L'ABBÉ DUBOIS

TOME PREMIER

 

CHAPITRE DOUZIÈME.

 

 

Mariage de duc de Berry et de la princesse Élisabeth d'Orléans. — Dubois se propose de passer dans la maison de la princesse. — État des affaires en Espagne. — Mouvement en faveur du duc d'Orléans. — Dubois se rend à son abbaye d'Airvaux. — Accusation calomnieuse contre l'abbé. — Mort du duc de Bourgogne. — Soupçons répandus contre le duc d'Orléans.

 

Le Palais-Royal se repeupla de ces mêmes libertins que Dubois avait sollicité le duc d'Orléans d'éconduire. Les uns tenaient à la personne de Son Altesse Royale par leurs charges ; les autres étaient des seigneurs décriés pour leurs mœurs, mal venus à la Cour, mettant une sorte d'arrogance dans leurs vices, à cause de l'honneur qu'ils avaient d'être les commensaux du prince. Parmi les premiers et à leur tête, le marquis de la Fare, capitaine des gardes de Son Altesse Royale, bel esprit, philosophe léger, ami du plaisir, très-aimé du prince, donnait le ton à cette société. L'émulation qui régnait parmi ces gentilshommes corrompus produisit une hideuse licence, dont le souvenir n'a pu être effacé, même par la dépravation des mœurs du règne suivant.

Dubois avait autant d'ennemis dans ce cercle qu'il y avait de membres. C'étaient en grande partie les mêmes hommes ayant toujours jalousé sa faveur, et qui, durant les dernières campagnes d'Espagne, avaient tenté par leurs tracasseries de le forcer à la retraite. Les autres supportaient mal que la bonté du prince eût élevé l'ancien précepteur sur un si grand pied dans sa maison, et faisaient expier à l'abbé, par leurs dédains, l'élévation du mérite au rang de la naissance.

La présence de ces libertins avait fait fuir du Palais-Royal tous ceux qui se respectaient. Madame la Palatine, Madame la duchesse d'Orléans et sa jeune famille, habitaient Versailles, et venaient fort rarement à Paris. Cet éloignement des princesses, dont Dubois avait éprouvé constamment la bienveillance et l'amitié, le rendit plus sensible encore à ses dégoûts, et lui faisait désirer plus vivement de se retirer.

Le Roi arrêta en 1709 le mariage du duc de Berry, troisième fils du Dauphin, avec la princesse Elisabeth[1], fille aînée de Monseigneur le duc d'Orléans. Cette alliance avait été très-ardemment recherchée par Madame la duchesse de Bourbon[2], laquelle mit en jeu tous les ressorts pour en pourvoir une de ses filles, et se croyait sûre de l'emporter sur sa sœur, à cause de l'attachement que lui marquait Monseigneur le Dauphin. Cette union était, pour la famille d'Orléans, d'une grande conséquence, en ce qu'elle devait, après la mort du Roi, la rattacher au trône par des liens plus proches, et qu'elle dotait une princesse de son sang d'un établissement considérable.

Il arriva, vers le même temps, que la charge de secrétaire des commandements du duc de Berry demeura vacante. L'abbé Dubois forma le projet de la demander ; mais il ne le pouvait sans l'assentiment et la participation de Son Altesse Royale. Il fit donc connaître au prince l'intention de passer dans la maison de la future duchesse de Berry, et lui exposa les raisons qui l'engageaient à chercher les moyens de le servir dans une nouvelle position. Quoique le duc d'Orléans aperçût quelques avantages à placer près de sa fille un homme dont la fidélité et le dévouement lui étaient connus, il ne put se résoudre à agir selon les vues de l'abbé, et le laissa le maître de se pousser comme il l'entendrait près du duc de Berry, l'assurant que, s'il ne parvenait pas à s'y placer, il n'en conserverait pas moins sa charge dans sa maison.

Dubois trouva dans Madame Douairière et Madame la duchesse d'Orléans l'appui que le duc d'Orléans lui refusait. La princesse Elisabeth, ainsi que tous les enfants du duc d'Orléans, avait une amitié très-grande pour l'abbé, qui s'était un peu mêlé de leur éducation, et, en particulier, de l'éducation de la princesse Elisabeth, à laquelle il avait montré la langue italienne. La princesse joignit ses instances à celles de sa mère et de sa grand-mère ; mais les sollicitations de ces daines n'eurent aucun effet. Le Roi, le Dauphin et Madame de Maintenon virent tout de suite qu'un choix tel que celui que l'on conseillait à Sa Majesté aurait pour résultat de faire dominer dans la maison du duc de Berry, prince faible, l'influence et peut-être les volontés du duc d'Orléans : cette considération seule fit écarter Dubois.

