LA PRINCESSE DE LAMBALLE

UNE AMIE DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE

 

CHAPITRE IX. — LA SÉPARATION.

 

 

CALOMNIES CONTRE MARIE-ANTOINETTE — OUVERTURE DE L'ASSEMBLÉE DES NOTABLES — INTRIGUES DU DUC D'ORLÉANS — OUVERTURE DES ÉTATS GÉNÉRAUX — EXODE DE PARIS — LES 5 ET 6 OCTOBRE — LA FUITE DE VARENNES — AIX-LA-CHAPELLE

 

LE mal ronge par la base le trône de France. Lorsque s'en aperçoit la Cour, les souverains entrent en agonie et avec eux les fidèles qui veulent partager leur destin. La princesse de Lamballe occupe parmi eux le premier rang et prend la place d'honneur qui lui revient.

Marie-Antoinette, de son côté, affecte un superbe dédain pour les médisances qui l'accablent. Elle brave l'injure et elle supporte avec hauteur l'outrage dont elle refuse de sentir les éclaboussures. En 1778, la correspondance secrète relate un entretien qu'elle a avec son entourage et qui témoigne de l'état de son esprit : La Reine disait un de ces soirs, en conversation particulière avec les princesses de Lamballe, de Chimay et Mme de Polignac, au sujet de quelque nouvelle méchanceté contre sa conduite : Il faut avouer que je suis bien malheureuse d'être traitée si durement. Revenant à sa gaieté ordinaire, Sa Majesté ajouta : Mais s'il est méchant de la part des autres de me supposer des amants, il est bien singulier de la mienne que j'en aie tant à ma charge et que je me passe de tous. Aux calomniateurs pourtant elle oppose son arrogance, et peut-être, avec la suprême illusion des grands qui s'imaginent conduire les événements et qui considèrent à l'égard d'une déchéance d'en être la victime, se figure-t-elle par son mépris réduire au silence les voix qui l'insultent. Elle croit à la vertu de l'attitude, ou plutôt cette attitude, dans laquelle elle a grandi, est devenue une seconde nature. Il semble que rien ne soit changé, que toujours les futilités soient en bataille, et rien de plus. Léonard, le coiffeur de la Cour, lance quelques modes qui défrayent les bavardages : gros bouquet de myrte sur le côté de la tête ou bien coiffure à l'espoir, ce qui prend une importance primordiale.

On commente le retour de la princesse de Lamballe. Il n'est bruit que de la mission dont elle aurait été chargée auprès de Calonne, pour l'empêcher de publier certains mémoires secrets. Cette rumeur ne répond à aucune réalité : Calonne séjournait à cette époque en Hollande.

D'autre part, Mme de Polignac est revenue, elle aussi, d'Angleterre et elle s'est installée à Versailles. Elle y occupe un appartement dans une aile ancienne du château. Les mardis, mercredis et jeudis, elle ouvre largement son salon qui reçoit toujours de nombreux invités et se prolonge par une serre chaude, dans laquelle on joue au billard. On se demande si elle couchera avec le Dauphin. Et on conclut à la légère : Non, elle couchera avec qui elle voudra. Son logement est situé du côté de l'étage principal et l'on ne manque pas de souligner que, pour se rendre chez la Reine, il lui faut traverser la Salle des Cent-Suisses et la Grande Salle des Gardes. Sur ce thème s'égaient les épigrammes : il paraît que Mme de Polignac à offert sa démission à la Reine, qui s'est installée pour un mois à Trianon avec Madame Elisabeth. La Cour voyage et passe l'automne à Fontainebleau. Les seuls événements marquants de ce séjour monotone sont les soupers et les réceptions trois fois par semaine chez Mme de Polignac, trois fois chez la princesse de Lamballe, une fois dans les cabinets. Durant la soirée on joue au billard, amusement fort à la mode, au quinze ou au trictrac. À minuit, après avoir salué la Reine, les invités se séparent.

Par ailleurs, sous l'influence croissante des philosophes, couvent les idées, qui, fomentées par les factions hostiles au Roi, préparent sa chute. La secte des économistes commence à sortir de l'ombre et à s'emparer de l'opinion. Mirabeau publie un livre, qui invite à faire des expériences d'agriculture chez la noblesse. Necker s'emploie à libérer de la tutelle gouvernementale la Compagnie des Indes et à la placer entre les mains des particuliers. Ce sont les premiers symptômes qui bientôt vont s'accuser. En mars 1787 s'ouvre une assemblée de notables composée de personnalités qui jouissent d'une estime particulière, telle que La Fayette, par exemple, de nobles, réputés philanthropes ou de tels hommes qui débutent dans les secrétariats, comme Mirabeau et Talleyrand.

Cette assemblée révèle, en province, la répercussion des intrigues de cour et les désordres financiers. Calonne propose la subvention territoriale, qui rendrait la répartition des impôts proportionnée aux régions. Il espérait tirer des ressources de l'édit du timbre. Le Parlement s'y oppose. Seule il appartient à la nature de s'imposer elle-même. Sournoisement, le duc d'Orléans travaille à aigrir la querelle, et le Parlement finit par fléchir, enregistre un deuxième vingtième avant d'en avoir le pouvoir. Calonne est renvoyé et remplacé par le cardinal Loménie de Brienne, qui propose de nouveaux impôts. Ils ne sont pas enregistrés. Au surplus, ces impôts ne suffisaient pas : un emprunt lui parut nécessaire, mais le Parlement refusa d'enregistrer l'édit de création. On négocia. L'opinion parla d'une séance royale. Elle réclama la convocation des Etats Généraux. Le Roi n'y était pas hostile ; il hésitait. Avec les jours, la nécessité de récupérer de l'argent devenait de plus en plus urgente. Plusieurs membres du Parlement préconisaient l'enregistrement de l'édit par ordre : Louis XVI les écouta, et le Parlement ayant publié des remontrances fut convoqué en séance royale pour le 19 novembre. Le duc d'Orléans avait répandu des pamphlets et agi dans l'ombre.

Le Garde des Sceaux, à la séance, proclama que le souverain tenait son pouvoir de Dieu et était responsable de sa conduite devant lui seul. Ainsi fut enregistré un édit d'emprunt graduel pour 1788 et les années suivantes. D'Esprémesnil protesta contre cet abus d'autorité avec la dernière énergie : le duc d'Orléans se leva, témoignant d'une audace qui ne lui était point familière, et déclara illégal cet enregistrement. Le lendemain, le Roi répondait à sa protestation en l'exilant à Villers-Cotterêts.

La princesse de Lamballe intercède en sa faveur auprès de la Reine. Elle invoque le sentiment public qui le plaint. Elle en appelle à l'affection de Marie-Antoinette, mais celle-ci reste sourde à ses prières, et la princesse, prenant fait et cause pour son beau-frère, le rejoint dans son exil. Ce n'est pas lui, c'est la duchesse d'Orléans qui lui inspire une profonde pitié. La plus vertueuse des femmes, elle subit un véritable martyre. Elle souffre par les forfaits de son mari, par ses violences ; elle a peur de lui et n'ose lui adresser la moindre demande. Après 1792, elle en sera réduite à se réfugier à Vernon auprès du duc de Penthièvre, et le duc de Penthièvre, peu avant sa mort, engagera sa fille à se séparer de son mari. Elle obtiendra justice sans difficulté, mais, la mort l'ayant débarrassé de son beau-père, le duc d'Orléans se précipitera à Vernon, s'emparera de tout l'argent et de tous les bijoux et recommencera sa vie de débauche jusqu'à épuisement de ses ressources.

Cependant, il ne pardonne pas l'offense qui lui est faite. Il commence par entrer dans une violente colère, qu'il dompte pour ourdir un plan d'intrigues, et prend le chemin de Villers-Cotterêts. Le duc de Penthièvre se montre vraiment surhumain dans la circonstance. Il sait que sa fille est torturée jusque dans ses enfants, dont l'éducation a été confiée contre son gré à Mme de Genlis. Il devrait haïr son gendre et l'éviter. Son amour paternel s'émeut-il au point qu'il ne peut se résigner à ne pas soutenir la duchesse d'Orléans ? Espère-t-il par sa présence obtenir du duc qu'il revienne à de meilleurs sentiments ? Quoi qu'il en soit, il la rejoint à Villers-Cotterêts.

L'exil ne se prolonge pas longtemps. Très vite, trop vite, le Roi rappelle le duc d'Orléans à Paris où il s'ingénie à fomenter l'insurrection. Le Parlement, par son obstination, et Loménie, par sa maladresse, livrent l'Etat à la faction Orléanique qui prenait chaque jour de nouvelles forces, écrit Mme Guénard. Des manifestations éclatent place Dauphine. Le duc d'Orléans se plaît à traverser en voiture le Pont-Neuf et, sur l'injonction de la foule, descend devant la statue de ses ancêtres pour crier : Vive Henri IV !

Mais le pli est pris et l'existence coule, insouciante en apparence, sur les remous qui soulèvent déjà le fond du lit de la rivière. Le 29 février 1788 a lieu la première représentation d'une tragédie en cinq actes et en vers de Florian. Le public réclame l'auteur que présente la princesse de Lamballe. Elle dépose sur le front du poète un baiser maternel. La pièce pourtant ne remporta pas de succès et Florian la retira après la première. Le 29 mars, nous voyons la princesse de Lamballe qui accompagne la Reine à Notre-Dame ; six semaines plus tard, elle assiste aux baptêmes de ses neveux, âgés de dix-huit et treize ans, dont le Roi et la Reine sont parrain et marraine. Puis la princesse de Lamballe voyage. Au début de 1789 qu'est-elle devenue ? En janvier et février, elle séjourne probablement à Vernon. Le 14 avril, elle accompagne la Reine au sermon ; le 17, elle assiste au baptême de sa nièce dans la chapelle du château.

