LE TALMUD DE JÉRUSALEM

 

TOME PREMIER.

INTRODUCTION.

 

 

§ 6. — COMMENTAIRES ET RÉSUMÉS.

 

Dans cette esquisse rapide, nous ne pouvons qu'effleurer les questions en quelques paragraphes, tandis que chacune d'elles formerait seule un travail, si nous pouvions approfondir les sujets et les épuiser. Ainsi, nous avons à peine mentionné en passant les divers abrégés du Talmud, et il nous a été encore moins permis d'aborder ici la vaste nomenclature des travaux qui constituent la littérature talmudique ; ils sont innombrables, et l'on n'a jamais pu, par cette raison, en dresser une liste bien complète. Ce sont, en dehors des traités d'exégèse biblique, des œuvres de casuistique sans bornes, dont nous voudrions au moins donner une idée.

On ne se rend peut-être pas assez compte de l'œuvre gigantesque suscitée par le Talmud, et de l'immensité du travail auquel se sont livrés les rabbins, malgré toutes les cruelles incertitudes qui enveloppaient leur existence. Après qu'il eut dit le dernier mot sur l'interprétation de la Tora, après qu'il eut exposé toutes les discussions auxquelles le texte sacré avait donné lieu, ainsi que toutes les lois traditionnelles et les règles établies par les rabbins de la Palestine et de la Babylonie jusqu'au Ve siècle de l'ère chrétienne, le Talmud à son tour fut mis sur le métier, et devint le sujet d'une nouvelle série de commentaires où la finesse de l'observation et la justesse de l'analyse ne laissent rien à désirer[1].

Les rabbins du moyen-âge eurent une ambition très belle et très noble, c'était de ne laisser subsister d'incertitude sur aucun des points de la partie halachique du Talmud. Ils se mirent courageusement à l'œuvre ; la patience si vantée des bénédictins peut se comparer à celle que durent employer quelques-uns de nos rabbins, qui seuls et isolés, ont essayé de codifier le corps entier du Talmud.

Pour ne citer que les principaux et les plus connus, nous avons d'abord Al-Fazi, qui le premier a fait un résumé du Talmud et a eu le courage d'élaguer du texte tout ce qui ne se lie pas étroitement à la discussion. Puis vient Maïmonides, qui, avec son Yad ha-hazaka y nous donne un véritable code embrassant toutes les matières, la morale, le culte et la jurisprudence : esprit élevé dont il est inutile de faire l'éloge, mais qui, en raison même de son élévalion, s'occupe peu des contradictions où il tombe, en traitant les détails infinis d'une législation très compliquée. Puis vient Ascheri, dialecticien très puissant, qui sait habilement fondre dans l'argumentation talmudique les interprétations de Raschi et les observations des tossaphistes. Son fils lui succède et fait un nouvel essai de codification, dans lequel les opinions d'Ascheri occupent naturellement une grande place. Enfin Jos. Caro, après avoir analysé et résumé les opinions émises par tous ses prédécesseurs, nous donne le Schoulhan-Aroukh, adopté par l'universalité des Israélites comme code de religion.

