LE GOUVERNEMENT DE M. THIERS

8 FÉVRIER 1871 - 24 MAI 1873

 

CHAPITRE VII. — LES TRAVAUX LÉGISLATIFS.

 

 

Quand l'Assemblée se réunit à Versailles le lundi 29 mai, à deux heures de l'après-midi, après la défaite définitive de la Commune, elle n'avait que trois mois et demi d'existence, et pourtant elle avait déjà une histoire.

Trois grands faits dans cette courte histoire : le vote des préliminaires de paix, le refus de siéger à Paris, la lutte à main armée contre la Commune.

En regardant de près l'Assemblée, en tenant compte de ses votes, de ses propositions déjà déposées, de son langage, de son attitude, on pouvait la juger ainsi : elle était patriote, libérale, décentralisatrice, ardemment ennemie de l'Empire. Elle voulait la paix. Elle regardait la République comme une forme de gouvernement impossible et funeste ; elle regardait Paris comme une menace permanente contre la liberté et la tranquillité du pays. Elle était laborieuse, inexpérimentée, indisciplinée. Elle se laissait, comme tous les ignorants, emporter par ses colères et gouverner par ses illusions. Elle avait peu d'hommes, ce qui est un grand malheur pour une assemblée ; et, ce qui est peut-être encore plus regrettable, elle méconnaissait ceux qu'elle avait, à l'exception de M. Thiers, qu'elle chargea de négocier et de régner, et de M. Grévy, qu'elle se donna pour président.

Dès le premier jour, il y eut antagonisme entre Paris et l'Assemblée.

L'Assemblée n'aimait pas la République, et Paris avait fait la République. L'Assemblée était irritée contre ce qu'elle appelait la dictature de M. Gambetta, et c'était Paris qui avait chargé M. Gambetta de gouverner, qui lui avait soufflé ses idées, ses passions. Il existait une vieille rancune de tous les réactionnaires contre la ville de l'Encyclopédie, et de tous les légitimistes contre la ville de 93. Les idées de décentralisation, déjà anciennes, ravivées par la centralisation excessive et oppressive de l'Empire, animaient encore les ruraux contre Paris. Les ruraux ! On leur jetait ce nom comme une injure, ils l'acceptaient comme un honneur et une menace. Un de leurs premiers actes, à-Bordeaux, et des plus significatifs, fut le refus de siéger à Paris. Ils voulaient Fontainebleau, ou même Bourges. N'est-il pas évident qu'à l'heure où l'on prenait cette résolution d'abandonner Paris, on aurait dû, par tous les moyens, en adoucir l'amertume ? Cependant quel était le langage quels étaient les actes ? Il fallut refaire jusqu'à trois fois la loi sur les échéances, prolonger par trois fois tous les délais ; l'Assemblée trouvait toujours qu'elle en donnait trop. Elle se laissa arracher l'indispensable. Paris affamé, décimé, ruiné, exaspéré par la honte de la capitulation, poussé à bout par l'insulte brutale que lui infligèrent les vainqueurs en venant camper jusque sur la place de la Concorde, plein de soldats libérés, de gens de la banlieue dont les maisons étaient démolies, de condamnés relâchés pendant la guerre et le siège, d'aventuriers accourus pour se cacher de la justice ou pour prendre quelque proie dans ce grand désordre, d'étrangers aussi, de Polonais, de Hongrois, d'Italiens, Paris commit un crime, le plus grand de tous : il laissa faire la Commune. L'Assemblée trembla pour la France, pour elle-même. Elle eut, il faut le constater, plus de colère que de peur. Même, elle ne vit pas tout le danger, qui fut grand dans les premiers jours. Elle montra une résolution courageuse, inébranlable, implacable. Beaucoup par la pensée que le droit ne devait pas se laisser discuter, beaucoup aussi par les vieux sentiments accumulés contre la domination parisienne, elle voulut pousser la guerre jusqu'à la soumission à merci, et, la soumission obtenue, pousser la répression jusqu'à l'extinction des forces révolutionnaires. Elle ne fit rien pour cette majorité de la population parisienne que la Commune opprimait et désespérait. Les efforts tentés pour la conciliation, et, plus tard, pour l'indulgence, furent un crime à ses yeux. Le Gouvernement, qui soutint la lutte avec une fermeté inébranlable et une habileté sans égale, mais qui voulait avec passion abréger la guerre civile, laissa voir qu'en cas de soumission il ne sévirait que contre les chefs, et serait indulgent pour les égarés ; la Chambre, sans trop, le dire, ni dans la lutte, ni au lendemain de la victoire, en ressentit une sourde irritation qui éclata, enfin, le 24 mai 1873, dans le discours de M. de Broglie ; car ce fut une des étrangetés de cette journée, que de voir le gouvernement qui avait foudroyé la Commune condamné pour ses prétendues faiblesses envers la Commune.

Les républicains, attachés à la ville de Paris par les mêmes motifs qui animaient contre elle les ennemis de la République, voulurent, à diverses reprises, après la défaite de l'insurrection, ramener le Gouvernement et l'Assemblée dans la capitale. Ils pensaient, non sans raison, que ni la France ni le monde ne nous croiraient revenus à notre état normal tant qu'on maintiendrait Paris en disgrâce et le parlement en exil. Mais la droite se montra inflexible. Non contente de repousser toutes les propositions faites par la gauche, elle multiplia de son côté les projets de loi destinés à rendre définitive une situation si fatale aux affaires, au gouvernement parlementaire, à l'éclat et à la prospérité du pays. Elle finit, contre tout bon sens et toute bienséance, par faire de cette résidence du Gouvernement et de l'Assemblée à Versailles un article de la Constitution, de telle sorte qu'il faut attendre la réunion du prochain Congrès pour ramener à Paris les deux assemblées, et qu'il faut fermer les yeux sur une violation formelle de la Constitution pour permettre au maréchal de Mac-Mahon de demeurer à l'Élysée, comme il l'a fait, presque sans interruption, depuis son avènement. La droite, en insérant une clause si étrange dans la Constitution, obéissait tout à la fois à la haine, à la peur (à la haine plus qu'à la peur), à l'espoir d'embarrasser les députés da Paris, qui furent en effet sur le point de ne pas voter l'ensemble de la Constitution à cause de cet article, enfin à cette arrière-pensée, plus ou moins dissimulée, que la restauration monarchique était possible à Versailles et ne l'était pas à Paris. Indépendamment de toutes les autres considérations qui donnent de l'importance à la résolution prise par l'Assemblée de ne pas désemparer de Versailles, il faut compter celle-ci : c'est qu'on finit toujours, quelque obstiné que l'on soit, par subir l'influence du milieu dans lequel on vit. Quand un député libéral n'est pas aussi ferme qu'un roc, les vieux parlementaires n'aiment pas à le voir choisir sa place au milieu des droitiers. Il y va pour les braver, pour se lever quand ils s'asseoient, et s'asseoir quand ils se lèvent ; il finit par se lasser de la contradiction et se laisse entamer par son voisinage. L'Assemblée, après la douloureuse victoire de mai, pouvait siéger impunément au Palais-Bourbon ; mais la réunion des Réservoirs ne voulait pas siéger rue de Poitiers. Les Ruraux, cantonnés à Versailles jusqu'à la fin de la législature, se sentirent plus sûrs de leurs résolutions, et, pour ainsi dire, plus maîtres d'eux-mêmes.

Quand la défaite de l'insurrection permit de se mettre sérieusement à l'œuvre pour reconstituer le pays, l'Assemblée avait devant elle table rase : pas de Gouvernement, pas d'autres lois que celles du vieux Code légué par la révolution et remanié par le premier Empire. Tout ce qu'avait fait le second empire lui était suspect ; tout ce qu'avait fait le Gouvernement de la Défense en dehors de la défense elle-même, était nul. Comme elle ne s'était pas effrayée du péril, elle ne s'effraya pas de la tâche ; c'est son honneur. Sa faiblesse, c'est de n'avoir compris ni la nature ni la grandeur de cette tâche ;-d'avoir cru qu'il suffisait de désarmer les républicains, de donner l'influence morale aux prêtres, et de bâcler ensuite au hasard une restauration avec uns des trois monarchies qui s'offraient. L'Assemblée, qui voulait être constituante, et qui déclarait à grands cris qu'elle allait tout réformer et tout transformer, réagit plus qu'elle n'enfanta. Tout le bouillonnement de ces premiers jours de liberté aboutit à deux négations : une commission de décentralisation, et des commissions d'enquête. Quand même, par impossible, elle aurait enfanté une monarchie, on pour rait encore dire, vu l'état de nos mœurs essentiellement et définitivement républicaines, qu'elle était vouée aux négations.

Enquête sur le gouvernement de la Défense, enquête sur la délégation de Bordeaux, enquête sur les marchés, enquête sur le 18 mars : toute la Chambre fut occupée à cette besogne. La moitié de la Chambre était enquêteuse ; l'autre moitié était enquêtée. Si vous cherchez dans laquelle de ces deux catégories étaient les bonapartistes, ils étaient dans la première. Un ancien ministre de l'Empire, M. le comte Daru, présidait les séances. Il était président en titre de la commission d'enquête sur le 18 mars, et président de fait à la place de M. Saint-Marc Girardin, fatigué et malade, de l'enquête sur les actes du gouvernement de la Défense. Les membres de ce dernier gouvernement, ceux mêmes qui étaient encore ministres, comparaissaient devant des collègues, dont quelques-uns avaient voté la guerre, presque comme des inculpés. Tl fallait, pour rétablir les rôles, toute leur dignité et toute leur énergie. Pour se rendre compte des séances de la commission d'enquête, qu'on lise les interrogatoires du général Trochu, qui 'pourtant était de la droite. Jamais plus de malveillance dans les questions, ni plus de hauteur dans les réponses. On le pousse comme un accusé et il riposte comme un juge. La France, pendant plus d'une année, donne le même spectacle que la Chambre. Elle est occupée, dans ses conseils de guerre, à juger trente mille accusés politiques, et à éplucher la conduite de ses généraux, depuis Trochu jusqu'à Bazaine. C'est aussi l'œuvre quotidienne de la presse. A ces récriminations, la tribune répond par des récriminations non moins ardentes. Le peuple vaincu, au lieu de songer uniquement à l'ennemi, prend à tâche d'étaler ses fautes, ses divisions, ses rancunes, ses malheurs, ses impuissances. La sagesse se fit jour à la fin ; mais ce fut- un rude et douloureux début.

Outre le temps qu'elle passait aux enquêtes et aux interpellations, qui sont des enquêtes résumées et publiques, la Chambre avait à chaque instant sur les bras des affaires urgentes : d'abord les traités avec l'ennemi, qu'il fallait ratifier, les emprunts qu'il fallait conclure pour payer la rançon, les impôts qu'il fallait créer, pour pourvoir au formidable accroissement de la dette ; puis la foule des lois de circonstance et des lois politiques d'une importance moindre : bagage considérable, qui entravait la marche de l'Assemblée. Il faut noter qu'elle n'était pas seulement un pouvoir législatif ; elle voulait être un pouvoir constituant, et sans l'avouer, sans se le dire à elle-même, un pouvoir exécutif. M. Thiers ne cessait de lui répéter : Vous avez le droit de constituer, mais vous aurez la sagesse de ne pas le faire. Elle retenait le droit ; elle se laissait vanter de sa sagesse, en se promettant bien, le moment venu, de ne plus mériter un tel compliment. Il lui disait aussi : Je ne suis que votre délégué ; je gouverne sous votre autorité et sous vos yeux ; mais il entendait gouverner seul jusqu'au moment où il serait congédié : la Chambre, au contraire, voulait se mêler de tout ; elle demandait des renseignements jour par jour à la tribune ; nouvelles de négociations, nouvelles de guerre ; elle murmurait quand on ne lui faisait pas des confidences qui auraient mis le monde entier dans tous nos secrets ; elle nommait des commissions pour aider le Gouvernement, c'est-à-dire pour le surveiller et pour agir à sa place si elles l'avaient pu. M. Thiers, au plus fort de :ses opérations militaires ou de ses luttes avec les chefs de l'armée d'occupation, était appelé devant les commissions parlementaires, pour rendre compte. Indépendamment de ce goût d'immixtion, naturel à une assemblée souveraine dans de pareilles circonstances, la nature des choses obligeait les députés à légiférer sur le courant, à ne pas se borner aux lois durables. C'est ainsi qu'il fallut faire la loi, ou plutôt les lois sur le retard des échéances, la loi sur le paiement des loyers. La Commune était à son aise dans ces questions ; elle prenait carrément parti pour les débiteurs contre les créanciers ; il n'en était pas de même de l'Assemblée, qui ne pouvait pas faire bon marché des droits du propriétaire. Elle donna du temps aux débiteurs, parce qu'il y avait eu force majeure, et qu'il fallait prévenir des mises en faillite tellement nombreuses que toute notre organisation sociale et industrielle s'en serait trouvée altérée. Elle dut aussi s'occuper souvent, et longuement, des suites de la Commune. IL fallait créer des conseils de guerre, qui entraînaient des frais ; pourvoir à l'entretien et à la garde de trente-huit mille prisonniers ; désigner et approprier les lieux de transportation ; régler la condition des transportés ; tout cela ne pouvait pas se faire par décrets et par arrêtés, des lois étaient nécessaires. Les anciennes familles régnantes voulurent rentrer ; elles étaient bannies par une loi ; on fit une loi pour leur ouvrir les frontières de la France, et les portes de la Chambre ; on en et une pour restituer aux princes d'Orléans les biens confisqués sur eux par l'Empire ; nous verrons que ces questions princières, et quelques autres qui se rattachent au prince Jérôme et à la famille impériale, ne furent pas une des moindres épines du gouvernement de M. Thiers. Lui-même, il était une grande source d'embarras et de perte de temps. Plus son pouvoir était provisoire, plus on perdait de séances à l'organiser, tantôt pour le rendre plus puissant, et tantôt pour le rendre plus provisoire. Exercerait-il seul le droit de grâce, ou le partagerait-il avec une commission de l'Assemblée ? Pourrait-il prononcer l'état de siège ? à quelle condition ? dans quelles circonstances ? Cumulerait-il les fonctions et les droits de député avec celles de chef du pouvoir exécutif ? Serait-il réduit à défendre sa politique par avocat, ou viendrait-il, en personne, à la tribune, prendre part aux discussions ? Y aurait-il, outre la responsabilité ministérielle, une responsabilité présidentielle ? Pourrait-on révoquer le président, comme un ministre, par un vote ? Au contraire, devait-on lui conférer l'autorité d'une manière stable pour deux ans, pour cinq ans, pour toute la vie, pour la durée de l'Assemblée, pour le temps qui s'écoulerait avant le vote d'une constitution définitive ? Paris, tout vaincu qu'il était, agitait terriblement l'Assemblée. Toute la gauche demandait à siéger au Palais-Bourbon : le centre gauche n'était pas moins décidé et moins exigeant que la gauche extrême ; la droite voulait rester à Versailles, s'y établir définitivement, constitutionnellement, y ramener toutes les administrations centrales. Enfin, l'Assemblée elle-même avait, dans son sein et hors de son sein, des ennemis qui lui proposaient tout uniment de disparaître. La paix était signée, l'insurrection était vaincue, on avait un gouvernement provisoire ; la France, disait-on, n'avait rien demandé de plus à ses mandataires du 8 février ; ils commettaient, en prolongeant leur durée, une usurpation.

Quand l'Assemblée n'aurait eu à résoudre que ces difficultés apportées chaque jour par la politique et les événements, elle aurait été surchargée. Mais pouvait-elle laisser subsister, sous un régime de liberté, des lois faites par le second empire, à l'usage du despotisme ? Elle avait sa commission de décentralisation, qui se montrait assez fertile en projets de lois ; les simples députés avaient, comme de juste, retenu le droit d'initiative individuelle, à peine réfréné par une commission d'initiative chargée d'opposer un premier obstacle à la manie de légiférer. Enfin, le Gouvernement, tout en combattant la Commune, les insurrections de plusieurs grandes villes, une révolte en Algérie ; tout en reconstituant l'armée, en réorganisant l'administration, en négociant avec l'Allemagne, en ouvrant des emprunts, en imaginant de nouveaux impôts, en dialoguant tous les jours sur toutes les questions avec la Chambre, trouvait encore le temps d'élaborer des projets de lois organiques. L'Assemblée ne craignait pas la besogne. Il y eut, à un moment, cinquante-deux commissions fonctionnant ensemble, quelques-unes de trente membres. Il résulta de tout ce travail une quantité de lois, dont nous voulons faire quatre catégories. La première comprend toutes les lois de circonstance, qui ont disparu avec les circonstances qui les avaient fait naître, et qui ont peu d'importance historique. Nous les laisserons dans l'oubli. Nous mettrons ensemble toutes les lois qui se rattachent aux conventions faites avec l'ennemi, et à l'évacuation du territoire : le traité de paix, les conventions annexes, les emprunts, les impôts. Nous réunirons aussi les lois qui touchent aux transformations politiques du Gouvernement et de l'Assemblée. Enfin, nous faisons une catégorie à part de toutes les lois de fond, des lois durables qui représentent plus particulièrement le travail législatif de l'Assemblée, telles que la loi sur les élections municipales el, sur le choix des maires ; la loi sur les conseils généraux, la loi Tréveneuc ; la loi sur l'élection des juges consulaires, la loi sur le conseil d'État ; la loi sur le jury ; la loi sur le recrutement militaire, les diverses lois d'instruction publique. Ces lois assurément sont politiques, à des degrés divers, comme toutes les lois ; mais elles le sont moins, par exemple, que la proposition Rivet. Elles sont plutôt des lois que des événements. Elles représentent le travail législatif de l'Assemblée, comme les lois que nous appelons les lois politiques représentent la lutte des partis.