Ce sont de légers intermèdes dans la tragédie qui déjà est nouée. Les péripéties qui s'accentuent avec la crise et qui ruinent le régime royal ressemblent à cet ouragan qui, le 14 juillet 1788, s'abat sur Rambouillet, dévaste le pays et n'empêche pas la Cour — un an avant son écroulement — de s'agiter sur ce qui demain ne sera plus que désastre : bals, spectacles, jeux, badinages se succèdent tout comme si le pays jouissait d'un calme parfait. Marie-Antoinette, Madame Elisabeth, la princesse de Lamballe se retrouvent à Versailles, à Trianon, aux Tuileries, à l'hôtel de Toulouse où les rejoignent Mmes de Polastron, de Luynes, de Guiches, des Deux-Ponts, de Ginestous.... L'esprit de Mme de Boufflers étincelle ; on donne la comédie chez Mme de Montesson ; on discute politique chez Mme de Gramont ; on cause familièrement chez Mmes d'Angiviller et de La Vaupalière. Les jeunes gens fréquentent chez lady Kerry où l'on joue au creps et au cavagnole, où l'on joue aussi aux jeux de l'amour, dans lesquels triomphent les Lauzun, les Bernardin, les Lévis. La Reine, qui n'avait pas couché à Paris depuis deux ans, relève la Correspondance secrète le 17 mars 1789, y est enfin revenue à l'occasion d'un souper chez la princesse de Lamballe, avant lequel elle a honoré de sa présence le spectacle des Bouffons.

Pour la princesse de Lamballe un seul événement compte : sa rentrée en grâce auprès de la Reine. Elle peut enfin exhaler sa plainte contre la préférence marquée pour Mine de Polignac, confesser les raisons qui l'ont éloignée de la Cour et justifier les motifs qui l'ont fait la réintégrer. Sa dignité l'a écartée. Son devoir l'y ramène. Elle veut sauver la Reine des menaces sourdes du duc d'Orléans. Marie-Antoinette l'avait accueillie avec quelque froideur ; elle l'écoute attentivement. Elle lui ouvre les bras. La Reine est loin de partager la sécurité du Roi. Elle redoute les conséquences de la convocation des États Généraux. Et la princesse de Lamballe lui découvre d'autres dangers : il y a des hommes éloquents et doués de génie ; il y a Mirabeau, qui prétend s'emparer du duc d'Orléans et préparer de grands malheurs. La princesse de Lamballe a un plan : elle est accourue d'accord avec le duc de Penthièvre et sa belle-sœur pour avertir Marie-Antoinette. Elle a des moyens d'action ; d'abord la duchesse d'Orléans, à laquelle son mari donnait encore des témoignages apparents d'attachement, et puis.... Et puis, il semble qu'on l'entende, d'une voix haletante, développer ses idées, entrecoupées d'incidentes et de phrases inachevées : il faut à tout prix réduire au silence le duc d'Orléans, lui fermer la bouche définitivement et ne pas reculer devant les grands moyens. Un double mariage entre le duc d'Angoulême et la fille du Roi, d'une part, d'autre part entre l'infante de Naples et le duc de Chartres attacherait le duc d'Orléans à la Cour et inspirerait de la méfiance à ses amis. La duchesse en parlerait à son mari comme d'une idée à elle, comme si, avant de tenter une démarche, elle avait désiré connaître son opinion. Et la Reine — n'a-t-elle pas les larmes aux yeux ? — cède à ce plaidoyer désespéré. Assurée de son approbation, la princesse retourne auprès de son beau-père et de sa belle-sœur. Ils sont pleins d'espoir, ils s'imaginent que leurs succès conjureront la révolution. Et le duc d'Orléans, songeant au profit à retirer de cette combinaison, accepte de s'y prêter. Il redoute toutefois l'hostilité de la Reine : la duchesse répond qu'elle saura la gagner à leur cause. Ce sont des conciliabules chuchotés à voix basse, des froufrous de robes effleurant le parquet, qui craque sous le passage des petits souliers de satin, lorsque se rejoignent, furtivement, pour comploter les deux belles-sœurs.

La princesse court à Versailles. Le Roi hésite à se prononcer. Néanmoins il aperçoit le moyen de séparer le duc d'Orléans du Tiers Etat. Il fut stipulé qu'il accorderait la main de sa fille — elle avait douze ans — au duc d'Angoulême, qu'elle aurait pour dot 400.000 livres de rentes dont elle jouirait aussi longtemps qu'elle resterait à Bellechasse, c'est-à-dire jusqu'à quinze ans. Mais soit que le Roi eût contre le duc de légitimes préventions, soit que le duc préférât à ces arrangements l'ambition de la couronne, le projet échoua et l'hostilité du duc contre la famille royale s'en accrut.

Fragiles illusions d'une Reine qui se sent dépouillée de son prestige, comme à moitié dévêtue devant le peuple qu'elle gouverne et d'une princesse dont un souffle suffirait à éteindre la vie, cette construction de deux femmes est renversée ; elle n'est pas plus solide qu'une simple intrigue de Cour.

Le peuple a faim ; fermiers et bourgeois, petits rentiers entendent que leur soient payés les arrérages de leurs rentes. Partout la misère se fait sentir, et les yeux des affamés, dont le regard est habilement orienté sur la Cour, cherchent à percer les murs afin de constater pour quel luxe et quelle débauche les infortunés sont obligés de travailler. La question financière prime les débats de l'assemblée de notables et elle est à l'origine de la convocation des Etats Généraux. Le Roi rappelle Necker. Le peuple fonde sur lui ses espoirs. Il paye de sa personne ; il avance de sa poche deux millions au Trésor. Mais il est avant tout un technicien ; il envisage seulement les désastres du point de vue de son département et, pour concentrer sur ce point son attention, il se met des œillères qui, réduisant son champ d'observation, restreignent en même temps son sens politique. Certes la question est primordiale, mais derrière l'écran sur lequel se profileront les débats prêts à s'ouvrir se cache déjà l'idée qui domine le Tiers Etat et qui bientôt va gagner le clergé : constituer une assemblée nationale et voter une constitution qui fera basculer tout l'ancien Régime.

La Cour comprend-elle ? Il semble qu'elle aussi manque de clairvoyance.

Le Roi, pour les gentilshommes qui l'entourent, représente la puissance établie par Droit Divin. La Reine est la grâce, le charme. On a beau la nommer l'Autrichienne et la calomnier, elle reste, malgré tout, la souveraine. Entre le peuple et Leurs Majestés il y a une citadelle humaine qui empêche les approches menaçantes et les attouchements vulgaires. Ceux qui sont résolus à les défendre prennent confiance en eux-mêmes, parce que du trône rayonne une lumière magique et qui les protège eux-mêmes. Des discussions politiques violentes s'élèvent parfois et deviennent acerbes quand les femmes s'en mêlent : ce ne sont jamais que des discussions. Il est possible que se produisent des troubles, qu'il y ait même des batailles dans les rues, mais on ne s'imagine pas la plèbe envahissant le château, insultant à la royauté, on ne peut concevoir — sauf quelques esprits avertis très rares — que la Révolution commence.

Ah ! écrit Mme Lage de Volude, une belle et bonne guerre serait tellement notre salut !... Adieu les Etats, adieu M. Necker ! Nous ne parlerions plus que de combats et de gloire : il y aurait là de l'honneur, et de quoi se distinguer pour tout ce que nous connaissons et — ajoute-t-elle, ses yeux se dessillant une seconde — comme disait le bon chevalier de Durfort : si on ne se dépêche pas de tirer l'épée, la France se battra à coups de poings.

N'empêche qu'elle n'a pas peur et qu'elle assiste, ainsi qu'elle le ferait à la comédie, à certaine réunion du Tiers État, le 21 avril. Le prince Georges de Hesse, qui traverse Paris, les a invitées, la princesse de Lamballe et elle, aux Petits-Carmes, à contempler la scène du haut d'une tribune qui leur est réservée. Ainsi, se figurent-elles peut-être, elles assisteraient, du haut d'une fenêtre, bien gardées, à l'abri des coups, à un mouvement de la foule hostile auquel elles resteraient étrangères et que la troupe se chargerait de réduire à l'obéissance. Elle écrit à sa mère : Nous avons tiré les rideaux, car les vilains étaient bien capables de nous chasser.... Nous y sommes restées trois heures, mais nous sommes parties parce qu'ils faisaient un tapage infernal. Et Mme de Lamballe était à côté d'elle. Aujourd'hui spectatrice curieuse, demain victime d'une horde déchaînée, toute l'horreur de sa destinée apparaît dans ce contraste.

Le duc d'Orléans a été nommé député aux États Généraux par de nombreux bailliages. Il va trouver un malin plaisir à exercer sa popularité. La convocation de l'assemblée, d'abord fixée au 28 avril, avait été renvoyée au 5 mai.

La faction va s'entraîner au massacre. Deux honnêtes citoyens, Réveillon et Henriot, ont refusé de suivre le duc d'Orléans et de le soutenir dans le soulèvement du faubourg Saint-Antoine. Des hommes ont été choisis et payés pour les assassiner. Le 27 avril, ils pendent, place de Grève, un mannequin représentant Réveillon. Celui-ci demande du secours qui lui est envoyé. La troupe barricade la rue de Montreuil, qu'il habite, et repousse les agresseurs qui veulent se ruer à l'assaut de sa maison. Le même jour, le duc d'Orléans s'est rendu à Vincennes. Au retour, il donne l'ordre à son cocher de passer par la rue de Montreuil. Les gardiens lui en ouvrent le passage : devant le carrosse, la foule s'engouffre et assaille la demeure de Réveillon. Tout y est brisé. La troupe accourt. Pacifiquement elle s'ingénie à rétablir l'ordre. On lui lance des projectiles. Elle riposte en tirant. Quelques morts s'écroulent parmi les blessés sur les pavés et le trottoir. Puis c'est un grand silence dont profitent les soldats pour attaquer les occupants de l'immeuble. C'est un combat acharné qui se livre entre eux. Enfin on s'empare des bandits et à grand-peine la victoire reste à la troupe. Une scène analogue se reproduit chez Henriot. Il est impossible de découvrir l'instigateur de cette affaire. Le duc d'Orléans jura qu'il n'y était pour rien.

