SOUVENIRS DU QUATRE SEPTEMBRE

LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE

 

LIVRE QUATRIÈME

LA FIN DU SIÈGE

 

 

I. — LA DERNIÈRE NÉGOCIATION

 

Une conférence diplomatique eut lieu à Londres en janvier 1871. M. Jules Favre, régulièrement invité à y prendre part, et qui avait promis de s'y rendre, n'y assista pas, quoiqu'il dépendît de lui d'être autorisé à traverser les lignes prussiennes. Cette absence est assurément regrettable. Il importe d'en connaître les causes.

A la suite de la prise de Sébastopol, un congrès eut lieu à Paris en 1856. La France, l'Angleterre, l'Autriche, la Russie, la Sardaigne, la Turquie et la Prusse y furent représentées. L'article 14 du traité qui intervint vise, en lui donnant un caractère obligatoire pour toutes les parties contractantes, la convention particulière conclue entre la Russie et la Turquie, et qui a pour objet de déterminer la force et le nombre des bâtiments légers nécessaires au service des côtes dans la mer Noire. Ce nombre ne pouvait dépasser six bâtiments à vapeur de 50 mètres de longueur, d'un tonnage de 800 tonneaux au maximum, et quatre bâtiments légers à vapeur ou à voiles, d'un tonnage de 200 tonneaux chacun.

Ces restrictions, très-dures pour les deux riverains, étaient particulièrement pénibles pour la Russie, dont elles entravaient la politique en Orient. Le prince Gortschakoff, profitant de la situation générale de l'Europe, prescrivit par une circulaire datée du mois d'octobre 1870, à tous les agents diplomatiques de la Russie, de dénoncer aux puissances contractantes le traité de 1856. C'était un rude coup pour l'Angleterre, qui perdait les bénéfices de la guerre de Crimée. Il fut décidé, après d'assez longs pourparlers, qu'une conférence aurait lieu pour la révision des traités de 1856 ; qu'elle se tiendrait à Londres, et que toutes les questions étaient réservées, ce qui voulait dire que les puissances ne se croyaient pas liées par la déclaration de la Russie. La Prusse prévoyant qu'une réunion des cabinets européens ne pouvait avoir lieu sans amener sur le tapis la question du conflit existant entre l'Allemagne et la France, stipula que la conférence aurait exclusivement pour objet le règlement de la navigation de la mer Noire. Chose assez étrange : d'autres États qui nous étaient notoirement sympathiques, et par exemple la Turquie, insistèrent aussi sur cette restriction.

La France n'était pas seulement partie contractante des traités de 1856 ; elle avait pris une part principale à la guerre de Crimée, et sa situation sur la Méditerranée, ses rapports séculaires avec l'Orient, faisaient qu'une convention dont elle serait exclue ne pouvait être considérée comme définitive. Quoique nous ne fussions qu'un gouvernement de fait, personne en Europe n'eut la pensée de nous exclure, si ce n'est peut-être la Prusse, qui n'osa manifester ouvertement son désir. Dès les premières ouvertures de M. de Chaudordy, délégué du ministre des affaires étrangères ; lord Granville fit connaître que la France serait invitée, et que son représentant serait reçu sur le même pied que ceux des autres puissances.

M. de Chaudordy écrivit coup sur coup plusieurs lettres à M, Jules Favre pour le mettre complètement au courant de la situation. Je pus me convaincre en lisant ces dépêches, dit M. Jules Favre, que si la Russie et l'Angleterre insistaient pour que nous fussions représentés à la conférence, elles se refusaient nettement à nous donner une assurance quelconque sur l'action que nous pourrions y exercer en dehors de l'objet précis de la réunion. Pressé par notre chargé d'affaires à Saint-Pétersbourg, le sous-secrétaire d'État qui remplaçait le chancelier retenu par une légère indisposition, tout en affirmant les bonnes dispositions de sa cour et son désir sincère devoir réussir notre négociation d'armistice, avait répondu formellement : premièrement, que nous n'avions à espérer de la part de la Russie aucune action directe ; qu'elle se contenterait de se montrer favorable à notre démarche près du ministre prussien ; secondement, que tout en souhaitant notre assistance à la conférence, elle s'en remettait à l'Angleterre du soin de nous y inviter et de nous procurer les sauf-conduits nécessaires. Il était donc vrai, comme l'écrivait M. de Chaudordy, que la Russie n'était pas certainement avec nous, mais qu'elle n'était pas tout à fait contre nous. La Turquie acceptait la conférence, à la condition qu'il n'y fût question que de la mer Noire. L'Autriche s'y était résignée après quelque résistance. L'Angleterre nous pressait de donner notre adhésion, mais sans vouloir nous garantir en rien qu'il nous serait permis de parler de notre situation.

Les lettres qui contenaient tous ces détails parvinrent à M. Jules Favre à de longs intervalles. La première fut reçue le 2 décembre. M. de Chaudordy affirmait, d'après une dépêche venue de Florence, que l'initiative du congrès n'appartenait ni à l'Angleterre ni à l'Autriche ; qu'il avait été proposé par. la Prusse avec le consentement de la Russie, et que l'Angleterre s'était bornée à accepter la proposition. Il exprimait néanmoins, en son nom et au nom de la délégation, un vif désir que nous fussions représentés, et que le négociateur fût M. Jules Favre.

M. Jules Favre ne nous consulta pas. et ne nous montra pas la dépêche. Il ne fut frappé d'abord que de ces deux considérations : la conférence était proposée par la Prusse ; elle n'aurait qu'un objet strictement limité, important en soi, mais dont l'intérêt s'évanouissait pour nous dans un moment où l'existence même de notre pays était en jeu. Il écrivit le jour même à M. de Chaudordy une longue lettre, qu'il a publiée depuis et d'où j'extrais ces paroles : Mon esprit se révolte à la pensée d'une conversation diplomatique sur la mer Noire, conversation dans laquelle un plénipotentiaire français discuterait gravement les embouchures du Danube et des Dardanelles, pendant que son voisin le Prussien ouvrirait une dépêche lui annonçant que Paris est en flammes, bombardé par les philosophes qui le tiennent à la gorge pour le piller et le détruire. Je n'accepterai jamais une telle humiliation. Je ne consens pas à ce que ma malheureuse patrie, trahie, abandonnée par ceux qui devraient la soutenir, écrasée par la force brutale de ceux qui abusent de leur victoire, aille, en compagnie des potentats qui la perdent, jouer le jeu dérisoire qu'on voudrait lui imposer. Ce n'était là qu'une première impression. Celui qui avait eu le courage d'aller à Ferrière devait juger autrement les choses après réflexion. M. Gambetta et M. de Chaudordy avaient vu sur-le-champ que nous avions un grand intérêt à aller à Londres, et ce qui prouverait, au besoin, combien ils avaient raison, c'est que la Prusse mit tout en œuvre pour nous en empêcher.

L'Europe s'obstinait à ne pas nous reconnaître ; mais en nous acceptant dans un congrès sur le pied d'une complète égalité, elle donnait à un gouvernement de fait les mêmes droits et la même importance qu'à un gouvernement officiellement reconnu. Il y avait lieu de penser qu'au cours de la délibération, on comprendrait qu'il ne restait, plus qu'un pas à faire pour nous reconnaître, et qu'il, était bien difficile de s'y refuser quand on acceptait la signature de notre plénipotentiaire. La Prusse avait beau exiger qu'on se renfermât exclusivement dans les affaires d'Orient. La grande affaire du monde, en ce moment, c'était nous ; et l'Europe ne pouvait pas être réunie, elle ne pouvait pas délibérer avec un représentant de la France, sans prendre des résolutions relativement à l'intégrité de notre territoire. Ces considérations étaient développées avec une grande force dans une dépêche de M. Gambetta, écrite le 31 décembre, et qui n'arriva à Paris que le 9 janvier. Il faut que vous alliez à la conférence, disait M. Gambetta. Il le faut pour deux raisons supérieures : la première, c'est qu'une fois sorti de la capitale et prêt à vous asseoir au milieu des représentants de l'Europe qui vous attendent, vous les forcerez à reconnaître la République française comme gouvernement de droit. Il n'y a que vous à qui revient un tel rôle et qui puissiez le remplir avec fruit. Cette reconnaissance ne vous sera pas refusée ; si elle l'était, vous y trouveriez une occasion nouvelle de glorifier nos principes à la face du monde, qui serait indigné de si misérables tracasseries. Je crois que cette reconnaissance vous sera offerte à votre entrée dans la conférence. C'est à vous seul encore qu'il appartient d'échapper au programme mesquin de la conférence, et nul n'osera vous arrêter quand vous parlerez de Paris, de la guerre, de la France. Les protestations de la Prusse seront impuissantes à vous arrêter à cet égard ; aussi je prends des informations précises et concluantes. La seconde raison pour laquelle je désire vous voir sortir de Paris, ajoutait M. Gambetta, c'est que vous pourrez échapper à l'atmosphère troublée et obscure qui vous entoure. Vous pourrez voir par vous-même où en est la France ; reconnaître ses ressources, visiter ses armées, apprendre enfin quels sont ses efforts, quelles sont aussi ses espérances, et quelle admiration sa résistance héroïque inspire à l'univers entier. Vous vous rendrez compte de l'état des esprits, de la légitimité de nos demandes, de la détresse dans laquelle on nous a laissés, et de l'appareil formidable que nous avons réussi à créer. Vous nous prêterez alors l'autorité de votre intervention pour la solution des questions politiques et la ratification de nos opérations financières, dont la calomnie jointe à l'imprévoyance a pu seule suspecter un instant la nécessité et la probité. Enfin, effort plus grand encore, vous nous aiderez à soutenir le sentiment national et à poursuivre la guerre jusqu'à la victoire, même après la chute de Paris, si un tel malheur ne peut être évité.

Malheureusement, comme je l'ai dit, ce plaidoyer chaleureux n'arriva, à Paris que le 9 janvier. Il n'y avait rien à répondre aux arguments de M. Gambetta. Il fallait passer par-dessus les obstacles et les minuties, ne voir que le grand but, aller à Londres, et conférer face à face avec les membres de cette Europe qui, jusque-là, nous abandonnait. IL est certain que notre, représentant aurait pu échouer ; je vais plus loin : l'échec était extrêmement probable ; mais je n'en déplore pas moins que nous n'ayons pas couru la chance que les événements nous donnaient. M. Jules Favre n'avait pas besoin, pour être convaincu,' de la lettre de M. Gambetta. Il nous parla de cette affaire, pour la première fois, si mes notes sont exactes, le 6 décembre, et déjà il inclinait fortement à partir pour la conférence ou à s'y faire suppléer, mais en insistant sur la nécessité de traiter les questions qui agitaient l'Europe, c'est-à-dire surtout la nôtre. Il écrivait à M. de Chaudordy : J'ai été vraiment touché de vos observations, et sans rien retrancher de ce que je vous écrivais sur la nécessité de n'accepter de conférence qu'à la condition d'y faire comprendre toutes les questions litigieuses qui divisent l'Europe ; je pense que le moment est venu de prendre et de proposer un parti décisif pour essayer d'opposer une digue au double torrent qui nous menace, et qui, après avoir renversé la puissance de la France, bouleverserait tout l'Europe occidentale au profit d'ambitions que le succès rendrait insatiables.

Les lettres écrites par M. de Chaudordy, du 3 au 7 décembre, étant enfin arrivées le 17, M. Jules Favre les apporta au conseil, et cette fois, il développa amplement la question qui n'avait été qu'imparfaitement exposée et discutée dans la séance du 6. La délibération fut assez longue ; elle se termina à minuit, et M. Jules Favre écrivit aussitôt à M. de Chaudordy, sur la table du conseil, la dépêche suivante : Paris, 17 novembre 1870, minuit. Le gouvernement vient de décider que nous serions représentés à la conférence. Cette décision. est prise par égard pour l'opinion exprimée par l'Angleterre, la Russie, l'Autriche et l'Italie, et sous le bénéfice des communications que vous ont faites leurs représentants. Si notre plénipotentiaire était choisi à Paris, nous demanderions à l'une des puissances neutres ou à toutes les quatre d'obtenir les sauf-conduits. Le gouvernement, selon votre réponse, désignera le plénipotentiaire. Ainsi, le 2 décembre, en recevant les premières ouvertures, M. Jules Favre avait répondu par un refus ; il nous fit part sommairement de la situation le 6, et écrivit alors que nous nous ferions représenter à la conférence, à condition d'y traiter la question d'un armistice avec ravitaillement, en vue de la convocation d'une Assemblée ; enfin, le 17, après une discussion approfondie, il écrivit que nous étions prêts à aller à la conférence, sans condition.

Il était difficile — quoique non impossible — d'admettre que notre négociateur partirait en ballon. Nous ne pouvions nous adresser nous-mêmes à la Prusse pour lui demander un sauf-conduit. Outre l'honneur, qui ne le permettait pas, nous avions toutes raisons de prévoir un refus. Quelques feuilles allemandes introduites dans Paris par des espions ou par des prisonniers, s'accordaient à dire que la Prusse ne souffrirait, sous aucun prétexte, qu'on élargît les bases de la conférence ; toutes contestaient au gouvernement de fait siégeant à Paris ou à Bordeaux le droit d'être admis dans un congrès européen. D'un autre côté, nous étions sans nouvelles de Bordeaux depuis la dépêche, reçue le 17, qui nous avait appris que la délégation s'y était retirée.

Le 21, le 23, M. Jules Favre écrivait à M. de Chaudordy : Je ne reçois pas de sauf-conduit ; le temps s'écoule. Nous restâmes dans cette ignorance jusqu'au 11 janvier. Cependant, M. de Chaudordy avait fait toutes les diligences nécessaires pour obtenir l'intervention de l'Angleterre. Ses démarches avaient obtenu un plein succès. Lord Granville était intervenu ; il avait demandé à M. de Bismark de vouloir bien envoyer un sauf-conduit à M. Jules Favre par un parlementaire. M. de Bismark, qui ne pensait qu'à gagner du temps pour nous empêcher d'assister à la conférence, éleva une chicane. Il avait, à la fin de décembre, déclaré au gouverneur de Paris qu'il n'entrerait plus en pourparlers avec nous, parce qu'on avait tiré sur ses parlementaires. Le général Trochu prescrivit immédiatement une enquête ; aucun fait ne put être prouvé par témoin, il fut constaté, au contraire, que des officiers français avaient été accueillis par des coups de fusil, malgré le drapeau blanc qui les protégeait. Nous avions attribué ce contre-temps à une imprudence, à des ordres mal compris ; il était évident que, ni du côté des Prussiens, rai du nôtre, on ne songeait à violer les lois de la guerre. M. de Bismark le savait comme nous ; mais ce prétendu grief venait à point quelques jours avant l'ouverture de la conférence. Il fit remettre, le 28 décembre, à lord Granville, la réponse suivante : Le sauf-conduit sera accordé lorsque M. Jules Favre le réclamera par parlementaire au général en chef de l'armée de siège. Les Prussiens ne peuvent envoyer un parlementaire avant que satisfaction leur soit donnée pour le fait qu'on a tiré sur un parlementaire qu'ils ont envoyé tout récemment. Lord Granville, avec raison, ne vit pas une difficulté sérieuse dans cette exigence de M. de Bismark, et il écrivit, de sa propre main, à M. Jules Favre, en ces termes :

Londres, 29 décembre 1870.

Monsieur le ministre,

M. de Chaudordy a informé lord Lyons que Votre Excellence était proposée pour représenter la France dans la conférence qu'on est convenu de tenir à Londres, concernant la neutralisation de la mer Noire, et il m'a en même temps fait demander d'obtenir un saufconduit qui permît à Votre Excellence de franchir les lignes prussiennes. J'ai immédiatement prié le comte de Bernstorff — lord Granville par le de l'ambassadeur d'Allemagne — de réclamer ce sauf-conduit et de le faire remettre à Votre Excellence par un officier allemand envoyé en parlementaire.

M. de Bernstorff m'a fait savoir qu'un sauf-conduit serait mis à la disposition de Votre Excellence aussitôt qu'il serait demandé par un officier envoyé de Paris au quartier général allemand. Il a ajouté, toutefois, qu'il ne pourrait être envoyé par un officier allemand, tant que satisfaction n'aurait pas été donnée pour l'officier porteur du pavillon parlementaire allemand sur lequel les Français avaient tiré.

J'ai été informé par M. Tissot — M. Tissot était le chargé d'affaires français — que beaucoup de temps s'écoulerait avant que cet avis puisse vous être transmis par la délégation de Bordeaux, et j'ai, en conséquence, suggéré au comte de Bernstorff un autre moyen de le faire parvenir, en profitant de l'occasion qui m'était offerte par le chargé d'affaires des États-Unis pour vous informer de ce qui s'est passé.

Il a été convenu que la conférence se réunirait cette semaine. Mais pour donner au plénipotentiaire français le temps d'arriver, le jour de la réunion a été fixé au 3 janvier. J'espère que Votre Excellence autorisera M. Tissot à la représenter à la première séance, dans laquelle je ne mettrai à l'ordre du jour que la question de forme, et si Votre Excellence est en mesure ; de m'annoncer son arrivée, je proposerai d'ajourner la conférence d'une semaine, afin d'obtenir le précieux concours de votre expérience.

J'espère que Votre Excellence me permettra de saisir cette occasion de lui exprimer toute ma satisfaction d'entrer en relations personnelles avec elle et le plaisir que j'éprouverai à la voir à Londres.

J'ai l'honneur, etc.

Lord GRANVILLE.

 

Cette lettre partit de Londres le 29 décembre. Elle arriva à Versailles le 30. M. de Bismark la retint onze jours. On lit dans une dépêche de M. de Chaudordy, écrite le 8 janvier, et qui, naturellement, nous arriva beaucoup plus tard : M. le comte de Bismark redoute votre sortie de la capitale ; il n'a pu s'y refuser devant l'insistance des neutres. Il voudrait vous faire refuser... Le moyen qui lui réussit le mieux fut de retenir la lettre de lord Granville. Pendant qu'il mettait ainsi notre plénipotentiaire dans l'impossibilité de se rendre à Londres, il faisait savoir à lord Granville que, dans une conversation récente avec M. Washburne, M. Jules Favre avait déclaré qu'il n'assisterait pas à la conférence. Lord Granville, en recevant cette communication, ne put deviner que M. Jules Favre, au moment où il avait avec M. Washburne une conversation familière, n'avait reçu ni le sauf-conduit, ni aucun avertissement sur la façon dont le sauf-conduit lui serait donné, ni même l'invitation de se rendre à Londres.

M. de Bismark se décida, le 9 janvier, à faire remettre la lettre de lord Granville dans les mains de M. Washburne, et celui-ci la fit porter au ministère des affaires étrangères à neuf heures du soir. Le ministre était alors au conseil, qui se tenait au Louvre, chez le gouverneur. Le conseil se termina à deux heures du matin. C'est donc le 11 janvier, à deux heures du matin, que M. Jules Favre put prendre connaissance de la lettre que lord Granville lui avait écrite le29 décembre. Il pensa, en la lisant, qu'il fallait prendre une résolution sur l'heure. Le conseil fut réuni dans la matinée du même jour. M. Valfrey dit que les maires assistèrent à cette délibération : il n'en fut rien ; jamais les maires n'assistèrent à une délibération du conseil ; mais M. Jules Favre, qui présida ce jour-là une de leurs réunions au ministère de l'intérieur, prit leur avis, qui se trouva conforme à notre décision.

Les membres du gouvernement étaient très-perplexes et très-divisés. Ils avaient résolu, le 17 décembre, d'envoyer M. Jules Favre à la conférence ; mais, le 11 janvier, la situation n'était plus la même. Le bombardement était commencé depuis plusieurs jours, on pensait dans Paris que les Prussiens tiraient avec préméditation sur les hôpitaux ; le général Trochu en avait fait l'objet d'une protestation formelle adressée au comte de Moltke ; plusieurs monuments, entre autres le Panthéon, avaient été atteints. C'est à peine si l'irritation était plus grande contre les Prussiens, qui exterminaient Paris, que contre l'Europe, qui les laissait faire. Le congrès européen, auquel on nous appelait, était réuni à Londres au moment même où l'armée allemande bombardait, non les forts qui entouraient Paris, non l'enceinte fortifiée, mais la population elle-même. Nous étions.au bout de nos subsistances ; nous touchions, par conséquent, à la fin du siège, de quelque façon qu'elle arrivât. Notre sort serait donc fixé avant que, notre plénipotentiaire pût être rendu à Londres, et dans tous les cas, avant qu'il ait pu obtenir du congrès un signe quelconque d'intérêt en notre faveur. Enfin, selon toutes les probabilités, en allant à Londres dans ces conditions, on ne ferait que courir au-devant d'une déception et d'une humiliation. Fallait-il, pour un espoir incertain, on pouvait même dire chimérique, braver les effets terribles que le départ de M. Jules Favre ne manquerait pas de produire sur une population inquiète, irritée, qui n'avait plus confiance dans le gouvernement, et qui voyait partout la trahison ? Si nous devions, à bref délai, en venir à une capitulation, quel autre que M. Jules Favre serait le négociateur ? N'était-il pas plus nécessaire à Paris qu'à Londres ?

Là, se présentait la question de nommer un autre délégué à sa place. On pensa généralement que lui seul convenait ; on n'osait plus espérer qu'il pût réussir ; on regardait comme absolument indubitable que tout autre que lui échouerait. Non-seulement M. Jules Favre était, sans comparaison, notre plus grand orateur, mais il avait été, pendant de longues années, le chef de l'opposition républicaine à la Chambre, et du parti républicain en France. Il était, depuis la révolution, à la tête du gouvernement de Paris. Quand même les autres membres du gouvernement auraient eu, personnellement, une importance égale à la sienne, il est évident que le ministre de l'intérieur et le ministre des affaires étrangères avaient seuls paru, depuis le 4 septembre. Leurs collègues n'étaient que leurs conseillers. M. Gambetta était tout dans les départements ; M. Jules Favre, à la fois ministre de l'intérieur et ministre des affaires étrangères, était tout à Paris. Nous sommes un peuple concret, habitué depuis des siècles à personnifier la patrie et les partis dans un seul homme. Je ne dis rien des qualités de M. Jules Favre, de son éloquence, de son courage, de son patriotisme, du charme particulier de ses relations, de son activité infatigable. Sa réputation, depuis cinq mois, n'avait fait que s'accroître, tandis que ses collègues, à l'exception toujours de M. Gambetta, étaient, pour ainsi dire, sortis de la scène. Bref, on ne mit en avant aucun autre nom pris dans le gouvernement. M. de Chaudordy ne parut pas assez autorisé ; on n'osa pas demander à M. Thiers un nouveau sacrifice. Ainsi, ne pouvant ni envoyer un plénipotentiaire autre que M. Jules Favre, ni nous priver de sa présence à Paris, nous étions réduits à ne pas aller à la conférence. On ne voulut pas cependant retirer la parole que M. Jules Favre avait donnée. On décida qu'il réclamerait le sauf-conduit dans les conditions où il avait été promis à lord Granville, en se servant de l'entremise du ministre américain, et qu'il écrirait au ministre anglais qu'il était prêt à partir dès qu'il aurait cette pièce entre les mains, et que la situation de Paris le lui permettrait. Ce n'était qu'un refus mal déguisé.

Cette résolution, acceptée à contre-cœur par M. Jules Favre, qui croyait son départ utile, et qui insista constamment pour partir, fut adoptée après une très-sérieuse délibération, commencée le il dans la matinée, reprise le soir, et prolongée pendant presque toute la nuit. Les maires, consultés, avaient répondu de ne pas partir. Je crois que c'était l'opinion générale à Paris, tandis qu'en province, l'opinion contraire avait le dessus. On trouve, en lisant les journaux, la preuve que la population de Paris était, en somme, d'accord avec les maires et le gouvernement. Le 10 janvier, l'Électeur libre annonce que M. Jules Favre va à Londres. Les Débats déclarent que son devoir est d'y aller. Le Siècle soutient, au contraire, qu'il ne doit le faire que si la République est préalablement reconnue. Suivant le Figaro, s'il paraît à la conférence, il faut que, dès sa première parole, il demande la reconnaissance de la République. Le Peuple français proteste contre son départ au nom de la dignité et du devoir. La Vérité s'écrie qu'il profite de la conférence pour se sauver. Les journaux du 12 sont encore plus décidés contre le départ. Tandis que la Patrie lui conseille d'aller à Londres, le Temps, la Gazette de France, le Peuple français, la Presse, la France, le conjurent ou le somment, selon les allures particulières de leur polémique, de ne pas déserter le poste du danger, de ne pas nous quitter en plein bombardement.