On sait comment fut introduite dans l'Assemblée la question municipale, qui d'ailleurs se serait imposée d'elle-même. Les députés républicains de Paris la proposèrent comme une loi de circonstance et une loi politique au premier chef, se faisant forts d'arrêter l'insurrection si l'Assemblée donnait à Paris le droit d'élire son conseil municipal et son maire. M. Thiers représenta avec raison qu'on ne pouvait pas improviser des résolutions si graves. Il ne convenait pas d'ailleurs de faire une loi pour Paris exclusivement. Quoiqu'il n'y ait aucune parité entre une ville de deux millions d'âmes et les autres communes de France, l'existence même de l'insurrection faisait obstacle à cette législation exceptionnelle qui aurait paru une concession faite à l'émeute. Que demandait Paris depuis le commencement des troubles ? Le droit commun. C'était donc, à tous les points de vue, une loi de droit commun qu'il fallait faire. M. Thiers déclara qu'on la proposerait en quarante-huit heures. Le délai était bien court ; mais jamais l'urgence ne fut plus évidente, et la rapidité des décisions plus indispensable. C'est d'ailleurs une de ces matières sur lesquelles tous les hommes politiques ont depuis longtemps réfléchi, et qui, pour ce motif, ne demandent pas une longue préparation.

M. Picard, ministre de l'intérieur, put déposer le projet du Gouvernement dans la séance du 22 mars.

Le projet proposait de faire immédiatement des élections municipales dans toute la France. Tous les pouvoirs conférés par ces élections seraient limités à trois ans. Dans les chefs-lieux de département et d'arrondissement, et dans toutes les villes ayant plus de six mille habitants, les maires et adjoints seraient choisis par le pouvoir exécutif ; ils seraient élus par les membres du conseil dans les autres communes ; dans les deux cas, ils ne pourraient être pris en dehors du conseil municipal. Le conseil municipal de Paris se composerait de soixante membres, élus au scrutin de liste dans chacun des vingt arrondissements, à raison de trois conseillers par arrondissement. Il faudrait, pour être électeur, avoir un an de domicile dans la ville de Paris, et pour être éligible, avoir trois ans de domicile dans l'arrondissement. Le conseil municipal de Paris nommait chaque année un président, un vice-président et un secrétaire. Il y avait, par arrondissement, un maire et trois adjoints nommés par le chef du pouvoir exécutif.

Ce projet fit jeter les hauts cris, non-seulement aux adhérents de l'insurrection, mais à cette nombreuse population républicaine qui, tout en redoutant et en détestant la Commune, réclamait pour Paris les franchises municipales les plus étendues, et croyait fermement qu'en accordant un maire unique et un conseil municipal élus directement l'un et l'autre par le suffrage universel, on ôterait à l'insurrection son prétexte et sa force, sans aucun péril pour l'autorité du gouvernement central. Les journaux demandèrent comment le projet de M. Picard aurait été accueilli par M. Picard lui-même, quand il était, sous l'Empire, un des chefs de l'opposition. Rien ne justifiait ces reproches. L'opposition républicaine sous l'Empire demandait l'élection des maires, mais elle aurait accueilli, comme un progrès immense pour Paris, la possession d'un conseil municipal élu, et pour les autres communes, le retour à la loi de 1831, qui donnait au pouvoir central la nomination de tous les maires, en l'obligeant seulement à les choisir dans le sein du conseil. IL est vrai qu'elle demandait davantage puisqu'elle aurait voulu faire revivre l'article 10 de la loi du 3 juillet 1848, c'est-à-dire faire élire les maires par les conseils municipaux dans les communes au-dessous de six mille âmes ; mais elle n'avait jamais rien rêvé au delà, et c'était précisément ce que proposait le projet de M. Picard.

Le projet ne parlait pas de donner à Paris un maire unique élu par les citoyens ou par le conseil municipal. Paris avait eu de tels maires sous la première République ; l'institution n'avait pas été heureuse ; elle n'avait pas duré ; elle n'avait pas été regrettée. Rétablie en 1848, le jour même de la victoire populaire, elle disparut après la nomination de l'Assemblée ; les républicains, à cette époque, n'en avaient pas demandé le rétablissement. M. Garnier-Pagès, M. Armand Marrast avaient successivement porté le titre de maire de Paris en 1848. Ils n'étaient en réalité que des préfets nommés par le Gouvernement. L'Assemblée constituante supprima le titre sans réclamation. M. Étienne Arago le reçut de nouveau en 1870, dans les mêmes conditions que M. Garnier-Pagès et M. Armand Marrast, et pour moins de temps encore. Ni en 1848, ni en 1870, il n'y eut un maire de Paris élu. Un magistrat élu, qui administre une ville de deux millions d'habitants, ne saurait être le sujet d'un roi, ni le subordonné d'un président.

Quant aux maires d'arrondissement qui n'ont aucune analogie, même lointaine, avec un maire de Paris, il ne paraissait pas indispensable de les rendre électifs, puisqu'ils ne participent en aucune façon au vote du budget et à la répartition des dépenses ; on craignait, en les faisant élire, de créer un second conseil municipal, qui ferait échec au premier, et peut-être même, dans certains cas, au pouvoir central. Cette raison était très-forte pour un moment de crise comme celui qu'on traversait. En temps régulier, les maires d'arrondissement ne songent ni à tenir des assemblées en commun, ni à se considérer comme les représentants et les tuteurs de ceux qui les ont élus pour présider aux mariages et inscrire les actes de l'état civil. Ils sont sans attribution politique quelconque, et il n'y aurait aucun péril à les rendre électifs, si cette mesure était réclamée par la population.

Le côté le plus contestable du projet était l'article qui exigeait un an de résidence dans Paris pour être électeur et trois ans de domicile dans l'arrondissement pour être éligible. Paris, déserté par une partie notable de sa population sédentaire et envahi par une population nomade, qui avait la haute main dans la presse, dans les clubs et dans la garde nationale, se montra très-irrité. En tout temps, on aurait pu considérer de telles exigences comme absolument excessives. Il n'est pas nécessaire d'habiter un arrondissement pour connaître ses besoins, et d'ailleurs un conseiller municipal, quel que soit l'arrondissement qui l'a élu, représente Paris tout entier et prend une part égale au vote et à la disposition du budget. Cette partie du projet était regrettable, parce qu'elle contribuait, sans aucune utilité, à rendre la loi impopulaire.

La discussion marcha rapidement, et sans incidents notables. La majorité do l'Assemblée, étant pleine de défiance contre Paris, n'avait garde de mettre à la tête de cette grande ville et de cette grande administration un maire élu. La proposition en fut faite par un membre de la gauche extrême ; mais elle ne réunit que peu d'adhérents dans cette partie de l'Assemblée et n'en trouva aucun dans les autres. On ne voulut même pas d'un président de conseil municipal de Paris élu pour un an ; il fut résolu que le président, les vice-présidents et le secrétaire seraient élus seulement pour la durée d'une session ordinaire. M. Raudot, voulant couper la racine du mal, proposa de diviser Paris en vingt communes, qui auraient chacune leur maire, leurs adjoints et leur conseil municipal dans les conditions du droit commun. Cette proposition fut rejetée, pour ce motif qu'il ne pouvait pas y avoir vingt budgets séparés pour une ville unique ; et une fois la division abandonnée, on n'insista pas sérieusement pour l'élection des maires d'arrondissement, qui ne sont guère que des officiers de l'état civil. On admit quatre conseillers par arrondissement, au lieu de trois qu'avait demandés le gouvernement ; mais on décida, pour éviter le scrutin de liste, qu'ils seraient élus par quartier au scrutin individuel. Enfin, on renonça à poser des conditions exceptionnelles d'électorat et d'éligibilité pour la commune de Paris.

Il fut réglé que, dans toutes les communes de France, on serait électeur à vingt et un ans et éligible à vingt-cinq. Nul ne put être électeur dans une commune s'il n'y avait pas, depuis un an, son domicile réel.

Il existe une différence considérable entre l'élection politique et l'élection municipale, dit à ce propos le rapporteur, M. Batbie. Pour la première, il est juste que, partout où se trouve l'électeur, sa volonté se manifeste. Puisqu'il s'agit de nommer les représentants de la France entière, sur quelque point du territoire que le citoyen réside, sa volonté doit être comptée. C'est pour cela qu'on n'exige de lui qu'une résidence de six mois, c'est-à-dire le temps nécessaire pour obtenir son inscription sur une liste. En matière d'élection municipale au contraire, il faut que l'électeur fasse partie de l'association communale, qu'il ait un intérêt municipal, et cet intérêt n'existe que là où l'électeur a son domicile réel. Une résidence, même longue, peut n'être que temporaire ou accidentelle, et là ne se trouve pas le véritable fondement du droit d'élire les magistrats de la commune. Nous demandons un an de domicile réel, parce qu'à l'expiration de ce délai le nouvel habitant domicilié aura droit à sa part des avantages que confère l'association communale et sera tenu d'en supporter les charges.

La commission, qui se rangeait ainsi à l'opinion de M. Picard pour les conditions de l'électorat, fut beaucoup plus libérale que lui en matière d'éligibilité. Nous avons écarté d'abord, dit M. Batbie, l'idée de restreindre l'éligibilité par des conditions spéciales ; elles seraient contraires au droit des électeurs, et nous n'y trouverions qu'une précaution inutile. La désignation par les électeurs porte en elle-même sa garantie, et il ne convient pas de leur témoigner de la défiance dans une loi qui est faite pour les appeler à faire le choix de leurs mandataires. Aussi la majorité de la commission n'a-t-elle pas donné son assentiment à la disposition du projet qui exigeait trois ans de domicile pour être éligible. C'est dans les conditions de l'électorat qu'il faut chercher le moyen d'assurer des élections éclairées et animées de l'esprit de l'ordre.

L'Assemblée, toutefois, n'alla pas aussi loin que sa commission. Un quart seulement des membres du conseil purent être élus parmi les électeurs non domiciliés, à la condition, pour les élus non domiciliés, de payer dans la commune une des quatre contributions directes.

On régla ensuite ce qui concernait le sectionnement.

Il arrive, dans les élections pour toute nature de fonctions, qu'on est obligé de fractionner une circonscription trop étendue. Sous l'Empire, la division en sections était faite par arrêté préfectoral, ce qui n'était pas un des moindres instruments de la candidature officielle. Le droit de prononcer sur le sectionnement et de délimiter les sections, fut transféré au conseil général.

Il y a dans toutes ces dispositions et dans les discours prononcés par les membres de la majorité, un certain souffle libéral. L'Assemblée fut, à certains égards, plus libérale que le Gouvernement. La divergence entre elle et lui éclata surtout au sujet de la constitution des municipalités, qui était de beaucoup le point le plus important de la loi.

Le Gouvernement, obligé de préparer une loi, pour ainsi dire en quelques heures, avait proposé de faire revivre, jusqu'à la loi organique, qui serait mûrement étudiée et longuement débattue, l'article 10 de la loi du 3 juillet 1848, dont voici le premier et le quatrième paragraphe — le second et le troisième ont trait à la révocation et à la suspension.

Le maire et les adjoints seront choisis par le conseil municipal et pris dans son sein.

Dans les chefs-lieux de département et d'arrondissement et dans les communes au-dessus de 6.000 âmes, les maires et adjoints seront choisis par le pouvoir exécutif parmi les membres élus du conseil municipal.

La commission avait adopté sur ce point les vues du Gouvernement, en se fondant sur ce principe, qui avait déterminé le législateur de 1838, que les maires des petites communes ont principalement un caractère municipal, tandis que ceux des villes ayant plus de 6.000 habitants sont surtout des agents du Gouvernement pour l'exécution des lois.

L'argument était loin d'être décisif.

Il n'y a pas en France plus de 460 communes ayant une population supérieure à 6.000 habitants. Ces 460 communes comprennent 90 chefs-lieux de préfecture — en comptant Belfort et les trois départements algérien — et 279 chefs-lieux de sous-préfectures, ensemble 369. Dans ces 369 communes, le Gouvernement a un représentant direct, préfet ou sous-préfet, qui veille à l'exécution des lois et qui, à défaut du maire, est armé de tous les pouvoirs nécessaires pour suppléer à une négligence, ou réprimer une révolte. Restent 90 ou 91 communes, simples chefs-lieux de canton, ayant 6.000 habitants et rarement davantage, dans lesquelles le maire est seul représentant de l'autorité administrative. Est-ce bien la peine de faire, pour si peu, une exception à la loi et une atteinte à la liberté, et peut-on soutenir sérieusement que, si les maires sont élus dans ces 90 communes, la tranquillité de l'État va se trouver menacée ?

IL faut se rappeler nos lois. Le conseil municipal ne peut pas se réunir spontanément, il ne peut délibérer que sur des matières strictement déterminées, il ne peut entrer en communication avec les communes voisines, hors les cas de syndicat ; il ne peut à peine exprimer des vœux politiques. Les attributions des maires ne sont pas moins étroitement limitées. L'article 22 de la loi du 27 mars 1791 et l'article 15 de la loi du 18 juillet 1837 ont réglé que, quand le maire averti ne remplit pas les fonctions qui lui sont déférées, le préfet ou le sous-préfet peuvent commettre un délégué spécial pour les remplir à sa place. Enfin, le Gouvernement, déjà investi du droit de remplacer le maire pour une fonction particulière, peut aussi le suspendre ou même le révoquer. Jamais législation ne fut plus prévoyante et plus prudente. Le maire élu est très-puissant pour le bien, en vertu de son origine, mais il est surveillé, subordonné, réduit à l'impuissance pour le mal.

La statistique prouve combien sont chimériques les alarmes de ceux qui regardent la liberté municipale comme un danger. En 1849, sur 1.500 maires et adjoints, imposés à 469 communes, il y eut e révocations, tandis que, sur 74.000 maires et adjoints, élus dans 36.650 communes, on n'eut à prononcer, en tout, que 183 révocations. En vérité, on peut vivre en paix avec la liberté. La droite eut le mérite de le reconnaître dans cette discussion. M. de Meaux entraîna le vote en disant : Nous ne voulons plus de sous-sous-préfets ! On aurait pu citer l'opinion d'un homme qui était aussi résolument conservateur, et qui a exercé les fonctions de conseiller d'État, de vice-président du conseil d'État, de préfet de police et de ministre. Voici comment s'exprime M. Vivien dans ses Études administratives : C'est au conseil municipal, comme l'avait fait la loi de 1848, que doit, à notre avis, être remise la nomination du maire. Nous pensons même que les exceptions admises par cette loi devraient être restreintes. Il est peut-être nécessaire que, pour quelques villes très-populeuses, qui, sans présenter l'importance de Paris et de Lyon, se trouvent pourtant dans une situation analogue, la nomination du maire appartienne au Gouvernement ; mais les mêmes raisons ne peuvent s'appliquer à toutes les communes dont la population dépasse seulement 6.000 âmes, et à tous les chefs-lieux de département et d'arrondissement. Ainsi, dans notre opinion, sauf un petit nombre d'exceptions fort limité, les maires doivent être nommés par les conseils municipaux.

Au reste, ces idées rencontraient une telle faveur sur tous les bancs de la Chambre, que la commission sentit le besoin. de s'excuser lavoir adopté le projet restrictif du Gouvernement. Elle le fit en termes formels, par l'organe de M. Pâris, à la séance du 8 avril.

M. Pâris. La commission n'entend intervenir dans ce débat que pour faire une déclaration.

En principe, à l'unanimité, elle est d'accord avec la théorie qui a été professée et avec les auteurs de l'amendement : l'élection des maires par les conseils municipaux dans toutes les communes.

Quelques membres. Eh bien ! alors ?

M. Pâris. Cependant, en attendant qu'une loi organique ait déterminé les attributions des maires, la Commission a pensé qu'il était sage d'accepter d'une manière provisoire le projet du Gouvernement. (Non ! non !)

 

Après une discussion confuse qui dura quelques minutes, l'Assemblée adopta, par 279 voix contre 269, un amendement rédigé par M. Antonin Lefèvre-Pontalis, et qui était ainsi conçu : Le conseil municipal élira le maire parmi ses membres, au scrutin secret et à la majorité absolue. Si après deux scrutins aucun candidat n'a obtenu la majorité, il sera procédé à un tour de ballottage entre les deux candidats qui auront obtenu le plus de suffrages.

Les maires ainsi nommés sont révocables par décret. Les maires destitués ne sont pas rééligibles pendant une année.

Ce vote fut suivi d'une agitation prolongée. La commission et le Gouvernement étaient battus à la fois. La commission demanda une suspension de séance pour avoir le temps de délibérer. A la reprise, M. Pâris monta à la tribune et proposa l'amendement suivant, au nom de la majorité de la commission :

La nomination des maires et adjoints aura lieu provisoirement par décret du Gouvernement dans les villes de plus de 20.000 âmes et dans les chefs-lieux de département et d'arrondissement, quelle qu'en soit la population. Ils seront pris dans le conseil municipal.

On cria de divers côtés : C'est voté ! c'est voté !L'amendement, dit M. Pâris, n'a rien de contraire au vote qui vient d'être émis.

Sur ces paroles, il s'éleva un grand tumulte. La plupart des députés quittèrent leurs sièges et se groupèrent autour des chefs de partis. M. Thiers fut interpellé à son banc avec une véhémence voisine de l'outrage. A prendre les paroles de M. Pâris au pied de la lettre, il avait raison de dire que son amendement était le complément du vote qui venait d'être émis, et n'en était pas la contradiction. L'Assemblée avait d'abord posé en principe que les maires seraient élus presque partout dans 36.000 communes environ sur 36.300 ; on lui proposait maintenant de décider qu'ils seraient exceptionnellement nommés par décret du Gouvernement dans les 300 communes les plus importantes et les plus peuplées. C'est précisément ce qu'avait fait avant elle l'Assemblée de 1818 ; elle avait successivement voté le principe et l'exception. La différence, et elle était en faveur de M. Pâris, c'est que la commission de 1871 proposait de ne mettre dans l'exception que les villes de 20.000 habitants et au-dessus, tandis qu'en 1848 on avait maintenu le régime de 1831 pour toutes les villes au-dessus de 6.000 âmes. M. Baroche avait même proposé à cette époque de descendre au chiffre de 3.000, et sa proposition avait été fortement appuyée par le ministre de l'intérieur, un républicain éprouvé, M. Recurt. On pouvait donc soutenir que la Chambre ne se contredirait pas en acceptant l'amendement de M. Pâris ; elle ne ferait que compléter son premier vote en le modifiant, comme cela arrive toutes les fois qu'on introduit une exception dans une loi.

