LA PIRATERIE DANS L’ANTIQUITÉ

 

CHAPITRE III

 

 

LES CARIENS ET LES PHÉNICIENS

L’Asie-Mineure s’avance comme un immense promontoire entre le Pont-Euxin et la mer de Chypre. La chaîne du Taurus couvre ses cotes méridionales de hautes montagnes, repaire dans tous les temps de populations insaisissables et toujours prêtes à descendre dans les plaines et sur la mer pour piller les voyageurs et les marchands. Cette région montagneuse, formant de l’ouest à l’est, la Carie, la Lycie, la Pamphylie, la Cilicie, fut colonisée par des peuples paraissant avoir la même origine, le même culte et les mêmes idiomes. Parmi ces peuples, les Cariens ont eu une grande puissance dans les temps reculas. Ils couvrirent la mer Égée de leurs vaisseaux et les îles de leurs colonies, car lorsque Nicias fit, en l’an 126, la purification de Délos, on reconnut que la plupart des morts ensevelis dans cette île et qu’on exhuma, étaient Cariens. Ils exerçaient la piraterie et ne vivaient que de brigandage. Minos, roi de Crète, les chassa de la mer Égée, ainsi que nous le verrons bientôt.

Leurs voisins, les Phéniciens, ne valaient guère mieux en principe. Ils étaient qualifiés par Homère de navigateurs habiles mais trompeurs, et j’ai déjà cité plusieurs de leurs exploits de piraterie.

D’après Hérodote[1], les Phéniciens habitaient jadis les bords de la mer Rouge ; de là, ils vinrent en Syrie et s’établirent sur les côtes de la Palestine. L’époque de cette migration remonte à une haute antiquité. Hérodote visita un temple célèbre d’Hercule (Melkarth) à Tyr, qui aurait été bâti en même temps que cette ville, habitée déjà depuis 2300 ans au moment du voyage du grand historien[2]. Sidon était encore plus ancienne que Tyr ; elle est mentionnée par Jacob, à son lit de mort[3]. Ces deux villes résumèrent en elles toute la puissance, toute la richesse, toute la grandeur de la nation phénicienne. Établis sur une côte étroite et de peu de ressources, les Phéniciens se tournèrent du côté de la mer. Ils fondirent de nombreuses colonies et firent de la Méditerranée une mer phénicienne. Les documents de leur histoire sont malheureusement détruits, et presque tout ce que nous savons d’eux est parvenu sous forme de mythe. On contait que Melkarth, l’Hercule tyrien, avait rassemblé une armée et une flotte nombreuse dans le dessein de conquérir l’Ibérie, où régnait Khrysaor, fils de Géryon. Il aurait soumis, chemin faisant, l’Afrique où il introduisit l’agriculture et fonda la ville fabuleuse d’Hécatompyles, franchi le détroit auquel il donna son nom, bâti Gadès et vaincu l’Espagne. Après avoir enlevé les bœufs mythiques de Géryon, il serait revenu en Asie par la Gaule, l’Italie, la Sardaigne et la Sicile. A cette tradition d’ensemble qui résume assez bien les principaux traits de la colonisation phénicienne, venaient se joindre mille légendes locales. C’était Kynras à Chypre et à Mélos ; Europe enlevée par Zeus ; Cadmos, envoyé à la recherche de sa sœur, visitant Chypre, Rhodes, les Cyclades, bâtissant la Thèbes de Béotie, et allant mourir en Illyrie. Partout où les Phéniciens étaient passés, la grandeur et l’audace de leurs entreprises avaient laissé dans l’imagination des peuples des traces ineffaçables. Leur nom, leurs dieux, le souvenir de leur domination ont formé des légendes et des fables à l’aide desquelles on parvient à reconstruire en partie l’histoire perdue de leurs découvertes[4]. Les Phéniciens furent d’intrépides navigateurs. On connaît la célèbre tradition recueillie en Égypte par Hérodote sur le voyage des Phéniciens qui s’embarquèrent, par l’ordre du roi égyptien Néko, de la vingt-sixième dynastie, sur le golfe Arabique, longèrent l’Afrique jusqu’au sud, la remontèrent et revinrent, au bout de trois ans, par les colonnes d’Hercule, débarquer en Égypte[5].

