L'ABBÉ DUBOIS

TOME PREMIER

 

CHAPITRE TREIZIÈME.

 

 

Traité d'Utrecht. — Renonciations réciproques de la France et de l'Espagne à la réunion des deux couronnes. — Mort du duc de Berry. — Empressement autour de la personne du duc d'Orléans. — Les princes légitimés sont déclarés capables de succéder à la couronne. — Testament de Louis XIV. — Dubois est rappelé de son abbaye d'Airvaux. — Intrigue du Roi d'Espagne au sujet de la Régence. — Ouvertures faites au duc d'Orléans par le Roi Georges Ier. — Voyage de Dubois en Angleterre. — Mort du Roi.

 

Louis XIV supporta avec une grande force d'âme un malheur domestique qui lui ravissait les espérances les plus chères au cœur d'un Roi et d'un père. La paix qu'il souhaitait si ardemment lui sembla plus désirable encore dans la situation où il se trouvait. Menacé par l'âge d'une fin prochaine, et forcé de laisser la couronne à un enfant de quatre ans, il entrevoyait les difficultés d'une Régence au milieu de l'état de guerre. Autour de lui, personne n'était capable de porter le fardeau sous lequel il se sentait fléchir, et le Roi savait que toute minorité traîne à sa suite des dissensions qui pouvaient compliquer d'une guerre intérieure celle qu'il soutenait avec tant de peine au dehors.

Les vœux de Louis XIV furent enfin comblés. Les négociations préliminaires, entamées à Londres le 29 janvier 1711, après être passées par des phases diverses, qui devaient inspirer peu de confiance dans leur résultat final, aboutirent au congrès d'Utrecht. Les conférences commencèrent l'année suivante sans que les hostilités fussent arrêtées. L'obstacle principal à la conclusion de la paix venait de l'hésitation de Louis XIV à garantir aux alliés la séparation absolue, dans l'avenir, des couronnes de France et d'Espagne.

L'Angleterre faisait de cette clause une condition essentielle du Traité, et proposait, comme moyen de la rendre solide, la voie des renonciations réciproques. Le Roi voyait de bonne foi, dans la renonciation exigée, une stipulation contraire aux maximes d'État, en vertu desquelles le Roi ne tient la couronne ni de son prédécesseur, ni du peuple, ni de la loi, mais de Dieu, à qui il appartient seul d'abolir un droit supérieur aux lois humaines.

On fit cependant entendre à Sa Majesté qu'en aliénant ce droit, qu'elle prétendait sauvegarder, elle ne le mettait pas en péril, précisément parce qu'il ne dépendait pas d'elle de le sanctionner ou de l'anéantir.

Cette argumentation, toute spécieuse qu'elle était, suffit pour apaiser les scrupules de Louis XIV ; en conséquence, il accepta une condition sur laquelle on pouvait revenir plus tard. Les alliés pensèrent qu'ils avaient une satisfaction complète des résistances du Roi, et consentirent, le 19 août 1712, à une suspension d'armes basée sur les renonciations dont les termes restaient à spécifier, tant du Roi d'Espagne que des princes de la famille royale de France.

Philippe V signa, le 5 novembre suivant, une renonciation de tous ses droits à la couronne de France[1]. Cette déclaration fut approuvée et confirmée par les États généraux d'Espagne le 9 du même mois. Le duc de Berry fit une renonciation identique, par rapport à ses droits éventuels au trône d'Espagne, et le duc d'Orléans donna, le 19 novembre de la même année, un désistement formel des prétentions qu'il pouvait avoir par sa naissance à la succession de Charles IL

Louis XIV confirma, par lettres patentes du mois de mars 1713, les déclarations du Roi d'Espagne et des princes français, et rétracta expressément les lettres-patentes de 1701. Comme dernière sûreté, le ministre de la Reine Anne demanda l'enregistrement, par le Parlement de Paris, de tous ces actes, et le duc de Schrewsbury, ambassadeur extraordinaire, assista, le 15 du même mois, à leur entérinement en séance solennelle. Le gouvernement anglais ne se croyait pas assuré par trop de précautions contre la mauvaise foi qui avait fait éluder le premier traité de partage de la monarchie espagnole.

