ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE DE LA DEUXIÈME DIVISION  - ANTIQUITÉS RELIGIEUSES.

CHAPITRE VINGT ET UNIÈME. — FUNÉRAILLES ET CULTE DES MORTS.

 

 

Le soin de donner la sépulture aux morts était considéra comme l’un des devoirs les plus sacrés. En le négligeant, on outrageait non seulement ceux que l’on avait perdus, mais les dieux eux-mêmes, et les dieux de l’Olympe aussi bien que ceux des régions souterraines. Le cadavre privé de sépulture souillait toute la contrée environnante et blessait la vue des dieux[1]. Les âmes des morts ne trouvaient pas asile dans les enfers, tarit que les derniers devoirs ne leur avaient pas été rendus, et les dieux infernaux s’irritaient de ne pas recevoir ce à quoi ils avaient droit (τά αύτών ού κομίζεσθαι[2]). Quiconque trouvait un cadavre sans sépulture se sentait obligé, s’il ne pouvait faire plus, à le recouvrir au moins de quelques poignées de terre. Le fait de ne pas rendre aux soldats morts dans les combats les honneurs qui leur étaient dus, était considéré comme un crime dont avaient à répondre les généraux. On ne pouvait refuser aux ennemis vaincus l’armistice qu’ils demandaient pour accomplir ce pieux devoir, et s’ils étaient hors d’état de le remplir, la charge en retombait sur les vainqueurs[3]. Les lois athéniennes déclaraient les enfants qui avaient été poussés à la débauche par leurs parents, ou qui n’en avaient pas reçu l’éducation et l’instruction nécessaires pour gagner honorablement leur vie, quittes de toute obligation envers eux ; étaient seuls exceptés les honneurs de la sépulture[4].

