LA PRINCESSE DE LAMBALLE

UNE AMIE DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE

 

CHAPITRE X. — LA COURSE À L'ABÎME.

 

 

RETOUR EN FRANCE — LA COUR PRISONNIÈRE — LE 20 JUIN — LE 10 AOÛT — AUX FEUILLANTS — LA NUIT DU 19 AOÛT — DU TEMPLE À LA FORCE — LE MASSACRE DE LA PRINCESSE DE LAMBALLE — SES RESTES DISPERSÉS

 

Sous les beaux ciels de Paris, en automne, par les matins légers, se groupent sur le firmament des nuages que la brise gonfle et pousse au-dessus de la cité. Bleus de France, les après-midi font se refléter la lumière dans les eaux du fleuve et, durant ces heures-là, il semble qu'un souffle d'espérance glisse sur la ville. Mais, avec les crépuscules fauves qui ensanglantent le couchant en déchirant le ciel et qui hâtent la tombée des nuits épaisses, commence le règne des ténèbres et celui de l'angoisse. Le lendemain ce sont des averses ; elles décollent le long des murs les proclamations, obligent les passants à s'abriter sous le porche des maisons, les mains dans les poches, le dos voûté, maugréant contre le mauvais sort, pestant contre la disette. Parfois un rayon doré de soleil s'infiltre à travers l'espace mouillé, se brise sur les pavés, s'y déforme, et ils luisent. La vie de nouveau circule dans les artères de la capitale. Les crieurs de journaux parcourent les rues ; une génération de marchands ambulants surgit du sol. Il y a des gouailleurs pour se moquer de la misère du prochain et pour rire de la leur : elle n'épargne personne, ni commerçants, ni nobles. Partout on parle d'un changement de régime qui exalte les uns et apeure les autres. Dès que s'étalent les ombres les retardataires sont appréhendés ; les crimes se multiplient. La police laisse faire ; elle est absorbée par les corvées politiques.

Aux Tuileries, la surveillance redouble d'activité : les sentinelles veillent. Constamment deux gardes nationaux observent les faits et gestes de Marie-Antoinette. Quelques-unes de ses femmes l'entourent encore. M. de Cambis, aumônier de la Reine, s'apprête à partir. La Cour est allée servir la cause du Roi à l'étranger.

La princesse de Lamballe avait quitté un souverain absolu. Elle a retrouvé, selon l'expression d'Albert Malet, le délégué héréditaire de la nation à l'exécutif. Il lui reste une arme : le droit de veto suspensif qui lui permet de retarder l'application des lois. Hommes et choses ont l'air épuisé, comme usés par la tristesse latente. Seule subsiste une manière d'étiquette qui cédera à la première pesée et, en s'écroulant, découvrira les assises vermoulues du trône.

Certaine humeur audacieuse et factice s'essaye encore à s'opposer à la pression des événements ; elle sauve la façade. La princesse de Lamballe veut prouver qu'elle n'est pas effrayée. Le sentiment du devoir qui s'est coulé en elle ravive le dévouement de ses tendresses pour la Reine et stimule son orgueil.

Malgré ses malaises elle rassemble chez elle les épaves de la Cour autour de sa table ou bien durant la soirée, et l'on joue. Le 28 novembre, elle reçoit M. d'Amblimont qui portera à Mme Lage de Volude, sa fille, des nouvelles, et, au nom de Mme de Lamballe, lui défendra de rentrer en France.

La princesse affecte des allures frivoles. Comprend-elle la situation ou se refuse-t-elle à vouloir la comprendre ? Elle se consacre toute au service de la souveraine, elle s'ingénie à lui cacher l'étendue de l'émigration, elle emploie son énergie à remplir sa charge.

Les souverains aussi connaissent la misère et la méfiance que leur inspirent leurs serviteurs. Ils ont peur d'être empoisonnés. La princesse de Lamballe partage leurs angoisses. Elle les supporte d'une âme retrempée par l'épreuve. L'idée de se sacrifier la galvanise : elle est une néophyte ; elle attend l'heure de son supplice.

Dans cette Cour démantelée elle feint d'être pleine d'espoir, elle forme des projets. Elle loue un appartement à Versailles dans l'hôtel du Maine, présente à Leurs Majestés ses souhaits pour la nouvelle année. Même elle songe à ses propres intérêts. Au mois de mai elle passe six jours près du duc de Penthièvre et de la duchesse d'Orléans qui pleure sur les infortunes de la France. La princesse n'a pas besoin des encouragements de son beau-père pour retourner aux Tuileries. Ce sera sa dernière visite chez lui.

Les projets et les combinaisons du Roi aboutissent à faire révoquer de ses fonctions de maire Bailly et à faire évincer La Fayette. Pétion est nommé maire de Paris. Il a pour adjoint Danton qui représente le club des Cordeliers.

Cependant la princesse facilite des entrevues à Marie-Antoinette avec ceux que la Reine appelle les enragés. Danton, Robespierre, Pétion sont invités au Pavillon de Flore. Elle songe à constituer un ministère. Le duc de La Rochefoucauld, rapporte le docteur Cabanes, doit également en faire partie. Mais, après s'être entretenu avec la princesse, il refuse. Manuel, procureur de la Commune, au contraire, aurait accepté l'offre.

Pétion n'apprécie pas ces réceptions. Il en fait part à la Reine et elles sont suspendues. Désormais Marie-Antoinette doit se cacher pour aller chez son amie. La princesse devient suspecte à son tour. Bargy, marchand d'estampes, rue du Coq-Saint-Honoré, enlève de son enseigne les mots Fournisseur de S. A. S. Mme la princesse de Lamballe.

D'après Harmand de la Meuse, le docteur Cabanès signale qu'il aurait été question de choisir Robespierre pour gouverneur du jeune Dauphin. La princesse fut chargée de le présenter à. la Cour. Vous n'y pensez pas ! s'écria Louis XVI. Mme de Lamballe le pressa de consentir : Robespierre se contenterait du titre, sans exercer la fonction. Il faudrait un journal pour défendre les intérêts de la Cour, enfin Robespierre cesserait d'être accusateur public. Marie-Antoinette aurait réussi à obtenir le consentement du Roi, mais finalement il se serait refusé à cette humiliation.

L'impopularité de la Reine grandissait. D'odieux pamphlets circulaient contre elle.

Abandonné de tous, Louis XVI s'adresse à ceux qu'il considère comme ses alliés naturels, et tout d'abord à l'empereur germanique. On découvre le Comité Autrichien, dirigé par la Reine et siégeant chez la princesse de Lamballe. Les émigrés déjà rassemblent une petite armée et tentent d'établir une liaison avec les ennemis de la France. Louis XVI est suspect, la Reine accusée de trahison.

Encore qu'on la sût corps et âme dévouée à la Reine, la princesse échappait aux représailles. Belle-fille du duc de Penthièvre, belle-sœur du duc d'Orléans, affiliée à la Franc-Maçonnerie, ses sentiments étaient réputés favorables au peuple. Ce qui n'empêche pas les Girondins de l'attaquer. Ils sont impatients. Ils imposent un ministère dont ils sont les chefs. La guerre est déclarée.

Les hostilités débutent par des échecs sur la frontière de Belgique. Immédiatement les souverains sont accusés d'avoir livré à l'Autriche les plans de la campagne. Des troubles religieux éclatent dans l'Ouest et dans le Midi. L'Assemblée ordonne autour de Paris la formation d'un camp de 20.000 fédérés et décrète que seront déportés dans une colonie les prêtres insermentés. Le Roi s'y oppose.

Le 19 juin, il notifie son veto à l'Assemblée. L'émeute est décidée pour le lendemain. L'Assemblée était prévenue de l'arrivée des pétitionnaires ; devant la foule menaçante qui a envahi les couloirs, elle autorise le défilé. Armés de piques, burlesques, en sortant de la salle du Manège, ils se dirigent vers les Tuileries dont l'entrée n'est pas même gardée. Louis XVI a ordonné d'ouvrir les portes. La famille royale se serre autour de lui : il s'en sépare et va au-devant des manifestants. On l'injurie, on le bouscule : il n'a pas peur. Afin de donner de son patriotisme une preuve intégrale, il enlève de la tête d'un homme le bonnet rouge et il s'en coiffe. Il vide d'un trait un verre de vin qu'on lui tend. On crie : Le Roi boit ! Il sourit, ruisselant de sueur sous le bonnet de travers sur sa perruque. Il a l'air d'une caricature ; c'est pourtant la figure d'un martyr.

