CHARLOTTE DE CORDAY

UNE ARRIÈRE PETITE-FILLE DE CORNEILLE

 

CHAPITRE V. — LES GIRONDINS À CAEN.

 

 

EFFERVESCENCE À CAEN — ORGANISATION DE LA RÉSISTANCE — WIMPFEN — BOUGON—LANGRAIS — LA DÉPUTATION DU CALVADOS — ARRIVÉE DES GIRONDINS — VISITES A BARBAROUX — REVUE DU 7 JUILLET PAR WIMPFEN — LE MOT DE PÉTION — LETTRE A M. DE CORDAY

 

DANS ses Mémoires, Wimpfen prétend que l'acte de Charlotte a été déterminé par l'influence de cinq Girondins réfugiés à Caen. Du propre aveu de Charlotte, l'idée lui en était venue avant l'arrivée des députés dans le Calvados. Sa résolution a été entretenue par le mouvement de la ville et par certains propos qui pouvaient l'enhardir. Mme de Grandchamp ne cessait, en particulier, de soupirer en sa présence : Comment peut-on souffrir tous ces monstres, tous ces excès ? Il n'y a donc plus d'hommes ? De telles paroles ont dû émouvoir la jeune fille, davantage la progression des événements qui avaient bouleversé la ville.

Après la fuite de Varennes, Caen avait manifesté une grande effervescence. Les cocardes tricolores de nouveau avaient reparu et il y eut dans la campagne des châteaux pillés, ce qui obligea les châtelains à chercher un refuge dans la cité.

Déjà l'assassinat du vicomte de Belzunce avait, sans ébranler sa foi républicaine naissante, disputé l'enthousiasme de Charlotte à certain dégoût pour les violences. Puis, elle avait vécu de son idéal, dans l'antiquité qui lui offrait un asile. Après l'arrestation de la famille royale — on l'apprit à Caen le 16 août — ce fut le massacre de Bayeux, procureur général-syndic du département. Il avait été secrétaire de Necker. Avocat, il était l'auteur de divers essais littéraires ; on l'estimait pour sa douceur et pour son éducation. Il fut accusé d'avoir correspondu avec les émigrés. En vain, Mme Bayeux — elle allait être mère se hâta vers Paris pour le disculper. Elle atteignit la capitale le 5 septembre, dans la nuit : on lui assura que le prisonnier retrouverait sa liberté dès le 6. Mais l'ennemi avançait contre la France. On criait à la trahison. Les massacres de septembre semblaient avoir excité l'appétit du sang. C'est alors que Bayeux libéré se présenta devant la foule. Elle hurla en l'apercevant. Il serrait son jeune fils dans ses bras. On le lui arracha. Sa tête coupée et balafrée de coups de sabre fut promenée par la ville.

Le 5 novembre, une échauffourée violente s'était produite entre les partisans des prêtres constitutionnels et ceux des prêtres réfractaires. Le curé de Saint-Jean, qui appartenait au groupe de ces derniers, avait été interrompu cependant qu'il disait sa messe. Sur le terrain étaient restés un mort et des blessés. A Verson, il s'était agi de l'arrestation d'un prêtre réfractaire pour avoir récité l'office.

Enfin l'exécution de l'abbé Combault, le 5 avril, avait en lieu sur la place Saint-Gilles. Ces étapes locales menèrent le département à l'état d'opinion qu'il allait manifester en mai 1793.

Le 13, il se prononce contre la Montagne. Le nom de Marat est cité comme celui du meneur de la Révolution. Évreux désigne le notable Gardenbois et le maire Chaumont pour préparer l'action : à Caen se forme l'Assemblée centrale de résistance. Dans un document que Charlotte a connu, on lit : Toi, Pache, et tous les tiens, et tes municipaux et tes Cordeliers, et tes femmes révolutionnaires, et tous, tous, vous nous répondrez sur vos têtes nous ne disons pas seulement d'un mouvement qui déterminerait l'assassinat des représentants captifs, mais de toutes les espèces d'accidents qui pourraient, en apparence d'une manière moins violente, terminer leur vie. Romme et Prieur, les délégués de la Convention, sont internés au château de Caen. Cependant, il y a deux partis dans la cité, l'un royaliste et l'autre Girondin. Charlotte rêve de devenir le chef du parti de la conciliation qui n'existe pas en fait. Orgueil ? non pas : le besoin de servir et, peut-être, de transformer en énergie effective et efficace le courant des discours.

Un commencement d'organisation se dessine dans le département : tous les soirs, les cinq arrondissements de la ville — les sections — tenaient une assemblée dite réactionnaire. De l'une d'elles partit une adresse anonyme — en réalité elle eut pour auteur Samuel Chardy de Lafosse (aîné) et fut rédigée par Frédéric Vaultier à qui en fut attribuée la paternité — et cette adresse, inspirée par les circonstances, provoquait violemment le peuple à s'insurger. Le principe d'un soulèvement fut décidé dès le 7 juin, avant le retour des dix commissaires envoyés à la Convention. Ceux-ci s'étaient trouvés devant le fait accompli et rentraient de Paris avec un rapport sur l'attentat du 31 mai. Ce rapport parut suffisant pour déclencher le fédéralisme du Calvados.

Il convenait de constituer l'assemblée qui prendrait la direction du mouvement. Elle fut composée par la réunion des trois autorités administratives du département, du district et de la commune, auxquelles s'adjoignirent les délégués des sections. Pour le chef militaire, le choix se porta sur le général Wimpfen. Il s'était illustré aux sièges de Mahon et de Gibraltar et, depuis la paix, il résidait dans sa propriété de Normandie. En 1789, il était député de la noblesse à la Constituante et s'était allié au Tiers état. Encore qu'il fût l'auteur de la protestation contre la majorité de la noblesse qui tenait à rester séparée et qu'il eût été de ce fait du côté des révolutionnaires, il se montra modéré et les suivit avec précaution. Quand il s'agit de réorganiser la monarchie, il se prononça pour une monarchie démocratique. Après avoir participé à la publication du Livre Rouge et rédigé divers rapports militaires, il reprit un commandement dès que la guerre fut déclarée et défendit Thionville contre les émigrés. Le 20 septembre 1792, l'Assemblée Législative décréta qu'il avait bien mérité de la patrie. Il refusa de devenir ministre de la Guerre et accepta de commander l'armée des côtes de Cherbourg. Il était réputé brave, mais faible ; il était soldat avant tout : il était fait pour entraîner des troupes, non pour entrer dans la politique. On affirmait qu'il manifestait de l'aigreur à ceux qu'il servait, alors qu'il témoignait de la modération à ses adversaires.

S'ils n'étaient pas exempts de courage, les chefs civils manquaient de caractère. L'organisation était établie moins sur l'ordre que sur la bonne volonté. Parmi eux Bougon-Langrais se distingue par ses qualités morales. Procureur-syndic depuis 1792, après le massacre de Bayeux, il était doué d'une grande facilité de parole et d'un esprit fin et délié. Dès le début du mouvement, il se déclara partisan de l'insurrection et se présenta aux sections. Après le retour des dix commissaires, il eût préféré se tenir à l'écart et il argua de sa santé pour ne pas paraître à la réunion. Il était trop tard pour reculer. On le relança chez lui et le porta dans un fauteuil à l'assemblée. Il marcha, dit Vaultier, loyalement dans la voie ouverte. Délégué pour présider l'Assemblée fédérale de l'Eure, il reçut, au moment même où il exerçait sa fonction, des ordres émanant du Tribunal révolutionnaire de Paris, sous forme d'un avis que Fouquier-Tinville, accusateur public, adressait pour affaires de service au procureur général-syndic du département du Calvados, actuellement à Vernon. Les Montagnards espéraient-ils donc — Mancel se le demande — jusqu'à la fin ramener à eux sans combat les insurgés du Calvados ? Malheureusement, toutes les belles qualités privées de Bougon-Langrais ne faisaient pas de lui un chef capable de s'emparer de Paris. Et ce n'est pas le bon vieux Delarue, officier municipal, qui pouvait prendre ce commandement. Certainement, Charlotte avait rencontré cet estimable et estimé magistrat chez sa tante. Peut-être avait-elle ri de lui et l'avait-elle, avec ses amis, surnommé Voyons, parce qu'il répétait constamment ce mot dans la conversation, et peut-être le regardait-elle à travers les caricatures qui avaient assuré sa popularité et qui le montraient sur les murs de la prison de Caen.

La Convention n'aurait pas grand mal à vaincre de tels adversaires. Dès le mois de mai, avant qu'éclatât l'émeute, elle avait envoyé dans le Calvados deux commissaires, Romme et Prieur, qui devaient travailler en faveur de la Montagne. Ils décourageaient le peuple, démolissaient les Girondins et ils effrayaient par les représailles dont ils menaçaient en cas d'échec. A cette propagande, l'assemblée avait répondu en nommant des agents pour soutenir l'émeute.