Pour se conformer à la décision prise, M. Jules Favre écrivit à lord Lyon sun remerciement qui ne paraissait pas un refus dans la forme, et qui, au fond, n'était pas autre chose.

Il m'est difficile de m'éloigner immédiatement de Paris, qui, depuis huit jours, est livré aux horreurs d'un bombardement exécuté sur sa population inoffensive, sans l'avertissement usité dans le droit des gens. Je ne me sens pas le droit d'abandonner mes concitoyens au moment où ils sont victimes de cette violence.

D'ailleurs les communications entre Paris et Londres sont, par le fait du commandant en chef de l'armée assiégeante, si lentes et si incertaines, que je ne puis, malgré mon bon vouloir, répondre à votre appel dans les termes de votre dépêche.

Vous vouliez bien me faire connaître que la conférence se réunirait le 3 janvier, puis s'ajournerait probablement à une semaine.

Prévenu le 10 au soir (on sait que la lettre de lord Grandville fut déposée au ministère le 10 à neuf heures du soir, et que le ministre ne la connut que le 11, à deux heures du matin), je ne pouvais profiter de votre invitation en temps opportun. De plus, en me la faisant parvenir, M. le comte de Bismark n'y a pas joint un sauf-conduit, cependant indispensable.

Il demande qu'un officier français se rende au quartier général prussien pour le chercher, se prévalant de réclamations qu'il aurait adressées à M. le gouverneur de Paris, à l'occasion d'un fait dont un parlementaire aurait eu à se plaindre le 25 décembre, et M. le comte de Bismark, ajoute que, jusqu'à ce que satisfaction lui ait été donnée, le commandant en chef prussien interdit toute communication par parlementaire.

Je n'examine pas si une pareille résolution, contraire aux lois de la guerre, ne serait pas la négation absolue des droits supérieurs que la nécessité et l'humanité ont toujours fait maintenir au profit des belligérants. Je me contente de faire remarquer à Votre Excellence que M. le gouverneur de Paris s'est empressé d'ordonner une enquête sur le fait relevé par M. le comte de Bismark, et, qu'en le lui annonçant, il a porté à sa connaissance des faits de même nature, beaucoup plus nombreux, imputables à des sentinelles prussiennes, faits sur lesquels cependant il n'avait jamais songé à s'appuyer pour interrompre les échanges de relations ordinaires.

M. le comte de Bismark semble avoir admis, en partie au moins, la justesse de ces observations, puisque, aujourd'hui même, il charge M. le ministre des États-Unis de me faire savoir que, sous la réserve d'enquêtes respectives, il rétablit les relations par parlementaires.

Il n'y a donc plus aucune nécessité à ce qu'un officier français se rende au quartier général prussien, et je vais entrer en communication avec M. le ministre des États-Unis pour me faire remettre le sauf-conduit que vous avez bien voulu obtenir.

Dès que j'aurai cette pièce entre les mains, et que la situation de Paris me le permettra, je prendrai la route de Londres, sûr d'avance de ne pas invoquer en vain, au nom de mon gouvernement, les principes de droit et de morale que l'Europe a un si grand intérêt à faire respecter.

 

M. Jules Favre écrivit en même temps au comte de Bismark pour réclamer le sauf-conduit que sur la demande du cabinet anglais, Son Excellence tenait à sa disposition. Il ne se faisait aucune illusion sur le résultat de cette démarche, et ce qui le prouve, c'est une circulaire qu'il adressa le même jour, 12 janvier, à nos agents diplomatiques, et dans laquelle il disait, en parlant de l'invitation faite par l'Angleterre, qu'elle était un commencement tardif de justice, un engagement qui ne pourrait plus être rétracté. Elle consacre, avec l'autorité du droit public, le changement de règne, et fait apparaître sur la scène où se jouent les destinées du monde, la nation, libre malgré ses blessures, à la face du chef qui l'a menée à sa perte, ou des prétendants qui voudraient disposer d'elle. D'ailleurs, qui ne sent qu'admise en face des représentants de l'Europe, la France a le droit d'y élever la voix ? Qui pourra l'arrêter, lorsque s'appuyant sur les règles éternelles de la justice, elle défendra les principes qui garantissent son indépendance et sa dignité ? Elle n'abandonnera aucun de ceux que nous avons posés : notre programme n'a pas changé, et l'Europe, qui convie celui qui l'a tracé, sait fort bien qu'il a le devoir et la volonté de le maintenir. Cette dépêche fut immédiatement connue de M. de Bismark, dont elle ne put qu'accroître le mauvais vouloir. Sa réponse à la demande de sauf-conduit parvint entre les mains de M. Jules Favre le 16 janvier seulement. Le chancelier de la Confédération répondait qu'il ne tenait aucun sauf-conduit à la disposition de M. Jules Favre ; qu'il n'admettait pas que le gouvernement de la Défense nationale fût, selon le droit des gens, en état d'agir au nom de la France ; qu'il se bornait à supposer que les avant-gardes auraient accordé à Son Excellence la permission de traverser les lignes allemandes, si Son Excellence l'avait demandée au quartier général de l'armée assiégeante. Au moment où M. Jules Favre recevait cette lettre, nous préparions la bataille du 19, qui devait être le terme de.nos efforts.

Telle fut l'issue de cette négociation, où le gouvernement français ne sut ni accepter, ni refuser. Je crois fermement qu'il aurait fallu accepter les ouvertures de l'Angleterre dès le moment où elles nous furent connues. On pouvait demander, pour la forme, que la conférence ajoutât la question du conflit franco-allemand à celle qui faisait l'objet- spécial de la convention ; mais, comme il n'y avait aucune chance de succès sur ce point, il fallait être résolu à passer outre, et compter sur les chances qui auraient pu se produire au cours des délibérations. Je crois aussi que le choix de M. Jules Favre pour négociateur était bon, mais qu'il aurait fallu, avant tout, faire une démarche auprès de M. Thiers. Il aurait consenti. Les services qu'il venait de rendre l'obligeaient. Ce qui l'obligeait encore plus, c'est son ardent patriotisme, qui l'aurait fait passer par-dessus toutes les autres considérations. Quelque grande que fût l'autorité de M. Jules Favre sur le parti républicain, il est évident que celle de M. Thiers aurait été bien plus puissante sur les membres d'un congrès où tous les rois de l'Europe étaient représentés. Mais, je le répète, en dehors de M. Thiers, la désignation de M. Jules Favre était excellente, et la seule qu'on pût faire le 17 décembre. Il ne fallait pas se montrer plus difficiles pour le sauf-conduit que pour la modification préalable des bases de la conférence. Quand notre premier citoyen aurait dû partir en ballon, la responsabilité en était aux Prussiens, non à nous ; je sais qu'il y était prêt. Cela, dit-on, aurait ressemblé à une aventure. Nous étions en guerre, nous étions assiégés. C'était une aventure, en effet, mais une noble aventure, pour celui qui en aurait été le héros. Je ne sais pas si la résolution d'envoyer M. Jules Favre, très-raisonnable le 17 décembre, l'aurait été au même degré le 11 janvier. Je crois plutôt le contraire. Ce n'est pas à cause du bombardement ; c'est parce qu'il fallait un négociateur entre Paris et Versailles, et j'ai beau chercher, après, coup, parmi les membres du gouvernement, personne ne pouvait faire ce que M. Jules Favre a fait. Je me dispense d'en dire les raisons, qui sont diverses. A égalité d'habileté, personne n'avait au même degré le genre de courage nécessaire ; et le fait d'avoir eu déjà, en personne et par écrit, des relations avec M. de Bismark, était aussi d'un grand poids. Au contraire, plusieurs membres du gouvernement de Paris pouvaient sans trop d'inconvénient aller à Londres à la place de M. Jules Favre. S'il paraissait trop difficile d'éloigner un de nous, à ce moment où nous étions si voisins de la fin du siège, et si on n'avait aucun espoir de décider M. Thiers, je ne sais pas de raison sérieuse pour n'avoir pas eu recours à M. de Chaudordy. Je crois qu'il y eut trois fautes : ne pas demander à M. Thiers de se charger du fardeau ; ne pas faire partir M. Jules Favre le 17 décembre ; ne pas envoyer M. de Chaudordy, ou un membre du gouvernement autre que M. Jules Favre, le 11 janvier.

Cela dit, il convient de rappeler aussi que M. de Bismark, en retenant onze jours la dépêche de lord Lyons, nous avait acculés dans une impasse. Sans cet abus du droit de la force, il est hors de doute que nous aurions été représentés à Londres. Si nous l'avions été par M. Jules Favre, cela, tout compensé, aurait été fâcheux à cause des services que lui seul pouvait nous rendre et aurait pesé très-lourdement sur les événements de la fin de janvier. Peut-être à la fin aurions-nous eu la bonne pensée de choisir un autre représentant. C'était assurément le meilleur parti à prendre.

Mais que le négociateur fût M. Jules Favre, ou M. Picard, ou M. de Chaudordy, ou même, ce qui aurait été bien préférable, M. Thiers, je me demande si nous aurions obtenu l'appui de l'Europe. Je suis convaincu que non. Je regrette amèrement qu'on n'ait pas essayé.

 

II. — LA DERNIÈRE BATAILLE.

 

Le lendemain de l'investissement de Paris, les assiégés avaient à choisir entre trois politiques :

Traiter sur-le-champ pour obtenir des conditions plus favorables ;

Rassembler tout ce qu'on avait de troupes régulier res, de mobiles, de garde nationale, pour, avec cette masse, se ruer sur l'ennemi, et débloquer la ville, ou mourir ;

Prolonger le siège autant que possible, pour donner aux départements le temps de former des armées, et aux armées le temps de nous secourir.

Le premier parti était contraire à l'honneur : personne n'y songea, ni dans le gouvernement, ni dans la population, ni dans l'armée.

La politique d'humiliation, préconisée depuis sous le nom de sagesse, n'aurait pas diminué les exigences de l'ennemi. Se sentant maître de nous, plus encore par l'abaissement de nos courages que par l'épuisement de nos ressources, il aurait dicté ses volontés en maître, et en maître impitoyable.

Le second parti ne cessa d'être populaire. Tout le monde reprochait au gouvernement de ne pas précipiter toutes nos forces sur l'ennemi, et le gouvernement lui-même le reprochait au général Trochu.

Quoique les organisateurs d'émeutes eussent plus d'un grief à alléguer contre nous, ce qu'ils mettaient surtout en avant, ce qui leur recrutait des adhérents et leur donnait de la force, c'était la prétendue inaction du gouvernement au point de vue militaire.

Ils avaient établi en axiome que le peuple et l'armée se jetant ensemble sur les Prussiens les auraient infailliblement culbutés, et chassés hors du territoire.

Il y avait dans le reste de la population moins d'aveuglement ; mais ceux mêmes qui, chaque fois que nous étions menacés, accouraient à notre secours, ces sages, ces prudents, ces fidèles, blâmaient ce qu'ils appelaient nos temporisations, et, après nous avoir délivrés, nous demandaient, comme ceux qu'ils venaient, de mettre en déroute, de les conduire à l'ennemi. La grande différence était qu'ils voulaient y marcher avec Trochu, et les autres avec Flourens.

Il est certain que, dès le mois de novembre, il y avait eu, au sujet du général, trois partis dans le gouvernement. Les uns, trouvant, comme le public, le général trop circonspect, songeaient a lui ôter le commandement en chef, tout en le gardant à la tête du conseil ; les autres persévéraient dans leur confiance en lui ; d'autres enfin, sentant leur incompétence, voulaient au moins, avant de se décider, entendre l'opinion des principaux chefs de l'armée. De ces dispositions sortit la conférence militaire du 31 décembre.

Dans cette conférence, où tout le monde, cela va sans dire, se déclara prêt à faire son devoir, quelques-uns se montrèrent découragés, d'autres résolus. On émit différentes opinions sur les sorties multipliées et sur une sortie unique ; mais, en négligeant les détails, on peut résumer ainsi la discussion : personne ne promit le succès, personne n'y crut, personne ne se dit en mesure de proposer un plan capable de nous sauver. La conclusion unanime fut qu'on succomberait, qu'il fallait durer jusqu'aux dernières limites, et livrer au moins une grande bataille pour l'honneur. On pouvait encore, disaient les plus résolus, tout en combattant sans espérance, rencontrer une chance heureuse, tant il y a d'imprévu dans le sort des armes !

On a dit souvent, on répète encore, en parlant des membres du gouvernement : Ils n'avaient pas foi dans le succès de leurs efforts ; donc ils ne pouvaient réussir. Leur devoir était de céder la place à des hommes plus convaincus. Je ne puis répondre que pour moi, car je ne sais pas exactement quelles étaient les prévisions de mes amis. J'avoue que, dès la première heure du siège, j'ai cru à une, issue malheureuse. Quand j'appris au mois d'août 1870, que le maréchal Mac-Mahon s'éloignait de Paris, je regardai la chute de Paris comme inévitable. Il nous restait la chance d'une victoire dans le Nord. Au lieu de cela nous fûmes écrasés à Sedan. Au moment de l'investissement de Paris, je pensai qu'on ne nous prendrait pas par la force, que nous durerions autant que nos subsistances, et même que la population de Paris supporterait le supplice de la faim aussi longtemps que la nature le permet. Je ne me trompais en rien. J'avais une seule crainte : la sédition ; un seul espoir, mais bien faible : être secourus ! Je comptais un peu sur l'Italie ; je m'efforçais de croire que l'Europe exigerait la réunion d'un congrès ; qu'elle ne laisserait pas la guerre aller jusqu'au bout. Quant aux départements, je tenais pour assuré que la Loire serait la barrière ; que l'ennemi n'irait pas au delà ; mais je n'allais pas jusqu'à penser qu'une armée de conscrits, menée par des chefs improvisés, franchirait la Loire et viendrait lutter, pour nous sauver, contre un million d'hommes aguerris que l'Allemagne avait vomis sur nous. Quelques-uns des bulletins de M. Gambetta m'éblouirent. Il me sembla, au milieu du siège, que le patriotisme avait fait des miracles ; que nos rassemblements de conscrits étaient des armées ; que nos volontaires étaient des soldats ; que de simples capitaines, en franchissant cinq ou six grades, étaient devenus de véritables généraux ; que nous avions un plan de campagne habilement conçu ; et je pense encore, à l'honneur de la délégation de Tours et de Bordeaux, que tout cela était vrai. Mais il nous aurait fallu du temps, un peu de temps ! Nous étions condamnés à aller trop vite ; c'est ce qui nous perdit. Au commencement de janvier, aucune de ces visions de retour offensif ne nous était plus permise. Seul, le mouvement de Bourbaki dans l'Est nous laissait une lueur d'espoir. Pour ma part, je le répète : je n'ai jamais cru ni à la destruction de la France, ni au salut de Paris, s'il était livré à ses seules ressources. Je ne dis là que mon sentiment, qui importe bien peu, puisque je n'avais aucune action sur la défense ; mais je suppose un instant que le général Trochu jugeât les choses comme moi. On lui dit à présent : Vous n'aviez pas la foi, vous deviez vous retirer ! Je demande devant qui ? devant Flourens ? A moins d'être le dernier des hommes, il ne pouvait résilier le commandement que dans les mains d'un général en état de commander. Où était-il, le général capable, et qui eût la foi ? Tous les généraux étaient présents le 31 décembre. ; il ne manquait pas, dans cette réunion, de commandants habiles, ni de chefs intrépides. Tous ceux qui étaient là, M. Vinoy, M. Frébault, l'amiral La Roncière, le général Ducrot ont rendu les plus grands services. Je crois pouvoir me permettre de dire que je fus frappe particulièrement de la netteté d'esprit et de la résolution énergique de trois généraux : M. de Chabaud-Latour, qui commandait le génie, M. Guiod, qui commandait l'artillerie, et le général Schmitz, ces deux derniers, très-injustement impopulaires à cette époque du siège. Mon amitié se plaît à rappeler aussi l'attitude calme, le langage modeste de l'amiral Pothuau, alors connu dans Paris par sa brillante valeur, et qui a été depuis un ferme et habile ministre. Je voudrais qu'on publiât le compte rendu de la séance ; on verrait si je n'ai pas le droit de la résumer ainsi : personne ne promit le succès, personne n'y crut, personne ne se dit en mesure de proposer un plan capable de nous sauver. Le général Trochu, qui ne péchait pas par excès de confiance, fut certainement l'un de ceux qui tinrent le langage le plus rassurant. Quand on parle d'un chef ayant la foi, n'est-ce pas, par hasard, d'un chef ayant des illusions que l'on veut parler ? On pouvait avoir de la foi en province, et on en avait : à Paris, nous n'avions que du courage. Nous pensions tous que la France ne périrait pas, et que Paris contribuerait à son salut, non par sa victoire, mais par son héroïsme.

La question, après la conférence du 31 décembre, n'était plus de savoir s'il fallait changer de général pour changer de plan, mais seulement de savoir si la grande bataille, que tout le monde voulait livrer serait mieux commandée par M. Ducrot, M. Vinoy ou M. Trochu. Il y eut jusqu'à la fin des discussions à ce sujet dans le conseil. Jusqu'à la fin aussi, on pressa le général Trochu d'engager l'action.

En lisant l'histoire de Paris pendant le siège sans y joindre l'histoire des événements militaires, ou en parcourant les notes si instructives de M. Dréo, il semble que le général Trochu se soit obstinément refusé à combattre. Cependant il constate, dans la séance du 10 janvier, qu'il a déjà perdu 30.000 hommes, livré sept combats et quatre batailles.

En général, voici le résumé de la situation militaire : au début de l'investissement, possibilité de percer les lignes si on avait eu une armée : pas d'armée ; deux mois plus tard, une armée bien disciplinée, pourvue de fusils, de canons et de munitions : impossibilité de percer les lignes. Le temps que nous avions employé à faire des soldats, l'assiégeant l'avait employé à faire des ouvrages.

Il ne restait donc qu'à se résigner à la troisième alternative : faire durer le siège. On y ajoutait, d'un commun accord : tenter un coup de désespoir, quand on serait à bout de ressources.

Le général Trochu avait une raison de plus pour prolonger le siège, depuis que le mouvement de M. Bourbaki était commencé. A ses yeux, le salut de la France était dans le succès de ce mouvement ; mais il avait été commencé tard ; il fallait attendre, c'est-à-dire il fallait durer. Ce fut là, je le crois, l'explication de sa conduite. Sa position était terrible. A ses lourdes responsabilités politiques et militaires s'ajoutait le malheur d'avoir à peu près tout le inonde contre lui : la population, la presse, une grande partie du gouvernement. Les généraux, qui ne proposaient pas un plan meilleur que le sien, ne se faisaient pas faute de critiquer sa conduite. Le général Ducrot lui avait dit, en plein conseil de guerre : Tu sais que je n'ai pas besoin de tes ordres pour faire ce que je juge utile ; ainsi, le 3 décembre, j'ai repassé la Marne, contrairement à ton avis et presque malgré toi.

On se faisait beaucoup d'illusions à Paris sur les armées des départements ; on s'en faisait même sur les armées de Paris.

L'armée proprement dite était en partie démoralisée. Quand le général Trochu était à Vincennes, après cet effort pour le passage de la Marne si glorieusement commencé, il désirait faire immédiatement un autre effort ; la fatigue de l'armée et surtout l'état moral où elle se trouvait l'en empêchèrent. Plus tard, quand il était à Aubervilliers, le conseil jugea à propos de nous y envoyer, M. Jules Favre et moi, pour conférer avec lui. Nous passâmes le long des plateaux couverts d'une neige épaisse, qu'un froid rigoureux avait convertis en glaciers. Les soldats venaient lentement sur le bord du chemin et finirent par y former une haie continue. Ils portaient leurs couvertures par-dessus leurs vêtements. Çà et là, ils avaient allumé des feux avec les débris des maisons. Nous en vîmes quelques-uns qui portaient avec eux des poutrelles enflammées. Rien, dans ces soldats, ne rappelait l'entrain et la gaîté ordinaires de nos troupes. Le bruit du canon, qu'on entendait sans relâche sous ce ciel gris, ne les ranimait pas. Ils ressemblaient par leur accoutrement à des sauvages, par leur attitude à des vaincus. A mesure que nous passions, ils nous regardaient d'un œil morne et se détournaient pour crier : La paix ! la paix ! Nous n'entendîmes que cela sur tout le parcours. Tandis qu'à Paris on maudissait l'inaction du général Trochu, les soldats se plaignaient qu'il donnât, à leurs dépens, des représentations militaires aux Parisiens. A un moment, les généraux disaient : Un démoralisé sur cinq. Ils dirent ensuite : Un sur deux. Il faut faire exception pour d'anciennes troupes, qui étaient dans le corps de Vinoy, et pour les marins, qui furent, jusqu'à la dernière heure, incomparables. Le corps d'officiers, animé par le sentiment du devoir, était excellent ; on ne louera jamais assez les généraux. Je n'en veux citer aucun, parce que je n'ai aucune exception à faire. Je rappelle pourtant qu'à la conférence du 31 décembre, pendant que le général Frébault parlait de ses services avec sa modestie ordinaire, le général Ducrot l'interrompit en s'écriant avec énergie : C'est l'artillerie qui a sauvé l'honneur de l'armée.

Les bataillons de mobiles furent très-inégaux : il y en eut d'admirables, il y en eut de médiocres. En général, ils ne brillaient pas par la discipline. On leur avait fait élire leurs officiers : ces élections ne produisirent pas de bons effets. M. Trochu et M. Le Flô regrettaient, amèrement qu'on eût pris cette mesure ; je suis donc porté à croire qu'elle était mauvaise. Il faut cependant convenir que le corps d'officiers qui fut remplacé de cette façon avait été singulièrement choisi. Il s'en trouvait, sans doute, d'excellents dans le nombre ; mais tous ou presque tous ne devaient leurs épaulettes qu'à la faveur. Cela était trop connu et trop évident, et leurs propos d'ailleurs le rappelaient trop souvent pour qu'il ne fût pas sans inconvénient de les conserver. Les mobiles, plus que toute autre troupe, auraient eu besoin d'officiers fermes et instruits. Presque tous ces jeunes gens avaient été organisés, armés, exercés en pleine guerre ; avec quelques mois de préparation, on en aurait fait d'excellents soldats ; mais ces quelques mois avaient manqué. L'Empire nous avait réduits à tout improviser ; il ne s'était pas même servi des lois existantes.

C'était aussi le cas de la garde nationale, qui, depuis plusieurs années, n'existait plus à Paris que sur le papier. La plupart de ces gardes nationaux n'avaient jamais touché un fusil quand ils furent enrôlés. Au point de vue politique, il y avait de bons et de mauvais bataillons, les bons en grande majorité ; au point de vue militaire, ils étaient tous ou presque tous bons. Il n'y avait pas une place ni une promenade dans Paris où l'on ne vît des citoyens faire l'exercice du matin au soir. Avant même de savoir tirer, ils demandaient à marcher. On les envoyait aux avant-postes ; ils y allaient. Ils se tenaient très-bien dans la ligne du feu. M. Trochu, qui est soldat des pieds à la tête, n'augurait pas bien des gardes nationaux au commencement du siège ; il fut, avec le temps, très-étonné et très-charmé de ce qu'il vit. Cependant, il faut le reconnaître, la meilleure garde nationale ne vaut pas la troupe. Elle a autant d'élan ; elle n'a pas la même solidité. Quand on la menait au feu, elle le voyait pour la première fois. Son courage était brillant ; mais elle n'avait pas de sang-froid ; elle ne savait pas se retourner. Elle ne savait pas non plus persévérer. Les généraux les moins exigeants disent qu'on n'est bon soldat qu'après la première année. Il est certain qu'on ne peut pas l'être après la première semaine. S'il n'avait été question que de braver le danger, nos Parisiens n'auraient pas eu de supérieurs, mais les longues marches les fatiguaient ; le vent glacial, le froid intolérable les accablaient. Aucun d'eux ne mangeait assez depuis un mois. Si, comme le demandent à présent certains grands politiques, on les avait rationnés à 300 gr. ou même à 400 gr. depuis le 19 septembre, pas un seul n'aurait été capable d'épauler son fusil en janvier. Il en aurait été de même si on les avait nourris depuis le commencement avec le pain de siège, où il n'entrait que 30 % de froment bluté à 85, et, dans les derniers temps, 25 %. Ces gens de toute condition, enfants, vieillards, pères de famille, arrachés brusquement à leur régime et à leurs habitudes, jetés dans des corps de garde et dans des bivouacs, par un hiver exceptionnellement rigoureux, avec une nourriture insuffisante, qui supportaient de longues marches, essuyaient le feu, et même, dans certains cas, rivalisaient d'ardeur avec des soldats aguerris, donnaient beaucoup plus qu'on n'avait le droit de leur demander, et ne dormaient pas ce qu'auraient donné de vieilles troupes.