La Reine a voulu se lancer à sa suite. Mme de Lamballe l'a retenue : Votre place est auprès de vos enfants. Elle est demeurée seule à les protéger. Le souvenir des 5 et 6 octobre 1789 doit la hanter, quand à 4 heures et demie, elle entend l'immense clameur approcher et emplir les alentours de la chambre du Roi. Les enfants pleurent. La Reine efface furtivement ses propres larmes. Une à une fléchissent et s'écroulent les portes éventrées, et voici qu'apparaissent des figures hagardes et terrifiantes, excitées par la rapine. Les cris de mort se répercutent dans l'écho des galeries ; leurs bouffées emplissent les oreilles de la Reine. Quelques gardes nationaux, fidèles au poste, la forcent avec ses enfants et sa suite à battre en retraite, à reculer de pièce en pièce. Ils les refoulent dans la salle du Conseil, dans l'embrasure d'une fenêtre, poussant devant le groupe sans défense la lourde table qui les séparera des agresseurs. Un lugubre craquement : la brèche vomit la horde qui se précipite sur la Reine, debout, le Dauphin accroché à sa robe, Madame se blottissant contre elle. Les dames de la Cour se sont placées autour des royales épaves. Des hommes se penchent bestialement sur Marie-Antoinette, lui présentant, qui une guillotine, qui une potence à laquelle est pendue une poupée, qui, enfin, un morceau de viande découpé en forme de cœur, qu'il lance saignant sur le plancher.

La Reine s'est à demi écroulée sur un fauteuil, son fils, coiffé d'un bonnet rouge, sur les genoux. Il pleure, le pauvre petit. Plusieurs fois elle s'est retournée vers ses femmes et a murmuré : C'est trop fort à la fin, cela va au-delà de toute patience humaine ! Debout, la fragile princesse de Lamballe ne pense qu'à la Reine et elle s'apprête à lui faire de son corps un bouclier.

A 8 heures, enfin, l'ordre est donné d'évacuer la salle. La Reine a caché son épuisement, mais elle n'a plus de forces. L'horrible défilé a duré près de quatre heures. À 10 heures et demie, les parquets souillés rappelaient seuls le passage de la populace. La royauté a été violée, mais le Roi ne s'est pas désavoué. La journée est manquée. Il faudra la recommencer.

Maintenant, aussitôt que l'on aperçoit Marie-Antoinette dans le parc, elle est outragée. Elle a peur d'être assassinée, et pour se défendre contre le crime — voilà bien le symbole de sa faiblesse — elle garde dans sa chambre un petit chien qui se cacherait sous son lit à. la première attaque. Les événements se succèdent comme des images hallucinantes devant la pensée de la princesse de Lamballe. Elle n'est pas une femme politique : elle a un cœur qui s'est donné une fois pour toutes à sa royale amie et qui n'a pas besoin de comprendre pour se sacrifier tout simplement.

Silencieuse, souriante peut-être avec ses enfants, l'oreille au guet, accrochant sa main à celle de la princesse, la Reine écoute : ne va-t-elle pas entendre le bruit cadencé des bottes de l'armée alliée sur le pavé ? Fersen travaille pour elle.... Axel de Fersen.... Il les sauvera. Il lui conseille de quitter Paris, de s'enfuir : elle reste avec ses enfants au pied du trône en ruines.... Il y a des matins d'été par lesquels le soleil absorbe les anxiétés. Elle s'attachait ainsi à suivre des fantômes qui l'entraînaient vers l'abîme. Il y a aussi les soirs de panique et d'agonie par lesquels elle adresse à Fersen des billets déchirants : Notre position est affreuse, mais ne vous inquiétez pas trop ; je me sens du courage et j'ai en moi quelque chose qui me dit que nous serons bientôt sauvés. Mme de Lamballe entretient sa foi et avec elle s'épuise à espérer.

Il aurait fallu pour sauver la royauté le gouvernement d'un homme d'Etat. Louis XVI n'était même pas un homme politique. Il cédait. Sur un point, pourtant, il reste intransigeant : il n'admet pas de transaction avec sa conscience sur la question religieuse. Dévotement, il maintient contre les lois qui frappent les prêtres réfractaires son veto : l'Église est royale autant que catholique. Il tient de Dieu seul son pouvoir. Il refuse de prévariquer contre l'Eglise. Cette attitude grandit le chrétien et l'élève. Et la princesse de Lamballe l'admire.

Le manifeste de Brunswick tombe sur Paris et crible de ses éclats les murs des Tuileries. Qu'est pour elle ce manifeste ? Le témoignage de l'intervention de Fersen, et Fersen est l'ami de la Reine. Les partis s'entre-déchirent à l'Assemblée : ils n'empêcheront pas la Providence d'accomplir son œuvre de justice. La Patrie est déclarée en danger et la France vole aux frontières : la patrie c'est la Cour, c'est la famille royale. Les mots clubs, sections signifient pour elle : groupements hostiles à la Royauté.

Lorsque le Roi proteste de sa loyauté, le peuple interprète ses paroles comme un aveu de trahison. S'emparer de sa personne, c'est tenir un otage contre l'étranger. Le manteau royal glisse des épaules du souverain ; le sceptre s'échappe de ses mains ; la princesse est éblouie par l'auréole du martyr qui rayonne autour de son front. La populace, interlope et flottante, nomade, indigente, composée de chômeurs affamés, s'arrêtera aveuglée devant ce rayonnement. Mme de Lamballe n'entend pas la nation qui refuse de devenir l'esclave de l'étranger. Du regard elle interroge Marie-Antoinette. Dans la tragédie qui se noue, le masque hautain demeure impassible. La Reine laisse couler ses larmes sur ses malheurs privés, lorsqu'il n'y a plus d'autre témoin que son amie.

Un jour, la princesse apprend que l'Assemblée veut envoyer à la frontière les bataillons de Suisses, casernés dans la banlieue. La famille royale resterait sans défense. Mais trois cours encerclent la prison dans laquelle elle est enfermée : jamais, avec les armements dont elles disposent, les sections ne franchiront cette triple enceinte. Et puis les sections ne sont pas aussi redoutables qu'on le prétend. Elles sont recrutées parmi des petits bourgeois, maîtres de pension, publicistes sans débouchés, avocats sans causes....

Le 28 juillet, les Marseillais débarquent à Paris. Mme Lage de Volude passe par la capitale pour rejoindre sa mère malade. Avertie de son arrivée, Mme de Ginestous court chez elle. Mme de Lamballe l'a priée de lui interdire l'entrée des Tuileries ; venant de Coblence, le prétexte serait excellent pour l'accuser de servir d'agent de liaison entre ceux du dehors et la Reine. La princesse la prie même de ne pas l'aller voir à l'hôtel de Toulouse, tant elle est peu sûre de ses gens. Et pourtant — remarque M. Bertin — le 7 décembre, Girard, son piqueur, avait été condamné à 5 livres d'amende pour injures à un commissaire de la section. Mme de Ginestous ajoute : Elle me charge de vous dire que, si l'on vous savait arrivée, nous risquerions non seulement notre vie, mais que vous la compromettriez beaucoup, ainsi que la Reine. Le 31, Mme de Volude réussit à revoir la princesse. Elle pensait que l'intention du Roi était de prévenir les attaques et de permettre que les menaces fussent combattues par les armes. Elle espérait beaucoup de cette résolution. Mme de Volude lui répond que depuis deux mois on les flatte de cette espérance ; que le Roi craint de se montrer armé devant le peuple et de sacrifier ses amis. La princesse n'avait pas d'illusions sur la bonté du Roi, cause de bien des maux. Elle répliqua qu'il connaissait à présent combien avaient raison ceux qui lui avaient représenté le danger d'accepter la Constitution telle qu'elle était et l'impossibilité de la faire exécuter de bonne foi. Il savait que les sacrifices consentis n'avaient servi qu'à enhardir le crime, et la princesse était sûre qu'il ressaisirait le gouvernement. Madame de Ginestous — ajoute Mme Lage de Volude dans ses souvenirs ne partageait pas ses belles illusions.

Le 3 août, on parle de l'insurrection qui aurait été différée. En attendant, elle n'a pas éclaté. Mais la Reine perd de son assurance. La piété confiante de Madame Elisabeth, qui épouvante presque Marie-Antoinette, réconforte la princesse.

Un proche avenir devait définitivement la désabuser.