Les États Généraux s'ouvrirent le 4 mai par une procession qui, le long de la rue Dauphine, la place d'Armes, la rue de Satory, déboucha devant l'église Saint-Louis, à dix heures. La foule était venue de Paris emplir les voies de Versailles. Des grappes humaines s'accrochaient aux arbres et aux toits. En tête marchait le Tiers en noir, avec le mantelet ; puis la Noblesse en habits à parements d'or, le chapeau relevé à la Henri IV ; les cardinaux, en rochet et camail, vêtus de la robe rouge ou violette, escortaient le Saint Sacrement. Le Roi porte un habit couvert de pierreries ; seul, il avance un cierge à la main. Dans un carrosse avaient pris place, avec Marie-Antoinette, la princesse de Lamballe et les princesses du sang.

Comme la Reine était belle à ce grand jour ! a écrit Mme Lage de Volude, son air triste ajoutait encore à son maintien si noble et si digne. Et le 5, ayant assisté à la séance avec les dames du Palais, elle s'écrie : La Reine était mise à merveille : un seul bandeau de diamants, avec sa belle plume de héron, l'habit violet et la jupe blanche pailletée d'argent. Le Roi portait le Régent à son chapeau. Nos petits princes étaient charmants avec l'habit de chevaliers français. Celui à qui il va dans la perfection est M. le comte d'Artois, mais il y en avait pour qui c'était une caricature. Le duc de Villequier, assis sur un carreau aux pieds du Roi, en posture de magot, en avait tout à fait l'air.

Cette procession solennelle du 4 mai, en dépit de son cérémonial, ressemblait à un cortège de masques ; déjà avec la mélancolie de la Reine, se découvrent les vrais visages. Elle est orgueilleuse et elle va subir un affront mortel. Le Tiers est acclamé. Quelques cris de Vive le Roi ! et sur son passage, à elle, rien, rien que le silence hostile. Elle chancela et Mme de Lamballe dut la soutenir quand elle entendit que le duc d'Orléans était acclamé. Lescure rapporte que les amis de celui-ci avaient disposé des poissardes le long du trajet pour le saluer.

Maintenant des écluses sont ouvertes et le flot qui va rouler la royauté jusqu'à sa perte se déverse sur la Cour. Et au milieu des événements publics, entre la séance du 5 mai et celle du Jeu de Paume, le 20 juin, le deuil ravage la famille royale : le Dauphin meurt le 4 juin. Il avait sept ans ; il dépérissait d'une maladie de langueur.

On eût dit qu'il luttait désespérément contre son destin, que l'esprit le plus fort voulait triompher de sa chair défaillante. Le 8 avril, Mme de Lamballe lui rend visite, et de cette suprême entrevue Mme de Volude a retracé l'émouvant souvenir :

Il — le Dauphin — est déchirant, d'une souffrance, d'une raison, d'une patience qui va au cœur. Quand nous sommes arrivées on lui faisait la lecture. Il avait eu la fantaisie de se faire coucher sur un billard ; on y avait étendu des matelas. Nous nous regardâmes, ma princesse et moi, avec la même idée que cela ressemblait au triste lit de parade après la mort. Mme de Lamballe lui demanda ce qu'il lisait : Un moment fort intéressant de notre histoire ; le règne de Charles VII ; il y a là bien des héros. Je me permis de demander si Monseigneur lisait de suite ou les morceaux les plus frappants. De suite, Madame, je n'en sais pas assez long pour choisir, et tout m'intéresse. Ce sont ses propres termes. Ses beaux yeux mourants se tournèrent vers moi en disant cela. Il me reconnut, il dit à moitié bas au duc d'Harcourt — son gouverneur — qu'on avait été avertir de l'arrivée de la princesse et qui venait d'entrer : C'est, je crois, la dame qui aime tant ma mappemonde. Alors il me dit : Cela vous amusera peut-être un instant. Il ordonna à un valet de chambre de la tourner ; mais je vous avoue que quoique j'eusse été enchantée de cette curieuse machine, de sa perfection, quand je la vis chez lui au jour de l'an, aujourd'hui j'étais bien plus occupée à écouter ce cher et malheureux enfant que nous voyions dépérir tous les jours.

 

Le mois suivant, le 17 mai, elle écrit : Il fend le cœur de la Reine, il est d'une tendresse extrême. L'autre jour il la supplia de dîner dans sa chambre. Hélas ! elle avalait plus de larmes que de pain.

Une dernière vision reste à Mme de Volude, lorsque, le 4 juin, elle approche avec Mme de Lamballe de sa dépouille funèbre : Monseigneur le Dauphin a été exposé dans son cercueil. J'ai été à Meudon avec la princesse lui donner de l'eau bénite. Tout était en blanc et en argent partout, et dans la pièce où il était il y avait un tel éclat de lumière que je n'avais encore rien vu de pareil, il y avait sa couronne, son épée, ses ordres sur le petit cercueil recouvert d'un drap d'argent, et deux rangées de moines de chaque côté, priant continuellement, jour et nuit. Comme la douleur et la compassion qu'elles inspirent simplifient les choses et jusqu'au style qui dépeint l'appareil de la mort. Ce n'est pas à la souveraine que va cette sympathie, c'est à Marie-Antoinette, à une femme humaine, qui sanglote et qui prie, comme si elle était née du peuple et comme si son petit lui avait été arraché.

Les intrigues semblent se centraliser au Palais Royal. Certain Pinel, banquier, homme lige du duc d'Orléans, est réputé pour être l'agent des accapareurs. La princesse, qui ne recule pas devant les difficultés, lui propose une entrevue à Marly. Elle en a averti la Reine et elle a obtenu son approbation. Pinel se rend à la convocation. Il est assassiné dans les bois du Vésinet. Près de lui se trouve son portefeuille vide. La princesse de Lamballe n'a pas de chance. Elle se sent visée elle-même à travers cet agent douteux, et désormais elle est désarmée.

Peu à peu le prestige royal, déjà miné, s'écroule. Le 4 mai, Louis XVI fait encore figure de souverain à la séance des États Généraux ; du haut de son trône il tient un discours qui lui vaut d'être acclamé. Près de lui, la Reine a recouvré sa belle arrogance, Mme de Lamballe est à son poste. Faut-il espérer ? L'illusion sera de courte durée : le serment du Jeu de Paume porte un coup redoutable au prestige royal et bientôt se manifestent les troubles qui présagent le tumulte final.

Necker, après avoir été rappelé, est renvoyé : le lendemain de son départ, le peuple se soulève. Il s'exalte, et déjà se manifeste le goût d'une certaine pompe, qui n'a aucun rapport avec celle chère au XVIIe siècle : elle s'est vulgarisée. Il se produit des manifestations grandiloquentes et turbulentes. Le bruit court que le duc d'Orléans va être proclamé Roi. Un orateur propose de le nommer lieutenant général du royaume, et le tocsin sonne, répandant déjà l'effroi. Le 13 juillet, Saint-Lazare est pillé.

Le 14, la Bastille est prise. C'est le commencement de cette ère au cours de laquelle on va promener des têtes au bout des piques. Celle de Launay, gouverneur de la prison, et celle de Flesselles inaugurent ces mises en scène. À en croire certains récits, la Reine aurait tenté de fuir Versailles, de réunir une armée de 100.000 hommes et de fomenter la guerre civile. Elle était pour la manière forte.

Il répugnait à Louis XVI de provoquer des massacres. Le peuple réclame le rappel de Necker, le peuple entend voir le Roi, et Bailly, maire de Paris, informe Louis XVI qu'il est réclamé à l'Hôtel de Ville. Le Roi se rend à cette injonction. Il désire mettre sa conscience en repos ; il communie. Il désigne pour la lieutenance du royaume son frère, et il se présente au peuple, à Paris. Lorsqu'il revient, l'arrogance de Marie-Antoinette a cédé. Elle ne songe plus à parader. Un geste spontané la jette dans ses bras. Momentanément elle est vaincue. Peut-être se débat-elle aussi contre le souvenir du Dauphin, dont la mort est si proche encore ; peut-être l'appelle-t-elle comme un protecteur supraterrestre ; peut-être se produit-il dans le cœur de cette Reine orgueilleuse un reflux de foi et de sentiment qui l'émeuvent et l'attendrissent. Elle cherche son amie, elle cherche la princesse de Lamballe, qui n'est pas là

Saiffert avait promis à la princesse de la guérir ; il l'avait assurée qu'elle ne serait plus victime de ses crises qui l'abattaient, impuissante, et la voilà qui grelotte de fièvre et de terreur, couchée dans son lit, à l'hôtel de Toulouse. Ses femmes l'entourent et elle se glace, car les cris qui s'élèvent du Palais Royal frappent durement, impitoyablement ses oreilles. Saiffert, trois jours et trois nuits durant, s'installe à son chevet. Amère déception pour lui, cruel découragement pour elle. Avec du calme, de la patience, dans la retraite vous vous rétablirez, assure le médecin. Il n'est pas maitre de mater les passions d'un peuple. La princesse de Lamballe est roulée dans la tourmente. Elle se ressaisira plus tard. Elle aura du courage, elle trouvera l'énergie de vouloir, quand elle comprendra qu'elle marche au supplice. Elle ne peut pas encore concevoir que les temps des intrigues de Cour sont révolus, que maintenant les événements la dépassent, qu'il ne s'agit plus de savoir si elle jouit ou non des faveurs de la Reine, mais si la Reine et elle vivront et si le monde ne va pas être saccagé. Elle éprouve la torture de l'instabilité, comme au lendemain d'un tremblement de terre qui a ébranlé le foyer. Il n'y a plus pour elle de sérénité nulle part. Les cris de Vive le duc d'Orléans martèlent sa pauvre pensée qui s'agite. Rien ne parvient à la rassurer. Ses dames constituent un fragile rideau facile à déchirer. Les murs ne résisteraient pas à la pression de la masse se ruant contre eux. La princesse sera d'une heure à l'autre engloutie sous les décombres.... Ses mains s'accrochent à Saiffert silencieux : lui aussi voit s'effondrer son œuvre. Elle se raidit dans un spasme : tout est à recommencer !