En Attique, comme dans toutes les contrées de la Grèce, la marche à suivre pour les cérémonies funèbres était en général la suivante : d’abord , un vase de terre rempli d’eau était placé devant la porte du défunt, afin que ceux qui entraient dans la maison pussent se purifier en sortant[5] ; on fermait les yeux et la bouche des morts ; les corps étaient lavés et frottés avec des essences odorantes, office qui n’était pas rempli, comme chez nous, par des mains mercenaires, mais par des femmes prises dans la plus étroite parenté[6]. L’usage de mettre une obole dans la bouche du mort, pour payer sa place, était étranger à l’antiquité reculée, qui ne connaissait pas même Charon. D’après Pausanias, la plus ancienne trace de cette coutume se trouvait dans le poème de la Minyade, l’une des dernières productions du cycle épique, due à un auteur inconnu[7]. Æschyle parle de la barque des morts, et il est question dans Aristophane de Charon et du péage qu’il perçoit. Les trouvailles faites dans des tombeaux, en différentes parties de la Grèce, établissent aussi l’existence de cette coutume[8]. Le corps, lavé et frotté, était enveloppé d’étoffes blanches[9], orné de couronnes et de bandelettes et couché sur un lit, semblable en tout aux lits ordinaires, que l’on plaçait dans le vestibule de la maison, en ayant soin de tourner les pieds vers la porte. On posait auprès du lit funéraire, des vases de terre, λήκυθοι, remplis des liquides qui devaient être répandus en l’honneur du mort. Régulièrement, l’exposition avait lieu le jour qui suivait le décès, et on procédait le lendemain à la levée du corps, έκφορά. Le cadavre, toujours couché sur le lit, était conduit à sa destination par les amis et les parents, qui avaient soin de devancer le lever du soleil, de peur que la vue des funérailles ne fût pour cet astre une cause de souillure[10]. Il était porté quelquefois par des membres de la famille ou par des amis, le plus souvent par des affranchis ou des mercenaires. On cite comme un honneur exceptionnel rendu aux restes des personnages considérables, que cet office était rempli par des jeunes gens de la bourgeoisie[11]. Des femmes se joignaient au cortège ; cependant la loi athénienne exigeait qu’elles fussent parentes du défunt au degré successible, άγχιστεία, c’est-à-dire issues de germains, άνεψιαδοΐ[12]. On louait aussi des mercenaires des deux sexes, pour faire entendre des chants funèbres et des lamentations avec accompagnement d’instruments, bien que Solon eût interdit les manifestations passionnées de la douleur, comme par exemple de se déchirer le visage, de se frapper la poitrine ou de pousser des cris déchirants[13]. Le convoi se rendait ainsi au lieu où le mort devait être enseveli ou brûlé, car, dans les temps historiques, ces deux coutumes existaient concurremment. Plus tôt, les poèmes homériques témoignent que la combustion seule était mise en pratique. Il est probable que l’enterrement fut une importation de l’Asie[14]. Ce mode de sépulture fut adopté surtout par les pauvres, comme moins dispendieux ; mais des scrupules religieux contribuèrent aussi à le faire prévaloir. On croyait mieux honorer les défunts en les confiant entiers à la terre qu’en les réduisant en cendres. Jamais on ne brûlait les corps des enfants à qui les dents n’avaient pas encore poussé[15]. Pour l’ensevelissement, le cadavre était enfermé dans une bière, quelquefois en bois, et dans ce cas on n’employait que le bois de cyprès, mais le plus souvent en argile. Des tombeaux de la basse Italie ont révélé l’existence de cadavres enfermés, non dans des cercueils, mais dans des compartiments de pierre construits à cet effet[16]. Pour l’incinération, on dressait un bûcher qui, lorsqu’il était destiné à des personnages riches, pouvait avoir de grandes dimensions et coûter fort cher[17]. Les plus proches parents y mettaient le feu[18]. On jetait dans le brasier des cheveux coupés sur la tête du mort, des vêtements, divers ustensiles à son usage et les objets auxquels il avait été attaché durant sa vie. Au temps d’Homère, on égorgeait et on brûlait des animaux. Aux funérailles de Patrocle, les immolations s’étendent même à des prisonniers troyens. Après que le bûcher était consumé et éteint, on recueillait les ossements[19], on les renfermait dans une urne et on les transportait dans le monument disposé à cet effet, monument assez spacieux pour contenir un grand nombre d’urnes et servir de lieu de repos à toute une famille et même à toute une gens. Lorsque les cadavres étaient non pas incinérés, mais inhumés, les cercueils de tous les membres d’une famille ou d’une gens étaient aussi placés à côté les uns des autres, dans un monument commun. Avec les urnes ou les cercueils, on enfermait les vases appelés λήκυθοι, dont on s’était servi à la levée des cadavres, ainsi que d’autres objets ayant appartenu aux défunts : le guerrier conservait ses armes, les femmes leur miroir, les vainqueurs dans les jeux leurs prix, les enfants leurs jouets[20]. Ces dispositions achevées, on adressait au mort un dernier adieu et l’on faisait entendre des lamentations, après quoi les parents retournaient dans la maison mortuaire et célébraient le banquet des funérailles, περίδειπνον, auquel prenaient part aussi les femmes qui avaient suivi le convoi[21]. Les convenances voulaient que l’on s’entretint une fois encore de celui que l’on pleurait, et que l’on rappelât ses mérites, en laissant dans l’ombre ses défauts ; c’était une impiété de mal parler des morts[22]. Le dernier acte des funérailles était la purification de la maison mortuaire.

Tel était en général le programme des cérémonies accomplies à l’occasion des morts isolées ; mais nous ne pouvons passer sous silence la noble coutume des Athéniens[23] d’honorer les guerriers tombés en combattant pour la patrie, par les magnifiques funérailles dont Thucydide nous a conservé la description. Trois jours avant la cérémonie, qui avait lieu dans l’hiver, les ossements des victimes de la guerre, brûlés au lieu même où elles avaient succombé, étaient exposés sous une tente. Chacun y ajoutait ce qu’il voulait donner à ses proches, en signe de tendresse. Le jour de l’inhumation, les restes étaient tous enfermés dans des cercueils de cyprès, un pour chaque tribu, et conduits sur un char au lieu de sépulture. Un lit vide rappelait le souvenir de ceux dont les restes n’avaient pu être retrouvés et que l’on voulait associer du moins symboliquement à l’hommage des funérailles publiques. Le cortège se mettait ensuite en marche. Tout le monde pouvait s’y joindre, citoyen ou non citoyen, et même les femmes unies aux morts par les liens du sang. L’emplacement consacré à la sépulture était situé dans le plus beau des faubourgs d’Athènes, dans le Céramique extérieur. Lorsque la terre avait recouvert les ossements, un orateur choisi par la cité et qui devait toujours être un homme considérable, montait sur l’estrade disposée à cet effet, et prononçait le discours funèbre. Aussitôt qu’il avait fini de parler, la foule s’éloignait, non sans payer aux morts un dernier tribut de gémissements. Enfin, la cérémonie se terminait par un banquet dont l’État faisait les frais, mais dont l’ordonnance était confiée aux pères et aux frères des victimes[24]. L’institution des funérailles publiques était en vigueur depuis Solon ; cependant l’usage du discours funèbre ne date que des guerres médiques ; peut-être fut-il introduit par Thémistocle[25]. Les Athéniens acquittèrent fidèlement cette dette de reconnaissance pendant plusieurs siècles. La coutume pieuse prit même plus d’extension, en ce sens que tous les ans, même en temps de paix, un service dont on confiait le soin au troisième archonte ou Polémarque[26] rappelait le souvenir des morts précédemment ensevelis. Au temps de Cicéron, lorsque Athènes était devenue en quelque sorte une ville d’université, où les philosophes donnaient le ton, l’usage s’était établi de réciter l’oraison funèbre contenue dans le Ménéxène de Platon[27].

