L'ABBÉ DUBOIS

TOME PREMIER

 

CHAPITRE ONZIÈME.

 

 

Situation des affaires de Philippe V. — Le duc d'Orléans a un commandement en Espagne. —Dubois reste à Paris. — Sujets d'inquiétudes que lui donne la légèreté du prince. — Lettre de l'abbé qui réfute une odieuse calomnie. — Campagne du duc d'Orléans. — Il revient à Paris sur l'avis de Dubois. — Prise de Tortose par le duc d'Orléans (1708). — Nouvelles intrigues. — Disgrâce de Son Altesse Royale. — Retour au Palais-Royal. — Nouveaux embarras de Dubois.

 

Les armes de Philippe V n'avaient pas une meilleure fortune en Espagne. L'archiduc Charles, prétendant à la couronne, débarqué en Catalogne sous les auspices de l'Angleterre, exerçait l'autorité royale sur tout le littoral espagnol de la Méditerranée. Un coup de main hardi, de milord Galloway[1], lui avait ouvert les portes de Madrid. Le reste du royaume était encore resté sous l'obéissance de Philippe V ; mais cette fidélité menaçait de s'ébranler si d'heureux succès ne venaient relever bientôt les affaires du petit-fils de Louis XIV, et lui rendre un prestige qu'il avait perdu en se retirant de sa capitale, où son compétiteur venait de se faire proclamer Roi. Les généraux que le Roi de France avait envoyés en Espagne avaient amené cette situation par leurs fautes ou par leur faiblesse.

Dans cette conjoncture critique, Philippe songea à confier au duc d'Orléans le commandement de ses troupes ; mais on lui remontra qu'il blesserait l'orgueil de sa nation en appelant un prince étranger à la tête de l'armée espagnole. D'un autre côté, la princesse des Ursins, qui s'était acquis une influence sans bornes sur l'esprit du Roi et de la Reine, combattit les vues de Philippe par un motif différent. Elle n'aimait pas le duc d'Orléans, et redoutait pour son crédit l'arrivée de Son Altesse Royale, qui ne pouvait manquer de profiter des bonnes grâces de la Reine, afin de l'éclairer sur les intrigues dont la princesse tenait tous les fils. Dissimulant ses craintes personnelles sous les dehors d'une sollicitude attentive pour les intérêts de son maitre, elle fit valoir, avec artifice, l'opiniâtreté que le duc d'Orléans avait montrée dans la poursuite de la reconnaissance de ses droits à la couronne, laissa soupçonner des projets ambitieux contre l'autorité de Philippe, et fit partager sans peine les alarmes qu'elle feignait d'éprouver elle-même.

Cependant Louis XIV, voulant faire oublier à son neveu les ordres secrets qui avaient causé le désastre devant Turin, avait résolu de lui fournir une occasion de se relever de cette défaite, et lui destinait le commandement de ses troupes en Espagne. Aussitôt que l'intention du Roi fut connue à la cour de Madrid, des réclamations arrivèrent à Versailles. Madame des Ursins savait qu'elle trouverait près de Madame de 1Iaintenon un moyen sûr de faire écarter le duc d'Orléans, pourvu qu'elle mit en jeu ses affections ou ses répugnances ; elle se servit adroitement des unes et des autres.

Le comte de Toulouse[2], un des princes légitimés, et grand-amiral de France, avait eu peu de succès en Espagne. L'affection très-vive que Madame de Maintenon portait aux légitimés avait dû la rendre très-sensible à cet échec. Il s'agissait de lui faire sentir que le commandement réservé au duc d'Orléans pouvait donner à celui-ci des avantages sur le comte de Toulouse, pour intéresser Madame de Maintenon à faire jouer ses ressorts contre le prince. Mais le Roi avait pris des engagements envers son neveu, et il ne fut pas possible de le détourner de sa résolution.

