HISTOIRE NARRATIVE ET DESCRIPTIVE DU PEUPLE ROMAIN

 

CHAPITRE VIII. — LA DEUXIÈME GUERRE PUNIQUE.

 

 

Annibal. — Après ses victoires sur les révoltés, Hamilcar avait été envoyé commander l'armée que Carthage entretenait en Espagne (237). C'était une armée de mercenaires, composée surtout de gens du pays, les Ibères, peuple brave et belliqueux. Hamilcar y resta neuf ans ; ses troupes s'attachèrent à lui et à sa famille.

A sa mort (229), les soldats, sans attendre l'avis de Carthage, choisirent pour général son gendre Asdrubal ; le gouvernement carthaginois approuva le choix, et Asdrubal fut le véritable maître de l'armée d'Espagne. Il conclut avec les peuples du pays des traités d'alliance, et fonda au bord de la mer Carthagène (Nouvelle-Carthage) qui devint le centre du gouvernement carthaginois d'Espagne.

A la mort d'Asdrubal (221), les soldats choisirent pour général le fils d'Hamilcar, Annibal, alors un jeune homme. Élevé dès son enfance au milieu des soldats, n'ayant jamais connu d'autre patrie que son armée, Annibal ne pensait qu'à la guerre. Il menait la vie d'un soldat, mangeant peu, couchant sous la tente, parlant familièrement aux soldats. Annibal, comme son père, détestait Rome. Devenu vieux il racontait un jour au roi Antiochus l'origine de sa haine : Quand mon père partit pour l'Espagne avec son armée je n'avais que neuf ans ; le jour où il fit le sacrifice je me tenais près de l'autel. Après la cérémonie, Hamilcar fit retirer les serviteurs, me fit approcher et me demanda en me caressant si je n'avais pas envie de le suivre en Espagne. Je répondis vivement que non seulement j'en serais bien aise, mais que je le suppliais de m'emmener. Alors, me prenant la main, il me mena à l'autel vers le corps des victimes et me dit : Jure sur ces victimes que tu seras toujours l'ennemi des Romains.

Prise de Sagonte. — Annibal commença par se procurer de l'argent en prenant quelques villes ; il payait bien ses soldats et leur promettait des gratifications. Il vivait au milieu d'eux, sans aucun luxe, et fut bientôt adoré d'eux. Il soumit ainsi tous les pays jusqu'à libre. Là des envoyés romains vinrent lui dire de ne pas s'avancer plus loin, car Asdrubal, par un traité conclu avec Rome, s'était engagé à ne pas dépasser l'Èbre ; ils lui défendaient aussi d'attaquer de ce côté de l'Èbre les Sagontins qui, disaient-ils, étaient alliés de Rome. Annibal déclara qu'il avait le droit d'intervenir. Les envoyés partirent pour Carthage.

Annibal vint camper devant Sagonte ; c'était une ville riche, dans une plaine fertile, près de la mer, habitée par un peuple belliqueux qui se défendit bien. Le siège dura huit mois. Enfin Sagonte fut prise d'assaut. On y fit un riche butin. Annibal envoya le mobilier à Carthage ; il donna les habitants à ses soldats pour les vendre comme esclaves, il garda l'argent pour les besoins de son armée (219).

A la nouvelle du siège de Sagonte, Rome avait envoyé deux sénateurs à Carthage pour exiger réparation. Les envoyés furent reçus dans le Conseil de Carthage ; ils demandèrent qu'Annibal fut livré aux Romains pour le punir, car il avait violé le traité en attaquant les alliés des Romains. Les Carthaginois répondirent qu'au moment du traité Sagonte n'était pas encore l'alliée de Rome. Alors un des deux envoyés romains, faisant un pli dans sa toge, dit : Je vous apporte dans ce pli la guerre ou la paix. Choisissez. — Choisis toi-même, lui répondit-on. — Alors je choisis la guerre.

Ainsi commença la deuxième guerre punique (218).

Annibal en Gaule (218). — Rome réunit deux armées, l'une en Sicile pour envahir l'Afrique, l'autre en Italie pour attaquer l'Espagne. Mais Annibal ne leur laissa pas le temps d'attaquer.