Tel était aussi le caractère d’une autre fête funèbre que, par décision de tout le peuple hellénique, les Platéens étaient chargés de célébrer chaque année, dans le mois Alalkoménos, correspondant au mois attique Maimaktérion, en souvenir des soldats morts à la bataille de Platée. Au lever du soleil, le cortège se mettait en mouvement, précédé par des trompettes qui jouaient une marche guerrière. Derrière venaient plusieurs chariots remplis de branches de myrte et de couronnes que suivait un taureau noir, réservé pour le sacrifice. Des amphores contenant du vin, du lait, de l’huile et des essences étaient portées par des adolescents de condition libre, car les esclaves ne pouvaient prendre part à une fête qui rappelait le triomphe de la liberté. Enfin venait l’archonte de Platée, qui en tout autre temps ne pouvait toucher à des armes ni porter d’autres habits que des habits blancs, mais qui, paré pour la circonstance d’un vêtement de pourpre, tenait une épée d’une main et de l’autre un vase. La procession traversait ainsi la ville et se rendait à, la place voisine des murs, où étaient les tombeaux des guerriers tombés en combattant. L’archonte puisait de l’eau à une source, en lavait les pierres tumulaires et les frottait d’essences. Il immolait le taureau de façon à ce que le sang s’écoulât dans les fosses, adressait des prières à Zeus et à Hermès Chthonios, invitait au festin et aux effusions funéraires les âmes des braves qui avaient sacrifié leur vie, remplissait une coupe de vin et le répandait, en disant à haute voix : En l’honneur de ceux qui sont morts pour la liberté de la Grèce. Cette cérémonie avait conservé encore son caractère traditionnel au temps de Plutarque[28].

Mais les morts ensevelis dans la forme ordinaire avaient droit aussi à des honneurs, aussitôt après l’inhumation, et plus tard, au retour des anniversaires, sous peine pour leurs proches d’être taxés d’irréligion[29]. Le troisième jour, puis le neuvième et enfin le trentième, des effusions et des sacrifices étaient accomplis sur la fosse. Les effusions appelées χοαί, qu’il ne faut pas confondre avec les σπονδαί, étaient faites avec du mélicraton mélange de miel et de lait ou de miel délayé dans de l’eau avec addition de vin et d’huile[30]. Si des animaux devaient être immolés, on les égorgeait sur la tombe, d’où leur sang s’écoulait dans un trou, et on dépeçait les cadavres dont tous les morceaux étaient brûlés, après quoi les cendres étaient enfouies sur place. Les lois de Solon défendaient d’immoler des bœufs[31] ; cet usage existait donc avant lui, et se conserva plus tard hors de l’Attique ; en général pourtant on se contentait de moutons. Souvent même, à la place d’animaux en chair et en os, on offrait des imitations en pâtisserie. Toutes sortes de mets étaient en outre déposés dans le tombeau, à la portée du mort ; sans doute, ils devaient être préparés d’une manière spéciale, car on se servait d’un cuisinier habitué à cette besogne[32]. Ainsi était rempli le neuvième jour. Le trentième paraît avoir été le moment fixé pour quitter les habits de deuil, qui devaient être noirs ou de couleur foncée, et pour se dépouiller de tous les signes extérieurs de la douleur. Les usages étaient d’ailleurs loin d’être partout uniformes ; nous parlons ici d’Athènes. Dans l’île de Céos, les hommes portaient le deuil de leurs enfants toute une année ; les mères au contraire, ne portaient pas le deuil du tout, et ne coupaient pas leur chevelure[33]. Chez les Argiens, on offrait, le trentième jour, un sacrifice à Hermès, comme au dieu chargé de conduire les âmes dans les régions souterraines, ψυχοπομπός[34] ; peut-être cette cérémonie mettait-elle fin au deuil. A Sparte, le deuil se terminait le douzième jour, par un sacrifice à Déméter[35]. Dans la ville ionienne de Gambreion, sur les côtes de l’Asie-Mineure, les femmes témoignaient leur douleur par des vêtements sombres mais propres[36]. Les hommes pouvaient choisir entre les habits de couleur foncée et les blancs. Les sacrifices funéraires devaient être accomplis dans, l’intervalle de trois mois. Le quatrième mois, les hommes cessaient de porter des signes extérieurs d’affliction ; un mois de plus était accordé aux femmes. Chez les Locriens Epizéphiriens, les femmes ne prenaient pas le deuil ; tout se bornait pour elles à un repas funèbre[37].