La princesse des Ursins, forcée de subir la volonté de la cour de France, s'imagina qu'elle éviterait au moins en partie les dangers qu'elle appréhendait, si elle parvenait à éloigner de Son Altesse Royale l'abbé Dubois, dont elle craignait l'esprit et les conseils. Cette satisfaction lui fut accordée ; l'abbé fut averti qu'il ne serait pas du voyage. En tout autre circonstance, t'eût été une peine pour l'ancien précepteur de se séparer de son maitre. Dans les circonstances actuelles, qui importaient tant à la gloire du prince, ce fut une véritable affliction, car il pressentait que Son Altesse Royale allait être environ-. née d'ennemis et d'obstacles.

Cette année (1707) fut une année fatale pour l'abbé Dubois. La maison qu'il avait reçue en don du duc d'Orléans venait d'être terminée. Il se disposait à s'y établir, lorsqu'un caprice du prince le força de renoncer au projet qu'il avait formé. La comtesse d'Argenton, dont les charmes subjuguaient le cœur de Son Altesse Royale, trouva la maison de l'abbé à sa convenance ; c'en fut assez pour que le duc d'Orléans obligeât Dubois à se désister de la donation qu'il lui avait faite. Cet abandon ne fut pas tout à fait volontaire, et l'on a la preuve qu'il en coûta beaucoup à l'abbé de donner au prince cette marque de sa déférence.

A peine Madame d'Argenton fut-elle établie dans la maison de Dubois que la calomnie s'empara de cet événement pour nuire à la réputation de l'ancien précepteur. On habilla l'aventure de couleurs odieuses ; on accusa l'abbé d'une honteuse complaisance pour son maitre, et on insinua que c'était par de semblables sacrifices et l'oubli de sa propre dignité qu'il se rendait agréable à Son Altesse Royale. Sur ces entrefaites, le duc d'Orléans partit pour l'Espagne, et laissa au Palais-loyal Dubois, qu'il chargea de lui mander les nouvelles courantes.

Le départ du prince livra l'abbé sans défense à la malveillance de ses ennemis. Les lettres qu'il écrivait à Son Altesse loyale parvenaient rarement jusqu'à elle ; les officiers de la maison avaient soin de les supprimer ; ils espéraient ainsi rompre les habitudes anciennes qui liaient le duc d'Orléans à son précepteur. De tous ces sujets de peine, Dubois ne semblait sensible qu'à un seul. Il ressentait vivement les soupçons qu'on avait répandus sur sa connivence dans les désordres de son maître. Le 6 mai 1707, il écrivait en Espagne au marquis de Nancré, capitaine des gardes de Son Altesse Royale : Vous ne pourriez vous imaginer jusqu'où ont été le scandale et la flétrissure vaudrait mieux mourir que de porter longtemps cette tache.

Il n'est pas permis de soupçonner que Dubois, en tenant ce langage, essayât de tromper par une comédie vertueuse un des officiers de Son Altesse Royale, celui qui était le plus en possession de la confiance du prince, et qui le quittait le moins. Lorsqu'il adressait ces plaintes à M. de Nancré, l'abbé n'ignorait pas que le duc d'Orléans en aurait connaissance par son capitaine des gardes. Dans une autre lettre, écrite au même le 18 juin 1707, Dubois revient sur les mêmes griefs, et s'élève avec force contre les personnes de l'entourage du prince. On reste convaincu, en la lisant, de la droiture des sentiments de l'abbé et de la sincérité de ses intentions. L'homme qui aurait eu pour son maître les complaisances que l'on a reprochées à Dubois aurait certainement perdu le droit de parler avec autant de dignité, surtout quand il ne pouvait se flatter de faire illusion à celui à qui il écrivait, comme c'était le cas pour M. de Nancré, admis dans l'intimité du prince, et ami de l'abbé Dubois. Voici cette lettre :

