ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÈCE HISTORIQUE — QUATRIÈME SECTION. — RELATIONS INTERNATIONALES.

CHAPITRE DEUXIÈME. — LES AMPHICTYONIES.

 

 

Le mot Άμφικτύονες ou Άμφικτίονες[1] signifie proprement les habitants d’alentour et désignait en général le voisinage ; mais en particulier il s’applique aux populations qui, à des époques déterminées, se réunissaient clans un sanctuaire peu éloigné, afin de célébrer ensemble quelque fête religieuse, et profitaient de cette occasion pour apaiser des querelles et conclure des alliances agressives ou défensives. L’association la plus nombreuse et la plus célèbre en ce genre, celle dont le souvenir se présente d’abord, toutes les fois qu’il est parlé d’Amphictyons, est la ligue qui avait pour centre religieux le temple d’Apollon à Delphes ; mais plusieurs unions semblables s’étaient formées dans les anciens temps entre des peuples rapprochés par une même origine ou des intérêts communs, quelquefois aussi parle culte que tous rendaient à une même divinité ou leur dévotion à un même sanctuaire. Du plus grand nombre nous ne connaissons malheureusement que leur existence ; ainsi, nous savons qu’un temple de Poséidon construit à Onchestos en Béotie, près du lac Copaïs, sur le territoire de la ville d’Haliarte[2], était un sanctuaire amphictyonique, antérieur certainement à l’arrivée des Béotiens dans le pays, et que cette Amphictyonie comprenait des contrées situées en dehors de la Béotie, par exemple la Mégaride[3]. Les Παμβοιώτις et les Δαίδαλα d’origine également béotienne, étaient aussi des assemblées où les États contigus se réunissaient dans un sanctuaire commun ; nous reviendrons plus loin sur les uns et sur les autres[4]. — Le temple de Poséidon, clans l’île de Calaurie, appartenant à l’État de Trézène, était autrefois le siège d’une Amphictyonie entre cette ville et les villes argiennes d’Hermione, de Nauplie, de Prasiæ, d’Epidaure, auxquelles il faut joindre, outre l’île d’Égine, Athènes et la ville béotienne d’Orchomène[5]. Ainsi se trouvaient ligués ensemble des États qui n’étaient rapprochés ni par le voisinage ni, autant qu’il est permis d’en juger, par l’identité d’origine, et n’avaient d’autre lien que l’intérêt qui les portait vraisemblablement à prendre en main la défense des puissances maritimes contre les populations plus avancées dans les terres[6]. Plus tard, lorsque Nauplie fut soumise par Argos, et Prasiæ par Sparte, les deux cités conquérantes adhérèrent à la ligue en remplacement des villes conquises ; mais alors elle n’avait plus d’importance qu’au point de vue religieux. - Les Doriens, une fois établis dans le Péloponnèse, paraissent avoir fondé ainsi une Amphictyonie dont le centre était Argos, et à laquelle les Messéniens, d’après le récit de Pausanias[7] proposèrent de déférer leurs dissentiments avec Sparte. De même les Doriens de l’Asie Mineure qui peuplèrent Cnide, Halicarnasse, et parmi les îles, Cos et Rhodes, s’étaient associés, pour célébrer la fête d’Apollon sur le promontoire Triopion, près de Cnide. Cette fête, comme la plupart des solennités semblables, donnait lieu à des joutes, et le règlement voulait que les vainqueurs, au lieu de remporter chez eux les prix consistant en trépieds d’airain, les consacrassent au Dieu. Un habitant d’Halicarnasse ayant négligé ce devoir, la ville fut exclue de la confédération, pour n’avoir pas rappelé le coupable à l’exécution de la loi[8]. — Le nom d’Amphictyonie convient également à l’association des villes de la Triphylie qui avaient pour sanctuaire commun le temple de Poséidon situé à Samicon en Élide, et placé sous la garde des habitants de Makiston ou Makistos, à qui était confié aussi le soin de publier la trêve au moment où commençaient les fêtes[9]. — On peut encore considérer comme une Amphictyonie la ligue des villes eubéennes dont le point central était le temple d’Artémis, à Amarynthe. Au pied d’une des colonnes intérieures de ce temple était enfoui le traité entre Chalcis et Érétrie[10], dont nous avons parlé plus haut. — C’est sous le nom d’Amphictyonie qu’est formellement désignée la confédération formée entre les villes Ioniennes, pour honorer l’Apollon de Délos. On se rassemblait dans l’île qui se vantait d’avoir donné naissance au Dieu, et l’on célébrait des fêtes dont la magnificence et en particulier les chœurs de jeunes filles qui en relevaient l’éclat sont vantés par l’auteur de l’hymne homérique à Apollon[11]. Nous ne savons pas de quelle manière avait été constituée primitivement cette association, mais son antiquité est attestée par la légende du vaisseau contemporain de Thésée et remis incessamment à neuf, qui transportait à Délos l’ambassade religieuse des Athéniens. La fête parait cependant avoir dégénéré, jusqu’au moment où les Athéniens la restaurèrent, en même temps qu’ils purifièrent l’île, souillée par des sépultures, contrairement à une ancienne défense de l’oracle (av. J.-C. 426). Depuis ce temps, il y eut une fête annuelle, et une autre plus brillante qui revenait tous les cinq ans. Toutes deux étaient sans doute pour toutes les villes ioniennes, comme pour Athènes, l’occasion d’envoyer des Théories à Délos. Les Théores athéniens s’appelaient Déliastes et paraissent avoir été pris dans un γένος unique. Le temple était placé avec ses riches trésors sous la garde et l’administration d’un collège d’Amphictyons, où les Athéniens avaient naturellement la prépondérance et qu’ils faisaient présider chaque année par un député de leur nation[12]. Les Ioniens d’Asie célébraient. aussi sous le nom de Panionies des fêtes en l’honneur de Poséidon Héliconien, et se réunissaient à cet effet près du promontoire de Mycale, sur le territoire de Priène. Aux dix villes ioniennes, Milet, Mios, Priène, Ephèse, Colophon, Lébédos, Téos, Clazomène, Phocée, Erythræ, et aux deux îles de Samos et de Chios se joignit plus tard Smyrne qui antérieurement avait appartenu aux Éoliens[13]. — Citons encore, pour terminer cette énumération, la fête que les Doriens célébraient à Ephèse, en l’honneur d’Artémis[14].

