L'ABBÉ DUBOIS

TOME PREMIER

 

CHAPITRE SEPTIÈME.

 

 

Protestation de Monsieur contre le testament de Charles II. — Démarche de Son Altesse Royale près la Cour d'Espagne. — Le duc de Chartres est éloigné du service. — Nouveau sujet de querelle entre le Roi et son frère. — Mort de Monsieur (9 juin 1701). — Le duc de Chartres succède aux honneurs de son père. — Dubois est nommé secrétaire des commandements du prince.

 

L'attention que le feu Roi avait donnée au degré du sang, en réglant les droits éventuels des princes habiles à succéder au trône en cas de vacance, faisait ressortir l'exclusion de la branche cadette d'Anne d'Autriche, représentée par le duc d'Orléans. Sa Majesté Catholique appelait à remplacer le duc d'Anjou, soit que celui-ci parvint à la couronne de France, soit qu'il décédât sans postérité, le duc de Berry, son frère puîné, et ses descendants ; à défaut de ceux-ci, leurs droits étaient transmis à la ligne autrichienne, dans la personne et dans la descendance de l'archiduc Charles ; ensuite au duc de Savoie et à ses enfants. Il n'était fait aucune mention de Philippe de France, duc d'Orléans. Cependant la raison de proximité qui avait fait préférer le duc d'Anjou à l'archiduc Charles était la même pour Monsieur.

L'exception faite au préjudice du duc d'Orléans ne pouvait être qu'un acte réfléchi. Il importait à Monsieur de protester contre une omission qui le dépouillait de ses droits naturels. Le 1er décembre de la même année, Son Altesse Royale signa par devant deux notaires, au Châtelet de Paris, une déclaration en vertu de laquelle étaient réservés ses droits à la couronne d'Espagne, selon l'ordre des successions légitimes, et le droit commun du royaume reconnu et approuvé par le testament. Le duc d'Orléans voulut savoir quelle attention l'Espagne faisait à ses prétentions, et saisit de sa protestation le conseil de Castille. M. de Blécourt chargé de cette négociation, envoya au prince une déclaration du conseil de Castille reconnaissant la justesse de ses prétentions.

Dès que le prince apprit que les Espagnols favorisaient ses vues, il fit dresser un projet d'acte sous le nom de Philippe V, conforme à l'avis que loi avait transmis le président de Castille. Ce projet fut approuvé en France et envoyé par M. de Torcy à M. de Marsin, qui commandait en Espagne, avec ordre d'en poursuivre l'exécution. En outre, Monsieur écrivit à ce sujet à Sa Majesté Catholique, dans les termes les plus pressants, la priant de rétablir l'ordre de succession par un acte public. Philippe V consulta ses ministres, et il fut jugé que le duc d'Orléans et sa postérité étaient implicitement appelés à la couronne, selon leur rang, quoiqu'ils ne fussent pas mentionnés dans le testament de Charles II.

En conséquence de cet avis, Sa Majesté Catholique, par une lettre du 7 mai 1701, promit à Monsieur la réparation qu'il désirait, l'assurant d'ailleurs que l'omission de sa personne dans les dernières volontés du feu Roi ne pouvait en aucun cas lui être préjudiciable, son droit étant trop bien établi de lui-même[1]. Le duc d'Orléans fut mécontent de cette réponse. Il vit dans l'hésitation du nouveau Roi un effet de la politique jalouse de Louis XIV, en témoigna son déplaisir à son frère, et n'obtint aucune satisfaction.

Ge mauvais succès fut suivi de près d'un autre sujet de chagrin pour Monsieur, Louis XIV s'apprêtait à faire face à l'Empereur, à l'Angleterre et à la Hollande, qui délibéraient sur les bases d'une alliance offensive, dont le but était le démembrement des États de son petit-fils[2].

Le Roi fit au mois de mai la distribution des commandements. Le duc de Chartres n'eut point d'ordre de service.

