CHARLOTTE DE CORDAY

UNE ARRIÈRE PETITE-FILLE DE CORNEILLE

 

CHAPITRE VI. — LE FERAI-JE ? NE LE FERAI-JE PAS ?

 

 

LE FERAI-JE ? NE LE FERAI-JE PAS ? — ELLE N'EST PAS ROMAINE : ELLE EST NORMANDE — UNE TRAGÉDIE DE CORNEILLE DONT LA DÉLIBÉRATION NOUS ÉCHAPPE — RAMENER LA PAIX — JUDITH ET CHARLOTTE DE CORDAY

 

CHARLOTTE DE CORDAY est une héroïne cornélienne, de la race de Corneille. L'acte qui termine sa vie est la plus tragique des tragédies de Corneille. Mais, tandis que dans le théâtre l'action est ramassée, que nous assistons à toute la délibération des personnages à travers la crise, et sans connaître le passé d'Émilie, non plus que de Pauline, l'histoire de Charlotte de Corday nous permet d'assister à l'évolution de son caractère, et c'est la délibération dans la crise cri nous fait défaut. Nous voyons le fait qu'elle accomplit et la volonté de l'accomplir, seulement. En d'autres ternies, nous avons le personnage tel que Corneille le concevrait, d'après le milieu, le temps et les circonstances : nous n'avons pas ce qu'il y ajouterait. C'est donc une tragédie de Corneille, non écrite par lui, mais vécue par son sang et dans sa race. Nous pouvons tout juste surprendre par quelques traits la nature et nous découvrons ainsi ce qu'il y a de plus normand chez Corneille.

Elle n'avait pas de confident, pas d'ami pour lui prêter une oreille complaisante et discrète. Elle est absolument seule. Au couvent, jeune fille, elle avait pris l'habitude d'imposer silence à ses élans, à la voix mime de sa vocation. Elle est arrivée à un état d'esprit voisin de la sérénité, en étouffant toute pitié sur elle-même, en transformant en énergie toute faiblesse, en oubliant le chagrin qu'elle allait causer à son père et à ses proches. Elle s'est mise d'accord avec elle-même et avec Dieu, elle est convaincue, en un mot, qu'en tuant Marat elle ne commettrait pas un crime, mais qu'elle remplirait son devoir. Elle disait, a rapporté Mme de M... : Je n'ai jamais compté la vie que pour l'utilité dont elle pouvait être. Conception austère qui ressemble à quelque maxime d'un philosophe qui contemple le monde de loin, à travers la vitre de son cabinet de travail. Mais quand on songe qu'elle va sacrifier son existence et qu'elle le sait, une telle formule sort de l'abstraction et, se présentant dans la réalité brutale, indique une victoire de l'âme sur la vie. Elle a donc été guidée par un sentiment qui la dépassait. L'horreur d'un homme l'amène à perpétrer un crime qui ressemble non à une vengeance, mais à un acte de justice. On lui prête ce mot : Je n'ai jamais détesté qu'un être au monde et j'ai fait voir avec quelle violence. Encore convient-il qu'une pareille haine, pour être efficace et ne point abaisser celui ou celle qui l'éprouve, soit inspiratrice d'héroïsme au même titre que l'amour, et que le regard, au lieu de se porter sur la victime désignée, s'en détourne avec dégoût pour chercher les opprimés qu'il s'agit d'affranchir. Marat en appelait chaque jour aux passions pour égarer les esprits, pour les fanatiser ; Charlotte de Corday prétendait éteindre ce flambeau d'anarchie et elle espérait qu'après avoir soufflé sur la flamme tout rentrerait dans l'ordre. Une sorte de joie s'est emparée d'elle, lorsqu'elle a Songé que tant d'innocents seraient épargnés et qu'il suffirait pour les sauver du sacrifice d'une femme. Dans sa lettre à Barbaroux, elle avoue presque ses alternatives de résolution et de doutes qui témoignent de sa pureté, non moins que de sa foi dans sa mission. Elle voulait venger l'humanité et prévenir la guerre civile. On a dit que c'était là de l'outrecuidance et que cette outrecuidance était signe d'aliénation mentale. Conclusion peu juste, si l'on examine les mobiles de la dernière heure. Pour maintenir sa décision, elle avait besoin vraiment de se convaincre qu'elle apportait le salut à son pays et qu'elle était désignée pour ce meurtre. Elle savait, à en croire Mme de Maromme, à quelle fin elle marchait : Celui qui se met à la merci d'une bête féroce s'expose à être déchiré par elle.