La soirée du 9 août est étouffante, raconte La Rochefoucauld. Les gardes nationaux discutent politique autour des faisceaux ; il y a, cour Marsan, une barrière pour obstruer le passage. Autour du château, c'est le silence et l'obscurité. Le Roi s'est retiré chez lui. La Reine chez le Dauphin. Le coucher du Roi qui avait eu lieu, même le 20 juin, est suspendu. Pourquoi ? Quelle impression de catastrophe se répand sur le palais ?... Des rumeurs parcourent les galeries, émues par cette carence de l'étiquette. Sur Paris se lève un vent chaud d'orage.

Tandis que Mme de Lamballe reçoit chez elle et que l'on joue au trictrac, nous apprend M. Raoul Arnaud, vers 9 heures du soir se fait annoncer le général comte de Wittgenstein. Saiffert a obtenu de lui cette démarche. Par ses relations avec certains Jacobins, le docteur, qui déjà avait prévenu sa cliente à l'hôtel de Toulouse, a été instruit du mouvement qui se prépare ; il sait que l'attaque des Tuileries est pour cette nuit. Il a rencontré chez Mme de Balby le général et l'a supplié de courir au pavillon de Flore, de sauver la princesse.... Aux sages avis qui lui sont prodigués, elle répond, par-dessus ses belles épaules, que ces alarmes n'ont pas de fondement.

Minuit. Tout semble dormir. Un bourdonnement confus s'élève peu à peu des rues de Paris. Bientôt les cloches sonnent et puis gagnent de proche en proche, de clocher en clocher. Célèbrent-elles quelque solennité ? Non. C'est la voix du tocsin qui creuse lugubrement les ténèbres. En hâte Mme de Lamballe se lève ; accompagnée de Mmes de Tarente et de Tourzel, à la lueur vacillante d'une chandelle, elles longent les interminables couloirs. La Reine est chez le Roi ; près d'eux se trouvent Madame Élisabeth, Pétion — qui bientôt s'éclipsera — et Mandat, commandant de la garde nationale. Enfiévrés, accourent les porteurs de nouvelles, esquissant de grands saluts désuets devant Leurs Majestés. Les gentilshommes présents arrachent des panoplies couteaux de chasse, épées, pistolets, s'en arment et, sous cet accoutrement faisant une figure grotesque, envahissent et emplissent la chambre du Roi. Mandat déclare qu'il ne peut répondre de ses troupes ; il va appeler les Suisses de Rueil et les gendarmes de Courbevoie. Solennel, refoulant de droite et de gauche ceux qui ont envahi la pièce, avance Rœderer qui va s'accouder à la cheminée.

Dans la confusion de la migraine, des nerfs qu'il faut mater, muette, la princesse assiste au spectacle qui se déroule ; elle comprend une seule chose : la Reine est en danger et sa place est auprès d'elle. Elle voit Mandat s'en aller pour répondre à l'ordre de la Commune qui le convoque. Elle voit, derrière les vitres, la nuit qui se fait moins épaisse. Elle voit Rœderer penché sur la Reine, la persécutant de questions. Les spectres alternent devant ses yeux : La Reine, Rœderer.... Rœderer, la Reine.... Cela devient vertigineux. Autour d'elle, couchés, avachis sur les sièges, les consoles, les tables, par terre, pêle-mêle, hommes et femmes ressemblent à des masques affalés après le bal.

La Reine, de groupe en groupe, distribue les encouragements ; elle prévoit un siège des Tuileries et donne des ordres aux officiers de bouche. Elle a une allure belliqueuse. La fille de Marie-Thérèse crâne sur les marches chancelantes du trône de France.

Tout à coup la panique : la tête de Mandat, plantée au bout d'une pique, circule à travers Paris ; Santerre, un brasseur qui sait l'art de gaver le peuple, le remplace dans son commandement. Rœderer, plus insinuant, revient à la charge. Que la famille royale consente à le suivre à l'Assemblée, elle y trouvera un refuge. Jamais ! C'est la Reine qui lui oppose un refus hautain. Le jour naissant blêmit les visages. Six heures. Le Roi passe en revue ses troupes. Sur le grand escalier sont alignés les Suisses. L'antichambre est occupée par la garde nationale. Dans la galerie, le dos au mur, par pelotons de 15 hommes, chacun sous les ordres d'un officier général, sont disposés les gentilshommes, comme pour un menuet funèbre. La Reine leur parle à tous. Son discours les galvanise. Devant la mort qui les guette, ils saluent le Roi et se jettent dans les bras les uns des autres. Mais dehors défilent interminablement les piques des sans-culottes, cependant que la clarté naissante se reflète parmi les ors et les marbres.

Tendue, se raidissant contre l'angoisse, la princesse médite sur un balcon auprès de Mme de Ginestous qui a repris confiance et s'entretient avec M. de Clermont-Gallerande. La princesse se tourne de leur côté : Ma chère, ma chère, soupire-t-elle, rien ne nous sauvera ; je crois que nous sommes perdus.

Rœderer guette sa proie ; il la fascine. La Reine reste inflexible ; le Roi est bon, il ne veut pas de massacre. Rœderer le tient. Il spécule sur la bonté de ce cœur débonnaire. Il se fait pressant. Il faut dire la vérité : la famille royale est perdue. Et l'on murmure : Tout est perdu ; nous serons tous tués. Des femmes, avec des froufrous de soie, se rapprochent ; elles ont la face terreuse, décomposée par l'effroi. Rœderer brusque l'attaque. Il enlève la résolution flottante. Il n'y a plus rien à faire ici, conclut Louis XVI. Je veux que sans tarder on nous conduise à l'Assemblée Législative. La Reine a-t-elle esquissé un mouvement ? Il répète sur un ton qui n'admet pas de réplique : Je le veux ! Et Marie-Antoinette, encore arrogante, déclare à ses femmes : Nous reviendrons bientôt au château.

Maintenant c'est dans une sorte de léthargie qui l'isole loin du monde extérieur que la princesse de Lamballe subit les événements.

Il est 8 heures et demie. Le Roi exige qu'elle suive la Reine ainsi que Mme de Tourzel, et Rœderer est obligé de souscrire à cette volonté. Le cortège funèbre se met en marche. Il descend, solennellement encore, par le grand escalier de la chapelle, entre les Suisses qui forment la haie. Le parc leur envoie quelques bouffées d'air frais. Le Roi marche d'un pas assuré. La Reine tient par la main le Dauphin ; Madame Royale s'appuie sur Madame Elisabeth ; près de Mme de Tourzel, qu'entourent les personnages officiels, Mme de Lamballe avance et chancelle. Elle est à bout ou elle croit l'être. La Rochefoucauld lui offre le bras. Elle l'accepte, pour se rappeler peut-être qu'il y a encore sur terre des créatures pitoyables. La Reine étanche les larmes qui altèrent son air radieux. La Reine tremble misérablement. Le Dauphin n'a pas peur. La princesse de Lamballe soupire : Nous ne retournerons jamais au château. Elle dit adieu à tout le passé. La populace, échelonnée sur la terrasse des Feuillants, dégringole l'escalier et emplit le passage souterrain. Les injures éclaboussent le Roi. Une forêt de piques surgit : des huées immobilisent le cortège. Après dix minutes il peut s'engouffrer dans le boyau obscur. Rœderer a parlementé. Avant de pénétrer dans la salle, nouvel arrêt. La Rochefoucauld soutient la princesse de Lamballe ; Madame Elisabeth gravit avec peine les marches.

Un homme braille pour annoncer l'arrivée de Leurs Majestés. Des cris s'élèvent à la vue de l'escorte des souverains. Pas de soldats ! Pas d'armes ! Le Roi entre dans l'Assemblée : les vociférations redoublent : À bas le Veto ! Nous ne voulons pas de femmes ici ! Le vacarme les étourdit ; voilà le refuge que leur ont ménagé Rœderer et ses amis. Comme un fantôme, Mme de Lamballe voit Louis XVI s'installer à côté du président Vergniaud ; dans le silence qui se fait subitement, ils échangent des paroles dont elle perçoit vaguement le sens. Elle voit le Dauphin arraché des bras de sa mère et transporté auprès de son père. Des bras gesticulent ; des yeux exorbités la regardent ; des bouches démesurément ouvertes hurlent ; hors des tribunes se tendent des poings, se penchent des femmes dépoitraillées, des têtes effrayantes. C'est une hallucination infernale.

