HISTOIRE NARRATIVE ET DESCRIPTIVE DU PEUPLE ROMAIN

 

CHAPITRE X. — CONSÉQUENCES DES CONQUÊTES. TRANSFORMATION DES MŒURS.

 

 

L'hellénisme à Rome. — Les Romains jusqu'au IIIe siècle étaient un peuple de paysans, de marchands et de soldats. Tous, même les plus riches, s'occupaient uniquement à cultiver la terre, à faire du commerce ou à faire la guerre. Ils ne lisaient pas, ne connaissaient ni littérature, ni science, ni art, ni philosophie, n'avaient aucune distraction.

Dès qu'ils eurent conquis les pays d'Orient habités par les Grecs, il se fit dans leur vie un grand changement. Des milliers de Grecs amenés comme esclaves ou venus pour chercher fortune, médecins, acteurs, professeurs, devins, s'établirent à Rome et vécurent au milieu des Romains. Des milliers de Romains, partis comme soldats ou comme marchands, vécurent pendant des années en Orient au milieu des étrangers.

Les Romains firent ainsi connaissance avec des habitudes et des idées nouvelles, et peu à peu abandonnèrent leurs vieux usages pour adopter ceux des Grecs. C'est ce que nous appelons l'introduction à Rome de l'hellénisme (façon d'être des Hellènes).

TRANSFORMATION DES HABITUDES.

Le logement. — La maison des anciens Romains était basse, sans étage, formée d'un seul bâtiment entre la rue et la cour de derrière ; les fondations bâties en pierre, les murs en briques crues, recouvertes d'un enduit fait d'argile et de paille. A l'intérieur les chambres étaient séparées par des cloisons en lattes et pavées avec des cailloux, de l'argile et des morceaux de poteries.

Il y avait deux portes, donnant l'une sur la rue, l'autre sur la cour. Par la grande porte, celle de la rue, on arrivait dans un vestibule, de là dans l'atrium, la plus grande salle de la maison ; au milieu, entre quatre piliers de bois, une ouverture carrée dans le toit, le compluvium, laissait entrer la lumière et aussi la pluie qui tombait dans un bassin.

Tout autour de l'atrium étaient construites des chambres petites, blanchies à la chaux, sans meubles. Dans un coin s'élevait le foyer, c'était un sanctuaire avec les pénates, le lar (idole de la maison) et le lit conjugal.

On se tenait d'ordinaire dans l'atrium, le maître de la maison y avait son fauteuil, la maîtresse son métier à tisser, l'armoire et le coffre où l'on gardait les objets du ménage. C'est là qu'on mangeait, là qu'on recevait les visiteurs.

Au IIe siècle on commença à mettre le foyer dans une chambre spéciale. Les nobles et les riches se firent même construire des maisons grecques avec salle à manger, bibliothèque, salle de bain et appartements réservés pour les femmes. Ils eurent des meubles plus ornés, des lits de bronze, de la vaisselle d'argent, des tapis.

Le vêtement. — Les anciens Romains portaient d'ordinaire un seul vêtement, la tunique, de laine, cousue, sans teinture ; celle des hommes, attachée avec une ceinture autour des hanches, descendait jusqu'au dessous du genou ; celle des femmes, attachée autour de la poitrine, retombait jusqu'aux pieds.

Pour les cérémonies, on mettait par-dessus la tunique la toge, un long vêtement de laine blanchie, descendant jusqu'au talon qu'on se drapait autour du corps.

A la campagne, les hommes travaillaient sans tunique, vêtus seulement d'une ceinture de toile et d'un tablier qui s'arrêtait aux genoux.

On se coiffait avec un bonnet de feutre, on se chaussait avec des sandales de cuir, on portait à la main gauche une bague de fer.

A partir de la conquête, les Romains adoptèrent peu à peu les vêtements plus compliqués, plus ornés, et les étoffes de lin, de coton, de laine fine, plus agréables, que portaient les Grecs et les Orientaux. Les femmes se mirent à porter la robe grecque, la ceinture grecque, le manteau grec, la tunique à grandes manches, la résille, le capuchon grec ; les hommes adoptèrent les jambières et les souliers.

