LA PIRATERIE DANS L’ANTIQUITÉ

 

CHAPITRE XIV

 

 

ROME ET LA PIRATERIE

Les Romains portèrent bien plus tôt qu’on ne le croit communément leur attention du côté de la mer. Exposés à manquer de grains à la suite d’une mauvaise récolte ou pies ravages de l’ennemi, ils durent songer à profiter d’un fleuve dont leur ville commandait les deux rives jusqu’à la mer à quelques lieues plus bas. Rome offrait une escale facile aux bateliers descendus par le Tibre supérieur ou l’Anio, et un refuge avec un bon ancrage aux navires poussés par la tempête ou fuyant devant les pirates de la haute mer. Bien que la langue latine soit très pauvre de son propre fonds en termes de navigation et de marine, et qu’elle ait dû emprunter à la Grèce les mots de cette nature, on peut cependant citer quelques expressions qui sont purement latines : velum, la voile, malus, le mât, antenna, la vergue[1].

Rome suivit, dès une époque très rapprochée de sa fondation, l’exemple que lui donnaient la grande Grèce, les Étrusques, ses voisins, et dans le Latium môme, les Antiates, marins redoutés. Le port d’ Ostie fut en effet construit dès le sixième siècle par Ancus Marcius[2]. Les anciens traités avec Carthage, conservés par Polybe, bien que peu favorables aux Romains, montrent bien que la nation romaine faisait déjà, aux premiers piges de la république, un commerce actif non seulement avec la Sicile et la Sardaigne, mais encore avec Carthage et ses colonies d’Afrique. Cependant les Romains n’osèrent pas, pendant toute cette période ancienne, se hasarder contre les flottes des Grecs qui dévastaient les côtes de l’Italie. Le brigandage sur terre et la piraterie sur mer s’exerçaient en môme temps. Les Gaulois et les autres populations de l’Apennin erraient par les plaines et les côtes maritimes qu’ils livraient au pillage. La mer était infestée des flottes grecques. Plusieurs fois les brigands de mer en vinrent aux prises avec les brigands de terre[3]. Rome fut enfin obligée d’entreprendre une expédition contre Antium dont les habitants lançaient des navires armés en guerre pour faire la piraterie : Déjà, un chef des corsaires de ces parages, Posthumius, qui pillait les côtes de la Sicile, avait été pris par Timoléon et mis à mort (339 av. J.-C.)[4]. Rome attaqua Antium avec une grande vigueur ; la ville fut emportée d’assaut. Après cette victoire, elle interdit la mer aux Antiates, interdictum mari Antiati populo est ; une partie des navires conquis fut conduite dans les arsenaux romains, une autre fut brûlée, et de leurs éperons (rostra) on para la tribune aux harangues élevée dans le forum et qui porta depuis lors le nom de Rostres (338 av. J.-C.)[5].

Vingt-huit ans après la prise d’Antium, le tribun Decius Mus[6] fit créer deux magistrats appelés duumvirs qui furent chargés de veiller à l’armement des vaisseaux destinés à ravager les côtes. Ainsi les Romains organisaient la piraterie à leur tour et à leur profit. L’équipage de la flotte, sous le commandement de P. Cornelius, fit une descente en Campanie et livra au pillage le territoire de Nuceria, d’abord dans la partie la plus voisine de la côte afin de pouvoir regagner sûrement les vaisseaux ; mais entraînés par l’appât du butin, les Romains s’avancèrent trop loin et donnèrent l’éveil aux habitants. Cependant il ne se présenta personne contre eux, alors que, dispersés de toutes parts dans la campagne, ils auraient pu être entièrement exterminés, mais, comme ils se retiraient sans précaution, des paysans les atteignirent à peu de distance des navires, leur enlevèrent leur butin et en tuèrent un certain nombre[7]. Comme on le voit, Rome exerçait la piraterie à l’instar des autres nations.