Augustin Leclère a raconté que jamais elle n'avait dit un mot de ses projets à qui que ce soit. Seulement quand on a cherché dans ses papiers, on a trouvé une note écrite de sa main et contenant ces mots : Le ferai-je ? Ne le ferai-je pas ? A ce témoignage — et pourquoi ne pas le tenir pour valable ? — s'ajoute celui de la femme Dominique, dont la mère était restée sept ans au service de Mme de Bretteville ; elle déclare qu'on découvrit chez Charlotte, derrière sa glace, un petit écrit brodé en soie : le ferai-je ou ne le ferai-je pas ? Il n'est nullement improbable que cet écrit ait existé et que dans sa chambre, environnée par le silence et par la nuit, pesant les mots, les yeux fixés sur eux, les méditant et ressassant pour épiloguer sa pensée, elle ait ramené son âme de l'agitation à l'obéissance.

Et maintenant, ce sont les dernières heures avant de quitter Caen. Elle a la tête bourdonnante du bruit de la ville, de roulements de tambour, de cris poussés par la foule. La revue passée par Wimpfen lui apparaît comme une hallucination. Elle entend les Girondins ; elle se souvient de sa rencontre avec Petion, de sa fière réponse à son scepticisme et à son dédain. Devant elle surgit la figure de Barbaroux ; elle reçoit ses lettres et le paquet qu'elle est chargée de porter à Paris... Le ferai-je ? Ne le ferai-je pas ?... Comment ne le ferait-elle pas ? Il est trop tard pour reculer. Et voilà toute son existence qui défile devant elle. Le Mesnil-Imbert, où elle courait au printemps petite fille le long de la pente, sous les pommiers en fleurs ; son grand-père qui la gâtait ; le château de Glatigny, dormant entre ses douves, où l'onde se plisse aux souffles de l'espace ; le visage de sa mère, épuisée par ses maternités, lui sourit et a l'air de lui barrer la route ; puis c'est la maison de la Butte Saint-Gilles, à Caen, où elle a rempli le rôle de servante, c'est son père qu'elle aime pour sa faiblesse, peut-être, c'est Éléonore qui a besoin d'elle, c'est le couvent de l'Abbaye-aux-Dames, où elle a appris à prier dans la crypte rythmique et à respecter les dix commandements... Le ferai-je ? Ne le ferai-je pas ?... Arrière, tentations fallacieuses ; arrière, toutes les tendresses et tous les charmes de passé qui lui livrent la guerre : non, elle ne cédera pas à son émotion, elle ne sera pas simplement une femme dont la destinée obscure se déroulera paisiblement dans cette époque de feu et de sang ; elle a été appelée : elle doit obéir à ses voix... La lueur obscure de sa bougie fait émerger de l'ombre le décor de sa chambre ; elle y a vécu, écrasée par le fardeau de son secret ; souvent, elle est remontée chez elle pour s'habiller avant de recevoir un de ses admirateurs... Cette pièce est recluse à l'égal d'un confessionnal où, chaque soir, après la journée morne, elle confiait à elle-même sa tentation vengeresse, qu'elle ne pouvait avouer à un prêtre. Demain, cette chambre sera vide ; les objets seront à leur place ; elle seule en aura disparu... Cruauté des attaches que nous créent les choses qui nous ont vus souffrir ! Peut-être une larme coule-t-elle le long de sa joue. Elle se sent abandonnée de tous, du ciel et de la terre. Elle a pitié d'elle-même. Il faudra mentir et le mensonge lui est odieux. Pourtant son maître Raynal lui a appris qu'on ne doit pas la vérité à ses tyrans... Le sang qui tache sa main est celui d'un monstre, mais ce monstre est une créature humaine... Le ferai-je ? Ne le ferai-je pas ?... Et voilà encore qu'atterrée elle songe à tant de victimes, aujourd'hui en prison, demain livrées au bourreau : le marquis de Faudoas, sa sœur, sa fille Éléonore qui a dix-huit ans, un frère de Rose Fougeron du Fayot, prêtre réfractaire, et son oncle à elle, Boussaton de Bellisle, et ce charnier grossira ; les cadavres des inconnus s'accumuleront sur les cadavres de ses amis et, en émergeant, hideuse, grimace la tête de Marat... Si cette tête tombe, l'humanité sera délivrée d'une plaie... Honteuse d'avoir tant hésité, elle sourira pour dire adieu à tout ce qui la rattache à la terre.