Les séances du conseil devinrent de plus en plus douloureuses, à partir du 1er janvier. D'abord, nous y portions la tristesse commune. Cette grande ville, sous son linceul de neige, n'avait ni bois, ni charbon, ni lumière ; le pain qu'elle' mangeait faisait pitié ; le moment approchait où l'on ne pourrait lui donner même 30 grammes de cheval. Elle vivait sous les obus qui sillonnaient l'air à chaque instant. On manquait d'abris pour les malheureux dont les maisons étaient effondrées ou brûlées. Le bombardement n'épargnait pas les hôpitaux. Le Val-de-Grâce, pour sa part, reçut 18 obus dans une nuit. La Salpêtrière, qui renfermait 3.000 femmes âgées ou infirmes, et 1.500 aliénées, reçut 15 obus dans la nuit du 9 au 10 janvier. L'hôpital de la Charité (annexe) en reçut 8. A Necker, aux Jeunes Aveugles, au lycée Saint-Louis, transformé en ambulance, il fallut transporter les malades dans les caves. Plusieurs femmes, des blessés furent tués dans leur lit. Le général Trochu protesta le premier. Dix-neuf membres du corps diplomatique adressèrent une protestation à M. de Bismark, le 13 janvier. Nos établissements scientifiques n'étaient pas plus épargnés. L'École normale, la Sorbonne, l'École de droit, si voisine de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, l'École de médecine, les lycées furent sérieusement endommagés. Des projectiles pénétrèrent dans le dôme du Panthéon, dans la cour du musée de Cluny. Au Muséum d'histoire naturelle, un des grands pavillons de serre chaude fut détruit. L'armée allemande envoyait des obus par-dessus les forts dans la ville même, à des distances de 7.000 à 8.000 mètres, sans utilité au point de vue de la guerre, mais pour intimider et exaspérer la population. La mortalité allaita près de 5.000 décès par semaine. Si l'on compare la mortalité de janvier 1870 à celle de janvier 1871, on trouve qu'il est mort, en 1870, 134 jeunes gens de 15 à 25 ans, et en 1871, 2.842 ; en 1870, 326 hommes de 25 à 45 ans, et en 1871, 1.989. Pour les femmes, la différence est aussi très-forte : 290 femmes de 25 à 40 ans pour 1870 ; et 970 pour 1871. Le docteur Sueur, qui a fait de minutieuses constatations, estime que le siège a presque triplé la mortalité de la partie de la population qui n'a pas pris part à la défense. Et cela, dit-il, est vrai pour les deux sexes. Quand il ne resta plus de lait dans Paris, tous les nouveau-nés périrent. Pour comble, les pigeons restèrent jusqu'à vingt jours sans apporter de nouvelles. Nous avions notre part de tout cela, avec la responsabilité de plus et la connaissance du chiffre exact de nos provisions. Tous les jours nous disions : Encore vingt-cinq jours ; encore vingt-quatre jours ; nous en étions, la veille de Buzenval, à dire : Encore treize jours ! On se demandait si on pourrait vivre sans pain, rien qu'avec du cheval. On le demandait à la commission d'hygiène. Impossible, il fallait du pain ; même cet horrible pain que nous mangions était nécessaire. Nous étions condamnés à finir le jour où il finirait. Non pas même ce jour-là, car il y avait à prévoir la durée du ravitaillement. On discutait sur cette durée. Les uns disaient dix jours ; d'autres huit jours. On se faisait quelquefois des reproches : Si vous aviez rationné plus tôt !Si vous aviez plus tôt mêlé l'avoine, et l'orge, et le riz avec le froment ! Je vois que M. Dréo enregistrait fidèlement ces plaintes, qui ne se produisent pas plus de trois ou quatre fois, et dont ceux qui les faisaient rougissaient un moment après, parce qu'ils en sentaient eux-mêmes l'injustice. Au fond, nous étions tous d'accord, et nous savions que chacun avait fait son devoir ; l'approbation de tous pour la conduite de chacun, et l'amitié persévérante au milieu de tant d'épreuves, étaient notre consolation unique. Nous étions à peu près convenus que du 20 au 25 janvier il faudrait avoir vaincu ou faire une fin de quelque façon que ce pût être, par la mort ou par la capitulation. Nous passions plusieurs heures de la journée, et nos nuits entières, à raisonner sur tout cela. A vrai dire, cela s'appelle en bon français chercher de quelle façon on doit mourir.

Je me souviens que quelqu'un reprocha durement à M. Trochu d'avoir déclaré qu'il ne capitulerait jamais. Rien ne le troublait ; je l'ai vu désespéré, jamais découragé, ni irrité. Le reproche était aussi injuste que celui qu'on faisait à M. Jules Favre : Pas une pierre de nos forteresses, ou à M. Ducrot : Mort ou victorieux. Il répondit simplement : Ce mot n'engage que moi. — S'arrêter devant la faim, c'est mourir ; ce n'est pas capituler.

Il n'entrait pas au conseil sans qu'on lui dît — non pas tous les membres du gouvernement, mais deux ou trois, qui recommençaient sans cesse — : Vous ne faites rien ! Vous attendez que nous n'ayons plus de vivres ! Ou encore, car on en vint là : Déposez votre commandement. On le lui disait aussi au dehors, dans la presse, sur tous les tons, presque toujours avec injure ; et je pense que tous ceux, qui l'approchaient dans l'intimité, dans sa famille, devaient le lui dire. On devine le langage des clubs. Un journal du 16 janvier contenait, entre autres renseignements, celui-ci : Le club de la Révolution (Elysée-Montmartre) a voté la résolution suivante : Tout citoyen qui nous débarrassera de Trochu, de Jules Favre et autres hommes de cette espèce, non-seulement ne commettra pas un crime, mais, au contraire, aura bien mérité de la patrie. Il est bien vrai que le club a protesté ; mais la protestation, que j'ai reproduite plus haut, est une confirmation. Lui, qui appelait la dernière bataille : un coup de désespoir, ne voulait la livrer qu'au dernier moment, car il pensait qu'il faudrait capituler le lendemain. Il voulait attendre Bourbaki, durer jusqu'à la dernière bouchée de pain. On le harcela tellement, qu'il finit par avouer qu'il préparait une grande affaire. C'était celle qui eut lieu le 19 janvier. Nous avions enfin reçu des dépêches de M. Gambetta qui nous donnaient quelque réconfort. Elles étaient du 23 décembre et n'arrivèrent que le 9 janvier.

Démoralisation et lassitude chez les Prussiens. Belfort approvisionné pour huit mois. Toute la ligne bien gardée de Montbéliard à Dôle, de Dôle à Autun ; le Morvan et le Nivernais jusqu'à Bourges.

Excellente situation de Bourbaki ; manœuvre dont on attend les meilleurs résultats.

Chanzy a fait lâcher prise aux Prussiens. Il refait ses troupes et va reprendre l'offensive.

Le Havre est dégagé ; Rouen abandonné après avoir été pillé. Les gardes nationaux mobilisés deviennent au feu d'excellents soldats. Le pays est, comme nous, résolu à la lutte à outrance.

Peu de jours après, un pigeon apportait la nouvelle de la victoire de Faidherbe à Bapaume. Une dépêche de M. Gambetta, datée du 3, nous arriva le 10. La voici :

La première armée de la Loire portée vers l'Est sous Bourbaki : 150.000 hommes en tout. — Affaire de Nuits — c'était un avantage remporté par Garibaldi sur les Prussiens. — Dijon évacué par les Prussiens le 27 décembre. — Nous marchons sur Vesoul, ce qui pourrait bien débloquer Belfort. — Chanzy est bien au Mans. - Les Prussiens n'osent franchir la Loire et ont évacué la vallée du Loiret. — Nos bonnes chances augmentent tous les jours. Les Prussiens ont perdu 500.000 hommes. — Lyon est bien.

 

Ces nouvelles répandues relevaient le moral de la population et de l'armée. Elles venaient à propos la veille d'une bataille ; car, chose digne de remarque, le général avait à lutter à la fois contre la demande incessante de marcher et contre le découragement.

Une fois certains qu'on tenterait le sort des armes dans un suprême effort, les membres du gouvernement ne songèrent plus qu'à faire durer ce qui nous restait de vivres. Les séances du gouvernement, qui se tenaient la nuit, ne furent plus que la répétition des séances de la commission des subsistances, qui avaient lieu dans l'après-midi.

Tantôt on se demandait comment on ferait sortir de leurs cachettes les dernières réserves de blé : emploierait-on l'appât du gain ou l'intimidation ? On mit la main sur les provisions de famille qui excédaient 10 kilogr., ce qui était injuste, car c'était punir la prévoyance. Biais nous étions sur le radeau de la Méduse. D'autres fois, on revenait sur le rationnement ; on était décidé à le faire. M. Trochu y consentait pour ces derniers jours, tout en disant qu'il comptait davantage sur le produit des perquisitions. Quelques membres répétaient après les journaux : Chaque jour de retard est une sorte de crime. La vérité est qu'on était déjà rationné, et que le rationnement proprement dit, avec le taux de 300 grammes qui fut adopté, ne pouvait être accepté qu'in extremis. C'était comme l'agonie de cette grande et généreuse ville. M. Magnin et M. Jules Ferry disaient : Nous serons prêts jeudi. — Mais jeudi, c'est le jour de la bataille ? Ne faut-il pas attendre le lendemain ?Non, le jour même. Ce décret dira à tout le monde combien la victoire est nécessaire. La victoire ! personne n'y croyait. On se disait entre soi que, si on était battu, et qu'on parlât de capituler, il vaudrait mieux revenir au plan de Le Flô : sortir par trois portes, sortir tous sans pensée de retour, marcher en avant, ne relever ni les morts, ni les blessés. — Mais personne n'échappera ?Soit ; on n'aura pas capitulé ! D'autres répondaient : Il y a ici plus d'un million de femmes, d'enfants et d'infirmes que nous ne pouvons pas mener à la boucherie. Il y a aussi les trésors de la science et de l'art. Nous sommes tenus de protéger Paris jusqu'à la fin, de nous dévouer pour lui, de nous livrer. C'est un devoir plus dur que la mort, mais c'est le devoir.

Il y eut un conseil chez le gouverneur, le 16 janvier, à neuf heures du matin, auquel assistèrent, outre Clément Thomas, les généraux Vinoy, Ducrot, de Chabaud-Latour, Guiod et Schmitz. Il n'y avait pas d'autre secrétaire présent que M. Hérold, qui, sur l'invitation du président, prit note des opinions exprimées. C'est la seule fois, à ma connaissance, que le général Trochu ait donné un pareil ordre. Il ne s'agissait pas d'un conseil de guerre, puisque nous y étions, et qu'il ne fut nullement question des dispositions stratégiques. J'ai sous les yeux les notes de M. Hérold, qui me rappellent très-vivement la situation de Paris dans ces derniers jours du siège. Je crois que personne, excepté moi, ne les a lues. M. Trochu ne les lui a pas demandées. Elles n'ont que la valeur d'un memento. J'en donne l'analyse et quelques extraits, en supprimant deux ou trois détails qui seraient inutiles, et trop douloureux.

On commença par se rendre compte du nombre d'hommes qu'on pourrait engager. Chaque général donnait le chiffre de ses hommes, puis il disait ce qui était nécessaire pour garder les positions et ce qui était disponible pour la marche. Il y avait lieu d'abandonner certaines positions à la veille d'un effort qui devait être le dernier ; mais il fallait le faire avec une grande prudence, de peur que l'ennemi ne pénétrât d'un côté pendant que nous serions engagés de l'autre. Le général Schmitz, qui suivait les indications la plume à la main, et qui les contrôlait avec ses propres renseignements, annonça que les divers contingents réunis donnaient un total de 61.000 hommes.

LE GÉNÉRAL CL. THOMAS. — Ajoutez 50.000 hommes de garde nationale, pour ne prendre que les solides, et en retirant ceux qui sont à l'avancée.

LE GÉNÉRAL TROCHU. — Le général Vinoy ne pourra pas donner 10.000 hommes ; il ne donnera que la brigade Valentin. En somme, c'est une armée de 100.000 hommes, dont moitié de garde nationale. Que restera-t-il à Paris ?

LE GÉNÉRAL CL. THOMAS. — 200.000 hommes de garde nationale sédentaire ; en tout, avec les bataillons de guerre qui ne seront pas employés, 230.000 hommes.

Dans un précédent conseil, on s'était demandé s'il fallait faire deux tentatives simultanées pour diviser les forces de l'ennemi, et se porter à la fois sur la route de Corbeil et celle de Versailles, ou s'il était préférable de jeter toute l'armée sur un même point pour faire un effort plus vigoureux.

LE GÉNÉRAL TROCHU. — On n'a pas assez de monde pour faire deux entreprises ; il faudrait 130.000 hommes, nous n'en avons que 100.000. Faut-il les prendre et les lancer sur Versailles, ou engager seulement 60.000 hommes, en tenant prête une réserve de 40.000 hommes ?

LE GÉNÉRAL GUIOD. — En supposant qu'on fasse les deux opérations, et qu'elles réussissent, qu'en attend-on ?

LE GÉNÉRAL TROCHU. — Le gouvernement a jugé que la situation politique et l'épuisement des vivres nous obligeaient à livrer immédiatement bataille, sans plus attendre la province. L'effort est nécessaire pour, l'honneur ; s'il réussit, c'est le salut.

LE GÉNÉRAL GUIOD. — Ainsi c'est un acte final, et s'il ne réussit pas, il faudra capituler faute de vivres. Il n'y a donc pas lieu de ménager la défense de Paris. II faut prendre 430.000 hommes et faire les deux opérations à la fois.

LE GÉNÉRAL TROCHU. — Il ne faut pas s'exposer à l'invasion subite des positions. Paris pourrait être enlevé quand l'armée de sortie serait à la moitié de sa première étape.

LE GÉNÉRAL VINOY, tout pesé, croit qu'une sortie sur Corbeil est impossible. Corbeil est à cinq lieues ; une armée qui se bat ne peut faire plus de trois lieues par jour. Une sortie réussie serait sans résultat. Il faut aller du côté de Versailles et prendre une position.

LE GÉNÉRAL DUCROT combat vivement le projet d'une grande bataille, qu'il traite d'absurdissime. Marcher sur la Bergerie pour marcher ensuite sur Versailles ? Impossible. Marcher sur Châtillon ? Impossible. Tout est impossible. La troupe, en présence des murs crénelés, se fait tuer ou se sauve. On ne fera pas quinze cents mètres en avant. Les lignes de l'ennemi sont infranchissables. Les secours promis de Faidherbe, Chanzy, Bourbaki sont des mensonges. La grande affaire projetée aboutira à une rentrée honteuse dans Paris. II faut sortir par cinq ou six colonnes.

Ce dernier projet est combattu par le général Guiod et le général Trochu.

Il est certain, dit le président, que par les moyens militaires ordinaires la réussite est difficile ; mais il s'agit de ne pas défiler devant M. de Moltke dans la presqu'île de Gennevilliers ; il vaut encore mieux se faire tuer bêtement. Et puis, il ne faut pas désespérer d'un élan qui emporterait tout.

LE GÉNÉRAL LE F demande qu'on revienne à la question. Elle est uniquement celle-ci : fera-t-on une seule tentative du côté de Versailles, ou deux tentatives à la fois, l'une du côté de Versailles, et l'autre du côté de Corbeil ?

LE GÉNÉRAL TROCHU rappelle que, dans une précédente délibération, vingt-quatre généraux, sur vingt-cinq ont pensé que la marche sur Châtillon était impossible, que la marche sur Versailles était possible. Il faut donc la tenter. Il est évident qu'aucun projet ne sera accepté par tous, mais l'abîme est là.

LE GÉNÉRAL DE CHABAUD-LATOUR émet un avis conforme : si on capitule, il faut que ce ne soit que par le manque de vivres. Nous ne pouvons donc abandonner nos défenses actives. La meilleure opération est un acte vigoureux sur le plateau de la Bergerie. L'opération sur Corbeil n'aurait eu de chances qu'avec une armée de secours opérant à l'extérieur.

LE GÉNÉRAL VINOY. — En s'établissant à Garches, on pourrait aller de là sur Versailles. On éteindrait toujours la batterie de Breteuil.

LE GÉNÉRAL DUCROT. — Alors ce n'est pas une marche sur Versailles ? Cela devient possible.

LE GÉNÉRAL TROCHU. — C'est une marche par étapes : Montretout, la Bergerie, le Haras, l'Hospice-Brézin ; on commencera par la Bergerie. Nous ne pouvons avoir que 100.000 hommes ; il n'y a donc qu'une opération possible, et c'est celle-là. On engagera d'abord 60.000 hommes pour s'emparer de la Bergerie ; les 40.000 autres seront tenus en réserve pour aller plus loin. L'action aura lieu jeudi, samedi au plus tard.

M. JULES FAVRE. — Jeudi. Songez au délai nécessaire pour le ravitaillement.

LE GÉNÉRAL GUIOD. — L'effort précédera les pourparlers. S'il est heureux, il les rendra plus faciles ; en tout cas, il évitera des complications intérieures, et il ajoutera à l'honneur de la défense ; s'il échoue, il n'empirera rien. Donc jeudi.

LE GÉNÉRAL TROCHU. — La conclusion est ; jeudi ; la Bergerie ; 60.000 hommes engagés ; 40.000 hommes en réserve.

 

Dans les conseils qui furent tenus dans la soirée du même jour et les jours suivants, une question qui revenait sans cesse était celle-ci : Faut-il avertir Paris ? Et une autre : S'il faut traiter, qui traitera ?

Nous avions dit une fois à Paris qu'il était approvisionné pour deux mois. C'est à peine s'il l'avait cru. Cependant ces deux mois promis l'avaient rassuré. Nous étions au cinquième mois, et la difficulté était grande de lui dire qu'il ne restait rien, parce que, peu à peu, en voyant les vivres se prolonger, il s'était mis à croire qu'on n'en verrait pas la fin. Entre espérer à l'excès ou désespérer à l'excès, la foule ne connaît pas de milieu. Il ne manquait pas de gens pour déclarer dans les journaux, et pour démontrer, ce qui était un peu plus fort, qu'il nous restait des approvisionnements, et même du pain, pour un mois, pour deux mois. On faisait ces déclarations, qui pouvaient être homicides, et qui ne reposaient sur rien, d'un ton provocateur et superbe. D'autres pensaient que tout allait bien, puisque nous n'avertissions pas. — Car venir tout à coup nous dire qu'il ne nous reste du pain que pour quinze jours, ce serait une trahison ! — La vraie trahison eût été de provoquer des paniques, de jeter le découragement avant le jour où la confession était nécessaire ; mais à présent, elle était nécessaire, et en même temps, très-redoutable. Il fut résolu que nous appellerions les maires à la commission des subsistances, qu'ils verraient tout, qu'ils nous serviraient de témoins. Nous tenions à ce qu'il fût avéré que nous avions résisté jusqu'à l'extrême limite, parce que c'est le devoir des assiégés. L'honneur avait dit, au commencement : Pas un pouce du territoire ! Il disait après ces quatre mois : La dernière cartouche ! la dernière bouchée ! Il restait un doute terrible sur la durée du ravitaillement, sur l'état des voies ferrées. — Quand Paris jeûnerait tout un jour ! — Mais ce jeûne, après des mois d'abstinence forcée, pouvait être meurtrier. Allions-nous augmenter encore ce terrible chiffre de 5.000 morts par semaine ?

Ce fut surtout dans la soirée du 17 que le général voulut examiner avec le conseil tout ce qui avait trait à la capitulation si on venait à traiter. Il commençait son mouvement le lendemain ; on allait s'engager. Il nous dit d'abord qu'il pouvait disparaître, ainsi que Clément Thomas, qu'il fallait pourvoir à leur remplacement en cas de malheur, ce qui fut fait. Quelqu'un essaya de dire qu'on pourrait durer après une défaite. Le président l'arrêta court : Si vous êtes battus demain, ni l'armée ni la garde nationale ne pourront renouveler l'effort. Il n'y a plus rien à attendre de la province. Vous n'avez que 13 jours de vivres, ravitaillement compris. Donc il faut capituler, si on est battu.

Mais, sera-t-on maître de la situation à l'intérieur en cas de défaite ? Demain matin, Paris, par le rationnement, saura qu'il n'a plus de vivres. Demain soir, il sera battu. Que fera-t-il, dans le premier moment de sa douleur et de sa colère ? Il se jettera sur le gouvernement. Ce sont de bien autres griefs que ceux du 31 octobre ! L'armée, une fois écrasée, le gouvernement disparaîtra.

Cette hypothèse paraissait à tous les esprits égale à une certitude. Les uns s'écriaient : Que nous importe ? D'autres s'en réjouissaient, parce que la Délégation de Bordeaux, qui deviendrait le seul gouvernement, serait plus libre pour continuer la guerre. Une convention signée par nous l'aurait gênée. D'autres enfin, plus pratiques, demandaient : Qui remplacera le gouvernement quand il aura disparu ? qui donc sera désigné par sa situation, ou appelé par l'élection pour accomplir cette tâche funèbre ? Les maires de Paris ne consentiront pas. L'ennemi ne les accepterait pas. Comme ils n'ont pas dirigé la lutte, ils ont le droit de se refuser à être les témoins officiels et les garants de la capitulation. Quelqu'un proposa une élection. Impossible ! il n'y aura ni candidats, ni électeurs. Si, à toute force, on faisait une élection, on élirait le gouvernement actuel, à titre de châtiment. Ce raisonnement frappe aussitôt tous les esprits, et on en conclut que le gouvernement doit rester : que s'il y a une capitulation, il doit la signer : que si l'ennemi exige des otages, il doit se livrer.

Pourquoi, dit un membre, ne pas envoyer le gouverneur, ou, s'il est mort, le général qui l'aura remplacé ? On lui répond : Ce serait une capitulation purement militaire, que l'ennemi n'acceptera jamais. Il a le pied sur nous ! A ces mots, plusieurs se lèvent avec désespoir : Que personne ne traite ! Ouvrons les portes, et disparaissons dans la foule ! S'il faut des victimes, nous nous offrirons ; mais pas de protocoles, pas de signatures, aucun engagement ! Livrons Paris à la merci du vainqueur ! Un moment de réflexion les ramène à d'autres pensées. C'est ce vainqueur qui bombarde Paris sans épargner les hôpitaux et les monuments, qui traite les francs-tireurs comme des assassins et les aéronautes comme des espions ! On a beau se retourner de tous les côtés, on revient toujours à cette conclusion que le gouvernement est condamné par tout ce qu'il a souffert à souffrir encore cette dernière honte. Ainsi se passa, pour les deux généraux et pour nous, la nuit qui précéda la bataille.

Il serait plus exact de dire : la nuit qui précéda le départ des deux généraux ; car il fallut d'abord amener les troupes sur le terrain, cela prit toute la journée du 18. Il est regrettable qu'on ne s'y fût pas pris un jour plus tôt. C'est le 18 que les Prussiens célébraient à Versailles leur victoire sur l'Allemagne par l'intronisation. du roi Guillaume en qualité d'empereur. Peut-être auraient-ils été moins prêts ce jour-là et moins nombreux aux avancées ? On n'avait pas réussi absolument à cacher ce qu'on projetait ; pourtant le secret avait été mieux gardé qu'à l'ordinaire. La concentration des troupes se fit bien. Elles se trouvèrent cantonnées, à la fia de la journée du 18, à Courbevoie, Clichy, Asnières, Puteaux et Neuilly. Dès trois heures du matin, le 19, ces corps se mettaient en marche et se massaient du pont de Neuilly au rond-point de Courbevoie. En outre, l'avenue de Neuilly se remplissait des bataillons de guerre de la garde nationale. Tout cet ensemble formait une armée de 50.000 hommes, dont la moitié seulement, fut engagée. Il y avait, pour le cas d'un succès qui permettrait d'aller en avant, une réserve de pareil nombre.