Le soir du 14 juillet, le duc d'Orléans se présente chez elle. Il apprend qu'elle est malade et que sa porte lui est fermée. Il a sans doute besoin de lui parler, car sans cesse il vient et revient aux nouvelles ; on le cherche : il finit par forcer la porte de sa belle-sœur et il y reste jusqu'à onze heures du soir.

La liste de ceux destinés aux massacres est prête. Ils se dispersent en Angleterre, en Italie, en Savoie, en Belgique. Les ministres laissent tomber leur portefeuille qui les embarrasserait et gênerait la liberté de leurs mouvements. Ils abandonnent la France. La municipalité de Paris distribue deux cents passeports.

Dans cet exode désordonné, voici la note tragi-comique :

La duchesse de Polignac donne sa démission de gouvernante des Enfants du Roi. Hâtivement elle part pour la Suisse, en compagnie de son mari, de la duchesse de Guiches, de la comtesse Diane, de l'abbé de Balivière. Elle est costumée en femme de chambre et fuit sur Bâle. Le vent souffle, le fouet claque. Près de la frontière, on s'arrête dans une auberge, et la duchesse de Polignac — elle est femme et elle est coquette — se retire pour procéder, comme elle peut, aux soins de sa toilette. Un père capucin qui mendie, se trompant de porte, pénètre dans sa chambre. Elle ne l'a pas entendu et elle s'imagine que le courant d'air a poussé le battant. Elle aperçoit le moine. Elle ne songe pas à faire la charité, moins encore au respect de la robe qu'il porte : elle le fait chasser tout simplement. Dans le même village, un maître de poste faillit la perdre. Il s'enquiert de ce qui se passe à Paris : Que dit l'Autrichienne ? Et cette g... de Mme de Polignac, elle doit être b... vexée ! L'abbé de Balivière ne lui laisse pas le temps de se trahir. Avec une remarquable présence d'esprit, il intervient, couvre d'injures la Reine et la duchesse et déjoue si bien les soupçons que le voyage peut être continué sans encombres.

Tous ils fuient, ministres, courtisans comblés, favorite choyée. Timide, malade, la princesse de Lamballe demeure. Certes, corps et âme elle est dévouée à la Reine, mais ses illusions aussi la retiennent. Elle se croit aimée du peuple. Rendant responsable de la situation le comte d'Artois et la société, elle se figure que tout s'arrangera. Pauvre femme légère comme un fétu de paille dans la tempête ! Elle est sensible aux idées humanitaires — mais dans une révolution l'humanité s'arrête aux souverains et aux nobles, c'est-à-dire aux privilégiés. L'effort a été trop tendu pour elle ; sous le fardeau elle fléchit et elle est condamnée à se réfugier auprès du duc de Penthièvre dans son château d'Eu. La marquise de Tourzel accepte de la suppléer dans sa charge.

C'est de loin, que, témoin bâillonné, elle se représentera, sans en mesurer la portée, les événements qui se bousculent. Elle savait en partant que La Fayette faisait partie des États Généraux, qu'il avait présenté la Déclaration de Droits de l'Homme et du Citoyen, qu'il avait été peu après élu chef de la garde nationale et qu'il avait félicité les électeurs pour la prise de la Bastille. Elle apprit que, le 26, il avait prédit que la cocarde tricolore ferait le tour du monde. Elle apprit le vote de la nuit du 4 août ; cette mêlée d'hommes et d'actions bruissait durant ses insomnies et agitait la torpeur qui l'engourdissait. Le mot veto, que personne ne connaissait, se détache parfois des murmures et l'on commente le décret pris par l'Assemblée Nationale sur l'inviolabilité du Roi. Tout cela est de la politique, tout cela est confus pour elle.

Enfin, le 7 octobre, des nouvelles de la Reine ! Un courrier lui apporte un message, un message de Marie-Antoinette, de l'amie ; elle ne l'examine pas : impulsivement elle déchire l'enveloppe et ses yeux égarés parcourent la lettre : Le 6 octobre, la Reine a été éveillée par les clameurs de femmes qui, sous la pluie, avaient campé dans la boue de la place d'Armes. Elles ont forcé la grille de la cour, envahi le château après avoir refoulé les gardes du corps, et elles hurlaient qu'elles voulaient tordre le cou à l'Autrichienne. Le Roi a été faible. La famille royale hésitait à fuir. Le boulanger, la boulangère et le petit mitron ont été ramenés à Paris par une foule débraillée et enfermés aux Tuileries, en prison....

On a raconté depuis — les précisions qu'on a montrent que l'affirmation est inexacte — que, durant la nuit du 5 au 6 octobre, Fersen se trouvait dans le boudoir de la chambre à coucher de la Reine et que Mme Campan lui procura un déguisement sous lequel il réussit à s'échapper.

Cette affreuse nouvelle, relate Fortaire, les plongea — le duc de Penthièvre et la princesse de Lamballe — dans la plus cruelle consternation. Mme la princesse de Lamballe dit : Oh ! mon papa, quel horrible événement. Il faut que je parte sur-le-champ ! Le duc approuva sa résolution et l'assura — ce qu'il fit — qu'il la rejoindrait le lendemain, par Aumale. La princesse, accompagnée d'une seule femme de chambre et de M. de Chambonay, gentilhomme du duc, monta dans son carrosse à minuit. Il faisait un temps affreux. Elle roula par une nuit noire, en passant par Abbeville, et elle arriva le lendemain, fort tard, à Paris.

Elle trouve le palais des Tuileries dans toute sa froideur, il respire l'humidité automnale qui suinte le long des murs. Il est inhospitalier.

A en croire Mme Guénard, elle aurait débarqué cependant que les souverains, entraînés à l'Hôtel de Ville, écoutaient un discours de Bailly. Elle eut le loisir, transie de froid, de méditer sur la misère de son Roi, en voyant dans ce palais abandonné l'envers de l'histoire. La famille royale rentra : ce n'était plus, en dépit de l'attitude qui la raidissait, qu'une pauvre famille, pillée, à la dérive. Dès que les témoins eurent fui, effarés, Mme de Lamballe put s'apitoyer sur le Dauphin, endormi dans les bras de Mme de Tourzel, tandis que la Reine, l'arrachant à ce spectacle, la serrait contre elle et cédait aux plus sombres pressentiments. Madame s'efforçait de cacher ses alarmes.

La princesse n'est pas malheureuse, si ce n'est du malheur de Marie-Antoinette, mais il lui est permis de le partager. Voici la grande récompense, si longtemps ambitionnée : elle est la seule amie de la Reine. Il n'y a plus, lorsqu'elle pénètre dans une pièce, de ces arrêts significatifs de conversations, de ces propos chuchotés derrière l'éventail, la tête contre celle de la favorite, de ces petits exils quotidiens. L'affection rapproche ces deux femmes dans une détresse qui leur est commune et la confiance qu'elle inspire réchauffe le cœur de l'amie fidèle. Maintenant elle va vivre de la vie de sa souveraine.

Elle participe à leurs sombres repas. Ses regards se posent autour d'elle, il n'y a plus de glaces où mirer les visages tirés par l'angoisse et la fatigue. Il n'y a même pas de lits. Il faut camper sur des fauteuils, dans des pièces qui ne ferment pas : les courants d'air glissent sur les épaules, les glacent ; il semble que les portes vont s'ouvrir et montrer quoi ? quelque spectacle à faire reculer les derniers défenseurs du trône jusque dans l'angle le plus obscur où les ténèbres les protégeront, peut-être, contre l'attaque de l'hallucination. L'existence est hachée : sans cesse les provocations du dehors obligent Leurs Majestés à paraître aux fenêtres, devant la foule qui a envahi le jardin. Entre deux délégations quelques confidences échangées parmi le tumulte révèlent à la princesse les faits et les accusations portées contre le duc d'Orléans, auteur de l'insurrection.

En dépit des humiliations subies, ce qui demeure de la Cour ne se départit point de son étiquette : cette fierté — l'orgueil peut-être — sont un ferment de courage. Le Roi occupe trois pièces. La Reine loge non loin de lui. Mesdames s'installent au pavillon de Marsan, et l'appartement de la princesse de Lamballe, au pavillon de Flore, ouvre sur les jardins. Elle appelle cette demeure son donjon. Les traditions se renouent, les jeux reprennent deux fois par semaine.

Mme de Lamballe essaye de donner quelques soirées, pour y accueillir des hauts fonctionnaires. M. Bailly, maire de Paris, et Mme Bailly vont chez elle. La Reine s'y rend. Bientôt elle s'y sent trop diminuée et refuse d'y paraître. Le Roi souffre par l'impossibilité de chasser. Parfois la Reine sort avec le Dauphin, Madame Élisabeth et Madame Royale, en carrosse attelé de six. chevaux. Il n'y a qu'un changement et qui s'impose au premier regard : les gardes du corps sont remplacés par les gardes nationaux, petits bourgeois qui ne savent pas se plier à l'étiquette et qui manquent d'usage.

Un certain optimisme dissimule à la princesse les dangers immédiats. Cet optimisme décroît en novembre : Nous sommes dans la narchie (sic) la plus affreuse, mande-t-elle à sa cousine ; quelque plaisir que j'aie à vous voir, je ne vous conseille pas de venir cet hiver. Paris n'est plus qu'une affreuse habitation. Le peuple m'aime, — ajoute-t-elle, avec une illusion tenace, — il m'a rendu justice en me distinguant des personnes qu'il soupçonnait de lui être contraires. D'ailleurs ma conduite a bien prouvé que je ne me mêlais de rien, ni ne voulais entrer dans aucune intrigue. Quoique ma position soit des plus critiques, j'ai été assez heureuse pour m'en tirer sans me brouiller avec personne. Nous devons cette citation au docteur Cabanès. Elle parlait avec sa spontanéité coutumière, car bientôt dans cette atmosphère trouble allait se produire entre la Reine et elle un pénible incident.