Il fit venir d'Afrique des fantassins libyens et des cavaliers numides, et laissant son frère Asdrubal avec une flotte et une petite armée pour défendre le pays au sud de l'Èbre, il partit de Carthagène au printemps (218), passa l'Èbre, traversa rapidement le pays jusqu'aux Pyrénées en battant les peuples qui voulaient l'arrêter et arriva aux Pyrénées. Là il renvoya une partie de ses soldats espagnols, laissa ses bagages à la garde d'une petite armée qu'il confia à Hannon et traversa les Pyrénées ; il avait 50.000 fantassins, Africains et Ibères, 5.000 cavaliers et 21 éléphants.

Entré en Gaule, il marcha rapidement vers le Rhône. Une armée barbare campée sur la rive gauche voulait l'empêcher de passer. Annibal s'arrêta sur la rive droite, acheta des barques et du bois, et fit fabriquer des radeaux. Dans la nuit, il envoya un détachement qui remonta le long du fleuve à quelques lieues au-dessus de son camp, traversa le Rhône sur les radeaux et vint se cacher près du camp des Barbares.

Le lendemain le gros de l'armée passa le fleuve sur des barques ; les chevaux, tenus en bride, nageaient à côté. Les Barbares, à cette vue, sortent de leur camp et se mettent en bataille. Ace moment, le détachement carthaginois, caché sur la rive gauche, sort de son embuscade, met le feu au camp, charge les Barbares par derrière et les met en déroute. L'armée d'Annibal traverse le Rhône et campe sur la rive gauche.

On eut beaucoup de peine à faire passer les éléphants. On fit des radeaux très grands et on les recouvrit de terre et de gazon ; les éléphants y entrèrent croyant marcher sur un terrain solide ; de là on les fit passer sur d'autres radeaux qu'on remorqua jusqu'à l'autre bord. Les éléphants inquiets, les pieds dans l'eau, s'agitèrent d'abord ; quelques-uns même tombèrent dans le fleuve et le traversèrent en élevant leurs trompes au-dessus de l'eau.

Le général romain, P. Scipion, envoyé pour arrêter Annibal en Gaule, avait suivi la côte ; en arrivant au Rhône il apprit qu'Annibal l'avait déjà franchi ; il revint en Italie.

Pendant qu'Annibal s'avançait vers l'Italie, les Romains étaient occupés à combattre les Gaulois de la Cisalpine ; les Boïens et les Insubres avaient recommencé la guerre et mis en déroute une armée romaine. Annibal comptait sur eux pour marcher ensemble sur Rome. Un chef gaulois venu des bords du Pô fit un discours aux soldats ; il leur décrivit la Cisalpine comme un pays riche, habité par des peuples guerriers tout prêts à se joindre aux Carthaginois.

Annibal passe les Alpes. —L'armée d'Annibal remonta le Rhône, puis tournant à l'est vers les Alpes, elle marcha pendant huit jours dans la montagne par des sentiers escarpés. Les montagnards l'attaquèrent plusieurs fois ; un jour ils lui barrèrent le passage ; mais pendant la nuit ils se retirèrent. Annibal en profita pour faire occuper la position par ses meilleurs soldats ; le reste de l'armée suivit. Les montagnards se jetèrent sur l'arrière-garde, encombrée par les chevaux ; il fallut qu'Annibal revînt pour 'a dégager. Le neuvième jour l'armée arriva au sommet et s'y reposa deux jours ; elle fut rejointe par les traînards et par les chevaux tombés hors du sentier et qu'on croyait perdus.

Il restait encore à descendre sur le versant italien, de beaucoup le plus raide, par un sentier étroit, le long de précipices sans fond. On était à la fin de l'automne ; la neige fraîchement tombée portait mal. Les soldats tombaient, en tombant ils s'accrochaient à leurs compagnons et les entraînaient dans le précipice ; les chevaux glissaient et roulaient. On arriva à un défilé si étroit et à une pente si rapide que les éléphants ne pouvaient plus passer ; les chevaux en tombant cassaient la glace, et en se relevant restaient les pattes gelées dans les trous. Annibal campa, fit balayer la neige et creuser dans le rocher un chemin. Les bêtes passèrent d'abord, puis les Numides travaillèrent trois jours à élargir le chemin, et les éléphants passèrent enfin.

On raconta longtemps après que, pour creuser le chemin, Annibal avait fait fondre le rocher avec du vinaigre.

En octobre, cinq mois et demi après son départ de Carthagène, Annibal arrivait chez les Insubres dans la plaine du Pô. Il ne lui restait plus que 12.000 Africains, 8.000 Espagnols et 6.000 cavaliers, hommes et chevaux épuisés, les soldats plus semblables à des sauvages qu'à des guerriers.