Le règlement de l'Assemblée exige que l'on ne discute pas en présence du Roi. On l'enferme avec sa suite derrière le président, dans la loge du logographe — autrement dit sténographe — qu'un grillage sépare du public. Du fond de cette cage la princesse de Lamballe assiste à l'écroulement de la Monarchie. Le premier rang est occupé par Leurs Majestés et par le Dauphin qui s'est endormi, la tête sur les genoux de sa mère ; de temps à autre elle essuie avec son mouchoir trempé son visage baigné de sueur et de larmes. Louis XVI est impassible et observe froidement avec sa lunette les bourreaux qui déjà jettent les fondements de l'échafaud. La chaleur est torride, une chaleur d'étuve. La famille royale a soif. Les heures se succèdent, prolongeant le supplice. Passive, la princesse est une loque. Mais il faut tenir, tenir. Elle répète le mot tenacement, avec une sorte d'acharnement. Soudain, clameurs, coups de fusils qui éclatent au-dehors, tout devient confus. L'Assemblée vacille devant elle. La nuit et le silence lourd l'entraînent ; elle tombe évanouie de la banquette.

Lorsqu'elle lève les paupières — elle n'est donc pas morte ? — une uniforme blancheur s'étale au-dessus d'elle, la blancheur de la chaux qui recouvre les murs. Elle est dans une cellule de moine. Ses mains en s'appuyant par terre rencontrent la fraîcheur des carreaux de briques. Elle soulève la tête, martelée par le vacarme plus lointain mais encore menaçant. Elle devine un long couloir sur lequel s'ouvrent des portes étroites. De quelle sépulture, hantée de quels cauchemars, sort-elle ? Où est Saiffert ? Elle apprend qu'elle a été transportée dans le couvent qui avait été celui des Feuillants et qu'elle se trouve à un étage au-dessus des bureaux de l'Assemblée, d'où provient ce tumulte. Est-ce Thierry, premier valet de chambre du Roi qui l'en informe ? Est-ce Mme de Tourzel ? La princesse reprend conscience. Elle exige qu'on la reconduise auprès de Marie-Antoinette. On l'empêche de quitter les Feuillants.

Après 14 heures d'une séance terrible..., le député Calon vint prendre le Roi et sa famille pour les conduire dans le local qu'on avait préparé en hâte depuis la promulgation du décret de déchéance, écrit M. Arnaud. C'était l'appartement où avait été déjà amenée la princesse de Lamballe. Et il nous donne sur l'installation d'intéressants détails : Thierry a fait apporter des lits, empruntés au garde-meuble. Il a aménagé une manière de dortoir : la première cellule sert d'antichambre, la seconde est réservée au Roi ; dans la troisième couchent la Reine et près d'elle la Dauphine, ainsi que Madame Royale qui se contente d'un matelas sur les dalles ; Madame Elisabeth et Mme de Tourzel partagent la quatrième et en face, dans la cinquième, la princesse de Lamballe se jette tout habillée sur sa couche. Deux heures du matin sonnent à une horloge. Personne n'a de linge. C'est tout juste si l'on finit par trouver une petite chemise pour le Dauphin. Les concierges prêtent des serviettes. La famille royale est misérable. Pourtant l'étiquette ne perd pas ses droits : l'étiquette ne mourra qu'étouffée. Quelques gentilshommes fidèles déshabillent le Roi et nouent un mouchoir autour de son front découronné. Puis ils se partagent les rôles ; les uns veillent, tandis que deux d'entre eux couchent dans la chambre du Roi.

Il y a pour veiller sur Leurs Majestés des gardes qui ne les perdent pas de vue : ils sont là, farouches, postés dans le corridor, à la lueur de chandelles, fichées dans des canons de fusils ou à l'extrémité des piques. Dès que se montre, entrouvrant sa porte, l'une des dames de la Reine, des hurlements l'accueillent, et si la Reine paraît, on chante en cadence :

Madame Veto avait promis

De faire égorger tout Paris....

Ou bien encore on crie : Jetez-nous sa tête ! Pauvre Madame Veto ! Elle s'incline sur le lit de son fils et l'entoure de ses bras : elle n'est plus rien.

Et le cauchemar se perpétue jusqu'à ce que l'aube terne grisonne et répande une pâle lueur sur le désastre de la Cour de France.

Le lendemain, puis le surlendemain le supplice recommence. Sous les huées on traîne la famille royale des Feuillants à la loge du logographe. Le 11 août, les serviteurs reçoivent l'ordre de quitter les souverains. Les voilà donc réduits à leurs propres ressources. Ils redoublent de courage. La Reine ne défaille pas ; elle veut lutter jusqu'au bout. Les croisées de cet appartement — celui de la Reine —, raconte Touchard-Lafosse, s'ouvraient sur la terrasse des Feuillants, où la foule se pressait pour apercevoir les augustes captifs. La Reine, qui se montrait assez souvent, paraissait calme et tranquille ; le sourire effleurait quelquefois ses lèvres et en général la gaieté ne paraissait pas bannie de ce séjour. On vit même la Reine et Mme la princesse de Lamballe courant l'une après l'autre dans la chambre, ou penchées sur le balcon, secouer fortement la tête pour faire tomber de leur chevelure des nuages de poudre sur les curieux. Est-ce la jeunesse qui reprend ses droits ? Est-ce l'amitié mutuelle qui cherche à s'étourdir ?

Le 13 août, après une journée passée aux Feuillants, à 6 heures, une berline de la Cour — quelle ironie ! les enlève sans qu'ils puissent savoir où. Manuel s'installe avec eux, ayant pour vis-à-vis la princesse de Lamballe et Mme de Tourzel, que sa fille Pauline a réussi enfin à retrouver ; le municipal Callonge les surveille. Ils roulent sur les pavés, au petit trot, puis les chevaux sont bridés et ils avancent au pas. La foule entrave la marche dans cette nuit tombante et lourde. Où sont-ils ? où vont-ils ?

Au milieu du tumulte ils atteignent l'hôtel du Grand Prieur, qui est éclairé comme pour une fête. D'abord on avait songé à les incarcérer au Luxembourg, mais la Commune, trouvant cette prison peu sûre, opta pour le Temple. En apercevant le donjon qui dessine son ombre à travers l'ombre du soir, Marie-Antoinette se penche à l'oreille de Mme de Tourzel : J'avais toujours demandé au comte d'Artois de faire abattre cette vilaine tour qui est là, soupire-t-elle, elle m'a toujours fait horreur : je suis sûre que c'est là que nous serons enfermés. Silencieuse, la princesse de Lamballe se rappelle-t-elle que, jeune mariée, le prince, son mari, l'avait accompagnée pour assister à l'une de ces fêtes que le maître de cette demeure offrait à quelques privilégiés ? Toutes les illusions de bonheur qu'elle a connues s'effeuillent....

A en croire le récit de la duchesse d'Angoulême, les canonniers voulurent aussitôt séparer le Roi des siens, qui furent conduits à la Tour. Pétion obtint qu'il demeurât avec sa famille. Rien n'aurait été préparé et Madame Élisabeth en aurait été réduite à coucher dans une cuisine.

Depuis, M. G. Lenotre a éclairé les faits : à la lueur de torches la famille royale fut introduite dans la petite tour accolée au donjon, dans laquelle M. Barthélemy, archiviste, de l'ordre de Malte, avait amassé de précieuses collections de meubles, de livres, de gravures. À son grand désespoir, ces objets avaient été déménagés en quelques heures, sans souci de leur valeur, et les appartements avaient été organisés pour recevoir les prisonniers royaux. Louis XVI les parcourut et se déclara satisfait. Il est exact que sur les 16 lits l'un d'eux fut dressé dans la cuisine. Le Roi décrocha du mur de jolies estampes galantes, qui pouvaient offenser les regards de sa fille.

Le corps municipal offrit au souverain un souper de gala, auquel aucun des captifs ne fit honneur. Le Dauphin s'y endormit et bientôt le Roi s'en alla se reposer dans un lit à ciel de camelot rouge et jaune, avec deux matelas, et son chaud duvet, et son couvre-pied de taffetas cramoisi. Et l'existence peu à peu reprit son cours. Le Roi a trouvé quelques livres qui n'ont pas été enlevés de la bibliothèque. Après le dîner, on se rassemble chez la Reine et les femmes travaillent à une robe que Madame Élisabeth a offerte à Mlle de Tourzel ; non loin d'elles, Louis XVI, assis derrière un guéridon, donne bourgeoisement une leçon de géographie à son fils. Parfois, sous le regard sévère du geôlier, on se promène dans un enclos fermé de planches. Toute communication entre les prisonniers est impossible. On se retrouve dans la chambre de la Reine. Alors Marie-Antoinette, levant les yeux sur le père et le fils, songe aux années révolues, à celles décevantes de sa jeunesse, à celles coupées de secrètes révoltes, et voilà que ce mari, dépouillé de tout prestige extérieur, lui est révélé, 'et voilà qu'il devine, peut-être, la beauté spirituelle de sa femme. Le malheur leur découvre à tous deux la grandeur de leur sacrifice. C'est le drame intérieur dans l'intimité et dans la vie publique : ils sont supérieurs aux événements, seulement dans l'infortune.