Il n'existe aucun document pour nous révéler ce qui s'agitait sous son front. Il ne reste rien, rien que ces mots cachés derrière sa glace : Le ferai-je ? Ne le ferai-je pas ? Elle n'a pas laissé de Mémoires, comme Mme Roland, montant à l'échafaud. Charlotte de Corday n'a pas le courage de se donner une attitude : elle lui est imposée et elle la subit. Rien de convenu en elle : aucune littérature. Mais son silence ne signifie nullement qu'elle ne s'analysait pas. Tout Normand, torturé par le génie de la création ou devant une décision qui engage son salut éternel, descend dans les ténèbres de son être intérieur. Voici cette femme qui a tout pesé, toutes ses raisons politiques et supérieures. Sa conscience est en paix. Par avance, elle a tué le remords, car elle a tout envisagé, avec une sorte de double vue ; elle n'a réalisé l'emploi de sa sereine énergie qu'après avoir mesuré toutes les conséquences de son entreprise. Avec Barbaroux, elle s'est entretenue dans le détail des moindres circonstances de son voyage : il la renseignait simplement sur une mission qui, pour être périlleuse, ne devait pas la condamner fatalement. Elle, elle appliquait — soyons-en sûrs — à sa certitude de mourir les conseils qu'il lui donnait. Elle se représentait les dangers qu'elle allait courir, elle acquérait l'habitude de garder un imperturbable sang-froid, qu'elle pouvait conserver seulement en s'imaginant par avance les faits susceptibles de se produire, et c'est pourquoi, lorsque sonnera l'heure de son supplice, sa présence d'esprit ne l'abandonnera pas, car elle aura l'impression d'avoir déjà vécu les événements, en rêve ou en réalité : ils ne seront plus pour elle ni surprise, ni inconnu.

Ce sont des arguments à sa taille qui ont déterminé ce service d'une grande cause allant jusqu'au sacrifice. Mais une fois découverts ces arguments ont été assaillis par les mille petits riens de la vie courante, qui ramenaient l'idée à leur niveau et qui risquaient d'user le courage, Si, après la revue du 7 juillet, Charlotte avait rencontré Marat et l'avait frappé, son acte n'aurait pas été moins réfléchi. Le délai qui lui a été imposé par ces deux nuits à Caen, par son long voyage, par ces journées à Paris la forçait à opérer un retour sur elle-même. Elle a traversé des heures d'agonie morale qui l'ont penchée sur le sépulcre entrouvert. Elle a dû empoigner corps à corps ses défaillances et les étrangler. Le triomphe sur ses faiblesses l'a portée au-dessus du reste des mortels. Tout ce qui survivait d'humain dans son caractère a disparu, tels toujours les héros de Corneille qui discutent avant d'être éblouis par le devoir par lequel leur est dictée leur conduite. Le suffit de la main d'une femme qu'elle jette à la manière d'un défi se perd dans le tumulte de ses sentiments. Elle a eu, pareille aux chevaliers du Moyen Age, sa veillée d'armes ; elle en est sortie la main ferme et tenant le poignard sans trembler.

