général Hoche avec le palefrenier Varrake, se jette dans les bras de M. Hyppolite-Charles. Sa perversité est sans limite ; elle a même dans sa jeunesse à la Martinique (à l'âge de douze ans) marqué un goût particulier pour les nègres.

Cette dernière accusation est absolument ridicule. Tous ceux qui connaissent nos Antilles, qui y ont vécu, savent que le préjugé de race y a toujours été et est encore dominant. Ils n'ignorent pas la répulsion des femmes blanches créoles pour les noirs. Joséphine était de grande noblesse, elle appartenait à une famille, sinon riche, du moins très connue et respectée et jamais elle n'a pu permettre les insolences d'un esclave ou d'un affranchi. Elle ne peut être accusée d'une telle perversion. Laissons cette infamie à celui qui l'a inventée.

Dans son ouvrage, Une merveilleuse : Madame Tallien, Paul Reboux décrit ainsi l'homme : Bel homme, de taille bien prise, au visage un peu fatigué mais d'expression noble, soucieux d'élégance, désinvolte comme un gentilhomme, raffiné dans ses attentions galantes, comme dans sa cruauté, cynique, souriant de toutes choses, sous son chapeau de feutre à la Henri IV empanaché de bleu, de blanc et de rouge, portant avec noblesse le pourpre manteau renaissance dont les plis flottaient sur un glaive romain.

C'était avant tout un homme cynique, perverti et vaniteux. Fut-il lamant de Joséphine, comme il l'a laissé entendre ? Il ne l'a pas affirmé et tout fait croire que ses assertions sont - fausses. Joséphine était l'amie intime de cette Dona Thérésia, qui, après avoir été publiquement la maîtresse de Barras, devint la femme légitime de Tallien, et qui, jalouse et emportée, n'aurait pas autorisé ce partage.

En septembre 1793, Tallien avait été chargé d'organiser à Bordeaux des bataillons de Sans culottes et il retrouva dans cette ville la belle Thérésia qu'il avait connue chez Mme Vigée-Le-Brun. Tout Bordeaux, dans la stupeur, la vit passer lors de la grande fête commémorative de la prise de Toulon, debout sur un char, portant un habit d'amazone en casimir bleu, à parements de velours rouge, le bonnet phrygien sur la tête, une pique à la main et un bras sur l'épaule du futur proconsul, tandis que les cloches tonnaient, les tambours roulaient et des enfants chantaient les cantiques révolutionnaires. A la fin de la cérémonie, Tallien, majestueux sous son bicorne à plumes tricolores, le sabre décoré d'or et de nacre, lui murmura à l'oreille : Tu es à moi et tout ce peuple est à toi. En effet, elle fut de décembre 1793 à mai 1794, la reine de Bordeaux, à côté du maître de l'heure, distribuant faveurs et prébendes, et participant à toutes les orgies. Elle affectait en public des manières ultra-républicaines et portait constamment, accrochée à son corsage, une cocarde tricolore.

L'histoire rapporte que, quelques jours après la fête précitée, défiant Minerve et Junon, elle apparut, aux côtés de Tallien, la gorge enserrée dans une rivière de diamants, côtoyant les seins d'un contour d'étincelles, mettant comme une rampe de feu à ces orbes proconsulaires. Le cartouche, ainsi avait été baptisée cette ceinture de Vénus remontée.

Thérésia était fort belle. La duchesse d'Abrantès nous a tracé son portrait : Une taille au-dessus de la moyenne, mais une harmonie parfaite dans toute sa personne empêchait de s'apercevoir de l'inconvénient de trop hautes statures. C'était la Vénus du Capitole, mais plus belle encore que l'œuvre de Phidias, car on y retrouvait la même pureté de traits, la même perfection dans les bras, les mains, les pieds, et tout cela animé par une expression bienveillante. Ses cheveux, d'un noir de : velours, étaient courts et fixés tout autour de la tête.

***

On a aussi beaucoup reproché à Joséphine ses goûts dispendieux, ses fantaisies pour les bijoux et la toilette. On oublie qu'elle était Impératrice régnante, qu'elle occupait le trône le plus envié de l'Europe et que ce qui eût été pour toute autre femme une prodigalité coupable et inutile, devenait excusable dans une souveraine dont le rôle est d'encourager les arts et l'industrie, d'autant plus que la France avait été pendant longtemps privée de tout ce qui fait sa supériorité, de tout ce que ses artistes offrent d'enchanteur au monde.

Napoléon voulait que l'Impératrice fut toujours richement habillée. Il ne regardait pas à la dépense et si quelquefois il refusait de donner le bon à payer c'est qu'il savait que Joséphine était volée. Si le luxe et la parure furent recherchés par Joséphine, Napoléon lui-même ne les dédaignait pas. Alors que Premier Consul, il s'était fait fabriquer une épée par le sculpteur Bouttet, dont la garde seule contenait pour 54 millions de diamants.

La grande parure de Joséphine, toute de diamants — couronne, diadème, collier, peigne, boucles d'oreilles, bracelets, ceinture en roses, rivière de huit rangs de chatons — avait coûté 3.709.583 francs 92 centimes. Sa parure de rubis d'Orient, de turquoises et de perles, 570.107 francs.

L'écrivain allemand, Kotzebue, dans ses Souvenirs de Paris sous le Directoire nous dit qu'une femme à la mode devait avoir 365 coiffures, autant de paires de souliers, 600 robes et 12 chemises. Joséphine possédait plus que ce nombre de chemises. Dans un inventaire dressé par ordre de l'Empereur, en 1809, par Besson Marco de Saint-Hilaire, on relève les chiffres suivants :

673 robes, sans compter les juives et les habits de chasse

73 corsets

400 châles

498 chemises de mousseline, de toile de Hollande de baptiste ou de percale

198 paires de bas de soie,

685 paires de souliers,

980 paires de gants,

87 chapeaux.

En six années, elle avait dépensé pour sa toilette 1.573.653 fr. 79 centimes !

Même après le divorce, elle continua ses prodigalités, et Napoléon crut devoir lui donner des conseils d'ordre et d'économie :

À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À MALMAISON,

Trianon, 25 août 1813.

J'ai reçu ta lettre. Je vois avec plaisir que tu es en bonne santé, Je suis pour quelques jours à Trianon. Je compte aller à Compiègne. Ma santé est fort bonne.

Mets de l'ordre dans tes affaires ; ne dépense que 1.500.000 francs, et mets de côté, tous les ans, autant ; cela fera une réserve de 15.000.000 en dix ans, pour tes petits-enfants ; il est doux de pouvoir leur donner quelque chose, et de leur être utile. Au lieu de cela, l'on me dit que tu as des dettes ; cela serait bien vilain. Occupe-toi de tes affaires, et ne donne pas à qui en veut prendre. Si tu veux me plaire, fais que je sache que tu as un gros trésor. Juge combien j'aurais mauvaise opinion de toi, si je te savais endettée, avec 3.000.000 de revenus.

Adieu, mon amie, porte-toi bien.

NAPOLÉON.

 

Elle adorait tout ce qui lui rappelait son enfance à la Martinique. C'est ainsi que parmi les bijoux, les médaillons, les colliers, les châles, les dentelles, les boîtes, etc., qui emplissent ses armoires, nous trouvons dans le même inventaire :

4 pots de confiture des îles,

8 bouteilles de tabac,

10 bouteilles de liqueur des îles,

du chocolat en bâtons, une bouteille de sirop de calebasse, une bouteille de vin de mangles, un flacon et un pot de gingembre, six morceaux de bois d'aloès, deux morceaux de bois d'ébène, deux gros livres, dorés sur tranches, des plantes des îles, quinze madras. Elle gardait pieusement tous ces souvenirs.

D'après Mme dé Rémusat, elle changeait trois fois par jour de chemises. Une de ses robes est ainsi décrite : crêpe blanc entièrement parsemée de petites plumes de toucan ; ces plumes étaient cousues au crêpe et une petite perle était attachée à la queue de chaque plume. Certaines robes de gala, en dentelles, coûtaient 50 et même 100.000 francs, elles étaient surchargées de perles et de diamants. Une parure de rubis complétait la toilette et dans les cheveux, artistement arrangés par le coiffeur Duplan, qui était mieux payé qu'un général de division, des plumes de toucan entremêlées de perles étaient disposées en guirlandes et lui donnaient une physionomie singulière.

Elle se levait à neuf heures. Après le bain et les soins intimes, elle se faisait coiffer. Hors les jours de réception ou de gala, on lui entrelaçait dans les cheveux des fleurs, des perles ou des pierres précieuses. Puis, on lui portait de grandes corbeilles qui contenaient des robes différentes, des chapeaux, des châles — la mode était venue d'Egypte —. La toilette était toujours très riche et d'une extrême élégance. Elle avait la passion des tissus très fins. Bonaparte qui détestait les couleurs sombres passait en revue les nouvelles robes et critiquait les coupes. A la Malmaison il avait imposé le blanc à tout l'entourage féminin et la coiffure à l'antique. Un jour, on vit apparaître Joséphine, triomphante, dans une toilette de crêpe blanc parsemé de feuilles de roses vraies. Calypso entourée de nymphes, a dit Bouilly. Mais si la toilette ne plaisait pas au terrible époux, il n'hésitait pas à la mettre en pièces, provoquant d'abondantes larmes. Alors, le Premier Consul, pour ramener le sourire de dire : Que tu es laide quand tu pleures !

Dirigée par Joséphine, la Cour offrait, comme l'ont rapporté beaucoup d'étrangers, un coup d'œil vraiment éblouissant. Les princesses Borghèse et Murat rivalisaient de magnificence avec leur belle-sœur et, surchargées de diamants et de perles, les toilettes étaient hors de prix.