Mais la contradiction qui n'était pas formelle, qui n'était pas apparente, existait réellement dans le fond des choses, et c'est ce qui explique l'émotion extraordinaire qui s'empara de l'Assemblée. Il suffit de relire les discours prononcés de part et d'autre pour se convaincre que la majorité qui venait de se manifester entendait faire procéder à l'élection des maires dans toutes les communes sans exception, ou du moins sans autre exception que Paris et Lyon. L'aspect de la séance le démontrait encore plus clairement que les paroles. On s'était trouvé en présence de deux systèmes : celui de l'élection, qui venait de l'emporter, et celui de l'élection comme principe général, avec exception pour deux ou trois cents grandes communes, système tout différent qui avait succombé dans le vote.

Voilà la vérité. Peu importait qu'on eût proposé d'abord, comme base de l'exception, le chiffre de 6.000 habitants et qu'on revint maintenant au chiffre de 20.000. Ce que l'Assemblée avait repoussé, c'était le système des exceptions, quelle qu'en fût la base. Il s'agissait donc bien de se déjuger, quoi qu'en pût dire M. Paris, et de se déjuger sur l'heure ; et ce qui ajoutait encore à l'irritation de beaucoup de personnes, c'est qu'on savait que M. Thiers l'exigeait et qu'il mettait le marché au poing sur cette question. Le vote l'avait surpris ; il n'avait vu que des déclamations dans les discours de M. de Meaux et de M. Ant. Lefèvre-Pontalis ; il croyait que la Chambre suivrait l'avis de sa commission. Quand il entendit la proclamation du vote, il s'écria : Je ne puis pas rester. Ses collègues, les ministres, durent d'abord livrer une bataille contre lui, pour le contraindre à accepter l'amendement. Il n'attendit pas que M. Paris le développât. Il demanda sur-le-champ la parole, et dans un discours très-vif, presque emporté, il ne donna pas d'autre raison que celle-ci, c'est qu'on lui rendait le gouvernement impossible, et qu'il fallait choisir, hic et nunc, entre le vote de l'amendement ou la démission du président. Cette sorte de franchise hautaine était dans son caractère, quand il se croyait pleinement assuré d'avoir raison. Personne ne l'a poussée aussi loin avec une assemblée souveraine. Il faut lire le discours en entier, pour se rendre compte de la vigueur de ses décisions, et de ras tendant qu'il exerçait alors sur l'Assemblée. Nous n'en citerons que le début. Le reste est à l'avenant.

Messieurs, dit-il, je n'ai que peu de mots à dire sur cette question : elle est tellement simple, qu'elle porte pour ainsi dire sa solution en elle-même, surtout en présence des événements auxquels nous assistons.

Je dois le confesser ; j'ai eu le tort de ne pas avoir, sur ce sujet, exprimé mon sentiment, qui est absolu autant qu'il est sincère. (Sensation.) J'étais occupé de vos plus chers intérêts, et, je l'avoue, je n'ai pas pu croire un instant qu'un doute fût possible dans la question qu'on discute en ce moment. (Rumeurs à gauche.)

Messieurs, vous pouvez murmurer certainement si vous le voulez, mais pour comprendre pleinement tout ce que j'éprouve en cet instant, il faudrait que vous voulussiez bien vous mettre dans notre position. (Vives marques d'approbation.)

Comment ! vous nous demandez, — et vous êtes sincères, j'en suis bien convaincu, — vous nous demandez de maintenir l'ordre, et en même temps vous nous en ôtez les moyens ! (Nouvelles et nombreuses marques d'approbation. — Rumeurs sur quelques bancs à gauche.)

Pour moi, messieurs, vous me permettrez d'avoir la prétention d'être un homme sérieux et de faire sérieusement ce que je fais. On me demande un résultat, et, je le répète, on me refuse les moyens de l'obtenir.

J'apprécie les lumières des grandes villes, et je leur rends toute justice ; mais vous n'ignorez pas que le parti démagogique y est puissant, et par cette seule raison qu'il est audacieux ; et dans les villes où il compte un nombre suffisant d'adhérents, il finit par l'emporter, grâce à son audace même.

Certes, lorsque dans une ville comme Marseille, qui est une ville très-éclairée, personne ne le conteste, qui est une ville très-riche, ayant par conséquent un grand intérêt à la conservation de l'ordre, il faut faire descendre cinq cents marins de leurs vaisseaux pour arriver à rétablir l'ordre compromis ; lorsqu'il faut prendre d'assaut l'hôtel de la préfecture, et savez-vous comment ? à la hache d'abordage ! (mouvement)... c'est dans de telles circonstances qu'on vient demander de remettre au hasard de l'élection le gouvernement des grandes villes ?

Messieurs, je dois le dire, c'est inacceptable ! (Vives et nombreuses marques d'assentiment.)

J'ai trop à cœur l'intérêt de mon pays et l'accomplissement de la mission accablante dont vous m'avez chargé pour hésiter à déclarer nettement que si l'article que vous venez de voter n'était pas amendé, je ne pourrais pas conserver le fardeau du pouvoir. (Très-bien ! très-bien ! Applaudissements...)

Messieurs, je vous en supplie, pas d'inconséquence. Il ne faut pas avoir des désirs dans un sens, et des votes dans un autre. Oui ou non, voulez-vous l'ordre ? (Oui ! oui !) Toute la question est là ! (Très-bien ! très-bien !)

 

M. Langlois fit quelques objections ; mais M. Thiers, remontant aussitôt à la tribune, cita l'exemple de préfets vaincus par les maires, obligés de se réfugier dans des casernes ou dans des gares de chemins de fer, où il fallait employer la force pour les délivrer. Jamais, dit-il, je n'aurai la prétention impertinente de faire la loi à l'Assemblée ; mais vous venez énerver tous nos efforts et diviser le parti de l'ordre, dans un moment où nous réunissons cent mille hommes pour venir à bout d'une municipalité rebelle.

Il n'y eut pas de nouvelle discussion. La Chambre vota par assis et levé. Le Journal officiel constate le résultat en ces termes : Un grand nombre de membres se prononcent en faveur de l'amendement.

Si M. Thiers avait dit toute sa pensée, il aurait défendu comme institution permanente la nomination des maires par le Gouvernement dans toutes les communes, car la loi de 1831 avait toutes ses préférences. En 1865, M. Jules Simon ayant défendu le principe de l'élection des maires dans un long discours qui tint deux séances du Corps législatif, M. Thiers, à coté duquel il siégeait, lui dit quand il eut fini de parler : Vous auriez dû vous borner à demander la nomination par le Gouvernement dans le sein du conseil municipal, il n'y a que cela de pratique. Vous connaissez tous les détails de la question ; mais vous n'avez jamais gouverné.

Quelle que soit l'autorité de M. Thiers, on peut gouverner, en temps ordinaire, avec des maires élus ; et c'est pour les temps ordinaires et non pour les temps de guerre civile, que les lois sont faites. Les libéraux sincères qui, dans cette séance du 8 avril, voulurent faire prévaloir les grands principes, avaient choisi en quelque sorte le jour, l'heure, la minute où ils devaient le plus sûrement être battus. Ils avaient pour eux toutes les raisons et ils avaient contre eux toutes les circonstances. Non-seulement Paris, mais Lyon, Marseille, Toulouse, et d'autres villes moins importantes, luttaient contre le gouvernement central, réclamaient l'autonomie et la fédération. Elles voulaient élire leurs maires, et faire, de ces maires élus, autant de présidents de républiques. Même dans les villes qui restaient soumises au pouvoir central, les conseils municipaux nommaient des délégués pour aller à Versailles dire leur fait au Gouvernement et à l'Assemblée ; elles méditaient de tenir des congrès pour mettre les Versaillais en demeure d'entrer en conciliation avec la Commune. M. Thiers alla droit au fait dans l'Assemblée ; et il eut raison, ce jour-là, de lui dire : Vos désirs sont d'un côté, et vos votes de l'autre. Telle fut cette grande et curieuse journée parlementaire du 8 avril. On répéta partout que la Chambre n'osait pas résister à M. Thiers, qu'elle S'arrêtait devant lui. La vérité est qu'on avait cédé de part et d'autre aux inexorables nécessités de la situation.

M. Magnin et M. Bethmont avaient déposé un projet de loi sur les attributions des Conseils généraux. Ce projet de loi était très-libéral, comme on devait s'y attendre, à cause du nom et du passé de ses deux auteurs. Le rapport fut fait avec talent par M. Waddington ; il donna lieu à des discussions très-longues et très-approfondies. Pour cette loi comme pour la précédente, la Chambre se montra vraiment libérale, et, sur beaucoup de points plus libérale que le Gouvernement. M. Thiers ne se mêla pas personnellement aux débats ; mais M. Lambrecht, qui venait de succéder à M. Picard comme ministre de l'intérieur, et qui avait toute la confiance de M. Thiers, combattit plus d'une fois, avec beaucoup de savoir et de mesure, les tendances décentralisatrices de la commission et de l'Assemblée. La droite, qui comptait avoir toujours la majorité dans les Conseils généraux, était très-jalouse de leurs droits, et M. Langlois, dans un moment de tendresse, alla jusqu'à dire que la France n'avait jamais eu d'Assemblée plus libérale. Elle était libérale sans doute, à sa façon et dans sa mesure. Elle voulait peser sur les élections par la composition du collège électoral pour assurer le succès des candidats conservateurs, mais, les élections faites, elle ne songeait plus qu'à défendre les élus contre le Gouvernement.

On trouve cette tendance à la restriction dans toutes ses lois électorales, et cette tendance à l'expansion dans toutes ses lois organiques. Ce qui dominait, à ses débuts, avec la haine de la République, c'était un grand ressentiment contre l'Empire et les dictatures de toutes sortes. La haine du césarisme lui portait bonheur, et lui inspirait souvent des résolutions généreuses. Elle revint depuis à de meilleurs sentiments pour l'Empire, et elle perdit à cette réconciliation un peu de son enthousiasme des premiers jours pour la liberté ; mais pendant les deux premières années de sa longue carrière législative, elle céda souvent à l'impérieux besoin de réagir contre les habitudes de la dictature impériale. Elle n'était pas moins irritée contre ce qu'elle appelait la dictature du gouvernement de la Défense. Peut-être même commençait-elle à sentir le besoin de diminuer la puissance qu'elle avait donnée à M. Thiers ; c'est la tendance de toutes les assemblées, et surtout des assemblées souveraines. M. Thiers et le Gouvernement étaient au contraire très-préoccupés à ce moment-là de l'unité nationale et de l'autorité du pouvoir central.

La loi sur les conseils généraux fut votée le 10 août 1871. C'est une loi très-complète, très-bien étudiée, malgré l'époque agitée où elle parut, et qui est excellente dans plusieurs de ses parties. Elle a importé chez nous l'institution de la commission départementale qui fonctionne depuis longtemps, avec succès, en Belgique.

L'Assemblée voulut d'abord assurer l'existence des conseils généraux contre les coups d'autorité du Gouvernement. On se rappelle que M. Gambetta avait dissous par décret tous les conseils généraux élus sous l'Empire ; cette mesure avait suscité parmi les adversaires de sa politique une indignation extrême, qui était loin d'être apaisée au moment de la discussion de la loi. La commission alla jusqu'à proposer d'interdire absolument la dissolution par décret, ce qui, pendant l'absence des chambres législatives, pouvait avoir les conséquences les plus graves. On vota par compromis les deux articles suivants :

Art. 35. Pendant les sessions de l'Assemblée nationale, la dissolution d'un conseil général ne peut être prononcée par le chef du pouvoir exécutif que sous l'obligation expresse d'en rendre compte à l'Assemblée dans le plus bref délai possible. En ce cas, une loi fixe la date de la nouvelle élection, et décide si la commission départementale doit conserver son mandat jusqu'à la réunion du nouveau conseil général, ou autorise le pouvoir exécutif à en nommer provisoirement une autre.

Art. 36. Dans l'intervalle des sessions de l'Assemblée nationale, le chef du pouvoir exécutif peut prononcez la dissolution d'un conseil général pour des causes spéciales à ce conseil.

Le décret de dissolution doit être motivé.

Il ne peut jamais être rendu par voie de mesure générale. Il convoque en même temps les électeurs du département pour le quatrième dimanche qui suivra sa date. Le nouveau conseil général se réunit de plein droit le deuxième lundi après l'élection et comme sa commission départementale.

 

La loi donnait aux conseils généraux le droit de vérifier, sans appel, les pouvoirs de leurs membres : attribution très-importante, qui consacrait, pour ainsi dire, leur autonomie. Elle décidait que le conseil élirait chaque année, dans la session d'août, son président, un ou plusieurs vice-présidents, et les secrétaires ; qu'il ferait son règlement intérieur, que ses séances seraient publiques. Elle lui donnait le droit de se réunir lui-même extraordinairement, pour une session ne pouvant excéder une durée de huit jours, si les deux tiers des membres en adressaient la demande écrite au président. Elle interdisait formellement les vœux politiques ; mais, en même temps, elle autorisait a des vœux sur toutes les questions économiques et d'administration générale s et des réclamations ou indications, adressées au ministre compétent par l'intermédiaire du président sur l'état et les besoins des différents services publics dans le département.

On pourrait signaler beaucoup d'autres points importants dans la loi du 10 août 1871 ; mais ce qui fait le caractère de cette loi, ce qui en constitue la valeur historique, c'est l'établissement de la commission départementale. Cette innovation est de beaucoup la plus considérable. On a dit, avec une certaine exagération, qu'elle était toute la loi. C'est méconnaître la gravité de quelques autres dispositions : de celle, par exemple, qui donne aux conseils le droit de décider, sans recours, de la validité des élections ; de celle gai leur donne le droit de tenir une session extraordinaire quand elle est 'demandée par les deux tiers de legs membres ; de celle qui interdit de les dissoudre par mesure générale. La première de ces dispositions avait de telles conséquences qu'on n'a pas cru pouvoir la maintenir ; elle a été abrogée par la loi du 31 juillet 1875, qui à transféré an conseil d'État le droit de statuer sur la validité des élections contestées. Mais quelle que soit l'importance des autres modifications apportées dans le régime des conseils généraux, il reste vrai que l'institution des commissions permanentes a modifié profondément notre système administratif, et que c'est le plus grand pas qui ait été fait, depuis le commencement du siècle, dans les voie de la décentralisation

M. Beulé, dans tin discours prononcé le 2 juillet 1871, donne ces curieux détails sur l'origine de la commission permanente :

Nous étions encore à Bordeaux, dit-il, au milieu de ces délibérations douloureuses d'où devait sortir une paix reconnue nécessaire. On attendait que les préliminaires fussent ratifiés. Les députés de Maine-et-Loire se réunirent dans un bureau écarté, et rédigèrent la proposition de former une commission permanente de décentralisation. Nous l'apportâmes dans votre salle de conférences.

D'ordinaire, les auteurs d'une proposition courent après les signatures et ne les obtiennent pas toujours ; cette fois, nous avons dû, à peine la feuille produite, l'emporter, pour garder le mérite de notre proposition ; autrement elle aurait été revendiquée par cinq cents signatures.

D'où venait cet unanime empressement ? C'est que vous sentiez, messieurs, qu'au milieu des douleurs publiques, il y avait un espoir et un vœu qui consolait la France : elle voulait se relever, redevenir une nation, en reprenant sa responsabilité, ses droits et la gestion de ses propres affaires.

 

La commission départementale est composée de quatre membres au moins et de sept membres au plus, élus chaque année à la fin de la session ordinaire du mois d'août. Elle est présidée par le plus âgé de ses membres : M. Thiers insista vivement pour, qu'elle n'eût pas un président élu, qui aurait été pour l'autorité du préfet un rival redoutable. Les fonctions de ses membres sont essentiellement gratuites. La loi ne leur accorde même pas d'indemnité de déplacement.

Le préfet et les différents chefs de service sont tenus de fournir à la commission tous les renseignements qu'elle demande sur les affaires qui lui sont attribuées. La commission peut, dans le cercle de ses attributions, confier des missions à ses membres.

Elle est substituée à l'action du préfet pour l'ouverture et l'administration des chemins vicinaux, et pour l'approbation du tarif des évaluations cadastrales.

Elle exerce toutes les attributions que le conseil général lui délègue, et donne son avis au préfet, toutes les fois qu'il le lui demande. Elle peut, d'office, appeler son attention sur toutes les questions qui intéressent le département. Elle soumet au conseil toutes les propositions qu'elle croit utiles ; elle lui fait un rapport sommaire sur le budget proposé par le préfet, et un autre sur les emprunts communaux, les contributions extraordinaires, et les dettes de chaque commune.

Elle surveille, pendant l'intervalle des sessions, l'emploi du budget départemental.

Elle vérifie l'état des archives et du mobilier du déportement. Elle assigne à chaque membre du conseil général et aux membres des autres conseils électifs le canton pour lequel ils devront siéger dans le conseil de révision. Elle nomme les membres des commissions syndicales pour les entreprises subventionnées par le département.

La commission législative voulait lui conférer la tutelle administrative des communes. On y renonça à la troisième lecture, mais uniquement par ce motif qu'il convenait d'attendre qu'on eût voté la loi des attributions municipales. La compétence de la commission se trouve ainsi réduite, provisoirement, aux questions départementales. Telle qu'elle est, elle exerce dans le département une influence considérable. Elle efface complètement le conseil de préfecture, qui n'est plus qu'un tribunal jugeant en première instance les affaires contentieuses. On avait craint qu'elle ne diminuât outre mesure l'autorité et le prestige du préfet. L'expérience a montré que ces craintes étaient exagérées. Un préfet capable, qui resta assez longtemps à la tête d'un département pour le bien connaître, et pour s'y créer des relations, a toujours une situation prépondérante, comme pouvoir exécutif, et représentant du Gouvernement.

En cas de conflits entre la commission départementale et le préfet, le conseil général est immédiatement convoqué. Il peut, s'il le juge convenable, procéder à la nomination d'une nouvelle commission départementale. S'il donne tort au préfet, la position de ce haut fonctionnaire à la tète du département devient impossible.

