LE TALMUD DE JÉRUSALEM

 

TOME PREMIER.

TRADUIT PAR MOÏSE SCHAWB.

 

 

§ 1. — IDÉES POPULAIRES SUR LE TALMUD.

 

En effet, les obstacles sont multiples, plus embarrassants les uns que les autres, et ont de quoi effrayer l'esprit le plus téméraire. Comment reproduire d'une manière intelligible une conversation décousue, où les idées se suivent sans style ni enchaînement, où l'art de la rhétorique est complètement inconnu ?

Mais avant tout, qu'est-ce que le Talmud ? Quelle est la nature de cette étrange production, dont le nom, presque imperceptiblement commence à devenir un des mots qui sont familiers à l'Europe ?[1] Nous le rencontrons dans la théologie, dans la science et même dans la littérature générale. Il n'est pas un manuel consacré aux diverses branches de la science biblique, géographie, histoire sainte, chronologie numismatique, qui ne fasse allusion au Talmud.

Les défenseurs de toutes les opinions religieuses en appellent à ses maximes. Il y a plus : non seulement tous les lettrés, les érudits du judaïsme et du christianisme, mais encore ceux de l'islamisme et du dogme de Zoroastre y ont recours dans leurs analyses des doctrines, des dogmes, de la légende et de la littérature. Prenons un volume récent de dissertations archéologiques ou philologiques : que ce soit un mémoire sur un autel Phénicien, sur une tablette cunéiforme, sur les poids et mesures de Babylone, ou sur les monnaies des Sassanides, nous sommes sûrs d'y trouver ce mot mystérieux : Le Talmud ! Ce ne sont pas seulement ceux qui ont retrouvé l'alphabet des langues perdues de Chanaan et de l'Assyrie, d'Himyar ou de la Perse de Zoroastre, qui appellent le Talmud à leur aide ; les écoles modernes de philologie grecque et latine commencent à tirer parti des matériaux de l'école classique qui y sont épars.

Nous considérons toutes sortes de littératures religieuse, légale, ou autre, de tout âge et de tout pays, comme une partie et une portion de l'humanité. Dans un certain sens, nous nous en croyons responsables. Nous cherchons à comprendre la phase de culture intellectuelle qui a donné naissance à ces parcelles de notre héritage, et l'esprit qui les anime. Tout en ensevelissant ce qui est mort en elle, nous recueillons avec joie ce qu'elles ont de vivant. Nous enrichissons le trésor de notre savoir ; leur poésie nous émeut[2]. Ce sentiment désintéressé peut nous faire exalter le Talmud un peu au delà de ce qu'il mérite. A mesure que les preuves de sa valeur nous apparaissent, nous pouvons en arriver à exagérer son importance pour l'histoire de l'humanité. Cependant, un vieil adage a dit : Avant tout, étudiez ; car quels que soient les motifs qui vous animent d'abord, vous aimerez bientôt l'étude pour elle-même[3]. Ainsi donc, même une attente exagérée de trésors enfouis dans le Talmud n'en aura pas moins son avantage, si elle nous amine à étudier l'ouvrage lui-même. Car, disons-le de suite, les indices de son existence qui paraissent dans plusieurs publications nouvelles, ne sont pour la plupart que des feux follets. Tout d'abord, on s'imaginerait qu'il n'y a jamais eu un livre plus populaire, ou qui ait servi plus exclusivement de centre intellectuel aux savants modernes, orientalistes, théologiens, ou jurisconsultes. Et l'intérêt qui s'attache à ce vaste recueil est tel, que bien des littérateurs s'imaginent qu'il a été traduit. Or, quel est l'exacte vérité ? Cela peut sembler paradoxal, mais il n'y a jamais eu de livre plus généralement négligé et dont on ait plus parle.

Nous pouvons bien pardonner à Heine, quand nous lisons la brillante description du Talmud contenue dans son Romancero, de n'avoir même jamais vu l'objet de ses poétiques éloges. Comme son compatriote Schiller, qui, soupirant en vain pour la vue des Alpes, en donna la description la plus brillante et la plus fidèle, Heine devina le vrai Talmud, avec l'instinct infaillible du poète, dans des citations partielles. Mais combien parmi ces citations coulent véritablement des sources ? Trop souvent et trop évidemment, pour employer la comparaison rustique de Samson, ce ne sont que des génisses anciennes et fatiguées[4], avec toutes leur venimeuse parenté, qui sont une fois de plus attelées à la charrue par quelques savants. Nous disons savants ; car, pour le commun des lecteurs, beaucoup d'entre eux sont encore à croire, comme le capucin Henri de Leyde, que le Talmud n'est pas un livre, mais un nom d'homme : Ut narrat rabbinus Talmud, s'écrie-t-il, et d'un ton de triomphe il pousse son argument[5]. Or, parmi ceux qui savent que le Talmud n'est pas un rabbin, combien y en a-t-il chez qui il éveille autre chose que l'idée la plus vague ? Qui l'a écrit ? Quelle en est l'étendue ? Quelle en est la date ? Que contient-il ? Ou a-t-il paru ? Un contemporain l'a comparé à un Sphinx, vers lequel tous les hommes fixent les yeux à l'heure qu'il est, les uns avec une vive curiosité les autres avec une vague inquiétude. Mais pourquoi ne pas lui arracher son secret ? Jusqu'à quand allons-nous vivre seulement de citations mille fois reproduites et mille fois mal à propos ?