Cependant Mlle de Tourzel est à l'âge où l'on a besoin de distractions ; elle imagine d'apprendre au Dauphin le jeu du toton. Des parties s'organisent. C'est une occasion de se rapprocher les uns des autres, de murmurer à l'oreille une confidence qui échappe à l'impitoyable geôlier. Du dehors les prisonniers ne savent rien.

Mme de Lamballe ignore que le duc de Penthièvre séjourne à Vernon avec sa société ordinaire et qu'un soir il a été instruit des événements du 10 août. Le souper s'est achevé silencieusement, ce jour-là. Le duc ne s'est pas livré à ses lectures coutumières. Le lendemain, dira Fortaire, il est devenu un vieillard. Il recevra de la princesse un billet daté de l'Assemblée qu'elle a réussi à lui envoyer, et qui lui est arrivé comment ?

Marie-Antoinette connaît-elle les ignobles pamphlets qui circulent, tel Le Sermon à la Reine ? Cette boue ne l'atteint pas. Il y a des espions pour épier les moindres gestes des prisonniers et il y a des dénonciateurs dont les propos allaient avoir sur leur destinée une plus immédiate répercussion.

Le 18 août, un citoyen Devin, sous-officier de la compagnie ci-devant Monsieur, section du Luxembourg, faisait une déclaration des plus compromettantes. Étant de sentinelle sur l'escalier où donne la chambre de Louis XVI, il a vu, vers les 11 heures, sortir de la chambre du milieu une dame qui tenait des lettres d'une main, et de l'autre ouvrait avec précaution la chambre de droite, d'où elle sortit les mains vides, quelques instants après, pour rentrer dans la chambre du milieu. Devin ajoute qu'il a vu distinctement, pendant deux fois que cette dame avait ouvert la porte, une lettre à moitié écrite, et, nous témoignant de ses inquiétudes sur la correspondance qu'il soupçonne exister, il nous a requis de saisir toutes lettres et papiers que nous pourrions apercevoir entre les mains de toutes personnes qui approchent Louis XVI. Sur quoi nous avons arrêté d'en référer aux représentants.

A l'instant — dit encore ce même acte — est comparu J.-P. Priquet de la section de Saint-Sulpice, lequel nous a dit qu'étant en sentinelle le matin sur la galerie des deux Tourelles, il a vu par la fenêtre de la chambre du milieu une dame écrire avec beaucoup d'attention et d'inquiétude, pendant tout le temps de sa faction. Ces deux dénonciations contribuèrent à hâter une décision qui fut exécutée au cours de la nuit suivante.

On dormait au Temple. On frappe. Tout le monde s'éveille en sursaut. Le conseil général de la Commune et son procureur général font notifier à l'entourage de la Reine sa mise en état d'arrestation au donjon de la Tour : Le conseil général arrête que Mmes de Navarre, Bazin, femme de chambre de Madame Royale, Thibault, première femme de chambre de la Reine, Saint-Brice, femme de chambre du prince Royal, Tourzel, gouvernante des Enfants du Roi, demoiselle Pauline de Tourzel, Marie-Thérèse-Louise de Savoie de Bourbon-Lamballe, M. Lorimier de Chamilly, premier valet de chambre du Roi, seront mis en état d'arrestation et enfermés séparément à l'Hôtel de la Force. La princesse de Lamballe tombe à genoux devant la Reine, elle lui baise les mains. On l'en arrache et elle entend les dernières recommandations que Marie-Antoinette adresse à Mme de Tourzel qui rapporte le propos dans ses Mémoires : Si nous sommes assez heureux pour nous revoir, soignez bien Mme de Lamballe ; dans toutes les occasions solennelles prenez la parole, et évitez-lui autant que possible d'avoir à répondre à des questions captieuses et embarrassantes.

Seule... la Reine est seule : au pied du lit dans lequel dort le Dauphin, elle doit sangloter. On lui enlève Mme de Tourzel. Que deviendront sans ses soins les Enfants royaux ? On lui enlève Pauline de Tourzel, et avec elle le sourire qui illuminait la prison.... On lui enlève la princesse de Lamballe. Devant qui Marie-Antoinette pourra-t-elle encore paraître pour se donner du courage, de qui pourra-t-elle remonter l'énergie pour rehausser la sienne, avec quel regard échanger le souvenir du mirage évanoui, les glissades en traîneaux, les printemps à Trianon ?

Le 24 août on peut lire dans la Correspondance secrète : Ces lamentations éveillèrent le Roi qui demanda ce qu'il y avait. Les officiers préposés à l'enlèvement des femmes lui disent qu'il pouvait rester tranquille, qu'il n'y avait rien d'important pour lui. Sur quelques observations que firent ces dames à Louis XVI, il répondit : Que voulez-vous que je fasse, ils sont les maîtres. Oui, nous le sommes, répondit quelqu'un, depuis que vous n'avez pas su l'être. On rapporte — ce qui n'est guère croyable — que Louis XVI se retourna de l'autre côté et se rendormit tranquillement.

Cependant, raconte Mme de Béarn, les prisonniers, à la lueur de flambeaux, traversent les souterrains du Temple pour être entassés dans un fiacre qui les traîne à l'Hôtel de Ville, sous la surveillance d'un officier de gendarmerie. Dans la grande salle où on les introduit, ils sont autorisés à s'asseoir sur des banquettes, séparées par des officiers municipaux. Leur interrogatoire commence à 3 heures du matin. La princesse de Lamballe est introduite la première ; elle monte sur une estrade face à la foule. Dans la salle, hommes et femmes débordent les tribunes, têtes coiffées du bonnet rouge ou cheveux emmêlés croulant autour de leurs épaules, à demi dénudées. Billaud-Varenne, debout, pose les questions, dont le greffier note les réponses. La princesse vient de quitter la Reine ; à son émotion succède une tension qui bride ses nerfs ; elle se souvient de ce qu'elle est, et à tant de grossière vulgarité elle oppose son arrogance d'aristocrate qui n'a pas de comptes à rendre au peuple. On lui demande des renseignements sur le 10 août, auxquels elle répond par le peu qu'elle sait. Elle en a été une victime et non pas un acteur. Le questionnaire se fait plus précis et plus insinuant : Connaissez-vous les portes secrètes des Tuileries ?Je ne les connais pas. N'avez-vous pas, depuis que vous êtes au Temple, écrit et reçu des lettres ?Je n'ai jamais écrit, ni reçu de lettres qu'elles n'aient été remises à un officier municipal. — N'avez-vous pas reçu depuis peu des livres de dévotion ?Non. — Quels sont les livres que vous aviez au Temple ?Je n'en ai aucunQuels sont les officiers généraux que vous avez vus aux Tuileries dans la nuit du 9 au 10 août ?Je n'ai point vu d'officiers généraux, je n'ai vu que M. Rœderer. Billaud-Varenne voudrait bien établir la trahison de Louis XVI et de Marie-Antoinette, lors du 10 août, et la preuve de correspondances avec le dehors. La princesse lui résiste, non par calcul ou par esprit d'intrigue : elle évoque les souvenirs que lui a laissés cette nuit d'horreur et que domine, comme un oiseau de proie, la figure de Rœderer.

Après un quart d'heure, Mme de Tourzel est appelée : on lui défend d'emmener sa fille qui, convoquée de son côté, réclame très haut la liberté de sa mère. Cette demande est accueillie par les cris de oui, oui et aussi par des murmures hostiles. Enfin après avoir traversé des couloirs et encore des couloirs, elle trouve la princesse de Lamballe et Mme de Tourzel dans le cabinet de Tallien où, peut-être par pitié, peut-être sous l'impulsion d'on ne sait quel sentiment de respect, il les a conduites. De là on les entraîne, où ? Mme de Lamballe s'en informe auprès de Manuel. C'est un homme à double face. Affable dans le privé, il se révèle dur en public. On laisse aux prisonniers le choix entre la prison de la Force et la Salpêtrière. Elles optent pour la Force.