La guerre contre les Tarentins eut pour cause un débat maritime. Une petite escadre romaine croisait dans le golfe de Tarente ; un jour que le peuple de cette ville célébrait des jeux dans un théâtre qui dominait la mer, quelques-uns des vaisseaux romains apparurent à l’entrée du port. Le démagogue Philocharis s’écria que ces navires menaçaient la ville et que, d’après le texte des anciens traités, les Romains ne pouvaient naviguer par le détroit de Sicile au delà du promontoire de Lacinium[8]. A ces mots, la foule se précipita vers les galères, en coula quatre dans le port et en prit une cinquième. Le duumvir navalis périt et les matelots furent réduits en esclavage. Rome envoya des ambassadeurs pour demander réparation, mais l’ambassade fut un sujet de risée de la part du peuple de Tarente à cause du costume et du langage romains. Un Tarentin souilla môme la robe de l’ambassadeur Posthumius. Comme la foule riait, le Romain s’écria : Riez tant que vous voudrez, mais vous pleurerez bientôt, car les taches de cette robe seront lavées dans votre sang[9]. Rome fit marcher immédiatement une armée contre Tarente qui appela le roi Pyrrhus à son secours. Rome de son côté fit avec Carthage le traité d’alliance de l’année 276 dont j’ai parlé.

C’est encore dans les pillages et les violences de peuple à peuple, en dehors de toute espèce de droit des gens, que l’on peut retrouver l’origine de la grande lutte entre Rome et Carthage. Ces deux villes, étendant chacune de leur côté leur domination, ne devaient pas tarder à rompre les traités qui les avaient unies dans la nécessité d’une défense commune et à se disputer la possession de la Sicile et de la suprématie maritime. Manifestation évidente de la jalousie et de la haine existant entre deux peuples ayant des intérêts de commerce et des besoins de conquête en complète opposition, la piraterie et les autres actions contraires au droit des gens ont toujours précédé l’état légal de guerre.

Les Mamertins, ces infâmes pillards furent la cause de la guerre qui éclata entre Carthage et Rome. Une légion romaine, commandée par le tribun militaire Decius Jubellus, Campanien d’origine, imita l’abominable trahison des Mamertins à Messine. Elle tenait garnison à Rhegium, de l’autre côté du détroit. Elle égorgea un jour les habitants de cette ville, s’empara de leurs biens, s’installa comme si Rhegium eût été pris d’assaut, et s’y maintint grâce aux secours que lui donnèrent les Mamertins (268 av. J.-C.)[10].

Ces bandits se soutinrent réciproquement, et les Mamertins devinrent un sujet d’inquiétude et de crainte pour les Syracusains et les Carthaginois qui se partageaient la possession de la Sicile. Il faut dire à l’honneur de Rome, qu’elle punit la perfidie de la légion de Decius. Le siège fut mis devant Rhegium et l’armée romaine passa au fil de l’épée le plus grand nombre de ces traîtres, Campaniens pour la plupart, qui, prévoyant leur sort, se défendirent avec furie. Trois cents furent faits prisonniers ; ils furent amenés à Rome, conduits sur le marché par les préteurs, battus de verges et mis à mort. Rome rendit aux habitants de Rhegium leur ville et leur territoire.

Quant aux Mamertins, privés d’auxiliaires, ils ne furent plus en état de résister aux forces de Hiéron de Syracuse. La division se mit entre eux : les uns livrèrent la citadelle aux Carthaginois, les autres envoyèrent à Rome une ambassade pour offrir la possession de leur ville au peuple romain et le presser de venir à leur secours.