Pouvait-elle compter sur l'appui certain de la députation du Calvados ? Cette députation se rattachait à la lignée girondine. Le procès du Roi l'avait divisée. Sur les treize membres qui la composaient — l'abbé Fauchet, Dubois, Dubais, Lomont, Henri Larivière, Bonnet de Meauty, Verdon, Doulcet de Pontécoulant, Taveau, Jouenne, Desmont, de Cussy, Legot et Philippe Delleville — quatre seulement avaient voté la mort de Louis XVI et avec restrictions. Plusieurs d'entre eux étaient animés de haine contre la Montagne. On pouvait craindre que leurs noms ne fussent inscrits sur une liste de proscription. Ce motif ne fut pas étranger à la réclamation des corps administratifs du département, puis à l'explosion du mouvement insurrectionnel. Le 31 mai eut sur cette députation une répercussion diverse. Entre autres, Larivière, membre de la Commission des Douze qui enquêtait contre la Montagne, s'enfuit à Caen, où il séjourna d'ailleurs peu de temps. Cussy fut de ceux qui entraînèrent les proscrits dans le Calvados ; ils le suivirent ensuite en Bretagne et il partagea leur sort. Prudemment, l'abbé Fauchet renonça de son gré à exercer son mandat de député.

La ville est, en pleine effervescence. Un souffle héroïque et guerrier parcourt ces vengeurs théoriques de la liberté. Chacun semble prêt à accomplir le sacrifice, mais l'organisation de la campagne se fait lentement et permet à tout le monde de réfléchir, à. l'instant de s'embarquer pour l'aventure. L'atmosphère est énervée, lourde, et voici que débarquent à Caen, où ils cherchent un refuge, les dix-huit Girondins que Buzot, Normand d'origine, amène à sa suite dans sa province. Avec lui arrivent Lanjuinais — qui ne fera que passer — Barbaroux, Bergoing, Boutidour, de Cussy, Duchâtel, Giroust, Gorsas, Guadet, Kervélégan, Larivière, Lesage (Eure-et-Loir), Louvet, Malan, Mallevault, Petion, Salles et Valady. Trois jeunes gens non députés et connus par leurs écrits politiques les accompagnent : Cirey-Dupré, Macherma et Rouffe. Ils s'installent à l'hôtel de l'Intendance. Il ouvrait les larges battants de la porte cochère sur une grande cour pavée, d'aspect solennel, au milieu de la rue des Carmes, qui est perpendiculaire à la rue Saint-Jean, où elle aboutit presque en face du numéro 138, domicile de Mme de Bretteville et de sa nièce. Wimpfen raconte qu'il veilla à ce qu'ils fussent tous logés dans un même immeuble, afin de pouvoir mieux les observer. Il s'était rendu compte, sans tarder, que Petion et Buzot avaient des secrets, et que tous, sans exception, se défiaient de Valady et de Duchâtel. Entre eux, des intrigues, mais pas un homme d'action. Ils semblent bons à faire seulement des discours. Toute leur énergie se dépense en paroles. Ils lancent une proclamation au peuple, pleine d'utopies : La force départementale qui marche sur Paris ne va pas chercher des ennemis à combattre ; elle va fraterniser avec les Parisiens ; elle va raffermir la statue chancelante de la liberté. Ils entendent rétablir la paix avec un gouvernement régulier de la République. Les lois ou la mort, telle est leur devise. Ils sont bouffis d'illusions sur l'accueil enthousiaste que fera, d'après eux, la capitale à leur armée. Ils se grisent de mots, de flatteries. Salles — dit encore Wimpfen — faisait des brochures que ses collègues appelaient des Provinciales, le comparant ainsi à Pascal, et cela lui faisait tant de plaisir qu'il ne doutait plus de l'effet de ses brochures. Ils sont courageux, plus vaniteux encore. Ce sont de pauvres politiques. Il leur manque le sens des réalités et le cynisme. Leur action se borne à exciter le patriotisme des Normands et à exercer leur art oratoire, cependant qu'ils envoient à la bataille des gens enflammés par leur éloquence. Ils publient des libelles, exprimant la lassitude du règne de Marat, de Robespierre, de Hanriot, de Fouquier-Tinville et des couplets se chantent sur l'air de La Marseillaise, dont Cirey-Dupré est le médiocre poète. Ils valent d'être cités :

I

Enfants de la fière Neustrie,

Courageux défenseurs des loix,

C'est vous qu'implore la patrie ;

Levez-vous, marchez à sa voix.

Rappelez-vous l'antique gloire

Des héros en vous renaissants,

Allez cueillir aux mêmes champs

Tous les lauriers de la victoire.

Aux armes, citoyens ! Terrassez les brigands !

La loi, c'est le seul cri, c'est le vœu des Normands.

II

Sur la Montagne parricide,

Trône de nos nouveaux tyrans,

L'anarchie à l'œil homicide

Prononce ses arrêts sanglants ;

Elle foule d'un pied rebelle

Du peuple les augustes droits,

Et le sceptre sacré des loix

Tombe sans force devant elle.

Aux armes, etc.

III

Républicains, votre énergie

A-t-elle triomphé des rois

Pour voir une autre tyrannie

Vous dicter de honteuses lois ?

Quoi, le farouche Robespierre,

Serait l'arbitre de l'État ?

Quoi, Danton ! Quoi le vil Marat

Régneraient sur la France entière ?

Aux armes, etc.

IV

Paris, ville longtemps superbe

Gémit sous le joug odieux,

Bientôt on chercherait sous l'herbe

Ses palais, ses murs orgueilleux.

Mais vous marchez, Paris respire,

Les brigandes pâlissent d'effroi,

Sur eux le glaive de la loi

Brille et le despotisme expire.

Aux armes, etc.

V

Saintes loix, liberté, patrie,

Guidez nos bataillons vengeurs.

Nous marchons contre l'anarchie,

Certains de revenir vainqueurs.

De septembre, tristes victimes,

Vos bourreaux vont être punis ;

France, tes lâches ennemis

Vont enfin expier leurs crimes.

Aux armes, etc.

VI

Pour la ville de Caen :

Cité républicaine et fière,

Caen, sois la Marseille du Nord ;

Porte toujours sur ta bannière

Les signes de Loix et de Mort.

Dans ton enceinte hospitalière

Tu reçus nos représentants,

Ah ! Qu'aux Français reconnaissants

Ta gloire à jamais sera chère.

Aux armes, etc.

Enfin, il y avait une dernière strophe, recueillie par Louis Dubois et qui ne figure pas dans le texte imprimé :

Le Calvados à l'Orne :

Par l'amitié, par la nature,

L'Orne liée au Calvados

Baignera de son onde pure

Un pays fertile en héros.

Quand les lauriers de la victoire

Auront couronné nos efforts,

Jurons de venir sur ses bords

Chanter notre commune gloire.

Aux armes, etc.

Pour qu'un aussi pauvre lyrisme ait pu entraîner des hommes au combat, il fallait vraiment que les esprits fussent bien surexcités. Cette excitation cérébrale n'était guère favorable pour se préparer à marcher sur Paris qui s'apprêtait à recevoir ses défenseurs.

Ainsi, les Girondins, à Caen, se bornèrent à déverser sur la foule des torrents d'éloquence. Le plus clair de leur action se passe en gestes déclamatoires. Wimpfen et son adjoint, Puisaye, ne trouveront pas auprès de ces collaborateurs politiques d'autres ressources. Sur la suggestion de Buzot, ils se sont engagés dans le mouvement insurrectionnel avec l'espoir de venger le 2 juin. Ils concertent leur plan de bataille et prétendent encercler Paris par une manœuvre dont Bordeaux sera le pivot et en engageant l'attaque par l'aile gauche. Les hostilités partiront d'1vreux. L'assemblée des députés réunis est convoquée à Caen pour le 13 juin. Déjà, à l'Hôtel de Ville fonctionne le comité qui chargera Wimpfen et Puisaye de libérer la Convention.

La société riche de la ville est suspecte de vouloir saisir cette occasion pour rétablir l'ancien régime. Les réfugiés girondins sont sincèrement républicains. Ils rêvent d'une révolution qui n'usera pas des procédés révolutionnaires, d'une révolution où le sang ne coulera pas, d'une révolution où la seule effusion sera celle des discours toujours prêts à jaillir. Et, de fait, ils parlent de plus en plus. Au surplus, ils ont peu de part à la préparation : ils entrent dans une organisation qui était établie et constituée avant leur arrivée et ils se contentent d'abandonner la direction de l'affaire aux mandataires directs de la population. D'un commun accord, on s'en remet à Wimpfen du soin de faire éclater l'insurrection.