Rien ne peut peindre l'anxiété de la ville dans la journée du 18, et surtout le 19. On ne savait pas, ou,. du moins, on ne savait pas d'une manière certaine que c'était le dernier effort. On comptait sur la bravoure de l'armée et de la garde nationale, sans se dissimuler les ravages causés par quatre mois de siège, tant de désastres accumulés, la rigueur de l'hiver, l'insuffisance de la nourriture. La redoute de Montretout fut emportée vivement, l'attaque sur les autres points fut poussée avec entrain et vigueur. Depuis huit heures du matin jusqu'à quatre heures et demie la fusillade fut très-nourrie de part et d'autre. Le général laissa échapper, sur l'attitude de la garde nationale, quelques mots d'étonnement et d'approbation qui furent partout répétés. On se crut en droit de compter sur une journée honorable, et peut-être sur des avantages plus décisifs pour le lendemain. Les mieux renseignés expliquaient que les troupes cantonnées 'à Asnières étaient arrivées en retard ; que nous n'avions pu franchir l'arrière-mur du parc de Buzenval, ni gagner un pouce de terrain dans l'après-midi. Il n'y avait dans la population ni illusion, ni découragement, mais une certaine fermeté qui paraissait de bon augure.

Les dépêches envoyées dans la journée par le gouverneur disaient la vérité simplement et laconiquement ; point d'emphase pour les bonnes nouvelles ; point de déguisement pour les mauvaises. Toutes froides qu'elles sont, elles rappellent bien les choses à ceux qui étaient à Paris ce jour-là.

Mont-Valérien, 19 janvier, 10 heures 10 minutes matin.

Gouverneur au ministre de la guerre.

Concentration très-difficile et laborieuse pendant une nuit obscure. Retard de deux heures de la colonne de droite. Sa tête arrive en ligne en ce moment. Maisons Béarn, Armingaud et Pozzo di Borgo immédiatement occupées. Long et vif combat autour de la redoute de Montretout. Nous en sommes maîtres. La colonne Bellemare a occupé la maison du curé et pénétré par brèche dans le parc de Buzenval. Elle tient le point 112, le plateau 155, le château et les hauteurs de Buzenval. Elle va attaquer la maison Craon. La colonne de droite — général Ducrot — soutient vers les hauteurs de la Jonchère un vif combat de mousqueterie. Tout va bien jusqu'à présent.

 

Mont-Valérien, 10 heures 32 minutes matin.

Officier d'ordonnance au ministre de la guerre.

Montretout occupé par nous à 10 heures. L'artillerie reçoit l'ordre d'occuper le plateau à côté et de tirer sur Garches. Bellemare, entré dans Buzenval, attaque maintenant vers la Bergerie. Fusillade très-vive ; brouillard intense ; observations très-difficiles. Je n'ai pas encore entendu un coup de canon prussien.

 

Mont-Valérien, 10 heures 50 minutes matin.

Gouverneur au ministre de la guerre.

Un épais brouillard me dérobe absolument les phases de la bataille. Les officiers porteurs d'ordres ont de la peine à trouver les troupes. C'est très-regrettable, et il me devient difficile de centraliser l'action comme je l'avais fait jusqu'ici. Nous combattons dans la nuit.

 

Amiral commandant le sixième secteur au ministre de la guerre.

A la tombée du jour, nos troupes, en vue du sixième secteur, occupent Montretout avec de l'artillerie, les hauteurs au-dessus de G arches et une partie à droite dans Saint-Cloud.

De fortes réserves sont au repos depuis midi sur les contreforts de Garches et de. la Fouilleuse, vers la Seine. Les derniers ordres du gouverneur, qui était au Mont-Valérien avec le général Vinoy, pour le tir de nos bastions, sont de tirer énergiquement sur le parc de Saint-Cloud et la vallée de Sèvres, au-dessus de laquelle s'élève une fumée continue depuis deux heures.

 

6 heures du soir.

Rapport militaire.

La bataille engagée en avant du Mont-Valérien dure depuis ce matin. L'action s'étend depuis Montretout, à gauche, jusqu'au ravin de la Celle Saint-Cloud, à droite.

Trois corps d'armée formant plus de cent mille hommes et pourvus d'une puissante artillerie sont aux prises avec l'ennemi. Le général Vinoy, à gauche, tient Montretout et se bat à Garches ; le général de Bellemare et le généra] Ducrot ont attaqué le plateau de la Bergerie, et se battent depuis plusieurs heures au château de Buzenval. Les troupes ont déployé la plus brillante bravoure, et la garde nationale mobilisée a montré autant de solidité que de patriotique ardeur.

Le gouverneur, commandant en chef, n'a pu faire connaître encore les résultats définitifs de la journée. Aussitôt que le gouvernement les aura reçus, il les communiquera à la population de Paris.

 

Le gouvernement se réunit au Louvre, dans la journée, pour avoir les nouvelles les plus promptes. Il y revint le soir de bonne heure, et se mit, afin de tromper son anxiété, à expédier quelques affaires. A dix heures et demie, le général Schmitz apporta des dépêches du Mont-Valérien. Le gouverneur écrivait :

Notre journée, heureusement commencée, n'a pas eu l'issue que nous pouvions espérer.

L'ennemi, que nous avions surpris le matin par la soudaineté de l'entreprise, a, vers la fin du jour, fait converger sur nous des masses d'artillerie énormes avec ses réserves d'infanterie.

Vers trois heures, la gauche très-vivement attaquée, a fléchi. J'ai dû, après avoir partout ordonné de tenir ferme, me porter vers cette gauche ; et, à l'entrée de la nuit, un retour offensif des nôtres a pu se prononcer. Mais, la nuit venue, et le feu de l'ennemi continuant avec une violence extrême, nos colonnes ont dû se retirer des hauteurs qu'elles avaient gravies le matin.

Le meilleur esprit n'a cessé d'animer la garde nationale et la troupe, qui ont fait preuve de courage et d'énergie dans cette lutte longue et acharnée.

Je ne puis savoir encore quelles sont nos pertes. Par les prisonniers, j'ai appris que celles de l'ennemi étaient fort considérables.

 

Les batteries prussiennes du Haras avaient fait tomber sur la redoute de Montretout une telle pluie de projectiles qu'il était devenu impossible de s'y maintenir. Nos corps d'armée étaient si bien enchevêtrés les uns dans les autres, le train, les ambulances, l'artillerie présentaient sur les routes de Rueil à Fouilleuse un tel encombrement, qu'un retour offensif de l'ennemi eût amené une déroute complète. Il avait été décidé, dans un conseil tenu à la maison Crochart, au-dessous de Buzenval, que les positions occupées par nous seraient évacuées dans la nuit. M. le général Trochu ordonnait que sa dépêche fût immédiatement livrée à la publicité. Ses collègues ne purent se résigner à jeter de telles nouvelles dans la population sans les avoir au moins apprises de sa bouche. MM. Jules Favre, Jules Ferry et Le Flô furent dépêchés au Mont-Valérien. On les attendit, dans cette salle, pendant de mortelles heures, sans que personne fût tenté d'ouvrir la bouche ou de regarder son voisin. Quelques-uns d'entre nous avaient leurs fils, — tous leurs fils, — sur le champ de bataille.. Nos messagers revinrent à quatre heures du matin. Tout était vrai et irrémédiable. M. Jules Favre ajoutait que le général se refusait désormais à l'offensive ; qu'il croyait le terme de la lutte arrivé.

Plusieurs, après un morne silence, dirent qu'il fallait chercher un autre général. On jetait les yeux sur M. Le Flô : S'il faut se faire tuer, me voilà, dit-il. Quant à remporter un succès quelconque, à percer les lignes, je n'y crois plus.

L'opinion commune était que, puisqu'il restait treize jours de vivres et qu'il en fallait seulement dix pour le ravitaillement, nous ne pouvions nous en tenir là. II faut recommencer dans deux jours, trouver un général. On avait enfin reçu dans la nuit une dépêche de M. Gambetta ; elle venait d'être déchiffrée, on en demanda la lecture.

M. Gambetta, jusque-là très-amical, même quand il nous reprochait notre inaction, le prenait cette fois sur un ton menaçant. Il nous sommait d'engager une bataille, déclarant que, si nous tardions encore, il en dirait son sentiment à la France et nous traiterait comme il avait traité Bazaine. Nous nous retirâmes à cinq heures du matin, pour nous réunir de nouveau, à midi, au ministère de l'intérieur.

A midi, M. Jules Favre ouvre la séance par la lecture de deux dépêches, l'une de M. Trochu, l'autre de M. de Chaudordy. M. Trochu écrit par le télégraphe que l'ennemi, ayant fait des pertes considérables, ne nous attaque pas. Il ajoute qu'il faut aux deux armées un armistice de deux jours pour enlever les morts et les blessés.

La lettre de M. de Chaudordy annonce le désastre du général Chanzy. Il a perdu ses canons, on lui a fait 10.000 prisonniers. Son armée est en fuite. Il essaye de la reformer entre Pré-en-Pail et Alençon.

La discussion recommence sur le parti à prendre. On est unanime pour tenter un dernier effort avec un autre général, puisque le général Trochu se refuse. Il ne nous suffît même pas de savoir que nous ne pouvons plus rien, il faut le démontrer à la France, à l'Europe, à Paris lui-même, à la garde nationale.

Les noms de plusieurs généraux sont mis en avant ; on les verra dans la journée, on les consultera. On revient aussi sur la pensée de faire élire une commission de gouvernement, sur celle de confier le pouvoir aux maires. Les maires vont venir. Il faut accepter tout ce qu'ils voudront donner. Des élections dans un pareil moment ressembleraient de la part du gouvernement à une désertion. Il se déclarera prêt à tout ; s'il y a un péril à courir, un sacrifice à faire, il revendiquera son droit. Pour tout le reste, il est prêt à se conformer à l'opinion des maires, qui consultent chaque jour, dans leurs arrondissements, l'opinion publique. Il remet à prendre un parti jusqu'à ce que M. Jules Favre fasse connaître le résultat de la conférence qui va avoir lieu. Ces résolutions prises, on levait déjà la séance, quand le commandant du 2e secteur annonça par dépêche que les membres du club Favier se réunissaient en armes pour marcher sur l'Hôtel de Ville.

Nous apprîmes presque aussitôt que la nouvelle n'était qu'à demi exacte. Elle était au moins prématurée. On voulait une insurrection, on la préparait ; mais c'est seulement le 21 au soir qu'on l'annonça dans plusieurs clubs et qu'on se donna rendez-vous pour le 22 sur la place de l'Hôtel de Ville. Ce soir, dit M. de Molinari, sous la date du 21 janvier, l'émotion est extrême dans les clubs. A la Reine-Blanche, à Montmartre, où l'affluence est énorme, un orateur raconte les faits qui se sont passés dans l'après-midi à l'enterrement du colonel Rochebrune. Des compagnies de gardes nationaux de Belleville sont descendues en criant : La déchéance ! Vive, la Commune ! Le mouvement a échoué parce qu'il n'était pas combiné. Maintenant les clubs et les comités de vigilance se sont mis d'accord. Rendez-vous est donné pour demain, à midi, sur la place de l'Hôtel de Ville. (Acclamations.) Les gardes nationaux sont invités à s'y rendre en armes, les femmes les accompagneront pour protester contre le rationnement du pain et les autres mesures destinées à affamer le peuple. Des citoyens qui arrivent du club central républicain et du club de l'École-de-Médecine déclarent que le rendez-vous y a été convenu pour midi. Un citoyen tient de bonne source qu'il n'y a plus de pain, à raison de 300 grammes par jour, que jusqu'au 4 février ; mais, ajoute-t-il, aussitôt que la Commune aura remplacé et puni les traîtres, des visites domiciliaires seront organisées ; tout est déjà prêt, les endroits sont désignés. (Bravo !) Un autre citoyen dit que le gouvernement ne fera qu'un semblant de résistance, car il est dans une impasse et il sera enchanté qu'on lui force la main pour se décharger de sa responsabilité sur la Commune. Quant à la bourgeoisie, elle est mécontente et divisée ; un bataillon de marche des quartiers du centre a déclaré ce matin, devant la Bourse, qu'il ne tirerait pas pur le peuple. Enfin, un citoyen du XVIIe arrondissement annonce que les républicains des Batignolles iront demain matin, à huit heures, à la mairie, et qu'ils sommeront le maire et les adjoints de se rendre avec eux à l'Hôtel de Ville, revêtus de leur écharpe. (Acclamations !) Sur cette nouvelle, le club décide que trois délégués vont être envoyés à la mairie de Montmartre pour inviter le maire et les adjoints à suivre cet exemple. Ces délégués sont désignés et la séance est suspendue jusqu'à leur retour. Ils reviennent au bout d'une heure et ils annoncent que le maire Clémenceau était absent, mais qu'un des adjoints s'est mis à leur disposition, à la seule condition qu'il y ait entente entre les quatre clubs et le comité de vigilance de l'arrondissement. (Cris : L'entente est faite !) On décide, en conséquence, qu'on se rendra demain, à dix heures, à la mairie, et, à midi, à l'Hôtel de Ville. (Nouvelles acclamations. Cris : A demain ! à demain !) La séance est levée aux cris redoublés et véhéments de : Vive la Commune !

Ces sortes de résolutions étaient le plus souvent suivies d'avortements, d'abord parce que nous prenions nos mesures, et ensuite parce qu'il y a toujours plus de gens pour crier : Aux armes ! que pour prendre réellement part à une insurrection. Si tous ceux qui avaient crié : Aux armes ! le 20 janvier, s'étaient en effet armés le lendemain, la journée aurait été chaude. Dans la soirée du 22, un orateur reproche sa mollesse au club Favier : Pendant deux jours, dit-il, nous vous avons appelés aux armes pour renverser le gouvernement infâme de l'Hôtel de Ville. Chaque fois vous avez répondu : Tous ! tous ! et vous étiez bien mille ou douze cents. Combien en est-il venu ce matin à l'Hôtel de Ville ? Je vais vous le dire, car j'y étais. Nous n'étions pas quarante. (Cris : C'est une honte !) Ce n'est pas Belleville qui adonné, c'est le XIIIe arrondissement. Belleville se déshonore.

Le gouvernement, en recevant l'avis du commandant du 2e secteur, fit prévenir le préfet de police et le commandant de la garde nationale. M. Jules Ferry et M. Vinoy étaient présents. Après une courte interruption, on revint au ministère de l'intérieur pour la séance de nuit. Le général Trochu s'y trouva. On lui dit que la population demandait un nouveau général et un nouvel effort. Il avait déjà vu les maires dans la journée ; ils lui avaient tenu le même langage. Il renonça sur-le-champ au commandement. Il y mit la même simplicité et le même détachement qu'il avait montrés le 4 septembre en demandant la présidence du conseil.

Le gouvernement fut surpris d'apprendre le lendemain qu'il avait cru se retirer à la fois de toutes ses fonctions, tandis que nous avions toujours compris qu'il resterait gouverneur de Paris et président du conseil. Il fallut argumenter contre lui et répondre à ses raisons ; qui n'étaient pas sans force. Il comprit enfin que le gouvernement ne pouvait se modifier sous le coup de pareils événements, que nous voulions un nouveau général uniquement parce que nous voulions une nouvelle bataille, tandis qu'il était résolu à ne pas la donner. Il nous fit, en restant, un grand sacrifice, et il le fit avec sa noblesse ordinaire. Une fois décidé, il fut le premier à nous dire qu'on ne prendrait pas sa démission de commandant au sérieux tant qu'on ne connaîtrait pas le nom de son successeur. Il discuta différents noms avec nous. Le choix du conseil s'arrêta sur le général Vinoy. Il fallait certes du courage pour accepter ; M. Vinoy se contenta de dire au ministre de la guerre : Donnez-moi un ordre, j'obéirai. L'ordre fut donné, et il accepta. Il fut, à ce dernier jour, ce qu'il avait été depuis le commencement, l'homme du devoir.

Le général Trochu nous avertit de la difficulté, pour ne pas dire de l'impossibilité de tenter un nouvel effort militaire. Il nous peignit à grands traits la situation de l'armée. J'en trouve une description saisissante dans le livre de M. Viollet-le-Duc. En la lisant, je crois entendre le général Trochu. Jamais ne sortira de ma mémoire l'aspect navrant de nos cohortes des derniers jours. Il faut avoir passé des nuits au bivouac, dans la tranchée, aux avant-postes, l'âme inquiète et l'oreille au, guet, au milieu des soldats mornes, pelotonnés autour d'un brasier, sales, défaits, couverts de lambeaux sans nom, abrités derrière des débris de meubles arrachés à quelques maisons voisines, ne répondant aux questions que par monosyllabes, laissant brûler leurs restes de vêtements et leurs souliers, n'entendant plus la voix de leurs officiers ; il faut avoir vu la pâle lueur d'une aurore d'hiver se lever sur ces demi-cadavres, sur ces membres engourdis et couverts de givre, sur ces visages sans éclairs, indifférents à tout événement... Alors on comprend comment et pourquoi deux jours de bataille étaient impossibles ; pourquoi, après une journée de lutte honorable, la retraite était imposée si l'on voulait éviter un effroyable désastre... Y a-t-il un honnête homme, ajoute M. Viollet-le-Duc, qui osât rejeter la responsabilité de ces malheurs sur nos gouvernants, sur un chef ? Non, certes, ce serait une indignité.

Le général Trochu nous parla à fond de la situation morale et matérielle de l'armée dans les conseils tenus le 20 et le 21. Il dit ce qui était, sans craindre de froisser nos sentiments. Il mit à nu toutes les plaies. Il nous avertit que tous les généraux penseraient comme lui qu'une nouvelle bataille n'aboutirait qu'à un affreux désastre. Aucun d'eux cependant ne refuserait de marcher, s'il en recevait l'ordre écrit. Lui, tout le premier, il obéirait. Clément Thomas parla dans le même sens, avec fermeté, et même avec une sorte de dureté. Il dit qu'en préparant une nouvelle bataille, on obéissait aux exigences de la rue. Il se trompait grandement. Nous voulions certes éviter de finir dans une émeute ; c'était pour nous un devoir impérieux : Paris devait succomber avec calme. Mais nous pensions comme la rue sur cette dernière bataille. Nous ne pouvions en détacher notre cœur. La discussion se prolongea jusqu'à deux heures du matin sans nous faire changer de sentiment. A cette heure avancée de la nuit, on vint avertir M. Arago que quelqu'un le demandait. H rentra un instant après, et nous fit connaître qu'une foule armée venait d'envahir la prison de Mazas et de mettre en liberté les prisonniers politiques, parmi lesquels se trouvait Flourens.

Il était dit que le sang français serait versé par des mains françaises avant la fin du siège.

 

III. — LA DERNIÈRE ÉMEUTE.

 

Cent trente hommes, précédés par des tambours et' portant un drapeau rouge, s'étaient emparés de la prison de Mazas. Ils avaient pris d'abord le corps de garde. De là, pénétrant jusqu'au directeur, ils l'avaient sommé de leur livrer Flourens, et, sur son refus, l'avaient menacé de mort. Flourens en liberté fit ouvrir les cellules des autres détenus politiques, Léo Meillet, Henri Bauer, etc., etc. Il monta aussitôt à cheval, et courut prendre possession de la mairie de Belleville — il était adjoint au maire depuis les dernières élections —. Le lendemain, ne voyant pas ses tirailleurs autour de lui en nombre suffisant, il prit le parti de disparaître. Mais on s'était agité dans les clubs ; on y avait crié : Vive la Commune ! On avait décidé de se rendre en armes à l'Hôtel de Ville.

Le gouvernement, averti, prit des mesures. Il y eut d'abord un appel énergique de M. Clément Thomas à la garde nationale. Sa proclamation fut affichée dans la nuit. Le 22 était un dimanche ; tous les ouvriers la lurent. Il y était parlé de coupable sédition, de criminelle entreprise ; ces mots furent commentés contre lui plus tard. M. Vinoy, le nouveau général en chef, fit rentrer dans Paris les mobiles du Finistère et les posta à proximité de l'Hôtel de Ville. Il chargea le général d'Exéa de la surveillance de Belleville, et massa les troupes du général Courty dans les Champs-Elysées. La foule se groupa lentement devant l'Hôtel-de-Ville. A midi, M. Jules Ferry en partait pour aller à la séance du conseil, qui avait lieu place Beauvau, et il donnait l'ordre de ne pas exposer les mobiles bretons à l'extérieur, de les placer en dedans, à proximité des fenêtres, mais sans les laisser voir. Quelques minutes après son départ, il y eut une poussée contre les grilles. Elle fut reçue par les mobiles avec une telle vigueur que les assaillants changèrent, pour le moment, de tactique, et se bornèrent à envoyer une députation. Les adjoints au maire de Paris faisaient le service à tour de rôle ; M. Gustave Chaudey, qui était de service ce jour-là, reçut les délégués de l'insurrection, qui demandèrent, comme au 31 octobre, la démission du gouvernement et la proclamation de la Commune. Chaudey leur ré-. pondit avec dédain et colère. Il tint le même langage que Clément Thomas dans sa proclamation. Ils amassaient l'un et l'autre, en accomplissant loyalement, fermement leur devoir, selon leur habitude, les haines qui devaient leur coûter la vie. Pendant ces pourparlers, la foule arrivait toujours.

M. Claretie était là, en spectateur, comme tant d'autres. Il a tout vu, je ne puis mieux faire que de lui emprunter son récit.

La place avait fini, dit-il, par se remplir d'une foule évidemment irritée contre l'indécision de Trochu et la mollesse des gouvernants, mais ne voulant point la guerre civile, lorsque tout à coup, par la rue du Temple, arrive, baïonnettes au bout du fusil et tambours battant la charge, un bataillon ou plutôt deux ou trois cents hommes des compagnies de guerre du 101e bataillon de la garde nationale, et ce flot armé s'ouvre un passage comme un torrent. Les guidons rouges flottaient au-dessus de leurs baïonnettes. Ils se rangèrent devant la grille de l'Hôtel de Ville par un mouvement rapide, puis tout à coup, sans hésitation, un coup de feu partit de leurs rangs tiré par un garde, le genou à terre. Aussitôt, partant du groupe des gardes nationaux, les coups de fusil se succèdent.

 

Le récit d'un autre témoin oculaire, appartenant à un parti opposé, M. le comte de Legge, commandant d'un bataillon de mobiles, et aujourd'hui député, concorde absolument avec celui de M. Claretie. J'ai dit que M. Jules Ferry, en se rendant au conseil, avait expressément recommandé de tenir tous les mobiles à l'intérieur, de ne pas les montrer, de n'opposer autant que possible qu'une force d'inertie à l'émeute. Gustave Chaudey, pour obéir à ces instructions, conformes à ses sentiments et à son appréciation de la situation, enjoignit surtout de ne pas tirer. Il disait à M. de Legge : Surtout, commandant, évitez de faire feu. M. de Legge lui répondait : Mais ils vont nous assassiner !  Opposez de la patience, et surtout, évitez de faire feu. Lorsque la première députation se présenta — il était midi environ —, M. de Legge était d'avis de ne pas la recevoir. M. Chaudey donna l'ordre de l'introduire.

Ils furent assez insolents, dit M. de Legge ; ils demandaient le renvoi du général Trochu et son remplacement ; ils demandaient la Commune et des élections. M. Chaudey leur dit quelques bonnes paroles et les renvoya.

Une demi-heure après, une autre députation voulut entrer : je fis demander des ordres.

Il y avait près de 15.000 personnes sur la place, et environ 8.000 hommes armés : il était dangereux de laisser entrer qui que ce fût, car, une fois la porte ouverte, il devenait difficile de la fermer. M. Chaudey donna l'ordre d'admettre les députations qui se présenteraient. Cette députation entra, ce fut la dernière. En descendant — il était deux heures moins quelques minutes —, les délégués qui la composaient voulurent haranguer la populace, avant même d'avoir franchi les grilles. Nous les fîmes sortir de force, et, une fois dehors, ils montèrent sur les bornes qui se trouvent à côté des candélabres et continuèrent à pérorer. Ils disaient : On ne veut rien accorder, on se moque de nous ; il faut en finir une bonne fois.

A deux heures un quart, voyant que la grille cédait, les factionnaires reçurent l'ordre de rentrer. Je restai, avec le colonel Vabre et mon adjudant-major. Nous essayâmes de raisonner les gens qui voulaient entrer, en leur démontrant l'inutilité de leur tentative criminelle. A ce moment, on fit feu, sur l'ordre de Serisier, qui se trouvait à quelques pas de nous. Le misérable venait de me dire : Mais vos hommes vont tirer sur nous ! et je lui avais répondu : Soyez tranquille, ils ne le feront pas sans mon ordre.