Sous le règne de Joséphine, à côté de l'Empereur, les arts brillèrent d'un vif éclat. Les peintres célèbres : David[32] dont l'école est sévère et classique — je veux faire du grec pur, disait-il —, Prud'hon[33] dont le génie délicat est si français, Carle Vernet, qui a tracé de si amusants tableaux de genre, Gros[34], Gérard[35], Girodet[36], Guérin[37], Isabey[38], Regnault[39], Laurent[40], Parent[41], Ingres, Lethieu, Augustin, Aubry, Boilly, Debucourt, Théodore Géricault, Le Thiere[42]. Les sculpteurs remarquables : le vieil Houdon, Canova, Bosio, Masson, Chinard[43] et Chaudet ; les musiciens délicieux : Spontini, Méhul, Paër, Boieldieu, Lesueur ; les compositeurs bien connus : Rodolphe Kreutzer, Nicolo, Paësiello, Baillot, Viotti, Rode, reçoivent du public parisien l'accueil le plus enthousiaste ; d'habiles architectes : Percier et Fontaine. Il faut aussi citer le grand acteur Talma, favori de l'Empereur. Chateaubriand, dans ses Mémoires d'outre-tombe, lui a consacré les lignes suivantes : Qu'était-ce donc Talma ? Lui, son siècle et le temps antique. Il avait les passions profondes et concentrées de l'amour et de la patrie ; elles sortaient de son sein par explosion. Il avait l'inspiration funeste, le dérangement du génie de la Révolution à travers laquelle il avait passé. Les terribles spectacles dont il fut environné se répétaient dans son talent avec les accents lamentables et lointains des chœurs de Sophocle et d'Euripide. Sa grâce, qui n'était point la grâce convenue, vous saisissait comme le malheur. La noire ambition, le remords, la jalousie, la mélancolie de l'âme, la douleur physique, la folie par les dieux et l'adversité, le deuil humain ; voilà ce qu'il savait. Sa seule entrée en scène, le seul son de sa voix étaient puissamment tragiques. La souffrance et la pensée se mêlaient sur son front, respiraient dans son immobilité, ses poses, ses gestes, ses pas. Sans Talma, une partie des merveilles de Corneille et de Racine serait demeurée inconnue.

Dans les lettres, d'illustres noms : Chateaubriand, Benjamin Constant, Mme de Staël, Fontanes, Arnault, Andrieu, Lemercier. Dans les sciences : les grands médecins et les grands chirurgiens, Laënnec, Broussais, Corvisart, Tenon, Larrey, Pinel ; les grands savants, Monge, qui créa la géométrie descriptive, Berthollet qui posa les bases de la chimie organique, Lamarck, qui publia la philosophie zoologique, Ampère, qui fit progresser les principes de la physique, Francis Arago, Delambre, Lalande, Philippe Lebon qui inventa l'éclairage au gaz et Jacquard qui découvrit la machine à tisser. Toute une pléiade d'hommes, illustres, qui donnèrent une impulsion nouvelle aux connaissances humaines et dont les œuvres subsistent toujours dans leurs lignes essentielles.

L'esprit et l'élégance sont représentés par Mme Récamier, la duchesse d'Abrantès, Mme de Staël, Mme de Krüdener, Mme Cottin, Marie Walewska, pour qui Napoléon garda jusqu'à la mort une grande affection, les maréchales Ney, Marmont et Lannes, enfin Joséphine.

Et certes, avec un homme tel que Napoléon, le métier d'Impératrice n'était pas un bonheur. Joséphine ne pouvait dire que ce que voulait l'Empereur et devait apprendre par cœur ses répliques, ne voyager que dans des conditions bien déterminées, n'admettre dans son entourage que les personnes qui lui étaient indiquées. Chaque matin, elle recevait l'emploi du temps de la journée où tout était réglé comme un ordre militaire[44].

Joséphine qui est la nonchalance même, qui ne rêve que de fleurs, de papillons, d'un hamac sous une palme, de dentelles, est unie à un héros infatigable pour lequel il est aussi simplement urgent de farder de sang la face du monde, que, pour elle, le soin d'aviver de rouge son teint[45]. Et elle aida puissamment l'empereur qui fut non seulement un grand général mais un grand législateur et organisateur. Napoléon, dès qu'il monta sur le trône, eut pour premier soin de rendre aux mœurs la régularité que la Révolution avait détruite, de faire cesser le scandale de toutes les liaisons intimes qui défrayaient la chronique populaire. C'est ainsi qu'il obligea Talleyrand, devenu son ministre, à épouser sa maîtresse, Mme Grandt, belle comme un ange, mais, une fois présentée à la Cour, la nouvelle princesse n'y fut plus reçue par la suite, Les horreurs de la Révolution n'avaient pas effacé dans le souvenir du peuple les anciennes splendeurs et le prestige de la Cour Royale. Aussitôt arrivé sur le trône, Napoléon comprit que pour s'y maintenir il fallait restaurer le brillant apanage des Rois et la splendeur traditionnelle du pouvoir suprême. Pour réconcilier les partis et amener la pacification des esprits dans le pays, il fallait comme programme le retour des émigrés en France et la restitution de leurs biens. Joséphine seconda les vues politiques de son mari.

Après avoir nommé aux plus hauts postes de l'Empire, des hommes remarquables comme Berthier, Duroc, Talleyrand, Caulaincourt, Ségur, Fesch, il appointa vingt chambellans, choisis parmi les plus grands noms de France, trois préfets du palais, des pages, etc. Ridiculisé par l'Europe entière et traité de vil parvenu, il devenait nécessaire d'unir la vieille noblesse à la nouvelle aristocratie, s'il voulait maintenir son pouvoir et c'est à Joséphine qu'incomba le rôle glorieux de restituer à la France les usages et les traditions de la royauté. C'est à son habileté, à son tact et à sa finesse féminine que le nouveau régime fut redevable de l'alliance qui scella l'ancien avec le nouveau, les parvenus avec la vieille noblesse. Il n'était pas facile de fusionner des éléments si opposés dans leur caractère ; l'un basé sur les droits et privilèges de la naissance, l'autre sur les succès militaires et les titres glorieux. Grâce à Joséphine, des mains qui étaient prêtes à s'égorger s'unirent et, dans la fusion des partis, disparurent la haine et la discorde.

Dans ce nouveau partage des honneurs et des privilèges, l'Impératrice fut gratifiée de dames d'honneur choisies parmi les femmes de maréchaux et grandes dames de l'ancienne noblesse, comme Mmes de Ségur, de Montmorency, de Montesquiou. Bien entendu il fallut surmonter bien des difficultés, comme le rapporte Mme de Rémusat[46]. La jalousie joua son rôle, témoin les Mémoires de Mme la duchesse d'Abrantès.

***

Lorsque Henri V d'Angleterre et Charles VII de France se disputaient le territoire et le pouvoir français ; que le peuple était livré aux factions intestines des Orléans et des Armagnacs qui créaient l'anarchie ; que le trône était menacé par l'ennemi envahisseur qui gagnait batailles et terrain ; que vint enfin la grande crise et que tout sembla perdu, une enfant de douze ans, une petite paysanne, suivant la voix de son cœur, avec la voix du ciel, conçut l'idée de sauver son pays et de faire ce que les hommes ne pouvaient plus faire. Pendant six ans elle couva cette idée sans la confier à personne, sans rien dire à sa mère, à son confesseur. Sans nul appui de parents ou de prêtre, elle marcha seule, avec Dieu, dans la solitude de son grand dessein. Elle attendit qu'elle ait dix-huit ans et alors elle exécuta son projet, malgré les siens, malgré tout le monde. Elle traversa la France ravagée et déserte, les routes infestées par les brigands ; elle s'imposa à la Cour de Charles VII, se jeta dans la guerre et dans les camps qu'elle n'avait jamais vus, et dans les combats où rien ne l'étonnait, elle plongea intrépide au milieu des épées. Blessée, mais non découragée, elle rassura les vieux soldats, entraîna tout un peuple qui devint soldat avec elle et personne n'osa plus avoir peur de rien, tout fut sauvé.

La pauvre jeune fille, de sa chair pure et sainte, de ce corps délicat et tendre, a émoussé le fer, brisé l'épée ennemie. Bientôt trahie des hommes, abandonnée du roi, emprisonnée par ses ennemis, jugée par un évêque renégat, condamnée sans défense, elle fut livrée à l'ingratitude des uns, à la haine des autres, à la superstition du temps, brûlée vive sur un bûcher de l'Inquisition, sacrifiée en holocauste, évanouie comme un météore dans une mort qui semble une assomption, victime de son dévouement national. Mais elle avait donné le jour au sentiment du patriotisme ; elle avait substitué, à l'armée des condottieres, une armée nationale qui depuis resta celle de la France. Et elle reste pour nous l'âme de la France, la mère de la France :

Ange, femme, vierge, martyre, peuple, soldat, elle demeure, selon Michelet, l'armoirie du drapeau des camps, l'image même de la France popularisée par la beauté, sauvée par l'épée, consacrée par le supplice, divinisée par la sublime croyance de la Patrie.

Lorsque l'on sonde l'antre obscur de la Révolution, que l'on étudie l'œuvre des femmes qui, réalisant leur idéal d'amour de, la patrie, ont aidé à l'établissement de la République, on s'arrête à la sévère et touchante figure de Mme Rolland, désignée pour une destinée d'énergie et de mort tragique, et qui a défini son amour patriotique de si sublime façon. Mme de Senlis, dont la plume fut intarissable, Mme de Condorcet, dont le salon fut appelé le foyer de la République, Mme de Staël, dont l'ardente foi fit émettre par son père l'idée du suffrage universel, furent remarquables, mais la figure dominante est celle de Mme Rolland qui incarna en elle l'âme de la Révolution, et adopta les idées nouvelles dans un sentiment d'héroïsme et de sacrifice poussé jusqu'à la mort. Elle reste une victime, portant au front, comme Jeanne d'Arc, l'auréole de fer du martyre !