Au début des manifestations, il avait été convié par le Comité de Salut public, afin de lui fournir quelques explications sur sa conduite. Il répondit par une lettre de rodomontade, exigeant la révocation de tous les décrets depuis le 31 mai, sinon il menaçait de marcher sur Pais avec une armée de 60.000 hommes, Normands et Bretons. Cette armée était assez importante, mais sur le papier seulement. En réalité elle se réduisait à deux noyaux de cavalerie, les Dragons de la Manche et les Chasseurs de La Bretèche ; à trois bataillons bretons, Ille-et-Vilaine, Morbihan et Finistère, et à des contingents normands venus d'Évreux, Caen et Bayeux. En outre, il disposait de quelques pièces de campagne et d'un élément peu nombreux commandé par un chef de bataillon. La plus grande partie des troupes fut rassemblée à Évreux sous les ordres de Puisaye. Wimpfen gardait le reste en réserve à Caen. Chacun des corps est coiffé d'un chapeau tricolore ; les bataillons bretons sont bien équipés et remplis d'ardeur. Leur enthousiasme tombe vite devant le manque d'organisation. Le premier coup de feu n'était pas tiré, que déjà les soldats se plaignaient et criaient qu'on les avait trompés.

Enfin, le 13 juin les administrateurs du district de Bayeux rédigèrent et adressèrent à tous les citoyens placés dans leur ressort une proclamation :

Citoyens,

Une faction désorganisatrice a formé le projet de rétablir la royauté que nous avons détruite, sous les formes hideuses de la Dictature et du Triumvirat. La majorité vertueuse de vos représentants est forcée de délibérer sous la hache des assassins ; une municipalité séditieuse, secondée par des ministres corrompus et déprédateurs, qui s'est entourée d'un amas impie de brigands qu'elle soudoya avec les trésors de la République et qu'elle alimente du sang du peuple, ose enchaîner la volonté nationale.

C'est sur les ruines sanglantes de la Patrie que des conspirateurs insensés veulent élever cette tyrannie monstrueuse.

Ils ont juré de vous dominer ou de vous livrer aux despotes étrangers. Citoyens habitants des campagnes, vos administrateurs ont cru devoir vous éclairer sur la sainte insurrection qui de toutes parts se manifeste contre ce nouveau genre d'oppression. Tous les départements, par un mouvement spontané, se lèvent avec l'indignation et la majesté qui conviennent à un peuple libre pour renverser le système impie de sang et de désorganisation qui, par les longs malheurs de l'anarchie, amènerait infailliblement le retour honteux du despotisme.

Une armée formidable, composée de véritables amis de la République, va marcher sur Paris, ou plutôt contre les brigands qui règnent sur cette cité, fameuse par la terreur des proscriptions. Défiez-vous, citoyens, des agitateurs qui chercheraient à égarer votre opinion sur les grands mouvements qui vont s'opérer pour le salut public. Vous savez si nous sommes attachés à la République ; avec vous nous voulons la liberté et l'égalité, la République une et indivisible ; mais nous voulons aussi une constitution et des lois, nous voulons que les propriétés et la souveraineté du peuple soient respectées. Nous détestons les anarchistes, parce que les anarchistes sont d'accord avec l'aristocratie qui se réjouit de nos troubles, de nos divisions, mais que vous allez bientôt terrasser par votre ralliement aux véritables principes. Citoyens, calmez vos inquiétudes sur la liberté, elle triomphera de tous ses ennemis ; rallions-nous autour d'elle, jurons une guerre implacable à tous les tyrans.

 

Cette grandiloquence paraissait la meilleure pour émouvoir l'âme de cette région. Le paysan y est nettement resté conservateur et libéral. Il aime la paix, — sa paix et sa tranquillité. Mais il ne faut pas toucher à sa propriété. Il en est le gardien jaloux. Pour mieux la protéger, il l'entoure de haies qui la cachent même aux regards des indiscrets, seraient-ils inoffensifs. En lui disant qu'il s'agissait de défendre son bien, on était assuré d'éveiller de sa béatitude placide le plus posé des campagnards, bien mieux qu'en en appelant à ses sentiments ou à ses principes.

Toutefois, pour renforcer la voix de ce premier appel, le 27 du même mois, l'Assemblée générale du Calvados, formée des députés des assemblées primaires, des sociétés républicaines du département, ainsi que des autorités constituées réunies, lança une nouvelle proclamation :

Citoyens,

En nous chargeant de pouvoirs extraordinaires et sacrés que nous exerçons en votre nom pour le salut de la République, vous avez juré de combattre toutes les tyrannies, de marcher contre les brigands dominateurs qui ont outragé le peuple, envahi ses pouvoirs et dilapidé sa fortune. L'Assemblée générale du Calvados, impatiente elle-même de répondre à vos vœux, vous ouvre la carrière, en commençant ses travaux. Soldats de la liberté, le moment est venu de faire retomber sur la tête des brigands tout le poids de leurs crimes. Couvrez-vous de vos armes : marchez. Un cri d'indignation s'est fait entendre. Tous les républicains se lèvent à la fois. Citoyens, hâtez-vous : les hommes libres du Calvados ne doivent pas être au rendez-vous les derniers.

Les fiers Bretons vont vous suivre ; leurs bataillons s'ébranlent ; dans quelques jours ils fraterniseront avec vous. Déjà beaucoup de vos frères marchent en avant-garde sous la bannière du Calvados, ils vous appellent.

 

Le 18 juin, Barbaroux, qui a rejoint ses collègues le 15, fait afficher un placard contre Marat. Il en appelle aux Marseillais et à la province, il invoque le sentiment national pour le salut de la liberté. Il désigne, après avoir dénoncé Robespierre, les misérables gorgés d'or, et, dans leurs superbes voitures, ils nous accusaient de corruption, nous qui vivions du pain des pauvres et parcourions les rues en vrais apôtres de la liberté. Ces massacreurs de septembre sont les associés de Pitt ; ils ont créé l'antagonisme entre le Nord et le Midi : Français, poursuivit Barbaroux, levez-vous et marchez sur Paris, non pour battre les Parisiens, mais pour les délivrer, pour protéger l'unité de la République indivisible... Le rendez-vous est à Paris... que celui-là périsse, maudit du ciel avec toute sa race, qui parlera, écrira, pensera contre la République une et indivisible. C'est une excitation sanguinaire, dans un langage qui sent la culture et les tragiques grecs : dans l'esprit de l'auteur — toute considération littéraire mise à part — c'est l'expression du désir non d'une attaque contre la Convention, mais d'une défense de l'Assemblée. Il signe : Barbaroux de Marseille, député par le département des Bouches-du-Rhône à la Convention nationale, expulsé par la force du poste où l'avait placé la volonté du peuple. Enfin, le 30 juin, le manifeste de Wimpfen annonçait le prochain châtiment des coupables auteurs du 31 mai et du 2 juin, qui avaient arrêté les députés, sous la menace de leurs canons, et qui, par l'organe du plus vil des hommes, avaient tenté de donner un dictateur à la nation.

C'est au milieu de cette effervescence que Charlotte de Corday va passer ses derniers jours à Caen.

Elle avait appris avec joie l'arrivée des Girondins. Leur légende les précédait. Elle les connaissait par leur réputation. Elle avait suivi leurs gestes politiques et, peut-être, admirait-elle Mme Roland et avait-elle ouï parler de son amour pour Buzot. Si peu romanesque qu'elle fût, lorsqu'il s'agissait d'elle-même, elle était douée d'une imagination prompte à s'emporter et qui, dans les circonstances politiques et morales qu'elle traversait, haussait au rang d'une tragédie cornélienne les aventures d'amour même banales. Elle considérait ces exilés comme les sauveurs de la Patrie qu'elle attendait. Ils apportaient le salut. Elle déteste les crimes d'alors : ils les vengeront. Déjà, elle hait ces anarchistes que dénoncent les proclamations et elle les définira au cours de son procès : Ceux qui cherchent à détruire toutes les lois pour établir leur autorité. Jusqu'alors, elle connaissait les événements seulement par la lecture des journaux, et voilà qu'elle aperçoit les héros mêmes du drame : les faits s'animent rétrospectivement pour elle. N'assiste-t-elle pas de sa personne aux séances de la Convention ? Marat ne lui apparaît-il pas, tel qu'il fut le 24 avril, débraillé, vêtu de sa houppelande, le col ouvert, les cheveux hérissés et en désordre, les yeux dilatés, l'injure à la bouche, les pistolets à la ceinture et les jambes nues dans les bottes qui les couvrent à demi, porté en triomphe sur les épaules d'une foule hurlante ? N'est-elle pas là, ce 31 mai, ne pleure-t-elle pas sur la déroute des Girondins ? N'entend-elle pas, le 2 juin, le tocsin que fait vibrer ce monstrueux Marat ? Ne se tient-elle pas derrière lui, le poignard levé, prête à le frapper ? Quelle main arrête le geste libérateur de la sienne ? Devant le désarroi de l'Assemblée, elle éprouve un sentiment de tristesse mêlé de dégoût : ces hommes obligés de fuir essayent d'échapper au massacre ; ont-ils donc peur ? N'y a-t-il donc plus rien à tenter pour les sauver et avec eux le pays ? L'angoisse d'être déçue le dispute dans son âme à l'avidité d'approcher ces Girondins, dans la vertu desquels elle veut avoir confiance, à moins qu'elle ne les ait jugés depuis le 31 mai, depuis le jour où ne voyant pas surgir un homme, elle a pris sa résolution.