Les repas. — Les anciens Romains mangeaient peu et toujours une nourriture grossière. Ils ne faisaient qu'un seul vrai repas, celui de midi (cena), composé de galette (depuis le Ve siècle, de pain) et de légumes frais ou conservés dans la saumure. On mangeait assis, avec une cuillère ou avec les doigts, sur une table de bois sans linge.

Pour les dîners d'invitation seulement, on ajoutait un plat de viande, de poisson, d'œufs, de fèves ou d'oignons et une sorte de dessert composé de fruits et de pâtisserie, et pour boisson du vin épicé ou du sirop de moût mélangé à l'eau. Les femmes ne buvaient jamais de vin.

On ne mangeait guère de viande que celle des animaux offerts en sacrifice à l'occasion d'une fête.

Le matin, soit à la maison, soit au travail, on déjeunait (jentaculum) avec de la galette, ou du pain et du fromage. Le soir on soupait avec de la galette ou du pain, des noix, des fruits et un peu de vin.

Après la conquête, les Romains, au moins les riches, eurent une nourriture plus variée et plus recherchée. On se mit à faire deux repas, le prandium vers onze heures du matin, la cena dans l'après-midi, et à les faire plus longs. On se mit à manger de la viande à tous les repas, à faire venir des poissons de mer, des huîtres, du gibier, — à boire des vins de luxe, surtout le Falerne de Campanie ou les vins grecs. On commença à adopter l'usage grec d'aller le soir chez des amis boire, parfois jusque dans la nuit.

Les femmes et les enfants continuaient à manger assis. Mais pour les hommes, dans les maisons riches, on eut des lits à la mode grecque sur chaque lit se couchaient trois convives ; ils s accoudaient pour manger sur la table carrée placée devant eux. Chaque lit garnissait un des trois côtés de la table, le quatrième côté restait libre pour le service.

Parfois les convives, suivant l'usage grec, se mettaient sur la tête une couronne de feuillage. Pour les distraire, des musiciens jouaient de la harpe, des danseuses faisaient des tours d'adresse.

Les occupations. — Les anciens Romains menaient une vie très monotone. On se levait de grand matin, en hiver avant le jour. Après s'être lavé, avoir fait la prière au dieu du matin (Matutinus) et avoir déjeuné, on allait au travail et l'on travaillait tout le jour, sauf le moment du repas. Les hommes passaient la journée aux champs ; les femmes enfermées dans la maison, les servantes filaient la laine, la maîtresse de maison la tissait.

On n'allait à la ville que pour le marché, qui se tenait tous les neuf jours. On y allait vendre le blé, les légumes, le bétail ; on n'achetait guère que les objets de métal ou de cuir et les poteries ; car chacun fabriquait lui-même sa farine, son pain, ses instruments de travail, ses chariots, ses paniers, ses cordes et même sa maison ; les femmes faisaient les étoffes et les vêtements.

Les distractions étaient très rares, deux ou trois grands jeux par an à Rome, c'est-à-dire une procession suivie d'une course de chars ou de chevaux ; pas de danses, sinon une ou deux fois par an, en l'honneur d'une divinité.

Pas de voyages d'agrément ; pas d'autres voitures que les charrettes pour les travaux des champs. On allait à pied, en litière si l'on était malade, par de mauvais chemins étroits, pavés de cailloux ; ou par eau sur des barques extrêmement lentes.

Après la conquête la vie devint plus variée, au moins pour les riches. Ils cessèrent d'habiter la campagne ; ils eurent une maison à la ville. Ils se donnèrent les mêmes divertissements que les Grecs : les banquets, les spectacles, le jeu, même les voyages. Ils commencèrent, pendant les grandes chaleurs, à aller au bord de la mer, surtout à Baies, sur le golfe de Naples.

TRANSFORMATION DANS LA RELIGION.

Les cultes grecs. — Les Romains avaient de tout temps adopté les croyances et les cultes des Grecs d'Italie. Ils avaient plusieurs divinités grecques, Apollon, Hercule, Castor et Pollux, Proserpine, Esculape.