Une fois de plus, son attitude révèle la fermeté de son caractère, lorsque ses sentiments sont en cause. Marie-Antoinette détestait le duc d'Orléans. Elle l'accusait d'avoir fomenté la révolte des journées d'octobre. Elle s'en plaignit à la princesse et même elle lui interdit de fréquenter chez son beau-frère. Mme de Lamballe chérissait sa belle-sœur. Elle fut cruellement disputée entre son attachement pour la Reine et celui pour sa parente. Et pourtant elle refusa d'obéir. La Reine prétendit l'obliger à écrire au duc d'Orléans une lettre désobligeante. Elle résista à cette injonction. Elle s'adressa à Saiffert — dit l'article du Temps, cité plus haut — qui lui conseilla de demander à la retraite l'apaisement de ses alarmes. Ce sont aussi mes idées, acquiesça-t-elle. Seulement mon beau-père, dont dépend toute ma destinée, ne veut pas entendre un mot de tout cela et s'oppose à mon départ. Elle prit conseil de lui et il lui répondit : Non, ma chère bru, mon cœur ne saurait justifier, ni accepter le dessein que vous me confiez. La Reine est accablée en ce moment de soucis et de chagrins ; quelque fâchée que vous puissiez être avec elle, ce n'est pas le moment de la quitter. Votre démarche serait interprétée, non seulement comme condamnable, mais aussi comme cruelle et elle remplirait de fiel le peu de jours que le ciel m'accordera encore à vivre. Donc, vous n'écouterez pas l'ordre que je vous donne, mais plutôt mes prières paternelles. Vous écrirez la lettre que la Reine exige de vous. Cette lettre ne peut être opposée à toute justice, mais elle est pardonnable dans la situation où nous nous trouvons, et n'implique pour vous aucun dommage.... Elle tergiverse. Ses scrupules s'opposent à ce qu'elle suive cette conduite ; elle ne peut agir contrairement à sa conscience. Le duc insiste : En ce cas, je prierai Dieu qu'il pardonne à moi, à la Reine et à vous ce péché bien pardonnable à la faible humanité.

Est-ce bien cet argument qui la fait fléchir ? N'est-ce pas plutôt l'attitude de la Reine en lui rappelant les jours révolus ? Marie-Antoinette s'enferme avec Mme d'Ossun, se consacre à ses enfants, fait de la tapisserie et éloigne la princesse. C'est trop. Par un intermédiaire, elle avertit le duc d'Orléans qu'elle cède à la contrainte et lui envoie la lettre qui ulcère son beau-frère. Elle est découragée et songe à rentrer dans la vie privée. Dans le fond, soutient le docteur Cabanès, elle prenait parti pour son beau-frère.

Afin d'éloigner le duc, le Roi lui confia une pseudo-mission à Londres. Mirabeau insista pour l'empêcher de partir ; La Fayette de son côté intervint pour le sommer de quitter la Cour. On entendit les deux interlocuteurs jusque dans l'antichambre. Mirabeau s'écriait : Le lâche a la convoitise du crime, mais il n'en a pas la puissance. Quant à La Fayette, il leva presque la main sur le duc et l'obligea à s'éloigner du foyer de conspiration.

Le duc d'Orléans était soi-disant chargé d'éclairer le gouvernement de Londres sur le désir de paix qui dominait en France. Cependant M. de la Luzerne avait reçu des instructions pour le surveiller de très près et pour expliquer à la Cour de Londres le caractère de sa mission.

Au sujet de Mirabeau, il est intéressant de noter les bruits qui coururent, et qu'il accrédita, sur un prétendu penchant qu'aurait manifesté à son égard la princesse de Lamballe. C'est là un racontar qui ne repose sur aucune donnée précise. La princesse de Lamballe ne devait pas même avoir d'amitié pour lui, sinon elle fat intervenue pour empêcher, en 1777, son internement à Vincennes. Dans L'Intermédiaire des Chercheurs, en 1912, M. Ch. de Loménie déclare que Mirabeau s'était vanté lui-même d'avoir inspiré à Mme de Lamballe une passion qui jamais n'exista en réalité.

La princesse a l'air de prendre fait et cause pour le duc d'Orléans plus par générosité que par sympathie politique. Non ! non ! s'écrie-t-elle devant Saiffert, il m'est impossible de supporter avec calme qu'on se moque aussi radicalement du père de mon neveu.... La Reine le raille tous les jours en ma présence, elle l'appelle un don Quichotte politique. Je n'ai malheureusement personne à qui confier sans danger un rapport détaillé de tous les faits. Ainsi s'exprimait-elle, cependant qu'il terminait sa mission en Angleterre.

Avant octobre 1789, s'est répandue la rumeur que, par suite de la mauvaise gestion des finances, les réserves du Trésor étaient épuisées. L'Assemblée Nationale en appelle aux dons patriotiques. Le duc de Penthièvre adresse à la Monnaie sa vaisselle d'argent. La princesse de Lamballe, avant d'offrir la sienne, en discute avec M. Toscan, son trésorier. Vous ne donnerez ma vaisselle, mande-t-elle, qu'autant que celle de mon beau-père sera donnée. En attendant vous la ferez serrer pour qu'il n'en paraisse point chez moi. Il va sans dire que les couverts ni les cuillers à ragote et deux ou trois casseroles d'argent que j'ai fait faire dernièrement pour la cuisine, lorsque j'ai été empoisonnée, n'entrent point dans la vaisselle que je porte à la Monnaie.... Plus je suis pauvre et plus il est nécessaire de marquer dans la circonstance présente quelle est ma position ; d'ailleurs ce sacrifice ne me sera pas le plus pénible de tous ceux que je serai dans le cas de faire, si ma fortune diminue comme je m'y attends. Lorsque j'irai à Paris je verrai pour me pourvoir d'un service en terre anglaise. Il est à remarquer qu'elle conserve tout son sang-froid pour distribuer à ce sujet ses instructions. Elle sait administrer avec précision son bien. Sa vaisselle d'argent valait 625 marcs 3 onces, 11 deniers, 12 grammes. Elle prendra quelques jours pour évaluer le montant de sa fortune, contremander l'ordre pour sa vaisselle et promettre, en manière de contribution, la somme de 72.900 livres, qui représente le quart de son revenu. Ses projets sont de réduire son train de vie, malheureusement pour mes gens, ajoute-t-elle, elle louera sa maison de Passy. Cependant, elle relève quelques erreurs dans les comptes qui lui sont envoyés, notamment en ce qui concerne les honoraires des médecins. En même temps — elle concilie la bonté avec ses dons de femme d'affaires — elle prescrit d'envoyer dix louis à Turin, pour la pension de sa nourrice ; elle demande un abonnement pour M. Gorsas, non pour le Courrier français. Dans un autre message elle songe à supprimer peu à peu la livrée de ses gens. Les journalistes démagogues — Marat, Fréron, Royou — l'épargnent, du moins ils ne l'attaquent pas. Elle partage sa vie entre les Tuileries, sa maison rue de Seine et à Passy. Mme Campan raconte que chacun reprend ses coutumes, aux Tuileries : le Roi montre une haute sérénité ; il chasse ; il écrit son journal. La Reine est si bouleversée qu'elle ne travaille même pas à sa tapisserie.

La princesse de Lamballe rend aussi visite au duc de Penthièvre à Châteauneuf-sur-Loire, où elle retrouve la duchesse d'Orléans. Quelle solitude, aussitôt qu'elle n'est plus sous les yeux malveillants qui observent ses moindres faits et gestes.

En avril, la princesse est auprès d'elle. Le 28, elle doit rejoindre les souverains à Saint-Cloud : le Roi a projeté de s'y rendre avec sa famille. Les jeunes princes et princesses en éprouvent une joie enfantine. La Reine est enchantée à l'idée de respirer l'air libre. À peine le carrosse a-t-il quitté le palais qu'une bande d'individus — parmi lesquels, assure Mme Guénard, des gardes nationaux — se jettent à la tête des chevaux et somment Louis XVI de faire demi-tour. La Fayette accourt. Le Roi refuse de l'écouter. Il ne veut pas que le sang coule et il rentre aux Tuileries, où il retrouve le peu d'amis qui l'attendent.

La princesse a désormais son point d'attache auprès de la Reine. Elle s'absente pourtant encore de temps à autre. Tandis que la Cour séjourne à Saint-Cloud, elle s'en va chez le duc de Penthièvre à Amboise. Elle accompagnera son beau-père, avec la duchesse d'Orléans, à Châteauneuf-du-Port, après une visite chez M. de Clermont, dans le Maine. Elle rentre à Paris à la fin de novembre, charmée par les sites qu'elle a parcourus.

Une odieuse campagne de pamphlets s'est déchaînée contre elle. Le duc d'Orléans est suspect d'avoir répandu l'un d'eux. Il se venge de sa belle-sœur qu'il présente sous les traits de Balzaïs.

Balzaïs, y est-il écrit, eut le bonheur d'intéresser presque avant d'être connue. Veuve d'un prince qui n'avait pas été son mari, sa beauté, sa douceur, sa soumission aux événements lui donnaient pour partisans tous ceux qui ne pardonnent pas l'irrégularité des mœurs. Le compagnon de sa destinée avait tant soit peu abusé de son rang et de sa fortune. Balzaïs se couvrit de crêpe et, plus belle encore qu'affligée, elle se trouva portée dans le pays des consolations.