Dans son interrogatoire, elle a répondu qu'elle ignorait s'ils tenaient des séances publiques et qu'elle n'y a point assisté. Pourquoi s'y serait-elle rendue ? Elle savait, par tous leurs écrits, qu'ils voulaient rappeler le peuple à l'unité de la République. Ce n'est pas leurs discours qu'elle désire entendre : elle rêve de participer à leurs entretiens, de les juger de près, de lire en eux. Tous les jours, maintenant, elle descendait au premier étage chez Mme de Bretteville et de la fenêtre la plus rapprochée, celle — précise Demiau de Crouzilhac — qui éclairait un petit cabinet pratiqué au bout d'une alcôve, elle plongeait dans la rue des Carmes. De là, elle suit des yeux les mouvements de la foule qui se porte en masse à l'hôtel de l'Intendance. Du haut du balcon, les Girondins prononcent de vibrantes harangues. Peut-être l'éclat de leurs voix se brise-t-il contre la vitre derrière laquelle Charlotte de Corday les regarde...

Elle vit passer Lanjuinais comme une ombre. Elle ne lui adressa point la parole. Le perfide Chabot réussit à glisser le nom de Lanjuinais dans le procès-verbal des interrogatoires de Charlotte. Elle aurait déclaré l'avoir approché à Caen. A quoi le Girondin de répondre : Elle a pu sans doute m'y apercevoir, si elle était dans la commune lors de mon passage et si quelqu'un me fit connaître à elle, mais je ne l'ai pas vue. Dans une note, Vatel s'est ingénié à fixer ce point d'histoire. Il y est dit que Lanjuinais fait allusion à un procès-verbal des interrogatoires de Charlotte de Corday, rédigé par Chabot qui fut bien, en effet, l'un des commissaires délégués par la Convention pour la questionner, mais que dans son rapport il ne parle pas de Lanjuinais. Par contre, Drouet, autre commissaire, a l'air d'affirmer qu'elle a entretenu des relations avec ce Girondin. Mais, observe Vatel, ces rapports ne sont pas dans l'interrogatoire qui forme une pièce distincte dont la Convention a ordonné l'impression et dont malheureusement nous n'avons pu retrouver la trace. Charlotte, dans son premier interrogatoire, ne prononce pas le nom de Lanjuinais : elle ne le nomme pas non plus dans le second devant Montané. Mais devant le Tribunal révolutionnaire, à cette question : Quels députés avez-vous vus ? elle répond — Compte rendu du MoniteurLarivière, Kerviligan, Guadet, Lanjuinais, Petion, etc. Or, dans les bulletins de l'Assemblée de résistance publiés à Caen, on lit dans le compte rendu de la séance du 30 : Lanjuinais, représentant du peuple et l'un des proscrits qui est venu se jeter dans les bras de ses frères du Calvados, a été introduit dans l'assemblée au milieu des plus vifs applaudissements. On sait que Charlotte fréquentait ces réunions. Elle a donc pu voir Lanjuinais, lui parler à l'issue de la séance, etc. Car elle dit plus loin : Je n'étais liée d'amitié avec les députés du Calvados, mais je parlais à tous.

Il est à remarquer que Vatel met ici Charlotte de Corday en contradiction avec elle-même. A son procès, elle a déclaré formellement qu'elle ignorait s'ils — les Girondins — tenaient des séances publiques et qu'elle n'y a point assisté. Or Vatel déclare qu'elle était présente à la séance où Lanjuinais vint se jeter dans les bras de ses frères du Calvados. Charlotte a toujours dit la vérité sur tous ses actes, faits et gestes. Elle a même reconnu avoir usé d'un subterfuge qui ressemblait à un mensonge, en adressant sa lettre à Marat, avant de le tuer. Encore agissait-elle consciemment et sans qu'elle en conçût de remords. Il n'y a donc aucune raison pour douter de sa parole. Plus exacte paraît être la version de Couet de Gironville : En vain, écrit-il, les Montagnards l'accusent — Charlotte de Corday — d'avoir été un homicide vendu aux proscrits du 31 mai, qui s'étaient réfugiés à Caen : si elle eut avec eux la moindre relation, le véridique Lanjuinais... qui n'a jamais eu la force de dissimuler, n'aurait pas manqué dans ses brillants moments d'influence, après les journées de Prairial et de Germinal, de faire rendre la première victime de son parti à toute sa gloire. Vatel commente ce texte : Lanjuinais, dans l'écrit intitulé Première adresse à la Convention nationale (18 Brumaire, an III) déclare que s'il est vrai que pour se rendre à Rennes il eût pris la route de Caen, il ne resta qu'un jour dans cette ville — et que si Charlotte peut l'avoir aperçu dans la rue, il est certain, lui, de ne l'avoir jamais vue et de n'el avoir jamais entendu parler avant que son nom retentît dans toute la France. Au surplus, Lanjuinais ne fut pas directement mêlé au drame et la question vaut seulement d'être élucidée pour fixer les relations particulières qu'a pu avoir Charlotte de Corday avec certains d'entre les Girondins.

Elle vit Louvet, l'ex-commis de librairie, l'auteur des Amours du Chevalier de Faublas. De l'exil, il rendit hommage à Mlle de Corday, louant la dignité et la grâce de son maintien. J'affirme, écrit-il, que jamais elle ne dit à aucun de nous un mot de son dessein. Elle vit Petion, qui avait joui des faveurs du peuple ; elle le rencontra dans des circonstances tragiques et à son scepticisme elle infligea une sévère leçon. Elle les vit tous, de plus ou moins près, et tous sont d'accord pour nier que par leurs suggestions ils l'aient poussée à l'accomplissement de son acte et pour affirmer que si Mlle de Corday les avait consultés, ce n'est pas sur Marat qu'ils auraient dirigé ses coups. Elle-même, enfin, a proclamé que pour former et exécuter sa résolution elle n'avait pas besoin de la haine des autres. H lui suffisait de la sienne.

Que l'on ne s'étonne pas du silence qu'elle observa, même avec des hommes qui lui inspiraient le plus d'admiration, encore que peut-être elle eût été secrètement déçue par eux. Ils étaient braves ; parmi eux, il y en avait même qui faisaient figure de héros. Ceux qu'elle approcha de plus près étaient néanmoins en fuite et réagissaient mollement. Ils étaient d'âge et de constitution à se battre et ils se contentaient de lancer des phrases, au lieu de se placer eux-mêmes à la tête des Croupes et de périr, s'il le fallait, dans la mêlée. Charlotte eût craint d'affaiblir la pensée qui la poussait à un geste par lequel elle se sentait dépassée. En confiant son intention, peut-être avait-elle peur de la voir réduite en fumée par les discours qu'elle aurait inspirés et elle n'admettait pas que son sacrifice fût simple littérature. Une imagination vive, un cœur sensible promettent une vie bien orageuse, a-t-elle écrit ; elle se défiait d'elle-même, de cette imagination, de ce cœur qui

Ne laisse que trop voir une âme trop sensible.

Les débats du 31 mai, l'insurrection normande la portèrent sur un autre plan que celui de sa vie, sur un plan où, semble-t-il, elle n'était pas destinée à figurer par sa naissance. Elle avait appris à juger ses contemporains, en les mesurant à l'idéal qu'elle s'était fait de la République. Elle ne voulait pas que la tragédie de Corneille qu'elle vivait fût ravalée au niveau des pièces banales. Pour les modernes, dira-t-elle encore, il est peu de vrais patriotes qui sachent mourir pour leur pays. Presque tout est égoïsme. Quel triste peuple pour fonder une république ! Il faut du moins fonder la paix, et le gouvernement viendra comme il pourra. Son projet lui paraît à la taille de l'antiquité. Son crime sera pour elle une cause d'orgueil et elle se refuse à le proclamer : il ne faut pas perdre une parcelle d'énergie. Elle en appellera donc à la ténacité de sa race : On doit croire à la valeur des habitants du Calvados, mandera-t-elle un jour à Barbaroux, puisque les femmes mêmes y sont capables de fermeté. Enfin cette discrétion avec son secret prouve qu'elle redoute la trahison et elle ne veut être empêchée ni par les conseils, ni par les colportages qui feraient obstacle à sa décision.

Aussi la supposition qu'il y eut un embryon d'amour entre cette Normande et le Marseillais Barbaroux est-elle absurde.

S'il y avait eu entre eux un sentiment qui eût ressemblé à de l'amour — mais est-il besoin d'invoquer cet argument ? — Charlotte ne se serait pas sacrifiée. C'est Vatel qui le souligne.