Elle fut véritablement la mère de la Gironde, comme chef de parti, la Sainte du peuple, qu'elle excite au mouvement républicain, qu'elle protège lors de la défaite des Girondins, qu'elle abrite dans les pérégrinations de leur défense et qu'elle suit dans la mort quand fut perdu tout espoir de vie sauve. Alors qu'elle vivait solitaire, obscure, au clos de la Platrière, près de Lyon, entre son mari et son enfant, tout au devoir de sa vie intime, rien ne la désignait pour atteindre ce dénouement terrible : l'échafaud. Un jour, elle apprit la prise de la Bastille, le mouvement révolutionnaire qui suivit, elle entend le canon, son sein s'émeut, se gonfle et elle s'enivre d'un seul rêve extasiant : la Liberté. Ce délire elle devait l'expier en prison, sur l'échafaud, en jetant au monde cette parole profonde :

La patrie n'est pas un vain mot ; c'est un être auquel on fait des sacrifices, à qui l'on s'attache chaque jour.par les sollicitudes qu'il cause ; qu'on créa par de grands efforts, qui s'élève au milieu d'inquiétudes et qu'on aime, autant par ce qu'il coûte que par ce qu'on espère.

Comme la sainte, Jeanne d'Arc, elle avait conçu l'idée de sauver son pays en donnant le jour à la liberté de la nation. Son âme de feu s'était extasiée à la vue de ce peuple se soulevant dans une fraternité nouvelle de splendide aurore. Elle devait finir dans les fers, couronnée du fer de la guillotine et consacrée par le supplice dans la sublime croyance de la Patrie.

Seulement, après sa mort, l'anarchie subsistait, après toutes ces luttes fratricides entre Jacobins, Girondins et Thermidoriens, pour ramener la terreur à la loi, la révolution à l'ordre et la république à l'unité, il fallait un homme de génie, un régulateur. Cet homme fut Napoléon. La France lasse de sang, lasse de deuil, lasse de rivalités et de grands m.ots, la France qui n'est qu'un vaste cimetière dont les tombes portent des épitaphes qui caractérisent chacune des victimes : Philosophie, Eloquence, Courage, Crime, Vertu ; la France qui ne veut plus justifier l'échafaud par la Patrie et les prescriptions par la liberté, se tourne vers le César attendu et place en lui tout son espoir de paix et de réconciliation.

Avec une habileté, une puissance, une énergie, et une activité qui devait surpasser tous les exemples mémorables légués par l'histoire, Napoléon organisa un gouvernement qui étonna le monde et, après s'être élevé par ses victoires, au-dessus des plus grands capitaines de tous les temps, proclama l'Empire.

J'ai refermé, a-t-il écrit, le gouffre archaïque et débrouillé le chaos. J'ai débrouillé la Révolution, ennobli les peuples et raffermi les Rois J'ai excité toutes les émulations, récompensé, tous les mérites et reculé les limites de la gloire. Tout cela est bien quelque chose. Et puis, sur quoi pourrait on m'attaquer, qu'un historien ne puisse me défendre ? Seraient-ce mes intentions ? mais il est en fonds pour m'absoudre ; mon despotisme ? mais il démontrera que la dictature était de toute nécessité. Dira-t-on que j'ai gêné la liberté ? mais il prouvera que la licence, l'anarchie, les grands désordres étaient encore au seuil de la porte. M'accusera-t-on d'avoir trop aimé la guerre ? mais il démontrera que j'ai toujours été attaqué ; d'avoir voulu la monarchie universelle ? mais il fera voir qu'elle ne fût que l'œuvre fortuite des circonstances ; que ce furent nos ennemis eux-mêmes qui m'y conduisirent pas à pas. Enfin, sera-ce mon ambition ? Ah ! sans doute il m'en trouvera et beaucoup ; mais de la plus grande et de la plus haute qui fut peut-être jamais ! celle d'établir, de consacrer un empire de la raison, et le plein exercice, l'extrême jouissance de toutes les facultés humaines I Et ici l'historien peut-être se trouvera réduit à devoir regretter qu'une telle ambition n'ait pas été accomplie, satisfaite !

Il faut se souvenir de quelle profondeur de désordre Napoléon tira la France en prenant les rênes du gouvernement. La Révolution avait bouleversé le pays, les plus grands maux l'avaient désolé, tout en était abaissé, vertus et talents. Dès que parut Napoléon et qu'il déclara, avec la force de son génie, sa résolution de mettre de l'ordre dans les affaires, à l'intérieur comme à l'extérieur, toute révolte, toute anarchie cessa et ceux qui la veille déclaraient toute servitude insupportable s'abaissèrent sous cette jeune main dans laquelle une épée fit dès le début l'office du sceptre. L'esprit de faction, de fureur et de rébellion, si vivace dans le peuple, devint une émulation de servir l'Empereur.

Dans la même année, il rendait la victoire sur les champs de bataille, l'ordre à l'intérieur, et, plus tard, le libre culte à la religion, morphine du peuple, un bon état des finances, une administration remarquable, une société civile organisée, toutes les réformes et toutes les créations de la paix, tout en continuant la guerre qu'il. ne pouvait éviter. Aussi trouva-t-il pour le suivre, à travers toute l'Europe, une armée organisée, et, pour le soutenir à l'intérieur, une nation unie. L'Europe d'aujourd'hui, nationaliste et militariste, est son œuvre. Il mourut, à l'âge de 52 ans, sans avoir assisté à l'épanouissement de son rêve et constaté la véracité de ses maximes, mais l'histoire politique de l'Europe depuis plus d'un siècle n'a fait que justifier sa doctrine. Comme les grands cardinaux de la royauté, Richelieu et Mazarin, il avait travaillé à la grandeur de la France.

Sous Napoléon, l'Etat devint un tout régulier dont chaque ligne aboutissait à l'Empereur. L'amour de la patrie se réveilla dès qu'on ne vit plus, dans les rangs ennemis, des Français émigrés, princes ou grands seigneurs, et la France toute seule contre l'Europe. A la noblesse, parfois sans valeur personnelle, si férue de titres et de rangs, il substitua la noblesse née de ses œuvres tirée au besoin du peuple ; il rapprocha les intervalles qui séparaient les classes, éleva les mérites aux plus hauts sommets et mit les hommes de valeur, jusque-là tenus dans la domesticité des grands, de plein pied en présence du trône, devant lequel tout se subordonnait sans se rapetisser. Ses ministres, nés du peuple, devinrent des princes, des ducs ; le vulgaire habit noir fut remplacé par des habits de qualité, les femmes de ces ministres furent admises à la table de l'Empereur et dans ses salons. L'idée d'égaler, par l'étiquette de cour, et suivant leur$ mérites, les nobles de grande race aux hommes simplement nés, fut une vue supérieure et un acte de gouvernement à l'honneur de Napoléon. Dès lors, flatter ne fut plus de mise, les flatteries bien tournées n'obtinrent plus les grades et la faveur du chef, le droit fut seul attaché au mérite. Comme la France, l'Europe sentit peser sur elle l'ascendant de son génie et dès lors s'amassa contre nous cette jalousie européenne dont nous ressentons encore les effets et qui, aujourd'hui, fait notre honneur et notre péril.

Il est des hommes, marqués par le destin, qui apparaissent sur la terre pour renouveler l'œuvre laissée par des prédécesseurs. Balzac a écrit : les hommes de génie sont des héritiers ; ils portent et emportent tout avec eux. Napoléon fut un de ces prédestinés. Comme guerrier, il suivit les traces d'Alexandre et de César ; comme législateur et homme politique, il eut pour maîtres Périclès, Auguste, Médicis, Richelieu. La grandeur dans l'ordre et la discipline est le caractère commun de tous ces gouvernements de l'antiquité qui furent torts et bien organisés. Et les bons gouvernements suscitent en foule les hommes remarquables ; ils s'élèvent dans toutes les voies de l'esprit, imprimant à tous ce caractère d'ordre et de grandeur dont ils sont marqués. C'est ce qui s'est vu pendant l'époque glorieuse de Napoléon. Certes, ces hommes n'ont pas été créés par l'Empereur, mais il leur mûrit la carrière et, les régla, au moment où se révéla son génie et son autorité.

Vaincu, avant de partir pour son premier exil, à l'île d'Elbe, il dit, à son fidèle de Caulaincourt :

On ma reproché, peut-être avec raison, d'avoir aimé la guerre, mais on rendait justice à mon administration. Il n'y avait point de dilapidation ; ni préférences ni ménagements pour personne. Les comptes étaient à jour et publics. Toute la machine marchait comme le mouvement d'une pendule qui ne serait couverte que d'un verre. Chacun en voyait les rouages et cela tranquillisait. On se plaignait de la conscription mais elle frappait tout le monde également : le noble et le riche étaient atteints comme le pauvre. Le fils du maître d'école devenait officier, celui du maçon était sergent ; le pauvre diable qui s'était distingué avait la Légion ; le fils qui s'était distingué consolait de celui qu'on avait perdu. Rappelez-vous, Caulaincourt, si vous êtes, dans les affaires, qu'on ne veut pas de changements en France. La stabilité des hommes fait celle des choses. J'ai eu de mauvais ministres, des administrateurs peu capables : si je ne les ai pas tous rendus bons, je les ai au moins rendus plus utiles que d'autres qui auraient été plus capables et meilleurs qu'eux en ne les changeant pas. Les changements de ministres sous Louis XV, sous Louis XVI, ont plus nui à la France que la bêtise et la faiblesse de l'administration et ses dilapidations.