La paix, signée à Utrecht le 11 avril 1713, fut publiée à Paris le 25 mai suivant[2]. Le Roi put se flatter un moment que tout souriait à ses vœux, et qu'après avoir débarrassé son peuple de la guerre, il jouirait avec tranquillité des restes d'Une vie glorieuse. Ce fut un rêve de courte durée.

Il était réservé à Louis XIV d'expier, par une vieillesse infortunée, le cours de ses prospérités inouïes. Le 4 mai 1714, le duc de Berry mourut à l'âge de vingt-huit ans, sans laisser de postérité. Quoique le Roi ne fit pas un grand fond sur le caractère de son petit-fils, qu'il savait être timide et porté à se laisser dominer par l'ascendant de sa femme, il lui reconnaissait néanmoins des principes honnêtes, des sentiments de piété qui pouvaient rendre ses conseils utiles dans une Régence, dont le temps s'annonçait.

La mort prématurée du jeune prince privait ainsi l'héritier de la couronne de son appui le plus proche. De plus, elle faisait passer au duc d'Orléans les droits à l'exercice de la Régence, et, dans l'état d'excitation où se trouvait le Roi à l'égard de son neveu, cette idée lui rendit encore plus sensible la perte qu'il venait de faire.

Cet événement fit revivre les affreux soupçons que la mort du duc de Bourgogne avait répandus. Par un de ces retours singuliers, qui sont le jeu naturel de l'ambition des cours, au moment même où l'opinion publique se déclarait contre le duc d'Orléans, Son Altesse Royale voyait accourir les courtisans qui l'avaient fui dans les mauvais jours : ils attendaient d'un ordre nouveau une moisson de faveurs et de grâces. Dans la foule de ces adorateurs de la fortune, on remarqua par la ferveur de leur zèle la plupart des seigneurs qui avaient appartenu le plus étroitement à la cabale du grand Dauphin, et, à ce titre, avaient été les adversaires les plus prononcés du prince. C'est ainsi que le duc d'Antin, un des familiers de Meudon, ne rougit pas d'apporter au Palais-Royal l'hommage peu sincère d'un dévouement qui n'étonna pas le duc d'Orléans, accoutumé à fouler aux pieds toutes les convenances morales, et à mépriser les hommes[3].

Tant de sujets de chagrins donnaient à Louis XIV des motifs d'envisager l'avenir avec inquiétude. L'espoir de la monarchie reposait sur la tête d'un enfant débile, dernier rejeton de la branche royale. Il pouvait arriver que cet héritier direct du trône fût aussi enlevé subitement à sa destinée ; la couronne revenait alors de plein droit au duc d'Orléans, en vertu de la renonciation de Philippe V. Mais il n'était pas probable que le Roi d'Espagne, en présence d'un événement qui aurait favorisé la maison d'Orléans, ne revint pas sur cette renonciation, qu'il savait infirmée, dans l'opinion du Roi, par des considérations supérieures à des conventions politiques. On avait pu voir le cas qu'il faisait des actes de désistement, lorsqu'à la mort du duc de Bourgogne, il écrivit à son aïeul pour réclamer ses droits successifs en France, au défaut du duc d'Anjou[4]. Les mêmes prétentions devaient se produire de nouveau, selon toutes les apparences. Il importait, en conséquence, de fermer la porte à des rivalités qui auraient infailliblement compromis l'État et l'autorité royale ; ce fut le souci constant du Roi, et l'objet de tous ses efforts.

On a cru, et cette supposition n'était pas sans vraisemblance, que Louis XIV était d'accord avec Philippe V sur la légitimité des droits du Roi d'Espagne à la couronne de France, et qu'il les lui conserva par un acte secret, pour les faire valoir le cas échéant ; mais il n'a paru aucune trace d'un arrangement de cette sorte. Il est même certain que le Roi prit, dès ce temps-là, toutes ses mesures, comme si la succession de France était menacée de manquer d'héritiers.