En restant dans la maison de Son Altesse Royale, l'abbé résolut de se borner strictement aux devoirs de sa charge. D'ailleurs, il put croire un moment que des événements prochains forceraient le prince à sortir de son oisiveté.

En effet, les résultats généraux de la guerre étaient défavorables à Louis XIV. Le Roi ne songeait plus qu'à négocier la paix, et proposait de l'acheter par les concessions les plus mortifiantes. Les alliés, ne jugeant pas la France assez abaissée, refusèrent tout accommodement. Il fallait continuer les hostilités avec des armés épuisées, des arsenaux vides, et un trésor qu'aucun expédient n'avait pu remplir. Dans cette position critique, on pressentait que Louis XIV, réduit à couvrir son territoire, ne tarderait pas à abandonner l'Espagne à ses vicissitudes, pour ne songer qu'à la conservation de son propre royaume. Les Espagnols entrevoyaient déjà l'effet de leur isolement. Depuis le départ du duc d'Orléans, les affaires avaient pris un autre cours. Les partisans de l'archiduc Charles s'étaient enhardis et montraient autant d'audace que Philippe V laissait voir d'insouciance et de pusillanimité. Incapable de défendre sa couronne, le petit-fils de Louis XIV semblait résigné à la perdre. Il ne recevait de la France aucun secours, et n'osait demander à son propre pays, divisé par les factions, les sacrifices généreux et les suprêmes efforts qui font le salut des empires menacés. Tout faisait craindre que la monarchie espagnole ne penchât vers sa ruine, car on savait que les alliés ne laisseraient pas aux mains de l'archiduc Charles l'héritage entier de Charles Il.

Ces craintes contribuèrent à reformer le parti qui, en 1700, avait demandé la transmission de la couronne en faveur du duc de Chartres. Les qualités brillantes dont le prince avait fait preuve dans les dernières campagnes avaient accru beaucoup le nombre de ses partisans, et lorsque la cour de Madrid parlait des cabales du duc d'Orléans, elle désignait l'agitation de ce parti qui comptait des grands d'Espagne, des hommes possédés de l'amour de la patrie.

Le prince apprit, au milieu des plaisirs, les tentatives auxquelles il était étranger. S'il eût été mil par quelque ambition personnelle, connue on le supposait, il ne pouvait être servi par des circonstances plus propices. Bientôt après, le marquis de Ray se faisait battre par les Anglais à Almenara (1710) ; Philippe V, défait à la bataille de Saragosse, était obligé d'abandonner Madrid pour la seconde fois, et de se retirer à Valladolid. Les moyens d'action n'auraient pas manqué au duc d'Orléans. Le souvenir qu'il avait laissé dans l'armée espagnole eût infailliblement rallié autour de sa personne les chefs et les soldats. Mais son indolence et le goût immodéré des jouissances sensuelles le rendaient incapable d'aspirer à la royauté ; sa facile philosophie lui faisait préférer la satisfaction de ses penchants à la gloire de régner. Dubois, qui connaissait mieux que personne le caractère du prince, comptait moins sur sa volonté que sur des complications imprévues pour la réalisation des vœux qui appelaient Son Altesse Royale au trône d'Espagne. Cet événement, qui semblait possible alors, fut détourné par les succès du duc de Vendôme ; Sa Majesté Catholique rentra dans sa capitale perdue pour la seconde fois, et la bataille de Villa-Viciosa (10 décembre 1710) raffermit sur la tète de Philippe la couronne un moment près de lui échapper.

Si l'abbé Dubois n'eût écouté que ses seuls intérêts, il avait tout sujet de se féliciter des loisirs que lui laissait la retraite de Son Altesse Royale. Il avait contracté dans la pratique d'une vie laborieuse des infirmités qui l'obligeaient à de grands ménagements[3]. Les moindres fatigues lui étaient une aggravation de ses maux. Le repos lui était nécessaire ; ne pouvant le goûter au Palais-Royal, il fut contraint de le demander à la solitude.

Un peu après la célébration du mariage de la princesse Élisabeth d'Orléans avec le duc de Berry, Dubois se retira à son abbaye d'Airvaux, qu'il n'avait visitée que très-rarement depuis l'époque où il en était devenu titulaire. Sa bonne administration avait rendu cette maison très-florissante. L'abbé y trouva une tranquillité qu'il n'avait jamais connue. Séduit par les jouissances de cette vie solitaire, il retourna les années suivantes à Airvaux pour y séjourner quelque temps, et passa dans cette abbaye toute l'année 1713.