J'ai tout fait pour mourir à Arcis. Les boulets n'ont pas voulu de moi. J'ai rempli ma tâche, je n'ai pas réussi, des malheurs inouïs ont ébranlé ma puissance. La trahison, la fatalité m'ont fait échouer, mont renversé. Né soldat, je ne puis m'affliger de redevenir citoyen ; vivre comme un particulier, ce n'est pas ce qui peut me contrarier. J'aurai toujours plus qu'il ne me faut pour satisfaire mes besoins, je ne regrette le trône que pour la France, qui avait encore besoin de moi pendant deux ans. Le destin aurait dû me laisser ce temps. Nous eussions triomphé de l'Angleterre. La France, tout le continent eussent recueilli le prix de leurs sacrifices. On me rendra un jour justice mais on sera alors sous le joug de l'Angleterre et de la Russie. Le commerce maritime qui a été un ennemi, si acharné contre moi, ne regrettera ainsi que ce système continental qui a, en quelque sorte, ameuté l'Europe contre moi. Il sera un jour apprécié comme la plus grande conception de ma politique. Le continent me doit déjà, comme la France, le développement de son industrie. Le temps en fera encore mieux sentir les avantages. Les souverains de l'Europe, qui ne sont unis aujourd'hui que par leur haine contre moi, paveront aussi cher que l'Inde, s'ils n'y prennent pas garde, la prépondérance que les succès actuels donnent à l'Angleterre. Ils sont bien imprévoyants.

 

Pour remplir l'œuvre gigantesque qu'il avait connue, Napoléon trouva bien dans ses ministres, dans son admirable Conseil d Etat et dans ses préfets, des collaborateurs précieux et dévoués, mais le rôle de Joséphine, dans le redressement social, fut le plus remarquable. Ce fut elle qui, après avoir coudoyé l'échafaud, aida l'homme de génie à mettre au monde une nouvelle France, la patrie de l'avenir ! A ce titre elle a droit à la reconnaissance des Français. Or, elle est aujourd'hui jugée par des hommes, condamnée sans défense, livrée à l'ingratitude des uns, à la haine ou au mépris des autres, qui ignorent la sublimité de sa mission au milieu de cette époque troublée.

Joséphine fut aimable, serviable et tendre. Voici les seules qualités que ses détracteurs veulent bien lui accorder. Elle avait, en effet, dans le cœur tous les trésors de la tendresse maternelle et était d'une bonté qui fut admirable dans les heures de l'adversité. Témoin ces phrases qu'elle écrivait, à la veille d'être emprisonnée, à sa chère tante Fanny de Beauharnais :

Après avoir tremblé pour ceux qu'on aime, mon Dieu, qu'il est doux de n'avoir plus peur que pour soi. Le ciel m'est témoin cependant que les trois êtres chéris qui font tout mon bonheur, font aussi toute ma peine : comment songer à moi dès qu'ils sont menacés ?

Et à ses enfants, alors qu'elle s'attendait à monter sur l'échafaud, le lendemain :

Personne jusqu'ici ne fut plus heureuse que moi, c'est à mon union avec votre père que j'ai dû ma félicité[47]. Pour moi, mes enfants, qui vais mourir, comme votre père, victime des fureurs qu'il a toujours combattues, et qui l'ont immolé, je quitte la vie sans haine contre la France et ses bourreaux.

Témoin aussi, les efforts désespérés qu'elle fit pour essayer de sauver la tête de son premier mari, à qui pourtant elle aurait pu garder rancune, et cela au risque de perdre la sienne.

D'autre part, nous savons qu'elle sauva la vie à MM. de Polignac, Rivière et d'Hozier et qu'elle eut sauvé aussi celle du Duc d'Enghien si la Commission militaire n'avait été si hâtive. Il est impossible d'ouvrir un dossier d'émigrés, nous dit Masson, surtout d'émigrés qualifiés, sans y trouver une note ou un billet de Mme Bonaparte[48].

Et elle porta cette même bonté sur le trône, avec la même intelligence et la même grâce. Les louanges de l'époque en font foi :

Dans cette Auguste Impératrice

Vois la mère des malheureux,

Leur bienfaisante protectrice.

Elle ne règne que pour eux.

ou encore :

Modèle de bonté, comme de bienfaisance,

Elle vient au secours de tous les malheureux.

Les hautes qualités et son cœur généreux

La font aimer de tout ce qui respire en France.

Ses propres parents, par alliance, ont beaucoup contribué à la salir. Elle se savait détestée par la famille de Bonaparte. Elle était l'intruse qui, à l'encontre des désirs maternels, avait accaparé tout le cœur du jeune général, toute sa pensée. Formant en Corse un véritable clan, la famille avait vu d'un très mauvais œil ce mariage qui faisait participer une étrangère à la fortune grandissante de Bonaparte et la rancune fut encore plus évidente après l'élévation au trône de France. Néanmoins, c'est Joséphine qui ne savait pas haïr, et qui, malgré toutes les calomnies colportées par eux sur sa conduite, durant l'absence du Premier Consul, sut intervenir et ramener la paix, sans cesse tourmentée, dans la famille. Lisons les lettres qu'elle adressait à Caroline, la femme de Murat, lui prêchant la modestie, la bonté, l'humilité, et à Madame Mère :

À MADAME MURAT.

Vous n'êtes point une femme ordinaire, ma sœur ; c'est donc d'une autre encre qu'aux femmes vulgaires qu'il faut vous écrire. Je vous dirai franchement, et sans précaution, que je suis mécontente de vous. Quoi ! vous faites pleurer ce pauvre Murat ? Passe encore pour déposer à vos pieds ses armes victorieuses : Hercule filait aux pieds d'Omphale ; il y filait, mais il n'y pleurait pas. Avec tant de moyens de plaire, pourquoi préférez-vous de commander ? Votre époux obéit à la crainte, quand il ne voudrait céder qu'à la séduction. En échangeant ainsi les rôles, vous faites d'un brave un esclave timide, et de vous un despote exigeant. C'est une honte pour lui ; ce ne peut être un honneur pour vous. Notre gloire, à nous autres femmes, est dans la soumission ; et s'il nous est permis de régner, c'est par la douceur et la bonté. Votre mari, déjà si grand dans l'opinion par sa valeur et ses exploits, croit voir s'abaisser toutes ses palmes, quand il paraît en votre présence. Vous mettez votre orgueil à les humilier devant vos prétentions ; et le titre de sœur d'un héros est un motif pour que vous vous croyiez une héroïne. Croyez-moi, ma sœur, cette qualification et le caractère qu'elle suppose ne vous conviennent pas. Jouissons modestement de la gloire de nos époux, et mettons la nôtre à adoucir leurs mœurs et à leur faire pardonner leurs exploits. Méritons que le public, qui applaudit à la bravoure des héros, applaudisse aussi à l'aménité que la Providence donne à leurs femmes pour la tempérer.

 

À MADAME MÈRE.

Usez, Madame, et très honorée mère, de l'ascendant que vous donnent votre expérience, votre dignité, vos vertus et l'amour de l'Empereur, pour rendre à sa famille la paix intérieure qui en est bannie. J'ai craint de mêler ma voix à ces discordes intestines, dans la crainte que la calomnie ne m'accuse de les irriter en m'en mêlant. C'est à vous, Madame, qu'il appartient de les calmer ; et pour cela, dites seulement que vous en êtes avertie. Votre prudence aura commencé l'ouvrage en signalant le mal ; la leur trouvera le remède.

Je ne nomme personne et votre sagacité devinera tout le monde. Les passions humaines ne vous sont pas étrangères, et les vices qui ne vous ont jamais approchée, vous les découvriront dans ceux qui vous sont chers, par l'intérêt que leur bonheur vous commande. Vous ne serez pas longtemps sans remarquer les progrès de l'ambition, peut-être ceux mêmes de la cupidité, dans plus d'une âme ingénue jusqu'alors, mais que les faveurs de la fortune commencent à gâter. Vous verrez avec crainte les ravages toujours croissants du luxe, et avec plus de peine encore l'insensibilité arriver à sa suite. Je n'insiste pourtant pas sur ce reproche, parce que peut-être est-il moins fondé que les autres, et qu'il n'est pas impossible que j'aie pris pour dureté de cœur ce qui n'était qu'enivrement de l'esprit. Quoi qu'il en soit, cette ivresse manifestée par la vanité, par l'insolence, par d'outrageants refus, produit sur ceux qui en sont témoins de déplorables effets. On rappelle aisément leur origine à ceux qui semblent l'oublier ; et le seul moyen de se faire pardonner sa fortune, est d'en partager les dons avec ceux qu'elle n'a pas favorisés.

 

Malgré toutes ces preuves de délicatesse, de dignité, de philosophie, certains auteurs ne veulent voir en Joséphine qu'une pauvre femme, en chair et en os, avec peu de cerveau et beaucoup de sens, une femme qui, menée des plus bas échelons au plus sourcilleux sommet, est restée femme de son pays d'origine, de son temps et de son milieu. Ils dédaignent de reconnaître en elle l'Impératrice que le monde entier a admirée et que les rois et les empereurs ont honorée d'une sorte de culte.

Un personnage de l'histoire et c'est tout. A ce titre, M. Masson se réserve le droit de l'accabler, recherchant tout ce qui pourtant a trait à la partie de sa vie qui n'est point à proprement dire historique, s'efforçant de prouver que c'est une femme, rien qu'une femme, qui n'a exercé aucune action sur son temps, qui n'a joué aucun rôle dans la politique et dont les partis ont pris à tâche de donner une image menteuse et, à son profit, de fausser l'histoire.