En effet, un édit de juillet 1714, amplifiant les prérogatives accordées jusque-là aux princes légitimés, ordonna qu'en cas de défaillance des princes légitimes de la maison de Bourbon, la couronne serait dévolue de droit aux princes légitimés et à leurs enfants dans l'ordre de succession, et leur accorda entrée et séance au Parlement au même âge que les princes du sang. Il ne faut peut-être pas chercher d'autre cause à cette disposition extraordinaire que l'attachement excessif du Roi pour les légitimés, et le dé.ir qu'il avait de complaire à Madame de Maintenon, à laquelle parait appartenir la hardiesse de cette conception. Il semblerait cependant que le motif d'une élévation aussi peu mesurée était au moins autant dans les défiances et la rancune que Sa Majesté nourrissait contre son neveu, et qu'en grandissant les légitimés, elle ait voulu donner en quelque sorte un contrepoids à l'influence et mettre une barrière aux entreprises du duc d'Orléans.

En rapprochant l'édit du mois de juillet du testament de Louis XIV, qui fut signé à Marly le 2 août suivant, on acquiert la conviction que cette conjecture n'est pas sans quelque probabilité. Les importantes attributions dévolues au duc du Maine par le testament confirment les véritables intentions du Roi, et donnent le secret des motifs de l'édit. Le fils légitimé de Madame de Montespan est chargé particulièrement, par les dernières volontés de Sa Majesté, de veiller à la sûreté, à la conservation et à l'éducation du Roi mineur ; tous les officiers de la maison royale sont placés sous son obéissance[5]. Pour exercer avec autorité une aussi haute charge, à côté du duc d'Orléans investi d'un simple droit en quelque sorte honorifique, on comprend qu'il était nécessaire de donner au duc du Maine une considération qui l'égalât au premier prince du sang, auquel le Roi l'opposait ; l'édit de juillet lui avait conféré les prérogatives de prince du sang : une déclaration du 23 mai lui en accorda le titre.

Le Roi connaissait trop bien le duc du Maine pour ne pas sentir qu'il apprêtait à son fils un personnage hors de son caractère et au-dessus de ses forces. Doué d'un esprit agréable et de la plupart des qualités aimables que l'on recherche dans la société, le prince par malheur manquait de décision, et n'avait, disait-on, ni le sang-froid qui fait les hommes supérieurs dans les moments de danger, ni le courage bouillant qui fait les héros ; mais comme les plus grandes difficultés pouvaient naître de l'audace du duc d'Orléans, Sa Majesté, en bornant les droits de son neveu à la présidence du conseil de Régence, eut soin de ne faire entrer dans le conseil que des personnes dont la fidélité lui était assurée et qu'il savait éloignées du duc d'Orléans. Il fallait que Louis XIV fût bien prévenu de sa puissance, s'il crut qu'à sa mort, un acte de sa volonté écarterait les dissensions, après en avoir lui-même semé le germe dans les dispositions partiales au moyen desquelles il avait élevé le fils de Madame de Montespan aux honneurs et au rang des princes du sang royal.

Le duc d'Orléans fut instruit confidentiellement des clauses testamentaires par le chancelier Voisin, qui avait concouru à l'acte. Le chancelier était la créature de Madame de Maintenon. Il venait d'être pourvu des sceaux, laissés par Pontchartrain, qui n'avait pas voulu tremper dans les intrigues dont Voisin devint l'instrument. C'était, en outre, un homme peu prévenant, de façons fort rudes, et par ces raisons peu empressé de rompre le secret du Roi, uniquement pour être agréable au duc d'Orléans. S'il voulut sonder par cette indiscrétion les sentiments de Sou Altesse Royale, il dut rapporter à Louis XIV que le prince était mortifié de la préférence accordée au duc du Maine ; mais il ne put rien dire qui fit soupçonner des intentions arrêtés d'attaquer un jour les dernières volontés du Roi.

Toutefois, si le duc d'Orléans n'en eut pas d'abord la pensée, il aurait pu facilement en concevoir la possibilité, en recevant les protestations de dévouement de ceux mêmes qui semblaient avoir le plus à ménager le Roi. Il n'est que les règnes nouveaux pour apprendre tout ce qu'il y a dans l'Etat de conseils à vendre, de services à acquérir. Leduc d'Orléans eut l'adresse de ne rebuter personne, et laissa tous ces solliciteurs persuadés qu'ils étaient nécessaires. En même temps, il était trop perfectionné dans la ruse pour découvrir ses véritables desseins.