Mais les Gaulois de Cisalpine lui fournirent des vivres, des vêtements et des armes.

L'armée se refit et se mit en marche vers le sud.

Victoires d'Annibal en Cisalpine (218). — Publius Scipion avait ramené son armée de Gaule et campait au bord d'une large rivière, le Tessin. Les cavaliers et les vélites[1], envoyés en avant, rencontrent tout d'un coup les cavaliers d'Annibal ; les vélites lancent leurs traits, puis s'enfuient effrayés ; les cavaliers romains descendent de cheval et combattent à pied ; les cavaliers Numides les tournent, arrivent sur eux et les mettent en déroute. Ce fut le combat du Tessin.

Scipion, blessé, fait reculer son armée derrière le Pô et enlève en hâte les planches du pont, laissant sûr l'autre rive 500 de ses soldats. Annibal les fait prisonniers, passe le Pô sur un pont de bateaux et marche vers l'est.

Scipion, établi dans un camp fortifié près de Plaisante, soignait sa blessure et ne voulait pas risquer une bataille. Mais les Gaulois qu'il avait avec lui (2.000 fantassins, 1.200 cavaliers) sortent de son camp, surprennent les soldats romains dans la campagne, les tuent et vont porter leurs tètes à Annibal. Un des peuples gaulois, les Boïens, se décide alors à passer du côté des Carthaginois.

Scipion, inquiet de se sentir en pays ennemi, décampe, passe la Trébie et va camper sur une colline, pour attendre la deuxième armée romaine qui revient de Sicile, en traversant l'Italie. Annibal vient camper à deux lieues de là.

La seconde armée romaine arrive. Le consul Sempronius qui la commande veut attaquer ; Scipion est d'avis d'attendre. Mais Sempronius insiste : la fin de l'année approche, les consuls sont sortis de charge ; si l'on attend, ce seront les nouveaux consuls qui auront l'honneur de vaincre Annibal. Scipion cède et ordonne la bataille.

Entre les deux camps s'étendait une plaine rase, coupée par un ruisseau encaissé entre deux rives garnies de ronces ; dans ce ruisseau, Annibal fait cacher 1.000 fantassins et 1.000 cavaliers d'élite. Le lendemain, les cavaliers numides traversent la plaine au galop jusqu'auprès du camp romain. Sempronius envoie contre eux des cavaliers, puis des archers ; enfin il sort avec toute son armée. Il avait neigé, il faisait froid ; les Romains n'avaient pas mangé ; ils entrent dans le torrent glacé, la Trébie, avec de l'eau jusqu'aux aisselles. Les soldats d'Annibal venaient de manger, de se frotter d'huile et de se reposer près des feux. Ils se mettent en marche : en avant, les archers et les frondeurs baléares (8.000 hommes) ; derrière, les 20.000 fantassins sur une ligne ; aux ailes, les 10.000 cavaliers et les éléphants.

La bataille fut courte. Les Romains, mouillés, fatigués, affamés, à demi désarmés, ayant jeté déjà tous leurs javelots contre les Numides, furent attaqués de front par les éléphants, sur les flancs par les cavaliers d'Annibal, sur leurs derrières par les Numides sortis de l'embuscade dans le ruisseau. Un corps parvint à percer l'infanterie d'Annibal et se retira dans Plaisance, le reste fut rejeté dans la Trébie. Les soldats de Carthage furent arrêtés par le torrent. Les Romains, vaincus, abandonnèrent leur camp à l'ennemi. Les Gaulois passèrent tous du côté de Carthage (218).

Annibal espérait détacher aussi de Rome les peuples italiens. Parmi ses prisonniers, il garda ceux qui étaient Romains ; les alliés, au contraire, il les renvoya chez eux sans rançon, en leur disant qu'il était venu non pour leur faire la guerre, mais pour les délivrer de Rome.

Annibal passa l'hiver dans ce pays ; les Africains, habitués à un climat plus chaud, souffrirent beaucoup ; il y en eut qui moururent de froid. Tous les éléphants périrent, excepté un.