Chaque jour fut marqué par des conquêtes, dont une d'un genre tout nouveau pour elle, gêna ses penchants et embarrassa son amour-propre. Mais bientôt se familiarisant avec des faveurs inconnues, elle apprit que plus d'une route menait au bonheur, et que dans tous les états une grande fortune devait être achetée par quelques sacrifices.

Elle imagina que pour plaire constamment il suffisait d'être toujours fidèle....

... Pendant l'orage des révolutions, Balzaïs a doublé la sévérité de sa retraite, sans regretter l'ancien Régime et rien redouter du nouveau. Elle croit à la vérité que nous semons pour nos neveux. Quand il en serait ainsi, il faudrait encore faire le bien, et d'ailleurs on peut espérer de voir l'aurore d'un si beau jour.

Une qualité à laquelle nous nous empressons de rendre hommage c'est la bienfaisance ; quiconque la sollicite chez Balzaïs s'en retourne consolé.

... J'ignore quel prix Balzaïs donne à une autre espèce de sensibilité. Quand on est généreuse et bonne, il est encore plus difficile de croire qu'un homme peut être à la fois aimable et sincère ; de cette double persuasion naît la confiance, et presque toujours la confiance mène au bonheur.

Quand on habite le temple de la vertu, ou du moins qu'on le visite constamment, on s'attache bientôt à son culte ; et quand on s'affranchirait pour un moment de ses préceptes les plus austères, on demeure toujours invisiblement lié aux principes, et la raison, en imposant aux faiblesses, finit par rendre à la vertu ceux que l'amour du plaisir lui avait enlevés pour quelques instants.

 

Les épigrammes, qui l'avaient à peu près épargnée jusqu'à cette époque, redoublent de perfidie. Le Journal de la Cour et de la Ville imprime par ailleurs, à propos du duel de Charles de Lameth et du duc de Castries, que la princesse de Lamballe et plusieurs dames de la démocratie trouvaient que la Révolution avait coûté bien peu de sang. Ses amis firent insérer une rectification déclarant qu'elle ne se mêle de rien que de faire des vœux pour le bonheur du Roi et la tranquillité publique.

Ces calomnies datent de 1790. Elles l'accusent tour à tour de jouer un rôle hypocrite auprès de la Reine et de se montrer favorable à la cause du duc d'Orléans. La duchesse d'Orléans ayant rétabli les soupers du Palais Royal la princesse de Lamballe s'y rend souvent. La méchanceté, qui ne croit jamais aux conversions, relate la Correspondance secrète, n'explique point à l'avantage de la princesse le rapprochement des deux belles-sœurs, dont les mœurs ont été jusqu'ici totalement opposées.

Le duc d'Orléans avait adressé au Roi une demande pour rentrer en France et reprendre sa place dans l'Assemblée. N'ayant pas reçu de réponse, il débarque le 7 juillet 1790. Il prétexte devant l'Assemblée de son loyalisme à l'égard de la Constitution et ne tarde pas à se faire recevoir, ainsi que son jeune fils, le duc de Chartres, membre du club des Jacobins. Le 14, il figure dans le cortège de la fête de la Fédération où Leurs Majestés écoutèrent, au Champ-de-Mars, Talleyrand dire la messe. Le duc d'Orléans n'a pas été dupe de la manœuvre qui l'a envoyé en Angleterre. Il reste le cœur gonflé de fiel.

Il s'affiche cyniquement avec Mme de Buffon, femme divorcée du fils de l'illustre savant. À Londres, elle présidait sa table et régnait sur son salon. Les uns la décrivaient jolie, tendre, point jalouse, mais elle avait peu d'esprit ; les autres déclaraient qu'elle n'était pas descendue au dernier degré du vice. Ses habitudes étaient simples. Une certaine candeur se remarquait dans ses désordres. Elle suivait sa destinée comme un être faible qui a débuté dans le crime et n'a pas assez de puissance pour l'arrêter. La duchesse d'Orléans fermait les yeux sur cette liaison ; elle était dans les meilleurs termes avec sa rivale. Comme le duc de Penthièvre, son père, elle vivait le front dans le ciel.

Marie-Antoinette opposait aux attaques que dirigeaient contre elle ses ennemis une superbe hauteur. Un jour, elle dit à la comtesse Diane — de Polignac — : Est-il vrai que le bruit court que j'ai des amants ?On tient bien d'autres propos sur Votre Majesté, répondit la comtesse. — Quels sont-ils ?On dit que le beau Fersen est le père du Dauphin, M. de Coigny de Madame Royale, le comte d'Artois de Monsieur de Normandie. — Et la fausse couche ? reprit vivement la Reine.

Autour de Leurs Majestés c'est la panique : Mirabeau est mort. Plus vides se font les galeries du Palais.

La princesse de Lamballe est demeurée près de la Reine. Encore que les circonstances resserrent entre elles les liens de l'affection, Marie-Antoinette a besoin de conseils, d'un appui politique et moral. Son amie ne lui offre aucune ressource à cet égard. Elle a une manière de frivolité qui souligne son optimisme et qui exagère les inquiétudes de la Reine. Comment consulter cette créature charmante qui ne se rend pas compte de la gravité de l'heure, qui s'en remet à la fatalité ?

Après une absence, la marquise de Lage de Volude est revenue et la princesse songe uniquement, dirait-on, à confectionner une robe pour la réception de Lady Kerry qui affirme avec désinvolture que Paris n'est pas si effrayant, ni si terrible qu'elle se l'imaginait dans sa Saintonge. Mme de Lamballe fait aussi de fréquentes absences chez le duc de Penthièvre que sa santé éloigne de la capitale.

Le 16 octobre, la duchesse d'Orléans les rejoint. Toutes deux accompagnent le duc à Vernon, puis à Sceaux. Marie-Antoinette écrit fréquemment à la princesse.

Au début de décembre, le duc de Penthièvre vint à Paris. Il alla saluer Leurs Majestés. Ce fut leur dernière entrevue. Il partit pour Eu, où le retrouva, le 10 février 1791, la duchesse d'Orléans, pour ne plus le quitter. Ainsi la princesse de Lamballe, libérée de ses devoirs envers son beau-père, pouvait reprendre sa charge à la Cour. Elle voyagea encore, mais de plus en plus rarement.

Depuis quelque temps déjà on parlait sourdement d'une fuite possible de la famille royale. Saiffert, qui était fort au courant de la politique, en avertit Mme de Lamballe. Elle lui répondit : Si le Roi s'en va, il me l'a confié, c'est pour se préparer à la communion.... Si je ne savais cette chose que par la Reine, je pourrais entretenir des doutes, mais le Roi, lui, n'est pas faux, il ne voudrait pas me laisser en danger. Et elle s'installe dans sa maison de Passy. Par ailleurs, Mme Guénard affirme qu'elle fut tenue au courant du projet des souverains. Pour ne pas donner des soupçons, il fut convenu que la princesse se rendrait à Aumale chez le duc de Penthièvre.... Il paraîtrait en effet assez naturel que Marie-Antoinette, qui s'était confiée à Mme Campan, ne se cachât pas de ses intentions à celle qui la considérait comme sa meilleure amie. Les documents sur lesquels s'appuie M. Arnaud infirment cette thèse.

La Reine connaissait le caractère de la princesse et se méfiait de son intimité avec les d'Orléans. Mme de Lamballe, sans qu'elle y prît garde, aurait pu, au cours d'un entretien, pressée de questions, laisser innocemment entrevoir le secret qui lui aurait été confié. Trop de gens — ceux qu'il fallait emmener — en étaient déjà instruits pour ne pas redoubler de prudence. Le départ aurait été retardé à cause d'une femme de chambre qui entretenait, supposait-on, des relations avec La Fayette. Le 19, Mme de Lamballe avait, en compagnie de Mme de Lage, participé au jeu de la Reine, qui ne paraissait nullement troublée. À l'instant de se séparer de la princesse, Marie-Antoinette prononça un Adieu, sur un ton plus ému que de coutume.

Le 20, la princesse se propose d'emmener Mmes de Lage et de Ginestous chez lady Kerry et elle attend Léonard, le coiffeur. Il tarde à se présenter. Elle envoie un domestique aux Tuileries ; celui-ci rapporte que Marie-Antoinette, retour de Tivoli, a été coiffée par lui et que, depuis, il est introuvable ; c'est, confirme la rumeur, qu'il aurait été enlevé par ordre du Roi. La princesse de Lamballe hausse ses belles épaules, va chez lady Kerry. Elle y perd au jeu, ainsi que Mme de Lage. Elles rentrent à trois heures du matin et rient de leur ruine. À cinq heures, la princesse est éveillée en sursaut : un message de la Reine lui est remis. À pareille heure ? Les yeux embués par le sommeil, probablement encore tout étourdie par cette nuit abrégée, à la lueur d'une chandelle, les volets étant clos, elle parcourt la lettre et, peu à peu, prend conscience de ce qu'elle contient : Mon cœur, nous serons déjà bien éloignés de la détestable ville de Paris quand vous parviendront ces lignes. Il était nécessaire que nous gardions le secret sur notre départ ; tâchez de vous sauver le plus vite possible, car un massacre pourrait bien être la conséquence de cette démarche longtemps préméditée et qui doit avoir pour résultat le rétablissement du pouvoir royal. D'un bond, la princesse saute hors de son lit. Elle frappe chez Mme de Lage, lui lit la lettre, — d'après le journal de Saiffert mêle aux ordres qu'elle distribue ses récriminations contre la Reine : elle a manqué à l'amitié, elle lui devait de l'avertir. Comment fuir ? Elles n'ont pas d'argent, rien, rien ! Qu'on attelle, que l'on se hâte ! Et cet argent !... Elle en emprunte à Mme de Guidon, la femme de chambre, et Mine de Lage s'en fait avancer par la sienne, Mme Le Roy, et Mme de Ginestous par la gouvernante de sa fille. Et les passeports ? Elles n'en ont pas.... La voiture est conduite par un valet de chambre de confiance : Mmes de Lamballe, de Lage et de Ginestous, avec sa fille qui a cinq ans, y prennent place ; deux gentilshommes, à tour de rôle, montent sur le siège. Le lendemain devaient les rejoindre à Aumale, avec les passeports réguliers, la femme de chambre et deux valets de chambre.