Payez de contenance contre tous les maux d'esprit et de précautions contre ceux du corps. Tâchez de vous soutenir contre la présence, comme je tâche de le faire contre l'absence. Jusqu'à présent, je n'ai point cherché à me dissiper par des divertissements ; je n'ai point trouvé de consolations étrangères. Mais je ne laisse pas de supporter patiemment d'être hors d'une carrière où, avec de très-bonnes intentions et de l'application, et aucune vue que de servir un maître que j'adorais, je n'ai jamais pu parvenir à avoir du repos et un point fixe, victime éternelle de la malice et de l'intérêt des gens de la maison, et de l'estime et du respect que j'avais pour le maître. Tous les jours, le tableau des injures reçues et du respect non-reconnu et traité comme lâcheté me devient plus affreux, et me ferait estimer heureux d'y être moins exposé, et me console de deux choses, sur lesquelles je ne puis pas me vanter d'être guéri, dont l'une est d'être séparé de Monseigneur que j'aime naturellement, l'autre d'avoir reçu des marques publiques de son mépris et de ne voir pas de jour à être réhabilité et d'aimer mieux souffrir que de m'en plaindre.

Je vous avoue que je n'ai pu encore trouver de repos sur ces deux articles, à l'exception desquels je m'estime heureux sur tout le reste ; et bien loin de souhaiter des biens, de la faveur et de la considération au prix qu'il faut les acheter dans notre cour[3], je renoncerais à tout ce que j'ai au monde pour ne pas voir les noirceurs et les ravaudages qui y dominent, et surtout pour ne pas être témoin de l'impudence avec laquelle on abuse de la candeur et de la bonté de Monseigneur et on se veut faire honneur d'en abuser.

Des circonstances non seulement involontaires mais même malheureuses m'ont séparé de ce chaos, où la droiture et la gloire du maitre sont comptées pour rien. J'espère que rien ne m'y rejettera, et il n'y a que le service que la reconnaissance exige de moi qui puisse m'en faire approcher.....

 

Ce découragement avait une cause. Tous ceux qui, dans la maison du prince, avaient été blessés du crédit de l'abbé Dubois, conspirèrent contre lui aussitôt qu'ils le crurent dans la défaveur. On ne lui épargna ni mécontentement ni dégoût. Les grâces les plus communes qu'il demandait devenaient dès lors impossibles. L'abbé avait jeté les yeux sur un logement au Palais-Royal. M. de Nancré le sollicitait pour lui, mais un concert de mauvaises volontés fit échouer ses espérances. Ces déboires, qui contrastaient avec les égards dont il avait été honoré jusque-là, lui rendirent insupportable l'habitation du Palais. Une lettre de Son Altesse Royale vint fort heureusement consoler l'abbé de ses chagrins, et lui faire prendre ses maux en patience ; elle était empreinte de la bonté que le prince avait toujours eue pour lui, et faisait entrevoir que ses sentiments étaient toujours les mêmes.

Vers la fin de juillet (1707), la mort de M. de Thésut rendit vacante la charge de secrétaire des commandements du duc d'Orléans. Dubois vit dans cette vacance un moyen de s'établir d'une façon moins précaire près de Son Altesse Royale, et sollicita une place qui lui était promise depuis longtemps. Le prince lui répondit de Balaguer, le 27 août, et, après l'avoir entretenu des opérations de la guerre, il ajoutait de sa main : Je ne puis rien déclarer de l'affaire en question que je n'aie parlé au Roi, mais comptez sur mon amitié.

Quelques mois plus tard, Son Altesse Royale fut ramenée inopinément à Paris, comme on le verra, et un de ses premiers soins fut de remplir les vœux de l'abbé.

Dubois était animé, pour le service de son maitre, d'un zèle trop vrai et trop clairvoyant en même temps, pour ne pas donner toute son attention à ce qui pouvait être préjudiciable au prince. Il commençait à se former à la cour un orage que l'abbé semblait avoir prévu. En effet, dès le 6 mai précédent, il avait écrit à M. de Nancré : Je suis charmé que les Espagnols l'aiment — M. le duc d'Orléans — ; par la même raison, je crains qu'il ne plaise pas trop ici.