A-t-elle prié ? Est-elle tombée à genoux et a-t-elle demandé un pardon anticipé pour le crime qu'elle allait commettre ? Dans ses dernières lettres, à. Barbaroux, puis à son père, elle n'invoque pas une seule fois le nom de Dieu. Aurait-elle rompu avec lui, elle qui avait pensé à entrer au couvent et à lui consacrer son existence ? Est-elle en révolte ou bien est-elle si humble qu'elle ne se juge plus digne de prononcer une oraison ? La pratique religieuse lui paraît tout ensemble trop élevée et arbitraire. Dans son procès elle déclarera qu'elle n'avait pas de confesseur à Caen. Elle a dû dire l'exacte vérité. Depuis que cette idée d'assassiner Marat s'était emparée d'elle, elle comprenait qu'il fallait, pour atteindre le but, ne plus songer à se présenter au tribunal de la pénitence. Un prêtre ayant reçu sa confession ne pouvait pas lui donner l'absolution. Or, elle considérait que sa résolution n'était pas un péché. Elle ne pouvait pas s'en accuser, puisqu'elle ne se sentait pas coupable ; pour sauver son pays, elle allait jusqu'à compromettre son salut éternel. Ce salut éternel l'aurait-elle offert pour la délivrance de sa patrie ? Aurait-elle consommé le plus lourd sacrifice en se tenant à l'écart de l'Église ?...

Mme G. de Villiers a raconté — Cabanès relate l'incident. — qu'au cours d'un dîner elle eut avec un général une conversation politique animée. Après s'être exprimée avec sa franchise habituelle sur les événements du temps, Marie (Charlotte) de Corday, excitée par la contradiction qu'elle trouvait chez sa cousine, lui (au général) aurait adressé ces paroles : Si vous étiez le dernier des républicains, je vous poignarderais... En même temps elle lui montrait un couteau qu'elle tenait à la main. Faut-il en conclure que l'obsession du meurtre a été pour quelque chose dans son acte ? Ce serait, semble-t-il, une erreur. Cette anecdote indique seulement la violence des passions chez Mlle de Corday et son idée de ne se laisser arrêter par aucun obstacle dans l'accomplissement de son dessein. Depuis le 31 mai sa volonté a cessé d'être théorique : elle est décidée non à commettre un crime, mais à frapper Marat, qui incarne toutes les horreurs de la Révolution, et à prévenir la guerre civile. Il lui suffisait — a-t-elle déclaré dans son interrogatoire — de quatre ans de crimes pour le lui faire connaître et elle n'avait pas besoin de savoir ce que les autres pensaient. Et elle ajouta que c'est elle seule qui a conçu le projet et qui l'a exécuté. Pour le former elle n'avait pas besoin de la haine des autres. Il lui suffisait de la sienne. La haine est négative, et si elle suscite des gestes vengeurs, elle ne crée pas des héros. Aussi fallait-il un autre mobile et positif pour déterminer Charlotte. Ce qu'elle hait, ce qu'elle veut abattre avec Marat c'est le tyran de la France. Elle n'admettait pas qu'il régnât sur son pays. Il est plus qu'un monstre politique, il est un monstre mythologique, une bête féroce ; elle va sauver des milliers d'hommes en renversant celui-là. Et ainsi elle ébranlera la Montagne et fera s'écrouler de leur trône et Danton et Robespierre. Qu'entendez-vous par ses crimes ? — Les ravages de la France... — Ce n'est pas son ouvrage à lui seul. — Cela peut être ; mais il a tout employé ; mais il a tout fait pour parvenir à la destruction totale. — En lui donnant la mort, qu'espériez-vous ? Alors elle prononce le mot qui a été son viatique et qui l'a soutenue dans le cruel débat avec elle-même : Rendre la paix à mon pays... Celui-là mort, les autres auront peur, peut-être. Elle raisonne donc avec sa logique normande, pour établir les fondements de sa passion héroïque. Elle se rend compte de l'impuissance de l'insurrection : dès lors, une femme fera ce que les autres n'ont pas pu faire. Voilà sa voie, son sort, sa destinée : elle avance dans la lumière de la paix qu'elle va répandre. Elle n'y cherchera pour elle aucune gloire. Elle rêve d'un grand coup à l'antique, frapper sur la Montagne, la Montagne métaphorique, puis elle disparaîtra. Elle se dispose comme un homme, comme une nihiliste ; elle est parfaitement calme, en paix avec elle-même : ne va-t-elle pas la donner cette paix ? Elle est sûre de son innocence. Elle ne doute pas de son droit.

Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis.

C'est une terroriste contre la terreur, une anarchiste contre l'anarchie. Mais voici la nouveauté de son caractère : elle n'obéit ni à un amour, ni à un fanatisme ; elle ne songe qu'au bonheur de rendre la paix. La veille de sa mort, elle écrira : Je jouis délicieusement de la paix, et ce sera, pour elle, la certitude du pardon que Dieu lui accorde.

Lors de son arrestation, on trouva sur elle l'adresse aux Français qui est son testament politique : Jusqu'à quand, ô malheureux Français, vous plairez-vous dans le trouble et dans les divisions... Pourquoi vous anéantir vous-mêmes pour établir l'édifice de la tyrannie sur les ruines de la France désolée... Ô France ! ton repos dépend de l'exécution de la loi ; je n'y porte point atteinte en tuant Marat ; condamné par l'Univers, il est hors la loi.

Corneille avait écrit :

Le ciel entre mes mains a mis le sort de Rome

Et son salut dépend de la perte d'un homme...

Mais si elle se sent désignée pour cet acte, elle ne l'achève pas d'un cœur insensible. Oh ! ma patrie, s'écrie-t-elle, tes infortunes déchirent mon cœur, je ne puis t'offrir que ma vie et je rends grâce au ciel de la liberté que j'ai d'en disposer. Elle n'est donc pas toute romaine : elle est femme et femme de son temps. Comme Polyeucte, elle abhorre les faux dieux ; comme Pauline, désabusée et touchée par la grâce, regardant l'œuvre accomplie par son mari, elle est prête à briser le reste. Et ses sentiments émus, ces sentiments de foi inspirés par l'amour, nuancent dans son âme ce qu'elle a de romain :

Le ravage des champs, le pillage des villes,

Et les proscriptions et les guerres civiles,

Sont les degrés sanglants dont Auguste a fait choix

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lui mort, nous n'avons plus de vengeur ni de maître ;

Avec la liberté, Rome s'en va renaître...

Ainsi, pour expliquer Charlotte de Corday jusque dans ses intentions, il faut encore et toujours en revenir à Corneille.

Ceux qui ont approché Mlle de Corday sont d'accord pour lui reconnaître une expression toute spirituelle de sérénité, de douceur, de cette maîtrise d'elle-même qui reflète la victoire après les grands combats. Elle était belle, écrit Vaultier, moins toutefois qu'on ne l'a dit et que ses prétendus portraits ne pourraient le faire penser. Ses traits étaient un peu forts. Ce qui avait surtout frappé en elle, c'était l'expression de sa physionomie toute empreinte de calme, de décence, de gravité. Telle la représente le portrait de Brard, qui l'esquissa, paraît-il, durant le trajet de l'échafaud. Il est réputé pour l'un des plus exacts, encore que les cheveux de Charlotte y soient bruns, alors que tant de témoignages sont là pour affirmer qu'ils étaient châtains. Ce portrait avait appartenu à la famille Philippe Belleville, puis à Mancel, ancien libraire-éditeur. Il figure aujourd'hui au musée de Caen, et, sur son verso, sont inscrits ces deux vers :

Tuer en guet-à-pend (sic) est un assassinat,

Les monstres exceptés ; par exemple Marat.

L'attrait de Charlotte venait de son charme et de sa voix, qui était harmonieuse et dont nul de ceux qui l'avaient entendue ne pouvait oublier le timbre grave et caressant. Rien chez elle de ces personnages figés dans leur pose tragique, comme si elle immobilisait leur âme. Si Mlle de Corday a recours à son ancêtre pour puiser la force dans son œuvre, elle ne néglige pas ses poèmes religieux et elle remonte aux sources. On prétend qu'après son départ on retrouva dans sa chambre une Bible ouverte sur l'histoire de Judith. Le récit était souligné.