 

Tous les témoignages recueillis s'accordent à dire que les hommes qui arrivaient par la rue du Temple marchèrent sans hésitation, en écartant la foule, et que, sur-le-champ, dès qu'ils furent en face de l'Hôtel de Ville, le premier rang mettant un genou en terre, ils épaulèrent et firent feu contre le premier étage de l'hôtel.

M. de Legge, M. Vabre et le capitaine Bernard essayèrent de rentrer, mais les portes avaient été fermées derrière eux, et le concierge, effrayé par les détonations, s'était réfugié dans une cave, emportant les clefs. Ils restèrent donc comme une cible, en face des insurgés. M. Bernard tomba criblé de balles.

Les mobiles se montrèrent alors. Ils ouvrirent rapidement les fenêtres de l'Hôtel de Ville, et répondirent par une vive fusillade aux détonations qui partaient de la place et de plusieurs maisons voisines. La foule, prise entre deux feux, s'enfuit éperdue. Dans la boue jaune et délayée par une pluie perçante, dit M. Claretie, des gens s'affaissaient, quelques-uns pour ne plus se relever. Les insurgés, embusqués dans les rues qui font face à la place, aux angles du quai et de la rue de Rivoli, ou dans les deux maisons voisines du bâtiment de l'Assistance publique, continuèrent leur feu contre les fenêtres de l'Hôtel-de-Ville, dont toutes les vitres furent brisées.

Cela ne dura pas plus de vingt minutes. Les gardes républicains accoururent, et les' insurgés, déjà décimés par le feu des mobiles, prirent la fuite en désordre, au milieu de la foule épouvantée, qui se dispersait dans toutes les directions. La troupe arrivait au pas de course, par les ponts, par les quais, par la rue de Rivoli ; la place de l'Hôtel de Ville se trouva, en un instant, hérissée de fer. Clément Thomas, lancé au galop de son cheval, était arrivé le premier, devançant son état-major et les bataillons de la garde nationale. Pâle comme la mort, ayant des larmes dans les yeux, il donnait des ordres pour arrêter les fuyards et relever les blessés, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre calme. Les chirurgiens, avec leurs brassards blancs croisés de rouge, étaient déjà à l'œuvre, et remplissaient les voitures d'ambulance. On commençait à fouiller les maisons voisines, d'où partaient de grands cris ; et pour mettre le comble à l'horreur de cette scène, le bruit de la canonnade prussienne et du bombardement se faisait entendre sans intervalle.

Il y eut environ vingt prisonniers, parmi lesquels le commandant du bataillon. Les blessés étaient au nombre de dix-huit. On citait parmi les morts un peintre, une femme, des enfants, le capitaine Thiébard, de la garde nationale ; un chirurgien qui logeait en face de l'Hôtel de Ville, et qui fut tué chez lui.

C'est là que finit le commandant Sappia, qui, ayant voulu, plusieurs semaines auparavant, mener les gardes nationaux de son bataillon contre l'Hôtel de Ville, avait été arrêté par eux et acquitté par le conseil de guerre.

M. Claretie raconte que les hommes qui gardaient le parc d'artillerie de la garde nationale sur le terre-plein de Notre-Dame, en apprenant que le bataillon de Flourens descendait sur l'Hôtel de Ville, avaient à la hâte chargé leurs canons et s'apprêtaient à les traîner pour aller se joindre aux insurgés. Les fuyards, en passant le long des grilles du parc, leur criaient : Au secours ! aux armes ! on égorge les patriotes ! Les premiers prêts, parmi les artilleurs, en arrivant à la porte de sortie, trouvent le lieutenant Plassant, qui en avait la garde, leur lieutenant-colonel, M. Juillet Saint-Lager, les capitaines Girard et Edouard Siebecker, qui leur ordonnent de passer derrière leurs pièces, déclarant qu'ils ne sortiraient qu'en marchant sur le corps de leurs officiers. Il y avait là soixante pièces d'artillerie qui, sans le dévouement de ces citoyens, auraient fait un véritable carnage.

Tel est, en gros, ce lugubre épisode de la journée du 22 janvier. Les partis violents redoublèrent leurs attaques contre un gouvernement qui, disaient-ils, livrait Paris et massacrait les citoyens. Trochu n'a pas voulu combattre ; lui et ses acolytes nous vendent aux Prussiens, quand nous avons encore des munitions et des armes et quand nous ne demandons qu'à marcher. Ils disent qu'ils n'ont plus de vivres, et ils en ont pour deux mois ! Ils lancent leurs mobiles sur des femmes et des enfants ! Ils tirent à mitraille sur le peuple !

Dans un moment si terrible, où la paix au dedans était si nécessaire, on avait dû prendre des mesures pour étouffer en un moment toute insurrection. Celle-ci, au bout de vingt minutes, était réduite à une impuissance absolue ; elle n'avait fait, dans ce court espace de temps, que trop de mal. On supprima les journaux les plus dangereux, on ferma les clubs. Non-seulement il fallait à tout prix éviter la guerre civile pendant les derniers jours, mais un Prussien, un seul, tué après l'armistice, si l'armistice était conclu, suffisait pour entraîner le pillage et le carnage. Le gouvernement devait aviser, et il le fit.

Pendant qu'on s'égorgeait à l'Hôtel de Ville, il se tenait dans mon cabinet une réunion que nous avions organisée, Dorian et moi, quand nous avions vu qu'après la bataille du 19 on parlait de se rendre. Nous ne pouvions nous résigner à capituler sans avoir encore combattu. En tout cas, nous ne voulions pas nous y résigner sans qu'il nous fût prouvé, de la manière la plus irréfragable, que tout nouvel effort était impossible. Notre esprit était hanté par ce projet de M. Le Flô, d'une sortie à tout prix, sans autre but que de ne pas céder, et presque sans autre espoir que de mourir. Après la conférence des commandants supérieurs, le 31 décembre, j'avais demandé et obtenu la réunion des généraux en sous-ordre, qui eut lieu dans le cabinet de M. Jules Favre ; et, après cette réunion, j'avais averti mes collègues, qui croyaient devoir s'arrêter là, que j'appellerais les colonels ; que je voulais savoir si les jeunes officiers de l'armée ne seraient pas prêts à tenter un dernier coup d'audace, Le siège était évidemment fini ; il ne s'agissait plus que de savoir ce que nous ferions de notre dernière heure. M. Tirard, qui était avec nous, dans mon cabinet, a écrit, en sortant de là, une relation de tout ce qui s'était passé. C'est cette relation qu'on va lire.

On a dit que j'avais promis de donner le commandement en chef à l'officier, quel que fût son grade, qui se déclarerait prêt à tenter avec nous un coup de désespoir. C'est une assez pauvre invention de l'esprit de parti. Nous n'avions pas, Dorian et moi, de commandement à donner, et nous étions très-éloignés de penser à séparer notre conduite de celle de nos collègues. Je déclarai seulement que s'il sortait de la réunion un projet réalisable, nous le porterions au conseil et que nous le ferions accepter. Je connaissais assez les sentiments de Pelletan, d'Arago, de Garnier-Pagès, de Magnin, pour parler ainsi. Je promis en même temps que, si l'on tentait une dernière sortie, les membres du gouvernement marcheraient à l'endroit le plus périlleux. Cela fut dit en deux ou trois mots et bien compris. Voici maintenant la relation de M. Tirard :

Réunion au ministère de l'Instruction publique, le 22 janvier, à laquelle assistaient plusieurs officiers supérieurs, des membres du gouvernement et des maires de Paris. MM. François Favre, Henri Martin, Arnaud (de l'Ariège), Clémenceau, Bonvalet, Tirard et Hérisson.

Après un exposé de M. Jules Simon, chacun des officiers est appelé à faire connaître son opinion sur les opérations militaires qui pourraient être entreprises.

M. le général Lecomte demande que les avis soient exprimés, ainsi qu'il est d'usage dans les conseils de guerre, en commençant par les grades les moins élevés.

M. B.... chef d'escadron, est absolument contraire à une grande action ; elle serait désastreuse, et en tous les cas stérile, non-seulement au point de vue du débloquement, débloquement, au point de vue de l'honneur militaire, auquel elle n'ajouterait rien.

Il pense, au contraire, que l'on devrait harceler l'ennemi par des opérations simultanées et assez fréquemment répétées pour l'inquiéter sérieusement. On devrait chercher à profiter de ces attaques répétées pour se maintenir dans les positions conquises, au lieu de battre chaque fois en retraite, s'y retrancher, et enfin tenter un dernier effort au cas où une armée de secours nous arriverait de province.

M. B... fait le plus grand éloge de la tenue de la garde nationale à Buzenval.

M. le colonel W... s'associe à l'opinion du préopinant. Il repousse l'idée de livrer une grande bataille, et demande, au contraire, des attaques réitérées et simultanées. Il insiste surtout pour que les troupes restent sur les positions qu'elles occupent, de façon à ce que les officiers, familiarisés avec le terrain sur lequel ils opèrent, ne soient pas à chaque instant dépaysés par des changements sans motifs.

Ainsi que M. B..., le colonel rend hommage à la solidité et à la valeur que les gardes nationaux ont montrées dans l'affaire de Buzenval.

M. V... partage absolument l'opinion qui vient d'être exprimée ; il repousse toute pensée de grande bataille. Les officiers généraux n'inspirent pas une suffisante confiance à l'armée. Les autres chefs sont jeunes, nouveaux pour leurs soldats. L'armée manque de cohésion. Sans doute la garde nationale est pleine d'élan, mais elle manque d'expérience, et on ne peut pas compter sur-sa solidité.

Le colonel B... n'est pas non plus d'avis de tenter une grande action. Les petites attaques dont il vient d'être parlé, et qui eussent été excellentes dès le début, lui paraissent tardives. Son régiment est excellent. Je le tiens dans ma main, dit le colonel, et il est prêt à se faire tuer avec moi ; mais, comme le reste de l'armée, il est-fatigué, découragé, et je doute que la garde nationale soit capable de supporter seule un grand choc.

Le colonel C... — Les petites sorties ne feront que satisfaire les ambitions et les vanités personnelles, elles seront sans résultat. Une opération gigantesque bien conduite et sans rien laisser au hasard aurait eu quelque chance de réussite ; mais il ne faut plus y songer aujourd'hui. Les Prussiens sont formidablement retranchés dans leurs positions, ils occupent une grande ligne qu'il faudrait franchir, et, en supposant qu'on parvînt à faire une trouée, il faudrait soutenir le choc de leur cavalerie, qui ne manquerait pas de se jeter sur notre armée, exténuée par l'effort qu'elle aurait fait.

— Je suis prêt, s'écrie le colonel avec la plus grande énergie, à me jeter avec mes hommes au-devant de l'armée ennemie si on veut tenter un suprême effort, mais je crains que ce ne soit un inutile effort de l'armée et de la garde nationale au profit de gredins qui n'attendent qu'une occasion pour se livrer au pillage et à la dévastation.

M. le colonel B..., de la garde nationale, fait l'historique de la dernière journée et se livre à d'amères critiques contre la direction des opérations. Aujourd'hui dit-il en terminant, il ne reste plus qu'à se faire tuer pour l'honneur.

M. le colonel G..., de la garde nationale, se livre, comme le précédent orateur, à de violentes récriminations contre la direction des opérations militaires de la journée de Buzenval. Contrairement aux avis précédemment exprimés, M. G... pense qu'il est impossible de songer à la capitulation sans une nouvelle tentative de débloquement ; mais il faudrait retirer le commandement aux chefs incapables qui nous ont perdus. Bien conduite, bien organisée, une dernière et héroïque tentative pourrait nous sauver.

Le général Lecomte examine la situation de l'armée française au delà de Paris, et constate que nous n'avons à espérer aucun secours en temps utile.

— Je suis Lorrain, dit le général avec la plus grande émotion ; mon pays est occupé par l'ennemi, et pour de longues années peut-être ; nul plus que moi n'a donc intérêt à chasser cet ennemi de notre territoire ; mais que pouvons-nous dans l'état actuel des choses ? Le manque de vivres nous impose une prompte capitulation. Les petites sorties seront donc sans utilité, elles ne feront que nous affaiblir, et elles entretiendront la population dans la pensée d'une prolongation de résistance possible, tandis qu'il faut l'habituer peu à peu à la résignation que commande notre douloureuse situation. — L'émotion du général gagne l'auditoire. — Pas d'efforts inutiles, dit en terminant le général, et traitons avec l'ennemi, tandis que nous avons encore la main sur le pommeau de l'épée.

Le colonel C... et divers autres officiers reprennent encore la parole, et confirment leurs précédentes déclarations.

Ce court procès-verbal ne donne qu'une imparfaite idée de la physionomie de cette réunion. La vie de ceux qui parlent ne compte pour rien dans les opinions qu'ils expriment, ils sont prêts à tous les sacrifices. Un souffle patriotique règne dans l'atmosphère' ; mais Ce n'est plus ce patriotisme irréfléchi des premiers jours du. siège. C'est la réalité qui se dresse devant les yeux de chacun, et qui enseigne aux plus résolus le rude devoir de la résignation et du sacrifice. Cette séance a été l'une des plus émouvantes de celles auxquelles j'ai pu assister pendant le siège.

TIRARD.

 

Je pus m'assurer, deux mois après, que plusieurs des personnes qui comme moi avaient assisté à cette réunion en avaient conservé un profond souvenir. Trois officiers supérieurs vinrent me voir, en me la rappelant, lorsqu'après la fatale insurrection du 18 mars, l'armée fut concentrée à Versailles. Un autre me fit parvenir, pour la "déposer sur le bureau de l'Assemblée, une adresse de son régiment, ainsi conçue :

Versailles, 23 mars 1871.

Dans toute autre circonstance, il serait inutile au régiment de protester de. son dévouement au pays. Mais, dans les circonstances si graves, si tristes que nous traversons, il croit devoir hautement affirmer ses résolutions. Il obéira toujours et quand même à la voix de ses chefs et aux décisions de l'Assemblée nationale, c'est-à-dire à la France.

Cette adresse est signée du colonel, du lieutenant-colonel, de 97 officiers et sous-officiers, de 92 caporaux et de 646 soldats. Elle était accompagnée de cette lettre d'envoi :

Monsieur le ministre,

Permettez à l'un des colonels, que vous avez appelés le 22 janvier au ministère de l'instruction publique de vous prouver, par l'adresse ci-jointe, qu'il y a dans l'armée des régiments esclaves de leurs devoirs et tout dévoués à la patrie.

 

Nous restâmes quelque temps encore après que les officiers se furent retirés. Je fis apporter le registre des procès-verbaux de la commission des subsistances. Nous tournâmes et retournâmes ces pages, que nous ne connaissions que trop ; semblables à ceux qui ont fait la veillée près du lit d'un agonisant, et qui, n'ayant plus devant eux qu'un cadavre, et lui mettant la main sur le cœur, écoutent encore si un souffle ne passe pas à travers ses lèvres. Mais tout était fini pour nous, et quand le soir, au ministère de l'intérieur, j'entendis quelques-uns de mes collègues parler de durer et de combattre, je me dis qu'ils luttaient contre l'évidence. Ils le comprirent enfin, et à partir de ce jour on ne délibéra plus que sur les conditions du traité.

 

IV. — LA FIN DU SIÈGE.

 

C'est dans le livre de M. Jules Favre qu'il faudra chercher les détails des conférences qui ont précédé l'armistice. Il faudra lire aussi, sur la partie militaire des conventions, les observations de M. le général Trochu dans sa première pétition à l'Assemblée nationale Pour la vérité et pour la justice.

La négociation dura quatre jours. Une fois résignés à traiter, nous avions tout intérêt à ne pas perdre de temps. M. Jules Favre partit le 23 à cinq heures et demie ; à huit heures, il était au pont de Sèvres. A neuf heures, il arriva à Versailles, et se rendit directement chez M. de Bismark.

Le gouvernement, dans les séances qui précédèrent immédiatement son départ, s'occupa de se rendre compte à lui-même, très-exactement, de la situation de Paris, et de régler à l'avance, autant qu'on pouvait le faire par prévision, la conduite- à tenir dans les conférences qui allaient s'ouvrir.

M. Clément Thomas, M. Vinoy et M. Cresson, qui tiraient leurs renseignements de sources diverses, nous tenaient bien au courant des mouvements de l'esprit public. La journée du 22 avait épuisé les forces de l'insurrection. Elle ne désarmait pas, elle s'ajournait. Cette place de l'Hôtel de Ville, où le sang avait coulé, resta pendant quelques jours presque déserte. Trois cents officiers de la garde nationale qui s'y attroupèrent le 27, en criant à la trahison, n'avaient recruté personne sur leur passage. Le secrétaire général de la préfecture, M. Mahias, les reçut avec fermeté, et ils disparurent. Tel était l'état de la rue.

Dans la séance qui fut tenue au ministère de l'intérieur, le 23, à 10 heures du soir, on mit au clair la question des subsistances.

Je fis connaître qu'il nous restait 20.000 chevaux ; que tous les médecins consultés étaient d'avis qu'on ne pouvait pas vivre uniquement avec de la viande, que cependant, si on était réduit à cette extrémité, la consommation de Paris, au lieu de 650 chevaux par jour, en exigerait au moins 3.000.

M. Magnin dit qu'il lui restait 16.000 quintaux métriques de blé ; 9.000 quintaux métriques de riz ; 23.000 quintaux métriques d'avoine ; 53.000 quintaux métriques de graines de toute espèce. Biais l'avoine ne pouvant se moudre seule, une certaine quantité serait perdue. Avec ces ressources, il ferait cinq jours de farine. Il y avait désormais peu de chose à attendre des perquisitions. Si la guerre pouvait lui donner un peu de blé pour utiliser son avoine, il irait jusqu'au 4 février. M. le général Le Flô répondit qu'il ne pourrait donner de blé que pour quatre jours ; et comme M. Magnin insistait, le général ajouta avec une certaine vivacité, qu'il ne pouvait se dessaisir à l'avance de sa réserve en blé et en farine ; qu'il voulait pouvoir assurer six jours de vivres à ses troupes, pour le cas où les Prussiens nous obligeraient à une dernière sortie.

MM. Picard, Jules Ferry, Magnin indiquèrent les procédés qu'on pouvait employer pour faire rentrer dans les dépôts de l'administration ce qui restait de farine entre les mains de 200 boulangers, dont M. Ferry avait la liste ; un membre fit remarquer que nous pouvions remplacer le pain pendant deux jours par des farineux. Je retrouve ces détails sur mes notes, et je les donne tels quels, parce qu'ils peignent la situation d'une façon saisissante.

M. Magnin nous parla de ce qu'il avait fait pour le ravitaillement. Il donna le chiffre des approvisionnements rassemblés par M. Dumoustier, et fit connaître les ordres qu'il avait expédiés pour les compléter. Il nous mit au courant de ses conférences avec les directeurs des cinq compagnies de chemins de fer, et des rapports qu'il recevait sur la condition de la batellerie. Si les chemins de fer étaient hors de service pour longtemps, la Seine nous offrirait une voie lente, mais sûre.

Cette matière épuisée, M. Jules Ferry rendit compte de la réunion des maires et des adjoints, qui avait eu lieu dans la journée sous sa présidence. M. Desmarest, entré depuis quelque temps dans la commission des subsistances, les avait mis au courant de tout. Ils virent que nous ne comptions plus par semaines, mais par jours ; et que si des jours qui nous restaient on défalquait le temps nécessaire pour le ravitaillement, nous en étions presque réduits à compter par heures. M. Tirard avait ensuite donné lecture du procès-verbal de la réunion des colonels au ministère de l'instruction publique. A la suite de ces communications, il avait été décidé, dans la réunion, d'un avis unanime, qu'un nouvel effort était impossible, qu'il fallait sans délai ouvrir les négociations, et révéler la situation au public, avec une complète exactitude.

Le gouvernement partageait cet avis ; et cependant, il se disait qu'il restait peut-être quelques doutes dans l'esprit des généraux prussiens sur l'état de nos approvisionnements ; que ce n'était pas notre rôle de lever cette incertitude par un document officiel ; que tout au moins, il était nécessaire d'avoir pris langue avec M. de Bismark avant d'en venir à la constatation de notre absolu dénuement.

En général, un négociateur n'a de difficultés à craindre que de l'étranger : tous lès vœux de ses concitoyens l'accompagnent. La situation de M. Jules Favre avait ceci d'étrange et de redoutable qu'il devait à la fois lutter contre les exigences de l'ennemi, et ménager les passions de Paris et celles de la nation.

Il fut convenu qu'il ne se présenterait pas en vaincu. Il ne cacherait pas le désir qu'avait le gouvernement de traiter ; mais il avait le droit de déclarer, sans blesser la vérité, que la population voulait combattre.

On ne recommença pas les discussions qui avaient rempli tant de séances sur le choix du négociateur. Il ne pouvait être question des maires. Après avoir refusé de les associer au gouvernement, il n'était ni équitable ni possible de les charger de la capitulation. La même raison écartait le général Trochu. On lui avait ôté le commandement ; il n'était resté membre et président du conseil que sur nos instantes prières. Son successeur, le général Vinoy, était un général, et n'était pas un homme politique. S'il prenait un. rôle politique, aussitôt il redevenait le sénateur de l'Empire et ne pouvait pas nous représenter ; s'il n'était que le général en chef, il l'était seulement depuis la veille. Et comment le général en chef, qui n'était que cela, aurait-il entamé la négociation ? Paris n'était pas seulement une forteresse ; c'était la capitale. Derrière le général, il y avait un gouvernement. Il pouvait entrer dans la politique de M. de Bismark de ne pas reconnaître ce gouvernement, mais non pas de recevoir notre délégué sous un caractère fictif, et de se prêter à une dissimulation qui nous permettrait de reprendre la direction de la guerre après avoir usé des avantages de la soumission. Nous avions souvent exprimé le désir de faire élire au dernier moment des négociateurs, soit à titre de députés de Paris, ou de municipalité, ou de commission spéciale ; mais cette espérance, qui, de loin, nous paraissait réalisable, n'était qu'une pure chimère pour des gens aux prises avec la réalité. On ne trouverait ni électeurs, ni candidats. Si, à toute force, on aboutissait à une élection, les élus seraient la Commune de Paris. Quand même ils auraient le mandat impératif de traiter — et ils auraient probablement le mandat impératif contraire —, nous n'en aurions pas moins le malheur d'avoir enfin créé la Commune de nos propres mains, après une résistance si longue. La conséquence était que le gouvernement devait traiter, et qu'il n'y avait de négociateur possible que M. Jules Favre. Ainsi le voulaient la logique, la fatalité des événements, l'intérêt de la ville et du pays.

M. Jules Favre traiterait de la reddition de Paris ; mais était-il autorisé à traiter en même temps d'autre chose ? Pouvait-il conclure la paix, ou devait-il se borner à un armistice ? Et s'il concluait un armistice, était-ce pour Paris seulement, ou pour la France ? Nous n'avions pas qualité pour conclure la paix : il fallait pour cela une Assemblée ; mais nous n'étions pas les maîtres de limiter la mission de M. Jules Favre à la reddition de Paris. D'un côté, il paraissait certain que l'ennemi n'y consentirait pas, et de l'autre, puisque nous avions indispensablement besoin de provoquer une Assemblée, nous ne pouvions nous dispenser de demander une suspension d'armes pour toute la France. Nous avions ardemment désiré cette conclusion le 31 octobre ; elle était maintenant plus nécessaire que jamais. M. Jules Favre eut ordre de mettre cet intérêt au-dessus de tous les autres.

Cette résolution fut arrêtée après un long débat. Au début, on avait posé la question ainsi : l'armistice sera-t-il seulement pour Paris et l'armée de Paris, ou s'étendra-t-il à toute la France ? Ce premier point fut très-controversé. Avant tout, le gouvernement désirait laisser la France maîtresse d'elle-même après la capitulation de Paris. A un moment toutes les voix se réunirent pour déclarer qu'on ne traiterait que pour Paris, sans engager ni le pays, ni même la Délégation. Aussitôt on se demanda ce qu'on ferait si l'ennemi refusait cette condition. Plutôt que d'y renoncer, devions-nous livrer Paris, purement et simplement ? Il fut reconnu que cela était impossible ; qu'on demanderait d'abord à localiser l'armistice, et que si l'ennemi se montrait récalcitrant, on céderait. De là, On vint à chercher s'il était bien sûr que le pays eût intérêt à localiser l'armistice, La convention ainsi restreinte donnait à cette grosse armée qui nous entourait la liberté de se porter contre les armées françaises encore debout dans les départements, et qui, déjà accablées par notre défaite, seraient hors d'état de lutter contre de nouveaux ennemis. En outre, il fallait une Assemblée. Nous avions toujours repoussé la chimère d'une Assemblée nommée en pleine guerre, pendant que tous les hommes valides étaient au combat, et que la moitié des départements étaient envahis. Cette Assemblée d'une moitié de la nation, en supposant qu'on fût parvenu à la réunir, n'aurait pu stipuler pour la France. Ni l'ennemi, ni les départements qu'il tenait sous son empire, n'auraient accepté les décisions d'un fantôme de représentation nationale. Cette considération détermina les généraux et le conseil tout entier à désirer un armistice général.