Barbaroux était en sécurité à Caen ; il n'y avait rien à redouter de Marat. De plus, ils eurent tout juste trois entrevues et jamais en tête à tête. Il est fort probable que le brillant député avait une liaison. Enfin, rappelons-nous les idées que Charlotte avait exprimées sur le mariage, en particulier cette boutade, en réponse à une plaisanterie de Mme Gautier de Villiers qu'elle ne se marierait jamais parce qu'aucun homme n'était fait pour être son maître. Ce n'est point Barbaroux, en dépit de sa renommée et de la haute opinion qu'il avait de lui-même, qui eût semblé capable de régner sur un caractère comme celui de Mlle de Corday.

En 1793, il avait vingt-six ans. On lui en aurait donné quarante, à en juger sur son embonpoint. Ceux qui le voyaient de l'œil le moins favorable le dépeignaient sous les traits d'un bellâtre bouffi, commun et essoufflé, à la face ultra-rubiconde et passablement bourgeonnée, doué de la séduction particulière à un homme à fille. Frédéric Vaultier, au contraire, qui l'a connu, le décrit sous un jour plus aimable : Physionomie grecque ou romaine, regard d'aigle, avantages extérieurs de toute espèce... Talent oratoire plein de vigueur et de solidité, élocution gracieuse, enthousiasmé de poésie et de république. Il y avait du dilettante en lui, surtout il y avait cette faculté d'assimilation rapide qui transforme en éloquence les éléments glanés d'un savoir parfois superficiel. Pourtant, déjà sa carrière était brillante et il pouvait, dans une certaine mesure, en tirer quelque vanité.

Il était né à Marseille, le 6 mars 1767, et il y avait été élevé au collège des Oratoriens. Ses goûts le portaient vers les études scientifiques et l'on raconte que dès sa dix-huitième année il écrivit à Franklin et à Paulian. Il avait également correspondu avec le Journal de physique de l'abbé Rozier et s'était spécialement attaché aux problèmes de l'électricité. Il fut l'élève de Marat, quand il rêvait d'un avenir de science. Sa famille, toutefois, le pressait pour qu'il entrât au barreau. Il céda à ses instances et remporta des succès. En 1789, il se rallia tout de suite aux principes de la Révolution, fut nommé secrétaire de la Commune, puis en 1792 envoyé extraordinaire auprès de l'Assemblée Législative. Les Jacobins l'attirèrent ; il se lia avec eux et se fit admettre dans leurs associations. Une difficulté ayant surgi entre le ministère et la ville de Marseille, ce fut pour Barbaroux l'occasion d'échanger des lettres avec Roland. Bientôt, les Girondins l'adoptèrent et c'est ainsi qu'après avoir participé aux événements du 10 août, élu député, il siégea dans leurs rangs. Robespierre et Marat furent dénoncés par lui comme massacreurs. Il s'en prit à ceux qui avaient fomenté les égorgements de septembre et fit une campagne violente contre le népotisme de toutes sortes. Ses convictions l'engageaient à voter la mort du Roi, avec l'appel au peuple : les Montagnards ne le lui pardonnèrent pas. Il se défendait de tout sentiment de haine à l'égard de Louis XVI et admirait même certains de ses collègues royalistes. Pour s'excuser presque de son bulletin, il répondait au jeune James Chardy de Lafosse qui avait alors dix-huit ans et que l'attitude de Barbaroux avait étonné : Ce n'était pas mon opinion personnelle ; je n'ai fait en ce point qu'exprimer le vœu de mes commettants envers lesquels je me trouvais engagé. Il était docilement soumis à ce que l'on pourrait nommer la discipline parlementaire. Toutefois, il savait obéir à sa conscience politique et c'est ainsi qu'il se prononça violemment contre le Comité de Salut public dont il demandait la dissolution et qu'il s'opposa à la création du Tribunal révolutionnaire. Avant le 31 mai, déjà il était désigné aux représailles de la Montagne. Le 2 juin, il refusa de donner sa démission et il fut arrêté sur la dénonciation de Saint-Just. Il trompa la surveillance de ses gardiens et retrouva ses collègues à Caen, le 15 juin.

Il ne comprenait pas les manœuvres de Wimpfen. Vaultier raconte qu'à Lisieux, cependant que discutaient les Bretons, il apprend que Louvet et Barbaroux sont descendus à l'hôtel d'Espagne. Il trouve Barbaroux couché sur le parquet, un mouchoir blanc sur la figure. Il se soulève : Ah ! c'est toi, me dit-il, et qu'est-il donc arrivé ?Eh ! mon Dieu, rien ; si ce n'est qu'on nous trompe, que tout se désorganise et que la cause est perdue. — Comment, est-ce que tout se borne à une simple surprise ? Voici Wimpfen qui arrive avec de l'artillerie. Il dit que demain tout sera réparé. — A la bonne heure, je veux bien le croire ; mais aujourd'hui, en ce moment même, les bataillons délibèrent sur sa demande, et déjà le Morbihan vient d'émettre le vœu de quitter l'armée et de retourner dans son pays. — Qu'est-ce à dire ? Il est fou, le Morbihan ?Je ne sais, mais cette folie est celle de toute l'armée. Ce soir tous les corps auront émis le même vœu. Il y avait chez Barbaroux un fonds d'indestructible optimisme qui lui venait de sa naissance. Le lendemain de cette entrevue, commençait la retraite vers Caen. Il ne soupçonnait même pas où en étaient les choses. Il n'était pas un grand politique : il était fait pour donner des coups de boutoir, ou pour mourir du coup de pistolet qu'il se tira lui-même dans la tête afin d'échapper à ses bourreaux. Il tomba pourtant entre leurs mains, et mourant, pantelant, ils le portèrent sur l'échafaud, le 7 Messidor, an II (25 juin 1794).

De sa personne, il semble avoir été le séducteur né des Girondins. Mme Roland, son mari appréciant les facultés cérébrales du jeune député, le reçoit dans l'intimité pour mieux goûter ses charmes et ses qualités privées. Le public qui juge sur la réputation plus volontiers que sur le fond, et qui s'en tenait aux Mémoires de Manon, prétendit que le tendre penchant de cette femme sensible dépassa l'agrément de s'entendre conter fleurette. En effet, elle s'exprime sur son compte avec un enthousiasme non dissimulé et le nomme Antinoüs. Il était vraiment irrésistible, ce qui permet de croire, sans la calomnier, qu'elle ne lui résista point. C'est qu'en effet ce jeune homme, qui se plaçait entre Brutus et Franklin, révélait un caractère des plus attrayants. Il joignait à ses idées graves sur la République un entrain délicieux et une gaîté de bon aloi. Il était tout en contraste : une figure illuminée par la lumière de la Provence, se détachant sur un fond de ciel orageux et tourmenté de Paris. Ses amis ne tarissaient pas d'éloges sur ses apostrophes contre les Montagnards et contre le 2 septembre. On comprenait son influence sur les actes les plus importants du ministère Roland. Il ne se contentait pas de parler : il chantait aussi. Il écrivit, entre autres, une Ode sur l'Électricité, dédiée à Franklin :

Des flancs de ce nuage sombre

Cent fois plus rapide qu'un trait,

L'éclair, muni d'éclairs sans nombre,

S'élance, fuit et disparaît...

Appréciez la valeur de cette finale :

Et la foudre a frappé la terre

Quand son éclat, dans l'atmosphère

En longs roulements retentit...

Et ses vers d'amour, son Épître à Zélie ou Apologie de l'Inconstance :

Zélie, on se lasse de tout...

Après avoir exprimé cette vérité, il n'y avait plus. pour demeurer à la hauteur de son inspiration, qu'à éviter toute comparaison banale — et il y réussit, grâce à l'apologue de deux papillons qui effeuillent la rose dans laquelle ils ont déposé leur serment d'amour :

Et dans leurs débats ingénus

Les fripons effeuillent la rose,

Et mes serments sont disparus !

On peut, sans craindre de commettre une erreur, affirmer que Charlotte de Corday eut pour l'approcher d'autres raisons que sa réputation de poète.

Pourquoi choisit-elle Barbaroux ? Il était en relations avec la famille de Forbin, originaire d'Avignon, et Mlle de Forbin réclamait certains droits qu'elle estimait pouvoir exiger, relatifs à son traitement de chanoinesse du chapitre de Troyes et qui lui étaient dus. Ce lien les rapprochait et Mlle de Corday était bien fondée d'invoquer le souvenir de leurs amis communs pour rendre visite au séduisant député de Marseille. Elle le vit donc trois fois, les 20 et 28 (ou 30) juin, et le 7 juillet. Sans doute, elle fut flattée de pouvoir s'entretenir avec cet homme politique éloquent et bouillant, d'échanger avec lui ses vues ; elle fut peut-être heureuse d'avoir l'illusion d'être comprise dans ses idées. Tous les témoins oculaires, ou en ayant recueilli les rumeurs, s'accordent sur la pureté de ces entrevues. Elle apprit à connaître, éclairé par un jour cru, le triumvirat de la Convention qu'elle haïssait déjà : Danton, qui incarne la Révolution et dont elle ignore le patriotisme ; Robespierre, le cruel et l'habile, qui marche à la dictature ; Marat, le plus odieux aux Girondins, loup affamé qui guette sa proie. Il dénonce dans les ténèbres et il en sort pour se montrer à l'Assemblée, débraillé et hideux.