La grandeur de la nation phénicienne était toute commerciale. De pêcheurs qu’ils étaient d’abord, les Phéniciens furent conduits par une pente naturelle au trafic maritime. L’homme pourvu de ce qui est nécessaire à son existence, éprouve le besoin d’échanger les produits qu’il a un excès contre ceux qui lui font défaut. C’est ainsi que le commerce a pris naissance. Aucun autre peuple n’imprima un essor plus rapide au commerce et à la navigation. Un coquillage que la mer jette sur le rivage donna la pourpre a ces habiles négociants. Les artisans phéniciens excellèrent dans le travail des étoffes, du verre et des métaux précieux. Leurs vaisseaux, portant à la proue l’image des Pataïces[6], divinités nationales, sillonnaient les mers. Au début, les Phéniciens ne naviguèrent que le jour, et en vue des côtes, mais ils s’enhardirent peu à peu, et osèrent les premiers, selon Strabon, franchir le sein des mers sur la foi des étoiles. Ils connaissaient la Grande-Ourse et l’appelaient Pharasad (indication), parce que cette constellation leur indiquait leur route. Quand l’étude de l’astronomie se perfectionna chez eux, ils reconnurent que Pharasad n’indiquait pas le nord avec assez de précision pour empêcher des erreurs ; alors ils s’attachèrent à observer la constellation de Cynosure (la Petite-Ourse), qui occupe un champ moins  étendu et varie moins de situation. Thalès de Milet, originaire de Phénicie, porta plus tard cette astronomie nautique aux Grecs qui la transmirent aux Romains.

Quelle grande idée ne doit-on pas se faire des Phéniciens quand on voit qu’ils allaient chercher l’or dans la Colchide, pays classique de ce précieux métal, et, envoyés par Salomon, parcourir la mystérieuse région d’Ophir, qui est selon toute probabilité la ville de Saphar de l’Arabie heureuse, d’où ils rapportèrent de l’or, de l’argent, des dents d’éléphants, des singes, des paons, du bois de sandal et des pierres précieuses[7]. Ils tiraient aussi de l’or des îles de la Grèce et de toute l’Ibérie, mais particulièrement de la Turdétanie. L’argent, plus rare que l’or dans l’antiquité, était recueilli par eux en Colchide, en Bactriane, en Grèce, en Sardaigne et en Espagne (à Tartessus et à Gadès). Le cratère d’argent, le plus beau de tous ceux qui existent sur la terre, au dire d’Homère[8], gagné par Ulysse pour prix de la course, avait été apporté de Sidon sur un vaisseau phénicien. Le commerce de l’ambre jaune (electrum) que l’on tira d’abord de la Chersonèse cimbrique, et plus tard des rivages de la mer Baltique, doit soli premier essor à la hardiesse et à la persévérance des Phéniciens. Parmi les autres matières qu’ils transportaient il faut encore citer l’étain, tiré des îles Cassitérides (îles Britanniques), les aromates, les parfums, la pourpre, l’ivoire, les bois de luxe, les gommes, les pierreries, etc. On voit par ce rapide aperçu, combien la navigation était florissante et étendue chez les Phéniciens. Ils furent les intermédiaires les plus actifs des relations qui s’établirent entre les peuples depuis l’Océan Indien jusqu’aux contrées occidentales et septentrionales de l’ancien continent. Ils contribuèrent, dit avec raison Humboldt, plus que toutes les autres races qui peuplèrent les bords de la Méditerranée, à la circulation des idées, à la richesse et à la variété des vues dont le monde fut l’objet[9].

Ils se servaient des mesures et des poids employés à Babylone, et de plus, ils connaissaient, pour faciliter les transactions, l’usage des monnaies frappées. Mais ce qui contribua le plus à étendre leur influence, ce fut le soin qu’ils prirent de communiquer et de répandre partout l’écriture alphabétique.