On parla alors des conditions. Consentirions-nous au désarmement de l'armée ? à celui de la garde nationale ? au paiement d'une indemnité de guerre ? à l'occupation de Paris par l'armée allemande ? On discuta longuement sur toutes ces questions sans parvenir à se mettre d'accord ; et le président remarqua avec beaucoup de bon sens que nous nous échauffions sur des hypothèses purement gratuites, et qu'il était plus sage d'attendre les conditions que proposerait l'ennemi.

M. Jules Favre, en arrivant à Versailles, se heurta d'abord contre une difficulté très-inattendue. Vous venez trop tard, lui dit à brûle-pourpoint M. de Bismark. Nous avons traité avec votre empereur. Il modifia cette première déclaration quelques instants après, et se borna à dire qu'il ne pouvait traiter avec nous, parce que nous n'étions pas un pouvoir régulier, et qu'il était en pourparlers avec des impérialistes pour rappeler le Corps législatif dispersé le 4 septembre, et conclure la paix avec lui.

Exposer à M. de Bismark que le Corps législatif n'était à aucun degré la représentation nationale, et que les candidatures officielles n'avaient été qu'une odieuse parodie des élections, eût été peine perdue. Lui dire que la révolution du 4 septembre n'était l'œuvre ni de Paris, ni d'un parti, mais de toute la France ; que personne n'avait défendu l'Empire, que l'Empire lui-même avait accepté sa déchéance, que le Corps législatif s'était déclaré prêt, quoique trop tard, à la proclamer, et que le pays avait été unanime pour la ratifier, c'eût été lui parler un langage qu'il comprenait sans doute, mais qu'il eût été obligé de paraître ne pas comprendre. M. Jules Favre eut recours à un argument de fait. Il dit à M. de Bismark que-personne en France ne reconnaîtrait cette autorité et ne se soumettrait au gouvernement qu'elle essaierait de rétablir.

M. de Bismark était trop éclairé pour ne pas le savoir ; mais il avait un rôle à jouer avant d'en venir à la discussion sérieuse. A la déclaration de M Jules Favre, que la France n'accepterait pas l'Empire, que le retour de l'Empereur serait le signal d'une guerre civile, il répondit carrément que la guerre civile nous achèverait, que nous rendrions ainsi à l'Allemagne le service de la débarrasser de nous par nos propres mains ; puis, changeant de caractère, il dit que Bonaparte régnerait malgré nous, parce que la Prusse laisserait en France une armée d'occupation pour le soutenir. Je vous ai, à Ferrières, exposé sincèrement mon opinion sur votre empereur. Je n'ai aucune disposition à lui être favorable. Mais si je puis m'en servir pour conclure une paix avantageuse à l'Allemagne, je n'y manquerai pas. Nous espérions qu'à Sedan il aurait consenti à traiter. C'était son devoir. Il a préféré réserver son intérêt personnel de souverain. La France expie cruellement cet égoïsme. Nous en avons aussi beaucoup souffert. S'il veut en réparer dans la mesure du possible les résultats funestes, nous sommes prêts à nous mettre d'accord avec lui. Vous m'avez objecté la répulsion de vos compatriotes. Elle est moins prononcée que vous ne le supposez. D'ailleurs elle céderait devant nos armes, et les prisonniers venus de Metz nous donneraient près de cent mille hommes d'excellentes troupes entièrement acquis à la cause impériale.

M. de Bismark ne pouvait croire lui-même qu'un gouvernement, qui venait d'infliger à son pays la plus grande honte et le plus grand désastre dont notre, histoire garde le souvenir, pourrait renaître par la vertu des baïonnettes prussiennes. Ce projet, s'il traversa réellement l'esprit du vainqueur, est une dernière flétrissure pour le régime impérial. Napoléon, ramené dans ces conditions, n'aurait été qu'un commissaire prussien. Les cent mille hommes de l'armée de Bazaine avaient pu, avant Frœschwiller, avant Sedan, être dévoués à l'Empire. Il était naturel à un ennemi de l'affirmer. Mais les troupes régulières que nous avions vues à Paris depuis cinq mois nous autorisaient à croire que, si ce dévouement avait existé, les derniers événements en avaient supprimé jusqu'aux moindres traces. Nous étions mal renseignés sur ce qui se passait au delà de nos murs. Cependant M. de Chaudordy avait écrit à M. Jules Favre, dans une de ses dernières lettres : Paris fait l'admiration du monde, et ce que nous écrivent nos officiers prisonniers en Allemagne est très-touchant. Ne craignez rien de leur impérialisme. Quoi qu'on en ait pu dire, il est mort à Sedan, et votre résistance l'a effacé à jamais. Malgré ces motifs de sécurité, M. Jules Favre frémissait d'indignation en entendant M. de Bismark parler de cette résurrection de l'Empire, de cette armée française marchant contre la patrie, côte à côte avec l'armée prussienne. Ce n'était certainement ni un présage ni même une menace, mais c'était une cruelle injure.

Cette conversation avait lieu pendant la nuit. M. Jules Favre revit M. de Bismark le lendemain à une heure. Il paraît que dans le conseil tenu le matin, l'empereur d'Allemagne avait manifesté la crainte qu'un traité conclu avec nous n'eût pas de valeur. On avait remis sur le tapis la restauration de Napoléon. La durée de son règne, ainsi rétabli par la force, n'inspirait aucune confiance. La cour ne songeait à cet expédient que pour éviter de traiter avec des républicains. Elle se demandait d'ailleurs si M. Gambetta reconnaîtrait des stipulations faites sans lui. M. de Bismark laissa entendre quelque chose de tout cela à M. Jules Favre en le revoyant. Il était clair cependant que l'empereur Napoléon et les délégués de l'ancienne majorité qui négociaient pour lui et trafiquaient de la France à l'insu de la France, après l'avoir gouvernée malgré elle, et jetée, malgré ses vœux ardents pour la paix, dans cette guerre fatale, avaient été écartés.

Enfin, après toutes ces broussailles, M. de Bismark, qui, au fond, voulait traiter, commença à s'ouvrir sur les conditions de la Prusse. Il acceptait un armistice de quinze jours étendu à toute la France, avec faculté de prolongement, des élections absolument libres et la réunion de l'Assemblée à Bourges. Les Allemands occuperaient Paris. Le roi et le parti militaire y tiennent, disait M. de Bismark. C'est la récompense de notre armée. Quand, rentré chez moi, je rencontrerai un pauvre diable mai-chant sur une seule jambe, il me dira : La jambe que j'ai laissée sous les murs de Paris me donnait le droit de compléter ma conquête ; c'est ce diplomate, qui a tous ses membres, qui m'en a empêché. Les Allemands occuperaient aussi les forts. Les membres du gouvernement et les maires de Paris y entreraient les premiers, pour bien montrer qu'ils n'étaient pas minés. Les canons seraient descendus dans les fossés, l'artillerie de campagne livrée, avec les fusils et les munitions ; l'armée serait prisonnière de guerre ; on ne l'emmènerait probablement pas en Allemagne, vu l'encombrement ; on désarmerait la garde nationale ; enfin, Paris paierait une contribution d'un milliard. Telles furent les premières propositions.

Et comme M. Jules Favre disait que. Paris voulait combattre jusqu'à la mort, que le général Trochu avait été obligé de renoncer au commandement parce qu'il refusait de livrer immédiatement une nouvelle bataille, que la sanglante émeute du 22 janvier n'avait pas eu d'autre prétexte que l'intention de traiter attribuée au gouvernement par les chefs de l'insurrection ; que lui-même, M. Jules Favre, avait été obligé de prendre un chemin détourné pour se rendre à Versailles, parce qu'en suivant la route ordinaire, il courait risque d'être arrêté et peut-être massacré, M. de Bismark lui répondit que la résolution d'en finir au besoin par des voies violentes n'était pas moindre de son côté, et que, le lendemain de la rupture, on redoublerait le bombardement, qui deviendrait absolument intolérable.

M. Jules Favre, intérieurement décidé à ne signer aucune convention qui ne permettrait pas la convocation immédiate d'une Assemblée librement élue, et à ne faire aucune concession sur l'entrée des Prussiens à Paris, ni sur le désarmement de la garde nationale, soutint la discussion avec une fermeté et une habileté qui forcèrent M. de Bismark à se relâcher sur-le-champ de quelques-unes de ses prétentions les plus dures. Dans la seconde conférence, il accepta une durée de trois semaines pour l'armistice (M. Jules Favre avait insisté pour un mois), et renonça à l'occupation de Paris, au moins pendant la durée de l'armistice, car il ne voulut rien promettre pour plus tard. Le roi et M. de Moltke s'étaient montrés pendant plusieurs heures intraitables sur ce point ; mais M. Jules Favre menaçait de se retirer, et M. de Bismark, qui voyait les dangers de l'occupation pour l'armée prussienne, contribua probablement à arracher le consentement du roi. M. Jules Favre apprit aussi qu'on renonçait définitivement à emmener l'armée en Allemagne ; pour cela, il s'y attendait. L'Allemagne était déjà embarrassée, et peut-être inquiète du nombre de ses prisonniers. M. de Bismark, ou plutôt M. de Moltke, de qui venaient toutes les mesures de rigueur, voulait que l'armée restât dans le département de la Seine, mais comme prisonnière des Allemands ; après discussion, il consentit à un simple internement pendant la durée de l'armistice, avec stipulation expresse qu'elle se rendrait prisonnière si les hostilités recommençaient. Il reconnut que. Paris s'était grandement honoré par l'énergie de sa résistance, et se montra disposé à lui en tenir quelque compte.

Ce fut sur ces bases que s'établit la discussion au sein du gouvernement, lorsque M. Jules Favre les eut communiquées à ses collègues dans la séance de nuit du 24. La discussion qui dura toute la nuit et se prolongea le lendemain et le surlendemain, roula particulièrement sur ces trois points : la garde nationale, l'armée, le milliard.

Nous regardions le désarmement de la garde nationale comme une opération très-humiliante et très-dangereuse. C'était la consécration de la défaite sous sa forme la plus blessante ; quelque chose comme un affront. Nous sentions que la population en ferait ulcérée ; et, en dehors même de l'orgueil national, qui se révoltait en nous, l'opération nous paraissait d'une difficulté extrême, presque insoluble. Par qui serait-elle exécutée ? Par nous ou par les Prussiens ? Dans les deux cas, il fallait s'attendre à des luttes dont les conséquences pourraient être de la dernière gravité. On supplia M. Jules Favre d'insister sur ce point, de ne céder qu'à la dernière extrémité. Il y mit tout son cœur. Le gouvernement fut à la fois surpris et charmé en apprenant qu'il avait réussi. Dans la discussion, M. de Bismark avait été jusqu'à lui dire : Je me chargerai du désarmement, et j'en viendrai à bout par un procédé très-simple : je ne donnerai une bouchée de pain qu'en échange d'un fusil.

On a dit, depuis, que la Prusse, en accordant cette clause, savait bien ce qu'elle faisait et que le gouvernement républicain, en insistant pour l'obtenir, avait manqué de prévoyance ; que si la garde nationale avait été désarmée, l'insurrection du 18 mars aurait été impossible.

On croirait presque, en lisant la déposition de M. le général Trochu devant la commission d'enquête, que certains membres de la commission regrettaient qu'on n'eût pas laissé désarmer la garde nationale par les Prussiens.

UN MEMBRE. Étant données l'opinion et la puissance des éléments démagogiques pendant le siège de Paris, et l'esprit de la garde nationale depuis le 31 octobre, quelle était la pensée du gouvernement sur la nécessité de demander à M. de Bismark le maintien de l'armement de la garde nationale dans Paris quand on a négocié l'armistice ?

M. LE GÉNÉRAL TROCHU. Mon opinion est très-arrêtée sur ce point. C'est tout simplement qu'il était absolument impossible de faire autrement. Sachez que les 250.000 hommes de garde nationale, bons ou mauvais, que nous avions dans Paris, ne pouvaient être désarmés que par les Prussiens entrant dans Paris !

UN MEMBRE. Pourquoi ne pas les avoir laissés faire ?

Un autre membre dit un peu plus loin, comme s'il exprimait un gros grief : On prétend que M. Jules Favre a insisté pour que la garde nationale ne fût pas désarmée.

Oui certes, il l'a fait. Pas un de nous n'y aurait manqué. Les gens de cœur se refuseront toujours à comprendre un gouvernement réduit à traiter, venant dire au vainqueur : Désarmez-nous bien, parce que nous ferions mauvais usage des armes qui nous seraient laissées.

Entre toutes les ruines de ces dernières années, il en est une moins apparente que la ruine matérielle, et qui serait plus funeste si on ne se hâtait d'y porter remède : c'est la ruine morale. On dirait, à entendre certains raisonnements, que nous avons perdu le sens de l'honneur. Il sied bien à ceux qui auraient voulu brasser promptement la paix après Sedan, et peut-être même reprendre le joug de l'Empire, de regretter que la population de Paris ait gardé ses armes après la capitulation ! Le caractère national serait entièrement détruit, et la France ne serait plus la France, si ce sentiment était un peu général. On a toujours cru, et il faut souhaiter qu'on croie toujours dans notre pays, qu'un vaincu qui garde ses armes garde son honneur.

Toute question d'honneur mise à part, pouvait-on, le 24 janvier, prévoir le 18 mars ? On pouvait prévoir, presque à coup sûr, une émeute, surtout si l'Assemblée qui allait être convoquée n'acceptait pas franchement et résolument la République ; mais une émeute d'un jour comme le 31 octobre ou le 22 janvier, ou de trois jours, comme en juin 1848. Personne ne pouvait croire que la Commune s'établirait dans Paris et qu'elle y durerait plusieurs semaines. On ne le croyait pas le 17 mars. Au point de vue de l'ordre, la garde nationale était composée de bons et de mauvais éléments. Le général Trochu s'était opposé résolument, le 31 octobre, à ce qu'on fît marcher la troupe contre la garde nationale. Il avait opposé uniquement la population à la population. Après le premier moment d'engourdissement et de surprise, les bons bataillons étaient accourus, en quel nombre, on s'en souvient encore. L'armée de l'insurrection était si peu de chose qu'elle ne put songer un instant à engager la lutte. Comment la proportion se trouva-t-elle si profondément modifiée quatre mois après ? Cela tient à beaucoup de causes, qui n'étaient pas nées le 24 janvier, et qu'aucun jugement humain ne pouvait prévoir.

La plus frappante, c'est que les habitants, une fois le siège levé, avaient couru où les appelaient les affaires, où se trouvaient les familles ; que les départs avaient eu lieu par centaines de mille ; que par suite la garde nationale était énormément diminuée, profondément modifiée ; qu'elle était désormais composée en forte majorité, de ceux qui ne pouvaient pas se déplacer aisément, ou qui n'avaient pour toute ressource que leur solde de un franc cinquante centimes. A la date du 18 mars ; il n'y avait plus les mêmes raisons qu'au 31 octobre pour ne pas employer l'armée à combattre l'émeute. Pourquoi ne l'a-t-on pas fait ? Parce que l'armée, à ce moment, était atteinte de la même maladie que la garde nationale. On l'enleva, non sans peine, du foyer de la contagion ; on la mit en traitement à Versailles, et quand elle fut guérie, elle prit Paris, que les Prussiens n'avaient pas pu prendre. Si on avait occupé les forts avec des régiments dévoués et disciplinés, mis la main sur l'artillerie, au lieu de la laisser prendre par les amis de Flourens, et organisé la garde nationale en chassant de ses rangs les étrangers et les repris de justice, l'émeute du 18 mars n'aurait pas duré jusqu'au lendemain. Le pouvait-on ? C'est une autre affaire. Les fusils ne jouèrent pas même le second rôle dans tout cela, et même après ce lamentable événement, les patriotes doivent s'applaudir qu'on ne les ait pas donnés aux Prussiens.

L'armée ne donnait pas moins de souci au gouvernement que la population civile. M. de Bismark voulait interner les officiers à Saint-Denis et séparer les soldats en deux corps, dont l'un serait baraqué à Saint-Maur et l'autre dans la plaine de Gennevilliers. Cet arrangement paraissait à peine praticable. La situation des officiers à Saint-Denis aurait été très-pénible. M. de Bismark craignait qu'en restant avec leurs soldats, ils ne leur inspirassent des idées de haine et de revanche ; ces idées-là viennent aux soldats comme aux officiers sans qu'on les leur donne. Ces deux immenses agglomérations d'hommes sans armes, sans travail et sans chefs, ne pouvaient qu'engendrer toutes sortes de maladies physiques et morales, Il n'était certainement pas sans inconvénients de garder les soldats à Paris, dans l'oisiveté, et de les mettre ainsi en rapports continuels, non pas avec les véritables ouvriers, avec les ouvriers qui travaillent, et dont l'influence morale n'est jamais à craindre, mais avec cette partie de la population qui ne fréquente pas les ateliers et qu'on appelle malgré cela, par un singulier abus de langage, les ouvriers. On pouvait aisément prévoir que la discipline en souffrirait. Entre deux maux il fallait choisir le moindre. On insista surtout pour que les soldats ne fussent pas séparés de leurs officiers. M. Jules Favre obtint gain de cause sur toutes ces questions. L'armée resta à Paris ; les officiers restèrent à leur poste ; ils conservèrent leurs épées. M. Jules Favre représenta qu'ils y avaient droit, conformément à tous les usages de la guerre, par la bravoure qu'ils avaient déployée. Il fut plus difficile de sauver les drapeaux ; on y parvint cependant. Les armes de la troupe, des mobiles et des bataillons démarche furent déposées dans des magasins, à la disposition du ministre de la guerre, qui en opéra ensuite la livraison. Jamais garnison n'avait obtenu des conditions aussi honorables.

On avait pensé un moment, à Versailles, à mettre des sentinelles prussiennes aux portes de Paris. M. Jules Favre en montra le danger. On se borna à établir que la circulation aurait lieu au moyen de sauf-conduits signés par les autorités françaises et allemandes.

La difficulté était grande de maintenir l'ordre dans Paris, où le gouvernement, déjà très-décrié, perdrait immédiatement toute autorité morale par suite de la capitulation. Les soldats désarmés et oisifs, devenant ainsi du jour au lendemain un danger au lieu d'être une protection ; la population, déshabituée du travail pendant le siège, n'en trouvant plus d'ailleurs, à cause de la cessation des affaires et de la fermeture des ateliers ; la colère aveugle et répandue dans toutes les classes, non pas tant contre les Prussiens que contre le gouvernement qui leur livrait Paris, disait-on, quand il avait encore des vivres pour plusieurs semaines ; la disette trop réelle, au contraire, et qui, par le moindre accident, pouvait devenir la famine ; l'agitation que les élections allaient produire à coup sûr, car les partis ne manqueraient pas, avec leur sagesse accoutumée, de mettre en avant les noms les plus provocants : tout cet ensemble n'était pas fait pour inspirer la sécurité. Quand M. Jules Favre en fit le tableau à Versailles, M. de Bismark, qui avait peine à se persuader l'effondrement absolu de toutes les institutions de l'Empire, parla des soixante bataillons de la garde nationale, si soigneusement triés sur le volet par la police impériale, ïl fallut lui expliquer que l'armement général, en faisant rentrer tous les citoyens dans les cadres, avait effacé le caractère de ces bataillons, qui depuis longtemps ne différaient plus de tous les autres ; que d'ailleurs, parmi les rédacteurs des journaux révolutionnaires et les orateurs de clubs, dans l'état major de Flourens et de Blanqui, dans le personnel des manifestations et des émeutes, on comptait, en assez grand nombre, d'anciens serviteurs de l'Empire, connus autrefois par l'exaltation de leur dévouement, et jusqu'à des agents de la police de M. Piétri. Le gouvernement demanda que trois divisions de l'armée conservassent leurs armes afin de pourvoir à la sûreté publique. Ce fut une des négociations les plus difficiles. M. de Moltke intervint sur-le-champ et opposa un refus formel. Quand il comprit que le roi et M. de Bismark allaient céder, il demanda comme compensation le désarmement d'un nombre égal de gardes nationaux. Enfin l'obstination de M. Jules Favre et les évidentes nécessités de l'ordre l'emportèrent. Nous obtînmes de conserver une division armée, avec ses canons de campagne, et le droit d'y joindre la gendarmerie et les forces de police, ce qui formait en tout un effectif de seize à dix-huit mille hommes.

La demande d'un milliard d'indemnité effrayait beaucoup le gouvernement, parce que M. Picard déclarait que nous n'avions pas le moyen de fournir cette grosse somme. D'après ses indications, on dit à M. Jules Favre qu'il pouvait consentir à cinq cents millions, mais à la dernière extrémité. M. de Bismark insistait pour un milliard par des arguments analogues à ceux du moyen âge, où la rançon était proportionnée à l'importance du prisonnier, de telle sorte qu'on tenait pour une offense la demande d'une rançon trop modeste. M. Jules Favre objecta que nous avions vécu sur nos réserves pendant cinq mois. Il offrit cent millions et transigea à deux cents.

Il restait à conclure les stipulations militaires. M. de Moltke, comme major général de l'armée allemande, devait prendre part aux conférences qui auraient ces stipulations pour objet, et la charge d'y représenter les intérêts de l'armée française incombait à M. de Valdan, chef d'état-major général de M. Vinoy, commandant en chef. M. de Valdan n'était que général de brigade. Par respect pour le rang élevé de M. de Moltke, on chercha un négociateur dans les premiers rangs de notre armée. M. Trochu proposa le général de division Callier, qui venait de s'honorer pendant le siège au secteur de Belleville par des services considérables, et qui, dans sa carrière, avait rempli avec distinction plusieurs missions diplomatiques ; mais le général Callier objecta qu'il était plus que jamais nécessaire à Belleville, dans un moment où la population qui l'entourait était fort à craindre, et que, si l'on apprenait qu'il se mêlait de la négociation, il perdrait à l'instant toute son autorité. Cette raison parut péremptoire. Le général Callier indiqua le général de Beaufort d'Hautpoul comme réunissant toutes les qualités requises pour remplir la mission difficile qu'il était contraint de décliner ; M. de Beaufort y consentit d'abord, à la prière du général Trochu. Il accompagna une fois M. Jules Favre à Versailles, et M. de Valdan, après cette première conférence, reprit Une fonction qui lui appartenait, en quelque sorte ; de droit, et dont il s'acquitta avec autant d'habileté que de dévouement et de courage.

Le tracé des zones pour la durée de l'armistice eut lieu dans ces conférences. On réserva formellement de l'armistice Belfort et les trois départements de l'Est, occupés alors par l'armée de Bourbaki. Malgré cette réserve, et dans la journée même où elle avait, été convenue, M. Jules Favre et M. de Bismark rédigèrent de concert un résumé de la convention, prescrivant d'une manière générale la suspension des hostilités et ne comportant aucune restriction pour aucune armée. Ce résumé fut contre-signé par M. de Bismark et transmis par son entremise à la Délégation de Tours. On a beaucoup discuté sur cette exception de Belfort, et sur la contradiction entre le texte de la convention et celui de la dépêche. M. le général Trochu, dans son livre Pour la vérité et pour la justice, déclare formellement qu'il aurait agi comme M. Jules Favre.

J'aurais agi comme M. Favre et son collaborateur militaire, dit-il, me réservant jusqu'à nouvelles françaises — que M. de Bismark se chargeait de faire arriver — de prononcer sur la reddition de Belfort et de régler l'armistice pour l'armée de l'Est. Et la preuve que j'aurais été de cet avis, c'est que je ne fis aucune objection — personne n'en fit — quand M. Jules Favre nous apporta, signé, le 28 dans la nuit, l'instrument de la convention qui laissait en dehors de l'armistice les trois départements et les troupes de l'Est.