Victoire d'Annibal à Trasimène (217). — Au printemps de 217, Annibal se remit en campagne. Le nouveau consul, Flaminius, avait son armée en Étrurie. Pour l'atteindre, il fallait traverser les montagnes. Annibal évita le chemin le plus commode, où l'ennemi devait l'attendre. Il prit au plus court, à travers des marais où l'on croyait impossible de faire passer une armée, surtout après les pluies de l'hiver. En avant marchaient les Espagnols, les Africains et les bagages ; puis les Gaulois ; à l'arrière-garde, les cavaliers. Les soldats passèrent quatre jours et trois nuits les pieds dans l'eau, sans dormir ; on ne pouvait se coucher par terre, on ne dormait qu'en se mettant sur les bagages. Les bêtes de somme mouraient, les chevaux perdaient leurs sabots dans la boue ; Annibal, monté sur son dernier éléphant, tomba malade et perdit un œil.

Enfin on sortit des marais et on arriva près des Romains qui croyaient l'ennemi encore loin. L'armée d'Annibal vint devant le camp romain, ravageant le pays, mettant le feu aux maisons. Flaminius, en voyant la fumée, s'irritait : Que dira-t-on à Rome en apprenant que nous laissons dévaster les campagnes ?

Annibal marchait du côté de Rome ; Flaminius leva le camp et le suivit. Annibal arriva au lac de Trasimène, un tout petit lac (aujourd'hui desséché), dans un vallon enfermé entre des collines qui le dominaient de tous côtés ; on y arrivait par un chemin resserré entre la montagne et le lac. Annibal fit entrer sou armée dans le vallon et la posta tout autour, sur les collines qui entouraient le lac. Flaminius arriva le soir à l'entrée de la vallée et y fit camper son armée ; il ignorait la position de l'ennemi.

Le lendemain matin, l'armée romaine s'engage dans le chemin au bord du lac, au milieu d'un brouillard qui lui cachait la vue de l'ennemi. Tout d'un coup, Annibal donne un signal et de tous les côtés ses soldats chargent ; les Romains, surpris, n'ont pas même le temps de se ranger en bataille, ils sont massacrés ou se noient dans le lac avec leurs armures. Il en périt 15.000. Un corps de 6.000 traversa toute la vallée et monta sur la colline au fond ; le brouillard était tombé ; les Romains virent, en bas, leur armée détruite et marchèrent en avant pour s'échapper ; mais Maharbal avec ses cavaliers et les archers les rattrapa, les cerna et les prit. Annibal fit 15.000 prisonniers et les partagea entre ses soldats.

Puis, traversant de nouveau les Apennins, il arriva au bord de l'Adriatique ; sur son passage, il épargnait les alliés et massacrait tous les Romains en âge de porter les armes. Son armée avait besoin de repos. Il s'arrêta, lui donna le temps de guérir les blessés et de soigner les chevaux.

Il se remit en marche toujours vers le sud, jusqu'en Apulie, puis rentra dans les montagnes du Samnium et, traversant encore l'Italie, vint s'établir dans la riche plaine de Campanie.

Fabius Cunctator. — A Rome, le Sénat effrayé avait fait créer un dictateur, Fabius, surnommé Cunctator (le Temporisateur). Son principe était de ne pas risquer de grande bataille contre Annibal, de temporiser pour donner le temps à ses soldats de s'aguerrir. C'étaient surtout les cavaliers Numides qui faisaient peur aux Romains. Fabius évitait donc de passer dans les plaines où les Numides pouvaient opérer, il faisait marcher son armée au pied des montagnes ; ses soldats s'habituaient ainsi à voir l'ennemi, ils tuaient les cavaliers carthaginois qui s'écartaient pour chercher des vivres ou du fourrage.

Fabius gênait ainsi Annibal dans tous ses mouvements. Un jour même il faillit le prendre. Annibal avait établi son camp dans une vallée étroite. Fabius occupa les collines qui la dominaient et les défilés par lesquels on pouvait en sortir ; il se préparait à attaquer le lendemain matin. Annibal, se voyant cerné, imagina une ruse de guerre. Il avait dans son camp des bestiaux pris par ses soldats ; il fit choisir 2.000 bœufs, on leur attacha aux cornes des fagots de bois, et, la nuit venue, on y mit le feu. Puis des soldats, armés à la légère, chassèrent ces bœufs vers les collines, en courant et en criant. Pendant ce temps, Annibal avec son armée marchait en silence vers les défilés, pour sortir de la vallée. Une troupe de Romains gardaient ces défilés ; mais, entendant des cris et voyant des feux courir de tous côtés sur les hauteurs, ils avaient cru que l'ennemi attaquait et ils abandonnèrent leur poste pour aller du côté des bœufs. Fabius, ne comprenant rien à tout ce bruit, n'osa sortir de son camp. Annibal put ainsi s'échapper.