Ils roulent. Ils fuient devant le jour, plus rapide encore que leur course et qui éclaire les faubourgs de Paris. Ils sont ballottés par les cahots. Ils pensent à la famille royale. Le silence accroît la panique qui creuse des vides dans leur âme.... Ils sont perdus... non ! Ils reprennent confiance, les chevaux galopent. Les voilà hors Paris. Un arrêt. Saint-Denis. Le maître de poste approche. Ils n'ont pas de passeports.... L'homme s'incline. La princesse balbutie des explications confuses : le duc de Penthièvre est gravement malade.... Elle est partie en toute hâte.... Et dans les yeux qu'emplit l'anxiété l'homme lit la supplique qu'elle ne formule pas. La piété, la reconnaissance peut-être qu'il a vouée au duc sont les plus fortes. Princesse, déclare-t-il pour l'assurer de son entier dévouement, je vous réponds des postillons, car j'en serai un et vous pouvez compter que du moins rien ne pourra vous arrêter à cette poste-ci. Le fouet claque, et la fuite reprend. De temps à autre l'un des voyageurs se penche hors de la voiture : en arrière pas une ombre, en avant l'interminable route qui se déroule. Ils franchissent vingt-deux relais, sans encombres. Après douze heures, épuisés, mourant de faim, couverts de poussière, ils atteignent Aumale. Fortaire prévient le duc de leur arrivée. Le duc est affaibli. Il faut le ménager. Il avance au-devant de la princesse, appuyé au bras de sa fille. Tous trois s'embrassent sans prononcer un mot. Quel repos dans cette demeure ! Des odeurs familières flottent entre les murs. La princesse s'assied sur le bord d'une chaise et prend la nourriture qui lui manque depuis le matin. Les mots se bousculent sur ses lèvres pour raconter les événements. Pendant que l'on prépare précipitamment un peu de linge, chemises, mouchoirs, bas, et que l'on fait un paquet de provisions, le duc s'écarte avec sa bru. Il la raisonne, se demande si elle ne devrait pas rester près de la Reine. Elle le considère de ses yeux effarés. Non, il n'a pas le droit de s'opposer à son départ.

Je vous en prie, s'écrie Mme de Lamballe en rentrant dans la salle à manger, doublez les morceaux s'il est possible, il faut que dans un quart d'heure nous soyons en voiture. Fortaire nous la décrit par ailleurs montant avec une parfaite tranquillité dans la chaise de poste qui stationne devant la porte, comme si elle allait participer à quelque fête des environs.

Le crépuscule tombe. La nuit s'épaissit. Le 22, ils atteignent Boulogne. Le duc a envoyé à la suite de sa belle-fille un messager porteur d'une lettre adressée au lieutenant de l'Amirauté, par laquelle il le prie de procurer à la princesse le passage le plus convenable pour l'Angleterre. D'après le récit de Fortaire, qui ne fut pas témoin de la scène, les voyageurs seraient montés immédiatement à bord. Ayant à peine quitté la côte, Mme de Lamballe pressant la manœuvre, mangeant et écrivant tout à la fois, un coup de canon aurait ébranlé l'espace, et la princesse aurait dit : Voilà sûrement la nouvelle arrivée à Boulogne. Au lieu de piquer sur l'Angleterre l'embarcation aurait mis le cap sur Ostende. M. Arnaud retrace les derniers épisodes de la traversée sous un jour plus pathétique. Le 23 juin, à 3 heures du matin, le froid les aurait surpris à Abbeville. Ils auraient acheté chez un fripier une redingote pour le piqueur. Mme de Lamballe, grelottante de froid et de terreur à l'idée d'être reconnue, se serait blottie au fond de la voiture. À Boulogne, ils se seraient accordé une nuit de repos et y auraient frété un bateau avec dix hommes d'équipage. Au dernier moment, le capitaine refusant de prendre le commandement, l'un des gentilshommes, tenant l'équipage sous la menace de ses pistolets, se serait emparé du gouvernail. Alors ils auraient entendu tonner le canon. Ils auraient traversé les flots gris de la Manche, et le 23, à l'ombre des falaises de Douvres, ils auraient débarqué. On a prétendu que la princesse était chargée d'une mission auprès de la reine d'Angleterre. Tout prête à croire que c'est là une pure légende. Elle ne se sentait pas en sécurité en Angleterre. Elle voulait aller plus loin.

De la somme que lui avait remise le duc de Penthièvre il ne restait plus trace : les dépenses diverses, les pourboires aux postillons l'avaient absorbée. La princesse en fut réduite à emprunter de l'argent à l'aubergiste de Douvres pour faire voile vers Ostende. La nouvelle de l'arrestation de la famille royale avait décuplé son inquiétude. De loin elle aperçut les côtes de France. Elle s'en détourna. Elle avait bien songé à rejoindre Marie-Antoinette, mais elle n'en pouvait plus. Il lui fallait d'abord se ressaisir et ne plus avoir peur.

Elle accepte l'exil. Son âme est malade. Sa tendresse pour la Reine la dispute à l'instinct de conservation. Elle est incapable d'égoïsme. Il est des jours où elle s'efforce d'oublier le désastre de la royauté, d'autres où sa pensée tendue la ramène à l'agonie du trône, comme une sœur de charité qui n'a d'autre mission que celle d'étancher la sueur ruisselant sur le front des mourants. Elle part pour Bruxelles, elle y séjourne vingt-quatre heures et, ayant traversé Liège, s'installe, le 11 juillet, à Aix-la-Chapelle. À Bruxelles, elle dîne avec Fersen. Il note le 6 juillet : Dîner et soirée chez Sullivan, conversation avec Mme de Lamballe, des bêtises, des commérages. Elle devait parler de ce qui lui passait par la tête, se griser de mots.

Apprit-elle le pathétique retour de la famille royale ? Sut-elle que, soupçonnée de négocier avec l'Angleterre, elle fut invectivée par Marat ? Que Gorsas, Fréron l'attaquaient ? Que contre elle se tramaient de lâches et cruelles menées ?

A Aix-la-Chapelle la princesse de Lamballe se fait appeler comtesse d'Amboise. La ville est remplie de Français. Elle est obligée de frayer avec eux. Elle a trouvé de l'argent, des vêtements expédiés par le duc de Penthièvre. Elle habite une maison près de la place de Comphaussbad, non loin de la Redoute et du plus bel établissement de bains. Elle occupe le premier étage, tandis que MM. de Clermont-Gallerande et de La Vaupalière logent au rez-de-chaussée, ainsi que Mme de Las-Cases et sa famille. Madame de Lage en écrit à sa mère, elle appelle la princesse ma sœur et, à l'occasion, la Reine ma belle-sœur. Elle dit, le 24 septembre 1791 : Nous avons un très grand salon, tout long et tout étroit. J'ai la chambre à coucher qui donne dans ce salon, parce que ma sœur a mieux aimé prendre celle du fond, quoiqu'elle soit laide et qu'on ne puisse y aller que par un vilain et sale corridor ; mais elle a des cabinets et de quoi loger ses femmes autour d'elle, au lieu que la comtesse et moi nous avons nos chambres sans rien à côté : tout ce qui nous est nécessaire, et nos femmes sont au bout du corridor.... On nous a mis des lits neufs et des rideaux d'une blancheur éclatante, un bon canapé dans chaque chambre, et après nous être emparées de toutes les tables, nous sommes fort bien.... Peu à peu, par habitude — elle savait étouffer ses sanglots au milieu des fêtes — elle réunit autour d'elle les débris de Versailles, un semblant d'existence mondaine recommence. Le salon, mande Mme de Lage, se vide à 11 heures. Presque tout le monde se lève de bonne heure pour les eaux et les bains. D'ailleurs on commence si matin à être en société, on se voit tellement toute la journée et pour dire toujours la même chose, qu'on en a assez.... Chez ma sœur on ne joue pas à perdre un écu ; mais la Redoute est bien près, nous nous y glissons de temps en temps, aux heures où nous espérons ne pas rencontrer de gens qui viendraient le redire à ma sœur. Ainsi la princesse participe aux faits extérieurs dans la mesure qui lui est imposée par les circonstances, mais rien de plus. Elle parcourt les environs. Elle visite les bains de Charlemagne. La légende veut que l'Empereur ait été attiré en ces lieux par Turpin et qu'il y ait fondé les bains à la place où l'archevêque jeta son anneau. L'ouverture de la source fut exceptionnellement pratiquée devant la princesse de Lamballe, qui, se penchant sur l'orifice, aperçut un petit morceau de soufre. Capricieuse — peut-être guidée par une secrète superstition — elle désira l'emporter. Mme de Lage l'accompagnait. Cette âme charmante garde dans la tempête une délicieuse jeunesse qui ne l'empêche pas de s'unir à l'anxiété de l'amie de la Reine.

Autour d'elle, alors que le recueillement parait l'isoler du reste de la terre, c'est l'émigration joyeuse, écrit un conteur, c'est la vie de château avec bals, concerts, jeux loin de la Cour qui s'effrite, et loin de la France qui se déchire. Mme de Polastron pressa la princesse de la rejoindre à Coblence. Elle ne souhaitait pas y rencontrer ses anciens ennemis et alourdir sa nostalgie par les souvenirs. Mme de Lage fut autorisée à s'y rendre.