Voici comment on racontait l'introduction du culte d'Esculape. Rome souffrait de la peste. On consulta les livres sibyllins ; la réponse fut que, pour faire cesser la peste il fallait amener à Rome le dieu Esculape du sanctuaire d'Épidaure en Grèce.

Dix envoyés du Sénat partirent sur une galère. Ils arrivèrent à Épidaure et demandèrent aux habitants la permission d'emmener leur dieu ; le Conseil de la ville leur répondit : qu'on leur permettait de recevoir ce que le dieu accorderait. Ils se mirent à prier dans le temple d'Esculape. Alors sortit du sanctuaire un gros serpent ; il traversa les rues et le port, se mit à la nage, monta dans la galère romaine et se logea dans la chambre des envoyés. Les Romains reconnurent ce serpent pour le dieu qu'ils étaient venus chercher et l'emmenèrent.

Au retour, le navire, pris par une tempête, s'arrêta dans le port d'Antium ; le serpent sortit à la nage et alla au temple d'Apollon (Apollon était le père d'Esculape) ; il y resta trois jours enlacé autour d'un palmier dans la cour, puis, la tempête passée, il revint. Le navire remonta le Tibre et arriva devant Rome ; le serpent alors sortit, nagea dans le fleuve et alla s'établir dans une petite île. C'est là qu'on bâtit le temple d'Esculape.

Après la conquête, les Romains finirent par confondre leurs anciens dieux avec les dieux grecs. Dans chacun des dieux romains, on crut reconnaître un dieu grec, on lui donna la figure de ce dieu grec, on raconta sur son compte les mêmes aventures. Cette confusion fut facile, parce que les dieux romains n'avaient jusque-là ni histoire, ni forme précise.

On confondit Jupiter avec Zeus, Junon avec Héra, Minerve avec Pallas, Diane avec Artémis, Vulcain avec Hephaistos, Mercure avec Hermès, Liber avec Bacchus, Mars avec Arès, Gérés avec Déméter, Vénus avec Aphrodite. Ainsi les dieux latins furent transformés en dieux grecs. On prit même l'habitude de désigner les dieux grecs par des noms latins, et nous continuons encore à appeler Zeus Jupiter, Héra Junon, etc.

Les cultes orientaux. — On commença aussi à pratiquer à Rome quelques-uns des cultes de l'Orient. Déjà en 220, les adorateurs du dieu égyptien Sérapis avaient dans Rome un sanctuaire ; le Sénat ordonna de le démolir, aucun ouvrier n'osait y toucher ; ce fut le consul lui-même qui donna à la porte les premiers coups de hache.

Vers la fin de la deuxième guerre punique, en 204, le Sénat, pour obéir à un oracle, envoya une ambassade en Asie Mineure chercher la Grande Mère, déesse de Pessinonte, que les Grecs appelaient Cybèle, elle était représentée par une pierre noire. Les envoyés la rapportèrent en grande pompe, et on l'installa à Rome dans un temple. Ses prêtres s'y établirent, ils gardèrent leur costume oriental et l'usage de parcourir les rues au bruit des fifres et des cymbales.

Plus tard, le Sénat adopta une déesse de Cappadoce et lui éleva un temple. On l'adorait sous le nom d'une ancienne déesse latine, Bellone ; mais les serviteurs de son temple conservaient l'usage, tout à fait étranger aux Romains, de célébrer ses fêtes en se déchirant le corps et la figure à coups de couteau.

Il vint en Italie beaucoup de sorciers chaldéens et de devins qui faisaient métier de prédire l'avenir. En 140, on expulsa les astrologues chaldéens ; mais il en revenait toujours.

Affaiblissement des croyances. — Les Grecs instruits avaient cessé de croire à leur vieille religion. Un Grec, Évhémère, avait écrit un livre pour expliquer que les dieux étaient des hommes d'autrefois qu'on avait adorés après leur mort ; il prétendait avoir vu une inscription qui racontait l'histoire de Zeus, le plus puissant des dieux : Zeus, disait-il, était tout simplement un ancien roi de Crète. Le livre eut un grand succès ; le poète Ennius le traduisit en latin.