Pour ma part, après avoir beaucoup lu, beaucoup étudié, tout pesé, je laisse Messaline à M. Masson et à sa suite, et je retiens la Joséphine de la légende, celle qui reste inséparable au grand homme dans l'histoire. Il me répugnerait de fouetter, même avec des roses, comme l'a dit le poète antique, cette noble figure de la grande épopée napoléonienne.

Je m'associe à M. Henri Bordeaux qui a écrit[49] : Je ne puis dissimuler mon écœurement chaque fois que, dans l'histoire, attiré par quelque grand homme ou plus souvent encore par la beauté et les charmes d'une femme, je rencontre, je suis sûr de rencontrer ces témoignages de l'abjection humaine qui cherche la souillure pour s'en repaître. Et l'on passe pour ingénu quand on examine de près et qu'on rejette, au nom de la vérité, ces racontars sur lesquels se précipite avidement la foule des sots ou des envieux qui se croient eux, intelligents parce qu'ils gobent toutes ces infamies !

Napoléon III, dans une des circonstances les plus solennelles de sa vie, faisant part au Grand Corps de l'Etat, de son mariage, a dit : Une seule femme a semblé porter bonheur et vivre plus que les autres dans le souvenir du peuple, et cette femme, épouse modeste et bonne du général Bonaparte, n'était pas issue de sang royal. Et, parlant de celle qui, comme Joséphine, n'était pas issue de sang royal et qu'il appelait à partager son trône, il ajouta : Gracieuse et bonne, elle fera revivre dans la même position, j'en ai le ferme espoir, les vertus de l'Impératrice Joséphine.

On peut être un grand historien, un grand érudit, sans récolter toutes les calomnies, tous les pamphlets, tous les ragots, tous les potins de concierge d'une époque pour les jeter en pâture au public, toujours avide de scandale, en dédaignant les sentiments les plus purs.

La célèbre bibliothèque de feu lord Rosebery, un grand admirateur de Napoléon, a été récemment vendue aux enchères publiques, à Londres, et il m'a été donné de lire, sur l'une des pages de l'ouvrage de M. Masson, Napoléon et les femmes, annoté, au crayon, de la main du lord, cette observation : M. (Masson) means never to quote an authority and demands a blank cheque of confidence which no doubt the unwise will cash. — Masson n'entend jamais citer la source de ce qu'il avance et demande un blanc-seing de confiance que seul un insensé peut lui donner.

Pour Marie-Antoinette, écrit M. Masson, ses malheurs, son courage et sa mort ont commandé le respect, et devant elle la critique même, la documentation s'arrêtent ; l'on répugne à se mêler aux accusateurs et, bien que certaines parties de l'histoire demeurent inexplicables, tant que l'on n'aura point sincèrement étudié la femme qu'elle fut et le rôle qu'elle a joué ; jusqu'ici il ne s'est guère rencontré de travailleur honnête et impartial pour tenter d'écrire sa vie entière ; même les mieux armés se laissent influencer, évitent de grouper des faits décisifs et, en dernière analyse, atténuent leurs jugements : il y a de la grandeur et de la désolation, et, à défaut de sympathie, la pitié s'impose avec le respect.

Pour la malheureuse Joséphine rien de tout cela. Pas de malheurs, pas de tourments qui appellent la pitié. Cette Sainte de contrebande[50] n'a aucune qualité, aucune grandeur ; point de désolation, malgré les heures tragiques aux Carmes, la vision terrible de la guillotine, enfin sa répudiation.

Dans un livre récent, Près de la Reine Marie-Antoinette, Joseph Durieux exalte la reine captive et condamnée, la suit avec une admiration éplorée, en captivité, au tribunal révolutionnaire, au long de sa dernière matinée et jusqu'à l'échafaud et, avec la liberté d'un historien scrupuleux et pour qui la vérité a une sorte d'existence personnelle infiniment respectable, reconnaît que durant toute cette sombre période, Marie-Antoinette eut une tenue très digne et très noble, que son procès et son supplice restent l'opprobre de la Révolution française. Hélas, toutes les révolutions se croient des obligations sanguinaires et pour remplir ces obligations exagèrent leur caractère impérieux. Et il reprend pour son compte la phrase pieuse de Pierre de Nolhac : On ne saurait rien enlever à l'auréole traditionnelle de la Reine martyre. L'admirable figure de souveraine que laisse dans la mémoire les années de la Révolution a su faire oublier la princesse étourdie, frivole et imprudente de Versailles. Que n'absoudraient pas les épreuves des derniers jours ?

Pourquoi traiter Joséphine avec moins d'indulgence ? Ceux mêmes qui l'accablent reconnaissent qu'elle est née dame. Elle est une dame et elle restera telle : elle l'est par le tact, elle l'est par l'absence de vanité, elle l'est par la reconnaissance, elle l'est par toute sa personne et dans tous ses actes ; elle le demeure aux Carmes, elle le reste au Luxembourg et à la rue Chantereine ; elle le sera aux Tuileries et à la Malmaison. Cela, qui est rare, lui est donné, et cela vaut bien mieux sans doute et doit autrement servir sa mémoire que si elle n'eut point trouvé d'amants, et que, sèche, envieuse et acariâtre, elle eut traversé la vie dans une ombrageuse et inutile chasteté, dont personne ne lui eût su gré et qui n'eût été, comme il arrive, qu'une hypocrisie ou un regret[51].

Et Napoléon ? Etait-il un modèle de fidélité ? Loin de là ! Abstraction faite de Mme Letizia, toute la famille Bonaparte ne brilla pas par l'austérité de ses mœurs. Parmi les maîtresses connues de l'homme des siècles, citons les noms qui ont été enregistrés par l'histoire : la Signora Scoppi, de Milan ; Mme Duchatel ; Mme de Barral ; Mme Gazzani, que Talleyrand avait placée comme lectrice auprès de l'Impératrice afin de l'espionner et dont le mari reçut en paiement la perception générale d'Evreux ; la citoyenne Félicité Tarreau de Lignières (née Longroy), femme du représentant de la Convention à l'armée d'Italie ; Mlle Lacoste ; Marie Walewska, dont il eut un fils, le comte Walewski (Alexandre-Florian-Joseph Colonna) qui devint, sous le Second Empire, ambassadeur à Londres, puis ministre des Affaires Etrangères, président du Corps Législatif, en 1865 ; la cantatrice italienne, Guisappina Grassini, née à Varese en 1773, morte à Milan en 1850[52] ; Eléonore Denuelle de la Plaigne, femme divorcée d'un capitaine de dragons, François Revel, dont il eut aussi un fils[53] ; Pauline Fourès, la femme d'un capitaine de chasseurs à cheval de l'armée d'Egypte, que l'Etat-Major appelait Bellilotte, son nom de jeune fille étant Bellisle, et que l'armée avait surnommé Notre Dame de l'Orient[54] ; Mlle Guillebeau ; Mlle Georges, la célèbre actrice ; Eva Kraus, la jeune pupille d'un commissaire des guerres italien, dans les bras de laquelle il se reposa, à Vienne, en 1809, des fatigues du commandement et qui, au début de 1810, lui donna un fils qui reçut le nom de Eugène de Megerle de Müchlfeld[55], et enfin, durant son séjour à l'île d'Elbe, une jeune veuve, Anna Vitelli. On voit que la chronique scandaleuse de l'époque est riche en aventures galantes.

Il y a une chose certaine, c'est que, avant son mariage avec Joséphine, Bonaparte n'a pas été l'homme chaste et pur que nous décrit M. Masson. Une correspondance amoureuse inédite (cinq lettres), datant de son séjour à Valence (1785-1889) lettres qui ont été récemment vendues au feu des enchères à la salle Drouot, nous a révélé une liaison jusqu'ici inconnue avec une demoiselle Emma. Cette correspondance quoique moins ardente que celle qu'il entretint ultérieurement avec Joséphine, parce qu'alors plus jeune et plus craintif, exprime déjà la fougue de ses sentiments et la violence de son tempérament.

La première est une demande de rendez-vous dans laquelle il désire qu'on rende justice à ses sentiments si dignes de la destinataire. Dans la seconde, le jeune Bonaparte défend la sincérité de son amour. Un sentiment tendre ne sera pas une source de peine. Répondez-moi, Emma, que votre cœur répond au mien, qu'il combat pour moi et que je ne vous suis pas indifférent. Dans la troisième, il s'excuse de lui avoir déplu : ce serait un malheur extrême car son unique désir est de lui être agréable. Il pensait que son indifférence était ce qui pouvait lui arriver de pis. Dans la quatrième, il l'interroge sur les sentiments qu'il lui inspire : Seriez-vous méchante ou votre cœur aurait-il été donné ? Emma, un mot. Aimez un peu qui vous aime trop. Laissez-moi lire dans votre âme. Dans la cinquième, Emma s'étant plainte que les lettres de Bonaparte avaient troublé son repos, que les quatre lettres où il lui a exprimé les sentiments qu'elle lui a inspirés sont donc un moment d'erreur, il les désavoue et lui demande le renvoi de ces lettres, puisqu'elles lui inspirent tant d'aversion : Vous connaissez, j'espère, trop mon caractère, pour penser que je puisse jamais influer sur mes dispositions.

Emma, ayant résisté à ses désirs il trouva le moyen de s'éprendre de la femme de chambre de Mme du Colombier, la belle Angélique qui, naturellement inconstante, accordait ses faveurs à un autre officier de la garnison. Il en résulta une rixe d'où Bonaparte sortit avec quelques meurtrissures. La scène fit beaucoup de bruit dans la ville.