Le témoignage de l’antiquité est unanime pour attribuer l’alphabet aux Phéniciens[10]. Cependant ils n’ont pas inventé le principe même des lettres alphabétiques, comme on l’a cru pendant longtemps. Un célèbre passage de Sanchoniaton nomme l’Égyptien Taauth (Thoth-Hermès), comme le premier instituteur des Phéniciens dans l’art de peindre les articulations de la voie humaine. Platon, Diodore, Plutarque, Aulu-Gelle, prouvent la perpétuité de cette tradition. Tacite surtout se montre bien informé sur l’origine de l’alphabet chananéen dans le passage suivant du XIe livre de ses Annales : Les Égyptiens surent les premiers représenter la pensée avec des figures d’animaux, et les plus anciens monuments de l’esprit humain sont graves sur la pierre. Ils s’attribuent aussi l’invention des lettres. C’est de l’Égypte que les Phéniciens, maîtres de la mer, les portèrent en Grèce et eurent la gloire d’avoir trouvé ce qu’ils avaient seulement reçu.

L’illustre Champollion indiqua l’existence de l’élément alphabétique dans les hiéroglyphes égyptiens[11]. Mais ses idées développées par Salvolini[12], modifiées par Ch. Lenormant et Van Drival n’avaient reçu aucune consécration scientifique, lorsque M. de Rougé, digne successeur de Champollion, reprit le problème et en donna la solution[13]. Il prouva qu’au temps où les Pasteurs régnaient en Égypte, les Chananéens surent tirer de l’écriture hiératique égyptienne, abréviation cursive des signes hiéroglyphiques, les éléments de leur alphabet. Sur les vingt-deux lettres dont se compose l’alphabet phénicien, M. de Bougé montra que quinze ou seize sont assez peu altérées pour qu’un reconnaisse leur prototype égyptien du premier coup d’œil, et que les autres peuvent se ramener au type hiératique sans blesser les lois de la vraisemblance. La démonstration savante de M. de Rougé reproduite en Allemagne par MM. Lauth Brugsch et Ebers, a été considérée comme décisive et les résultats en ont été généralement admis.

L’alphabet phénicien a été l’expression définitive de l’écriture. Du pays de Chanaan il s’est répandu dans tous les sens, et de là sont sorties toutes les écritures à l’exception du zend, d’origine cunéiforme, et de l’écriture coréenne, d’origine chinoise.

Les Phéniciens et les Egyptiens avaient beaucoup de relations commerciales entre eux  : un des ports de Tyr s’appelait le port égyptien, et, c’est en présence des inconvénients que présentait l’écriture égyptienne avec ses idéographismes et ses homophonismes, que les Phéniciens, peuple pratique et négociant par excellence, furent conduits à chercher un perfectionnement de l’écriture dans sa simplification, en la réduisant à une pure peinture des sons au moyen de signes invariables, un pour chaque articulation. Les relations des Phéniciens avec les Égyptiens remontent à une époque très reculée, car dans les monuments les plus anciens, on voit que l’écriture phénicienne était déjà parfaite. C’est ce que l’on peut remarquer sur deux papyrus antérieurs aux pasteurs hycsos, le papyrus frisse et le papyrus de Berlin, sur le sarcophage d’un roi de Sidon rapporté par le duc de Luynes, sur des inscriptions de Scyra et de Malte, et enfin sur des scarabées et des bijoux.

L’alphabet fut transporté par les Sidoniens et les Tyriens dans les contrées où ils se livraient au commerce et devint la souche commune d’où se détachèrent tous les alphabets du monde depuis l’Inde et la Mongolie jusqu’à la Gaule et l’Espagne. La tradition la plus accréditée chez les Grecs, qui connaissaient l’origine phénicienne de leur alphabet, attribuait à Cadmus[14], personnage légendaire, l’honneur d’avoir le premier répandu l’écriture sur le continent européen, d’autres légendes nommaient au lieu de Cadmus, Orphée, Linas, Musée et surtout Palamède qui aurait inventé les lettres aspirées doubles Φ, Θ, Χ. L’alphabet cadméen s’altéra suivant les lieux et forma les variétés connues sous les noms d’alphabet éolo-dorien, attique, ionien et alphabet des îles.