Les grands personnages romains, en fréquentant les Grecs, apprirent à se moquer de l'ancienne religion. Ils continuèrent à pratiquer le culte, mais en méprisant les croyances. Le grand pontife lui-même, Aurelius Cotta, disait : Il n'est pas facile de nier les dieux en public, mais on peut le faire en particulier. Plus tard, Lucrèce écrivit son célèbre poème De la nature pour délivrer les hommes de la crainte des dieux et pour affranchir l'âme des liens de la religion.

TRANSFORMATION INTELLECTUELLE.

La littérature et le théâtre. — Les anciens Romains n'avaient ni livres, ni théâtre. Quelques grands personnages romains, ayant fait la guerre en pays grec, firent connaissance des philosophes et des lettrés grecs, et prirent goût aux choses de l'esprit. Ils se mirent à parler le grec, qui était alors la langue de tous les gens instruits. La première histoire de Rome fut écrite en grec par un noble romain, Fabius Pictor. Flamininus, dans la guerre contre la Macédoine, étonna fort, par sa façon correcte de parler grec, les Grecs qui s'attendaient à voir un barbare ignorant. Bientôt ce fut la mode de parler grec, même à Rome. Les Scipions s'entouraient de philosophes. Paul Émile donna l'exemple d'avoir dans sa maison une bibliothèque de livres grecs (il l'avait prise au roi Persée).

En même temps, des écrivains se mettaient à traduire en latin quelques ouvrages grecs, surtout des pièces de théâtre. Le plus ancien fut un affranchi d'origine grecque, Livius Andronicus. Ainsi commença la littérature latine. Dans les grandes fêtes, parmi les spectacles qu'on donnait au peuple de Rome, on fit représenter des comédies grecques traduites en latin. Deux de ces traducteurs furent Plaute et Térence.

Le peuple romain, fort grossier encore, n'appréciait pas toujours ce plaisir trop délicat pour lui. Quand on joua l'Hécyre une des comédies de Térence, les spectateurs n'attendirent pas la fin, ils étaient pressés d'aller voir des bêtes féroces dans le cirque. Pourtant, peu à peu, le peuple prit l'habitude des spectacles littéraires.

Les spectateurs se tenaient debout. Les censeurs firent bâtir un théâtre de pierre, avec des gradins. Le Sénat ordonna de le démolir, voulant montrer, disait-il, que les Romains avaient assez d'énergie pour rester debout, même pendant leurs distractions.

Les arts. — Les généraux qui conquirent les pays grecs rapportèrent, suivant l'usage romain, les objets précieux trouvés dans les villes prises, des statues, des tableaux, des bronzes d'art. Cela commença avec la prise de Syracuse par Marcellus.

Les nobles romains, voyant le cas que les Grecs faisaient de ces chefs-d'œuvre, se mirent à les rechercher, soit par admiration sincère, soit par vanité ; ils voulurent paraître connaisseurs, et la mode fut d'avoir des collections de tableaux, de statues ou de bronzes de Corinthe. Ainsi Rome se remplit d'œuvres d'art. Ce fut la mode de faire décorer sa maison de peintures ou de faire faire sa statue ou son buste, à la façon grecque, en costume de divinité. Ce fut aussi la mode de faire jouer des musiciens grecs dans les fêtes, les cérémonies et les banquets.

Les Romains ne devinrent pas d'abord peintres, sculpteurs, ni même architectes ; les artistes qui travaillaient en Italie étaient encore des Grecs. Mais à la longue, il finit par se former des artistes romains, surtout des architectes.

L'enseignement. — Chez les anciens Romains, les garçons apprenaient les exercices du corps, le travail des champs, les cérémonies du culte : tout au plus, dans les grandes familles, à connaître les lettres et les chiffres. Pour les filles, on pensait qu' il leur suffisait de savoir tisser et filer.