Dans une circonstance qui réclamait aussi nécessairement de la dextérité et une résolution hardie, le prince n'eut garde d'oublier Dubois. On se rappelle qu'une cabale de favoris de Son Altesse Royale avait forcé l'abbé de se retirer à Airvaux, au commencement de 1713. Il y passa une année entière dans une espèce d'exil, et il a souvent avoué depuis que ce fut le temps le plus heureux de sa vie. Le duc d'Orléans le manda à Paris au mois de mai 1714, après la mort du duc de Berry. L'abbé trouva le prince livré à des conseils plus capables de le perdre que de l'éclairer. Tous ceux qui approchaient Son Altesse Royale cherchaient à exalter son orgueil et ses espérances, et ne lui montraient que des voies fausses ou dangereuses pour arriver aux fins qu'ils promettaient à son ambition. Le duc d'Orléans, les surpassant en pénétration, laissait dire, ne rejetait aucun avis, n'en adoptait aucun, et ne se fiait bien qu'à Dubois. L'abbé devint, pour ainsi dire, le ministre privé de son prince. Le temps de ses hautes destinées était venu. Sa position s'affermit, sa fortune ne fut plus sujette à des vicissitudes, parce qu'elle ne dépendit que de son mérite, de son génie, et personne ne pouvait lui rendre justice plus complètement que le duc d'Orléans, le meilleur juge de ses grands talents.

Dubois ne tarda pas à donner des preuves de cette intelligence vive, de cette fécondité de ressources, qui firent sa supériorité dans les affaires épineuses. Au mois de mai 1715, le prince de Cellamare fut accrédité près la Cour de Versailles, en qualité d'ambassadeur de Sa Majesté Catholique. Ses instructions lui prescrivaient de s'enquérir des dispositions arrêtées quant à la forme de la Régence, et, selon le cas, d'agir conformément aux réserves que Philippe V faisait, par rapport aux droits qu'il avait été contraint de relâcher, et qu'il comptait revendiquer à l'occasion. Mais le Roi avait de bonnes raisons de ne pas découvrir avant le temps les clauses du testament à son petit-fils, dont il connaissait les prétentions. Le prince de Cellamare ne faisait, d'ailleurs, aucun mystère des vues de son maître, qui étaient de se saisir de la Régence, qu'il aurait déléguée à un substitut, de manière à se trouver maitre du gouvernement, si le jeune Roi venait à être enlevé à la couronne. Ce projet ne tendait à rien moins qu'à déchirer le traité d'Utrecht, et les engagements formels que l'Angleterre avait obtenus avec tant de peine. Le gouvernement anglais s'émut des prétentions de Philippe V, et donna toute son attention aux menées du Roi d'Espagne. Il faut dire les causes qui inspiraient à la cour de Madrid une confiance si grande, et à l'Angleterre des alarmes si vives.

Tout annonçait la fin du règne de Louis XIV. Les esprits étaient dans cette anxiété que donne l'attente d'un grand événement dont on pressent la gravité. Le moindre écart dans la politique suivie par le Roi menaçait de provoquer des troubles au-dedans, la guerre au dehors ; et tous les vœux, toutes les espérances étaient tournés au maintien de la paix. Mais on envisageait les choses d'un autre œil en Espagne. Albéroni, parvenu à la tête du gouvernement, disposait sous un maitre faible d'une autorité sans bornes. Il agitait déjà dans son esprit hardi le vaste dessein d'opposer les États de l'Europe entre eux et de profiter des embarras qu'il aurait créés pour relever la splendeur de la monarchie espagnole au milieu d'une guerre générale. L'exécution de ce plan exigeait qu'il s'assurât d'abord de la France, et il ne voyait de moyen plus sûr que de faire donner la Régence à Philippe V. Il comptait plus sur ses intrigues que sur les droits de Sa Majesté Catholique et les sympathies des Français pour arriver au but qu'il se proposait. On verra comment le Régent et Dubois, après avoir déjoué d'abord ses calculs, par rapport à la Régence, arrêtèrent ensuite son ambition et son audace.