Mais cette disposition de la convention d'armistice impliquait-elle qu'on pourrait se battre encore, soit dans l'esprit du négociateur prussien, soit dans l'esprit du négociateur français qui signèrent ensuite et expédièrent l'avis de la suspension des hostilités pour toutes les armées ? C'est impossible, non pas seulement à cause de cet avis, qui est décisif, mais par la nature même et le but des négociations qui venaient d'aboutir. M. de Bismark, qui connaissait, lui, la vérité sur l'état désespéré de Belfort et de l'armée de l'Est, et qui l'avait dite dès le 26 janvier — Belfort ne tient plus, et vos troupes, coupées par deux armées, n'ont plus de refuge qu'en Suisse —, savait bien qu'il n'avait plus rien à craindre de ce côté-là. Il insistait pour avoir Belfort et en faisait une condition d'armistice pour l'Est... Le négociateur français était dans le doute, dans la défiance. Il n'a pas voulu se prononcer avant d'avoir un avis de Belfort ou du général Bourbaki.

Quoi de plus naturel, de plus conforme aux indications de la situation telle que l'on pouvait l'apercevoir, puisque par M. de Bismark transmettant à Bordeaux, le télégramme Favre, les hostilités étaient suspendues pour tout le monde ?

M, le général Trochu allègue, en outre, comme preuve de la résolution où on était d'arrêter les hostilités entre toutes les armées, la dépêche du roi Guillaume à la reine, datée du 29 janvier, où, après avoir résumé les conventions, il écrit cette phrase : Les armées en rase campagne conserveront leurs positions respectives qui seront séparées par une ligne de démarcation.

Y a-t-il là, continue le général, une seule exception pour une seule armée ? Le roi de Prusse, dans cette communication privée, dont le caractère d'épanchement est si frappant, ne considérait-il pas l'effusion du sang comme arrêtée partout ? Ainsi non-seulement le 28 au matin à Versailles, et le soir à Paris, Français et Prussiens regardaient la bataille comme terminée sur toute la ligne, mais le lendemain à la cour de Prusse on était dans la même conviction et on l'exprimait publiquement.

Mais alors pourquoi les Prussiens ont-ils attaqué les Français dans l'Est ? C'était à eux évidemment, qui ont bénéficié, comme ils l'ont voulu, de l'incertitude et de l'équivoque, non à M. Jules Favre, au général Trochu et au gouvernement de la Défense, que la commission devait demander compte.

 

Ainsi M. de Bismark refusait d'étendre l'armistice aux territoires et aux troupes de l'Est si on ne consentait pas à la reddition immédiate de Bel fort ; M. Jules Favre ne voulait pas livrer Belfort avant d'avoir l'avis de M. Bourbaki ; malgré cette exception, M. Jules Favre et M. de Bismark annonçaient dans une dépêche concertée qu'on ne se battrait plus : l'empereur Guillaume le répétait le lendemain dans un télégramme à l'impératrice. Le gouvernement croyait de si bonne foi à la suspension générale des hostilités sur tous les points que, quand on apprit le 31 janvier, que M. de Bismark prétendait laisser Garibaldi et son monde en dehors de la convention, le conseil d'une commune voix, et le général tout le premier, déclarèrent qu'ils ne pouvaient pas y consentir. Comment ! s'écria le général, il se peut donc qu'à l'heure qu'il est, on puisse et veuille attaquer un groupe de l'armée de l'Est ? Qu'il soit garibaldien ou non, c'est le drapeau français, et cette communication imprévue me semble aussi menaçante pour l'ensemble que pour le groupe. C'est là une situation intolérable, une responsabilité que nous ne pouvons pas supporter. Je demande que M. Jules Favre parte immédiatement pour Versailles et somme la Prusse de s'expliquer. Et M. Jules Favre partit.

Du reste, l'armistice ne s'appliquait aux armées de province que trois jours après la signature de la convention, c'est-à-dire à partir du 1er février ; et dès le 30 janvier, l'armée de l'Est avait été contrainte de se jeter en Suisse. Le traité du 28 janvier a donc été sans influence sur son sort.

L'armistice ne fut signé que le 28 ; mais le feu entre Paris et l'armée prussienne fut suspendu le 26 janvier à minuit. Ce jour-là, M. de Bismark, ayant accompagné M. Jules Favre à sa voiture, au moment où il repartait pour Paris, lui dit vivement : Je ne crois pas qu'au point où nous en sommes une rupture soit possible ; si vous y consentez, nous ferons cesser le feu ce soir. — Je vous l'aurais demandé dès hier, répondit M. Jules Favre profondément ému ; ayant le malheur de représenter Paris vaincu, je ne voulais pas solliciter une faveur. J'accepte de grand cœur ce que vous m'offrez, c'est la première consolation que j'éprouve dans notre infortune. — Eh bien, reprit M. de Bismark, il est entendu que nous donnerons réciproquement des ordres pour que le feu cesse à minuit. Veillez à ce que les vôtres soient strictement exécutés. M. Jules Favre demanda seulement que le dernier coup de canon fût tiré par nous.

A minuit moins un quart, dit-il, j'étais sur le balcon de pierre de l'hôtel des affaires étrangères qui domine la Seine. L'artillerie de nos forts et celle de l'armée allemande faisaient entendre leurs formidables détonations. Minuit sonna. Une dernière explosion éclata, répétée dans le lointain par un écho qui s'affaiblit et s'éteignit, puis tout entra dans le silence. C'était le premier repos depuis de longues semaines, et le premier symptôme de paix depuis le commencement de la guerre insensée dans laquelle nous avaient jetés l'infatuation d'un despote et la criminelle servilité de ses courtisans.

Le lendemain 27, le Journal officiel contenait les lignes suivantes :

Tant que le gouvernement a pu compter sur l'arrivée d'une armée de secours, il était de son devoir de ne rien négliger pour prolonger la défense de Paris.

En ce moment, quoique nos armées soient encore debout, les chances de la guerre les ont refoulées, l'une sous les murs de Lille, l'autre au delà de Laval ; la troisième opère sur les frontières de l'Est. Nous avons dès lors perdu tout espoir qu'elles puissent se rapprocher de nous, et l'état de nos subsistances ne nous permet plus d'attendre.

Dans cette situation, le gouvernement avait le devoir absolu de négocier. Les négociations ont lieu en ce moment. Tout le monde comprendra que nous ne pouvons en indiquer les détails sans de graves inconvénients. Nous espérons pouvoir les publier demain. Nous pouvons cependant dire dès aujourd'hui : que le principe de la souveraineté nationale sera sauvegardé par la réunion immédiate d'une Assemblée ; que l'armistice a pour but la convocation de cette Assemblée ; que, pendant l'armistice, l'armée allemande occupera les forts, mais n'entrera pas dans l'enceinte de Paris ; que nous conserverons notre garde nationale intacte et une division de l'armée, et qu'aucun de nos soldats ne sera emmené hors du territoire.

 

L'effet fut tel qu'on devait s'y attendre. Ce fut un déchaînement de colère parmi ceux qui, depuis le commencement du siège, n'avaient cessé de crier à l'incapacité et même à la trahison du gouvernement militaire ; mais, ce qui fut plus terrible à voir, c'est que la colère des esprits fermes et sensés qui, le 31 octobre et le 22 janvier, s'étaient rangés du côté de l'ordre, ne fut pas moins violente. Les fanatiques des faubourgs, égarés par la légende révolutionnaire, croyaient qu'il suffisait, pour débloquer Paris et écraser l'armée prussienne, de jeter sur elle toute la garde nationale, ou, comme ils disaient, tout le peuple ; et les autres, comptant le nombre de nos soldats et de nos gardes nationaux, s'abusant sur la qualité de nos troupes, sur notre armement, sur nos vivres, accoutumés à regarder la valeur française comme invincible, retrouvant dans ce moment cruel les illusions qu'août 1870 aurait dû leur enlever, accusaient le général Trochu, non pas d'avoir trahi, mais de n'avoir pas su vaincre et de n'avoir pas su oser. Les partisans du régime déchu, commençant dès lors à appliquer leur tactique déloyale, de rejeter sur la République les désastres causés par l'Empire, remplirent les journaux et tous les lieux publics de leurs récriminations bruyantes et passionnées. Il y eut parmi ceux de nos soldats qu'il avait fallu mener presque par force à la bataille et qui avaient tout haut réclamé la paix depuis deux mois, une indignation, peut-être sincère, tant il y a de retours surprenants et de complications dans les sentiments humains. Quant à ceux, en grand nombre, qui s'étaient battus comme des héros, ils nous demandaient compte de leur courage et de leurs souffrances : Est-ce pour cela que nous avons enduré le froid et la faim, bravé la mort tous les jours ? Est-ce pour une telle conclusion et pour une telle honte que nos compagnons sont morts ? Les marins, qui avaient été l'honneur et l'exemple de l'armée, ne pouvaient se contenir. On les entendait crier de désespoir. Leur rage allait si loin qu'ils devinrent un moment, — un moment bien court, — les alliés de la démagogie. On annonça dans les conciliabules d'où le 22 janvier était sorti, que les amiraux allaient déchirer l'armistice et reprendre l'offensive pour leur compte. Ces bruits absurdes trouvaient créance. Il est certain que des officiers de marine écrivirent au gouvernement qu'ils ne rendraient pas les forts. Ce fut un nouveau danger public. Il fallut en délibérer. M. Vinoy ne trouva pas d'autre remède que d'incorporer les marins dans la division qui devait conserver ses armes ; enfin, sur l'avis de l'amiral La Roncière, on prit seulement pour cette division les 1.600 fusiliers qui faisaient partie des troupes de marine ; les autres marins rendirent de bons services pour divers travaux relatifs au ravitaillement.

Leur attitude, pendant trois jours, avait tellement ranimé les espérances des hommes qui rêvaient, depuis cinq mois, le retour aux traditions de 93, qu'ils avaient déjà nommé parmi eus un général en chef de la garde nationale et un chef d'état major général. L'un se nommait Brunel et l'autre Piazza. Brunel était colonel du 36e régiment de marche ; Piazza, ancien capitaine de l'armée, était commandant du 107e bataillon. Trente-cinq chefs de bataillon, réunis pour organiser l'émeute, les avaient élus, dans la nuit, aux nouveaux grades qu'ils se donnaient. Ils furent arrêtés tous les deux. Le préfet, M. Cresson, nous déclara que ce Piazza avait fait partie de la police impériale. On trouva, dit M. Cresson, un ordre signé : Le général en chef : Brunel, et contre-signé par le chef d'état-major : Piazza. L'injonction de fusiller les amiraux en cas de résistance figurait, je crois, sur cet ordre. Ils furent traduits devant, un conseil de guerre, qui les condamna à deux ans de prison.

Malgré ces préparatifs et cette agitation, il n'y eut pas d'insurrection proprement dite. M. Claretie raconte que M. Dorian alla trouver Flourens et qu'il obtint de lui, au nom du salut public, la promesse de ne pas descendre dans la rue. C'est un fait dont je n'ai eu aucune connaissance personnelle. Je ne puis que reproduire le récit de M. Claretie, qui l'a tenu de M. Dorian lui-même. Le gouvernement, averti que Flourens et ses amis voulaient tenter une nouvelle manifestation, leur envoya M. Dorian, le seul membre du gouvernement qui eût conservé encore quelque popularité. M. Dorian monta à Belleville et trouva Flourens, Millière, etc. réunis. Le projet nouveau des amis de Flourens, — nous tenons ce détail de M. Dorian lui-même, — consistait, non plus à attaquer l'Hôtel de Ville par la force, mais à s'emparer chimiquement des ministères, au moyen du feu au besoin. M. Dorian ne fit que sourire de la menace. Le pain va manquer, dit-il, des négociations sont entamées, vous pouvez tout faire échouer et vous condamnez ainsi toute une population aux horreurs de la faim. — C'est bien, répondit Millière, nous ferons taire nôtre ressentiment. — Et Flourens tendant la main à M. Dorian : — Citoyen Dorian, je vous aime comme un fils. Le gouvernement a bien fait de vous envoyer vers nous. C'est pour vous donc, pour vous que nous renonçons à continuer la lutte avec le gouvernement qui livre Paris. Nous attendrons. — Je crois que ce qui arrêta les meneurs, ce fut surtout le souvenir du 22 janvier.

Pendant toute la journée du samedi 28, le gouvernement attendait avec une grande anxiété M. Jules Favre, qui était à Versailles pour échanger les signatures. Il n'était pas revenu à dix heures du soir. Tous ses collègues étaient réunis dans le cabinet du ministre de l'intérieur. Quelqu'un dit que ces retards étaient peut-être calculés par l'ennemi, qui savait l'état- de nos vivres ; que si les signatures ne venaient que lundi, elles viendraient trop tard ; qu'il fallait à tout événement préparer une sortie sans espoir de retour, telle que l'avait autrefois proposée le général Le Flô. Le général Trochu venait précisément de recevoir une lettre de M. Gambetta, qui donnait le même conseil : Une sortie sans espoir de retour, après laquelle Paris serait débloqué ou abandonné.

M. Jules Favre arriva à onze heures avec la capitulation. Il embrassa le général de Valdan, en le remerciant de son habile et courageux concours. Il communiqua au conseil les nouvelles qu'il avait recueillies. Elles étaient de source prussienne, et peut-être exagérées ; mais pourtant, après les signatures, l'ennemi n'avait plus de raison pour dénaturer les faits. Il tenait plus de la moitié de la France. Partout les villages étaient détruits ou brûlés, les champs défoncés, les arbres abattus, les ponts coupés, les chemins de fer, quand ils n'avaient pas été rétablis pour le service des armées prussiennes, à l'état de ruines. C'était comme une rage de destruction qui s'était abattue sur notre malheureux pays. De leur côté, les membres du gouvernement donnèrent à M. Jules Favre les nouvelles de la journée, qui n'étaient pas rassurantes. On lui montra la liste de nos dernières provisions. On lui communiqua la lettre de M. Gambetta. On se pressa autour de M. Jules Favre pour le plaindre de ce qu'il avait enduré pendant ces quatre jours, pour le remercier de son courage.

Il fallut ensuite lire le texte de la convention, en le collationnant avec le projet qui avait été préparé. M. de Valdan lut à son tour le protocole relatif à la remise des forts. Tout était consommé ; les pièces étaient signées. Plus d'un, parmi les membres du gouvernement, avait encore hésité au moment d'apposer sa signature. Êtes-vous convaincus ? disait M. Pelletan. Êtes-vous bien sûrs d'avoir fait tout ce que des hommes pouvaient faire pour empêcher cette catastrophe ? Oui, vous l'êtes. Signez donc sans hésiter. Cette signature même, qui vous arrache le cœur, vous honore.

La capitulation avait été annoncée à la population dans la journée par la proclamation suivante :

Citoyens,

La convention qui met fin à la résistance de Paris, n'est pas encore signée, mais ce n'est qu'un retard de quelques heures.

Les bases en demeurent fixées telles que nous les avons annoncées hier :

L'ennemi n'entrera pas dans l'enceinte de Paris ; La garde nationale conservera son organisation et ses armes ;

Une division de 12.000 hommes demeure intacte ; quant aux autres troupes, elles resteront dans Paris au milieu de nous, au lieu d'être, comme on l'avait d'abord proposé, cantonnées dans la banlieue. Les officiers garderont leur épée.

Nous publierons les articles de la convention aussitôt que les signatures auront été échangées, et nous ferons en même temps connaître l'état exact de nos subsistances.

Paris veut être sûr que la résistance a duré jusqu'aux dernières limites du possible. Les chiffres que nous donnerons en seront la preuve irréfragable, et nous mettrons qui que ce soit au défi de les contester.

Nous montrerons qu'il nous reste tout juste assez de pain pour attendre le ravitaillement, et que nous ne pouvions prolonger la lutte sans condamner à une mort certaine 2.000.000 d'hommes, de femmes et d'enfants.

Le siège de Paris a duré quatre mois et douze jours ; le bombardement un mois entier. Depuis le 15 janvier, la ration de pain est réduite à 300 grammes ; la ration de viande de cheval, depuis le 15 décembre, n'est que de 30 grammes. La mortalité a plus que triplé. Au milieu de tant de désastres, il n'y a pas eu un seul jour de découragement.

L'ennemi est le premier à rendre hommage à l'énergie morale et au courage dont la population parisienne tout entière vient de donner l'exemple. Paris a beaucoup souffert, mais la République profitera de ses longues souffrances, si noblement supportées. Nous sortons de la lutte qui finit, retrempés pour la lutte à venir. Nous en sortons avec tout notre honneur, avec toutes nos espérances. Malgré les douleurs de l'heure présente, plus que jamais nous avons foi dans les destinées de la patrie.

 

A partir de ce moment, le conseil resta presque toujours assemblé. Nous voulions être avertis, à l'instant, du moindre trouble, s'il s'en produisait. Nous avions d'ailleurs à préparer les élections, à compléter le décret, à fixer le jour. On parla des incapacités. Les préfets pourront-ils être élus dans leurs départements ? Il y eut des avis pour déclarer les membres du gouvernement inéligibles. On écarta cette pensée, parce que ce serait fuir le jugement du pays.

Dans la nuit du 29, il fut décidé que je partirais pour Bordeaux, emmenant avec moi M. Lavertujon, mon ami, membre ainsi que moi du conseil général de la Gironde, et qui jouissait à Bordeaux, avant la révolution, de l'influence la plus légitime. M. Jules Favre demanda immédiatement des sauf-conduits, qui nous furent remis dans la nuit du 30, avec divers décrets qu'on jugea nécessaires pour le cas où l'autorité du conseil serait méconnue. L'un de ces décrets me nommait ministre de l'intérieur avec des pouvoirs illimités. Nous partîmes le lendemain, de très-grand matin, par le premier train qui fut organisé à Paris depuis l'investissement. Nous n'arrivâmes à Orléans qu'à quatre heures du soir. La ville était remplie de Prussiens. De nombreux prisonniers français se promenaient dans la cour de leur prison : on leur parlait à travers la grille, qui donnait sur une rue fréquentée. Je vis le maire, M. Crespin, aujourd'hui mon collègue à l'Assemblée nationale, et je lui laissai un exemplaire du décret relatif aux élections. Le chemin de fer que nous devions prendre était coupé à la sortie d'Orléans ; il fallut monter en voiture pour aller rejoindre la voie à la station suivante. Nous traversâmes la gare de Limoges au point du jour. Le préfet de la Haute-Vienne, M. Massicault, était malade ; son secrétaire général, que nous vîmes un instant, nous dit, en parlant du gouvernement de la Défense : La France va donner l'exemple d'une des plus criantes injustices de l'histoire.

Mais je laisse de côté les détails de la mission que j'ai été chargé de remplir. L'histoire du 4 septembre finit avec la signature de l'armistice. Peut-être ferai-je un jour le récit de tout ce qui se rattache à la convocation de l'Assemblée nationale. On sait que je fus mal accueilli par mes collègues de Bordeaux, et que je parvins cependant à éviter la guerre civile et à faire faire les élections à l'heure que nous avions fixée et dans les conditions que nous avions déterminées. Je veux dire seulement ici qu'en réfléchissant sur ces événements, je m'explique parfaitement la conduite de mes collègues, dont quelques-uns étaient pour moi des amis bien chers. A Paris, nous avions la conviction que la lutte était finie. Ils n'étaient pas, comme nous, en présence de l'impossible. Après l'admirable énergie qu'ils avaient déployée pour organiser la défense, ils ne se résignaient pas à céder quand ils avaient encore les armes à la main. Il y eut à ce moment-là un dissentiment entre les républicains. C'est une consolation de penser qu'il n'en subsiste pas de traces.

 

V. — CONCLUSION.

 

Le 4 septembre, le second Empire à fini, la troisième République a commencé. Qu'était le second Empire ? que doit être la République ?

Le second Empire a été volontairement calqué sur le premier : la fatalité a achevé la ressemblance. Les deux, empereurs ont commencé par un crime et fini par une invasion. Ils ont, l'un et l'autre, pendant leur règne, condamné leur pays à la servitude. Le fondateur de la dynastie nous avait donné, en échange de la liberté et de la République, beaucoup de gloire. Son triste héritier, Napoléon III, a fait quatre guerres : la guerre de Crimée, dont les résultats, d'abord assez heureux, ont été depuis, anéantis par les événements ; la guerre d'Italie, que nous, ne pouvons regretter, quoiqu'elle ne nous ait pas donné un allié, et qu'elle ait créé, à nos portes, un puissant et redoutable voisin ; la guerre du Mexique, une sanglante et lamentable folie ; — et la guerre de Prusse. Telle est, jusqu'ici, l'histoire de la famille Bonaparte. Espérons, pour l'honneur et le salut de la France, que le 1er septembre 1870 sera la dernière page de cette histoire.

Louis-Napoléon Bonaparte, connu seulement jusqu'en 1848 par les échauffourées de Strasbourg et de Boulogne, est rentré en France, après la révolution, en se déclarant socialiste et républicain.

Sa grande force fut la légende napoléonienne. Il dit un jour à M. Germain Sarrut, en lui montrant la statue, qui surmonte la colonne de la place Vendôme : Voilà mon grand électeur.

Il voulut se donner aussi une force qui ne fût due qu'à lui-même ; et il crut y parvenir en publiant une brochure de 53 pages, qu'il appela : l'Extinction du paupérisme. La bourgeoisie ne la lut pas ou n'en fit que rire. L'histoire ne saurait la dédaigner absolument : c'est le programme de l'Empereur avant l'Empire. En voici le sens en trois mots. Si c'est vraiment une doctrine, on en jugera la profondeur ; si ce n'est qu'une requête, on en jugera la moralité.

Nous voudrions, dit le prétendant, qu'on créât entre les ouvriers et ceux qui les emploient une classe intermédiaire jouissant de droits légalement reconnus, et élue par la majorité des ouvriers. Cette classe intermédiaire serait le corps des prud'hommes.

Nous voudrions qu'annuellement tous les travailleurs ou prolétaires s'assemblassent dans les communes, pour procéder à l'élection de leurs représentants ou prud'hommes, à raison d'un prud'homme par 10 ouvriers.

 

Les prud'hommes seraient divisés en deux parties. Les uns resteraient dans l'industrie privée, qui serait obligée par une loi à les employer et à leur payer double salaire ; les autres seraient versés dans une grande association agricole qui recevrait dans son sein tous les indigents, tous les déclassés, leur donnerait du travail avec des ressources suffisantes, et parviendrait, avec le temps, à les enrichir et à enrichir la France par leur moyen.

Cette association serait généreusement dotée sur le budget de l'État. Ses membres vivraient dans des camps baraqués, et seraient soumis à la discipline militaire. Elle aurait pour but le défrichement de la France et de l'Algérie. Quand, grâce à elle, nous n'aurions plus de terres incultes, elle émigrerait pour l'Amérique.

L'association serait divisée en colonies.

Chaque colonie aurait ses prud'hommes, à raison d'un prud'homme par 10 ouvriers. Les prud'hommes éliraient des directeurs chargés d'enseigner l'art de la culture des terres. Les prud'hommes et les directeurs de chaque colonie se réuniraient pour élire un gouverneur.

Un ouvrier coûterait par an, tout compris, 318 francs : c'est ce que coûtait un soldat en 1844. On allouerait trois fois cette somme à une famille, quel que fût le nombre de ses membres. On donnerait aux prud'hommes, le traitement de sous-officiers, aux directeurs, le traitement d'officiers, aux gouverneurs, le traitement de colonels.

Des traitements d'abord, la propriété ensuite. La classe ouvrière ne possède rien, il faut la rendre propriétaire. Elle est comme un peuplé d'ilotes au milieu d'un peuple de sybarites. Il faut employer les ressources de l'État à détruire la misère, en organisant le travail.

Dans chaque colonie ou ferme modèle, la classe ouvrière sera à la fois travailleur, fermier, propriétaire ; ses bénéfices seront donc immenses.

Grâce à cette transformation de la société, on pourra dire : Le triomphe du christianisme a détruit l'esclavage ; le triomphe de la Révolution française a détruit le servage ; le triomphe des idées démocratiques a détruit le paupérisme.

Louis Napoléon n'avait à son compte que cette brochure et les deux expéditions de Strasbourg et de Boulogne, quand il voulut d'abord être député, puis président de la République. Il eut pour lui les paysans, à cause de l'empereur, les socialistes, à cause de ses doctrines, et les ultra-conservateurs qui, le croyant incapable, résolurent de s'en faire un instrument. Il joua tout le monde ; car, après avoir siégé, comme député, sur les bancs de la Montagne, et dit aux ouvriers : Vous êtes des ilotes au milieu de sybarites, il ne fut au pouvoir ni conservateur, ni socialiste, ni républicain. Jusqu'au 29 mars 1852, il n'eut qu'une pensée : fonder l'Empire ! Il n'en eut qu'une depuis : rester empereur !