Après la conquête, cette instruction parut insuffisante. Des Grecs établis à Rome ouvrirent des écoles où l'on enseignait aux enfants à lire, à écrire sur des tablettes et à calculer (avec le comptoir grec, l'abaque) ; puis la grammaire et la musique. Les riches donnèrent à leurs enfants pour précepteurs des esclaves grecs.

Il vint aussi à Rome des professeurs de philosophie et de rhétorique pour les jeunes gens. Le Sénat s'en inquiéta, il expulsa les philosophes et les rhéteurs latins. Plus tard, un censeur défendit d'enseigner à Rome la rhétorique latine. Mais bientôt, surtout dans les familles nobles, commença la mode d'envoyer les jeunes gens étudier aux grandes écoles grecques, à Rhodes et à Athènes. La rhétorique et la philosophie grecques pénétrèrent ainsi dans le monde des gens instruits.

Les Romains conservèrent un préjugé contre la musique et la danse, qui leur semblaient des arts de comédiens indignes des gens de famille noble. Scipion Émilien, qui cependant aimait les Grecs, parle en ces termes d'une école de danse : Quand on me l'a raconté, je ne pouvais croire que des nobles fissent apprendre de pareilles choses à leurs enfants. — Plus tard, Salluste dira d'une dame romaine : Elle jouait de la lyre et elle dansait mieux qu'il ne convient à une honnête femme.

TRANSFORMATION MORALE.

Les vieilles mœurs. — Les anciens Romains réglaient toute leur conduite sur un principe ; agir suivant la coutume des ancêtres, c'est-à-dire faire ce que leurs pères faisaient avant eux.

Leur vie se passait à travailler, à faire la guerre, à épargner ; une vie dure, triste, monotone. Ce qu'ils admiraient le plus, c'était la sobriété, l'économie, la dignité extérieure (gravitas). Leur idéal était un général sévère et un magistrat solennel vivant à la façon d'un paysan. Voici ce qu'on racontait plus tard avec admiration sur les personnages du vieux temps :

Curius Dentatus, après avoir vaincu les Samnites, reçut leurs envoyés dans son petit domaine de la Sabine, assis sur un banc de bois, mangeant dans une écuelle de bois des navets cuits à l'eau. Ils lui offrirent de l'or. Il refusa. J'aime mieux, dit-il, commander à ceux qui ont de l'or que d'en avoir moi-même.

Fabricius, le vainqueur de Pyrrhus, n'avait d'autre vaisselle qu'une salière d'argent et une coupe. Quand l'envoyé de Pyrrhus lui offrit de l'argent, il répondit en passant ses mains sur son corps depuis les yeux jusqu'au ventre : Tant que je posséderai cela, je n'aurai besoin d'aucune autre richesse. En mourant, il laissa ses filles si pauvres que le Sénat leur donna une dot pour les marier.

Le luxe nouveau. — Après la conquête, les Romains trouvèrent la coutume des ancêtres pénible et grossière. Ils voulurent avoir une vie plus variée et plus riche.

Alors commença le luxe. Les généraux rapportèrent à Rome une partie de l'or, de l'argent, des bijoux, des meubles précieux accumulés dans les pays grecs. Ils prirent en Orient l'habitude de vivre comme les rois, au milieu des pierres précieuses, des meubles d'argent, de la vaisselle d'or et d'une foule de serviteurs inutiles. De retour en Italie, ils y rapportèrent ces habitudes.

Les Romains, subitement enrichis par la conquête des pays les plus riches de ce temps, se conduisirent comme des parvenus. Ils se mirent à étaler leur richesse : les beaux vêtements, les tapis brodés, l'argenterie, à servir des festins coûteux à leurs invités.

Ceux que leurs fonctions obligeaient à donner des fêtes donnèrent à leurs frais au peuple de Rome des spectacles ruineux.

On avait déjà adopté l'usage étrusque des gladiateurs qui se massacraient sous les yeux de la foule, puis l'usage grec des comédies. Pour amuser le peuple, on commença à lâcher dans le cirque des bêtes sauvages amenées des pays étrangers ; des chasseurs exercés venaient les tuer ; cela s'appelait une chasse ; la première, en 186, se fit avec des lions et des panthères. En 108, dans une seule chasse, on tua 63 panthères.