Il y avait la Grande Force, réservée aux hommes, et la Petite Force, pour les femmes. Elle était vouée aux filles publiques. On entrait à la Grande Force par une lourde porte très basse et à un seul battant, encadrée de fenêtres grillagées. Elle donnait accès à la rue des Ballets. C'est là que s'arrêta le fiacre qui amenait les prisonnières. La formalité d'inscription chez la concierge achevée, on les enferma dans trois cachots. Bientôt Manuel leur rendit visite, flanqué de deux hommes. Il jugea le cachot de Mlle de Tourzel humide. Elle s'enhardit à solliciter la grâce d'être rapprochée de sa mère. Il répondit : Demain je dois revenir ici, et nous verrons ; je ne vous oublierai pas. Le 23 août, à 7 heures du matin, il se présente. J'ai obtenu de la Commune la permission de vous réunir à votre mère ; suivez-moi. Elles tombent dans les bras l'une de l'autre. Ce spectacle a-t-il attendri Manuel ? Lorsque Mme de Tourzel le supplie de joindre à elles la princesse de Lamballe, il hésite, puis réplique : Je le veux bien ; je prends cela sur moi. À 8 heures, elles sont rassemblées toutes les trois. Et dans leur existence a l'air de se faire un semblant de calme : Mlle de Tourzel se livre à la couture avec sa mère, qui conserve, en dépit de l'agitation dont témoigne la princesse, une admirable sérénité.

Une nuit, on tire le verrou. Une voix d'homme prononce : Mlle de Tourzel, levez-vous et suivez-moi. Mme de Tourzel hasarde quelques questions ; elle l'engage à obéir. L'homme la presse : Dépêchez-vous ! Elle se jette contre la poitrine de sa mère, lui baise les mains et, tandis que l'homme l'entraîne, Mme de Tourzel crie encore : Adieu, Pauline, Dieu vous bénisse et vous protège ! Les lourds battants de la porte retombent sur le silence. Quelle nuit d'horreur elle passa ! Il faut cacher son angoisse, dissimuler l'expression de ses traits. La princesse de Lamballe ne lui facilite pas sa tâche. Pourtant le régime de la prison lui a été un peu adouci par Manuel. Jamais la malade du docteur Saiffert ne s'est mieux portée. Elle n'a plus de crises de nerfs. Mais son agitation est extrême. Elle se livre à des conjectures effrayantes ; elle harcèle de questions Mme de Tourzel qui, craignant d'y perdre son sang-froid, la supplie de ne plus lui parler. Face à face, elles occupent leurs doigts à des travaux manuels, muettes, absorbées par leurs angoisses, l'âme secouée par la tempête intérieure, l'une l'esprit occupé par son enfant, l'autre les sens chavirés par les plus farouches inventions d'une imagination malade. Et cela se prolonge des heures. Vers le moment du dîner on les mène dans une petite cour, pleine de prisonniers mal famés, l'air féroce, la plupart en état d'ivresse, remarque Mme de Tourzel. L'un deux, de moins mauvaise mine que les autres, l'expression du visage moins cruelle aussi, fait plusieurs fois le tour de la cour, s'approche d'elle et prononce : Votre fille est sauvée. Quand elle tourne vers lui les yeux, déjà il a disparu. Le courage renaît. Les forces reviennent. Il lui semble que du dehors on veille sur elle et sur la princesse.

Saiffert entre autres travaille à sauver la princesse. Du curieux récit que, d'après ses mémoires, nous a donné M. Raoul Arnaud, il résulte que le courageux médecin tenta des démarches désespérées auprès de Pétion, de Marat et de Robespierre. Il réussit seulement — chacun se dérobant et, au fond, estime Saiffert, désireux de se débarrasser du témoin de leurs concessions pour former éventuellement un ministère — à se rendre suspect à Robespierre. Il en est averti, aussitôt après sa visite, par un domestique que jadis il a soigné. Il va chez le duc d'Orléans ; le nègre de celui-ci l'informe que son maître s'est enfermé dans sa chambre et ne reçoit personne. Saiffert griffonne quelques mots qu'il lui fait parvenir. Le duc enfin le reçoit et le médecin le met au courant du danger que court sa belle-sœur. C'est abominable, s'écrie le duc ! Mais que puis-je faire, étant moi-même prisonnier ? Indiquez-moi un moyen de sauver ma belle-sœur. — Écrivez à Danton, vous savez que le gouvernement est entre ses mains. J'irai moi-même porter votre lettre. Le duc y consent et il trace un billet pressant, par lequel il sait l'art de se couvrir, tout en le priant d'user de son crédit pour venir en aide aux dames d'honneur de l'Autrichienne et en particulier de ma bonne sœur, la princesse de Lamballe, qui n'a pas déserté son poste sur mon conseil. Saiffert se hâte de se rendre chez Danton qui lui remet sa réponse au duc : J'ai devancé votre prière.... Les femmes vont être remises en liberté. Encore que cela vous soit désagréable, ne quittez pas votre chambre. Je m'efforce d'apaiser la colère du peuple.... Le duc d'Orléans se jette dans les bras de Saiffert en répandant des pleurs. Le lendemain matin, le même domestique, qui l'avait averti une première fois, arrive très tôt chez Saiffert et lui annonce que la princesse de Lamballe doit être sacrifiée ce jour-là. Saiffert se précipite chez le duc d'Orléans. Il le somme de l'accompagner à la Municipalité, il espère émouvoir le peuple lui-même. Le duc réplique qu'il ne saurait franchir le seuil du Palais Royal sans être jeté en prison. Saiffert connaissait l'un des gardes ; il lui promet une récompense s'il laisse sortir le duc. Le garde refuse : Remerciez le ciel que je ne vous dénonce pas, mais partez sur-le-champ. Et voici Saiffert à l'Hôtel de Ville, implorant pitié pour la princesse. Il n'est pas écouté. Marat s'est insinué en qualité de secrétaire dans la municipalité, à laquelle il n'appartient pas ; il le nargue. Il ne reste plus à. Saiffert qu'à essayer d'enfoncer les portes de la Force. Il y trouve des femmes et des enfants surexcités. Il les admoneste : elles n'ont pas à s'occuper des affaires de l'État, et elles applaudissent. Elles consentent à la délivrance des prisonnières. Alors des hommes l'appréhendent et le nomment l'envoyé des Tuileries. Mais les femmes le connaissent pour l'homme le meilleur de la terre, et on le laisse libre. Il s'écroule, désespéré, sur un banc près de la prison.

De son côté, le duc de Penthièvre n'était pas resté inactif. Il avait grassement payé Manuel — 150.000 livres — mais celui-ci eut peur des égorgeurs. D'après une autre version, rapportée par le docteur Cabanès, il aurait promis à Manuel la moitié de sa fortune, s'il sauvait la princesse et les dames de la Cour. D'autres émissaires du duc de Penthièvre s'étaient répandus par la ville. L'un d'eux aurait réussi à faire tenir à la princesse un billet : Pour Dieu, quoi qu'il arrive, ne quittez pas votre chambre et vous serez épargnée. Adieu. Manuel ignorait ce second plan. Il fit évader Mme de Tourzel, puis s'occupa de la princesse pour la faire sortir. Elle refusa de le suivre : ce fut sa perte. Enfin, à en croire une troisième version, deux valets de pied du duc de Penthièvre se seraient costumés en massacreurs. Déjà ils avaient découvert le réduit où Mme de Lamballe était retenue mais malheureusement ils la trouvèrent dans une attaque de nerfs... que son effroi venait de renouveler. Ils perdirent du temps. Sa faiblesse la condamna au massacre.