Né avec un tempérament ardent et passionné, il n'avait pas dix ans que déjà il recherchait les jupons[56]. Sa mère, Mme Letizia et son oncle, le bon archidiacre Lucien, qui avaient observé avec satisfaction la rare intelligence, les habitudes de réflexion, la constance de volonté et l'indépendance de son caractère, le destinait au métier des armes et projetait de l'envoyer à Brienne, où la politique de la France appelait les fils de famille nobles, lorsqu'une aventure amoureuse fit hâter ce projet. Il s'éprit d'une cousine germaine, nommée Elisa, la femme d'un officier de la garnison de Bastia, âgée de trente-deux ans, d'une taille au-dessus de la moyenne, bien prise dans ses proportions, de beaux yeux, une bouche vermeille, un teint vif, animé, un embonpoint plein de vie qui en formaient une belle personne. Son regard éveillait le désir et appelait la volupté. Elle était venue habiter chez Mme Letizia, sa cousine, et se proposait d'y rester quelques mois.

Bonaparte, très précoce, d'un caractère entreprenant, et qui éprouvait pour la première fois ces sentiments que la vue d'une belle femme inspire à un écolier, voulut posséder dans ses bras celle qui avait fait naître dans son cœur une fermentation et un trouble qui jusqu'alors lui étaient inconnus. Couchant dans un cabinet qui touchait à la chambre de sa cousine, il forma le projet aussi audacieux que téméraire de partager le lit de sa cousine, projet qu'il mit à exécution un soir, au grand étonnement de la cousine qui ne concevait pas qu'un enfant de cet âge puisse se porter à de tels excès. Ce fut là le début du grand conquérant dans la vie amoureuse.

Le père qui, nommé député par la noblesse des Etats de Corse, allait partir pour Versailles, averti de cette aventure, décida d'emmener son fils avec lui et obtint de M. le comte de Marbœuf, commandant militaire de la Corse, ami de la famille, une recommandation, pour le faire admettre, malgré son jeune âge, à l'école de Brienne, où il devait passer une année.

Si la solitude amortit quelques passions, elle en fait aussi revivre d'autres, auxquelles elle donne plus de force et d'activité. Une jeune personne, fille d'un simple particulier de la ville, vint à attirer les regards et fixer l'attention de Bonaparte. Elle s'appelait Adélaïde et touchait à sa dix-septième année ; une figure charmante, une taille svelte, la fraîcheur de la jeunesse en formaient, pour ainsi dire, un ange sous les traits d'une mortelle. On ne pouvait la voir sans l'aimer, aussi inspira-t-elle à Bonaparte la passion la plus vive. Cette jeune fille oublia tout pour se livrer à la passion du jeune amant et l'intrigue fut conduite avec tant de dextérité que l'on ignora pendant plusieurs mois le but des absences de Bonaparte de l'école, quand la grossesse d'Adélaïde fit découvrir le mystère. Irrité, à juste titre, le père de la jeune fille voulut faire repentir ce jeune corrupteur d'avoir porté le trouble dans sa famille. M. de Marbeuf, évêque d'Autun, frère du commandant militaire de la Corse intervint sur la demande du père et le fit passer à l'Ecole militaire de Paris.

A Paris, ses désirs amoureux ne pouvaient que trouver plus d'expansion, avec plus de liberté. Il recevait de son père une certaine somme mensuelle pour ses menues dépenses. Etant très économe il avait toujours à sa disposition quelques louis d'or pour ses fredaines. Tout en étudiant Machiavel, Voltaire, Platon, Homère et Sophocle, ses auteurs favoris, et les mathématiques, il formait des projets gigantesques propres à le tirer de sa médiocrité et avait pour passe-temps l'amour. Son professeur de belles lettres disait de lui : du granit chauffé au volcan.

Un soir, rentrant chez lui, il aperçoit une jeune demoiselle, avec sa mère, qui rentrait chez elle. Le logis qu'elles occupaient n'était pas éloigné du sien. Il s'informe, apprend que la dame est veuve d'un négociant de Toulon, jouissant d'une certaine fortune ; que sa fille s'appelle Léonore et a dix-sept ans : Une fraîcheur éclatante, une peau blanche et douce comme le satin, de beaux yeux, une bouche adorable laissant voir deux rangs de perles, une taille élancée. L'ensemble était suffisant pour l'enflammer. Bonaparte, sous divers prétextes, essaie de s'introduire dans la maison et de lier connaissance, mais ne réussissant pas il prend la résolution de lui écrire :

Mademoiselle,

Pardonnez à ma témérité si j'ose vous déclarer aujourd'hui la flamme que vous avez allumée dans mon sein. Je vous aime à l'idolâtrie, et je sens que je ne puis vivre sans vous. Rebuteriez-vous les feux d'un homme qui sacrifierait sa vie pour la belle et charmante Léonore ? Voudriez-vous rendre malheureux l'être le plus aimant et le plus sensible ? Non, sans doute ; le ciel vous fit un cœur pour aimer, ce serait méconnaître ses vues que de s'armer d'une fierté qui nous devient presque toujours nuisible. Veuillez me faire un mot de réponse. En attendant, je suis pour la vie votre esclave le plus soumis et le plus fidèle.

BUONAPARTE.

 

Mais son cœur était assez vaste pour admette le partage puisque, de la même époque, nous avons une autre lettre adressée à une nommée Julia :

Belle Julia ! au nom de l'amour, le plus pur, daignez favoriser le mortel que vos charmes vous ont soumis impérieusement. Ayez pitié de l'esclave qui embrasse en ce moment vos pieds. Demandez-moi tout ce qu'il vous plaira, je vous l'accorderai sans hésiter, si vos vœux ne passent pas les bornes de ma puissance,

BUONAPARTE.

 

Il n'avait alors que quinze ans ! A seize ans commença sa carrière militaire avec son succès à l'examen. Le premier septembre 1785 il recevait une lieutenance en second au régiment de la Fère, pour aller bientôt à Valence. Une femme qui gouvernait la ville par l'ascendant de son mérite, Mme du Colombier, frappé de ce qu'il y avait d'extraordinaire dans Bonaparte, le présenta dans les meilleures sociétés et contribua beaucoup à le lancer dans sa carrière.

En 1795, il rencontre à Marseille, chez son frère Joseph qui venait d'épouser Julie Clary, sa belle-sœur, une belle provençale au regard nostalgique, au teint clair, avec des sourires d'enfant, Désirée Eugénie Clary, et immédiatement en devient amoureux. Il parle de l'épouser, mais les Clary, gens pratiques et avisés, repoussent le jeune prétendant avec ces simples paroles : Assez de Bonaparte dans la famille.

Dans son amertume, il décide d'écrire un roman, celui de son amour, en ébauche les premières pages, puis vite oublie son héroïne, tandis que Désirée, restée fidèle et aimante, lui écrira plus tard, en apprenant son mariage avec Joséphine : Vous m'avez rendue malheureuse pour toute ma vie. Jamais je ne m'engagerai avec un autre, jamais je ne me marierai. Elle devait épouser plus tard le général Bernadotte qui devint Roi de Suède.

***

Joséphine fut-elle belle ? Non, mais la nature lui avait octroyé un fluide particulier[57], le don naturel de plaire, l'art de charmer, le pouvoir d'affoler les hommes. Constant, le premier valet de chambre de l'Empereur, qui, plus que tout autre, l'a connue dans l'intimité, nous a légué le portrait suivant :

L'Impératrice Joséphine était d'une taille moyenne, modelée avec une rare perfection ; elle avait dans les mouvements une souplesse, une légèreté qui donnaient à sa démarche quelque chose d'aérien, sans exclure, néanmoins, la majesté d'une souveraine. Sa physionomie expressive suivait toutes les impressions de son âme sans jamais perdre de la douceur charmante qui en faisait le fond. Dans le plaisir, comme dans la douleur, elle était belle à regarder. Jamais femme ne justifia mieux qu'elle l'expression que les yeux sont le miroir de l'âme. Les siens, d'un bleu foncé[58] étaient presque toujours à demi-fermés par de longues paupières légèrement arquées et bordées des plus beaux cils du monde ; et quand elle regardait ainsi, on se sentait entraîné vers elle par une puissance irrésistible. Il eut été difficile à l'Impératrice de donner de la sévérité à ce séduisant regard, mais elle pouvait et savait au besoin le rendre imposant. Ses cheveux étaient fort beaux, longs et soyeux, leur teint, châtain clair, se mariait admirablement à celui de la peau, éblouissante de finesse et de fraîcheur. Mais ce qui plus que tout le reste contribuait au charme qui émanait d'elle, c'était le son ravissant de sa voix. Que de fois, il est arrivé, à moi comme à bien d'autres, de nous arrêter tout à coup en entendant cette voix, uniquement pour jouir du plaisir de l'entendre. On ne pouvait pas dire que l'Impératrice était une belle femme, mais sa figure toute pleine de sentiment et de bonté, la grâce angélique répandue sur toute sa personne en faisait la femme la plus attrayante.

Et Mlle Georges qui fit avec elle et Mlle Raucourt la route de Saint-Cloud :

Je vis donc cette belle et gracieuse Joséphine qui vint à nous avec le sourire qui, de suite, vous attirait à elle ; ses yeux si doux et si attirants ! Elle était si bonne ! Elle nous mettait à l'aise mais avec sa distinction, avec cette élégante simplicité qui n'appartenait qu'à elle. Il y avait dans toute sa personne une suavité qui vous magnétisait. Impossible de ne pas se courber devant cette influence mystérieuse, ce charme si doux. On l'aimait avant de l'entendre ; on sentait qu'elle portait bonheur.

