LE TALMUD DE JÉRUSALEM

 

TOME PREMIER.

INTRODUCTION.

 

 

§ 7. — PREMIER PROJET DE TRADUCTION EN FRANCE.

 

S'il est vrai, comme le dit la légende singulière du Siffri[1], que la Tôra, ou la loi écrite, aussi bien que la loi orale, a été promulguée sur le Sinaï en quatre langues : en hébreu, en chaldéen, en arabe et en latin, pourquoi ne pourrions-nous pas la lire en français ? C'est une vérité qui a été maintes fois admise et sur le point d'être exécutée. Ainsi, bien avant que Buxtorf en eût formulé le vœu, le khalife de Cordoue, Haschem II, dit-on, chargea le rabbin Joseph, Espagnol du Xe siècle, d'en donner une traduction arabe ; cette version est malheureusement perdue.

Depuis lors, la Mischna a été traduite en latin par Surenhusius, et en allemand par le chapelain J. J. Rabe. Mais doit-on s'en tenir là ? Combien de fois, disait dernièrement le pasteur Réville[2], les théologiens chrétiens n'ont-ils pas demandé aux savants juifs un ouvrage spécial résumant le Talmud dans tout ce qu'il a d'essentiel ! La réponse est d'ordinaire qu'une telle œuvre est inexécutable, et les rares essais tentés pour satisfaire à ce vœu si simple sont plutôt de nature à confirmer qu'à affaiblir cette opinion[3]. D'ailleurs l'idée d'essentiel n'est pas talmudique. Au point de vue de ses auteurs, rien n'est accessoire.

Sous forme de lettre à M. Isaac Weiss, M. Friedmann a publié en 1885 une brochure hébraïque[4], pour prouver combien il est difficile de traduire le Talmud. Après avoir signalé les difficultés communes à toutes les traductions, il insiste sur la difficulté spéciale au Talmud, par deux exemples tirés l'un de la Haggada, l'autre de la Halakha, qui témoignent manifestement des nombreuses intercalations successives faites dans le texte à titre de commentaires, ou duplications, ou d'addition, ou de variante. Cependant, il n'y a pas là, croyons-nous, de raison suffisante pour détourner un traducteur de son projet. Il n'est certes pas douteux, même en défalquant toutes les superfétations jointes au texte, qu'un commentaire explicatif restera toujours indispensable, disposé d'une façon quelconque pour compléter la traduction. Sous cette réserve toute prévue, une version devient possible.

Dès 1832, le célèbre traducteur de la Bible, feu M. S. Cahen, annonçait un tel projet dans sa préface au Lévitique (t. III) ; il se proposait de donner en entier le texte de la Mischna, écrit dans un idiome aussi beau, aussi simple, mais plus flexible et plus riche que la langue hébraïque. Quant au Talmud proprement dit, ou la Guemara, il avait l'intention d'en publier seulement par extraits ce qu'elle offre de plus intéressant, et, en substance, ces épineuses discussions, débattues dans un style serré, obscur, difficultueux, sous des formes verbales qui échappent à toute loi de la syntaxe, de l'orthographe, etc., enfin avec cette anarchie grammaticale qui est un cachet si particulier à l'idiome né dans la religion babylonienne, et parte par les Asché et les Rebina, ces derniers anneaux de la chaîne traditionnelle talmudique. On verra jusqu'à quel point nous avons adopté cette méthode, et en quoi la notre diffère de celle-ci. Ce qu'il importe seulement de constater de suite, c'est que l'idée a été émise et qu'elle a failli réussir. Cela ne nous étonne pas. A titre de Français, nous devons au Talmud, plus que tous les autres peuples, des témoignages de respect et de sympathie. D'abord c'est à Paris qu'il fut, pour la première fois, jeté dans les flammes par ordre du pape Innocent IV, en 1244. C'est un titre de noblesse irrécusable. Puis, la plupart des tossafistes ou glossateurs sont de l'Ile-de-France, et l'on possède encore un monument qui atteste la vivacité des études talmudiques dans ce pays au XIVe siècle. C'est de Paris qu'est date le plus beau manuscrit du Talmud, le seul complet, qui se trouve maintenant conserve à Munich[5]. Il a été écrit l'an 5103 du monde (1343), pour un parent de Simon de Sens. Ne sont-ce pas là des droits légitimes et incontestables à notre attention spéciale ?

L’annonce faite en 1826 par la Revue encyclopédique d'une version complète est applaudie, en un article signé : U (T. XXX, p. 565) ; mais en 1828, le comte Beugnot, l'auteur d'une Histoire des Juifs en France, etc. expose les motifs, — selon lui péremptoires, mais pas pour tous, — pour lesquels le Talmud ne pouvait, ni devait être traduit (t. XXXVIII, p. 20-31).