Le législateur de 1871 s'est donné pour but d'émanciper le département. Il s'est efforcé de donner au conseil général la haute main sur l'administration du département. En revanche, il s'est montré jaloux de maintenir l'unité nationale, en réservant aux préfets la gestion des intérêts de l'État, et en s'efforçant de renfermer le conseil général dans les questions qui intéressent exclusivement le département, et par conséquent de lui interdire toute ingérence dans la politique.

Mais quoi qu'on fasse, la politique se mêle à tout ; elle revient par tous les côtés dans toutes les institutions. La loi de 1874 avait institué la publicité des séances : une séance publique est bien vite une séance politique ; elle avait autorisé le conseil à émettre des vœux sur des questions administratives ou économiques : c'est la politique elle-même, sous une forme à peine déguisée. Une loi votée le 15 février 1872, et qui est connue sous le nom de loi Tréveneuc, chargea les conseils généraux de remplacer provisoirement par une assemblée de délégués élus dans leur sein, à raison de deux délégués par chaque conseil, l'Assemblée nationale ou les Chambres législatives irrégulièrement dissoutes. Enfin la loi relative à l'organisation du Sénat, votée le 24 février 1875, appelle les conseillers généraux, avec les députés du département, les conseillers d'arrondissement et les délégués des communes, à concourir à l'élection des sénateurs. Les conseils généraux sont donc ainsi devenus peu à peu, par la force des choses, des corps politiques.

De la loi sur le conseil d'État, qui fut votée le 21 mai 1872, nous ne retiendrons que ce qui est relatif à la nomination des conseillers en service ordinaire. Le Gouvernement aurait voulu conserver le droit de faire lui-même ces nominations, et son projet était conçu en ce sens. Dès l'examen du projet dans les bureaux, une majorité considérable se prononça pour l'élection par l'Assemblée. La commission nommée était, à la presque unanimité, favorable à l'élection. Elle eut, avec M. Thiers et M. Dufaure, ministre de la justice, de nombreux pourparlers, à la suite desquels le Gouvernement, voyant l'impossibilité de ramener la commission à son système, se décida à recommencer l'épreuve d'un conseil électif, déjà tentée en 1848, et qui, à cette époque, dans une Assemblée très-sage, très-modérée, et qui tint compte des aptitudes au moins autant que des opinions, avait donné de bons résultats. Plusieurs des conseillers élus en 1848 et 1849 étaient membres de l'Assemblée de 1871 : M. Gauthier de Rumilly, M. Chasseloup-Laubat, M. Jules Simon, M. Rivet, M. Édouard Charton, M. de Jouvencel, M. Edmond Adam. Chose singulière, dit M. Duvergier, les partisans de la forme monarchique ont parlé et voté pour la nomination des conseillers par le pouvoir législatif, tandis que les partisans des institutions républicaines ont soutenu que c'était au. pouvoir exécutif que devait être réservée cette nomination. On peut s'étonner de son étonnement. La droite monarchique voulait l'élection, parce que cette droite, très-peu libérale quand il s'agissait de favoriser l'action des individus, était très-libérale au contraire dès qu'il était question de limiter l'action d'un Gouvernement qu'elle sentait de plus en plus favorable à la consolidation de la forme républicaine. On a le secret de sa conduite quand on se pénètre bien de cette pensée, qu'elle veut être maitresse des élections pour être maîtresse des corps élus et dominer par eux le Gouvernement. Fallait-il choisir entre la nomination par le pouvoir exécutif et l'élection par un corps ? Elle était pour l'élection. Fallait-il régler les conditions dans lesquelles s'exerceraient les droits du suffrage universel et de la presse ? Elle était pour les restrictions. Les tendances de la gauche étaient inverses. Elle défendait énergiquement le droit de libre suffrage avec contrôle et publicité, mais elle voulait donner toute l'autorité nécessaire à un Gouvernement qui était l'élu et le représentant de la volonté nationale. Il semble à quelques personnes que les républicains veulent un pouvoir affaibli, entravé, impuissant, tandis que leur histoire démontre au contraire qu'ils ont toujours voulu un pouvoir fort. Ils le veulent seulement électif, et fermement contenu dans les limites de ses attributions.

Sans doute, l'Assemblée de 1848, dont l'immense majorité était républicaine, a décidé que les conseillers d'État seraient élus ; mais elle l'a décidé dans une Constitution qui n'admettait qu'une Chambre unique. Dans sa pensée, le conseil d'État devait être un corps politique, remplissant, à certains égards, le rôle d'une seconde Chambre ; M. Vivien l'a expressément déclaré dans son rapport ; et il l'a répété plusieurs fois à la tribune. La Constitution de 1848, en remettant le pouvoir législatif à une assemblée unique sortie du suffrage universel, et le pouvoir exécutif à un président issu de la même origine, a voulu qu'un corps intermédiaire se plaçât entre ces deux pouvoirs, leur prêtât son appui, les éclairât de ses connaissances propres, allégeât leur responsabilité par son concours, facilitât leurs relations mutuelles, et tempérât ce que l'assemblée unique pourrait avoir de trop hardi, ce que le gouvernement pouvait avoir d'arbitraire. Le conseil d'État participait nécessairement à la préparation et à la rédaction des lois ; il était le conseil obligé du Gouvernement et le conseil facultatif de l'Assemblée. Au contraire, la plupart des républicains qui soutenaient le gouvernement de M. Thiers, en 1872, et M. Thiers lui-même, étaient résolus à diviser le pouvoir législatif en deux Chambres, et à réduire le conseil d'État au double rôle qu'il avait rempli avant 1848, de tribunal administratif et de conseil du gouvernement. Comme tribunal, il était naturel de lui donner la même origine qu'aux tribunaux de l'ordre judiciaire ; comme conseil du gouvernement, il semblait indispensable de le faire nommer par le Gouvernement lui-même. Tels étaient les motifs des républicains, qui d'ailleurs étaient loin d'être unanimes. La droite céda au désir qu'elle manifestait, en toute occasion, de tirer à elle l'autorité, de se mêler à tous les détails de l'administration, et de restreindre l'action et l'autorité du président, qu'elle devait renverser un an, jour pour jour, après la date de la loi sur le conseil d'État. Au fond, presque tout le monde se laissait guider dans cette affaire par des raisons de politique courante. Si les conseillers étaient nommés par M. Thiers, ils seraient républicains ; s'ils étaient nommés par l'Assemblée, c'est-à-dire par la droite alors toute-puissante, ils seraient, comme elle, hostiles à la République. C'est ce motif qui forma les résolutions de part et d'autre ; et ce qui le prouve, c'est que l'Assemblée revint sur sa décision, le 25 février 1875, avec une facilité extrême. Elle décida ce jour-là, à la presque unanimité, que les conseillers d'État seraient nommés à l'avenir par le président de la République en conseil des ministres. Il n'y eut que quarante-six opposants, presque tous bonapartistes.

Nous sommes accoutumés en France à considérer l'institution du jury comme une des principales conquêtes de la Révolution. Nous pensons aussi que c'est surtout pour les délits politiques et les délits de presse que le jury est une institution salutaire. Il y a trois qualités requises dans celui qui prononce sur le sort d'un accusé : capacité, moralité, impartialité. S'il ne s'agissait que de capacité ou même de moralité, un juge de première instance ou de cour d'appel offre plus de garanties qu'un juré. Ce que le jury représente surtout, c'est l'impartialité, et c'est surtout pour les délits d'opinion — délits politiques, délits de presse — que l'impartialité est très-difficile et très-nécessaire.

L'inamovibilité du juge est considérée comme une garantie d'impartialité. C'est une garantie, en effet, dont il ne faut pas nier l'importance ; il ne faut pas non plus l'exagérer. Le juge ne craint pas d'être destitué ; mais il craint de ne pas avancez : donc il n'est pas dans une position vraiment indépendante. En outre, il y a deux sortes de partialités : l'une volontaire, qui est criminelle ; l'autre involontaire, qui est celle d'en homme dévoué à un gouvernement, ou animé par un esprit de secte on de caste, et qui regarde de bonne foi comme coupable tout œ qui est contraire à ses opinions ou même à ses impressions.

Parmi nos contradictions en matière de législation, une des moins étranges n'est pas celle que voici : nous sommes grands partisans de la légalité ; nous tenons au jury comme à la plus sérieuse garantie de la liberté individuelle ; nous le voulons surtout pour les délits d'opinion ; nous mettions autrefois dans nos Chartes, et mous avons écrit dans notre Constitution, en 1848, que nul ne peut être distrait de ses juges naturels ; qu'il ne sera plus créé de tribunaux d'exception ; nous nous étudions, par les systèmes les plus savants et les plus compliqués, à composer un jury vraiment indépendant et vraiment impartial. Après quoi nous admettons l'état de siège comme une institution indispensable, que les esprits les plus sages, les plus modérés et les plus libéraux réclament à grands cris, en demandant seulement qu'on veuille bien n'y recourir que dans les cas de nécessité urgente. Et nous savons cependant, par l'histoire, et par l'histoire contemporaine, qu'il se passe à peine quelques années heureuses sans qu'on ait recours à cette dictature réservée pour les cas extrêmes. Or, l'état de siégea pour première conséquence de soustraire les accusés, et tout spécialement les accusés pour délit d'opinion, au jury. Il les soumet à des juges qui ne sont pas leurs juges naturels et qui, de plus, ne sont pas inamovibles, qui sont nommés, par commission, pour exercer temporairement les fonctions de juges, et qui sont dispensés de toutes les conditions de diplôme et de stage exigées des magistrats ordinaires. C'est seulement en 1878, après la triste expérience du 16 mai, qui a démontré une fois de plus les dangers de la dictature, qu'on a renoncé à laisser le pouvoir exécutif maitre de proclamer l'état de siège en l'absence des Chambres. La loi du 3 avril 1818 contient un article 3 ainsi conçu : En cas de dissolution de la chambre des députés, et jusqu'à l'accomplissement entier des opérations électorales, l'état de siège ne pourra, même provisoirement, être déclaré par le Président de la République. Néanmoins, s'il y avait guerre étrangère, le Président, de l'avis du conseil des ministres, pourrait déclarer l'état de siège dans les territoires menacés par l'ennemi, à la condition de convoquer les collèges électoraux et de réunir les Chambres dans le plus bref délai possible. Certes, il est permis de dire que cet article 3 est la raison même. Enfin, grâce à cet article, la Constitution ne met plus dans les mains d'un Président de la République les moyens légaux d'entrer en lutte contre la volonté nationale. Il était temps. Jusqu'au 3 avril 1878, le Président pouvait renvoyer un cabinet, et, avec le consentement du Sénat, dissoudre une Chambre, coupables l'un et l'autre d'être de leur avis et de l'avis du pays, qui ne serait pas, par malheur, celui du Président ; il pouvait ajourner les élections à six mois, et, pendant ces six mois où la tribune est muette, où le pouvoir législatif, qui est en même temps un pouvoir de contrôle, n'existe plus, mettre les juges en interdit, et suspendre l'action de toutes les lois protectrices de la liberté individuelle et de la liberté de la presse. Eh bien ! ce article 3, si sage, si nécessaire, qui fait cesser une contradiction si flagrante et si dangereuse, n'a pas passé, tant s'en faut, sans protestations. Dès qu'on apprit, dans le camp conservateur, qu'il entrait dans les intentions de la majorité parlementaire de décider qu'à l'avenir il faudrait une loi pour suspendre l'autorité de toutes les lois, la colère et le désappointement éclatèrent. Quoi dans tout l'espace qui s'écoulerait entre l'expiration des pouvoirs d'une Chambre et la formation d'une Chambre nouvelle, on ne pourrait pas nous faire jouir, par décret, des douceurs de l'état de siège ! On serait réduit, pendant tout cet intervalle, à faire observer les lois par le moyen des autorités civiles et des tribunaux ordinaires ! On n'aurait d'autre ressource, en cas de troubles, que de faire marcher quelques régiments ! Désarmer à ce point le parti de l'ordre, n'était-ce pas préparer les voies à une future Commune ? Ce n'était pas surtout des élections générales, amenées régulièrement par l'expiration du mandat des députés, qu'on se préoccupait ; c'était des élections générales, provoquées, comme au 16 mai, par une dissolution. Cela même était significatif. Tous ceux qui se donnent, par excellence, le titre d'hommes modérée, le titre de libéraux, et qui se présentent comme formant exclusivement le parti de l'ordre, réclamaient à grands cris une exception à cet article 3. Il leur fallait celle-là, fût-elle seule. Et pour qui ? Pour le Président qui vient, avec le consentement du Sénat, de dissoudre avant l'heure la chambre des députés. L'acte par lequel il a renvoyé les représentants du pays devant le souverain, qui est la nation, lui donne, à lui Président, devenu par le seul fait de la dissolution l'une des parties en cause devant la justice nationale, le droit de se faire dictateur, tout au moins pendant la durée de ce grand procès. Est-ce seulement une inconséquence ? Est-ce de l'imprévoyance ? Ou serait-ce tout le contraire ?

Tant que l'état de siégea pu être proclamé par décret, la conquête du jury restait à faire., puisque nous n'avions le jury et ce qu'on appelle nos juges naturels que par intervalles. Mais puisque aujourd'hui nous l'avons d'une manière continue, et sans intermittence fâcheuse, il importe de le bien organiser, dans des conditions sérieuses de capacité, de moralité et surtout d'impartialité, s'il est vrai que la raison qui a fait instituer le jury est la présomption de partialité contre le juge.

Toutes les lois qui ont régi l'institution du jury depuis son institution, prescrivent la formation de quatre listes différentes : 1° la liste générale de tous les citoyens qui peuvent légalement faire partie du jury ; 2° la liste annuelle, ou de service. indiquant ceux des citoyens inscrits sur la liste générale du jury, qui peuvent être appelés à siéger dans l'année ; 3° la liste de session, prise sur la liste annuelle ; et 4° la liste des jurés de jugement, prise sur la liste de session : liste générale, liste annuelle, liste de session, liste de jugement pour chaque affaire.

En 1848, on décida que tous les électeurs âgés de trente ans seraient portés sur la liste générale. On partait de ce principe que tous les citoyens, non frappés d'incapacité, ont le droit de participer à l'administration de la justice, comme ils ont celui de participer, par l'élection de leurs députés, à la confection des lois et au gouvernement du pays. Il semblait naturel que, la loi étant l'expression de la volonté commune, chacun de ceux qui avaient contribué à la faire pût être appelé à punir ceux qui refusaient, de s'y soumettre.

Ce principe n'est pas d'une évidence absolue. Il n'y a que le droit de voter qui soit inhérent à la qualité de citoyen ; il suffit ensuite que la loi ne constitue aucun privilège et s'applique à tous également. Elle peut et elle doit répartir les fonctions en tenant compte de l'intérêt général. En un mot, le droit de juger ses pairs est très-contestable ; celui d'être jugé par ses pairs ne l'est pas. Si le droit de juger existait, il n'y aurait plus qu'à tirer au sort les jurés de jugement dans la liste des électeurs. C'est à peu près ce que le gouvernement de 1848 avait proposé à l'assemblée ; mais déjà, à cette époque, l'assemblée pensa que le véritable droit, et le seul, est celui qu'a l'accusé d'être pigé conformément à la raison et à la justice, c'est-à-dire par des juges capables, moraux et impartiaux. Le rapporteur s'exprima en ces termes : Le pouvoir souverain exercé par le jury ne peut être confié qu'à des hommes dont les lumières et le caractère puissent répondre qu'ils en useront avec sagesse, qu'à des hommes assez éclairés pour discerner l'innocent d'avec le coupable, assez fermes pour ne pas se laisser dominer par les impressions du dehors ou par les préjugés de l'esprit de parti, et pour résister à la séduction et à la pitié. Le programme est, certes, magnifique ; mais il ne saurait être réalisé complètement. Il s'agit, pour le législateur, de s'en rapprocher le plus possible. Tout dépend de la façon dont est faite la liste annuelle. Les autres opérations sont en quelque sorte mécaniques ; on inscrit sur la liste générale tous les électeurs âgés de trente ans, non frappés d'une incapacité légale ; on tire de la liste annuelle, par deux tirages au sort successifs, la liste de session et le jury de jugement. Mais pour former la liste annuelle, il ne s'agit pas d'appliquer une règle inflexible ou de tirer des noms d'une urne ; il y a un choix à faire, des éliminations très-nombreuses à prononcer. Il faut que le choix soit fait sans esprit de parti, et dans l'unique but de n'Inscrire sur la liste que les noms de personnes éclairées et honnêtes. Si l'autorité chargée de faire ce choix, de dresser cette liste, donne des garanties suffisantes de discernement et d'impartialité, la loi sur le jury est bonne. Le reste peut avoir son importance ; mais ce point-là seul est fondamental. C'est aussi là qu'est la grande difficulté.

Voici le système adopté par la loi du 7 août 1848. Le nombre des jurés à fournir pour la liste annuelle était réparti entre les cantons proportionnellement au nombre des jurés portés sur la liste générale. Le préfet misait cette répartition en conseil de préfecture. Les jurés de chaque canton qui devaient faire partie de la liste annuelle étaient désignés par une commission composée du conseiller général, président, du juge de paix, vice-président, et de deux membres du conseil municipal de chaque commune du canton, désignés spécialement par ce conseil, ou de cinq membres du conseil municipal dans les cantons composés d'une seule commune. Le préfet dressait ensuite la liste annuelle du département, par ordre alphabétique, sur les listes de canton, sans y rien changer.