Les tombeaux étaient le plus souvent placés hors des villes. Devant les portes des grandes cités, il existait plusieurs nécropoles ; en outre, beaucoup de gens riches avaient leurs tombeaux dans des propriétés privées, le plus souvent sur le bord des routes. Il n’était pas rare de voir des monuments de marbre, en forme de temples, que rehaussaient encore la sculpture et la peinture et qui devaient coûter des sommes considérables[38]. Les alentours étaient plantés d’arbres, en général de cyprès ; des fleurs, surtout des mauves et des asphodèles, leur donnaient l’aspect de jardins[39]. Des monuments plus simples avaient la forme de piliers, de colonnes et de tables ; ils étaient aussi décorés de sculptures et portaient des inscriptions. Sur les tombeaux des célibataires, les Athéniens avaient coutume de représenter un jeune garçon ou une jeune fille tenant à la main une cruche d’eau ; quelquefois, la cruche était seule figurée. C’était une allusion à un usage ayant cours dans les noces et signalé plus haut, que les célibataires n’avaient pas eu l’occasion d’observer[40]. Afin de conserver la mémoire de ceux qui étaient morts et avaient été ensevelis à l’étranger, ou dont les cadavres avaient été engloutis dans un naufrage, leurs parents leur élevaient des cénotaphes dans leur patrie. Toutes les fois que cela était possible, à défaut des corps, on ramenait au moins les cendres et on les enfouissait dans les caveaux de la famille[41]. Les tombeaux ne faisaient pas toujours face au midi, comme on l’a prétendu ; l’orientation dépendait beaucoup de la disposition des lieux. Un seul détail était réglé à l’avance, c’est que les pieds fussent toujours tournés vers la route[42]. On ne refusait un tombeau dans leur patrie qu’aux grands coupables ; s’ils avaient été ensevelis avant d’être convaincus de leurs crimes, on les déterrait et on rejetait leurs restes au delà des frontières[43]. Les suppliciés étaient quelquefois précipités dans un gouffre, le Barathon ou l’Orygma, chez les Athéniens, le Kéadas, à Sparte[44].