La princesse s'installa pour quelques jours à Spa, hôtel du Lion Noir. On y oubliait la Révolution. Les émigrés parcouraient les rues pavées ; ils étaient tout occupés d'eux-mêmes. Le roi Gustave III de Suède rend visite à Mme de Lamballe. Elle écrit — ce billet est cité par M. Raoul Arnaud — à la princesse de Hesse : Je me flatte que les puissances vont prendre fait et cause pour le Roi, pour empêcher qu'il leur en arrive autant, car l'exemple de détrôner les Rois pourrait bien gagner chez eux comme chez nous. Elle rentre à Aix-la-Chapelle en septembre. Le 29 août, elle adresse une lettre au souverain de Suède : Sire, voulez-vous bien recevoir les hommages de ma reconnaissance. M. le baron de Staël, d'après vos ordres, m'a envoyé mes diamants, grâce à vos bontés. Je suis hors de toute inquiétude, ils sont arrivés à très bon port. Votre Majesté m'a permis de lui en mander la réception. Cette circonstance est trop heureuse pour moi puisqu'elle me met à position de lui dire combien les bontés qu'elle a bien voulu me témoigner... seront à jamais marquées dans mon cœur.... Je suis, avec mon profond respect, Sire, la très humble et très obéissante servante de Votre Majesté.

Ame ombrageuse, elle est jalouse de Mme de Lage, sa seule vraie amie dans l'exil. Elle doute d'elle.

J'ai été reçue froidement, raconte Mme de Lage après son retour de Coblence. Elle (la princesse) m'a dit qu'elle m'avait attendue pour aller à Spa, mais que la saison s'avançait trop pour retarder encore. Je ne crois pas qu'elle m'ait attendue ; elle en arrive. Quelques jours plus tard, le 8 octobre, Mme de Lage commet une erreur et elle note le revirement qui se dessine dans l'affection de la princesse. La scène se déroule après un dîner avec la duchesse de Cumberland. La princesse parle du voyage à Coblence qu'y a fait Mme de Lage qui l'écoute d'assez méchante humeur. Comme on servait le café, Madame de Lage se rend sur le balcon et joue à l'émigrette, revenue de nos jours à la mode sous le nom de yoyo. Sur la balustrade, un bras se pose près du sien. C'est, croit-elle, Mme de Ginestous qui l'a rejointe. Elle s'écrie innocemment : Comme notre princesse est ridicule ! Et une voix l'interroge : Pourquoi ? Ce pourquoi, raconte-t-elle, retentit dans tout mon être ; c'était sa voix ! c'était elle ! — Vous étouffez, je crois. — Pour moi je suis restée immobile, il ne m'est plus venu une parole. Elle m'a quittée. Je ne comptais plus rentrer dans le salon ; il n'y avait pas de raison pour que je sortisse de là M. de Clermont est arrivé en me disant : — Êtes-vous folle ? Mais vous ne regardez donc et ne réfléchissez donc jamais avant de parler ? — Oh ! mon cher, ce n'est pas le moment des sermons, lui ai-je dit, mais comment savez-vous cela ? — C'est elle qui vient de me conter ce qui s'est passé ; elle m'a dit : — Allez sur le balcon, vous y trouverez Mme de Lage que j'ai laissée un peu embarrassée ; et elle m'a conté votre méprise. — Il m'a assuré qu'elle n'avait pas l'air trop irrité, seulement fâchée de voir que quelqu'un qu'elle aime parlât d'elle comme cela. Il m'a fait rentrer, d'abord le froid venait : on allait fermer la fenêtre ; il fallait bien prendre un parti. Je me suis mise à faire les honneurs et à être aimable pour tout le monde d'une manière charmante.... Je redoutais le moment où nous nous trouverions en petit comité. Elle a été parfaite. Le soir elle m'a appelée pour me prier de raccommoder un ouvrage où elle s'était trompée de nuance. Jugez si je l'ai raccommodé de grand cœur ! Là assise sur un canapé à côté d'elle, en travaillant, je sentais les larmes me gagner ; j'aurais voulu lui sauter au cou, si nous avions été seules je n'y aurais pas résisté, mais il y avait encore trois ou quatre personnes. Elle a été se coucher de bonne heure ; elle nous a laissées dans le salon, de manière que je n'ai pas eu l'embarras du bonsoir. Vous sentirez vivement... toute ma souffrance de mon étourderie. Ne me grondez pas, je l'ai bien payée.... Je n'ai pas le courage de passer chez elle comme à l'ordinaire. Le lendemain, note Mme de Lage : Elle a été avec moi absolument comme à son ordinaire. Je suis si pénétrée de cette marque de bon caractère et d'une belle âme que s'il y avait moyen de m'excuser en m'abandonnant, je le ferais.

La princesse de Lamballe est à la torture. Ira-t-elle à Turin, partira-t-elle pour Paris ? MM. de Clermont-Gallerande et de La Vaupalière insistent pour le retour en France ; beaucoup d'émigrés souhaitent qu'elle les précède pour les y faire appeler. On croit que tout danger est écarté. Mme d'Amblimont le mande à Mme de Lage, sa fille. M. de Penthièvre écrit à sa bru que sa place est auprès de la Reine ; mais Saiffert, qui est bien renseigné, lui conseille de demeurer en Belgique, dût-elle invoquer le bienfait qu'elle retire de sa cure. L'autre jour, rapporte Mme de Lage, je la pressais pour Turin ; elle me dit : Vous conseillez bien à votre aise, vous n'y viendriez pas !Moi ! Madame, c'est affreux ce que vous me dites, plus ce séjour sera triste et isolé, plus je tiens à y être avec vous. Elle m'a embrassée ; elle a vu qu'elle m'avait outragée.

De plus en plus la princesse est sollicitée par Paris, sa tendresse plus que son devoir l'y attire invinciblement. Elle s'avance puis recule un peu, dit Mme de Lage ; ce qui lui donne un tort si elle le fait.... Au reste pour moi mon sort est fixé : tant qu'elle sera en danger et malheureuse, je ne m'en séparerai jamais. Elle me perce le cœur depuis hier. Elle écrit par ailleurs à sa mère : Ma sœur reste où elle est, et quoi que vous disiez c'est le seul parti qu'elle ait à prendre. Plaise à Dieu que l'on ne l'en fasse pas changer. J'ai laissé auprès d'elle, à Aix, des gens qui ont bien envie de la faire retourner pour qu'elle trouve le moyen de les faire revenir sans trop de honte ! Et ces deux lignes qui prouvent que Mme de Lage la juge bien : Pour elle, la pauvre chérie, ce ne serait que du dévouement pour sa belle-sœur (la Reine).

II est vrai, la princesse de Lamballe hésite : elle a peur de ce retour, elle a moins peur pour Marie-Antoinette que pour elle-même. Elle a le sentiment que la Reine lui survivra. Dans son testament elle parlera d'elle. Une phobie, une succession de paniques brisent son élan.

D'après Las-Cases, Marie-Antoinette aurait décidé la princesse à partir. Saiffert la conjure de ne pas bouger. Elle qui dans l'angoisse n'avait pas oublié la trahison de l'amitié, lors de la fuite de Varennes, est maintenant livrée sans défense à son idée fixe : rejoindre la Reine.

Elle est consciente de son acte : elle sait qu'elle marche à la mort. Elle aime pourtant encore le monde puisqu'elle a une créature à y servir. Elle écrit son testament, de longues pages dans lesquelles elle entend n'oublier personne. Son légataire universel sera le prince de Savoie-Carignan, son neveu ; elle désigne pour exécuteurs testamentaires MM. de La Vaupalière et de Clermont-Gallerande. Je supplie la Reine de recevoir une marque de reconnaissance de celle à qui elle avait donné le titre de son amie, titre précieux qui a fait le bonheur de ma vie et dont je n'ai jamais abusé que pour lui donner des témoignages d'attachement et des preuves de mon sentiment pour sa personne que j'ai toujours aimée et chérie jusqu'à mon dernier soupir. Elle la prie d'accepter sa montre à réveil, pour lui rappeler l'heure de notre séparation, celles que nous avons passées ensemble. Elle donne au duc de Penthièvre le portrait de Marie-Antoinette et celui de Louis XVI avec une bague qu'elle lui demande de porter souvent pour lui rappeler son union dans sa famille et sa tendresse filiale. Après divers autres legs, elle pense à ses gens de service, et elle pense aussi à Saiffert en lui laissant 30.000 francs pour l'Hôtel-Dieu. Elle songe à ses petits chiens, et en faveur des soins à leur prodiguer elle dispose de 150 livres. Elle a des terreurs devant la mort, des terreurs maladives, des épouvantes qu'elle formule indirectement : Je veux être enterrée dans la plus grande simplicité et point par des prêtres assermentés. Je veux être gardée trois jours et que mon médecin ou chirurgien m'examine pendant ces trois jours. Cette pièce est datée du 15 octobre. Le 29, elle s'en va, emmenant Mme de Ginestous qui, étant génoise, n'est pas supposée en danger.

Elle fait un voyage sans incident. Elle rencontre des gens qui fuient en sens contraire, à pied et en voiture. Le 4 novembre, les journaux annoncent son retour à Paris. Elle court chez la Reine. Elle la retrouve orgueilleuse, tendre, mais son beau sourire s'est effacé. Elle loge au pavillon de Flore, séparée de la Reine par le palier de l'escalier. Pour quelques jours elle se rend chez le duc de Penthièvre à Anet, du 14 au 18 novembre. Le duc l'approuve : Je loue fort l'attachement de ma belle-fille pour la Reine, dit-il en présence de Fortaire ; elle a fait un bien grand sacrifice de revenir auprès d'elle. Je tremble qu'elle n'en soit victime.

Sa conduite fut d'abord jugée généreuse par les émigrés. Mais encore que M. d'Allonville eût rapporté un propos d'elle : La Reine me désire, je dois vivre et mourir pour elle, la malveillance l'accusa de chercher son intérêt, de ménager sa situation pour n'être pas destituée de sa fonction après la Révolution. Elle rejetait loin d'elle ces calomnies. On l'a voulu, s'écrie-t-elle, vous verrez, par mon testament que j'ai fait là-bas, la destinée que j'ai prévue. Mais j'ai dû obéir, malgré toutes mes préférences, et je sais que je viens me précipiter à ma perte avec une Cour que je déteste.