Changement dans la condition des femmes. — Les femmes romaines de l'ancien temps, même les riches, vivaient enfermées dans leur maison, occupées à surveiller leurs servantes. Le plus bel éloge qu'on sût faire d'une femme se résumait dans cette épitaphe célèbre : Elle est restée à la maison, elle a tissé de la laine. Le mari avait tout pouvoir sur sa femme ; il pouvait la juger et la condamner à mort. Il avait le droit aussi de la renvoyer (répudier) ; mais l'usage n'était pas d'user de ce droit.

Après la conquête, les dames romaines changèrent de vie. Elles sortirent de leurs maisons, souvent en char ; elles allèrent au théâtre, au cirque ; elles commencèrent à dîner en ville.

Elles se mirent à pratiquer les cultes étrangers, surtout les mystères d'Isis, la déesse d'Égypte, ou les cérémonies de Cybèle.

Elles restèrent ignorantes et désœuvrées. Mais elles devinrent plus libres. On inventa une nouvelle espèce de mariage qui ne soumettait pas la femme au pouvoir absolu du mari. Alors elle eut le droit de quitter son mari. Il fut facile de rompre un mariage, il suffisait que l'un des deux époux le voulût. Le divorce devint de plus en plus fréquent, au moins chez les riches. Au Ier siècle, on en vint à regarder le mariage comme une union passagère : Sylla eut 5 femmes, Pompée 5, César 4 ; Hortensius divorça avec sa femme pour la marier à un de ses amis.

Caton le Censeur. — Un homme se rendit célèbre en cherchant à maintenir les Romains dans la coutume des ancêtres, ce fut Caton.

Né vers 232, à Tusculum, petite ville du Latium, d'une famille de propriétaires paysans, il avait commencé par travailler la terre. A l'âge de 17 ans, suivant l'usage, il devint soldat et fit les campagnes contre Annibal. C'était un homme roux, aux yeux bleus, robuste, brave et éloquent.

Il se fit estimer à l'armée par son courage et son austérité. Il allait toujours à pied, portant ses armes, et ne buvait jamais de vin. Dans le combat, il restait ferme à son poste, donnait des coups vigoureux, criait et faisait une figure terrible pour effrayer son adversaire.

De retour dans son domaine, il vivait comme un paysan ; il travaillait aux champs vêtu en hiver seulement d'une tunique et l'été sans vêtement, mangeant avec ses esclaves. Comme il parlait bien, il se chargeait de plaider à Rome pour ses voisins.

Un grand personnage, Valerius, son voisin de campagne, s'intéressa à lui, le décida à s'établir à Rome et l'aida à se faire connaître.

Caton fut élu tribun des soldats, puis questeur et envoyé pour tenir la caisse de Scipion qui commandait en Afrique. Il trouva que son général distribuait trop d'argent aux soldats et lui fit observer qu'il les poussait à des dépenses contraires aux anciennes mœurs. Scipion répondit qu'il n'avait pas besoin d'un questeur si minutieux. Caton lui en garda rancune et, de retour à Rome, raconta que Scipion gaspillait l'argent et perdait son temps à s'amuser.

Élu préteur, il fut envoyé gouverner la Sardaigne. C'était l'usage que le gouverneur se fît fournir par les habitants tout ce qui lui plaisait ; partout où il passait, il menait une troupe nombreuse d'amis, de serviteurs, et il fallait nourrir largement tout ce monde. Caton refusa de rien recevoir : il faisait ses tournées à pied, sans aucune voiture, suivi d'un seul serviteur pour porter sa toge et les objets du sacrifice.

Il fut élu consul. Une loi défendait aux femmes de porter des bijoux et de sortir en voiture. On proposa à l'assemblée de l'abolir et les dames romaines vinrent elles-mêmes supplier leurs amis d'en voter l'abrogation. Caton demanda le maintien de la loi, il prononça contre les femmes un discours célèbre : Tous les autres hommes, dit-il, gouvernent leurs femmes ; nous autres Romains nous gouvernons tous les hommes, mais ce sont nos femmes qui nous gouvernent. La loi fut cependant abrogée.