Il retourna de l'autre côté de l'Italie et passa l'hiver en Apulie.

Rome leva 8 légions, chacune de 5.000 hommes ; Annibal se remit en campagne et après la moisson s'empara de Cannes d'où l'armée romaine tirait ses vivres. Les généraux firent savoir à Rome qu'ils ne pouvaient plus faire vivre leurs soldats dans ce pays dévasté, et que les alliés commençaient à s'agiter. Le Sénat décida de livrer bataille.

Bataille de Cannes (216). —Au printemps de 216, les deux consuls vinrent rejoindre l'armée, campée à deux lieues d'Annibal, dans la vallée de l'Aufide, près de Cannes. L'un des consuls, Paul Émile, voulait éviter de se battre dans la plaine et attirer l'ennemi sur un terrain moins favorable à la cavalerie numide ; l'autre consul, Varron, voulait attaquer. Ils s'étaient partagé l'armée et chacun des deux avait son camp ; mais chacun commandait en chef pendant un jour, à tour de rôle.

Au point du jour Varron passe l'Aufide et range l'armée en bataille dans la plaine : en avant les vélites, aux deux ailes les cavaliers, au centre les légionnaires (à droite les Romains, à gauche les alliés) ; en tout 80.000 fantassins, 6.000 cavaliers.

Annibal met en avant les frondeurs et les archers, — à l'aile gauche Asdrubal avec les cavaliers espagnols et gaulois, — à l'aile droite Hannon avec les cavaliers numides, — au centre les fantassins. Les Espagnols, vêtus de tuniques de lin brodé de pourpre, armés de leur épée pointue ; les Gaulois, à demi nus, armés de la lourde épée, sont au milieu ; de chaque côté sont les Africains, armés à la façon romaine avec des armes prises aux Romains ; en tout 40.000 fantassins, 10.000 cavaliers ; moitié moins nombreux que les Romains, mais exercés par deux ans de guerre.

Des deux côtés, les soldats légers se battent d'abord sans résultat.

Puis les cavaliers espagnols et gaulois à gauche chargent les cavaliers romains ; les Romains ne savaient pas combattre à cheval, ils sautent à terre et combattent à pied ; ils sont massacrés.

Alors les légionnaires romains s'avancent contre le centre d'Annibal, formé des fantassins espagnols et gaulois ; par une manœuvre difficile et hardie, ces fantassins se retirent peu à peu en combattant ; les légionnaires les suivent, s'enfoncent au milieu de l'armée d'Annibal. Tout d'un coup les fantassins africains placés des deux côtés font un quart de tour et attaquent les Romains sur les deux flancs. La déroute commence. Les cavaliers d'Asdrubal, qui viennent de mettre en fuite les cavaliers romains, rejoignent les cavaliers numides. Ils se jettent à la poursuite des fuyards et les massacrent.

Il y eut du côté des Romains 70.000 tués ; il n'échappa que 3.000 fantassins et 370 cavaliers. Les Gaulois perdirent 4.000 hommes, les Espagnols et les Africains 1.500.

Les Romains avaient laissé pour garder leur camp 10.000 hommes, qui furent cernés et forcés de se rendre.

Jamais Rome ne subit une défaite pareille au désastre de Cannes. Le consul Paul Émile avait été tué et avec lui une partie des jeunes nobles. Les riches Romains portaient un anneau d'or ; il en resta tant sur le champ de bataille qu'Annibal envoya à Carthage un boisseau plein d'anneaux d'or.

Guerre dans l'Italie du Sud. — A Rome on fut d'abord consterné, on s'attendait à voir arriver Annibal. Mais on ne perdit pas courage, on mit la ville en défense, on leva de nouvelles légions. Quand le consul Varron, le vaincu de Cannes, revint dans la ville, le peuple alla en corps à sa rencontre, et le Sénat le remercia de n'avoir pas désespéré du salut de la République.

Annibal n'essaya pas de marcher sur Rome, il trouva sans doute son armée trop fatiguée ou trop faible pour assiéger une aussi grande ville. On s'en étonna et l'on raconta l'anecdote suivante.

Le soir de la bataille de Cannes, un des chefs de la cavalerie, Maharbal, dit à Annibal : Donne l'ordre de marcher et dans trois jours tu dineras au Capitole. Annibal refusa. Maharbal alors s'écria : Tu sais vaincre, Annibal, mais tu ne sais pas profiter de la victoire.