Double caractère de ce système : exclusion absolue de l'autorité administrative ; prépondérance, ou pour mieux dire, toute-puissance de l'élément électif. Pour ces deux motifs, l'Empire ne pouvait pas s'en accommoder. La loi du 4 juin 1853 disposa que la liste annuelle serait dressée de la manière suivante. Le nombre des jurés est réparti entre les cantons par le préfet en conseil de préfecture, proportionnellement au tableau officiel de la population. Une commission cantonale, composée du juge de paix, président, et de tous les maires, dresse une liste préparatoire contenant un nombre de noms triple de celui fixé pour le contingent du canton, et, la liste définitive de l'arrondissement est arrêtée ensuite par une commission composée de tous les juges de paix de l'arrondissement, sous la présidence du préfet ou du sous-préfet. Cette commission peut élever ou abaisser le contingent fixé pour chaque canton dans la proportion d'un quart. Le caractère de cette loi est l'exclusion complète de l'élément électif. Pour être porté sur la liste définitive, il faut nécessairement avoir figuré sur la liste cantonale. Or la liste cantonale est dressée par une commission composée du juge de paix et de tous les maires ; de fonctionnaires, par conséquent, car, sous l'Empire, tous les maires sont nommés par le Gouvernement, qui peut les prendre en dehors du conseil municipal ; ce ne sont pas des magistrats électifs. La commission d'arrondissement ne se compose aussi que de fonctionnaires, puisqu'elle est formée des juges de paix présidés par le préfet ou le sous-préfet. On ne peut même trouver quelque garantie dans cette circonstance que les juges de paix sont des fonctionnaires de l'ordre judiciaire ; car, outre que ces magistrats ne jouissent pas de l'inamovibilité, la loi, en les faisant fonctionner sous la présidence du préfet et du sous-préfet, les réduit au rôle d'auxiliaires. C'est donc l'inverse de la loi de 1848. tout est donné à l'autorité administrative. La commission du Corps législatif avait proposé de remplacer, dans les commissions d'arrondissement, les juges de paix par les conseillers généraux. Le conseil d'État repoussa cet amendement. Si Je conseil d'État n'a point appelé de membres électifs, dit M. Rouher, il s'est fondé sur ce que la loi en discussion est une loi judiciaire ; il s'agissait de la faire avec des conditions de stabilité et de force ; on ne devait donc pas y introduire l'élément politique, perpétuellement agité et variable. Il est vraiment dérisoire de dire qu'on a exclu la politique de deux commissions où le gouvernement est maître absolu. Il ne l'est pas moins d'objecter aux conseillers généraux un caractère politique qu'ils ne possédaient ni en droit, ni en fait. Mais à cette époque, et surtout quand on parlait au Corps législatif, on n'était pas difficile en fait d'arguments.

Le mérite incontestable de la loi du 24 novembre 1872, est d'avoir exclu de la formation de la liste annuelle les agents directs du Gouvernement. M. Dufaure, qui est l'auteur de cette loi, consentit, à faire intervenir l'élément électif, que l'Empire avait banni ; mais au lieu de l'appeler seul, comme sous la république, il fit, à côté de lui, une part considérable à la magistrature, une part tellement considérable que l'intervention du principe électif s'en trouve comme anéantie. Son système, qui fut adopté par l'Assemblée, emprunte à la loi de 1853 la formation d'une liste préparatoire, et le droit pour la commission centrale d'élever ou d'abaisser d'un quart le nombre de jurés attribué à chaque canton ; cette commission a même le droit d'inscrire, sur la liste définitive, des jurés non compris sur les listes préparatoires, sans toutefois que le nombre de ces noms puisse excéder le quart de ceux qui sont portés pour le canton. Les commissions cantonales sont composées du juge de paix, président, des suppléants du juge de paix et des maires de toutes les communes. Les maires sont un élément électif, même quand il s'agit du maire d'une grande ville, puisqu'ils sont toujours choisis dans le conseil municipal. La commission d'arrondissement est composée des conseillers généraux et des juges de paix, présidés par le président du tribunal civil. Cette organisation a été très-vivement attaquée dans la discussion. Il a été facile de montrer que la toute-puissance était donnée, en 1872, à l'élément judiciaire, comme elle avait été donnée en 1848 à l'élément électif, et, en 1853, à l'élément gouvernemental. En effet, si l'élément judiciaire ne domine pas dans la commission cantonale — car on peut dire que suivant la situation du canton et le nombre des communes, il y est tantôt en majorité et tantôt en minorité —, cela ne fait rien pour le caractère de la loi, la commission cantonale n'étant chargée que d'un travail préparatoire : le véritable électeur du juré, c'est la commission d'arrondissement, dans laquelle les magistrats ont non-seulement la majorité, mais la présidence ; de telle sorte que les juges de paix, votant au chef-lieu, sous l'œil du président du tribunal, à quelques pas du procureur de la République qui est leur chef, sont absolument maîtres de la liste. La loi se donne la peine de dire que le président du tribunal a voix prépondérante ; il n'a pas besoin de cette voix prépondérante, puisque, par sa seule présence, il départage la commission. On peut dire que les conseillers généraux ne sont là que pour faire nombre.

M. Lepère demanda vainement, au nom de la gauche, qu'on revînt au système de 1848. La Chambre consentit, sur les instances du garde des sceaux, à faire nommer les jurés par la magistrature. M. Bertauld eut beau déclarer que c'était pour elle un cadeau funeste. Des trois actes de la procédure criminelle : la poursuite, la déclaration de culpabilité, l'application de la peine, le premier et le dernier s6nt dévolus au magistrat : il n'est conforme ni aux principes, ni à l'équité de faire choisir par lui les jurés qui prononceront le verdict. En somme, la loi de 1872 est préférable à celle de l'Empire ; mais elle appelle une réforme nécessaire dans le sens de la liberté.

Quand l'Assemblée fit une loi (le 21 décembre 1871) pour régler le mode d'élection des juges de commerce, elle eut à résoudre une question de principe : est-ce un droit pour les commerçants d'élire leurs juges ? Elle répondit, comme dans la discussion de la loi sur le jury, que les commerçants et, en général, tous les justiciables, n'avaient qu'un droit, celui d'être bien jugés par des juges capables, moraux et impartiaux. Il faut pourtant remarquer que l'assimilation des justiciables de droit commun aux justiciables en matière de commerce n'est pas exacte, parce qu'il s'agit, dans ce dernier cas, moins d'une décision morale, que de l'appréciation des conditions d'un contrat.

Le législateur de 1807 faisait nommer les juges consulaires par-des notables commerçants, dont la liste était dressée par le préfet sous l'autorité du ministre de l'intérieur, auquel on substitua plus tard le ministre du commerce. En 1848, il n'y eut plus de notables commerçants ; les juges furent élus directement par tous les patentés. L'Empire revint à la loi de 1807. Le Gouvernement proposait, en 1871, de faire revivre, avec très-peu de changements, la loi de 1848. La commission pensa que le suffrage direct ne donnerait pas de bons juges. Le nombre des patentés est trop grand ; à Paris, il est de cent mille ; l'élection deviendrait politique, et les intérêts du commerce, que le législateur doit avoir surtout en vue, seraient sacrifiés. Les patentés des premières classes, qui sont les plus éclairés, se trouveraient comme noyés dans le nombre des patentés de la septième et de la huitième classe qui, par le fait seraient maîtres de l'élection ; on peut en juger par ces deux chiffres : il y avait, en 1871, 26.000 patentés dans la première classe, et 250.000 dans la septième. La commission renonça, pour ces motifs, au suffrage universel direct, et résolut de confier le choix des juges, comme en 1807, à un petit nombre d'électeurs pris parmi ies commerçants ; mais à la différence du législateur de 1807 qui faisait dresser par le préfet la liste des électeurs, elle remit ce soin à une commission, et à une commission composée presque exclusivement de commerçants ayant été l'objet d'une élection, tels que des membres du tribunal de commerce, de la chambre de commerce et du conseil des prudhommes, auxquels elle adjoignit trois conseillers généraux et le maire du chef-lieu. Le Gouvernement se rallia à cette proposition, en abandonnant sin projet primitif, et l'Assemblée la consacra par son vote. M. Magnin et M. Tirard combattirent énergiquement le principe même de la loi. Vous séparez les commerçants en deux classes, dit M. Magnin ; d'un côté ceux qui sont dignes de nommer leurs juges, de l'autre, ceux qui en sont indignes. Le principe est en effet discutable ; mais la Chambre ne voulut pas reconnaître aux commerçants le droit d'élire leurs juges, comme elle ne voulut pas, dans une autre occasion, reconnaître aux électeurs le droit d'être jurés. Elle eut recours, dans les deux cas, à la création d'une commission investie des fonctions de grand électeur ; celle-ci fut mieux composée que l'autre, et l'on peut dire, pour l'une comme pour l'autre, au point de vue de la pratique : tant vaut la commission, tant vaut la loi.

La loi sur le recrutement de l'armée ne fut votée que le 27 juillet 1872, parce qu'il avait fallu deux mois pour la discuter, et que la commission n'avait pas mis moins de quatorze mois pour la préparer. Elle se compose de quatre-vingts articles, quelques-uns d'une importance capitale. Il ne s'agissait pas de modifier une fois de plus la loi du 10 mars 1818. qui a servi de base à la loi de 1832, et à toutes celles qui l'ont suivie. A la place du tirage au sort avec faculté de remplacement, on introduisait le service personnel obligatoire : c'était à la fois une révolution dans notre armée et dans nos mœurs.

Le tirage au sort avait encore quelques rares partisans ; le remplacement, sans en avoir beaucoup, en comptait cependant un plus grand nombre. Mais ces défenseurs de l'ancienne routine étaient très-découragés ; ils se sentaient vaincus d'avance. Bien que le sort désignât chaque année la proportion du contingent qui serait astreinte au service militaire, et que le contrat entre le remplacé et le remplaçant fût volontaire et conforme par conséquent aux désirs des deux parties, une telle organisation était trop contraire au principe de l'égalité, pour subsister longtemps avec le suffrage universel. Raison plus frappante et plus immédiate : nous venions d'être vaincus par la Prusse, chez laquelle le service est obligatoire, et nous lui prenions l'arme dont elle s'était servie contre nous. La loi de 1855 avait porté un coup décisif à l'institution du remplacement ; par la création de la caisse d'exonération, qui avait rempli l'armée française de mercenaires. La difficulté n'était donc pas d'établir le service personnel obligatoire, mais de l'organiser ; et cette difficulté était considérable.

On se trouvait en présence de deux systèmes contraires : les uns voulaient que le service dans l'armée active durât sept ans ; conséquence : beaucoup d'exemptions et de dispenses, car personne ne pouvait rêver l'incorporation totale et permanente de sept classes ; les autres ne consentaient qu'à trois ans de service actif. Il y avait de part et d'autre de fortes raisons, de grandes autorités, et un remarquable acharnement.

M. Thiers aurait voulu huit ans, ou sept ans tout au moins. Il avait avec lui, sinon pour ce chiffre, au moins pour un service de longue durée, le général Changarnier, le général Ducrot, et la plupart des hommes du métier.

Le service de courte durée était défendu par le général Trochu, le général Guillemaut, le général Billot, qui pouvaient invoquer l'autorité de Lamoricière. Leurs arguments étaient de deux sortes : les uns, exclusivement militaires, et les autres plutôt politiques. Le métier de soldat s'apprend très-bien en six mois pour l'infanterie, en un an pour les armes spéciales ; le soldat de deuxième année est un bon soldat ; celui de troisième année, un soldat excellent. Si vous le retenez davantage, le dégoût le prend. Avec trois ans de service, vous pouvez garder toute la classe sous le drapeau, et alors vous avez une réserve composée de soldats complètement aguerris et d'une valeur égale, tandis que, dans l'autre système, la réserve composée d'hommes qui n'ont ni instruction suffisante, ni habitude du métier, est complètement sacrifiée. A ces arguments militaires s'en joignent d'autres, tirés de l'ordre politique et social. C'est une contradiction choquante, et un manquement à toutes les lois de l'égalité, que de proclamer en principe que le service militaire sera personnel et obligatoire, et de diviser dans la pratique les classes en deux parties, dont l'une sera, pendant plusieurs années, soumise à toutes les obligations du service militaire, éloignée de ses affaires et de sa famille, empêchée de contracter mariage, retardée dans le choix ou la préparation de sa carrière civile, tandis que l'autre sera immédiatement, ou presque immédiatement renvoyée dans ses foyers, et quoiqu'inscrite sur les contrôles d'un régiment et exposée à des appels en cas de guerre, jouira de toute la liberté et de tous les droits de citoyen. Pour établir entre les jeunes gens d'une même classe des différences si profondes et si injustes, il faudra recourir, d'une part, à la voie du sort, ce qui sera presque équivalent au rétablissement de la conscription, puisqu'il y aura de nouveau des bons numéros et des mauvais, et de l'autre, à tout un système d'exemptions et de dispenses qui rendra la loi illusoire pour les protégés et les favorisés et en détruira l'effet moral. Ces raisons, et d'autres qu'il faut négliger, produisaient un grand effet sur la partie républicaine de l'Assemblée.

Voici maintenant ce qu'on répondait.

Oui, le métier de soldat s'apprend vite. IL ne faut pas même six mois à un homme intelligent pour apprendre à fond l'exercice. Mais un homme qui sait faire l'exercice peut être un bon garde national, ce n'est pas un soldat. Un soldat est façonné à la discipline, au point de lui obéir naturellement et sans effort ; il supporte les privations et la fatigue ; il brave le danger, ou même il le cherche, dans l'action ; et, ce qui est plus difficile encore et plus héroïque, il l'attend, sans trembler, dans l'immobilité et la solitude. Ce soldat-là ne se fait pas en six mois, ni en un an. IL faut des années, pour donner ce pli à sa volonté, cette force à ses muscles, cet élan à son courage. Le temps seul, les rudes épreuves, la vie en commun avec ses frères d'armes, la vie nomade du troupier transplanté de garnison en garnison, transforme un paysan maladroit, ignorant, attaché à son clocher et à sa routine, en un soldat alerte, vigoureux, plein d'honneur et de vigueur, animé de l'esprit de corps, ayant la religion du drapeau et regardant son régiment comme une famille. M. Thiers lie cessait de répéter que, si le nombre est pour beaucoup dans le succès, la valeur morale y contribue plus efficacement et plus sûrement. Une petite armée de bons soldats bien conduits, vaut mieux qu'une grande foule de soldats médiocres qui ne savent ni obéir, ni soutenir le feu et la fatigue ; et un soldat aguerri, aussi incapable d'avancer sans ordre que de reculer sans permission, est préférable à un courageux indiscipliné, qui fait de l'héroïsme hors de propos et compromet l'armée en se perdant. La force d'une armée, disait M. Thiers, est dans sa solidité et sa cohésion. Il faut, disait le duc d'Aumale, que les hommes soient cousus ensemble ; un mot de soldat et de capitaine.

Une durée de trois ans, insuffisante pour faire un soldat, est bien plus insuffisante encore pour faire un sous-officier. Nous aurons toujours des officiers parce que nous avons de bonnes écoles, et des lois bien faites qui assurent aux officiers la possession de leur grade, qui leur donnent une carrière. Un bon cadre de sous-officiers est plus difficile à faire, parce que les sous-officiers n'ont ni sécurité dans leur grade, ni liberté dans leur train de vie, ni un traitement suffisant, ni une considération et des honneurs proportionnés à leurs services. Cependant il n'y a pas de bonne armée sans bons sous, officiers. Les bons sous-officiers sont nécessaires pour faire de bons soldats, et, quand ils les ont faits, ils sont encore nécessaires pour les maintenir et les diriger. Ils sont indispensables pour la réserve, comme instructeurs, comme guides, comme exemple. A la rigueur, on peut faire un sergent, et même un sergent-major en trois ans ; mais à quoi cela nous servira-t-il de l'avoir fait, disait M. Thiers, si aussitôt qu'il est formé et gradé, il nous quitte ?

Il était intraitable sur cette question. Il croyait qu'en abaissant la durée du service on compromettait la sécurité de la France. IL soutenait qu'on n'avait jamais fait la guerre, ou du moins une guerre heureuse, avec des recrues. Malgré l'exemple de la landwehr allemande, il ne croyait pas, ou croyait très-peu, à l'utilité des réserves. Il voyait cette grande différence entre notre armée de réserve et celle de nos voisins, que les réservistes chez nous ne connaissent pas leurs officiers au moment où on entre en campagne, tandis que les officiers allemands, grâce à la persistance de l'autorité seigneuriale, sont pour leurs soldats des chefs reconnus et acceptés. Il était persuadé que, si on appelait l'armée de réserve au moment d'une guerre, il faudrait laisser au dépôt tous ces nouveaux venus, pour leur donner quelque instruction, et que ce serait compromettre la solidité des régiments de l'armée active, que de les y verser. Toute cette organisation compliquée, imitation incomplète de l'organisation allemande, lui paraissait à la fois très-peu sérieuse et très-coûteuse. Les millions ainsi dépensés auraient été, suivant lui, bien mieux employés à renforcer l'armée active, soit en augmentant son bien-être, soit en accroissant son effectif. Il ne passait guère de jour, pendant l'élaboration de la loi, sans voir quelque membre de la commission pour le ramener à ses idées. Il demanda plusieurs fois à être entendu dans le sein de la commission ; et c'étaient chaque fois de nouveaux arguments, et de nouvelles lamentations à son retour, quand il n'avait pas obtenu ce qu'il voulait. Il n'obtint ni les huit ans, qu'il n'osait pas demander, quoique ce fût, disait-il, le chiffre de la tradition, celui qui avait fait nos meilleures armées, ni les sept ans, pour lesquels il livra de véritables batailles. Il finit par faire dans la commission une majorité pour la durée de cinq ans ; une courte majorité puisqu'elle n'était que d'une voix. Il parut alors soulagé d'un grand poids. C'est bien loin de mon idéal, disait-il, mais avec ces cinq ans, nous aurons deux ou même trois classes à mettre immédiatement en ligne, et nous pourrons former de bons cadres. Il s'engagea envers la commission à soutenir le projet, et il le soutint en effet, en déclarant chaque fois que c'était un pis-aller, et que, s'il avait été le maitre, il aurait pris sept contingents de 100.000 hommes, et même huit. Le vote fut douteux jusqu'au dernier moment, malgré ses efforts, malgré les adjurations du général Changarnier, qui disait à la commission : Ne cédez pas même une heure. Enfin, après avoir répété une dernière fois tous ses arguments, cité ses autorités, redressé les faux calculs, M. Thiers prit le parti de poser la question de gouvernement. Et comme on lui criait de divers côtés : Vous n'en avez pas le droit ! vous ne pouvez pas vous retirer ! la France a besoin de vous ! il fit cette verte réponse :

Tout le monde est libre, je le suis autant que vous, et je dois l'être davantage, parce que j'ai une responsabilité écrasante.