Pendant ces périodes successives de codification, à autres œuvres sont rédigées ; elles retracent sous forme de questions et réponses les études auxquelles se sont livres les successeurs du Talmud' pendant un long espace de temps. On traite les matières les plus compliquées et les plus bizarres, et l'on résout des problèmes servant à répondre à des hypothèses qui ne se présenteront peut-être jamais[2]. Les auteurs s'inquiètent à peine de l'inadmissibilité de leurs suppositions, et ils s'évertuent à discuter très profondément les détails les plus minutieux d'une cérémonie quelconque. Ils échangent, par exemple, leurs idées sur la possibilité d'admettre, à titre régulier, un sacrifice accompli dans une circonstance donnée et contrairement aux règles prescrites, et ils agitent la question de savoir si ce sacrifice peut être considéré comme valable, quoique depuis la ruine de Jérusalem cette étude n'offre plus qu'un intérêt théorique. Autre exemple : si l'on transgresse involontairement telle ou telle défense biblique, que faire ? Est-on passible de la verge ou des coups de lanière, ou de l'accomplissement d'un sacrifice de péché, ou de l'amende, ou de la mise en anathème, etc. ? Nous nous contenterions d'imposer à ce pécheur peu coupable l'obligation de manifester le regret, le repentir, la contrition sincère. C'est la une solution pratique. Mais nos docteurs du moyen-âge ne s'en contentent pas, et se plaçant au point de vue scolastique, ils déploient dans la discussion de ces sujets un concours d'érudition et de perspicacité (pilpoul) dont on ne se fait pas une idée si on ne la pas examinée de près, et qui dérouterait un savant de premier ordre, s'il n'avait été habitué à ce genre de travaux dès son enfance, comme le sont la plupart des talmudistes polonais. De bonne heure on les accoutume à ces études spéciales, qui enrichissent la mémoire sans la surcharger ; mais elles agrandissent le cercle de l'imagination jusqu'à autoriser l'admission des cas les plus méticuleux, et fortifient largement l'intelligence sagace, au risque de la rendre aigue. En revanche, l'esprit, une fois appliqué et attaché à ces études, s'y plait et s'y délecte avec une joie ineffable, au point que l'homme oublie la vie matérielle avec ses heures de désespoir ; que l'adversité vienne, elle ne l'inquiète guère ! Un asile est ouvert devant lui et l'accapare à un tel point, que le malheur semble ne pas pouvoir pénétrer jusque-là. On s'élance dans une controverse qui, pour nous autres gens aussi indifférents qu'ignorants, peut paraître puérile, mais qui, pour ces hommes initiés aux moindres secrets de la déduction et de l'intuition représente la vie dans ce qu'elle a de plus noble : la supériorité de l'intelligence.

Aussi bien, n'est-ce pas à cette insouciance des choses terrestres qu'Israël doit son existence miraculeuse ? N'est-ce pas grâce à elle qu'il a pu subsister pendant les socles de la persécution, et maintenir sa croyance intacte au milieu des barbares ?

Mais si les uns ont résumé la partie législative que leurs successeurs ont discutée et développée, d'autres se sont appliqués à faire connaître la partie légendaire et exégétique, qu'ils ont expliquée par des commentaires étendus et à l'aide des procédés d'herméneutique. Sous le sens littoral et emblématique des légendes talmudiques, se trouvent cachées des doctrines mystérieuses, et l'on peut dire qu'il n est aucun procédé kabbalistique dont le Talmud ne fasse pas usage ou au moins mention R. Éléazar fixa trente-deux règles aggadiques, que l'on peut réduire à treize, savoir :

1° Le Notarikon, ou procédé de décomposition à l'aide duquel on forme des mots par chaque lettre d'un mot[3]. Par la même règle on divise un mot en deux.

2° Transposition des lettres pour former d'autres mots.

3° Addition de la valeur numérique des lettres d'un ou de plusieurs mots (appellation empruntée au mot grec γεωμετρία[4]), pour y substituer un ou plusieurs autres mots, dont la valeur numérique est la même.

4° La forme des lettres. Par exemple, le Pentateuque commence par י, lettre formée de 3 traits, ce qui équivaut à 3 י. Or le caractère י, écrit en toutes lettres אי vaut 13, valeur du mot אחו, un ; donc, 3 * 13 = 39, valeur des mots יהוה אתד Jehova un.

5° Combinaison entre le commencement, le milieu et la fin des mots. Par ce procédé, on combine ensemble ou les initiales de plusieurs mots, ou les médiales, ou les finales, pour en former des mots nouveaux ; ce procédé ressort naturellement du premier ; il recompose les mots comme le premier les décompose.