Annibal proposa au Sénat de racheter les soldats pris dans le camp romain à un prix très bas (moins de 3 francs par tête). Il envoya à Rome pour cette commission dix prisonniers auxquels il fit jurer de revenir. Le Sénat écouta leur requête ; ils expliquaient qu'ils avaient été pris non pour s'être enfuis, mais sans qu'il y eût de leur faute, pris dans le camp où leur général les avait laissés. Rome avait grand besoin de soldats. Mais le Sénat déclara qu'un Romain ne devait tenir son salut que de la victoire et refusa de les racheter.

Quant aux soldats qui avaient échappé au massacre, le Sénat les punit pour ne s'être pas fait tuer à leur poste ; il les envoya en Sicile, avec ordre de ne leur donner à manger que de l'orge et de les faire demeurer toujours hors du camp.

Les peuples de l'Italie du Sud, n'obéissaient aux Romains que par force ; les voyant vaincus, ils s'allièrent à Carthage. Les Samnites, les Lucaniens, la riche ville de Capoue s'unirent à Annibal. Il ne resta aux Romains que les villes grecques du bord de la mer.

Annibal s'établit dans l'Italie du Sud ; il y resta 13 ans, cherchant à soumettre ou à détacher les alliés de Rome. L'hiver qui suivit la victoire de Cannes, son armée le passa à Capoue, ville de luxe et de plaisirs ; fameuse en ce temps par ses jeux, ses banquets, ses spectacles. On dit que les soldats d'Annibal, suivant le proverbe du temps, s'amollirent dans les délices de Capoue. Ils ne remportèrent plus de grandes victoires, et les Romains peu à peu reprirent l'avantage.

En 211, ils vinrent assiéger Capoue. Annibal, pour leur faire lever le siège, marcha brusquement vers Rome ; mais l'armée qui assiégeait Capoue ne bougea pas ; Rome était trop bien fortifiée pour être prise par un coup de main. Annibal se retira.

Les habitants de Capoue, réduits par la famine, se rendirent. Le chef du parti ennemi des Romains invita ses amis à un dernier festin ; à la fin du banquet il se fit apporter une coupe pleine d'un poison violent et en but le premier ; chacun y but à son tour. On amena à Rome 500 des plus riches habitants de Capoue ; ils furent battus de verges et décapités.

Prise de Syracuse. — Les Carthaginois avaient essayé de reprendre pied en Sicile. Dans Syracuse, jusque-là alliée de Rome, un général du parti ennemi des Romains, prit le pouvoir après une guerre civile.

Une armée romaine vint assiéger Syracuse du côté de la terre, une flotte romaine de 60 quinquérèmes l'assiégea du côté de la mer (214).

Le mathématicien le plus célèbre de l'antiquité, Archimède, habitait Syracuse. Il avait imaginé des machines de guerre nouvelles qui firent beaucoup de mal aux assiégeants.

Des catapultes placées sur les remparts lançaient sur les navires des quartiers de roche qui les écrasaient. Des crochets de fer manœuvrés par des machines accrochaient les hommes et les enlevaient en l'air.

Les Romains, pour arriver au haut du rempart du côté de la mer, amenaient au pied du rempart deux navires attachés ensemble ; ils appliquaient contre le mur une échelle énorme terminée par une plate-forme qui arrivait au niveau du rempart ; les soldats placés dessus devaient abaisser un pont-levis et passer sur le rempart. Mais une machine syracusaine armée d'une main de fer saisissait le navire par sa proue, le dressait sur son arrière et le laissait retomber de façon à le couler dans la mer ou à le briser sur les rochers.

Les assiégeants finirent par avoir si peur des inventions d'Archimède, que la vue d'une corde ou d'un pieu sur le rempart suffisait à les mettre en fuite.

Marcellus, le général romain, renonça à prendre d'assaut Syracuse et se décida à la bloquer. L'année suivante, Syracuse fut prise et pillée et Archimède tué (212).

Voici une des légendes qu'on raconta sur sa mort :

Un soldat romain envoyé par Marcellus vint chercher Archimède et le trouva occupé à résoudre un problème de géométrie ; Archimède était si absorbé qu'il n'avait pas même entendu l'ennemi entrer dans Syracuse ; il pria le soldat d'attendre jusqu'à ce qu'il eût fini son problème. Le soldat irrité le tua. Marcellus en eut beaucoup de chagrin.