Le dimanche 2 septembre, le guichetier bouleversé annonce aux captives l'agitation qui se manifeste dans Paris. Ces journées se préparaient depuis le 10 août. Elles sont inspirées par la haine et par la révolte. Parmi les cadavres ramassés après la prise des Tuileries, on a reconnu des prêtres à leur linge fin et à la blancheur de leur peau. L'esprit populacier s'est exaspéré. L'Assemblée va au-devant des massacres — ces détails ont été clairement mis au jour par le récent ouvrage de M. Gérard Walter — elle souhaite les conjurer. Dès la fin d'août elle avait autorisé l'internement des prêtres réfractaires, dans les prisons. C'était la veille des élections. La Commune entendait faire celles de Paris et elle opta pour les moyens de terreur. Le peuple commença à travailler à l'Abbaye, puis aux Carmes, avant d'en avoir obtenu l'autorisation. Quand les bourreaux y ont achevé leur besogne, ils se dirigent vers la prison de la Force sur les minuit. Le conseil général de la Commune avait décidé d'y envoyer des émissaires pour établir une sélection parmi les prisonniers qui comptaient des débiteurs insolvables et des délinquants civils. Une assemblée de douze membres, présidée par Méhée, est désignée pour siéger toute la nuit. Deux commissaires, Truchon et Duval d'Estaing, sont délégués à la Petite Force, au quartier des femmes. Ils les libèrent toutes, à l'exception de la princesse de Lamballe, de Mme de Tourzel et de Mme de Septeuil. Contrairement à ce qui s'était passé à l'Abbaye et aux Carmes, le massacre commence seulement à l'arrivée des magistrats ceints de leurs écharpes. Dans la nuit du 2 au 3, dès 2 heures du matin, le tribunal fonctionne ; il a son président avec ses insignes, son greffier, son accusateur public. Dans la loge obscure du concierge Bault, il siège autour d'une table, entouré par des fédérés marseillais, des forts de la Halle, gens à mine patibulaire. Vers 8 heures, Duval d'Estaing a été remplacé par un homme boiteux, assez grand, fluet de taille. Déjà plusieurs dames de la Reine ont été relâchées. Il reste à juger Mmes de Tourzel, de Septeuil et la princesse de Lamballe. Celle-ci est dans un état d'agitation extrême. Enfin elle s'est assoupie, à force de tourner et de retourner dans sa tête fatiguée son tourment. On lui a remis le billet mystérieux du duc de Penthièvre. Après avoir comparu devant la Commune, elle peut supposer que l'idée du complot est abandonnée ; elle n'a aucune faute à se reprocher : la France est devenue sa seconde patrie. Le Comité Autrichien se réduit à quelques réunions mondaines, deux fois par semaine.... La princesse s'est comme engourdie elle-même, lorsqu'à 10 heures deux hommes pénètrent chez elle et lui ordonnent de les suivre. Elle refuse : son sort est réglé. Ce sont d'autres hommes maintenant, d'aspect sinistre, qui viennent chercher les prisonnières pour les soumettre au jugement du peuple. Au bas de l'escalier on leur commande d'attendre. Elles ont faim. Elles ont soif. Elles se laissent aller, épuisées, sur les marches. Puis elles sont entraînées dans une cour au milieu d'une foule à l'allure effrayante. C'est alors qu'on fait appel à Mme de Tourzel pour aller soigner une femme qui se trouve mal : il s'agit de Mme de Septeuil, égarée dans une autre cour.

La princesse de Lamballe a été portée plutôt qu'entraînée dans une salle basse, avec une seule fenêtre par laquelle filtre un jour oblique et borgne, encombrée de fédérés, la face rouge de sang. Une odeur suffocante a envahi l'espace sans air. Ici l'on interroge succinctement les prévenus. Les très rares qui donnent une réponse satisfaisante sont acquittés au cri de Vive la Nation ! Les autres sont condamnés par les mots : Élargissez, ou : À l'Abbaye. Pour ceux-là s'ouvre la porte étroite ; ils sont abattus comme de la viande de boucherie. À en croire certains historiens dignes de foi, l'interrogatoire de la princesse de Lamballe n'eut pas lieu. Des jugements de septembre il ne subsisterait aucune trace de documents. Il faut donc s'en remettre à la tradition.

La princesse de Lamballe, jadis l'ornement de Trianon, comparaît devant ces brutes. On la somme de répondre : Jurez donc la liberté, l'égalité, la haine du Roi, de la Reine et de la royauté. Jurer la haine de ses souverains, de la Reine ? Elle a beau ne plus entendre très bien ce qu'on lui dit, être écœurée par la senteur fade du sang, ne plus appartenir déjà à ce monde, elle ne peut pas, elle ne peut pas dire qu'elle hait la Reine ; elle lui a pleinement pardonné toutes les peines qu'elle lui a faites. Est-ce que cela compte seulement ? Elle est son amie, sa sœur, elle lui est fidèle, dans la vie et dans la mort.... Elle balbutie : Je jurerais facilement les deux premiers ; je ne puis jurer le dernier, il n'est pas dans mon cœur. Un souffle frôle son oreille : Jurez donc, si vous ne jurez pas, vous êtes morte ! Elle comprend bien : morte.... Elle ne verra plus la Reine, ni le duc de Penthièvre, ni la duchesse d'Orléans.... Elle se couvre le visage de ses mains. On la pousse vers le guichet. Le juge prononce : Qu'on élargisse madame. Quelqu'un une fois encore murmure : Criez : Vive la Nation ! À ce signal les égorgeurs devaient faire grâce. A-t-elle entendu ? N'a-t-elle plus de force pour proférer un son ? Ses pieds s'enfoncent dans les cadavres amoncelés, elle trébuche ; elle soupire : Fi l'horreur ! Déjà s'élevaient des cris pour implorer sa grâce quand un misérable, qui bientôt allait l'achever, tente du bout de sa pique de lui enlever son bonnet. Il l'écorche. Le sang coule : la fureur se déchaîne ; ces hommes ne sont plus que des fauves qui se jettent sur leur proie.

L'explication de cet acharnement ? L'instinct libéré, la haine accumulée contre une créature qui fut belle, bonne, contre une princesse amie de la Reine, qui éveilla les désirs des grands seigneurs, qui fut courtisée, aimée et sur laquelle une populace sans contrôle, ayant perdu la notion de l'humanité, va enfin assouvir sa vengeance contre tout ce qui a fait le charme, la qualité, la majestueuse et auguste beauté de la Cour de France.

La princesse regarde dans le vide. Ses yeux s'éteignent. C'est le crépuscule d'une courte agonie. Un tueur lui ouvre sa robe, lui fend le ventre, lui arrache les intestins ; un autre lui coupe la tête — un boucher — et les boucles blondes collent autour du visage blême. Un misérable enfin lui porte le suprême outrage, le plus ignoble. Et la foule applaudit à ce geste immonde.

La victime a cessé de souffrir : que des brutes lavent le corps mutilé pour en faire admirer la blancheur, que l'on insulte à son noble front, elle ne sait plus rien des crimes que commettent les vivants. Jusqu'au bout elle a été fidèle : son rôle est terminé.

Le sang coulait dans les ruisseaux comme l'eau de la pluie, écrit la baronne d'Oberkirch. Le corps gît sur le dos, en attendant qu'il soit traîné le long des rues. Les égorgeurs ont soif ; ils entrent chez un marchand de vin. Autour du bras de l'un d'eux est enroulée une superbe chevelure de femme, à l'extrémité de laquelle pend une tête fraîchement coupée. Il la pose sur le comptoir, au milieu des verres, pour boire à son aise. À midi, parmi un hérissement-de piques se dresse la tête : un hurlement s'élève. Mme Lebel, la femme du peintre, qui avait connu et apprécié la princesse, essaye d'approcher pour se rendre compte de ce qui justifie ce tumulte. On lui répond : C'est la tête de la Lamballe qu'on va promener dans Paris ! Mme Lebel se réfugie chez un perruquier, ancien valet de chambre dans une grande maison et qu'elle savait être royaliste. Les égorgeurs entrent chez lui après elle. Le perruquier la pousse dans l'arrière-boutique où elle s'évanouit, cependant que les massacreurs exigent qu'il poudre les cheveux de la morte et que l'un d'eux déclare : Au moins maintenant Antoinette pourra la reconnaître !

Ce n'était point assez d'avoir disséqué la princesse toute vivante, rapportent les Anecdotes inédites de la fin du XVIIIe siècle, les triumvirs — Robespierre, Danton, Pétion — étaient réunis dans une maison voisine de la Force. Ils soupaient : quatre de leurs agents arrivent et mettent sur la table la main droite de la princesse. On la regarde, on la promène d'un convive à l'autre. Robespierre dit avec le sang-froid du mépris : Elle était jolie.