Si la loi est mauvaise, dans deux ou trois ans, vous aurez le droit de vous en prendre à moi, comme vous avez eu le droit de vous en prendre à ceux qui ont si légèrement déclaré la guerre.

Je m'appuie là-dessus, et je dis que je sortirai profondément affligé de cette enceinte si vous ne votez pas les cinq ans. J'ajoute que je ne pourrais pas accepter la responsabilité d'appliquer la loi. (Vives exclamations et mouvement prolongé.)

Vous prendrez cette déclaration comme vous voudrez ; c'est mon devoir et c'est mon droit de vous la faire.

 

Il est difficile, sans l'avoir vu, de se faire une idée de l'agitation qui suivit ces paroles. La question militaire se trouvait brusquement transformée en question politique. On se compta sur un amendement du général Chareton, qui réduisait le service à quatre ans. Il fut repoussé par 477 voix contre 56. Il y avait eu 192 abstentions.

C'était, pour M. Thiers, un succès personnel, acheté bien chèrement. Il eut le chagrin de voir, les années suivantes, combien le service de cinq ans était impopulaire. En 1876, en 1877, plusieurs projets de loi, d'initiative parlementaire, proposèrent de revenir au chiffre de trois ans. Il était, à cette époque, non pas malade précisément, mais affaibli ; l'esprit toujours ouvert et vaillant, la voix éteinte, il ne pouvait guère espérer de se faire entendre dans cette salle dont la sonorité est mauvaise, et par cette assemblée qui l'aurait écouté avec le respect le plus profond pour sa personne, et une véritable hostilité contre sa doctrine. Huit jours avant sa mort il disait à M. Jules Simon : Je ne parlerai plus qu'une fois, ce sera pour combattre la réduction du temps de l'armée active. Je le ferai, dussé-je mourir à la tribune. Je dois cela à mon pays. Quelques mois auparavant, pendant que M. Jules Simon était ministre, lui parlant de cette même affaire, il lui demanda s'il ne consentirait pas à être son lecteur, comme il l'avait été dans une autre occasion. Je sais, disait-il, que c'est contraire aux usages, mais ce n'est pas contraire au règlement. On fera peut-être cela pour moi, et alors je pourrai tout dire.

On vient de voir dans quelles conditions de la loi 1872 fut votée. Nous donnerons maintenant une courte analyse de cette loi, telle qu'elle sortit de la délibération.

Tout français doit le service militaire personnel, et peut être appelé depuis l'âge de vingt ans jusqu'à celui de quarante ans.

Le remplacement est supprimé. La substitution de numéros est permise, seulement entre frères.

La durée totale du service militaire, se décompose de la façon suivante : cinq ans dans l'armée active, quatre ans dans la réserve de l'armée active ; cinq ans dans la territoriale, six ans dans la réserve de l'armée territoriale.

Ainsi chaque classe est incorporée en totalité dans l'armée active. Elle y reste cinq ans, pour passer ensuite successivement, en totalité, dans la réserve de l'armée active, puis dans l'armée territoriale.

Il y a dans l'armée 120.000 hommes qui.ne proviennent pas des appels : ce sont les officiers, les gendarmes, les engagés, etc. Chaque classe est de 300.000 hommes, environ, sur lesquels la moitié, pas davantage, soit 150.000 hommes, est propre au service ; 150.000 hommes multipliés par 5 font 750.000 hommes, et nous donnent, avec les 120.000 dont nous parlions tout à l'heure, une armée active de 870.000 hommes. Il est impossible, dans l'état de nos finances, dangereux pour le travail national, et, à ce qu'il semble, inutile pour la défense du pays d'entretenir en pleine paix, sous les drapeaux, une armée active aussi considérable. On a donc résolu de diviser chaque classe en deux portions égales, dont l'une reste cinq ans sous les drapeaux, et l'autre, sans cesser de faire partie de l'armée active dans les rangs de laquelle elle peut être rappelée en cas de guerre, retourne dans ses foyers en congé illimité, et y exerce tous les droits de citoyen, le droit de voter, le droit de contracter mariage. La division entre ces deux parties d'une même classe si inégalement traitées se fait au moyen d'un tirage au sort. Ainsi l'armée active est composée de 870.000 hommes ; mais, aux termes de la loi, il ne peut y avoir sous le drapeau, en temps de paix, que les 120.000 permanents, les 150.000 hommes de la dernière classe appelée, et 75.000 hommes pour chacune des classes antérieures ; en tout, un effectif de 570.000 hommes. Et ce chiffre est encore diminué dans la pratique, car il est entendu, comme l'a dit dans la discussion le général Trochu, qu'on nous demande cinq ans pour nous en tirer quatre. En effet, un peu pour rendre la loi moins dure, un peu pour alléger les charges du Trésor, les hommes de la première portion de la classe sont renvoyés dans leurs foyers en position de congé illimité, après trois ans de présence au corps ; et pour les mêmes motifs, on ne garde que six mois les hommes de la seconde partie de l'effectif, qu'on aurait le droit de garder un an en vertu des prescriptions de la loi. Ainsi, toute défalcation faite, nous entretenons une armée active qui est de 495.000 hommes pendant six mois, et de 420.000 hommes seulement pendant les six autres mois. Sur le pied de guerre, le plein de l'armée. active et de la réserve de l'armée active ne donneront pas moins de 1 million 470.000 hommes, pour neuf classes, ce qui, avec les onze classes de l'armée territoriale et de la seconde réserve, représenterait, en apparence, trois millions de soldats ; mais il y a beaucoup à rabattre. On ne peut guère espérer de mettre en campagne plus de huit classes ; il faut défalquer les vides produits par la mortalité et la maladie, et la proportion de ces vides augmente rapidement à mesure qu'on appelle des classes plus anciennes. On a cependant le droit de constater que cette organisation, qui date de la fin de 1872, et qui est courageusement supportée par le pays depuis cinq ans, nous assure, tant en armée active qu'en réserve, une force militaire très-redoutable.

M. Keller soutint dans la discussion que le chiffre total de chaque classe ne s'élevait pas à 300.000 hommes ; il citait des années où ce chiffre était tombé fort au-dessous. Un détail égaya cette discussion nécessairement aride. M. Keller venait de citer le chiffre élevé de la classe de 1868. Cela, dit-il, fait honneur à la seconde république. Pendant que la Chambre riait, M. Grévy, qui était au fauteuil, dit quelques mots à l'oreille de l'orateur, et M. Keller reprit aussitôt avec bonne humeur : M. le président me promet le même succès pour la troisième. Cette fois l'hilarité fut générale. Au fond, la remarque était sérieuse ; les mœurs scandaleuses introduites par l'Empire sont une des principales causes qui ralentissent le progrès de la population. Quant aux années désastreuses citées par M. Keller, elles correspondent au choléra, à la famine, à la guerre. Nous n'aurons pas 300.0b0 hommes en 1890 ! En temps normal ce chiffre est toujours dépassé. On compte comme disponible la moitié seulement de la classe, à cause des jeunes gens impropres au service pour infirmités ou défaut de taille, de ceux qui sont antérieurement engagés et se trouvent compris dans les 420.000 permanents, et de ceux qui obtiennent des dispenses. Les sursis d'appel ne comptent pas pour la diminution de l'effectif, parce qu'ils n'opèrent que le renvoi d'une classe à une autre, de sorte que leurs effets se balancent.

La question des dispenses est en quelque sorte un corollaire de la grande question de la durée du service actif. Le chiffre total à entretenir sous le drapeau étant déterminé par la puissance du budget, tout se réduit à savoir si on le formera en prenant, dans chaque classe, moins de soldats pour plus d'années, ou plus de soldats pour moins d'années. En d'autres termes, l'armée étant, dans tous les cas, de 500.000 hommes, il faudra prendre seulement 100.000 hommes chaque année, si on les garde cinq ans ; et il en faudra prendre 170.000, si on ne les garde que trois ans. IL en résulte que ceux qui restreignent la durée du service restreignent aussi le nombre des dispenses. Ils disent que c'est un bien, parce que la loi est ainsi plus vigoureuse, plus équitable, et répond plus exactement au principe dont elle découle.

La durée de cinq ans ayant prévalu, les cas de dispense acceptés dans la loi sont assez nombreux. On y a introduit aussi des adoucissements qui ne sont pas des dispenses, qui ne sont que des facilités. Toutes ces dérogations à la rigueur des principes concernent quatre classes de jeunes gens : les soutiens de famille ; ceux qui, dans leur profession, rendent des services importants à l'État et ne pourraient être détournés de leur vocation sans dommage public ; ceux qui se destinent aux professions libérales ; et enfin ceux qui, appartenant aux carrières industrielles, ne pourraient, sans inconvénients graves, être immédiatement éloignés de leurs comptoirs ou de leurs ateliers. L'Assemblée en accordant ces modifications a cédé à divers motifs : à l'humanité pour les soutiens de famille ; à l'intérêt de l'État, pour les professeurs, pour les ministres des différents cultes et les étudiants en théologie ; et enfin pour les aspirants aux carrières libérales, pour les chefs d'industrie, les contremaîtres, les commerçants, au désir de ne pas rendre la loi odieuse, et au besoin très-sérieux de ne pas compromettre l'éducation nationale et le travail national. Il ne faut pas, comme on l'a dit avec raison, pour faire une armée, défaire la nation.

Les soutiens de famille, les professeurs, les étudiants en théologie obtiennent seuls des dispenses proprement dites ; on accorde aux autres, soit des sursis d'appel, qui peuvent être renouvelés d'année en année jusqu'à l'âge de 24 ans, soit la permission de s'engager volontairement avant l'appel de leur classe pour une durée d'un an.

Le volontariat d'un an constitue une véritable faveur, puisque l'engagé volontaire échappe au tirage au sort et à la chance de rester cinq ans sous le drapeau. Cette faveur n'est pas donnée arbitrairement ; il faut la conquérir, et même la payer. Les engagés volontaires produisent un diplôme ou un certificat de fin d'études, ils passent un examen, s'équipent à leurs frais, et restent une année entière dans un régiment. A l'expiration de leur année de service, ils passent un examen de sortie, et peuvent être retenus au corps, pour une nouvelle année, par décision du colonel, si leur instruction est incomplète ; ou même, dans des cas très-graves, assimilés par décision ministérielle aux soldats de la première catégorie de l'effectif, et astreints par conséquent à un service de cinq ans.

Cette disposition, dont on ne peut nier la sévérité, a été l'objet des plus vives critiques.

On s'est plaint de voir le service militaire transformé en une peine à laquelle on peut être condamné. L'Assemblée n'a tenu nul compte de ces doléances. Non-seulement les volontaires d'un an, mais les jeunes soldats qui, ayant tiré de bons numéros, ne doivent qu'une année de service, passent un examen avant leur libération, et sont retenus au corps s'ils sont de mauvais soldats, ou s'ils n'ont pas appris à lire et à écrire.

Loin de blâmer cette disposition écrite dans l'article 41, nous croyons qu'elle fait grand honneur à la loi du 27 juillet 1872. Il faut la rapprocher de l'article 69, qui est ainsi conçu : Les jeunes gens appelés à faire partie de l'armée en exécution de la présente loi, outre l'instruction nécessaire à leur service, reçoivent dans leurs corps, et suivant leurs grades, l'instruction prescrite par le ministre de la guerre.

Ainsi les jeunes gens reçoivent l'instruction ; et si, au bout d'un an, ils ne savent pas lire et écrire, ils sont retenus au corps pour une nouvelle année. C'est l'instruction obligatoire, écrite pour la seconde fois dans les lois françaises ; elle a été acceptée pour la première fois dans la loi de 1841 sur le travail des enfants dans les manufactures. On ne manque pas de la repousser quand elle se présente sous sa forme propre ; et on ne manque pas de l'accepter, quand elle se présente incidemment dans une loi militaire ou industrielle.

Cette idée de faire de l'armée une grande école est revenue à diverses reprises dans la discussion. M. d'Audiffret-Pasquier parlant de la loi sur le recrutement longtemps à l'avance, annonçait que le service serait obligatoire, et que l'armée deviendrait une école de respect, en même temps que d'égalité. C'est une idée très-noble et très-juste. Non-seulement nos enfants réunis sous le drapeau dans des devoirs et des périls communs, doivent apprendre à se juger mutuellement pour ce qu'ils valent, indépendamment de tous les préjugés et de toutes les conventions sociales, à se soumettre aux seules supériorités qui soient naturelles, celles de l'âge, du talent et des services ; ils doivent aussi, pendant qu'ils sont sous les armes, acquérir l'instruction ou perfectionner celle qu'ils ont reçue. Il faut deux choses : que l'armée contribue à répandre l'instruction, et que l'instruction contribue à améliorer notre armée.

Un tout à fait ignorant ne saurait être un tout à fait bon soldat. Comment voulez-vous, disait le général Guillemaut, que nous puissions apprendre à nos jeunes soldats à apprécier, à comparer, à mesurer les distances, à donner à leur arme une hausse convenable, si un quart ne sait ni lire ni écrire, et si les trois autres quarts savent à peine ce que c'est qu'un kilomètre ? Comment voulez-vous que nous puissions apprendre à nos cavaliers à faire des reconnaissances sérieuses, utiles, si la plupart d'entre eux sont incapables de lire sur une carte, de noter les routes, les ponts, les chemins de fer, les vallées, les montagnes ? Et on pourrait ajouter : Comment voulez-vous qu'on apprenne la patrie, l'honneur, le devoir, à des hommes à demi civilisés ? Pour faire une armée, disait excellemment le général Trochu, il faut refaire la nation ! De même le général Ladmirault : La loi prussienne a réussi parce qu'il y avait dans l'esprit et les mœurs de la nation les principes et les bases d'éducation avec lesquels seulement grandissent et se développent les sentiments élevés. C'est pourquoi nous disons que la question est moins dans le nombre de mois ou d'années, pendant lesquels on maintiendra les-jeunes gens sous les drapeaux, que dans l'éducation et la volonté de la nation.

La Prusse avait si bien compris cela après Iéna ! Stein réorganisa l'administration, Scharnhorst réorganisa l'armée, Humboldt réorganisa l'enseignement, et Fichte, le philosophe, parcourait les villes et les provinces, réveillant l'honneur et le patriotisme par des discours enflammés, mais surtout prêchant la réforme de l'éducation nationale. Nous nous attachions, en 1872, à suivre les traces de Scharnhorst ; il fallait aussi imiter Humbold et Fichte ! A M. Jules Simon parcourant l'Autriche après Sadowa, les patriotes autrichiens disaient : C'est le maitre d'école qui nous a battus !

Nul ne mit plus d'insistance que le général Trochu à développer la nécessité de l'instruction dans l'armée et par l'armée. On ne fait rien dans ce sens, disait-il. On fait tout ce que vous réclamez, répondaient le général de Cissey et M. Thiers. Le dialogue est vif et pressant. Il faut le lire dans le compte rendu de la séance du 6 juin.

Le général Trochu. En dehors des corvées journalières et de certains travaux intérieurs auxquels un petit nombre d'hommes sont appliqués à la fois, il n'y a pas d'autre travail en commun que ce qu'on appelle l'exercice ou la manœuvre.

De ces travaux en commun qui devraient avoir lieu tous les jours, où il est si facile d'introduire l'émulation ; de ces travaux de gymnastique, qui n'exigent pas de machines, les courses à toute vitesse, les luttes, les sauts de barrière, etc., etc., il n'y en a généralement pas.

Le général de Cissey. Il y en a !

Le général Trochu. De travaux de terrassement, qui feraient que tout soldat d'infanterie serait habile à la pelle, à la pioche, ce qui mettrait notre infanterie en mesure d'élever rapidement en campagne un retranchement défensif, on n'en fait pas.

Le général de Cissey. On en fait.

Le général Trochu. De réunions d'officiers, entourés de leurs soldats, leur démontrant leurs devoirs envers le pays, leurs devoirs envers eux-mêmes, l'austérité et la grandeur de leur mission...

Le général de Cissey. Je vous demande pardon, cela se fait tous les jours.

Le général Trochu. De réunions où ou apprendrait aux soldats l'histoire de leur régiment, les affaires de guerre où ils ont figuré, celles où ils se sont honorés, avec des noms qui devraient être traditionnels, il n'en est pas question.

J'ai trouvé au 3e de ligne, à Grenoble, commandé par le colonel Champion, aujourd'hui général, un effectif dont presque tous les hommes savaient lire. Mon étonnement a été grand. J'ai demandé comment on avait appris à lire à tant d'hommes à la fois. Eh bien, c'est par ce procédé dont je parle sans cesse, du travail et de l'émulation dans le travail.

Le colonel avait imaginé d'instituer chacun de ses simples soldats lettrés moniteur et éducateur, quant à la lecture, d'un ou deux soldats illettrés. Le travail se faisait dans les chambrées, les hommes assis sur leurs lits, les moniteurs entourés de leurs élèves, chaque moniteur faisant la leçon comme il l'entendait, et par les procédés qui lui venaient à l'esprit.

J'ai assisté à ce travail d'école mutuelle régimentaire...

Le général de Cissey. C'est ce qui se fait aujourd'hui dans tous les régiments !

M. Thiers. Partout ! nous avons les rapports des colonels.

Le général Trochu parlait de l'armée qu'il avait connue : M. Thiers et le général de Cissey, de l'armée qu'ils venaient de faire.

M. Thiers insista, dans la séance du 8 juin, sur les résultats obtenus. Si quelque chose peut nous consoler d'entretenir sous les armes, en temps de paix, une force de 460.000 hommes, et du malheur bien plus grand de prendre tous les ans, pour cinq ans, à l'agriculture et à l'industrie 75.000 hommes dans la fleur de la jeunesse, ce sont ces détails.