L’affaire mise en délibération dans le Sénat fut envisagée sous deux points de vue opposés. D’un côté, il paraissait indigne des vertus romaines de protéger, en défendant les Mamertins, des brigands semblables à ceux qu’on avait punis si sévèrement à Rhegium ; de l’autre, il semblait important d’arrêter les progrès des Carthaginois qui, maîtres de Messine, le seraient bientôt de Syracuse et de la Sicile entière, et qui, ajoutant cette conquête à leurs anciennes possessions de Sardaigne, d’Afrique et d’Espagne, menaçaient de toutes parts les côtes de l’Italie. Le Sénat n’osa prendre aucune décision, il renvoya l’affaire au peuple qui, accablé par les expéditions incessantes de Rome contre les nations voisines, trouva l’occasion bonne de réparer ses pertes et s’empressa de voter la guerre.

Le consul Appius Claudius vint s’établir à Rhegium, à la tête d’une grosse armée. C’est en vain que Carthage, indignée de la conduite de son ancienne alliée, déclare que pas une barque romaine ne passera le détroit et que pas un soldat romain ne se lavera dans les eaux de la Sicile, Appius, profitant d’une nuit obscure, passe le détroit avec 20.000 hommes sur des radeaux formés de troncs d’arbres et de planches grossièrement jointes, appelés caudices et caudicariæ naves. Le succès de cette audacieuse entreprise immortalisa Appius qui reçut le surnom de Caudex (264 av. J.-C.). Telle fut l’origine des guerres puniques[11].

Carthage ne pouvait être attaquée que sur mer, Rome le comprit et résolut d’organiser une grande force navale. Jusqu’à cette époque, les Romains n’avaient fait usage que de vaisseaux marchands[12]. Le Sénat ordonna la construction d’une flotte de ligne, composée de vingt trirèmes et de cent quinquérèmes. La chose ne fut pas peu embarrassante. Les Romains n’avaient point d’ouvriers qui sussent la construction de ces bâtiments à cinq rangs de rames, et personne dans l’Italie ne s’en était encore servi. On prit pour modèle une pentère carthaginoise[13] échouée sur la côte. Cette heureuse capture fut mise à profit en toute hâte. Les travaux furent poussés avec tant d’activité que deux mois après qu’on eut porté la hache dans les forêts, cent soixante vaisseaux furent à l’ancre sur le rivage[14]. Il ne manquait plus que des marins, la discipline romaine les eut bientôt formés. Pendant que les navires étaient encore dans les chantiers, les recrues qui devaient les monter (socii navales) s’habituaient sur terre à faire avec des rames tous les mouvements de la manœuvre[15]. Aussi dès que les navires furent équipés, ils n’eurent besoin que de s’exercer quelques jours sur la mer, le long des côtes, avant de se diriger vers la Sicile à la rencontre des Carthaginois. Duilius conduisait cette flotte (260 av. J.-C.) ; mais ses vaisseaux lourdement construits, et son équipage trop inexpérimenté ne pouvaient lutter contre la flotte carthaginoise, la première du monde. Le général romain n’obtint la victoire qu’en transformant le combat en un combat de terre : un énorme harpon de fer appelé corbeau (cornus) accrochait un vaisseau ennemi et le tirait violemment contre le vaisseau romain. Aussitôt un pont était jeté et le légionnaire l’emportait sur le pilote carthaginois dont la science et l’habileté dans l’art naval devenaient inutiles.