Les répugnances auxquelles Dubois faisait allusion avaient gagné Versailles. Les moindres actions de Son Altesse Royale y étaient rapportées et commentées avec passion, et faisaient ombrage. On comptait pour peu le bien, et l'on s'appesantissait sur les fautes, souvent avec injustice.

Des retards calculés avaient empêché le duc d'Orléans d'arriver en Espagne assez à temps pour prendre part à la bataille d'Almanza, que le maréchal de Berwick[4] gagna le 25 avril. Cette victoire força les alliés à se replier et à évacuer Madrid. Après ce glorieux fait d'armes, l'armée marcha en Aragon, où l'archiduc Charles concentrait ses forces ; Raguena fit sa soumission le 3 mai.

Dès le commencement des opérations, le duc d'Orléans s'aperçut qu'une volonté cachée paralysait tous ses mouvements. Il ne pouvait obtenir de la cour de Madrid ni les armements, ni les munitions qui lui étaient nécessaires. Berwick qu'il avait laissé devant Valence se plaignait de l'insuffisance de ses forces. Cette négligence prolongea le siège de cette ville plus qu'on ne s'y était attendu. On en fut instruit à Versailles, et on ne manqua pas d'attribuer au prince la lenteur du siège et les mauvaises dispositions qui faisaient perdre du temps à l'armée. Dubois informa Son Altesse Royale des imputations dont on la chargeait à la cour. La justification du prince est tout entière dans Ce passage de la réponse qu'il fit à l'abbé le 24 juillet : Quant au reproche qu'on me fait sur le royaume de Valence, comme je n'y ai été que vingt-quatre heures, il faut s'en prendre à ceux qui n'ont pas mieux exécuté mes ordres là, que touchant ce qui regarde le reste de la campagne, et qui sont cause, pour n'avoir amené que la moitié de ce que j'avais demandé de troupes et aucun ponton, que nous restons quinze jours ici fort mal à propos.

Valence capitula le 8 mai, le duc d'Orléans reçut l'acte d'obéissance des jurats de la ville à Ceste del Campo. Il retourna ensuite à Madrid, et prit des mesures pour le siège de Lérida, qu'il avait résolu contre l'avis de Berwick. Le maréchal, qui craignait de compromettre par une entreprise téméraire les fruits de la bataille d'Almanza, écrivit à Louis XIV pour protester contre un projet qu'il désapprouvait, et sollicita de Sa Majesté des ordres qui devaient arriver trop tard au gré de Berwick. Pendant qu'on préparait les armements, le prince se rendit à Saragosse, qu'il dut attaquer sans artillerie, tant le gouvernement espagnol apportait de mauvaise grâce à favoriser ses plans. La ville se rendit, et les troupes françaises en prirent possession au nom de Philippe V.

La prise de la ville et du château de Lérida, qui furent forcés après onze jours de tranchée, termina cette campagne avec éclat. On peut dire que ce fut une victoire inattendue. Le grand Condé et le maréchal d'Harcourt avaient inutilement tenté autrefois de se rendre maîtres de cette ville[5]. Il ne semblait pas que le duc d'Orléans dût être plus heureux. Le prince avait été servi dans ce siège avec la même incurie ou la même mauvaise volonté que dans les actions précédentes. Il dut suppléer à tout ce qui lui manquait par son intelligence et son audace. Par surcroît de difficulté, l'armée montrait peu de confiance ; les officiers prévoyant, d'après l'opinion de Berwick, un siège long et difficile, exprimaient tout haut leur mécontentement, et blâmaient les opérations. Pour mieux comprendre à quel point le prince engageait sa responsabilité, dans le cas d'un échec, il faut ajouter que, le jour même où ses troupes victorieuses entraient dans Lérida, un courrier de Versailles lui apportait l'ordre du Roi, inspiré par Berwick, d'arrêter le siège. Ainsi le duc d'Orléans venait de triompher malgré la cour de Madrid, malgré la cour de Versailles, et c'était à lui seul que revenait le mérite et l'honneur de cette victoire.