Dans la foule il y avait trois hommes du duc de Penthièvre qui se mêlèrent aux sinistres massacreurs portant le lugubre trophée et traînant les membres épars et nus de la malheureuse. Ils se rendent à l'abbaye Saint-Antoine, au paisible couvent où la veuve du prince de Lamballe était venue au printemps de 1774 cacher sa peine. Ils veulent montrer sa dépouille à l'abbesse, son amie, Mme de Beauvau. Puis ils songent à se diriger vers l'hôtel de Toulouse. Rue de Cléry, un homme aborde Charlot, qui promenait la tête, et lui demande où ils allaient. Comme il répondit qu'ils marchaient sur l'hôtel de Toulouse, l'homme l'en détourna en lui affirmant que la princesse avait son appartement au château. La bande rebroussa chemin et prit la direction du Temple.

Elle y arriva couverte de poussière, de plâtre... ayant pour généraux un vieillard et un enfant qui se démenaient comme des possédés du démon et hurlaient comme des bêtes fauves, raconte Beauchêne. Des femmes ivres, des hommes déguenillés criaient : La Lamballe, la Lamballe.... Et l'avalanche, grossie en cours de route, envahit les cabarets. Avec un rugissement, elle s'arrête devant le ruban tricolore tendu à l'entrée du Temple. L'un des bourreaux essaye d'obtenir du cuisinier de la prison qu'il fasse cuire le cœur de la princesse ; il refuse. Un marchand de vin, plus tard, y consentira. Daujon, un municipal, prêtre de l'Oratoire, dénommé l'Abbé six pieds, marche au-devant du cortège : on le menace. Les municipaux ne parviennent pas à s'opposer à ce que franchissent les grilles du jardin les porteurs des dépouilles et de la tête qu'ils hissent à la hauteur de la fenêtre. Ainsi Marie-Antoinette aperçoit pour la dernière fois le visage de celle qui avait été sa plus dévouée amie ; elle tombe évanouie. Fière de son succès, la horde s'éloigne et se dirige vers le Palais Royal. Le duc d'Orléans y soupait avec Mme de Buffon, Lindsay et deux Anglais. Mme de Buffon, en voyant la tête, se couvrit le visage de ses mains, et le duc, sur le point de perdre connaissance, se serait écrié : La malheureuse, si elle m'avait cru, elle ne serait point là. M. Fleischmann donne de l'attitude du duc d'Orléans une tout autre version : Lorsqu'on apporta la tête de cette malheureuse princesse devant les fenêtres du duc ; rapporte-t-il, Mme la comtesse de Buffon, qui était alors sa maîtresse, se mettant au balcon et la reconnaissant à ses beaux cheveux, s'écria : Ah ! la malheureuse, il m'en fera faire autant ! Le duc jouait au creps avec beaucoup de monde, entre autres avec un Anglais dont j'ignore le nom, lorsqu'on entendit la musique qui précédait la tête de cette malheureuse et respectée princesse. Tout le monde quitta la table pour voir ce que c'était, et le duc dit froidement : C'est la tête de Mme de Lamballe, ils ont eu tort de l'assassiner, elle était si bête !

Cependant les envoyés du duc de Penthièvre attendaient une occasion favorable pour recueillir les restes de la princesse. Les massacreurs, a raconté Weber, avaient repris le chemin de la Force ; ils entrent dans un cabaret, ils ont jeté le corps sur un monceau de cadavres au Châtelet. Les hommes du duc de Penthièvre font boire Charlot, cependant que son trophée est demeuré à la porte du marchand de vin. Certain Pointel en profita pour arracher de la pique la tête et la placer dans une serviette qu'il avait apportée. Il la présenta à la section Popincourt, en déclarant qu'il avait l'intention de la faire inhumer au cimetière des Quinze-Vingts. Un acte officiel, signé Desesquelle, commissaire des Quinze-Vingts, relate que : Nous avons fait inhumer dans le cimetière des Enfants-Trouvés, voisin de notre Comité, et sur notre section, ladite tête et avons donné le présent pour lui servir de décharge.... Les restes du corps furent sans doute transportés par tombereau à la Tombe-Issoire et ensevelis dans la fosse commune des massacrés.

Le 7 septembre 1904 — rapporte, dans un émouvant article du Gaulois, M. Frantz Funck-Brentano, M. Lucien Lambeau, secrétaire de la Commission du Vieux-Paris, surveillait les ouvriers du chantier de construction sur l'emplacement du cimetière des Enfants-Trouvés, quand un coup de pioche découvrit une tête de femme fine, de structure délicate. Était-ce la tête de la princesse de Lamballe ?

Le bruit avait couru que, placée dans une boîte en plomb, cette tête avait été transportée à Dreux et y avait été inhumée. Dans ses Mémoires, Fortaire, se fondant sur le procès-verbal d'exhumation des caveaux de Dreux du premier frimaire an II, affirme que parmi les six corps exhumés du caveau de la collégiale de Saint-Étienne et jetés dans la fosse des chanoines, près de la dite collégiale, au bas du chœur, les restes de la princesse ne se trouvaient pas.

Quant aux menus objets, témoins innocents de la vie quotidienne glanés sur la princesse, ils furent remis par le sieur Huvelin, tambour, canonnier de la section des Halles, ci-devant bataillon de Saint-Jacques-la-Boucherie, et par quelques-uns de ses acolytes, à la section des Quinze-Vingts, comité civil et police : procès-verbal en fut dressé : Un petit livre doré sur tranches, ayant pour titre Imitation de Jésus-Christ ; plus un portefeuille en maroquin rouge ; un étui, dans lequel étaient savoir.... Ici énumération est faite de diverses valeurs en assignats, plus une bague d'or tournante avec une pierre camée bleue et une petite figure incrustée en or des deux côtés ; plus un bout de dentelle d'Angleterre, un petit crayon d'ivoire... un petit couteau à deux lames... deux petits flacons de verre, servant d'écritoire... et quelques pains à cacheter de diverses couleurs ; plus une espèce d'image à double face, représentant de chaque côté un cœur enflammé, entrelacé d'épines, percé d'un poignard... d'autre côté un cœur enflammé entouré de côtes et une fleur de lys... plus un médaillon en drap blanc, sur lequel est peint un cœur enflammé sur un fond blanc, le dît cœur percé d'un poignard, brodé autour en soie bleue. Tous objets usuels et objets de piété auxquels avait recours dans la détresse et l'angoisse la princesse de Lamballe.

Lorsque Marie-Antoinette fut transférée du Temple à la Conciergerie, on trouva sur elle un scapulaire identique, note M. Fassy. Fouquier-Tinville dénonça ce scapulaire comme un signe contre-révolutionnaire par lequel se reconnaissaient entre eux les conspirateurs. Il y avait chez la princesse un mélange de goûts profanes et d'esprit religieux que trahit la composition de sa bibliothèque où se rencontraient des livres galants, des mémoires, les lettres de Mme de Sévigné, des manuels de piété, des recueils de prières, etc. C'est tout ce qui restait d'elle pour reconstituer sa figure au duc de Penthièvre qui l'avait chérie à l'égal de sa propre fille.

La nouvelle de sa mort fut propagée à Vernon le 3 septembre par un jeune homme de la maison de Penthièvre qui rentrait de Paris, vers minuit. Le duc espérait encore tirer sa belle-fille de prison. La vérité se répandit de bonne heure, le lendemain matin, dans la ville. La duchesse d'Orléans en fut informée par son cousin, M. de Miromesnil. Il y eut un silence puis des paroles entrecoupées au milieu desquelles la frappa le mot mort. Il fallait songer au duc de Penthièvre et le ménager. Sa fille maîtrisa sa douleur et pénétra chez lui, escortée par ceux de sa maison qui allaient procéder à l'ouverture des fenêtres. La duchesse se place dans un fauteuil, face au lit de son père, afin que ses premiers regards tombent, sur elle. Il ouvre les yeux et elle cache son visage. Il considère les figures consternées et, sortant les bras hors de son lit, il joint les mains, contemple le ciel et soupire : Mon Dieu, vous le savez, je ne crois rien avoir à me reprocher.... La duchesse s'élance vers lui et couvre ses mains de larmes. Il n'en verse pas une seule. Il congédie tout le monde, se lève, récite ses oraisons puis se fait coiffer. Il médite. Il survécut peu à sa belle-fille. À l'heure de la messe, dit Fortaire, la chapelle se trouva tendue de noir, et l'on y fit l'office des morts....

Ces marques de piété eussent été douces à la massacrée. Mais elle a trouvé la récompense de sa vie et sa mort, et ses cendres ont dû tressaillir, le 16 octobre 1793 : Marie-Antoinette, montant à l'échafaud, portait sur elle la miniature de la princesse de Lamballe.

 

FIN DE L'OUVRAGE