Défaite et mort d'Asdrubal (207). — Pendant qu'Annibal combattait en Italie, son frère Asdrubal, resté en Espagne, luttait péniblement contre une armée romaine. Dès 217, les Romains, vainqueurs, s'étaient établis à Tarragone ; puis ils avaient repoussé les Carthaginois vers le sud, repris Sagonte (214), et enfin pris Carthagène, où ils trouvèrent les femmes et les enfants des principaux chefs du pays que les Carthaginois y gardaient comme otages (210).

Asdrubal résolut d'abandonner l'Espagne pour aller rejoindre son frère en Italie. Avec une petite armée d'Espagnols, malgré les Romains, il traversa les Pyrénées (208), arriva en Gaule, et l'année suivante en Cisalpine ; les Gaulois, toujours ennemis de Rome, se joignirent à lui ; il s'avança du côté de l'Adriatique.

Rome eut à combattre à la fois les deux frères. Une armée, sous le consul Claudius, opérait dans le sud de l'Italie contre Annibal ; l'autre armée, avec le consul Livius alla au devant d'Asdrubal au nord. Asdrubal envoya à son frère un messager pour le prévenir qu'il arrivait ; le messager fut pris par les Romains.

Claudius, averti du projet d'Asdrubal, laissa une partie de ses troupes dans son camp en face d'Annibal, partit avec le gros de son armée, et vint à marches forcées rejoindre son collègue Livius. Un jour, Asdrubal entendit dans le camp romain les clairons sonner comme pour annoncer la présence de deux consuls. Il avait devant lui deux armées romaines.

Il voulut éviter la bataille, mais ses guides l'abandonnèrent, et il fut attaqué dans sa marche par la cavalerie romaine près d'un torrent, le Métaure. Les soldats espagnols furent écrasés sous le nombre, les Gaulois se débandèrent et tous furent massacrés. Asdrubal fut tué (207).

Les Romains vainqueurs revinrent en face d'Annibal et jetèrent dans son camp la tète d'Asdrubal.

Annibal se retira à la pointe sud de l'Italie, dans le Bruttium.

Départ d'Annibal. — En Espagne, les Romains enlevèrent une à une toutes les positions des Carthaginois. Le dernier général de Carthage en Espagne, Magon, abandonna enfin son dernier poste, la ville de Gadès (Cadix), qui devint alliée de Rome (206).

Cette guerre d'Espagne avait rendu célèbre un jeune général romain, Scipion[2]. Il fut élu consul (205) et envoyé en Sicile. Avec l'aide des Siciliens, il équipa une flotte et fit passer son armée en Afrique (204). Un prince numide, Massinissa, venait de se brouiller avec Carthage et de s'allier aux Romains. Scipion reportait ainsi la guerre en Afrique.

Il y resta deux ans, faisant hiverner son armée près de Carthage. Dès la deuxième année les Carthaginois, vaincus dans deux combats, lui demandèrent la paix. Il n'accorda qu'une trêve, à condition que Carthage rappellerait toutes ses troupes d'Italie (203).

Annibal reçut l'ordre de revenir. Il embarqua ses soldats et ceux des alliés italiens qui voulurent le suivre en Afrique. Ceux qui refusèrent de quitter l'Italie, il les fit massacrer.

Les Romains racontèrent qu'Annibal pleura de rage en abandonnant cette Italie où il avait gagné de si grandes batailles et qu'il avait espéré conquérir.

Bataille de Zama (202). — Annibal débarqua a Leptis, très loin au sud de Carthage, et marcha à la rencontre de Scipion. Il l'atteignit près de Zama, a cinq jours de marche de Carthage. Avant de combattre il fit demander une entrevue à Scipion. L'entrevue eut lieu, mais ils ne purent s'entendre.

Le lendemain, tous deux rangèrent leur armée en bataille dans la plaine.

Scipion mit au centre les légionnaires sur trois lignes, suivant l'usage romain, à l'aile gauche les cavaliers italiens, commandés par son ami Lélius, à la droite les cavaliers numides de Massinissa ; en tout 22.000 hommes.

Annibal mit en avant ses 80 éléphants ; à l'aile gauche ses cavaliers numides, à l'aile droite ses cavaliers carthaginois. Les fantassins formaient le centre, rangés en trois corps placés l'un derrière l'autre, en tête les mercenaires européens, en deuxième ligne les Africains, en arrière son élite, les vieux soldats d'Italie ; en tout 50.000 hommes.