Après les preuves que Son Altesse Royale avait données de sa capacité et de sa bravoure, Monsieur avait pensé que le Roi n'oublierait pas son fils pour un commandement principal. Il en fit la demande à Sa Majesté, qui ne l'accorda point ; les instances les plus vives ne purent changer la détermination du Roi. Cependant Louis XIV, voulant atténuer, en apparence, la résolution qu'il avait prise à l'égard de son neveu, décida qu'aucun prince du sang ne ferait campagne ; le Dauphin lui-même, désigné d'abord pour commander en Allemagne, fut remplacé par le maréchal de Villeroi. Cet arrangement était une médiocre compensation pour la tendresse de Monsieur. Le prince se retira à Saint-Cloud, et sembla, dans sa mauvaise humeur, encourager son fils dans des incartades qu'il savait déplaire à Sa Majesté.

Dubois, qui prévoyait à quels excès le dépit ne manquerait pas de conduire le duc de Chartres, imagina une diversion, afin d'arracher le prince à des relations honteuses et à ses habitudes déréglées. Il lui suggéra l'idée de se rendre en Espagne, et fit valoir tous les avantages qu'il retirerait de ce voyage pour son instruction, pour les vues de sa famille, et peut-être pour sa gloire, s'il pouvait obtenir de Philippe V un commandement dans les troupes espagnoles. Le duc de Chartres embrassa ce projet avec ardeur, et Monsieur, quelque peine qu'il eût de se séparer de son fils, ne crut pas devoir s'y opposer. Mais Sa Majesté, ayant été instruite des intentions de son neveu, lui fit défense de sortir du royaume. Cet ordre irrita d'avantage le duc d'Orléans, qui ne se montra plus à Versailles qu'en de rares occasions. Au mois de juin suivant, le duc de Chartres fournit un autre sujet de discorde, par un scandale qui prêtait à des rapprochements peu agréables au Roi.

Depuis plusieurs années, le prince entretenait publiquement un commerce scandaleux avec Mademoiselle de Séry, fille d'honneur de Madame[3].

Un enfant naturel, légitimé sous le nom de Chevalier d'Orléans, plus tard grand prieur de France, était le premier fruit de ces amours adultères. Mademoiselle de Séry allait donner bientôt na plus grand éclat à ces relations immorales, par un gage nouveau de sa fécondité. Le duc de Chartres, aveuglé par la passion, avait résolu de légitimer ce second enfant. Le Roi l'apprit et se montra fort irrité. Il est probable qu'il fut sensible à l'injure grave faite à la duchesse de Chartres, sa fille, encore plus qu'au mépris que le prince faisait des bienséances et de l'opinion.

La cour étant à Marly, Monsieur et sa belle-fille vinrent dîner avec le Roi le 8 juin. Sa Majesté prit son frère à part, se répandit en reproches sur la conduite du duc de Chartres, et menaça de toute sa sévérité, si son neveu persistait dans l'intention qu'il annonçait de légitimer l'enfant de Mademoiselle de Séry. Monsieur avait beau jeu à répondre ; il s'échappa jusqu'à l'irrévérence. Il rappela durement au Roi des erreurs dont il semblait n'avoir plus la mémoire. Il lui imputa à son tour d'avoir provoqué son fils aux désordres, en le retenant dans l'inaction. Sa Majesté écouta Monsieur avec la hauteur qu'on devait attendre de son caractère, et se contenta de répondre avec froideur, qu'après avoir parlé comme, oncle, il aviserait comme Roi, si le duc de Chartres le rendait nécessaire.

Le duc d'Orléans avait la susceptibilité que donne un caractère faible. L'altercation avec le Roi le jeta dans une extrême agitation. Il quitta Marly dans un grand trouble d'esprit, et alla visiter le roi Jacques II à Saint-Germain. L'excitation réagit violemment sur son organisation délicate. De retour le soir à Saint-Cloud, et s'étant mis à table au souper, il ne put manger ; vers la fin du repas, il fut saisi d'une paralysie générale, qui l'empêcha d'articuler une seule parole ; il reçut les soins de ses médecins ; mais dès les premiers instants, ceux-ci s'accordèrent à déclarer qu'ils n'espéraient point sauver le prince. Dans la soirée, Madame dépêcha vers le Roi, pour l'informer de l'état de Monsieur. Sa Majesté n'en fut pas très-émue d'abord, et soupçonna que la nouvelle était un jeu de son frère pour l'attendrir. Elle envoya cependant, un de ses officiers à Saint-Cloud, pour s'assurer de la vérité. Le lendemain, dans la matinée, le Roi s'y rendit lui-même ; Monsieur avait succombé quelques heures auparavant.