M. Thiers. Nos régiments sont aujourd'hui la partie la plus édifiante de la population. Non, non, ils ne méritent pas ce qu'on en disait ici : ce sont des écoles admirables. Aujourd'hui, grâce à l'application de nos officiers et de nos sous-officiers, savez-vous ce qui arrive ? Après quatre ou cinq mois, toute classe qui est entrée au corps sait lire et écrire, et c'est au régiment qu'elle l'a appris. Nous en faisons l'expérience depuis quinze mois. Il y a des colonels qui m'écrivent : De tous les hommes qui ont passé quatre ou cinq mois dans mon régiment, il n'y en a pas un qui ne sache lire. (Vives marques de satisfaction.)

De plus, nos officiers ont le souci de s'instruire eux-mêmes. On ne s'occupe plus que d'instruction, et un colonel m'écrivait cette belle parole : Ce n'est pas la fièvre d'avancement qui nous dévore, c'est la fièvre de la réhabilitation. Et il entendait par réhabilitation, non pas des folies ; mais ce grand objet, de rendre à la France le rang qu'elle a eu autrefois, et qu'on veut en vain lui retirer aujourd'hui à la suite de malheurs qui seront, je l'espère, des malheurs d'un jour.

 

Ce qu'on faisait depuis quinze mois, en vertu des ordres de M. Thiers et du général de Cissey, on allait le faire désormais, en vertu de la loi, puisque l'art. 44 et l'art. 69 faisaient aux chefs de corps une obligation stricte d'instruire leurs hommes, et donnaient aux hommes une raison sérieuse de travailler à leur instruction. Ces deux articles ne sont pas suffisants. Ils ne punissent pas assez sévèrement la paresse dans les hommes, et la négligence dans leurs chefs. Ils ne récompensent pas d'une façon assez efficace le travail et le succès. Ils laissent trop de latitude aux règlements et aux circulaires. Sans doute, on ne peut pas tout mettre dans la loi ; mais, en France, nous avons trop peur d'entrer dans les détails ; on agit autrement en Allemagne et en Angleterre, et on s'en trouve bien. Il suffit que le ministre et les bureaux de la guerre soient des routiniers, pour que ce beau feu de 1872 s'éteigne. La persévérance est de toutes les vertus la plus difficile à pratiquer ; elle ne va pas de soi ; il faut pourvoir par la loi aux défaillances. Presque tous les jeunes soldats, avant d'entrer au régiment, sont ouvriers dans les ateliers ou dans les champs ; ils ont l'habitude, heureuse pour eux, à tous les points de vue, de travailler dix heures par jour, et de se reposer seulement le dimanche. On doit se garder de la leur faire perdre. S'ils se couchent fatigués tous les jours, ils ne songeront jamais à découcher. C'est l'oisiveté qui est dure et meurtrière ; ce n'est pas le travail. Ils auront bien vite le sentiment et l'orgueil de leurs progrès. Ils n'en aimeront que mieux le régiment et la vie de régiment, si leurs heures sont bien remplies par un travail utile. Ce qui fait dans la guerre la supériorité du marin, c'est le rude travail du bord, la responsabilité individuelle, la continuité du péril. La loi ne contient que deux articles sur l'instruction : il fallait un code.

Ce qu'il fallait encore, c'était de rattacher plus étroitement l'éducation militaire à l'éducation antérieure, de faire de l'école primaire, de l'école d'adultes et de l'école régimentaire, un tout bien ordonné. Sous l'Empire une partie de l'opposition demandait de diminuer la durée du service dans l'armée active, en constituant des réserves bien encadrées, tenues en haleine par des revues fréquentes, et par des exercices renouvelés plusieurs fois chaque année. Elle avait sans doute pour motif de rendre la France invincible chez elle, tout en ôtant au Gouvernement les moyens et la tentation de commencer une guerre offensive. Elle se sentait aux mains d'aventuriers imprudents et incapables ; sans prévoir l'invasion et les désastres qui l'ont accompagnée et suivie, elle craignait à chaque instant de voir la France mal engagée ; quand même la guerre eût dil être heureuse, elle n'en voulait pas. La paix, une longue paix, était son idéal, sa passion. Elle disait, et elle avait raison de dire, que les enfants apprennent plus facilement que les hommes faits, et avec plus de plaisir, l'exercice, et même l'exercice à feu, et l'exercice du cheval ; que si on empruntait à la Suisse, en la développant, l'institution des écoles de cadets, tous les Français sauraient, à vingt ans, sans temps perdu, et de manière à ne plus l'oublier, ce qu'on leur apprend de vingt à vingt-cinq ans dans les régiments, au prix de tant de sacrifices en argent, de tant de bras perdus pour la terre et les ateliers, et d'un retard si regrettable dans les mariages. On leur objectait alors ce qu'on a objecté dans la discussion de 1872 aux partisans du service de trois ans : que le métier n'est pas tout ; qu'il s'apprend en effet très-vite ; qu'il faut au contraire du temps pour prendre les deux habitudes maîtresses du soldat : le respect de la discipline et le mépris du danger. Mais ils pouvaient répondre que cela même s'apprend plus sûrement, et pénètre en nous plus invinciblement, quand on en commence l'apprentissage, en quelque sorte, avec la vie. Le premier Empire avait reçu des collèges qui étaient des couvents, ou, comme dirait Mgr Dupanloup, des petits séminaires ; il en avait fait des casernes. C'est très-bon et très-efficace pour les lycées, disait M. Thiers ; l'âme y prend feu bien vite ; mais vous n'avez dans les lycées qu'une partie minime de la population. (Séance du 8 juin.) La réponse est facile, non au théoricien, mais au législateur. Qui l'empêche, s'il a du cœur, de rendre l'instruction primaire obligatoire, et de rendre l'exercice militaire obligatoire dans les écoles primaires ? Qui l'empêche d'imposer aux adultes de quinze à vingt ans une heure de classe et une heure d'exercice, tous les jours alternativement ? On leur rendrait en échange deux des cinq années qu'on prélève maintenant sur l'époque la plus heureuse et la plus vigoureuse de leur vie. Cela ne serait-il pas moins lourd pour eux ? Et cette éducation continuée, non interrompue, à l'âge où les habitudes deviennent si aisément une seconde nature, ne vaudrait-elle pas mieux pour leur éducation militaire et pour toute leur carrière de citoyen ? Nous rions de cela en France, parce que nous sommes, de tous les peuples, le plus rebelle aux innovations — non pas aux révolutions. En Angleterre, tous les bambins font l'exercice au son d'une musique militaire ; on manœuvre, dans les écoles de déguenillés, aussi bien que dans les régiments de la garde.

Cette Assemblée de 1871, qui se préoccupait beaucoup de l'instruction, n'a rien fait de décisif et de salutaire. Tenons-lui compte des articles 41 et 69 de la loi sur le recrutement, des articles 8 et 9 de la loi du 19 mai 1874 sur le travail des enfants dans les manufactures, et de quelques améliorations de traitement accordées aux membres de l'instruction primaire. En dehors de cela, qu'a-t-elle fait ? Elle n'a songé qu'à lutter contre l'Université au profit du clergé. La loi sur le conseil supérieur de l'instruction publique, la loi sur la liberté de l'enseignement supérieur n'ont pas d'autre caractère. Le premier devoir de l'Assemblée était de rendre l'instruction primaire obligatoire. Les publications, et on a presque le droit de dire les prédications, de M. Jules Simon avaient rendu le principe de l'instruction obligatoire populaire dans tout le parti républicain, et les courageux et persévérants efforts de M. Duruy comme ministre lui avaient presque conquis le monde officiel à la fin de l'Empire. Une proposition faite par M. Jules Simon au commencement de 1870 était l'objet, au moment des élections, des travaux d'une commission du Corps législatif, et avait de grandes chances d'être convertie en loi. La réforme paraissait plus nécessaire que jamais après nos malheurs. Qu'on relise les discours prononcés dans la discussion- de la loi sur le recrutement ; tous les orateurs, à quelque parti qu'ils appartiennent, répètent sans cesse ces deux maximes : refaire l'éducation par l'armée, refaire l'armée par l'éducation. Le ministre de l'instruction publique déposa, dans la séance du 15 décembre 1871, un projet de loi très-étudié, très-complet. M. Guizot, rallié après une longue opposition et une longue hésitation, au principe de l'instruction obligatoire, lui disait : Je ne reproche à votre projet que d'être trop complet. Il ne faut pas prendre le mot au pied de la lettre. M. Guizot trouvait les pénalités excessives ; il pensait qu'on se ferait un argument de ces sévérités contre le principe dont elles découlaient, et que le succès du projet de loi en serait plus difficile. M. Jules Simon avait cru nécessaire de tout régler et de tout prévoir, afin que la loi, une fois faite, ne devint pas une lettre morte. Il se souvenait des prescriptions scolaires, écrites dans la loi de 1841, et si imparfaitement exécutées. En présentant son projet de loi à la Chambre, il l'avertit que le nombre des enfants illettrés dépassait de beaucoup un demi-million. C'est ainsi, disait-il, que la France vient, au point de vue de la vulgarisation des premiers éléments de l'instruction, après la Prusse, l'Écosse, la Suisse, la Hollande et la plupart des États allemands.

L'instruction est obligatoire en Prusse depuis fort longtemps. Elle est obligatoire dans la plupart des États de l'Allemagne, en Suisse, en Portugal, en Espagne, en Danemark, en Norvège. Elle est obligatoire en Angleterre, sous les formes particulières à la législation du pays, depuis l'adoption de la loi Forster. Mais la majorité de l'Assemblée accueillit le projet de la rendre obligatoire en France avec une sorte d'indignation. Le ministre fut injurié, dans le bureau dont il faisait partie, par un membre de la droite. La commission nommée était hostile à la loi. Treize membres sur quinze appartenaient à la réaction la plus prononcée. C'étaient MM. Dupanloup, de Corcelles, Desbassayns de Richemont, de Meaux, Gaslonde, Ernoul, de Rességuier, Delpit, l'abbé Jaffré, Tailhand, de Lacombe, Keller et de Cumont. La gauche n'avait pu faire passer que MM. Ricard et Carnot. Le principe se trouvait donc absolument et irrémédiablement condamné par le seul choix des commissaires. La commission se donna pour président Mgr Dupanloup, et pour rapporteur M. Ernoul. Elle se mit sur-le-champ à l'ouvrage, et, comprenant parfaitement l'importance de sa tâche, elle consacra un nombre très-considérable de séances, non pas à l'examen du projet de loi, car il fut bien entendu et bien convenu qu'il ne méritait pas l'honneur d'une discussion, mais à l'élaboration d'un projet nouveau. Le rapport de M. Ernoul se trouva prêt au bout de sept mois. n fut déposé dans la séance du 3 juillet 1872.

Le Gouvernement n'avait pas demandé la gratuité absolue : ce n'était pas le moment d'augmenter nos dépenses. On peut dire ici, par forme de parenthèse, que quand le ministre voulait obtenir la plus légère augmentation du budget de l'instruction publique, il était obligé de livrer dans le conseil une véritable bataille. L'armée d'occupation, dont il fallait payer les dépenses journalières, les remboursements de toute nature pour marchés, dégâts, contributions de guerre, et le paiement des arrérages de l'emprunt, étaient des charges accablantes. M. Ernoul expliquait très-bien cette situation dès le début de son rapport. Le ministre de l'instruction publique, fidèle aux idées qu'il avait soutenues dans l'opposition, vous demandait de suivre l'exemple de nos vainqueurs, et, renonçant à l'application d'une gratuité absolue de l'enseignement qu'il confessait impossible à nos finances surchargées, il réclamait cependant des pénalités rigoureuses contre le père de famille qui n'aurait pas procuré à ses enfants le bénéfice de l'instruction primaire.

M. Ernoul consacrait une grande partie de son rapport à combattre l'instruction obligatoire. Il soutenait que l'instruction obligatoire était la suppression absolue de la liberté, et même la suppression de la famille, puisqu'elle substituait, dans la fonction la plus chère et la plus sacrée, les droits de l'État à ceux du père. Non-seulement le projet de loi était attentatoire à la famille, à la liberté, il ne visait à rien moins qu'à supprimer la religion et à la remplacer par le pouvoir civil qui, en s'emparant de l'esprit des enfants, deviendrait seul maître de la conscience humaine.. Enfin, M. Ernoul se refusait à comprendre qu'on pût obliger la famille à faire la dépense de l'école. L'obligation, la gratuité et la laïcité se tiennent étroitement, et c'est se payer de mots que de vouloir établir l'obligation sans ces deux conséquences nécessaires. Cette argumentation, qui, entre autres défauts, avait celui de ne tenir aucun compte des dispositions du projet de loi, était présentée avec habileté. Elle répondait à toutes les passions de la droite qui se disait, non sans raison d'ailleurs, qu'en combattant l'instruction obligatoire, elle combattait la République elle-même.

M. Jules Simon se garda bien de pousser à la discussion d'un projet de loi qui n'était plus le sien, mais celui de MM. Ernoul, Dupanloup, de Meaux, de Cumont, etc. Une loi sur l'instruction primaire faite par l'Assemblée de 1871 ne pouvait qu'être contraire aux idées et aux principes qu'il avait propagés et défendus pendant plus de trente ans. Il avait déposé son projet pour qu'il restât, comme document sérieux, dans les annales de l'enseignement, et avec l'espérance que le temps amènerait une modification dans la composition de l'Assemblée. A la date funeste du 24 mai, le projet, déposé depuis dix-huit mois ; le rapport, déposé depuis un an, n'avaient pas été discutés en séance publique. Mais la question n'avait pas cessé d'être agitée, parce qu'on sentait, des deux côtés de la Chambre, que c'était, par excellence, une question vitale.

Sur tous, les bancs de la majorité, on objectait les droits du père de famille : un prétexte mal trouvé, qui cachait un motif tout différent.

On ne blesse pas les droits du père de famille, en rendant aux enfants l'immense bienfait d'assurer leur éducation.

Parmi les enfants dont l'intelligence n'est pas cultivée, le plus grand nombre n'a pas de famille, beaucoup n'ont pas de père. Le père, quand il y en a un, le père qu'on veut protéger en repoussant l'instruction obligatoire, c'est celui qui ne s'occupe pas de son enfant, qui le laisse vagabonder et mendier, ou qui le tient à la tâche pour faire des journées de 8 à 10 heures dans un temps où cette assiduité au travail est aussi meurtrière pour son corps que pour son esprit. Voilà ce qui se cache sous ce grand nom de père de famille. Est-ce donc par respe1t pour de tels pères que nous hésitons depuis si longtemps à suivre l'exemple de la plupart des États de l'Europe, en consacrant par une disposition pénale, le devoir écrit dans notre Code, dans l'article 203 du Code civil, d'élever et d'instruire les enfants ?

Envers qui la société a-t-elle un devoir ? Envers le père qui néglige son enfant ou l'exploite, ou envers l'enfant condamné par l'indifférence ou l'avidité du père à l'étiolement physique et à la misère intellectuelle ? C'est envers l'enfant : donc il faut rendre l'instruction obligatoire. Quand le père abandonne son enfant au hasard ou le contraint pendant tout le jour à un travail manuel, sans prendre aucun souci de son intelligence, ne fait-il tort qu'à son enfant ? Ne met-il pas dans la société un paria, un ennemi ? N'envoie-t-il pas au scrutin un incapable ? Donc, il faut rendre l'instruction obligatoire. L'État doit intervenir au nom de la justice absolue ; il le doit dans l'intérêt de l'enfant, dans celui de la civilisation, dans celui du pays. Ce n'est ni un père de famille ni un tuteur qu'il a devant lui : c'est un coupable, un mauvais citoyen, un mauvais père. La société, qui repose sur la propriété, exige l'impôt ; elle exige le service militaire : elle n'exigera pas l'instruction de l'enfant ! Il y a  quatre devoirs du citoyen : s'instruire, c'est le premier et le plus nécessaire ; payer, voter combattre : l'école, l'impôt, le scrutin, le service militaire pour la défense du pays. Les peuples seuls où ces quatre devoirs sont bien organisés et bien observés, sont des peuples libres.

Le droit invoqué du père de famille n'était assurément qu'un prétexte. L'Assemblée ne pensa même pas à ce prétendu droit quand elle fit, en 1874, l'article 8 et l'article 25 de la loi sur le travail des enfants dans les manufactures. La loi de 1841 avait déjà décidé (art. 5) que les enfants admis dans une manufacture devraient recevoir, jusqu'à douze ans, l'instruction primaire. Le rapporteur, M. Renouard, justifiait cette mesure par les raisons mêmes que nous venons de donner en faveur de l'instruction obligatoire ; mais l'intervention du patron dans l'exécution du devoir d'école n'était pas expressément stipulée ; il n'y avait pas de pénalité ; l'inspection établie par l'article 10 était illusoire. Excepté dans quelques centres industriels comme Mulhouse, où les Jean Dollfus, les Kœchlin étaient passionnés pour l'instruction élémentaire, la loi tomba en désuétude. On mentionna de nouveau le devoir d'école dans la loi de 1851, sur l'apprentissage ; cette fois, ce fut un autre malheur : l'article 10 oblige les patrons à laisser les enfants libres pendant certaines heures, pour leur permettre d'aller à l'école, s'ils jugent à propos d'y aller. La loi de 1874 est beaucoup plus précise, beaucoup plus impérative. La fréquentation de l'école sera constatée au moyen d'une feuille de présence dressée par l'instituteur et remise chaque semaine au patron. L'inspection, pour la première fois, est sérieusement organisée. Les pénalités sont fixées par l'article 25. Le rapport de la commission dit expressément qu'on a voulu étendre l'autorité et la responsabilité du patron en matière d'école. Cette loi est une de celles qui font le plus d'honneur à l'Assemblée. Mais la contradiction entre les dispositions si sages et si réellement libérales, sous leur apparence restrictive, de la loi sur le travail des enfants, et la force d'inertie opposée pendant cinq ans à la loi sur l'instruction primaire, n'est-elle pas significative ? Comment ! dès qu'un enfant entra dans un atelier, on trouve juste, raisonnable, nécessaire de le contraindre à apprendre à lire ; mais s'il ne travaille pas, s'il ne gagne pas un salaire, on lui réserve, comme avec un soin pieux, la liberté de l'ignorance, et on appelle cela, par un singulier abus de langage, respecter les droits du père de famille ! Et pour les orphelins, pour les enfants trouvés, pour les enfants abandonnés, est-ce aussi la liberté du père de famille que vous respectez ? La vérité, qu'il faut bien reconnaître en dépit de tous les prétextes, c'est que si l'Assemblée avait pu faire une loi pour mettre toutes les écoles dans les mains des congrégations, elle aurait aussitôt consenti à rendre l'instruction obligatoire.