Le prince retourna à Madrid, et y assista aux fêtes qui furent données à l'occasion du baptême du prince des Asturies[6], dont il fut le parrain pour le Roi de France. Une lettre de Dubois, du 12 décembre 1707, vint troubler les plaisirs que Son Altesse Royale goûtait à la cour de Philippe V. L'abbé lui écrivait :

Je rencontre par hasard, Monseigneur, un courrier qui part pour l'Espagne. Votre Altesse Royale est attendue avec impatience par ceux qui s'intéressent à elle, et qui sont persuadés que sa présence est nécessaire. Elle doit arriver le plus tôt qu'elle pourra, pour demeurer le moins qu'il sera possible. Rien ne lui est plus précieux que le temps.

Cette lettre avait été précédée d'une première non moins pressante. L'abbé ne s'expliquait ni dans l'une ni dans l'autre sur les motifs du voyage, mais il laissait deviner un intérêt considérable pour le prince. Son Altesse Royale partit de Madrid le 18 décembre, et arriva à Paris à la fin du mois.

L'abbé Dubois révéla au prince ce qu'il n'avait pu lui mander. On était mécontent à la cour des propos blessants que Son Altesse Royale tenait avec une pleine liberté en Espagne sur le compte de Madame de Maintenon, qu'il traitait avec le dernier mépris. Des rapports avaient encore dénoncé au Roi les manœuvres prétendues du duc d'Orléans, dans le but de supplanter Philippe V et de régner à sa place. Enfin on avait essayé d'inspirer à Sa Majesté des doutes sur la capacité du prince, en le chargeant de toutes les fautes contre lesquelles Son Altesse Royale avait protesté. L'objet de ces dénonciations était de faire révoquer un commandement qui, dans ses mains, gênait la liberté de ceux qui auraient voulu conduire les affaires à leur guise. La présence du duc d'Orléans fit tomber les accusations qu'on avait imaginées contre lui. Il rendit compte au Roi des opérations de la campagne, et des difficultés qui lui avaient été suscitées. Il n'eut point à se justifier quant à Madame de Maintenon ; Sa Majesté affecta de ne demander aucune explication à ce sujet.

Un autre intérêt avait porté Dubois à presser le retour de Son Altesse Royale. En l'absence du duc d'Orléans, les princesses des maisons de Condé et de Conti, jugeant le moment propice pour faire revivre les prétentions de leurs familles, avaient réclamé la préséance sur les duchesses, filles du duc d'Orléans. Le Roi penchait à donner raison aux princesses : il importait à la maison d'Orléans de ne pas laisser s'établir un privilège qui aurait nui à sa considération. Son Altesse Royale pouvait seule défendre ses droits auprès de son oncle, et cet autre motif rendait sa présence nécessaire. La lutte fut très-vive. Le prince fit dresser par Dubois un mémoire appuyé sur les recherches que Madame la duchesse de Lesdiguières avait demandées à M. de Larroque, chargé des archives de France. Ses droits y étaient solidement démontrés par la proximité du sang. En effet, ses filles étaient arrière-petites-filles de Louis XIII, tandis que M. le Prince[7] ne pouvait retrouver de roi dans sa race qu'en remontant à la treizième et quatorzième génération. Le prince de Condé répliqua à ce mémoire, et s'attacha à établir dans sa réponse qu'il appartenait à la prérogative royale de régler les ordres. Le duc d'Orléans, dans un second mémoire, s'éleva avec force contre cet argument, qui devait plaire au Roi. La défense du duc d'Orléans révèle la science d'un historien et d'un légiste. Elle est un développement très-habile de cette maxime de Du Tillet : que les rangs sont à la vérité dans la pleine disposition du Roi, mais qu'il ne doit vouloir en cela que faire usage d'une puissance réglée, sans renverser les ordres gardés par ses prédécesseurs. Il est clair que si Sa Majesté avait été assez dégagée de préventions, elle eût été infailliblement convaincue par ces raisons ; mais elle n'était point disposée à favoriser son neveu, et décida que les princesses auraient le pas.