C’est seulement par exception que les tombeaux étaient enfermés dans les villes et confondus parmi les habitations des vivants. Il en était ainsi cependant, à Sparte et dans quelques autres villes doriennes, à Mégare, par exemple, et à Tarente[45]. D’après le Minos de Platon, les Athéniens avaient commencé par inhumer leurs morts à l’intérieur même des maisons[46]. Dans d’autres pays, au contraire, le voisinage des tombeaux était considéré comme une cause de souillure, et nous avons déjà rappelé que, à Délos, où il était défendu d’enterrer personne, on dut, à plusieurs reprises, faute d’avoir observé cette défense, faire disparaître tous les tombeaux. En cela, comme en beaucoup de choses, les vues variaient suivant les lieux et se modifièrent avec le temps. Là même où la règle voulait que les tombeaux fussent tenus à distance des maisons et des temples, des exceptions étaient faites en faveur de quelques personnages privilégiés[47]. Les tombeaux des οίκισταί étaient construits généralement à l’intérieur des villes qu’ils avaient fondées, et le plus souvent sur les places publiques. Un monument fut élevé à Pyrrhus, dans Argos, à l’endroit où il avait été frappé mortellement[48]. Les restes de Timoléon furent déposés dans un tombeau construit à Syracuse, sur la place du marché[49]. Aratus fut enseveli à Sicyone, sur une éminence exposée à tous les regards. Mais ces personnages et ceux qui obtinrent les mêmes honneurs furent traités comme des héros, non comme des morts ordinaires. Leurs tombeaux étaient des sanctuaires ; encore, ne dérogea-t-on aux coutumes qu’après avoir consulté l’oracle ; le fait, du moins, est attesté pour Aratus et pour Pyrrhus. Tous les tombeaux, n’importe où ils étaient placés, et quels que fussent les morts qu’ils renfermaient, étaient des lieux consacrés. Toute dégradation était réputée un attentat. Quelquefois des épitaphes vouaient aux malédictions ceux qui se rendaient coupables de ce méfait, et les menaçaient des dieux souterrains[50], ou bien ces inscriptions recommandaient aux héritiers du défunt de veiller sur son monument[51], à peine d’être déclarés déchus de l’héritage ou d’acquitter une amende. On faisait injure aux morts ou aux monuments, si dans les tombeaux communs à une famille, à une gens ou à une corporation, on introduisait les corps d’étrangers et d’hommes ne jouissant pas des droits civils. On avait l’obligation de visiter, à des époques déterminées, les tombeaux de ses proches, de les orner de couronnes et de bandelettes, et d’accomplir des sacrifices funéraires. Ce devoir était de rigueur, chez les Athéniens, au moins une fois l’an. On avait le choix entre l’anniversaire de la mort et celui de la naissance, mais, on préférait, en général, le dernier, d’où est venu le nom de γενέσια[52]. Outre ces hommages privés, la solennité publique des νεμέσεια ou des νεκύσια, revenait le 5 de Boédromion[53]. On pouvait aussi, par acte de dernière volonté, prescrire que des honneurs particuliers seraient rendus à la mémoire de tel ou tel mort. On connaît le testament par lequel Epicure lègue des revenus, pour célébrer l’anniversaire des funérailles de son père, de sa mère et de ses frères, et pour fêter le jour de sa naissance, le 10 du mois de Gamélion[54]. Les légataires devaient en outre veiller à ce que, le 20 de chaque mois, ses disciples se réunissent, afin de lui rendre honneur ainsi qu’à Métrodore, d’où vint que les philosophes de la secte d’Epicure furent désignés sous le nom d’Eikadistes. Le testament d’une riche habitante de Théra, nommée Épictéta, offre encore un exemple intéressant de dispositions analogues[55]. Elle laisse une somme de 3.000 drachmes, dont les intérêts calculés à 7 %, soit 210 drachmes, devront être payés à ses parents, réunis en association (άνδρεΐος τών συγγενών, sous entendu σύλλογος), pour les mettre à même de s’assembler chaque année, au mois Delphinios, dans le temple qu’elle avait consacré aux Muses, de concert avec le mari et les fils qu’elle pleurait, et de choisir parmi eux trois personnes chargées d’accomplir des sacrifices mensuels (έπιμηνίους). Les sacrifices prescrits devaient être offerts : le 19, aux Muses ; le 20, à Epictéta elle-même ; le 21, à son époux Phoenix et à ses fils. Les parents, désignés par leurs noms, sont au nombre de vingt-trois ; ils ne doivent pas seulement assister en personne aux cérémonies, mais être accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants[56].