Si nous consultons les Mémoires que nous ont laissés ses contemporaines, Mme de Genlis, Mme Campan, la duchesse d'Abrantès, Mme de Rémusat, Mme Cochelet, d'Avrillon, Ducrest, de Champcenetz, nous relevons les mêmes hommages et les mêmes expressions d'admiration pour sa grâce, sa bonté et ses charmes : Sans être réguliers, ses traits formaient un ensemble à la fois noble et agréable ; ils exprimaient cette bonté constante qui n'a cessé d'embellir les jours de son règne, après avoir fait le charme de sa vie privée. Peu de femmes ont mieux mérité de fixer les regards de la société où elle fut toujours chérie et distinguée. Sur le trône, elle se souvint toujours d'elle-même et donna, par l'affabilité et, presque, par la simplicité de ses manières, une parure toute nouvelle à la majesté impériale.

Nulle femme de son temps ne sut mieux s'habiller, mieux paraitre en public. Chez elle la coquetterie et la grâce ont été des instincts naturels, car ce n'est certainement pas à son éducation première ni dans l'isolement de La Pagerie, aux Trois-Ilets, qu'elle a pu les développer. Elle était, suivant l'expression de Lamartine une de ces femmes dont les charmes sont des puissances et dont la nature se sert, comme de Cléopâtre et de Théodora, pour asservir ceux qui asservissent le monde et pour tyranniser l'âme des tyrans. Sa voix était si douce, si suave, que le Premier Consul la préférait aux acclamations du peuple et de l'armée.

En 1802, Fox disait qu'il y avait dans la personne du Premier Consul trois Bonapartes, celui de la Malmaison, celui de Saint-Cloud, celui des Tuileries. Le Bonaparte de la Malmaison n'avait pas les sévérités, les colères et les inégalités d'humeur de celui des Tuileries. Joséphine, toujours gracieuse, affable, foncièrement bonne et tendre savait le détourner de toute pensée de vengeance, désirait toujours le voir clément, généreux et miséricordieux. Le charme qu'elle exerçait sur son époux lui a survécu. Elle fut le bon ange de Bonaparte, lui donnant des conseils, écartant les dangers, jusqu'au jour du divorce. Cette qualité suprême doit faire oublier bien des défauts.

Les peintres remarquables, les sculpteurs, les miniaturistes de l'époque, qui ont fait son portrait et précisé dans le marbre, les nobles lignes de sa tête, conquis par cette majesté n'ont pas cherché là l'idéaliser, contrairement à l'habitude des artistes. Louis David, le maître digne de l'antique, qui, suivant l'ordre même de Bonaparte, a représenté le Premier Consul calme sur un cheval fougueux au passage des Alpes, fut chargé, par l'Empereur, du tableau du couronnement, ingénument théâtral. Napoléon suivait ses travaux avec attention et, un jour, il exprima le désir de changer l'attitude du Pape, qui paraissait trop immobile. Je n'ai pas fait venir de si loin Pie VII pour qu'il ne remue pas. Qu'il lève au moins la main en signe de bénédiction. Le peintre obéit et, comme plus tard on lui reprochait d'avoir embelli l'Impératrice : Allez le lui dire, se contenta-t-il de riposter.

Tous ont été subjugués par ce charme indescriptible qui émanait de sa personne : Gérard, l'élève de Brenet, que le souffle de Vinci anime ; Guérin, le peintre de la douleur, au coloris si vrai, au dessin si pur ; Isabey, l'artiste aimé, adulé, dont les miniatures sont célébrées par la poésie : on demande un portrait, il vous donne un miroir ; Vernet ; Massot de Genève[59] ; Houdon, le grand sculpteur qui, comme on le disait alors savait mouler le marbre sur la nature ; Prud'hon, le tendre allégoriste, le maître virgilien des œuvres de volupté voilée et dont les toiles sont une lointaine mélodie de Mytilène berçant la molle pensée du poète, chez qui tout est songe et transparence et fait souvenir des nudités enchanteresses et pudiques lutinées par le Zéphir ; Lethière, au pinceau si doux, si tendre ; Chinard et Bossio dont les bustes sont à la Malmaison.

Tous ont trouvé un nouveau rythme de lignes pour chanter Joséphine et sous les baisers de la brosse ou du ciseau ont fait naître une Vénus nouvelle, aux formes ondoyantes et fuyantes, aux lèvres mi-souriantes, toute de grâce et de noblesse. C'est que de toute sa personne s'élevait un charme extraordinaire, une élévation de pensée qui pendant vingt ans ont fait l'objet de l'admiration et du respect de l'Europe.

Joséphine était fille des tropiques et, aux Antilles, les plantes comme les êtres subissent l'influence des rayons brûlants du soleil. L'exubérance est la particularité dominante et la femme créole est plus passionnée, plus ardente, plus impulsive que sa sœur des régions tempérées.

Les héroïnes de notre histoire symbolisent un règne : Mme de Maintenon, Mme de Montespan, Louise de La Vallière, incarnent Louis XIV ; Mme de Pompadour, Mme Dubarry, Mme de Châteauroux s'identifient avec Louis XV ; Joséphine, c'est l'évocation des beaux jours de l'épopée impériale à son apogée, tandis que Marie-Louise résume la décadence de l'Empire : la campagne de Russie, la guerre d'Espagne, l'île d'Elbe, Waterloo.

***

Joséphine ! Joséphine ! symbole de douceur, de bonté et d'amour ! En dépit de toutes les calomnies, de toutes les injures, vous apparaîtrez toujours aux yeux des générations futures comme un pastel que des papillons auraient peint de leurs ailes trempées dans le pollen des fleurs de la Malmaison. Une de ces invocations de douceurs lointaines, un de ces songes qui imprègnent de voluptés légères, si légères qu'on finit par être ambiancé de péchés flottants. Parfois profane, c'est toute la grâce immaculée d'un baiser furtif qui se perd, d'un péché qui voltige vers d'anciennes innocences ; parfois mystique, c'est de l'encens qui flatte le nu d'un Christ. Il y a en vous de la blancheur d'hostie qui trouble, rappelle des choses incertaines prêtant au rêve, qui subjugue et contraint de vous aimer, comme une croix appelle une prière ; aussi du péché qui est le lot de toute âme humaine. La même chanson entraîne la feuille morte et la fleur fiancée !

Peu importe les fautes qu'on vous impute, vous avez été de votre siècle ; vous appartenez à la gloire. Les gouttes de pluie, imprégnées de poussière, ne modifient pas le plumage des oiseaux !

Joséphine ! vous symboliserez éternellement l'alliance entre la bonté et la douceur, vous inspirerez à jamais ces remous d'extrême indulgence que nous laisse la contagion des divines choses. Sans ces frissons sensuels ou mystiques, sans ce doux vertige d'extase où nous jette parfois une femme, sans ces plongées d'idéals où nous précipitent ses sourires, quelles friandises resteraient pour adoucir les banalités et les grossièretés de chaque jour ?

Fille du soleil, un regard d'étoile, sur une goutte de rosée a su vous cueillir des régions tropicales et vous porter sur un trône, afin d'inspirer notre admiration et l'amour de tous ceux qui nagent des fleurs aux étoiles. Vous demeurerez l'encensée qui partage des autels les dévotions recueillies et les sublimités touchantes. Ce n'est pas la nature tropicale qui vous a faite, mais l'âme de la nature. Vos sœurs sont les grandes amoureuses antiques : Cléopâtre, Sémiramis, Hélène de Troie, Salammbô, ces sublimes Inquiètes ! Vous avez été un art, vous demeurerez un culte. Votre souvenir restera étroitement attaché à celui du grand Conquérant dont le nom résonne aux oreilles françaises comme une fanfare de clairons. Nul Français ne pourra jamais oublier tout ce que la France-a récolté de gloire et de bonheur durant les belles années du Consulat et de l'Empire. C'est Lodi, Castiglione, Arcole, Rivoli, Marengo, Ulm, Austerlitz, Iéna, Auerstsedt, Eylau, Friedland, Wagram, les Pyramides ! toute la période heureuse de l'Aigle, avant le divorce.

Un seul geste du petit Caporal et c'était alors la tempête déchaînée : les trônes s écroulaient, sa colère détruisait des empires, sa volonté créait des rois. Et à ses côtés, vous étiez là pour répandre une atmosphère de douceur et de bonté, pour faire oublier les cruautés et les maux de la guerre. Prévenante à l'extrême, aimant obliger les autres, toujours pleine de tact et de distinction, vous étiez la gracieuse reine qui savait organiser les fêtes, les bals, les réceptions et, tandis que Napoléon gagnait des batailles, vous gagniez les cœurs !

 

 

 



[1] Son nom lui vient de ce qu'elle fut découverte par Colomb le jour de saint Martin.

[2] Le Père Dutertre, Histoire générale des Antilles.

[3] Farine de manioc.

[4] Petits cribles fabriqués avec un roseau appelé oùalloman et qui servaient à passer la farine.

[5] Rouge végétal qui les préservait de la piqûre des moustiques.

[6] Delaborde, Relation de l'origine, mœurs, coutume, religion, guerres, voyages des Caraïbes.

[7] Delaborde, Relation de l'origine, mœurs, coutume, religion, guerres, voyages des Caraïbes..

[8] Coquillages de mer.

[9] Sorte de bière faite avec le manioc fermenté.

[10] Offrandes de pain de manioc.

[11] L'île a 80 kilomètres de longueur sur 31 de largeur et 1.106 kilomètres carrés de superficie.

[12] Voir Le Général Richepanse, par l'auteur.

[13] Jean-Baptiste Prévost de Sansac, marquis de Traversay, naquit au Diamant le 23 juillet 1754, il était fils de Jean-François Prévost de Sansac, seigneur de Traversay, capitaine des vaisseaux du Roi qui, à la veille de prendre le gouvernement de Saint-Domingue, mourut à Port-au-Prince. Sa mère, Claire du Quesne, appartenait à cette vaillante phalange de marins qui donna à la France d'admirables serviteurs, parmi lesquels cet Abraham du Quesne qui vainquit Ruyter, bombarda Alger et contraignit le doge de Gênes à venir s'humilier devant Louis XV.