Cette époque de la vie de Dubois, qui fut remplie par des soins nécessaires et des occupations si respectables, est précisément celle que ses détracteurs ont choisie pour placer leurs plus violentes accusations ; c'est, en effet, celle qui se rapporte à la période la plus scandaleuse de la vie du duc d'Orléans. Des chroniqueurs imprudents n'ont pas craint d'associer l'ancien précepteur, comme proxénète, aux débauches de son maître, avec aussi peu de fondement qu'on l'avait tenté du vivant de Monsieur, et postérieurement à sa mort, malgré les témoignages d'es time et d'amitié que Madame, si attentive aux mœurs de son fils, accordait alors à Dubois avec tant d'effusion[4]. On a vu par quelles raisons spéciales l'abbé avait été forcé de rompre en quelque sorte ses relations intimes et familières avec le prince. Il est certain que s'il eût été porté à partager ses égarements, il eût rencontré un obstacle invincible dans les compagnons ordinaires de son Altesse Royale, qui le méprisaient pour sa naissance et le haïssaient pour son crédit.

Une réflexion réfute pleinement cette calomnie. On est forcé d'assigner un intérêt à une action aussi vile. Était-ce, comme on l'a dit, pour s'attirer la confiance de son prince ? il l'avait depuis longtemps. Que pouvait-il attendre du duc d'Orléans ? il pouvait tout au plus espérer par son entremise quelque abbaye plus considérable ; car il n'était pas vraisemblable alors que Son Altesse Royale dût être appelée à gouverner l'État. Mais ses services passés et l'affection du prince suffisaient pour lui procurer cet avantage. De plus, ce motif n'était pas assez touchant, et ne pouvait entrer en balance avec les dangers auxquels il se serait exposé, si le Roi avait découvert ses pratiques, ce qui n'aurait pas manqué d'arriver. On a vu, au contraire, avec quelle confiance l'abbé avait sollicité de Sa Majesté, peu de temps auparavant, la charge de secrétaire des commandements de Monseigneur le duc de Berry. On tiendra certainement pour bonne cette preuve de la conduite irréprochable de Dubois. Il est vrai que, dès ce temps-là, on avait imbu le public de cette imposture, et la calomnie fut reçue d'autant plus facilement que les auteurs empruntaient les formes de la satire. C'est à cette source que des historiens trop crédules ont puisé les diffamations qu'ils ont imprimées. Si des esprits légers peuvent se laisser convaincre par l'autorité de ces témoignages, tout homme grave doit récuser l'authenticité d'histoires bâties sur des chansons.

Tout ce que la malignité avait jusque-là imaginé contre Dubois allait être surpassé en noirceur par les accusations dont, en ce temps-là, le duc d'Orléans lui-même fut l'objet, avec autant de prévention que de méchanceté.

Le 14 avril 1711, mourut le grand Dauphin, fils unique du Roi[5]. La douleur que Sa Majesté éprouva de la perte d'un prince qu'elle avait préparé de longue main à prendre les rênes de l'État fut tempérée, du moins, par cette assurance que l'héritage du grand Dauphin serait recueilli par son fils. Le duc de Bourgogne, en effet, était cité comme l'assemblage des plus rares perfections. Ses vertus étaient prisées à l'égal de ses lumières. Tous ceux qui approchant de sa personne admiraient en lui quelque trait de cette, grandeur d'âme, de cette sagesse, dont Fénelon, son précepteur, avait cru tracer le modèle idéal dans le livre de Télémaque. Le Roi sembla reporter tout sa tendresse et sa sollicitude sur ce fils qui inspirait à tous une si grande estime, et à lui-même un légitime orgueil. On remarqua, comme un effet de cette disposition affectueuse du Roi, qu'après la mort de Monseigneur, le duc de Bourgogne fut appelé à prendre connaissance des affaires d'État ; ce qui indiquait que Sa Majesté comptait se reposer bientôt sur son petit-fils des soins de son gouvernement. Ce bonheur lui fut refusé.

Le vendredi, 5 février 1712, Madame la Dauphine fut frappée d'une maladie dont les symptômes déroutèrent les médecins ; elle succomba le 12[6]. Le duc de Bourgogne éprouva, le 13, les mêmes atteintes, et mourut le 18. Peu de jours après, le duc de Bretagne, leur fils acné, les suivit dans le tombeau, emporté par le mal terrible qui avait moissonné le Dauphin et la Dauphine. Le duc d'Anjou seul, depuis Louis XV, deuxième fils du duc de Bourgogne, enfant de deux ans, fut épargné par miracle, dans cette hécatombe royale.

La déclaration des médecins égara les esprits sur la nature du mal. On voulut lui trouver une cause extraordinaire comme l'événement lui-même. La mort de Madame Henriette d'Angleterre, première femme de Monsieur, la fin mystérieuse de la feue reine d'Espagne, semblaient présenter des circonstances analogues. On ressuscita, au milieu de la terreur publique, les histoires d'empoisonnement. La clameur populaire, toujours prête à accuser et à condamner, désigna comme auteur d'un crime supposé le duc d'Orléans, auquel ce crime profitait. On savait que le prince s'occupait de chimie, qu'il avait un laboratoire au Palais-Royal ; on connaissait sa mésintelligence avec la cour, et les motifs qui l'avaient fait soupçonner de briguer l'autorité royale ; c'en fut assez pour donner créance à des accusations qui n'étaient confirmées par aucun indice positif. L'opinion publique, déchaînée contre le duc, lui prodigua le mépris et l'insulte. Le peuple, aveuglé par la prévention et la fureur, alla jusqu'à la cruauté ; il se porta à la demeure du prince, et menaça d'exécuter une de ces vengeances atroces que l'on appelle des actes de la justice populaire. Il fallut contenir ces excès par la force.