Nous ne sommes pas en mesure de déterminer à quel temps remonte chez les Grecs le culte des morts. Dans les poèmes homériques, des brebis et des bœufs sont immolés sur les bûchers d’Achille et de Patrocle, et brûlés avec leurs cadavres[57]. A l’occasion des funérailles de Patrocle, Achille coupe sa chevelure et la dépose entre les mains de son ami ; il égorge, outre les brebis et les bœufs, deux chiens, quatre chevaux, douze prisonniers troyens et les jette sur le bûcher, en prononçant ces paroles : Réjouis-toi, Patrocle, même dans la demeure d’Hadès. Il faut donc bien reconnaître qu’il croit être agréable à Patrocle par les présents qu’il lui envoie, et surtout par l’immolation des captifs qui descendront avec lui dans le royaume sombre ; mais il ne se trouve chez Homère, sauf une allusion de l’Odyssée, aucune trace de sacrifices accomplis en l’honneur des morts après les funérailles et renouvelés à plusieurs reprises. Il semble donc que cette coutume, sans être complètement inconnue au temps qui vit naître les poèmes homériques, n’était pas alors généralement répandue, et que leurs auteurs se firent scrupule de l’attribuer à l’âge héroïque. Ces sortes d’usages se rattachent aux idées dominantes sur l’état des âmes après la mort ; mais malgré l’incertitude et la fluctuation des opinions que rendait inévitables, en pareille matière, l’absence d’une doctrine fondamentale, on ne peut nier que la croyance à une vie dépourvue, dans les enfers, de conscience et de réalité, n’ait dû peu à peu faire place à d’autres vues, et qu’à la confiance populaire dans les récompenses et les châtiments proportionnés aux œuvres, ne se soit jointe la conviction que les morts n’étaient pas indifférents aux honneurs dont ils étaient l’objet, qu’ils accueillaient avec reconnaissance les souvenirs affectueux et s’irritaient de se voir négligés. On admettait même que ces sentiments divers trouvaient moyen de se faire jour jusque dans le monde des vivants et d’y exercer de l’influence, grâce à l’appui des puissances souterraines, jalouses pour leurs sujets des honneurs qui leur étaient dus. Naturellement, les satisfactions que procuraient aux morts les présents et les sacrifices n’étaient pas susceptibles d’interprétations moins diverses que les sentiments produits chez les dieux par les hommages dont ils étaient l’objet. Pour les esprits éclairés, les sacrifices funèbres n’étaient, sans contredit, que des marques symboliques de l’amour et du respect que les morts étaient heureux d’inspirer, parce que c’est un sentiment naturel et profondément humain de se plaire à revivre aimé et respecté dans la mémoire des générations, ainsi qu’Euripide le fait dire à Ulysse : Si peu que je possède, cela me suffira tant que je vivrai, mais puissé-je voir ma tombe honorée, car cette gloire nous survit longtemps[58].

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] Sophocle, Antigone, v. 1068 ; Euripide, les Phéniciennes, v. 1331 ; Lysias, Epitaph., 7. On pourrait citer beaucoup d’autres témoignages.

[2] Ælien, Var. Hist., V, c. 14 ; voy. aussi le Schol. de Sophocle, Antigone, v. 255.

[3] Æschine, c. Timarque, p. 40 ; Plutarque, Solon, c. 22.

[4] Voy. Becker, Chariklès, t. I, p. 288.

[5] Isée, Or. VI, c. 41, et VIII, 22.

[6] Pausanias, X, c. 28, § 2.

[7] Æschyle, les Sept contre Thèbes, v. 841 ; Aristophane, les Grenouilles, v. 140 ; voy. aussi Euripide, Alceste, v. 262 et 371, et Hercule furieux, v. 431.

[8] Voy. Becker, Chariklès, t. III, p. 87, et Naeke, Hecale, p. 208. Cet usage n’a cependant pas été observé d’une manière constante, car on n’a pas trouvé l’obole dans plusieurs tombeaux fermés et qui n’avaient jamais été ouverts. Urlichs, dans sa dissertation die Græber der Griechen, insérée au N. Schweiz. Museum, 1861, p. 155, remarque avec raison que cette croyance n’a point un caractère dogmatique ; il en était ainsi d’ailleurs pour un grand nombre de coutumes religieuses et de légendes populaires.

[9] D’après une inscription de Céos, commentée par Bergk, dans le N. Rhein. Museum, t. XV, p. 467 et suiv., un de ces tissus devait être étendu sur le lit, un autre servir de linceul au cadavre, un troisième devait être jeté par dessus (περίβλημα). Il n’était pas permis d’en employer davantage.

[10] Démosthène, c. Macartatos, p. 1071, § 62 ; voy. aussi Platon, Leges, XII, p. 960 A. En cas de mort violente, on portait une lance devant le convoi ; voy. Démosthène, c. Evergos et Mnésibule, p. 1160, 13 ; Pollux, VIII, 65 ; Harpocration, s. v. έπενεγκεΐν δόρυ. D’après l’Etymol. Magn., p. 354, 33 et le Lexicon Seguer., p. 237, 30, la lance était enfouie dans la fosse.

[11] Voy. Becker, Chariklès, t. III, p. 95.

[12] Par conséquent jusqu’au cinquième degré, d’après l’explication que Schœmann, dans son Commentaire sur Isée, p. 456, a donnée de ce terme, qui n’a pas toujours un sens bien déterminé.