Les éléphants commencèrent l'attaque ; mais plusieurs, effrayés par le bruit des trompettes romaines, se rejetèrent sur les Numides et les mirent en désordre ; on fut obligé de faire retirer les autres. La cavalerie carthaginoise de l'aile droite, chargée par les cavaliers romains, se débanda.

Alors les fantassins s'avancent au pas ; d'un côté les légionnaires, de l'autre la première ligne carthaginoise ; les Romains crient, frappent sur leurs boucliers, les mercenaires de Carthage poussent leur cri de guerre, chacun dans sa langue. La deuxième ligne romaine commence l'attaque. On se bat corps à corps. La deuxième ligne de Carthage, les Africains, au lieu de soutenir la première, reste immobile ; les mercenaires furieux se replient sur ces Africains et se mettent à les tuer. Dans ce désordre, la troisième ligne romaine arrive et les massacre.

Les fuyards se réfugient vers la troisième ligne, les vétérans, la réserve d'Annibal, qui n'a pas encore donné. Annibal veut conserver sa troupe en ordre, il commande à ses hommes de présenter la pointe des piques ; les fuyards carthaginois, repoussés par les soldats d'Annibal, s'écoulent vers les ailes. Le champ de bataille est encombré de cadavres et de blessés. Scipion fait porter ses blessés en arrière ; il fait sonner la retraite, réunit tous ses légionnaires, les masse et les lance tous ensemble contre l'ennemi : les vétérans d'Annibal soutiennent le choc et résistent longtemps. Enfin les cavaliers de Lélius et de Massinissa, ayant mis en déroute les cavaliers de Carthage, chargent par derrière les vétérans et les forcent à s'enfuir. Scipion les poursuit et prend le camp d'Annibal (202).

Fin de la guerre. — Carthage ne pouvait plus résister. Elle demanda la paix à Scipion et accepta toutes ses conditions : Carthage dut rendre ses prisonniers, livrer les transfuges, donner tous ses éléphants et tous ses navires de guerre, excepté 10 ; elle s'engagea à payer 10.000 talents en cinquante ans, à rendre à Massinissa, allié de Rome, tous les pays qui lui avaient appartenu, et à ne plus faire la guerre sans le consentement du peuple romain. Elle cessait ainsi d'être une grande puissance et tombait dans la dépendance de Rome. Pour garantir le traité, Scipion avait le droit de choisir cent Carthaginois de 14 à 30 ans et de les emmener comme otages.

Annibal lui-même conseilla d'accepter le traité (201).

On racontait que, dans le conseil de Carthage, un membre ayant parlé contre le traité, Annibal le prit à bras le corps et le jeta à bas de son siège. Il fit ensuite des excuses au conseil. Revenant dans sa patrie après 36 ans d'absence, il avait, disait-il, oublié les usages, et il n'avait pu contenir son indignation en voyant un Carthaginois qui ne remerciait pas la fortune d'avoir donné à Carthage des conditions de paix si favorables ; il proposait, au contraire, de faire aux dieux des prières pour décider le peuple romain à ratifier le traité.

Rome était désormais le seul grand État de l'Occident. Elle se vengea des peuples de l'Italie du Sud qui avaient soutenu Annibal.

Les Gaulois de la Cisalpine essayèrent encore de résister. On dit que deux généraux carthaginois, Magon, puis Amilcar, conduisirent la guerre,

Cette fois les trois principaux peuples gaulois s'unirent contre les colonies romaines. Ils prirent Plaisance et la détruisirent ; ils assiégèrent Crémone. La guerre dura plusieurs années et fut sanglante. Rome envoya à la fois les deux consuls : on proclama la levée en masse gauloise.

Enfin un des peuples, celui de l'Est, les Cénomans, passa du côté de Rome. Les deux autres furent vaincus : les Insubres (pays de Milan) se soumirent ; les Boïens, plutôt que d'obéir aux Romains, émigrèrent et allèrent s'établir sur le Danube. Rome fonda dans leurs pays de grandes colonies, Bologne, Modène, Parme. Une route militaire, la via Emilia, traversa le pays jusqu'à Plaisance.

Les Romains restés seuls en Espagne prirent les mines d'argent et la côte de la Méditerranée qui avaient appartenu aux Carthaginois.

La deuxième guerre punique avait détruit la puissance de Carthage et donné à Rome la Gaule cisalpine et l'Espagne.

 

 

 



[1] Guerriers armés légèrement.

[2] Son nom complet est Publius Cornelius Scipio.