Le duc d'Orléans, éperdu au milieu de cette émotion, accourt auprès du Roi, et sollicite de Sa Majesté une instruction juridique ; il offre de se constituer prisonnier, avec le chimiste Homberg, qui l'assistait dans ses opérations de chimie. Le Roi le reçoit avec une extrême froideur, et, sans donner à son neveu la satisfaction de lui montrer qu'il croit à son innocence, refuse l'ordre de le traduire en justice. Homberg se présente à la Bastille, demande à passer aux enquêtes et ne peut obtenir d'être écroué. Le prince, de son côté, persiste à offrir sa liberté comme gage de la réparation qu'il poursuit. Mais Madame et les amis de Son Altesse Royale lui remontrent le tort qu'il fait à sa dignité, en paraissant accorder quelque poids à des accusations outrageantes pour son honneur, et dont le bon sens devait bientôt démontrer la fausseté.

L'énormité même de l'injustice à laquelle le prince était en butte lui suscita un défenseur, dont le témoignage ne pouvait être suspecté de partialité, à cause de l'attachement singulier qu'il avait eu pour le duc de Bourgogne. L'abbé Dubois, à l'occasion de la mort du Dauphin, avait écrit à M. de Cambrai, son ami, une lettre de condoléance, toute remplie des regrets que devait inspirer la perte de ce grand prince, et de l'amertume qu'il éprouvait personnellement, au sujet des soupçons que la passion faisait injustement peser sur le duc d'Orléans. Fénelon fut touché d'une erreur contre laquelle les faits protestaient d'eux-mêmes, et il eut le courage de se déclarer contre l'opinion générale. Le vertueux prélat essaya de ramener les esprits par un écrit où il démontra que la mort des princes de la famille royale n'était pas le résultat d'un empoisonnement, mais l'effet d'une cause naturelle, qui avait trompé les médecins, ce qui fut constaté par un examen plus attentif.

En effet, la maladie, sur laquelle on s'était d'abord mépris, continuant de sévir, fit à la cour et à la ville de nombreuses victimes ; elle fut mieux étudiée, et reconnue pour une rougeole pourprée. On pouvait penser que des faits aussi bien démontrés auraient dû amener l'évidence, et que la justification du duc d'Orléans ressortait de leur ensemble ; mais on verra bientôt que si le ressentiment populaire fut désarmé, la calomnie ne fut pas réduite au silence.

 

 

 



[1] Marie-Louise-Elisabeth d'Orléans, née le 20 août 1698. La princesse était alors âgée de quatorze ans, et le duc de Berry, né le 31 août 1686, de vingt-trois ans. — Le mariage fut célébré l'année suivante.

[2] Louise-Françoise de Bourbon, Mademoiselle de Nantes, fille légitimée de Madame de Montespan, et sœur de la duchesse d'Orléans, née le 17 septembre 1672, mariée à Louis, prince de Bourbon, nommé Monsieur le Duc.

[3] L'abbé Dubois était affecté dès ce temps-là d'une grave maladie de vessie, qui se compliqua par la suite, et fut pour lui une source de souffrances continuelles et la cause de sa mort. Elle l'astreignait à faire un usage régulier de certaines eaux minérales, et à suivre un régime sévère qui s'accordait d'ailleurs avec sa sobriété naturelle.

[4] Un document déjà imprimé contredit manifestement les suppositions outrageuses avancées contre Dubois. C'est une lettre de Fénelon, archevêque de Cambrai, datée du 14 octobre 1711, dans laquelle l'illustre et vertueux prélat déclare que l'abbé est son ami depuis un grand nombre d'années, et loue son mérite en termes qui prouvent qu'il en faisait le plus grand cas.

[5] Louis Dauphin, nommé Monseigneur, né le 1er novembre 1661, marié le 8 mars 1680, à Marie-Anne-Christine-Victoire de Bavière, décédée le 20 avril 1690. Il eut trois fils : le duc de Bourgogne, le duc d'Anjou, roi d'Espagne et le duc de Berry. Après sa mort, le duc de Bourgogne prit le titre de Dauphin.

[6] Marie-Adélaïde de Savoie avait épousé Louis, duc de Bourgogne, en septembre 1699 ; elle était sœur de la reine d'Espagne.