Quand on parle de Charlotte Corday, arrière-petite-fille de Corneille, a écrit un historien normand..., et quand on cherche l'atavisme, c'est Émilie que l'on évoque, et les textes ne manquent pas à l'appui. Cependant, pour parler Brutus, ainsi que son aïeul, Charlotte, comme lui, était née chrétienne et en faisait profession. Elle avait appris à lire dans le sens de Corneille. La poésie et le roman ont alors déplacé la suggestion chez son oncle l'abbé de Corday et substitué Judith à la tragédie de Cinna. Ce sont des conjectures ; il n'y a point de preuves. Toutefois, il se rencontre dans les textes des concordances singulières... Pour devenir plus biblique que romaine, Charlotte cesse-t-elle donc d'être cornélienne ?

Elle avait lu des même yeux qui avaient suivi la vengeance d'Émilie ces vers tracés de la même main qui avait écrit Cinna :

Holopherne préside à ce barbare effort...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Que résouds-tu, Judith ? Qu'oppose pour remède

L'amour de ta patrie à de si grands malheurs ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Belle et forte Judith qui sauves d'Holopherne

Ta chère Béthélie et tous ses habitants...

Ces vers se trouvent dans les Louanges de la Sainte Vierge, présentées d'après saint Bonaventure, en beaucoup de figures du Vieil et du Nouveau Testament par Pierre Corneille.

 

Il y a, indique Vatel, entre Judith, Jeanne d'Arc et Charlotte Corday un trait commun : toutes trois ont la même préoccupation, remarquable chez une femme, du salut public : toutes trois sont profondément touchées par le danger de la patrie. Toutes trois sont résolues à s'immoler pour elle. Mais Judith a sauvé sa tête ; Jeanne d'Arc défend la sienne les armes à la main ; Charlotte l'a sacrifiée au bourreau.

Dans la préparation morale de l'acte, il y a d'autres similitudes. Ce n'est pas en vain que Charlotte avait ouvert l'histoire de Judith. Elle y lisait : Car celui qui était puissant parmi eux n'a pas été renversé par la main des jeunes hommes, il n'a peint été frappé par tes Titans, et les géants d'une hauteur démesurée ne se sont point opposés à lui, mais Judith, fille de Merari, l'a renversé par la beauté de son visage... Mais le Seigneur tout-puissant l'a frappé. Il a livré leur général entre les mains d'une femme, et c'est par elle qu'il lui a ôté la vie. Alors, peut-être, Charlotte conçut-elle son projet de jouer de sa séduction, de griser les sens de Marat, d'exposer sa pudeur à elle aux pires outrages, et de le renverser par sa beauté. Une femme comme elle est capable de ces sacrifices, les plus durs à accomplir, d'autant plus capable qu'ils la jettent dans le tourbillon de la vie, sans lui laisser le temps de se ressaisir. Elle devait être d'autant plus prompte à user de procédés contraires à sa nature qu'il lui en coûtait davantage pour les employer. C'est le même sentiment qui pousse une religieuse, affectionnant les enfants, à soigner des vieillards déplaisants, afin que soit plus complet le don d'elle-même. Peut-être y avait-il autre chose encore dans la pensée de Charlotte. Le Normand est traversé de doutes. Sa certitude lui vient avec l'idée ou le fait qui le domine. Il a besoin d'un élan initial pour partir et cette impulsion lui est communiquée par une de ces secousses brusques qui le touchent comme la grâce ou le frappent comme la foudre. En lisant ces versets, Charlotte dut se souvenir de ce qu'elle plaisait ; elle pouvait se croire sinon irrésistible, du moins assez douée de charmes pour captiver un tyran qui était réputé dans les milieux girondins pour l'attrait qu'exerçaient sur lui les femmes. La certitude d'être belle communiquait à Charlotte de l'assurance et elle se disait, dans son for intérieur...

 

Manque les pages 154 et 155