Chevalier de Saint-Louis en 1782, pour ses actions d'éclat durant la guerre avec l'Angleterre, il est créé par Louis XVI, en 1787, marquis de Traversay. En 1791, avec l'assentiment du roi, il se rend en Russie, sur la demande de l'impératrice Catherine II, et prend rang de contre-amiral dans la marine russe. Il est nommé vice-amiral eu 1797 et amiral en 1801. Charmé de ce qu'il entendait dire de ce grand Français, Napoléon l'invita officiellement à revenir en France mais de Trayersay ne crut pas devoir accepter une demande si flatteuse. Membre du Conseil d'Etat en 1811, le Czar lui témoigna une confiance absolue en le nommant, en 1814, ministre de la Marine. L'amiral de Traversay mourut à Penza, le 19 mai 1831. Un archipel de l'Océan Austral, au sud de la Patagonie, porte son nom. Le petit bourg du Diamant peut être fier de son glorieux fils, l'amiral de la Mer-Noire, comme on l'appelait en Russie.

[14] Certains écrivains ont fait naître le fabuliste Marbot à la Martinique. C'est une erreur. Marbot est né à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) le 29 juin 1801 et est mort à Basse-Terre (Guadeloupe) le 6 mars 1870.

[15] Arthur de Dillon est né à Braywick (Irlande) en 1750, d'une illustre famille qui passa au service de la France en 1690, le régiment de Dillon ayant pris part au siège de Crémone, à celui de Lérida en Espagne et à la bataille de Fontenoy. Colonel à 17 ans, il se signale dans la guerre de l'Indépendance. En 1792, il est lieutenant général à la tête de l'armée du Nord. Accusé, en même temps que de Beauharnais, d'avoir comploté pour délivrer Marie-Antoinette, défendu par Camille Desmoulins, il fut, lors de la chute de Danton, condamné à mort et exécuté en avril 1794.

[16] Edmond et Jules de Goncourt. Histoire de la Société française pendant le Directoire.

[17] Barbey-Duquil. Le temps et les événements. An II de l'Empire français.

[18] Peltier. Paris pendant les années 1795-1796-1797. Ne dirait-on pas un tableau de notre époque ?

[19] Aujourd'hui nous avons la fine Napoléon, vieillie assure-t-on dans les caves de l'Empereur !

[20] Souvenons-nous des marks allemands !

[21] Joséphine, à sa sortie de la prison des Carmes, n'ayant plus de revenus, dut, pour subsister, suivre le mouvement et vendit du sucre, du café, des toilettes, des chapeaux.

[22] Edmond et Jules de Goncourt.

[23] Elle avait 31 ans à sa sortie de prison.

[24] Nous avons les portraits de Mme Tallien et d'autres merveilleuses. Joséphine ne souscrit jamais à cette coutume.

[25] Le Paul Poiret de l'époque.

[26] Baronne de V...., Souvenirs du directoire et de l'Empire.

[27] Meyer. Fragments sur Paris.

[28] Ces sommes furent remboursées, ainsi que le prouve une lettre de Joséphine, datée de Hambourg le 30 octobre 1795, adressée à sa mère, à la Martinique : Vous recevrez, chère maman, trois effets de change, tirés sur vous de Hambourg, le 25 octobre, à trois mois de vue. en ma faveur, soit trois sommes, comme suit : 400, 350 et 250 livres sterling. Il est inutile que je vous rappelle qu'il faut honorer ces traites, qui doivent servir à rembourser les amis qui m'ont si généreusement assistée ainsi que mes enfants.

Le Banquier de Hambourg qui escompta les traites s'appelait M. Mathiessen.

[29] Barras, après une campagne aux Indes, comme officier, avait dû quitter l'armée à cause des dettes qu'il avait contractées. Ses Mémoires ont été publiées en 1895-1896, en quatre volumes, par Georges Duruy, d'après les notes qu'il avait laissées à Rousselin de Saint-Albin.

[30] J'ai le double regret, dit-il un jour à Alexandre Dumas, jeune écrivain en route pour la célébrité, d'avoir renversé Robespierre le 9 thermidor et élevé Napoléon le 13 vendémiaire.

[31] Pourtant dans une lettre que lui adresse Bonaparte de Vérone, le 19 brumaire, an V, il écrit : Bon Dieu ! que je serais heureux si je pouvais assister à l'aimable toilette, petite épaule, un petit sein blanc, élastique, bien ferme.

[32] David. Premier peintre de Sa Majesté l'Empereur et roi. Les principaux chefs d'œuvre sont : Bonaparte passant les Alpes ; Le Sacre ; L'Arrivée à l'Hôtel de Ville ; La distribution des Aigles ; Napoléon dans son cabinet de travail ; Brutus ; l'enlèvement des Sabines.

[33] Prud'hon, Le génie de la Paix ; Joséphine à la Malmaison ; Les quatre saisons.

[34] Gros, Bonaparte à Arcole ; La peste de Jaffa ; Napoléon visitant le champ de bataille d'Eylau.

[35] Gérard. Maria Laetitia Ramolino ; Joséphine.

[36] Girodet, La reine Hortense.

[37] Guérin, Bonaparte. Anacréon réchauffant l'amour ; Phèdre.

[38] Isabey, Peintre des relations extérieures et des cérémonies, du cabinet de l'Empereur et roi. Le premier Consul à la Malmaison ; Joséphine ; Napoléon ; Marie-Louise et 25 miniatures.

[39] Regnault, Mariage de Jérôme.

[40] Laurent, Joséphine.

[41] Parent, 50 miniatures.

[42] Le Thiere est né à la Guadeloupe en 1760. Prix de peinture en 1786, il fut un des plus zélés propagateurs de la puissance de David. Membre de l'Académie des Beaux-Arts en 1825. Ses principaux ouvrages sont : Brutus, condamnant ses fils à mort ; Le traité de Leoben ; Énée et Didon, surpris par l'orage ; Saint Louis visitant les pestiférés dans la plaine de Carthage ; Remus et Romulus allaités par une louve ; La Madeleine aux pieds du Christ ; Le jugement de Pâris.

[43] Chinard, 5 bustes.

[44] Joseph Turquan.

[45] Gérard d'Houville.

[46] Napoléon, très sévère sur le choix des dames d'honneur, refusa Mme de Girardin parce qu'elle était divorcée.

[47] Elle avait pourtant beaucoup à reprocher à son mari, de Beauharnais ; face à la mort, dans sa sublime tendresse pour ses enfants, désireuse de leur laisser un noble souvenir de leur père, elle avait pardonné tout ce qui avait été la cause de sa désunion avec lui.

[48] Masson, Madame Bonaparte, p. 256.

[49] Henri Bordeaux, le Cœur de la Reine Hortense.

[50] C'est ainsi que la désigne Joseph Turquan.

[51] Masson.

[52] Napoléon l'avait amenée à Paris et Talleyrand s'était empressé de la présenter dans ses salons et de la faire entendre à ses invités.

[53] Eléonore avait alors dix-sept ans. Elle était d'une grande beauté, svelte, bien faite, brune, la peau très blanche, avec le regard noir, brillant et passionné. Nous avons d'elle un portrait par David. Recueillie, après ses malheurs conjugaux par la princesse Caroline Bonaparte, qui en fit sa lectrice, elle devint la maîtresse de l'Empereur. Un fils naquit de cette union clandestine, le 13 décembre 1806, au numéro 29 de la rue de la Victoire, et l'enfant fut inscrit à l'Etat-Civil de Paris sous le nom de Léon, le père déclaré simplement absent. Léon était la dernière syllabe de Napoléon. Averti de cette paternité à Pultusk, l'Empereur constitua une fortune indépendante à la mère et à l'enfant et, en 1814, il ajouta 12.000 livres de rente pour le jeune Léon. A Sainte-Hélène, cette sollicitude continua et un legs de conscience fut inclus dans son testament, 300.000 francs. Eléonore mourut comtesse de Lusbourg, le 30 janvier 1868, à l'âge de soixante-dix-neuf ans. Ses restes reposent, non loin de la somptueuse allée des Maréchaux de l'Empire, dans le cimetière du Père-Lachaise.

[54] Marguerite-Pauline Bellisle était née à Pamiers, dans l'Ariège, fille d'un horloger. D'une beauté singulière et d'une grande intelligence, elle avait épousé, en l'an VI, Jean-Noël Fourès, alors lieutenant au 22e chasseurs à cheval, en garnison à Carcassonne. Déguisée en soldat, elle accompagna son mari, devenu capitaine, au Caire, où Bonaparte s'adjugea le droit d'une conquête d'ailleurs facile. Pour se débarrasser du mari fort jaloux, il l'envoya en mission en France et durant son absence parut avec elle en calèche dans les rues du Caire, affichant sa liaison. Il lui avait meublé une maison près de son quartier-général. Un divorce s'ensuivit en 1799. En 1800, à son retour en France, il lui fit cadeau d'une villa à Bellevile et 60.000 francs. Remariée au comte de Rauchoup, elle obtint pour son mari le poste de Commissaire des affaires commerciales à Santander, puis à Barcelone. Elle mourut, à quatre-vingt-douze ans, le 19 mars 1869, et ses restes reposent aussi au Père-Lachaise.

[55] Suivant le dire de ses contemporains, il ressemblait étonnamment à Napoléon. Il mourut en 1868, député au Reischtag autrichien.

[56] Je me croirai haï, disait-il plus tard, d'être aimé faiblement.

[57] Que l'on intitule de nos jours sex appeal.

[58] Nous verrons plus loin qu'ils étaient orange ou noir.

[59] D'après Mme Bochsa, le portrait peint par Massot de Genève est le plus ressemblant de tous. (En possession de la duchesse de Rovigo.)