Ce n'était ni un méchant, ni un incapable ; mais un fanatique et un égoïste. Il ne fit pas le mal pour le mal ; il le fit, avec indifférence, pour réussir. Il s'était persuadé qu'en travaillant à sa propre fortune, il faisait le bonheur de la France. Chose étrange : cet homme, qui a perdu son pays, aimait son pays.

Quand il se vit président régulièrement élu, il ne parla que de son obéissance aux lois et de son dévouement à la République. Ses affidés disaient à ceux d'entre nous qui exprimaient des doutes : Il est républicain comme vous et moi.

Pendant qu'il endormait ainsi le peuple, il se préparait activement à le trahir. Dès le mois de mars 1850, il disait à un officier, aujourd'hui membre de l'Assemblée nationale, de qui je le tiens : J'ai tenté la partie quand je n'avais pas plus de cinquante hommes avec moi ; et on croit que je nie laisserai jouer, à présent que j'ai toute l'armée dans ma main ? Il achetait à prix d'argent des hommes d'État et des généraux. Il transformait l'armée de Paris en garde prétorienne en la triant, en lui donnant de l'or, en lui prodiguant l'avancement et les faveurs. Il poussait l'Assemblée à faire des lois qui la discréditaient et la déconsidéraient. Quand il crut l'avoir perdue dans L'esprit du peuple, il se débarrassa des hauts fonctionnaires qui, par leur fidélité à la Constitution ou leur attachement à des dynasties déchues, pouvaient entraver sa marche. Cela fait, libre de son action, maître de son instrument, en une nuit fatale, — la nuit du 2 décembre, — il emprisonna les plus grands citoyens du pays, s'empara par surprise du palais de la représentation nationale, ferma les ateliers des journaux républicains, confisqua leurs presses, couvrit les rues, les places, les boulevards de soldats et de canons, supprima par décret la Constitution qu'il avait tant de fois jurée, en improvisa une autre, et, pour ajouter là dérision au parjure, promit de la faire sanctionner par le suffrage universel, se réservant de ne faire son appel au peuple que quand, par la force et la terreur, il l'aurait mis au point de ne pouvoir lui désobéir. Dans les premières heures de la matinée du 2 décembre, il fit disperser et emprisonner les députés qu'il n'avait pas arrêtés la nuit. Pendant trois jours, dans les rues de Paris, il tira le canon sur les foules. Dans tous les départements où la soumission ne fut point immédiate, il sabra, fusilla, canonna les récalcitrants.

Quand il eut assez sabré, fusillé et canonné, il saisit tous ceux qui tenaient encore pour la Constitution et les lois, les enchaîna comme des galériens et même avec des galériens, les jeta sur des pontons, et les transporta à Cayenne ou en Algérie.

Ses amis et ses fonctionnaires, qui ne comptent ni les morts, ni les familles des victimes, ni les ruinés et les déclassés, contraints de s'enfuir pour échapper à la délation ou trouver du travail, disent, dans des rapports officiels, que le coup d'État ne fit pas plus de 26.000 victimes. Il faut dire cent mille, pour approcher de la vérité. C'est une bataille gagnée contre la France, dans laquelle la France perdit cent mille de ses citoyens, tués, emprisonnés ou proscrits. Il est dans la destinée des Bonaparte de débuter ainsi, puisque le premier fit le 18 brumaire, puisque le second fit le 2 décembre, et puisque enfin on promet, au nom du troisième, d'inaugurer son règne par une seconde édition du 2 décembre, considérablement augmentée et développée.

Une fois maître de la France, Napoléon III se donna une soi-disant représentation nationale par de feintes élections, dans lesquelles il était le seul électeur.

On disait aux candidats : Voici le député que, dans sa sagesse, l'Empereur vous a choisi. — M. de Montalembert, ou M. de Jouvenel, a perdu la confiance de l'Empereur : lui continuerez-vous la vôtre ? Une place de député se demandait à la cour, comme une recette générale ou une préfecture. Le préfet partait en guerre avec le candidat officiel, et faisait savoir aux maires, aux juges de paix, aux instituteurs, aux percepteurs, aux conducteurs des ponts et chaussées, qu'ils eussent à voter pour lui et à combattre son adversaire par tous les moyens. Chaque commune était dûment avertie que, si elle votait contre le candidat de l'Empereur, elle n'aurait à se plaindre que d'elle-même, quand plus tard elle se verrait sacrifiée ou maltraitée. Une Chambre ainsi faite n'avait plus qu'à obéir et à applaudir : il suffisait d'un geste de M. Rouher.

L'Empereur voulut supprimer la liberté de la presse : la Chambre laissa faire. Il voulut supprimer la liberté individuelle ; elle laissa faire. Il voulut, par une fantaisie inexplicable, dont les événements ont fait un parricide, jeter tout notre sang, tout notre or, notre force entière dans les plaines du Mexique ; elle laissa faire. Il voulut attaquer la Prusse sans être prêt ; elle gémit, et laissa faire.

Le mécanisme pour supprimer la liberté de la presse fut très-simple. On conserva l'action des tribunaux ; on créa à côté la toute-puissance administrative. Pour fonder un journal, pour le vendre, pour en changer le directeur ou le rédacteur en chef, il fallait la permission du ministre. Le ministre eut le droit d'avertir : après trois avertissements, de suspendre ou de supprimer. Il n'y avait pas de recours. La loi de sûreté générale procéda de même. Elle conférait à la police le droit de créer des délinquants à volonté, sous les noms nouveaux d'intelligences à l'intérieur ou à l'extérieur, et de leur appliquer la peine de l'exil ou de la déportation, sans même avoir besoin pour cela de figurer un simulacre de procès.

Avec le régime administratif de la presse, et la loi de sûreté générale, l'Empereur nous donnait aisément le calme. Il prétendit nous donner aussi la prospérité.

L'esprit d'entreprise se développa de toutes parts. On multiplia les établissements de crédit, les chemins de fer, les monuments. On créa des compagnies avec des capitaux énormes, et dans des conditions qui, en d'autres temps, seraient tombées sous le coup de la loi. Des fortunes scandaleuses s'élevèrent ; il fallut, pour obtenir des concessions de travaux publics, faire la part des puissants et des favoris.

Le nouveau prince eut. une cour peuplée de millionnaires. Le peuple lisait le récit des fêtes impériales ; il voyait passer ces grands équipages ; il admirait de loin ces hôtels somptueux ; il gouaillait ces anciens démocrates, ces anciens libéraux, tout fiers de porter des livrées. Les rois et les empereurs étaient conviés à venir contempler ces merveilles. Ils se demandaient entre eux combien cela durerait. Le monde des courtisanes avait pris son essor à côté et sous les auspices du monde impérial. Des jeunes gens, que leur capacité et leur naissance destinaient à faire d'utiles avoués ou d'honnêtes chefs de rayon, jetaient les millions en gentilshommes, et finissaient souvent par des duels scandaleux, ou le suicide. Les pères allaient en police correctionnelle rendre compte de leurs succès financiers. Cet ensemble de luxe ridicule, de spéculations effrontées et de mœurs équivoques constitua ce qu'on appelait la splendeur de l'Empire, et dut nous consoler de la liberté perdue.

Voilà d'où venait l'Empereur, ce qu'il était et ce qu'il faisait, quand il entreprit la guerre de 1870.

Il la fit contre le vœu ardent et unanime de la nation, contre le sentiment même -de ses ministres, entraîné par la coterie de l'impératrice et par les excitations des hommes qui s'étaient attelés à sa fortune, et qui, pour la relever et la consolider, croyaient avoir besoin de verser du sang. Il prit d'abord un prétexte plausible : l'Allemagne eut le bon sens de le lui ôter ; il en prit un autre, de propos délibéré ; qui, cette fois, rendait la guerre inévitable. Il trompa sur les faits le Corps législatif, qui ne demandait qu'à se laisser tromper, à obéir, et qui ; consterné dans le fond du cœur, applaudit à la déclaration de guerre de toutes ses mains et de toutes ses voix. Il nous jeta sans préparation dans cette aventure, comme s'il avait souhaité la défaite. Il ne prit pas les précautions que la plus vulgaire prudence aurait suggérées. Il crut, en aveugle, sur la foi de ses généraux d'antichambre, que nous avions des soldats, des officiers, des fusils, des canons, des munitions, des vivres, des vêtements, quand nous n'avions rien. Il fit un acte de folie plus grand encore : il se prit lui-même pour un général capable de lutter contre M. de Moltke.

A peine entré en campagne, il n'envoya, que des bulletins de défaites. Après la première semaine, tout l'Est était envahi. De nos deux armées, l'une était immobilisée à Metz ; l'autre, composée des vaincus de Forbach et de Frœschwiller, ralliée tant bien que mal à Châlons, pouvait encore défendre Paris ; mais on la dirigea vers le Nord, comme pour débarrasser le chemin sous les pas de l'envahisseur. C'en est fait : Paris sera réduit à se défendre seul contre tout un peuple, avec ses fortifications incomplètes et sa garde nationale imparfaitement reconstituée et réarmée depuis huit jours.

Marchera-t-elle au moins à grandes journées, cette armée qui nous fuit, et qui traîne avec elle l'Empereur comme un parasite ? gagnera-t-elle l'ennemi de vitesse, puisqu'elle le peut, et qu'on dit que de là dépend le salut ? Non, elle hésite, elle tâtonne, elle se laisse surprendre, et finalement elle se jette éperdue dans Sedan, où il est impossible de tenir. Elle y est, sur l'heure, entourée, coupée. Elle est contrainte, le lendemain, d'accepter la bataille dans ces conditions désastreuses. Elle combat, avec une valeur inouïe, de cinq heures du matin à six heures du soir. Mais pourquoi les insensés se battent-ils encore à six heures ? Il y a quatre heures que l'Empereur, sans en prévenir le général en chef, a hissé le drapeau blanc et demandé à capituler. N'ayant pu mourir au milieu de mes soldats, dit-il. Et qui donc l'empêchait de mourir ? Justement, le général en chef l'appelait pour tenter une trouée : il aurait échappé ou il serait mort. Il ne répondit rien à cette prière, à cet ordre. Il était rentré à dix heures pour déjeuner ; on ne le revit plus sur le champ de bataille. A deux heures, il avait fait sa soumission. A six heures, le dernier feu s'éteignait. La France n'avait plus d'autre armée que celle de Bazaine.

Quand il partit pour l'exil, personne ne songeait qu'il subsistât même une ombre de ce pouvoir qui, pendant dix-huit ans, avait si lourdement pesé sur nous. Il n'y eut personne, même parmi ses serviteurs, qui ne considérât sa déchéance comme définitive. Les honnêtes gens — il y en avait parmi eux. des gens qui l'avaient servi dans ces dernières années/ n'ayant pas d'autre moyen de servir la France — se sentirent partagés entre le désespoir et la honte. Ce fut le sentiment de l'armée, Personne encore une fois, personne, ni dans les hauts grades, ni même dans la famille impériale, ni dans l'armée, ni dans la population, ni parmi les riches, ni parmi les pauvres, personne n'éleva pour lui la voix, personne ne parla de ses droits ou de ceux de son fils, personne ne songea à lutter, ou même à se faire chasser, à se faire pousser par les épaules. A deux heures et demie ou trois heures, le secrétaire général de la préfecture de police vint trouver le général Soumain et lui dit : Mon général, je m'en vais. — Comment ! vous vous en allez ?Oui, je pars. — Je lui demandai, dit M. Soumain, où était le préfet. — Le préfet ? me dit-il ; je crois qu'il est déjà sur la route de Belgique. Je vais en faire autant. On crie partout : Vive la République ! Elle va être proclamée, et je ne puis pas servir la République après avoir servi pendant dix-huit ans le gouvernement impérial. Je vous laisse dans le pétrin, arrangez-vous comme vous pourrez. Je crois qu'il ne partit pas, puisque M. de Kératry le retrouva à la préfecture ; ce qui importe, c'est un pareil langage, tenu à trois heures de l'après-midi, chez le commandant de la division militaire, par un des plus, habiles et des plus honnêtes serviteurs de l'Empire. Le fait est que le palais des Tuileries et les ministères étaient vides à quatre heures de l'après-midi ; avant qu'on eût constitué quelque part un gouvernement. Personne ne se souciait de se mettre dans le pétrin pour un homme qui avait si bien régné et si bien fini. Voilà, en vérité, une triste mort. L'histoire n'en connaît pas de plus lamentable.

Quelques députés se dévouèrent pour continuer la lutte contre les Prussiens. Quel nom donnera-t-on à leur conduite ? Est-ce de l'ambition ? de l'orgueil ? Qu'est-ce, au nom du ciel ! sinon du courage et du sacrifice ? En était-il un seul, parmi eux, qui ne sût qu'en mettant son nom au bas de la première proclamation, il affrontait mille morts ? Et pour quel salaire ? Pour un travail surhumain pendant le siège, un insuccès probable, à peu près certain, et la haine éternelle des fanatiques de gauche et de droite qui leur reprocheraient, ici, d'être la Société, et là, d'être la République.

On dit à présent qu'ils auraient dû appeler immédiatement une Assemblée. Le pouvaient-ils sous le feu ? entre le 5 et le 18 septembre ? avec la Commune menaçante dans Paris ? quand nous avions vingt-six départements envahis, qui nécessairement n'auraient pas été représentés, et qui avaient, plus que tous les autres, le droit et le besoin de l'être ? L'armée, pendant l'intervalle des élections, eût-elle été commandée ? Et la France ainsi livrée, d'abord aux élections, et ensuite à cinq cents souverains inconnus les uns aux autres et nommés au hasard, eût-elle continué de lutter ? Les politiques qui parient d'une Assemblée improvisée à tout prix au lendemain de Sedan sont les mêmes qui regrettent qu'on n'ait pas jeté bas les armes le 5 septembre et imploré la clémence du roi de Prusse. Il est vrai : ceux qu'on appelle aujourd'hui les hommes du 4 septembre, et qui croient avoir mérité ce nom par leur modération et leur fermeté, prirent dès le premier jour la résolution de combattre jusqu'à extinction des forces naturelles et de sauver au moins l'honneur, si l'honneur seul pouvait être sauvé. Ils crurent que la paix ne pouvait être discutée que par une Assemblée régulièrement élue et représentant la France entière, élue par conséquent pendant une suspension d'armes. Quoique autour d'eux l'immense majorité de Paris ne voulût ni de la paix, ni de l'armistice, ni de l'Assemblée, ils ne cessèrent, au risque de leur popularité, au risque même de leur vie, de demander cet armistice, qui était le premier intérêt des belligérants et de l'Europe. Qu'est-ce que le voyage à Ferrières ? qu'est-ce que la mission de M. Thiers ? que signifie le 31 octobre ? Toute la conduite du gouvernement de la Défense, en ce qui concerne la guerre, peut se résumer ainsi : Ne rien négliger pour avoir une paix honorable ; plutôt s'ensevelir sous les ruines de la France que de consentir au déshonneur !

Et l'honneur est sauf ! Quant aux conséquences lamentables de la guerre, rien qu'une victoire contre les Prussiens les aurait changées. Les Prussiens l'ont, assez dit avant la guerre ; ils l'ont répété à Sedan, et tous les jours, depuis ce jour de misère et de honte. Nous en avons, dans de nombreux documents, la preuve irréfragable. La carte de l'Alsace et de la Lorraine allemande, éditée à Berlin en septembre 1870, a été annexée aux préliminaires de paix. C'était la politique inflexible de M. de Bismark. C'était l'enjeu connu à l'avance de la terrible partie si follement, si criminellement engagée par l'empereur Napoléon.

Quelle a été, dans les affaires intérieures, la ligne de conduite du gouvernement de la Défense ?

A droite, on lui reproche de ne pas s'être borné aux actes relatifs à la défense, d'avoir fait des lois générales, d'avoir été un gouvernement de parti, d'avoir pactisé avec l'émeute, d'avoir laissé impuni l'attentat du 31 octobre. A gauche, on lui reproche précisément le contraire. C'est l'extrême gauche qui a demandé à la Chambre actuelle de faire une enquête sur le 4 septembre. La Chambre a accepté ; et elle a fait diriger l'enquête par un ancien ministre de l'Empire.

Le gouvernement de la Défense n'a pas fait de lois générales, il n'a fait que ce qui lui était imposé par la volonté publique et par la nécessité de maintenir l'ordre.

Voici, en dehors des décisions relatives à l'armée, aux subsistances, au paiement des loyers, à l'échéance des effets de commerce, les actes législatifs du gouvernement siégeant à Paris :

5 septembre.

Abolition du serment politique.

Abolition du timbre sur les journaux et écrits périodiques.

10 septembre.

Liberté de l'imprimerie et de la librairie.

12 septembre.

Réintégration dans leurs droits des fonctionnaires frappés le 2 décembre 1851.

15 septembre.

Décret réglant l'électorat et l'éligibilité pour l'Assemblée nationale.

16 septembre.

Décret relatif aux élections municipales, donnant aux conseils municipaux l'élection des maires.

19 septembre.

Abrogation de l'article 75 de la Constitution de l'an VIII.

30 septembre.

Suppression de la commission d'examen des ouvrages dramatiques.

10 octobre.

Abolition du cautionnement des journaux.

21 octobre.

Décret sur le roulement dans les cours et tribunaux.

24 octobre.

Abrogation du décret du 8 décembre 1851 et de la loi du 27 février 1858 (loi de sûreté générale).

25 octobre.

Abolition de la Légion d'honneur pour les services civils.

19 décembre.

Abrogation du droit sur les blés et farines.

Que l'on compare le Bulletin des lois pendant le gouvernement de la Défense avec le Bulletin des lois de 1814, de 1815, de 1830, de 1848 et de 1852 ; et, même avant de lire, on comprendra quelle a été l'extrême réserve du 4 septembre, La plupart des mesures que je viens d'énumérer s'expliquent par les nécessités de la situation. Aucune n'est empreinte d'esprit de parti. Elles ne sont que la mise en pratique des réclamations formulées depuis vingt ans par tous les libéraux. Quelques-unes, comme, par exemple, l'abolition de la Légion d'honneur pour les services civils, très-justifiables quand elles ont été prises, n'étaient, dans la pensée même de leurs auteurs, que des décisions temporaires destinées à disparaître avec les circonstances qui les avaient rendues nécessaires.

Le gouvernement de la Défense n'a pas été un gouvernement de parti.

Jamais gouvernement sorti d'une révolution n'a été plus doux pour les personnes. M. Saint-Marc Girardin le reconnaît. La révolution du 4 septembre a cédé plus qu'aucune autre à la force des choses ; elle s'est faite sans bataille et sans résistance. Aucune autre révolution n'a plus épargné, dans son jour de crise, le sang et la volonté humaine. Aucun agent du gouvernement impérial n'a été poursuivi ni inquiété. Tous les fonctionnaires, en dehors des fonctionnaires politiques, ont conservé leur situation. On peut lire dans l'Enquête des dépositions très-violentes contre le gouvernement, émanant de fonctionnaires laissés par lui dans leurs emplois, ou même ayant reçu de lui de l'avancement ou des missions de confiance, qui se font un mérite dé raconter, quelquefois en les dénaturant, les confidences reçues de leurs chefs, — de chefs qu'ils avaient été alors heureux d'accepter. Qu'il me soit permis de dire qu'il n'y a pas eu une seule destitution dans le service de l'instruction publique, ni une seule nomination ayant le caractère d'une faveur. Il en a été de même pour le service des beaux-arts, dans lequel seulement un certain nombre d'emplois inutiles ont été supprimés. Jamais le clergé n'a trouvé dans aucun gouvernement, pour ses droits tels qu'ils sont consacrés par les lois existantes, une protection plus efficace. Dans l'armée, on a regardé pour les promotions là capacité et le patriotisme, jamais l'opinion. On a porté le même esprit d'impartialité jusque dans le choix des membres' du gouvernement. Personne n'a jamais pris l'amiral Fourichon, qui est un marin éminent et un grand ennemi de l'Empire, pour un républicain. Je me borne à cet exemple.

Le gouvernement de la Défense n'a pas pactisé avec l'émeute. Il n'a pas laissé l'attentat du 31 octobre impuni.

Il y a eu le 1er novembre des raisons très-sérieuses pour ne pas poursuivre, dans la matinée, ceux qu'on avait laissés sortir de l'Hôtel de Ville quelques heures auparavant. Ils ont été surveillés, décrétés d'accusation au premier délit, c'est-à-dire dans la journée du lendemain. Cela est si vrai que, le 19 février 1871, M. Millière a demandé à interpeller le gouvernement sur les arrestations arbitraires opérées à la suite du 31 octobre. Qu'on repasse, par la pensée, tous les autres actes insurrectionnels, on verra qu'ils ont tous été déférés à la justice. Ce n'est pas au gouvernement, c'est aux conseils de guerre qu'il faut demander compte de certains acquittements. Quant au gouvernement, il s'est tenu également loin, pendant tout le siège, de la politique de provocation et de la politique de concession. En définitive, il a duré, ce qui, dans les circonstances, est presque un chef-d'œuvre. Il n'a eu, en cinq mois, à réprimer que deux émeutes. Le 31 octobre, il a évité l'effusion du sang. Le 22 janvier, ce sont les insurgés qui ont tiré les premiers. On saura cela, on jugera cela quand le temps des haines sera passé.

Beaucoup de républicains, — je ne parle pas ici des exaltés et des violents, mais de républicains sensés, fermes, amis de l'ordre, — reprochent au gouvernement de la Défense de n'avoir pas profité de son passage aux affaires pour prendre quelques mesures décisives, telles que le service obligatoire, l'instruction obligatoire, et de n'avoir pas mis dans toutes les administrations un personnel dévoué à la République.

Pour moi, je pense qu'une réaction survenant, les lois ainsi faites auraient été abrogées ; que le personnel ainsi introduit dans les services publics aurait été balayé ; qu'on aurait profité de l'inexpérience des nouveaux fonctionnaires pour attaquer la République ; que, dans le flux et le reflux des événements humains, il faut toujours compter sur une réaction, et se trouver heureux quand, par l'ascendant du bon sens et de la vérité, les réactions deviennent de plus en plus éphémères ; que les avantages si précaires et si contestables de lois imposées et improvisées, de cadres administratifs renouvelés, ne peuvent être mis en balance avec le discrédit qu'auraient jeté sur la cause une usurpation et une curée ; qu'il vaut mieux, pour l'intérêt comme pour l'honneur, avoir donné une preuve éclatante de respect pour les droits acquis, de désintéressement et d'obéissance à la loi.

La République n'est ni un parti, ni une secte. Elle est le gouvernement du pays par lui-même ; la forme de gouvernement la plus raisonnable, la plus juste, la plus douce, la plus compatible avec la dignité et la liberté. Les communistes et les terroristes, qui, faisant litière de la liberté sous prétexte de salut public, proscrivent les religions, changent les bases de la loi civile, introduisent violemment parmi nous des institutions peu conformes à nos mœurs et à nos aptitudes, ne devraient pas prendre le nom de républicains, puisqu'au lieu de faire appel au suffrage universel et de respecter les principes de morale antérieurs et supérieurs aux constitutions écrites, ils veulent s'imposer par la force. Leur plus grand tort est d'être effrayants, quand le premier devoir et le premier besoin de la République serait d'être aimable.

La France, après tant d'agitations, a surtout besoin de repos. Elle ne le trouvera pas en relevant un trône ; car, suivant la juste et pittoresque expression de M. Thiers, on ne peut pas s'asseoir trois sur un trône unique. Divisée sur presque tous les points, elle est unanime dans ce double vœu : plus de révolution, maintien de l'ordre social. La République ne rencontrerait plus d'ennemis si, au lieu d'évoquer contre elle les souvenirs de la Terreur et de la Commune, on consentait à la juger, non d'après les hommes qu'elle combat et les actes qu'elle flétrit, mais d'après les principes qu'elle professe et les lois qu'elle propose. Est-il donc si nécessaire, pour être libres, d'avoir un maître ; pour être sages, de l'avoir héréditaire ; pour être économes, d'avoir une cour ; pour être sérieux et laborieux, d'avoir au-dessus de soi des favoris ; pour être égaux, d'abolir le suffrage universel ; pour être conservateurs, de faire une révolution contre la République, et pour faire l'essai loyal de la République, de refuser obstinément de l'organiser ? Nous disons à nos adversaires : Vous êtes conservateurs, soyez donc républicains, car il n'y a que la République qui puisse désormais sauver la société.

La République, c'est la paix, l'ordre et la liberté.

Et c'est aussi L'AVENIR !

 

FIN DE L'OUVRAGE