L'attachement que Sa Majesté avait toujours eu pour son frère se manifesta par une douleur profonde. Elle témoigna, en cette occasion, un vif intérêt pour Madame, parla au duc de Chartres avec une telle effusion et de si grandes marques d'affection, que l'on put croire un moment que le prince venait de recouvrer l'amitié et les bonnes grâces de son oncle. Ce mouvement de tendresse fut de courte durée.

La mort de Monsieur opéra de grands changements dans la maison du duc de Chartres. Le prince prit le titre de duc d'Orléans, et succéda à toutes les prérogatives de son père. Il conserva en place la plupart des officiers de Monsieur.

L'abbé Dubois ne fut pas oublié dans la formation de la maison du prince. Le 11 août 1701, le duc d'Orléans le nomma secrétaire de ses commandements, pour en exercer les fonctions en surnuméraire, cette charge étant une espèce de coadjutorerie, avec promesse de la première des deux charges qui viendrait à vaquer. Sous ce titre modeste, l'ancien précepteur devint en réalité le premier ministre du prince. Il eut sous son contrôle tous les détails de sa maison, et apporta dans cette tâche un discernement, une ponctualité qui montraient un esprit propre à embrasser facilement tous les ressorts de l'administration la plus compliquée. Il a laissé plusieurs mémoires comprenant ses avis au duc d'Orléans, lorsqu'il s'occupait de former sa maison[4]. Dans l'un de ces mémoires que nous avons retrouvé, l'abbé conseille au duc de se défaire de tout ce qu'il y a d'impur, sans avoir égard aux considérations. Il l'exhorte à réformer les abus dans les dépenses, à composer une maison dans des proportions justes et durables, afin qu'elle se soutienne toujours avec le même éclat. Il prend la liberté de désigner au prince, pour la place de surintendant, M. de Nointel, conseiller d'État, intendant de Bretagne, qu'il ne connaissait point, mais dont le caractère honorable était attesté par l'amitié particulière que l'abbé de Fleury et M. de Lamoignon professaient pour sa personne. Rien ne prouve mieux le dévouement désintéressé de l'abbé Dubois, que son impartialité dans les choix pour des emplois importants, où il lui eût été facile de pousser ses amis personnels.

Si ces mémoires s'appliquaient simplement à régler la marche des affaires domestiques, ils n'auraient de valeur, non plus que la pancarte d'un intendant ordinaire ; mais on y remarque un sentiment très-entendu de la véritable grandeur, et des délicatesses qui constituent un luxe élégant, tout à fait opposé au faste qui ne relève que de la vanité. On y trouve enfin une foule d'appréciations fines, qui mériteraient d'être retenues comme des maximes en cette matière ; telle est cette proposition, dictée par un sens très-juste :

C'est dans les honneurs et les grades, dans un air aisé et leste, que consiste la beauté d'une maison, non dans le grand nombre d'officiers.

Grâce à l'intelligente distribution des services, grâce au goût qui présida à l'ordonnance des différentes parties de la maison du prince, le Palais-Royal fut bientôt une des plus agréables résidences, et le centre des plus délicates jouissances du luxe et des arts.

 

 

 



[1] Dans cette lettre de Sa Majesté Catholique, le Roi d'Espagne demande en même temps l'agrément de son grand oncle au mariage qu'il se propose avec la princesse Marie Louise de Savoie, alors âgée de treize ans, petite-fille du duc d'Orléans et sœur de la duchesse de Bourgogne. Le mariage fut conclu le 11 septembre de la même année.

[2] Ce traité, dit de la Grande-Alliance, fut signé le 7 septembre de la même année.

[3] Marie-Louise-Victoire de La Bussière de Séry, fille de l'ambassadeur de France en Hollande, depuis comtesse d'Argenton.

[4] Nous avons retrouvé un seul de ces Mémoires, écrit entièrement de la main de Dubois. Il porte le titre assez original de Opus Meridianum, par où Dubois voulait sans doute donner à entendre que le mémoire est le fruit de ses heures d'oisiveté.