6° Substitution d'une lettre à une autre, au moyen d'alphabets composés par l'ordre inverse ou transposés : משוק ou בש אמ. Il en résultait que les lettres perdaient par transmutation leur valeur propre pour en adopter une étrangère, de même que les mots perdaient leur signification primitive pour en prendre une autre qui n'était connue qu'aux adeptes. Déjà l'interprète chaldéen de la Bible, Jonathan, fils d'Uziel, a fait usage de ce procédé[5].

7° Présence de la voyelle pleine ou son absence. Un mot comme celui de Dieu, Eloah, s'écrit tantôt avec la Voyelle mère (matre lectionis), tantôt sans elle ; le Talmud prévient à cet égard que le texte et la lecture traditionnelle ont chacun leur raison[6].

8° Alinéas. Parfois on trouve dans la Bible des passages séparés (alinéa), quand le sens les voudrait réunis, ou à l'inverse, comme il y a parfois des lettres finales au milieu des mots et des non-finales lorsqu'il en faudrait[7].

9° Une lecture en désaccord avec le texte. Il y a des mots qui sont dans le texte et qui disparaissent à la lecture ; il y en a d'autres qui ne se trouvent pas dans le texte et qu'on ajoute dans la lecture ; par exemple, II Samuel VIII, 3, et II Rois, V, 18 (Voy. B. tr. Nedarim, f. 37 b).

10° Grandes et petites lettres. Parfois on trouve des lettres dont la dimension est trop grande ou trop petite par rapport à celles qui les accompagnent (Genèse, 11,2 ; Deutéronome, VI, 5) ; d'autres fois on trouve des lettres suspendues, comme Juges, XVIII, 30 (Voy. Talm. Jérus., tr. Berakhoth, IX, 1, 1.1, p. 150 ; tr. Meghilla, I, § 9, et Babli, tr. Qiddouschin, folio 30 b).

11° La permutation des lettres (Voyez B. tr. Moed Katon, fol. 2 b).

12° La ponctuation proprement dite. Ainsi le nom ineffable quadrilatère ידוה est ponctué ordinairement de façon à être lu Jehova, et quelquefois de façon à être lu Elohim (Deutéronome, III, 24). On trouve aussi, comme dans la Genèse (XVIII, 9), des points d'attention qui ne sont pas des voyelles (Voyez B. tr. Nedarim, f. 37 b ; tr. Pesahim, f. 21 b).

13° Les accents toniques. Parfois on trouve des accents disjonctifs ou le sens exigerait des conjonctifs, et vice versa. (Voir ibid., et tr. Haghiga, f. 6 b).

On voit donc que, si le champ de interprétation est vaste, il a sa raison d'être, et qu'il se fonde sur des règles fixes. Elles forment le pendant de treize règles de logique et de déduction établies par R. Ismaël pour la législation : elles servent à expliquer et à justifier des passages midraschiques dont le sens nous échapperait sans elles, et ceux qui ne les ont pas consultées, par ignorance ou par malveillance, ont porté de faux jugements contre le Talmud. Grâce à ces règles, l'explication devient possible.

 

 

 



[1] Archives, l. c. p. 696.

[2] Voir notre Introduction au Maassé Nissim (Edition hébr. arabe de la Casuistique d'Abr. Maïmonides), p. 11.

[3] Babli, traité Schabbath, fol. 104 a et 105 b.

[4] Selon d'autres, c'est une corruption de γραμματεία, compte. V. Nordmann, Textes classiques de la littérature religieuse, p. 141 n.

[5] Babli, tr. Sanhédrin, fol. 22 a ; tr. Soucca, fol. 57 b, et Midrasch Rabba sur les Nombres, XVII.

[6] B. Tr. Qiddouschin, fol. 15 a ; tr. Pesahim, fol. 36 ; tr. Soucca, fol. 6 b.

[7] Tr. Schabbath, fol. 103 b ; tr. Meghilla, fol. 2 b, et Sanhédrin, fol. 94 a.