Le duc d'Orléans retourna en Espagne au mois de février 1708. Dubois demanda à l'accompagner. Le prince venait d'éprouver l'utilité d'avoir un homme sûr et dévoué pour surveiller les mines de ses ennemis, et préféra laisser l'abbé à Paris. Dubois s'en consola par la certitude d'avoir recouvré les bonnes grâces de son maître.

En arrivant à Madrid, le duc d'Orléans trouva de grands changements. La Cour de Philippe V paraissait dans une sécurité, parfaite. Elle essayait de divertir le Roi par des comédies et des mascarades, et s'occupait peu de la guerre. Avant son départ pour Paris, le prince avait arrêté le projet de porter les armes en Portugal, afin de châtier le roi Jean de sa défection, et de l'assistance qu'il donnait aux alliés ; à son retour, rien n'étant prêt, il dut renoncer à cette expédition. L'accueil qu'il reçut des courtisans dévoués à la princesse des Ursins, la faiblesse du Roi, les basses intrigues dans lesquelles on enveloppait Sa Majesté Catholique, rebutèrent le duc d'Orléans, et lui firent prendre en dégoût le séjour de Madrid. Il se rendit à Saragosse, et y demeura quelque temps pour préparer le siège de Tortose, devenu le centre des opérations des alliés. Vers la fin de juin, l'armée se mit en marche pour la Catalogne, et s'empara des ports d'Alicante et de Denia, qui étaient au pouvoir des Anglais. Tortose fut investi, et le Il juillet la place flat obligée de capituler après une belle défense.

Ces succès ne purent réconcilier la cour d'Espagne avec le duc d'Orléans. Le Roi, inquiété par les soupçons qu'on lui avait donnés, ne voyant plus dans le prince qu'un compétiteur dangereux, qui travaillait de tous ses efforts à lui ravir la couronne, aspirait impatiemment à se débarrasser de Son Altesse Royale. Il fit demander à Versailles le rappel du duc d'Orléans, et exagéra ses griefs afin de toucher plus sûrement son grand-père. Le moment ne paraissait pas bien choisi ; Louis XIV hésita à frapper d'un ordre le vainqueur de Tortose le lendemain même de sa victoire. Il aima mieux attendre, persuadé que son neveu ne tarderait pas à lui fournir un sujet de le rappeler. L'occasion que Sa Majesté souhaitait se présenta bientôt.

Après la prise de Tortose, le duc d'Orléans ramena une partie de ses troupes à Lérida, et y séjourna quelque temps. Il profita de la suspension des hostilités pour reprendre ses poursuites au sujet de la reconnaissance authentique de ses droits héréditaires à la couronne d'Espagne. Ces démarches ne pouvaient manquer d'elles-mêmes de paraître suspectes à la cour mal intentionnée de Philippe V. Une circonstance prêta au dessein de Son Altesse Royale une gravité qu'il n'avait pas.

Deux aventuriers français, Regnault et Deslandes, venus à la suite de l'armée pour chercher en Espagne une occasion de fortune, s'imaginèrent qu'ils se rendraient agréables au prince en se faisant les prôneurs de ses mérites, et en s'efforçant de gagner à lui la faveur populaire. Ce zèle indiscret avait les apparences de la brigue ; il donna plus de force aux soupçons que la conduite du prince avait fait naître, et persuada que Son Altesse Royale ne s'efforçait de plaire aux Espagnols qu'afin de rendre ses desseins plus faciles. L'inquiétude s'empara des familiers de Philippe ; la peur fit voir un complot où il n'y avait pas l'ombre d'une intention criminelle, et on songea à s'emparer de la personne du duc d'Orléans comme coupable d'un crime d'État. Mais il n'est pas aisé d'arrêter un général à la tête de ses troupes victorieuses ; les conseillers de Sa Majesté Catholique résolurent de laisser à Louis XIV le soin de punir. On fit tenir à la Cour de Versailles, à l'appui des griefs de Philippe V, le résultat des enquêtes sommaires qui avaient été dirigées par des commissaires partiaux, avec la volonté de perdre Son Altesse Royale. Le duc d'Orléans reçut de son oncle l'ordre de quitter l'Espagne.