Le 20 juin, elle va, en plein jour, rue des Carmes, accompagnée par Augustin Leclère ; elle se présente à l'hôtel de l'Intendance et demande Barbaroux. Toute timidité — on le peut supposer — a disparu : elle n'a plus le temps d'y songer ; elle entre dans l'action. On l'introduit dans le grand salon ; en l'apercevant qu'il y pénètre, Meillan et Guadet se retirent. Barbaroux paraît. Il dut lui sembler beau, non pour émouvoir ses sens, mais à cause de sa renommée cheveux et yeux noirs, bouche en arc très pur, dents d'une éclatante blancheur : un portrait de David. Sa voix est harmonieuse, comme celle des Provençaux qui savent jouer de leur accent lorsqu'il n'est pas trop prononcé. C'est une belle façade, derrière laquelle ses admirateurs ont construit une maison d'apparence solide.

Charlotte, qui jamais n'hésitait à intervenir en faveur des malheureux, plaide la cause de son amie. Barbaroux consent à s'y intéresser. Seulement, les papiers ne sont pas en règle, et puis il faut les faire parvenir à Paris, enfin il n'est guère désigné, étant réfugié, pour soutenir Mlle de Forbin. Je crains fort, dit-il à Mlle de Corday, que la recommandation d'un proscrit ne soit plus nuisible qu'utile à votre protégée. Elle trouve l'argument pour le convaincre : Peut-être avez-vous des amis à la Convention, et ces amis pourraient, grâce à votre recommandation, mener cette affaire à bonne fin. Il écrit à Lauze Deperret, son collègue à la Convention. Le nom de ce député, dit une note inédite de Vatel, est partout écrit Duperret. Cependant il est incontestable que son nom est Deperret. Barbaroux lui adresse sa lettre par la voie de Rouen, en lui annonçant quelques brochures et ouvrages divers, ainsi que la visite d'une citoyenne qu'il ne désigne pas par son nom. A signaler que, dans le post-scriptum, il déclare que tout va bien et qu'avant longtemps les troupes amies seront sous les murs de Paris. Ce trait souligne son optimisme.

Après quelques jours d'attente, n'ayant pas reçu signe de vie, Mlle de Corday retourna à l'hôtel de l'Intendance, le 28 ou le 3o juin. Barbaroux l'accueillit avec sympathie et l'assura qu'il s'emploierait de son mieux pour Mlle de Forbin. Il promit de lui donner une lettre pour Deperret qui était déjà l'intermédiaire entre Barbaroux et Mme Roland, internée à la prison de l'Abbaye. Barbaroux demanda à Charlotte de ne pas quitter Caen sans avoir pris congé de lui et il lui fixa un rendez-vous pour la semaine suivante.

Elle y fut exacte : c'était le 7 juillet. Le même Leclère l'accompagnait. Des mains de Barbaroux elle reçut les brochures qu'elle allait emporter. Il ne soupçonna point — nul ne soupçonna — la tragédie qui se jouait à ce moment dans son âme. Les faits, brutalement exposés qui se déroulèrent dans son existence au cours de ces sept journées, marquent à peine les étapes de sa destinée spirituelle.

Avec passion, elle avait suivi les débats et s'était laissé captiver par les discussions. Les 5 et 6 juillet, elle s'était rendue à Vernon, où habitait Mme G. de Villiers. C'était une belle journée. Mme G. de Villiers était occupée à écosser des pois avec ses servantes, lorsque Charlotte entra brusquement chez elle, l'embrassa, s'assit. Les domestiques congédiées, elle dit à son amie : Je viens te dire adieu ; j'ai un voyage à faire ; je n'ai pas voulu partir sans t'embrasser. Sa voix s'étrangla. Mme G. de Villiers eut le sentiment très net que la pensée de Mlle de Corday était ailleurs. Subitement, celle-ci saisit une poignée de pois en cosse, les froissa, les écrasa en les piétinant et, sans ajouter un mot, étreignit Mme G. de Villiers, puis s'échappa. Elle retourna chez Mme de Bretteville, à Caen. La bonne dame ne se doutait pas, cependant qu'elle continuait à mener son existence craintive et feutrée, que sa nièce était occupée à brûler les adresses et proclamations des Girondins qu'elle avait amassées.

Le 7 juillet, Wimpfen passait la revue de ses troupes sur le Cours national ou sur le Cours-la-Reine. Les patriotes avaient fait prévenir que le bataillon se formerait par un appel qui serait fait sur le front de chaque bataillon. La garde nationale était là au grand complet, au milieu d'une foule admirative. Chacun parade, essaye de se faire valoir : on parle, on parle à satiété ; on prononce par hasard des discours. Une compagnie vint chercher le drapeau, destiné au bataillon de Caen, rapporte une note de Vatel. D'un côté, il portait l'inscription : Unité et indivisibilité de la République, et de l'autre : Guerre aux tyrans et aux anarchistes. Les volontaires reçurent le drapeau aux cris de : Vive la République une et indivisible et prêtèrent serment de venger tout attentat contre la souveraineté du peuple. Mais quand on fit l'appel, il ne sortit que dix-sept hommes. Charlotte de Corday écrira à Barbaroux qu'elle fut charmée par ce spectacle. Quelle ironie amère se cache sous cette expression ! On réussit à rassembler cent trente hommes qui, le lendemain, devaient partir pour Évreux sous les ordres d'un chef de bataillon. La troupe se mit en marche précédée de deux pièces de canon, caissons et autres outillages militaires. L'assemblée les conduisit jusqu'aux barrières. Les jeunes gens enthousiasmés chantaient sur l'air de Vieillard qui d'amour est épris un refrain : Les adieux des jeunes républicains à leurs amantes :

Le cœur épris de vos appas,

Plein de votre image chérie,

Nous allons braver le trépas

Pour le salut de la Patrie.

Elle a parlé par votre voix.

Ah ! qui de nous pourrait encore

Refuser d'obéir aux loix

De la maîtresse qu'il adore !

Devant le piètre résultat obtenu, devant ces dix-sept volontaires, qui répondent seuls aux discours enflammés, Petion conçoit le projet de brûler Caen et d'en faire accuser la Montagne. Wimpfen est saisi de cette proposition machiavélique par son aide de camp. Il s'en ouvre aux réfugiés qui le supplient de se taire.

Charlotte avait assisté à ce spectacle, impassible en apparence. Petion jugea son attitude dédaigneuse et lui demanda, en désignant les volontaires : Est-ce que vous seriez fâchée s'ils ne partaient pas ? Elle ne répondit rien. D'après Vatel, Michelet interprète le mot de Petion et suppose qu'elle souhaitait voir épargner quelqu'un qui lui était cher. Or, le propos est purement philosophique ou plus exactement d'un caractère général. A Barbaroux elle écrira à ce sujet : J'avoue que ce qui m'a décidée tout à fait, c'est le courage avec lequel nos volontaires se sont enrôlés dimanche 7 juillet. Vous vous souvenez comme j'en étais charmée, et je me promettais bien de faire repentir Petion des soupçons qu'il manifesta sur mes sentiments. Est-ce que vous seriez fâchée s'ils ne partaient pas ? me dit-il. Enfin donc j'ai considéré que tant de braves gens venant pour voir la tête d'un seul homme qu'ils auraient manqué, ou qui aurait entraîné dans sa perte beaucoup de bons citoyens, il ne méritait pas tant d'honneurs ; il suffisait de la main d'une femme. Le beau mépris pour justifier par la pitié le charme qu'elle éprouve et, peut-être, le dédain pour tant de mots lancés au vent, accusé par le magnifique orgueil d'être seule et femme pour accomplir ce haut fait. Loin de l'avoir abattue, cette carence a stimulé son zèle.