[13] Plutarque, Solon, c. 21.

[14] Voy. Duncker, Gesch. des Alterth., t. IV, p. 257. Cependant, les Athéniens l’attribuaient à Cécrops ; voy. Cicéron, de Legibus, II, c. 25, et Becker, Chariklès, t. III, p. 100. Suivant quelques linguistes, tels que Pott et Grimm, le verbe θάπτειν signifierait proprement brûler ; d’autres, en particulier H. Weber, lui attribuent le sens de déposer, mettre auprès.

[15] On lit, dans Pline, Hist. natur., VII, c. 16, p. 420, éd. Grosfurd : Mos gentium non est.

[16] Voy. Becker, Chariklès, t. III, p. 102 et 103.

[17] Voy. Welcker, dans le Rhein. Museum N. F., VI, p. 399.

[18] Il y avait, en Crète, une confrérie appelée les κατακαΰται et chargée de veiller à la combustion des morts ; voy. Plutarque, Quæst. græcæ, n° 21.

[19] όστολογεΐν. Cette opération était accomplie aussi par les proches ; on jugeait sévèrement ceux qui l’abandonnaient à des étrangers ; voy. Isée, Or., IV, c. 19.

[20] Stackelberg, die Græber der Griechen, t. I, p. 14, 15 et 43.

[21] Démosthène, c. Macartatos, § 62.

[22] Plutarque, Solon, c. 21 ; voyez aussi, sur le droit accordé aux proches parents de défendre la mémoire du mort par la δίκη κακηγορίας, Schœmann, der attische Process, p. 481.

[23] Pour les honneurs funèbres rendus individuellement, aux frais de l’État, à des hommes éminents, voy. Meier, Narr. de Lycurgo, p. LX. Pour l’histoire des sépultures publiques pratiquées dans le Céramique, voy. Curtius, Histoire grecque, t. II, p. 626 de la trad. franc., et Geschichte des Wegebaues, p. 266, dans les Mémoires de l’Académie de Berlin, 1854.

[24] Ces détails ne sont plus empruntés à Thucydide (II, c. 34), mais à Démosthène, p. Ctésiphon, p. 321, § 288.

[25] Voy. les Commentateurs de Thucydide et les Notes de Sintenis sur Plutarque, Périclès, p. 198.

[26] Pollux, VIII, 91 ; Philostrate, Vitæ Sophist, c. 30, p. 624. Une inscription, publiée dans le Philistor, t. II, p. 187, prouve qu’il y avait place dans cette solennité pour des concours, au moins pour une lampadodromie ; voy. aussi Sauppe, dans les Gotting. Nachrichten, 1864, p. 215, où il est démontré que la fête revenait en hiver, au mois de Maimaktérion.

[27] Cicéron, Orator, c. 44. Le témoignage de Cicéron, bien qu’unique, ne saurait être révoqué en doute.

[28] Plutarque, Aristide, c. 21.

[29] Τά νομιζόμεν ou τά νόμιμα. Cette expression comprend à la fois les cérémonies des funérailles et les fètes funèbres qui suivaient ; voy. Schœmann, dans son Commentaire sur Isée, p. 183 et 217.

[30] Voy. Nitzsch, zur Odyssee, 3e part., p. 162.

[31] Plutarque, Solon, c. 21. L’inscription de Céos, citée plus haut, contient la même défense. Il semble, d’après le Minos de Platon (p. 315 E), que des sacrifices funéraires devaient être aussi accomplis, au temps jadis, avant la levée des corps ; on y lit en effet : ίερεΐς προσφάττοντες πρό τής έκφοράς τοΰ νεκροΰ ; mais les derniers mots sont probablement une interpolation d’un copiste qui, dans le verbe προσφάττοντες, a cru reconnaître et a voulu expliquer la préposition πρό. Or, προσφάττοντες équivaut à προσσφάττοντες le second σ étant souvent supprimé dans les mots commençant par cette lettre et composés avec πρός.

[32] Voy. Becker, Chariklès, t. III, p. 115.

[33] D’après les Politica d’Héraclide de Pont, c. 9.

[34] Plutarque, Quæst. græcæ, n° 24.

[35] Plutarque, Lycurgue, c. 27.

[36] Corpus Inscript. græc., n° 3562.

[37] Héraclide de Pont, ibid., c. 30, p. 24, éd. Schneidewin.