Pendant que l'Espagne montrait si peu de souci pour la paix, et surtout pour le traité d'Utrecht, les Wighs[6] d'Angleterre, par une inconséquence bizarre, étaient réduits à s'appuyer sur ce traité qu'ils avaient attaqué, tandis que les Tories étaient au pouvoir, et sur ]a stabilité duquel ils allaient un peu plus tard marchander durement avec le Régent de France.

La reine Anne était morte le 12 août 1714. Georges de Brunswick[7], électeur de Hanovre, petit-fils de Jacques Ier, fut appelé à la couronne en vertu du nouvel ordre d'hérédité et d'un acte du Parlement. Son avènement ne donna lieu à aucune agitation ; mais les mesures violentes qu'il prit, en haine des Tories et pour intimider les Jacobites, ramenèrent la guerre civile. Le sang coulait en Ecosse pour la cause des Stuarts ; les Wighs remportaient sur les Jacobites, à Preston et à Dumblane (1715), des victoires qu'ils souillaient par d'impitoyables cruautés. Louis XIV, pressé par les partisans de Jacques III, et aussi, dit-on, par les secrètes recommandations de la feue Reine, sœur du Prétendant, hésitait à appuyer de ses secours une descente en Angleterre du Chevalier de Saint-Georges, nom sous lequel on désignait le fils de Jacques II, depuis le traité d'Utrecht. Georges 1er, croyant voir dans l'insurrection jacobite la conséquence des encouragements qu'elle recevait de Versailles, adressa au Roi des représentations qui furent mal reçues.

Georges n'espérant pas obtenir de Louis XIV, déjà malade, et qui touchait au terme de la vie, la satisfaction qu'il demandait, imagina d'intéresser le duc d'Orléans à épouser ses ressentiments contre les Jacobites. Il lui fit un épouvantail des prétentions de Philippe V à la Régence de France. Lord Stairs, son ambassadeur à Paris, fut chargé de lui offrir secrètement l'assistance de l'Angleterre contre son compétiteur, sous la seule condition de tenir la clause du traité d'Utrecht, qui garantissait le nouvel ordre de succession en Angleterre, et d'en exécuter loyalement toutes les obligations ; c'est-à-dire de refuser au Prétendant un asile dans le royaume, et de surveiller les menées de ses partisans en France.

Le duc d'Orléans était trop habile pour donner légèrement dans ce piège. Le danger dont on le menaçait n'était pas assez proche ni assez alarmant pour l'engager à souscrire immédiatement un accord dont il ne connaissait pas toute la portée, et qu'il pouvait avoir lieu de regretter plus tard : il éluda de répondre catégoriquement à milord Stairs. Mais comme la démarche du Roi Georges était pleine de courtoisie, il voulut répondre à ses avances par un acte qui marquât sa reconnaissance et son respect. L'abbé Dubois fut chargé d'aller secrètement porter en Angleterre les remerciements de Son Altesse Royale. Il devait, en même temps, tâcher de pénétrer les sentiments du Roi, par rapport à la conservation de la paix, et s'assurer si les engagements qu'il venait de prendre avec les Wighs pouvaient aller jusqu'à leur sacrifier le traité d'Utrecht, objet de leur rancune.

Dubois s'acquitta de sa mission avec le tact, l'adresse que le duc d'Orléans pouvait attendre de son intelligence et de son habileté. Les précautions furent si bien prises que son voyage à Londres ne fut pas connu, même au Palais-Royal. Il revint à Paris satisfait sur tous les points, hors un seul, qui était le plus important. Le Roi Georges et ses ministres témoignaient pour la Régence de Son Altesse Royale des sympathies auxquelles il n'était pas difficile de croire ; ils désiraient très-sincèrement conserver les relations établies avec la France ; mais ils ne pouvaient promettre que les adversaires du traité d'Utrecht n'en poursuivissent la résolution devant le Parlement. On faisait pressentir comme un sujet d'attaques la façon dont ce traité était exécuté en France, tant à l'égard du Prétendant qu'à l'égard des garanties que l'Angleterre se proposait par la démolition des fortifications de Dunkerque, et qui se trouvaient éludées par les travaux entrepris pris au port de Mardick.