Un peu plus tard, en 1841, ce même projet, sur lequel on avait mûrement réfléchi, est sur le point d'entrer de nouveau dans une voie pratique, celle de l'exécution immédiate. Un comité de rédaction, composé de six membres, avait été formé, et leurs noms font autorité en notre faveur, puisqu'ils ont admis la possibilité d'exécuter un tel projet. Ce furent : MM. S. Cahen, directeur des Archives israélites, Albert Cohn, J. Derenbourg, S. Munk, Ph. Sander et O. Terquem. De ces six membres, un seul survivant, a seul aussi manifesté sa compétence en littérature talmudique par d'autres œuvres analogues.

En outre, il y avait eu un fondateur ou patron de l'œuvre, M. Singer, qui fit imprimer à ses frais un prospectus ; par cette publication il s'engageait pour une assez forte somme. Ce prospectus montrait le plan de l'œuvre, les conditions de publication, le format (in-4°) et le mode de distribution du travail de traduction. Le spécimen qui y était joint en donnait une idée très exacte et en même temps très satisfaisante. Il survint malheureusement un désaccord entre l'homme de finance et l'homme de lettres, entre celui qui devait avancer les fonds nécessaires à l'impression du travail et ceux qui étaient charges de le rédiger. Faute d'entente, le projet resta à l'état de projet, et il n'y fut plus donné suite pour une cause pécuniaire. Il appartenait à nos jours d'écarter un tel obstacle, qui n'a plus lieu d'être, dès que les autres difficultés peuvent être surmontées. Dès lors, il est juste de voir une à une quelles objections sont faites à notre tentative et de les examiner de près, afin de les réduire à leur valeur.

Au Journal Asiatique, n° de juillet 1872, dans son rapport annuel (pp. 32-35), M. Renan disait fort bien, avec des réserves critiques auxquelles nous souscrivons volontiers :

Il est très fâcheux qu'il n'existe pas une traduction du Talmud, faite il y a une cinquantaine d'années. Une telle traduction, exécutée avant le vaste travail de critique que M. Geiger et son école ont appliqué à cette immense et fastidieuse compilation, serait très imparfaite sans doute ; elle serait néanmoins fort utile. Les savants non-israélites la parcourraient avec fruit ; on ne pourrait se fier à elle quand il s'agirait d'un passage difficile ou important ; en pareil cas, on recourrait aux travaux de l'école plus récente ; mais pour bien se rendre compte du contexte, pour avoir la physionomie des livres entiers, la traduction dont je parle serait extrêmement commode. Aujourd'hui, une telle entreprise vient trop tôt ou trop tard ; il est trop tard pour une traduction imparfaite, faite par à peu près ; il est trop tôt pour une traduction vraiment critique, discutant le texte, cherchant les moyens de l'améliorer, tenant compte de toutes les discussions auxquelles chaque passage a donné lieu. Trois ou quatre personnes en Europe pourraient faire l'œuvre ainsi entendue, et certainement elles ne le feront pas. Une vie serait loin d'y suffire, et les savants dont je parle, outre qu'ils seraient sans doute d'avis d'attendre les manuscrits qui peuvent venir d'orient pour corriger un texte déplorablement mauvais, préféreront toujours le travail critique à une besogne fastidieuse, presque sans attrait scientifique, et qu'il faudrait s'attendre à voir très peu récompensée, puisque les Israélites, pour leurs Etudes rabbiniques, continueront toujours a se servir du texte. M. Schwab ne s'est point arrêté à ces difficultés. Il a fait de nos jours la traduction qui aurait dû être faite il y a cinquante ans. Son ouvrage n'a pas la prétention de dire le dernier mot des recherches scientifiques sur les textes dont il s'occupe ; je la comparerai à ces vastes traductions que H. Fauche nous a données des poèmes de l'Inde, traductions imparfaites assortiment, connues cependant pour servir de fil en ces dédales interminables....

 

 

 



[1] Commentaire midraschique sur le Deutéronome, XXXIII, 2 (édit. Friedmann, fol. 142 b).

[2] Revue des Deux-Mondes, 1er novembre 1867, p. 131.

[3] En dehors de la Mischna, part minime et bien facile, on n'a traduit en latin que quelques traites fort courts de jurisprudence, et le docteur Pinner a fait une traduction allemande (qui laisse beaucoup à désirer) du premier volume de la série du Talmud Babli, qui est la seconde par ordre chronologique ; malgré le patronage de l'empereur Nicolas Ier, il n'est pas allé plus loin et il n'a pu commencer par le Talmud de Jérusalem, faute d'un bon concours littéraire dont nous parlons plus loin. Rabe a aussi traduit le tr. Berakhoth du T. Jérusalem.

[4] Analysée par M. Isid. Lœb, dans la Revue des études juives, t. X, p. 262.

[5] Voir ci-dessus le paragraphe VI, relatif aux manuscrits.