Aussitôt après le départ du prince, on fit appréhender ses émissaires prétendus. On espérait ainsi donner plus de poids aux inculpations portées contre le duc d'Orléans, et fournir au Roi de France des preuves plus certaines de sa culpabilité. Regnault et Deslandes furent écroués ; on commença contre eux une longue procédure, qui ne révéla aucun fait positif dont il fût possible. de faire le fondement d'une accusation sérieuse. Leur détention n'en fut pas moins maintenue, et se prolongea assez de temps pour laisser croire qu'ils avaient été jugés coupables.

Le duc d'Orléans ne fut pas seulement reçu avec froideur à Versailles ; Sa Majesté, irritée contre lui, balança, dit-on. un moment à le traduire devant des juges pour fait de trahison, et ne fut retenue que par les supplications du duc de Bourgogne. Son Altesse Royale n'en porta pas moins la peine des soupçons qu'on avait donnés au Roi.

Haï de son oncle et des personnes de son entourage, mal vu à la cour, ne pouvant espérer de fléchir des ressentiments qu'il savait contenus avec impatience, le prince prit le parti de la retraite, se retira au Palais-Royal, et y ramena les plaisirs.

L'abbé Dubois vit dans cette nouvelle disgrâce la ruine de toutes ses espérances. Il préjugeait bien que le prince serait désormais tenu éloigné des armées, et n'aurait aucune part aux affaires. Il connaissait encore trop bien le prince pour ne pas savoir que, dans le cours de ses dissipations, il ne manquerait pas de se décréditer de plus en plus par la violence de ses passions, par l'excès de ses déportements, et donnerait par là, â ceux-mêmes qui lui étaient le plus dévoués et qui conservaient encore quelque pudeur, un motif de se retirer de lui. Dubois sentit d'ailleurs son importance diminuée dans la maison de Son Altesse Royale, du moment que le prince n'avait plus â traiter d'intérêts graves ou d'affaires qui requéraient une raison froide et des lumières. Jusque-là, il n'avait dû son crédit qu'à l'utilité de ses conseils, et tout lui annonçait que ces conseils étaient devenus inutiles. Il comprenait que ses ennemis personnels tireraient avantage de sa présence dans la demeure du prince devenue un théâtre de débauches, et tenteraient certainement de reprendre une calomnie qui l'avait si fort contristé, à propos de la rétrocession de sa maison. Tous ces motifs réunis déterminèrent l'abbé à quitter le service de Son Altesse Royale. Mais il fit dépendre cette résolution de l'agrément du prince, ne voulant pas s'exposer à paraître ingrat envers un maître pour lequel il conservait toujours le même fonds d'affection et de dévouement.

 

 

 



[1] Lord Galloway, marquis de Ruvigny, réfugié français, avait pris du service pour l'Angleterre, et s'était distingué dans plusieurs campagnes contre la France. Il commandait en Espagne depuis 1704.

[2] Louis-Alexandre de Bourbon, fils de Madame de Montespan, frère du duc du Maine, né le 6 juin 1737.

[3] La cour du Palais-Royal.

[4] Fitz-James, duc de Berwick, fils naturel de Jacques II et d'une sœur du duc de Malborough, passa en France avec son père et y prit du service. Nommé maréchal en 1706.

[5] Le siège de Lérida par le grand Condé, commencé le 12 mai 1617, fut levé le 17 juin suivant. Cette place avait déjà été fatale aux armes françaises. Trois ans avant la tentative de Condé, le maréchal de La Mothe Houdancourt avait été complètement défait devant Lérida.

[6] Né le 25 août 1707.

[7] Henri-Jules, prince de Condé, fils du grand Condé, mort en 1709.