Le récit des guerres puniques serait en dehors de notre sujet ; la piraterie fut remplacée par l’état de guerre. Cette lutte implacable entre deux nations se termina par la ruine de la grande cité africaine (146 av. J.-C.) ; mais dès la tin de la première guerre punique Rome avait enlevé à Carthage l’empire de la mer, à la suite de la victoire navale des îles Égates (242 av. J.-C.) ; la Sicile, la Corse et la Sardaigne étaient tombées en son pouvoir. La plus grande puissance maritime de l’occident succombait ; l’empire de la mer passait à Rome. Allait-elle l’exercer ? Il ne le semble pas. Les Romains en vérité n’étaient pas des marins ; s’ils avaient vaincu les Carthaginois c’est que ceux-ci, trop confiants dans leur supériorité, avaient depuis longtemps négligé leur marine militaire et n’équipaient leurs flottes qu’avec des soldats et des matelots tous mercenaires, sans courage et sans zèle pour la patrie. L’histoire ne nous apprend-elle pas en effet que ces mercenaires se révoltèrent et soutinrent pendant plus de trois ans (241-238 av. J.-C.) cette guerre inexpiable qui mit Carthage à deux doigts de sa perte. Rome, au contraire, était brûlante de patriotisme ; ses flottes étaient-elles détruites par l’ennemi ou par la tempête, immédiatement elle en reconstruisait d’autres plus fortes encore. Ses généraux eurent l’immense habileté de transformer le combat naval en un combat de terre, grâce à l’invention du corbeau. Après chaque victoire, Rome avait donné l’ordre à Carthage de brûler ses vaisseaux, mais la guerre finie, elle laissait sa flotte pourrir dans le port. Rome se souciait peu de remplacer les puissances maritimes, il lui semblait suffisant de posséder les rivages pour que la mer lui appartint. Ce fut là une grave erreur, la politique romaine livra la mer aux pirates. Qui le prouve mieux que ce singulier hommage rendu à Scipion l’Africain par des pirates ? Le vainqueur des Carthaginois, retiré des affaires publiques, vivait dans le repos à sa campagne de Literne, quand le hasard y conduisit à la fois plusieurs chefs de pirates, curieux de le voir. Persuadé qu’ils venaient dans l’intention de lui faire quelque violence, Scipion plaça une troupe d’esclaves sur la terrasse de sa maison, aussi résolu que bien préparé à repousser les brigands. A la vue de ces dispositions, les pirates renvoyèrent leurs soldats, quittèrent leurs armes, et, s’approchant de la porte ils crièrent à Scipion que loin d’en vouloir à sa vie, ils venaient rendre hommage à sa vertu ; qu’ils ambitionnaient comme un bienfait du ciel le bonheur de voir de près un si grand homme, qu’ils le priaient donc de se laisser contempler en toute assurance. Ces paroles furent portées à Scipion qui fit ouvrir les portes et introduire les pirates. Ceux-ci, après s’être inclinés religieusement sur le seuil de la maison, comme devant le plus auguste des temples et le plus saint des autels, saisirent avidement la main de Scipion, la couvrirent de baisera, et, déposant dans le vestibule des dons pareils à ceux que l’on consacre aux dieux immortels, ils s’en retournèrent heureux de l’avoir vu. Qu’y a-t-il de plus grand que cette majesté qui émerveilla des brigands ? s’écrie Valère Maxime (II, X, 2). Mais, si l’on va au fond des choses, on est bien tenté de trouver cet hommage quelque peu suspect. Que de reconnaissance les pirates ne devaient-ils pas à celui qui avait brûlé la flotte carthaginoise et détruit la plus grande et la seule puissance maritime d’alors ! Depuis la ruine de Carthage, la Méditerranée était au pouvoir de la piraterie, et il fallut que Rome entreprit contre elle une lutte acharnée.

 

 

 



[1] Les autres termes : gubenare, ancora, prora, anquina, nausea, aplustre, sont grecs.

[2] Tite-Live, I, 33.

[3] Tite-Live, VII, 25.

[4] Diodore de Sicile, XVI, 82.

[5] Tite-Live, VIII, 14 ; — Florus, I, 11.

[6] Tite-Live, IX, 30.

[7] Tite-Live, IX, 33.

[8] Là se trouvait le temple de Junon Lacinienne au S.E. de Crotone.

[9] Denys d’Halicarnasse, Excerpta.

[10] Diodore de Sicile, Excerpta, XXII.

[11] Polybe, I, 1 ; — Diodore de Sicile, Excerpta, XXIII.

[12] Leroy, Marine des anciens, t. XXXVIII des Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

[13] Synonyme de quinquiremis, Polybe, I.

[14] Florus, II.

[15] Polybe, I.