Pour rentrer chez elle, avant de gravir l'escalier raide et obscur qui menait à sa chambre, elle avait à franchir la cour et, pour y parvenir, elle traversa l'atelier du menuisier Lunel. Il jouait aux cartes avec sa femme. Charlotte échangea avec eux quelques mots, puis, s'animant, elle frappa sur la table et s'écria : Non, il ne sera pas dit que Marat a régné sur la France ! et elle se sauva, craignant peut-être de trahir son secret. Peu après, elle ressortit afin de se rendre chez Barbaroux qui devait lui donner la lettre en faveur de Mlle de Forbin. Le député avait négligé de l'écrire et proposa à Mlle de Corday de remettre au lendemain. Elle insista pour l'avoir tout de suite et profita de l'occasion pour interroger Barbaroux sur les moindres détails de ce qui pourrait lui être utile. Plusieurs de ses collègues étant présents, elle s'entretint avec eux des événements survenus au cours de la journée. Petion, qui décidément n'intervenait pas toujours heureusement, prononça à l'adresse de la belle aristocrate qui vient voir les républicains quelques mots empreints d'ironie. Cette fois elle riposta : Vous nie jugez aujourd'hui sans me connaître, citoyen Petion, un jour vous saurez qui je suis.

Cependant Barbaroux écrivait sa lettre et la lui fit porter. En voici le texte :

Caen, 7 juillet 1793

l'an II de la République une et indivisible.

Je t'adresse, cher et bon ami, quelques ouvrages intéressants qu'il faut répandre.

Je t'ai écrit par la voie de Rouen, pour t'intéresser à une affaire qui regarde une de nos concitoyennes. Il s'agit seulement de retirer du Ministère de l'Intérieur des pièces que tu me renverras à Caen. La citoyenne qui porte ma lettre s'intéresse à cette même affaire, qui m'a paru tellement juste qu'elle n'a pas hésité d'y prendre la plus vive part.

Adieu, je t'embrasse et salue tes filles, Marion et les autres. Donne-moi des nouvelles de ton fils.

 

Pas de signature, seulement le paraphe de Barbaroux.

A celle-ci, il joignit une lettre pour Mlle de Corday par laquelle il la priait de lui donner le détail de son voyage. Meillan rapporte qu'elle l'en remercia par écrit, lui promit d'accéder à son désir et de lui raconter le succès de son entreprise. Dans son interrogatoire, elle ne fait pas allusion à cette correspondance que Meillan affirme avoir eue sous les yeux.

Elle est prête à partir.

Personne ne connut, ne soupçonna même son dessein. Elle-même a été formelle à ce sujet et a fait des déclarations qui mettent fin à toute discussion sur ce point. Le procès-verbal après son arrestation en fait foi. A Mme de Bretteville, qui avait alors dépassé la soixantaine, elle raconta qu'elle se rendait chez son père. Aux rares personnes qui fréquentaient la maison de la rue Saint-Jean elle ne dit rien. Son héroïsme était taciturne. Son attitude ne fut pas modifiée. Elle redoublait de grâce et d'affabilité. Elle s'adonna avec plus de zèle aux ouvrages de broderie qu'elle destinait à une domestique, attachée à son service. Lorsqu'elle se rendit compte qu'elle ne pourrait pas terminer cet ouvrage, elle le porta à une ouvrière afin que celle-ci l'achevât et qu'elle pût le laisser en souvenir. Elle le paya d'avance et donna l'adresse de sa servante pour que cet objet lui fût remis après son départ. Le souci qu'elle prenait des moindres détails et le soin avec lequel elle y veillait est une preuve de son étonnante maîtrise d'elle-même.

Dans une lettre de Cosnard Desclosets, il est dit que, pour expliquer son départ, elle avait fait croire à son imbécile (sic) de cousine qu'elle allait chez son grand-père. Est-ce au même bruit que fait allusion Leroy, maire du Renouard ? J'ai toujours entendu dire qu'avant de partir pour Paris elle vint passer quelques jours au logis de Corday et qu'elle communia. C'est une tradition constante dans le pays. Étienne Leroy, mon père, m'a rapporté qu'au moment de s'éloigner elle dit à quelques personnes et notamment à lui-même : Vous ne me verrez pas de longtemps ; je vais partir pour un grand voyage. Si le fait est exact, il remonte au début de juin. En lui-même, il n'a rien d'illogique. On imagine fort bien l'arrière-petite-fille du grand Corneille allant en pèlerinage sur sa terre natale et là, émue par le paysage et par le passé, mettant en règle sa conscience avec Dieu. Toutefois, si séduisante que soit cette version, elle ne repose sur aucune preuve. De même pour ce qui est de la relation faite par Fanchon Marjot. Celle-ci avait suivi M. de Corday à Argentan. Charlotte y serait venue chez son père deux fois. Elle se serait, au cours de ces visites, montrée plus tendre que de coutume ; il semblait qu'elle eût de la peine à les quitter. Ils en firent la remarque et ne s'expliquèrent cette particularité qu'après l'événement. Ces observations ont tout l'air d'être apocryphes. De même ne faut-il accepter que sous toutes réserves l'assertion de M. Croisy, qui était bibliothécaire à Falaise en 1870 : Charlotte de Corday aurait fait, dans cette ville, une visite à Mme de Grandchamp, avant son départ pour Paris. Elle serait descendue chez elle et il y aurait eu, entre les deux amies, une discussion violente roulant sur des questions politiques et religieuses, même sur l'assassinat que projetait Charlotte. Les convictions de Mme de Grandchamp exigeaient qu'elle la désapprouvât. Leur entretien se serait prolongé durant toute la nuit. En la quittant, Mlle de Corday aurait laissé à Mme de Grandchamp plusieurs volumes en dépôt et en souvenir. Cette aventure parait invraisemblable. En effet, jamais Charlotte n'aurait livré à une amie, par laquelle elle ne pouvait être que blâmée, son tragique dessein, alors que sa résolution était définitivement arrêtée. D'autre part, à quel moment de ces deux journées aurait-elle matériellement trouvé le temps de se rendre à Falaise ? A cette époque, les communications étaient lentes et nous savons l'emploi de ses heures. Le 7, la revue des troupes passées par Wimpfen la retient à Caen ; ensuite, elle va chez Barbaroux. Le même jour — à moins que ce ne soit le 8 — elle prend congé de Mme de Pontécoulant, à laquelle elle rapporte les quatre volumes de l'Histoire des Chevaliers de Malte qu'elle lui avait empruntés. Comme l'ex-abbesse lui demandait si son absence serait longue, elle lui répondit que cela dépendait de la tournure que prendrait l'affaire pour laquelle elle partait. Lorsque Mme de Pontécoulant apprit la cause de son séjour à Paris, elle la jugea et condamna implacablement. Ce même jour, Charlotte se promena avec Mme de Bretteville et le chevalier de Longueville qui lui montra, non sans fierté, les belles fleurs qu'il cultivait dans son jardin, près des fossés Saint-Julien. Elle était d'une tranquillité parfaite. Le 8 au soir, un ami dînait avec elle : Rien de remarquable n'apparut dans sa conduite si ce n'est qu'elle était très affligée par la revue des volontaires qui devaient marcher contre Paris et semblait déplorer la perte de tant d'existences sacrifiées sans aucun soulagement pour le pays. En cette circonstance, elle donna pour prétexte à son voyage le désir d'aller voir son père à Séez. D'après Mme d'Aléchamp, dont le mari avait connu Charlotte de Corday, elle aurait dit qu'elle se rendait à Paris et qu'on entendrait parler d'elle. Ce trait ne lui ressemble pas. Augustin Leclère, de son côté, raconta à un M. Blanchard que Charlotte exposa à sa tante son projet de faire rayer à Paris de la liste des émigrés l'un de ses amis. Elle aurait pris congé de Barbaroux en ces termes : Adieu, mon cher député, je pars demain pour Paris, je veux voir les tyrans en face. Un tel propos n'était pas une confidence et pouvait passer pour une boutade.

Peut-être un esprit prévenu l'aurait-il devinée en la voyant prodiguer des cadeaux à beaucoup de ses proches. A Mme Pesan — ou Paisan — elle donna un métier à faire de la dentelle : Prenez-le, lui dit-elle, je ne ferai plus de dentelles. A la jeune Émilie Gautier, qui tourmentait sa mère pour obtenir des boucles d'oreilles, elle fit accepter les siennes, en or, en les enlevant à elle-même. Enfin, elle annonça à Mme de Bretteville son intention de visiter Argentan, où habitait son père, auquel elle adressa une lettre qui indique son respect pouf le chef de la famille et la dépendance où elle se sent vis-à-vis de son autorité :

Je vous dois obéissance, mon cher papa, cependant je pars sans votre permission, je pars sans vous voir, parce que j'en aurais trop de douleur. Je vais en Angleterre parce que je ne crois pas qu'on puisse vivre en France heureux et tranquille de bien longtemps. En partant, je mets cette lettre à la poste pour vous et quand vous la recevrez je ne serai plus en ce pays. Le ciel nous refuse le bonheur de vivre ensemble comme il nous en a refusé d'autres. Il sera peut-être plus clément pour notre patrie. Adieu, mon cher papa, embrassez ma sœur pour moi et ne m'oubliez pas.

CORDAY.

9 juillet.

 

Cette lettre respire la mélancolie. Elle étouffe Charlotte, elle l'étouffe au point qu'elle redoute l'éclat de sa douleur à la vue de son père. C'est le style du soldat, la veille d'une attaque.