Tel fut le don immense que les Phéniciens apportèrent à la civilisation européenne naissante. Pline[15] a fait un éloge magnifique de ce grand peuple en disant que le genre humain lui était redevable de cinq choses : des lettres, de l’astronomie, de la navigation, de la discipline militaire et de l’architecture. Cette grande conquête de l’intelligence humaine est liée intimement à l’origine du commerce maritime, et comme la navigation était d’abord une véritable piraterie, c’est à l’existence audacieuse des marins phéniciens qu’il faut faire remonter l’origine et le rayonnement de l’invention de l’écriture chez les différentes nations du bassin de la Méditerranée.

En effet, si l’on cherche à se rendre compte de la vie des premiers Phéniciens, de leurs exploits, de leurs conquêtes, on voit qu’ils ne se faisaient pas faute d’exercer la piraterie sur les mers. Lélèges, Cariens et Phéniciens, à l’instar des Normands du moyen pige, s’en allaient au loin à la recherche d’aventures profitables ; ils rôdaient le long des côtes toujours à l’affût de belles occasions et de bons coups de main. S’ils n’étaient point en force, ils débarquaient paisiblement, étalaient leurs marchandises et se contentaient du gain que pouvait leur valoir l’échange de leurs denrées ou objets précieux. S’ils se croyaient assurés du succès, l’instinct pillard reprenait le dessus ; ils brûlaient les moissons, saccageaient les bourgs et les temples isolés, enlevaient tout ce qui leur tombait entre les mains, principalement les femmes et les enfants, qu’ils vendaient à un prix élevé sur les marchés d’esclaves de l’Asie ou que les parents rachetaient par de fortes rançons[16]. Aristote disait avec raison, des antiques Phéniciens, qu’ils ne connurent d’autre loi que la force, et ceux qui refusaient leurs offres en matière de commerce devenaient les victimes de leur insatiable avarice[17]. Ézéchiel les apostrophait en ces termes : Vous vous êtes souillés par la multitude de vos iniquités et par les injustices de votre commerce !

A côte du mal se trouve le bien. Ces expéditions audacieuses où se commettaient bien des violences, bien des crimes, n’en étaient pas moins profitables pour la civilisation. La piraterie à une époque où la loi était encore inconnue, où l’homme était dans la première phase de son existence, aux prises avec les nécessités de la vie, n’avait pis un caractère odieux, c’était un métier comme un autre.

 

 

 



[1] Hérodote I, 1 ; — VII, 89.

[2] Hérodote, II, 44. — An 460 av. J. C.

[3] Genèse, XLIX, 13.

[4] Maspero, Hist. ant. des peuples de l’Orient, VI.

[5] Hérodote, VI, 12.

[6] Hérodote, III, 37.

[7] III Rois.

[8] Iliade, XXIII, 743.

[9] Cosmos, II.

[10] Lucain, Pharsale, III, 220-224 ; Pline, Hist. nat., V, 12, 13 ; Clément d’Alexandrie, Stromat., I, 16, 75 ; Pomponius Méla, De sit. orb., I, 12 ; Diodore de Sicile, I, 139, V, 74 ; Sanchoniaton, ap. Eusèbe, Præp. evang., I, 10, p. 22, éd. Orelli ; Platon, Phædre, 59 ; Plutarque, Quæst. conv., IX, 3 ; Tacite, Annal., XI, 11.

[11] Lettre à Dacier, p. 20.

[12] Analyse gramm. de l’inscription de Rosette, p. 86.

[13] Mémoire lu, en 1859, à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, publié en 1874.

[14] Hérodote, V, 58.

[15] Histoire naturelle, V, 13.

[16] Maspero, Histoire ancienne.

[17] Aristote, de mirabil, auscult.