Caton partit pour commander l'armée d'Espagne ; il prit 400 forteresses et les fit démolir ; il distribua de l'argent à ses soldats et ne garda rien pour lui ; il vendit même son cheval au départ pour épargner à l'État des frais de transport.

Il n'aimait pas les Grecs. Quand cette race nous aura envahis par sa littérature, disait-il, Rome sera perdue. Il savait le grec, mais pendant son expédition en Grèce, il refusa de parler autrement qu'en latin.

Les Athéniens ayant une grosse affaire à régler à Rome (155) imaginèrent d'y envoyer les trois chefs des trois principales écoles philosophiques. En attendant la décision du Sénat, le plus célèbre, Carnéade, de l'école de Platon (l'Académie), fit des conférences publiques, où les jeunes Romains venaient en foule. Il parlait sur le juste et l'injuste, et disait que, si le peuple romain n'avait jamais commis d'injustice, il ne serait pas devenu maître du monde. Caton dit au Sénat : Il faut répondre au plus vite et renvoyer ces habiles parleurs qui persuadent tout ce qu'ils veulent. Qu'ils aillent enseigner les enfants grecs. Nous, gardons les nôtres soumis aux lois et aux magistrats. Le Sénat décida de renvoyer les orateurs grecs.

A son retour d'Espagne, Caton avait été autorisé à célébrer le triomphe. C'était le plus grand honneur que pût obtenir un Romain et, d'ordinaire, le triomphateur ne consentait plus à servir sous les ordres d'un autre général. Caton, lui, partit comme officier dans l'armée envoyée contre Antiochus.

Dix ans après avoir été consul, Caton fut élu censeur malgré les nobles ; le peuple le choisit à cause de sa sévérité. Sa censure resta célèbre. On le surnomma le Censeur. Il raya de la liste du Sénat plusieurs sénateurs pour les punir de leur luxe, il dégrada même le frère du grand Scipion, Lucius, le vainqueur d'Antiochus. Il taxa à dix fois leur valeur les parures, les vêtements, les voitures des femmes. Il fit démolir les maisons qui faisaient saillie sur la rue, fit couper les conduites d'eau qui détournaient dans les maisons particulières l'eau des fontaines publiques. Il afferma le plus cher possible les revenus de l'État. Le peuple remercia Caton en lui faisant élever une statue avec cette inscription : Pour avoir relevé pendant sa censure la République romaine, que l'altération des mœurs faisait pencher vers sa ruine. Il s'était fait beaucoup d'ennemis, surtout parmi les nobles qu'il accusait de détourner l'argent de l'État et de donner l'exemple du luxe. Il fut accusé lui-même (quarante-quatre fois, dit-on) devant le peuple, et toujours acquitté.

Caton s'occupait beaucoup de sa femme et de son fils ; il se faisait un devoir d'être auprès de sa femme quand elle lavait et emmaillotait son enfant. Il tint à instruire lui-même son fils, lui enseigna la grammaire et le droit, lui apprit à monter à cheval, à combattre, à nager. Il écrivit pour lui un recueil des exploits des anciens Romains et un Traité d'agriculture.

Il regardait comme un devoir de s'enrichir. Une veuve, disait-il, a le droit de diminuer sa fortune, mais un homme doit l'augmenter.

Il n'achetait que des esclaves à bas prix et les vendait, quand ils devenaient vieux, pour ne pas avoir à les nourrir. Il faut vendre, disait-il, les vieux bœufs, les vieilles ferrailles et les vieux esclaves. Un bon maître de maison doit être vendeur, non acheteur.

Dans sa vieillesse, il trouva que l'agriculture ne rapportait pas assez ; il se mit à prêter son argent pour équiper des navires de commerce.

Caton fut le type du vieux Romain, bon laboureur, bon soldat, dur pour lui-même et pour les autres, honnête et avare.