M. de Corday a déclaré avoir brûlé cette lettre. Dans son interrogatoire du 20 juillet, il reconnaît avoir reçu jeudi dernier une lettre datée du mardi d'avant, que sa fille avait jetée à la poste au moment de quitter Caen. Le jeudi précédant le 20 juillet tombait le 18. Le message mis à Caen le 9 est arrivé à Argentan le 11. M. de Corday l'aurait détruit immédiatement à l'en croire. Vatel observe ou bien qu'il a menti, ou que le texte, publié par Chéron de Villiers, est un faux. Assurément, cette version de la lettre paraît plus conforme au caractère de Charlotte que celle qui fut imprimée en 1841 par Mme Foa dans Le Journal des Enfants :

Mon père, cette lettre vous sera remise par une personne sûre. Tenez-vous caché quelque temps et espérez... Dieu châtie ses enfants, mais il ne les abandonne pas tout à fait... Au milieu des troubles qui nous environnent, pardonnez, mon cher père, si j'agis sans vous consulter... Je pars... je vais en Angleterre demander une retraite que la France déchirée ne peut plus m'offrir ; gardez-moi le secret de ce voyage. Oh ! quand nous reverrons-nous ? Je fuis, mon père, cette pensée qui me poursuit continuellement, use mes forces et brise mon cœur. Envoyez-moi de cœur votre bénédiction et priez pour moi, mon père.

Si Charlotte de Corday était l'auteur de cette page littéraire, il est probable, il est même certain qu'elle n'aurait pas eu le courage d'accomplir son action. Elle n'a pas voulu s'attendrir sur elle-même. Elle s'est bridée et, les nerfs tendus, elle s'est cramponnée à sa résolution. Une telle prose indique une main tremblante d'émotion et des yeux remplis de larmes. Or, Charlotte est impassible par un suprême effort d'énergie. Elle a su se taire, elle se taira jusqu'au bout. Cette attitude lui confère une grandeur qui glorifie son geste.

Mme de Bretteville la surprit en larmes et lui demanda la cause de son chagrin. Elle répondit : Je pleure sur les malheurs de ma patrie, sur ceux de mes parents et sur les tiens aussi, ô mon amie ! Car qui peut m'affirmer que tu ne seras pas toi-même frappée de ces coups de foudre qui ont déjà privé de la vie un si grand nombre de citoyens. Tant que Marat vivra, il n'y aura jamais de sûreté pour les amis des lois et de l'humanité. En principe, il est toujours sage de se défier de propos aussi catégoriques rapportés par des tiers. Il n'est pas inadmissible de supposer qu'à l'instant de partir, Charlotte de Corday dans l'isolement ait versé quelques larmes. Si résignée qu'elle eût été, elle n'était pourtant pas surhumaine. Et puis, il y a dans ces paroles un demi-aveu, quelque chose qui pourrait donner lieu à des soupçons et qui ne correspond pas non plus à son caractère, pas plus d'ailleurs que certain épisode qui semble inventé de toutes pièces. En face de la maison de Mme de Bretteville logeait la famille Lecouture, de l'autre côté de la rue Saint-Jean. Le fils, plusieurs heures par jour, faisait de la musique. Souvent Mlle de Corday entr'ouvrait sa fenêtre et, à demi cachée par son rideau, elle écoutait. Encouragé par son auditrice, qu'il devinait plutôt qu'il ne la savait présente, il préludait à l'instant où sa belle voisine poussait sa croisée. La veille de son départ, elle la referma brusquement avant qu'eussent expiré les derniers sons. Le lendemain, le jeune musicien attendit sa voisine en vain. Ce récit a tout l'air d'un petit conte romantique. Il est joli, mais il fait songer à ces portraits de Charlotte de Corday exécutés par des peintres qui ne l'ont jamais aperçue et qui la représentaient telle qu'ils se la figuraient, dans une pose digne et d'une excessive correction pour l'état dans lequel elle devait se trouver après avoir frappé Marat. Durant cette dernière journée, elle avait autre chose et mieux à faire que de prêter une oreille complaisante à la voix d'un instrument tenu par un jeune amoureux de sa beauté.

Plus probable paraît être sa visite chez Mme Lemoine au cours de laquelle elle se montra gaie et d'humeur ouverte. Elle s'était rendue chez le cordonnier Lecointre pour acheter une paire de mules à hauts talons et elle aurait dit que c'était pour marcher dans Paris. Le bottier lui proposa de confectionner ces chaussures. Elle répondit qu'elle en était pressée et qu'elle en prendrait de toutes faites. Évidemment, ce souci de sa toilette pourrait étonner, s'il ne dénotait une extrême clairvoyance, une manière de double vue et le soin de combiner son projet jusque dans les plus petits détails.

Il est également conforme à la logique qu'elle ne dut pas quitter Caen sans avoir assuré à sa famille la protection des Girondins. Mais ils avaient besoin surtout d'être protégés eux-mêmes.

Le matin du 9 juillet, elle détruisit les dernières traces de sa correspondance avec les Girondins, de leurs brochures et de leurs journaux, ne conservant que le dernier numéro du Bulletin du Calvados, moniteur de l'Assemblée des députés proscrits. Elle alla chez son amie Mme Malfilâtre et l'embrassa, ainsi que son fils âgé de seize ans. Ce fut, d'après Chéron de Villiers, son dernier baiser. Elle prit congé de sa tante, rapporte le même historien, et descendit l'escalier de la maison. Louis Lunel, le fils du menuisier, la rencontra et elle lui fit cadeau de son carton, de ses dessins et de son porte-crayon. Elle aurait ajouté : Ne m'oublie pas. Tu ne me reverras pas. Elle n'avait ; en somme, abstraction faite des propos que la tradition lui prête, modifié en quoi que ce fût sa manière d'être coutumière.

Depuis le 6 juillet — la date a été établie par M. G. Lenotre — sa malle était déposée à la diligence, sous prétexte, toujours, d'un départ pour l'Angleterre avec des amis. Elle emportait une robe brune rayée sans marque, un jupon en soie rose, un autre en coton blanc, deux chemises marquées des lettres C. D., deux paires de bas de coton, dont une blanche et l'autre grise, non marquées ; un petit peignoir sans manches, de toile blanche, marqué de deux C. en sens contraire, quatre mouchoirs blancs, dont un marqué C. D., deux bonnets et deux fichus de linon, un fichu de gaze verte, un fichu de soie à bande rouge, un paquet de rubans de différentes couleurs et quelques morceaux de chiffons. Le bagage laisse supposer qu'elle comptait séjourner à Paris plus de vingt-quatre heures.

Les diligences assuraient le service de Paris à Caen, et vice versa, trois fois par semaine : elles partaient de la rue Notre-Dame-des-Victoires et y aboutissaient, effectuant un parcours de cinquante-quatre lieues et demie. Elles quittaient le relais de Paris les, jours pairs à deux heures de l'après-midi et, les jours impairs, repartaient de Caen à midi. Dans son interrogatoire Charlotte a déclaré avoir quitté Caen à deux heures. Un témoin rapporte que Mme de Bretteville l'accompagna jusqu'aux portes de la ville et que leurs adieux, de part et d'autre côté, furent déchirants. Vatel remarque que, si cela est vrai, Charlotte de Corday aurait dissimulé cette circonstance, sans doute pour ne pas compromettre sa tante.

Il y la lieu d'observer que, fort probablement, elle voyagea dans le déshabillé — ce mot désignant la tenue de tous les jours composée d'un corsage et d'une jupe en même étoffe — que l'on retrouva dans sa malle à l'hôtel de La Providence, car elle était vêtue d'une toilette similaire — mais non pas identique, — plus soignée pour aller chez Marat. Elle n'emportait d'autre part aucune caisse qui pût contenir un chapeau et elle devait être coiffée du haut de forme auquel, peut-être, elle ajouta quelques ornements à Paris ; Elle ne tenait rien à la main, pas même son éventail. Quant à la représenter avec son bonnet légendaire, c'est une erreur. Elle repose pourtant sur un fondement exact. Une femme la décrit dans un déshabillé d'indienne, qui lui était habituel, avec un tablier à poche, dit à Bouchère ; son jupon était rayé, couleur chocolat, et elle avait sur la tête, selon la mode de Caen, un bonnet appelé Baigneuse, plissé par devant et surmonté d'une coiffe à barbe pendante. Ses cheveux châtains étaient disposés en repentirs. Elle reprit le bonnet seulement en prison. Au moment de son arrestation, elle avait dépensé quelque argent. On en trouva fort peu sur elle. Elle répondit à ceux qui lui en demandaient compte que ce numéraire était en partie celui qu'elle possédait et qu'elle a pris cinquante écus au peu d'assignats qu'elle avait, ne voulant rien demander à personne.

Ainsi Charlotte de Corday quitta Caen pour délivrer la France de son tyran.