[38] Démosthène (c. Stéphanos, I, p. 1125, § 79) évalue à deux talents, c’est-à-dire au moins à 11.000 francs, les frais d’un monument érigé à une femme.

[39] Eustathe, ad Odyss, XI, v. 538 ; voy, aussi van Goens, de Cepotaphiis, Ultraj., 1763, et Corpus Inscript. græc., n° 8429.

[40] Harpocration, s. v. λουτροφόρος. Voy. aussi Becker, Chariklès, t. III p. 301.

[41] Voy. Schœmann, dans ses Notes sur Isée, p. 409. Cf. Anthologie Palatine, XIII, 13, v. 7 et 8.

[42] Voy. Ross, Archæol. Aussætze, 1855, p. 11 et suiv. ; Conze, Reise auf d. Inseln des Thrak. Meers, p. 17 ; Perbanoglu, περί τών άρχ. ταφών τής Άττικής, dans le Philistor., t. I, p. 1157, et Έφημ. άρχαιολ., 21 série, I, p. 88.

[43] Plutarque, Vitæ decem Orat., p. 834 ; Lycurgue, c. Léocrate, § 113 et suiv. ; Meier, de bonis Damnat., p. 11 ; A. Schœfer, Demosthenes und Seine Zeit, t. III, 1, p. 201.

[44] Sur le Barathron et l’Orygma, voy. Ross, Theseion, p. 44 ; sur le Keadas, Curtius, Peloponnesos, t. II, p. 252.

[45] Plutarque, Lycurgue, c. 27, et Institut Lacon., c. 18 ; Pausanias, I, c. 43, § 2, Polybe, VIII, c. 30, § 6.

[46] Platon, Minos, p. 315 D.

[47] Pour des raisons faciles à comprendre, il ne peut être question ici des tombeaux élevés en l’honneur des héros dans des temples de Dieux. Th. Pyl (die Rundbauten, p. 67 et suiv.) donne des spécimens de ces monuments.

[48] Pausanias, I, c. 13, 5 8, et II, c. 21, §4.

[49] Plutarque, Timoléon, c. 39, et Aratus, c. 53 ; Pausanias, II, c. 8, § 1. A Phigalie, un tombeau commun (πολυάνδριον) avait été élevé sur le marché à la mémoire des cent hommes d’élite qui, dans la seconde année de la XXXe olymp., avaient repris la ville aux Spartiates et l’avaient rendue à ses anciens habitants. Tous les ans, on leur offrait des sacrifices funèbres, comme à des héros. Voy. Pausanias, VIII, c. 39, § 3 et 4, et c. 40, § 1 ; Xénophon (Hellen., VII, c. 3, § 12) cite un autre exemple du même genre.

[50] Corpus Inscript. græc., n° 516 et 589-591.

[51] Corpus Inscr. gr., n° 2824-2835.

[52] Voy. Schœmann, dans son Commentaire sur Isée, p. 222, et Pétersen, Geburtstagsfeiern, p. 301.

[53] Pétersen, ibid., p. 203, réclame aussi pour cette fête le nom de γενέσια ; d’un autre côté, Maurophrydès (Philistor., t. II, p. 177) ne fait pas dériver ce mot de γένεσις, et le regarde comme une corruption de Ϝενέσια, dont la racine est Ϝενω, d’où viennent aussi φόνος et funus.

[54] Conservé par Diogène Laërte (X, c. 18). L’Anthologie Palatine (XI, 44) contient une invitation à la fête de l’είκάς, adressée par Philodème, connu pour un disciple d’Epicure, à Pison qui, d’après le témoignage de Cicéron, était aussi l’élève du philosophe grec.

[55] Corpus Inscript. græc., n° 2448.

[56] La consécration des morts élevés à la dignité de Héros, dont l’État prenait quelquefois l’initiative, pouvait aussi n’être qu’un hommage privé, rendu à leur mémoire par ceux qu’ils laissaient après eux. Il n’est pas douteux que souvent les images des morts ne fussent installées dans les maisons, et qu’on ne leur rendit une sorte de culte ; cela n’a même rien d’étonnant ; voy. sur ce point L. Stephani, der ausruhende Heraklès, p. 77 et suiv.

[57] Odyssée, XXIV, v. 65 ; Iliade, XXIII, v. 166. Rien de semblable n’est spécifié chez les Troyens, à l’occasion des funérailles d’Hector.

[58] Hécube, v. 317.