Cette déclaration révélait une situation difficile, de laquelle pouvait sortir une guerre, dans le moment même où l'Etat aurait le plus besoin de tranquillité pour asseoir le gouvernement de la Régence. Le duc d'Orléans devinait bien que le peuple, qui juge sur les apparences, ne manquerait pas d'imputer la rupture de la paix au Régent, quoiqu'elle fût la conséquence des fautes de Louis XIV. Il se promit de diriger tous ses efforts vers la conservation de la paix. Dubois lui en donna l'espérance, en lui montrant que la France avait contre l'Angleterre un auxiliaire bien plus redouté qu'il n'était redoutable, dans la personne et le parti du Prétendant. Mais c'était un moyen dont il fallait se servir pour inspirer des craintes de loin, nullement pour entreprendre des aventures en Angleterre.

Le 10 août 1715, le Roi tomba malade. Le 23, sa position sembla désespérée ; on lui administra les sacrements. Le 25, jour de la fête de saint Louis, il éprouva un peu de soulagement, et fit appeler le duc d'Orléans, avec lequel il s'entretint longuement des affaires du gouvernement. Parmi les recommandations qu'il fit à son neveu, il insista sur la nécessité de maintenir la paix, et laissa percer le regret d'avoir lui-même trop sacrifié à la guerre. Cet état s'étant maintenu quelques jours, le Roi en profita pour expédier des ordres. La faiblesse revint le 29 ; l'agonie commença presqu'en même temps, et se prolongea jusqu'au 31. Dans la nuit de ce jour, le Roi perdit entièrement connaissance ; il mourut le 1er septembre à huit heures du matin.

 

 

 



[1] La renonciation du Roi d'Espagne annulait explicitement les lettres-patentes de Louis XIV, du mois de décembre 1700, par lesquelles le Roi conservait à son petit-fils et à ses descendants leur droit d'hérédité en France.

[2] La paix fut stipulée par cinq traités séparés avec l'Angleterre, le Portugal, le Roi de Prusse, le duc de Savoie et les États de Hollande. La guerre continua avec l'Empereur, et ne se termina que par les Traités de Rastadt (6 mars 1711), et de Bade, en Argovie (7 septembre de la même année).

[3] Le duc d'Antin, fils légitime du marquis et de la marquise de Montespan, et par conséquent frère utérin de la duchesse d'Orléans ; né en 1679, mort en 1736. Il avait le grade de lieutenant général. Sa conduite à la bataille de Ramillies lui attira des satires peu honorables. Il fut directeur général des bâtiments sous Louis XIV, et donna dans ces fonctions des preuves d'un goût délicat. Il était le courtisan le plus délié d'une époque où l'adulation était portée jusqu'à la bassesse. C'est ce même flatteur qui, pour se rendre agréable à Louis XIV, fit abattre la belle forêt de Petit-Bourg, qu'il savait déplaire au Roi.

[4] A cette époque, le duc d'Orléans, averti des démarches de Philippe V, demanda au Roi que la couronne d'Espagne lui fût attribuée au cas où Philippe monterait sur le trône de France. Le Roi refusa tout arrangement, parce qu'en effet il n'en pouvait prendre sans mécontenter les Espagnols.

[5] Par un premier codicille, daté du 13 août 1715, Louis XIV révoqua cette dernière clause, et donna au maréchal de Villeroi, nommé gouverneur du Roi mineur, l'autorité sur les affaires et les troupes de la maison royale.

[6] Cette dénomination de Wighs et Tories n'avait plus, en ce temps la même signification que sous Charles II ; les Wighs avaient désigné autrefois le parti populaire, opposé au Roi, et les Tories les partisans du Roi, sous les nuances d'opinions religieuses qui distinguaient ces factions. Sous la reine Anne et sous Georges Ier, ces deux expressions n'avaient plus un sens déterminé ; les Wighs représentaient les partisans de la maison de Hanovre, c'est-à-dire la branche protestante, et les Tories les partisans des Stuarts, indépendamment de l'idée papiste. Aujourd'hui, elles ont encore beaucoup dégénéré et ne s'appliquent plus qu'à deux grandes fractions de l'opinion publique : le parti de la cour (les Tories) et l'opposition (les Wighs).

[7] Il était fils de l'électeur Palatin Frédéric V, et d'Elisabeth, fille de Jacques Ier.