Les meilleurs bibliographes se sont mépris à ce sujet. Ainsi Graesse, dans son Dictionnaire des livres rares (t. II, p. 24), va jusqu'à dire du Talmud (d'après Bartholocci et Wolf) : Il faut savoir que les Juifs ont un double Talmud : le Talmud Babli, recueilli à Tiberias, en Babylonie, et renfermant les lois que les Juifs doivent observer en pays étrangers, et le Talmud Ierouschami, composé en Palestine, et relatif uniquement aux Juifs habitant la Terre-Sainte. Division singulière ! On ne retrouve nulle part ailleurs une semblable appréciation, qui, il va sans dire, repose sur plusieurs erreurs.

Autre exemple : dans son Histoire de la poésie provençale (t. III, p. 116), Fauriel en exposant l'influence des Arabes et principalement des Juifs sur la poésie provençale, dit qu'à Narbonne le recueil des lois municipales, le code de la liberté et des franchises communales, se nommait Talamuz ou la Talamus, légère altération du nom de Talmud. Il est bien bon de traiter cette altération de légère ! Combien d'écrivains, et des meilleurs et des plus compétents, se sont égarés en ce domaine.

Prenons, dit M. Lœb[6], l'excellent passage de M. Reinach sur le Talmud : c'est cela et ce n'est pas cela. Oui, il y a dans le Talmud abus de dialectique, raffinement, subtilités, problèmes inextricables et invraisemblables Tous ces traits sont justes, on n'a rien à y reprendre. Ce qui n'est pas juste, c'est de ne voir que cela dans le Talmud, ou d'y attacher une trop grande importance, de signaler les défauts de la forme plutôt que les qualités du fond, de ne pas voir que ces subtilités sont l'accompagnement inévitable de toutes les discussions théologiques ou juridiques ; de ne pas voir surtout le jeu des physionomies, le sourire qui accompagne ces traits d'esprit, qui montre que c'est bien pure plaisanterie, et que ce jour-là l'école était d'humeur folâtre.

Il importe donc de faire connaître cette composition à la fois prolixe et concise, dont nous avons pour ainsi dire une sténographie prise sur place. Ainsi, pour citer de suite un exemple de cette concision de termes, le premier traité est intitulé : BERAKHÔTH, Bénédictions[7] ; on sait que l'Israélite, ne devant goûter à aucun produit, ni jouir de quoi que ce soit sur terre, sans remercier le Créateur[8], est tenu de réciter au préalable (et parfois après) diverses formules de prières, ou actions de grâces énumérées dans ce volume, qui commencent toutes par les mots : Béni soit Dieu ! Tout cela est sous-entendu dans le seul mot Bénédictions formant le titre. Et loin de se renfermer dans ces limites, ce volume traite de divers sujets, mentionnés par à propos ou même sans à propos.

En outre, il faut prendre en considération l'aspérité du langage, l'étendue du texte, et il convient de ne pas oublier que les matières discutées sont délicates pour certaines convictions religieuses. Tous ces points contiennent de graves difficultés qu'on n'a pas encore osé aborder. Cependant, sont-elles insurmontables ? Là réside toute la question. Or, pour bien les comprendre, il importe de se rappeler leur origine.

 

 

 



[1] Quarterly Review d'octobre 1867, article d'Em. Deutsch.

[2] Lire, à ce point de vue, les Revues des sciences religieuses par J. Soury, Feuilletons de la République française des 16 Août et 10 Octobre 1872.

[3] Talmud B., tr. Pesalim, f. 50 b, et les passages parallèles cités pas le Massoret ha-chass, ibid.

[4] Par exemple, les Tela ignea Satanœ, l'Abgezogener Schlangenbalg (dépouille de serpent).

[5] Encore de nos jours, la plupart des essais de critique ou d'analyse du Talmud sont faits de seconde main, d'après Buxtorf ou d'autres érudits qui n'ont eu eux-mêmes qu'une connaissance imparfaite de cet ouvrage. Ainsi, l'étude de feu J. Bedarride traduit le titre mischnique Tboul yom par ce qui a été taché en ce jour, au lieu du contraire. Parmi les erreurs matérielles de cette étude, citons une note ainsi conçue : Traits Bathra, fol. 91, col. 5, p. 9.

[6] A propos de l'Histoire des Israélites par M. Reinach, dans la Revue des études juives, t. IX, 1884, p. 307.

[7] Les savants traduisent : Eulogies, ce qui n'est que l'équivalent très littéraire de bénédiction.

[8] Talmud de Jérusalem, tr. Berakhôth, ch. VI, § 1. Talmud de Babylone, même tr. 5 b ; tr. Sanhédrin, I, 102.