Le projet de M. Jules Simon avait ramené toutes les déclamations sur les écoles de pestilence. Ni l'état des écoles publiques, ni le texte du projet, ni les termes de l'exposé des motifs ne justifiaient ces alarmes. On n'imposait ni une doctrine, ni un livre, ni un maître. L'enfant sera instruit, disait l'exposé des motifs, mais on l'instruira comme on voudra et où on voudra. Pourvu qu'il sache, le vœu de la loi est rempli, comme celui de la société et de la nature. La patrie ouvre une école à proximité de l'enfant : s'il y entre, elle le reçoit ; s'il n'y entre pas, elle se-garde bien de le contraindre. Mais elle veut savoir ce qu'il va devenir : elle s'assure que les droits du mineur ne sont pas méconnus, qu'on ne laisse pas ses facultés impuissantes, qu'on le prépare pour les luttes de la vie et pour les devoirs civiques. Quand, d'une part, des raisons de conscience empêchent la fréquentation de l'école publique, et que, de l'autre, la famille n'a ni assez de ressources pour payer un instituteur, ni assez de connaissances pour s'en passer, l'État ne punit personne. C'est lui seul, dans ce cas, qui est fautif. Ainsi se concilient le respect de la liberté de conscience et le respect de l'intelligence humaine. Malgré ces explications, assurément très-libérales, on s'obstinait à voir l'instruction laïque derrière l'instruction obligatoire, et derrière l'instruction laïque la proscription de l'instruction religieuse. Les catholiques, même quand ils sont libéraux, ne peuvent se déshabituer de considérer leur clergé comme un pouvoir public destiné à vivre en bonne intelligence avec le pouvoir de l'État, à titre d'allié et de voisin, sans aucune subordination. Leur libéralisme consiste à ne pas demander la subordination de l'État. La loi proposée organisait fortement l'influence de l'État dans les écoles primaires ; cela suffisait pour la rendre suspecte. Cette secrète pensée des catholiques a fait écarter l'enseignement obligatoire, par voie de prétérition, au grand détriment du pays.

Ce même esprit d'hostilité contre l'enseignement laïque éclate dans la discussion de la loi sur le conseil supérieur de l'instruction publique. Pour cette fois, le projet émanait de l'initiative parlementaire. Il était signé par M. de Broglie, M. Wallon, et quelques députés de la droite. Il ne s'agissait, disait-on d'abord, que de revenir à la loi du 15 mars 1850. La loi de 1850 composait presque entièrement le conseil supérieur de membres élus ; le décret-loi du 9 mars 1852 avait supprimé l'élection au profit du pouvoir central : on proposait de la rétablir. Il semblait qu'il n'y eût rien de plus libéral et de plus simple.

Mais, en y regardant de près, on reconnaissait que cela n'était ni libéral, ni simple : d'abord, parce que la loi de 1850, quoique faite avec le concours de M. Thiers, n'était pas suffisamment libérale, et ensuite, parce qu'au lieu de se borner à la rétablir, on l'aggravait.

La loi de 1850 a été très-sévèrement qualifiée, à l'époque de sa promulgation, par M. Barthélemy Saint-Hilaire, dans un excellent petit volume qui fait partie de la collection des lois annotées. On peut apprécier aujourd'hui cette loi avec impartialité. Elle a le double vice de donner pour juges aux membres de l'Université accusés de délits professionnels, et pour arbitres aux questions les plus délicates de l'enseignement, un conseil où les membres de l'Université et les hommes compétents sont en infime minorité : huit universitaires seulement, sur vingt-sept membres dont se compose le conseil.

Les inconvénients d'une telle organisation sont compensés, jusqu'à un certain point, dans la loi de 1850, par cette circonstance que les huit membres de l'Université, nommés à vie par le ministre, forment une section permanente, chargée de la préparation des affaires, et qui, par son origine, par sa compétence et par sa durée, exerce une influence prépondérante.

Mais tout était changé dans le projet de la commission. Les membres de la section permanente, au lieu d'être nominés, comme autrefois, par le Gouvernement, devaient être élus, tous les deux ans, par le conseil. On voit la portée de cette modification. Dans le système de 1850, les membres de la section permanente étaient les auxiliaires du ministre contre le conseil ; dans le système de la commission, ils devenaient les auxiliaires de la majorité contre le ministre. C'est en ces propres termes que le rapporteur, M. le duc de Broglie, prit soin de définir les conséquences de l'un et l'autre système avec une netteté de vues parfaite. Or, l'importance de la section permanente, déjà considérable sous le régime de 1850, s'accroissait encore, si, au lieu d'être nommés par le Gouvernement, les membres de la section tenaient leur place de l'élection. En supposant qu'il y eût dans le conseil supérieur une majorité hostile à l'Université, cette majorité introduisait dans la section permanente des hommes animés de son esprit, imbus de ses préjugés, et l'Université était livrée pieds et poings liés à ses adversaires.

La composition du conseil supérieur, telle que la proposait la commission, permettait à M. de Broglie d'espérer, au ministre et à l'Université de craindre un tel résultat. Le Gouvernement nommait sept membres pris dans l'enseignement public. Il pouvait les choisir, en partie, parmi les professeurs du Collège de France et les professeurs du Muséum d'histoire naturelle, qui n'appartiennent pas à l'Université. Les quatre ordres de Facultés, droit, médecine, sciences et lettres, élisaient chacun un membre ; le Collège de France en élisait également un. Cela faisait en tout douze membres appartenant, sinon à l'Université proprement dite, au moins à l'enseignement public.

Le conseil supérieur comprenait, en outre, dans le projet de la commission :

Quatre membres élus au scrutin de liste par l'Assemblée nationale et pouvant être choisis hors de son sein ; Deux membres du conseil d'État ;

Un membre de l'année et un membre de la marine élus par l'Assemblée nationale ;

Quatre archevêques ou évêques élus par leurs collègues ;

Un délégué de l'Église réformée, élu par les consistoires ;

Un délégué de l'Église de la confession d'Augsbourg, élu par les consistoires ;

Un membre du Consistoire central israélite, élu par ses collègues ;

Deux membres de la Cour de cassation, élus par leurs collègues ;

Trois membres de l'Institut, élus en assemblée générale de l'Institut ;

Un membre du Conseil supérieur des arts et manufactures, élu par ses collègues ;

Un membre du Conseil supérieur du commerce, élu par ses collègues ;

Un membre du conseil supérieur de l'agriculture, élu par ses collègues,

Et trois membres de l'enseignement libre, élus par le conseil.

Ces trois membres étant élus par la majorité, lui apportaient, avant l'élection de la section permanente, un appoint formidable, et la rendaient absolument maîtresse des choix. Quant à la majorité elle-même, on pouvait aisément prévoir à qui elle appartiendrait, puisqu'il y aurait dans le conseil six membres élus par l'Assemblée, deux conseillers d'État, quatre archevêques, des membres de la Cour de cassation, etc.

Le ministre, obligé de faire la part du feu dans une, Assemblée très-ouvertement hostile à l'esprit universitaire, résolut de concentrer son action sur ces deux points : l'élection d'un certain nombre de membres du conseil par l'Assemblée, l'élection de la section permanent ; par le conseil. La tâche était difficile, devant une telle majorité, et avec une commission dont M. de Broglie était l'âme. u réussit pourtant ; l'Assemblée renonça de bonne grâce à faire les élections qu'elle s'était réservées ; au contraire, il fallut soutenir une longue lutte pour arriver à la suppression de la section permanente.

Le ministre demanda d'abord à la Chambre, au cours de la seconde délibération, de maintenir la section permanente, mais en la faisant nommer par le Gouvernement. Le vote eut lieu en ce sens, après une discussion où M. le duc de Broglie et M. Jules Simon prirent successivement la parole. C'était le renversement de tout le système de la commission. On pouvait regarder ce résultat comme une victoire importante pour l'Université et le Gouvernement.

A partir de ce moment, la commission ne tenait plus à la section permanente. Le ministre n'y avait jamais tenu. Une étude attentive du personnel dans lequel son choix se serait trouvé circonscrit lui avait démontré qu'il ne pouvait pas composer une section permanente favorable à l'enseignement primaire obligatoire, à la réforme de l'enseignement secondaire et à la collation des grades par les facultés de l'État. Ne voulant pas se mettre en tutelle entre les mains de ses adversaires, il proposa de remplacer la section permanente par un comité consultatif, fortement constitué, qui serait le conseil intime du ministre et le véritable conseil de discipline du corps enseignant. La loi fut définitivement votée dans ces conditions. Cette création du Comité consultatif, qui fut réalisée par décret du 25 mars 1873, corrigea quelques inconvénients qui restaient dans la loi ; elle rend dès aujourd'hui d'utiles services, et en rendra de plus grands encore, quand elle sera consacrée par la durée.

Malgré l'institution du comité consultatif, quelques membres de l'Université regrettent encore la section permanente. Ils pensent, avec raison, que les membres d'une section permanente auraient eu plus d'autorité pour résister au ministre. En effet, à la force que leur donneraient la sécurité de leur position et leur illustration personnelle, car on ne pourrait évidemment-les choisir que dans l'élite du corps enseignant, ils joindraient celle de faire partie d'un corps où siègent les plus grands personnages de l'État, et qui est investi d'un droit de direction et de contrôle sur la plupart des actes de l'administration. Mais cette autorité, dont l'Université a fait autrefois l'expérience, et qui allait jusqu'à annihiler celle du ministre, est précisément ce qui détermina le Gouvernement, en 1873, à préférer le comité consultatif à la section permanente. Il n'est ni sage ni vraiment libéral de mettre ainsi le ministre sous la coupe d'un conseil oligarchique qui devient maître irresponsable de toutes les positions et de tous les droits dans l'Université ; le conseil consultatif qui est nécessairement consulté, mais qui n'est pas nécessairement obéi, concilie mieux le respect des droits acquis avec la possibilité des réformes et le principe tutélaire de la responsabilité ministérielle. Le conseil supérieur tel qu'il est constitué est un frein suffisant centre les témérités d'un ministre qui 'essaierait ne porter la main sur les vers latins, le Selectæ et l'explication mot à mot, et on a bien fait de ne pas achever d'anéantir le chef apparent et responsable de l'enseignement en lui' imposant des conseillers dont l'indépendance serait absolue, et qui, entre autres intérêts dont ils auraient le dépôt, conserveraient surtout avec un soin pieux les intérêts de la routine.

On peut dire de la loi, telle qu'elle est sortie de la discussion, que, sans être bonne, elle est à peu près inoffensive. Elle est ce qu'on pouvait attendre de mieux d'une Chambre ainsi composée. C'est un progrès incontestable sur le décret-loi de 1852, dont l'article 1er est ainsi conçu : Le Président de la République, sur la proposition du ministre, nomme et révoque les membres du conseil supérieur. Le projet de la commission, s'il avait été accepté sans modifications, n'aurait pas été, à beaucoup près, aussi inoffensif que la loi. On lui reprocha beaucoup quand il parut, et pendant la discussion, d'être un projet clérical. Il ne l'était pas, ou du moins il ne l'était pas directement, ouvertement ; il était anti-universitaire : c'était là son caractère propre. Ceux qui l'ont préparé peuvent croire de très-bonne foi qu'ils ont respecté les droits de la liberté, de la conscience et de la science : de la liberté, puisque trente-deux membres sur trente-neuf sont les produits de l'élection ; de la conscience, puisque le conseil compte quatre évêques et trois représentants des cultes dissidents ; de la science, puisque tous les membres appelés en faire partie appartiennent aux rangs les plus élevés des professions les plus libérales.

IL est bien certain que, pour la discussion des programmes d'étude, il est utile d'avoir dans le sein du conseil des représentants des divers clergés, de la guerre, de la marine, de la magistrature, du commerce, de l'industrie. Mais il n'y a aucune raison de les y appeler en assez grand nombre pour mettre les hommes du métier en minorité. Il n'y en a pas davantage pour conférer à un conseil ainsi composé des attributions judiciaires, qui exposent un corps nombreux de fonctionnaires à être jugés non-seulement par des étrangers, mais par des concurrents et des ennemis.

Outre la suppression de la section permanente et des quatre membres nommés par l'Assemblée, le projet subit dans la discussion quelques modifications intéressantes. Le membre de l'armée et le membre de la marine, au lieu d'être élus par l'Assemblée, furent nommés par les ministres compétents, après avis du conseil supérieur de l'armée pour le premier, et du conseil de l'amirauté pour le second. Le nombre des conseillers à la Cour de cassation fut réduit à deux, sans motif bien appréciable. Au contraire, on porta de trois à cinq le nombre des membres de l'Institut.

La loi dit : Cinq membres de l'Institut, élus en assemblée générale et choisis dans chacune des cinq classes. Ceci est une amélioration importante. Le nombre des hommes compétents est augmenté. En outre, élus dans chaque classe, ils le sont pour leur compétence ; élus sans distinction d'académie, ils l'auraient été pour leur opinion.

On ajouta aux cinq membres de l'Institut un Mulla. de l'Académie de médecine, très-bien placé dans un conseil d'éducation. Le nombre des membres de l'enseignement libre fut porté à quatre. Tous les conseillers sont nommés ou élus pour une durée de six ans ils sont indéfiniment rééligibles.

Il se passa, au cours de la discussion, un incident qu'il importe de relever. Quand M. Jules Simon demanda à l'Assemblée de renoncer au droit, que lui attribuait la commission, de nommer elle-même, au scrutin de liste, plusieurs membres du conseil supérieur, il s'appuya sur cette raison, qu'il importait de ne pas introduire la politique dans les questions d'enseignement. La commission consentit à la suppression, par un motif tout opposé : Le conseil, dit M. de Broglie, comptera parmi ses membres trois conseillers d'État qui, ayant été nommés conseillers d'État par l'Assemblée, représenteront son esprit dans le conseil supérieur.

Paroles vraiment instructives et curieuses ! Elles ne sont plus conformes à la réalité, puisque les conseillers d'État sont à présent nommés par le Gouvernement ; elles l'étaient alors, M. de Broglie regardait les conseillers d'État comme les représentants directs de l'esprit de l'Assemblée ; c'est cet esprit qu'il avait tenu à introduire dans le conseil. Outre les trois conseillers d'État, la majorité de l'Assemblée pouvait compter encore comme lui appartenant les membres de l'enseignement libre, les magistrats, les évêques, ce qui, avec la part, tilt-elle restreinte, qu'elle obtiendrait dans les élections Je l'Institut et des divers conseils, la rendrait prépondérante. Le point principal était d'avoir réduit à douze membres sur trente-neuf la représentation de l'Université, comme on l'avait réduite à huit membres sur vingt-sept en 1830. Ces espérances n'ont pas été confirmées par l'expérience, et il faut dire, à la louange du conseil supérieur, qu'il se préoccupe de l'instruction infiniment plus que de la politique.

M. le duc de Broglie était certainement le membre le plus important et le plus influent de la majorité de l'Assemblée ; mais, dans toutes les matières pli touchaient au culte et à l'instruction, la prépondérance et la direction appartenaient à Mgr Dupanloup. C'est lui qui présidait la commission de l'instruction primaire et qui a fait durer cette présidence pendant quatre ans. Or, les vues de Mgr Dupanloup en matière d'instruction publique sont parfaitement connues depuis-longtemps. Il a beaucoup écrit et beaucoup parlé sur ce sujet, toujours avec éclat, toujours dans le même sens et toujours avec franchise. Nous lui rendons avec empressement cet hommage. Pour savoir, non pas ce qu'il a fait, car nous venons de voir qu'il a très-incomplètement réussi, mais ce qu'il voulait faire, et ce que voulaient faire comme lui et à sa suite les membres de la majorité de l'Assemblée, il faudrait citer quelques-uns des programmes qu'il a prodigués à la tribune et dans ses écrits. Le plus ancien sera le meilleur. En voici un qui remonte au 43 novembre 1849. C'est un article de lui, publié dans l'Ami de la religion, où il a été copié par M. Barthélemy Saint-Hilaire. Monseigneur parle de la loi Falloux, qui venait d'être élaborée dans une commission extra-parlementaire, et qui, amendée et perfectionnée, mais très-imparfaitement, dans le sens libéral, devint cette fameuse loi du 15 mars 1850. Voici ses paroles qui méritent d'être méditées, comme tout ce qui sort de sa plume :

On a vainement dit, contre tout bon sens, et misérablement répété, que la loi de M. de Falloux avait été faite d'accord avec l'Université et en sa faveur. C'est contre le monopole universitaire et malgré l'Université qu'a été faite cette loi. Toutes les grandes réformes opérées par le projet de loi, et qui doivent, avant peu d'années, changer profondément la face de la France, ont été des conquêtes laborieuses. Ce n'est qu'après des mois de luttes ardentes, sans cesse renouvelées, qu'on a successivement obtenu et emporté de vive force :

L'affranchissement des petits séminaires ;

L'admission des congrégations religieuses non reconnues par l'État et des Jésuites expressément nommés ;

L'abolition des grades ;

La destruction des écoles normales ;

La réforme radicale de l'instruction primaire ;

La dislocation profonde et irrémédiable de la hiérarchie universitaire ;

La liberté des pensionnats primaires et de l'enseignement charitable ;

Enfin, la grande place réservée à NN. SS. les évêques dans les conseils de l'instruction publique.

 

Outre les lois que nous venons de parcourir rapidement, l'Assemblée de 1874 en a fait beaucoup d'autres, car elle a été laborieuse. Nous avons cité les plus importantes, celles qui marquent le mieux le caractère de cette Assemblée. Nous allons maintenant grouper toutes les lois qui ont eu pour objet la libération du territoire, c'est-à-dire les traités avec l'Allemagne, les emprunts et les impôts.