A la vérité, le nom d’Amphictyonie n’est pas appliqué, dans les documents qui nous sont parvenus, aux deux dernières solennités, non plus qu’à celles dont il a été question plus haut, qui rassemblaient les populations béotiennes, triphyliques, eubéennes et doriennes[15] ; mais il est difficile de découvrir le motif qui le leur a fait refuser. Rien du moins ne prouve que les tendances politiques ou purement religieuses de ces associations, ni le nombre variable ou invariable de leurs membres, non plus que les règlementations de leurs séances, aient dû influer sur le nom par lequel on les désignait. Les attributions politiques et religieuses étaient mêlées dans les Amphictyonies comme dans les autres confédérations. Assurément l’Amphictyonie de l’île Calauria n’avait pas été. fondée sans une arrière-pensée politique. Il en était de même pour la ligue des populations qui fêtaient ensemble les Pambœoties, et pour celle des cités eubéennes dont le centre était le sanctuaire d’Artémis Amarynthe. L’existence, dans quelques-unes de ces associations, d’un comité directeur qui manquait aux autres, ne peut pas davantage avoir décidé de leur dénomination, car si Athènes préside sans conteste l’A.mphictyonie de Délos, il n’est nullement question de présidence clans la ligue qui porte par excellence le nom d’Amphictyonie.

Cette Amphictyonie, la plus célèbre de toutes et la mieux connue, était celle de Delphes ou de Pytho, ainsi nommée parce que son principal sanctuaire était le temple d’Apollon Delphien. Elle en avait un autre à Anthéla ou Anthéna, sur le territoire des Maliens, à proximité des Pylæ ou Thermopylæ. Déméter, à qui il était consacré, s’appelait de là Άμφικτυονίς. Il est très probable qu’Anthéla était à l’origine le point central d’une Amphictyonie à laquelle se rattachèrent dans la suite des populations plus éloignées, et que l’association générale adopta le sanctuaire des nouveaux adhérents, en raison du respect qu’il inspirait ; ainsi celui de Déméter fut rejeté au second rang. Cela n’empêcha pas que les assemblées, alors même qu’elles avaient lieu à Delphes, conservassent le nom de Pylaïques et les ambassadeurs des États fédérés celui de Pylagores. On s’explique facilement que nous ne possédions pas de renseignements historiques sur la naissance ou le développement de l’Amphictyonie Pylaïque. La légende en attribue la fondation à Amphictyon lui-même, dont elle fait le frère d’Hellen, qui avait aussi un temple dans Anthéla. De ce récit il ressort du moins que l’imagination des Grecs faisait remonter cette Amphictyonie aussi loin que le nom des Hellènes. On racontait aussi que plus tard le roi argien Acrisios était venu dans ces contrées et avait institué l’Amphictyonie de Delphes sur le modèle de celle de Pylae[16]. Ce n’est pas ici le lieu de rechercher ce qui peut avoir fourni matière à ces fables. Contentons-nous -de dire ce que l’histoire ne dément pas, à savoir que l’Amphictyonie de Delphes comprenait les douze populations suivantes : Les Maliens, les Achéens de la, Phthiotide, les Ænianes ou Œtéens, les Dolopes, les Magnètes, les Perrhèbes, les Thessaliens, les Locriens[17], les Doriens, les Phocéens, les Béotiens, les Ioniens. On voit que toutes les nations de la Grèce n’en faisaient pas partie ; il y manque en effet les Acarnaniens, les Eléens, y compris les habitants de la Pisatide et de la Triphylie, les Driopes qui occupaient Hermioné et Asine dans l’Argolide, Carystos et Styra dans l’Eubée. A cette liste de dissidents il faut joindre encore les Achéens du Péloponnèse, car on ne cite jamais parmi les confédérés que ceux de la Phthiotide[18], soit qu’au moment où fut fondée la ligue, les deux branches de la souche achéenne se’ fussent déjà séparées, soit que le nom d’Achéens ne doive pas être considéré comme représentant une race unique[19]. On peut affirmer avec assurance que les douze peuples amphictyoniques avaient habité antérieurement les uns la Thessalie, les autres la région plus méridionale qui entoure le Parnasse, et se prolonge vers l’est. Ce fut vraisemblablement après la guerre de Troie, que les Thessaliens quittèrent la Thesprotie pour s’établir clans la contrée voisine, à laquelle ils donnèrent leur nom. Ils ne peuvent, d’après cela, être comptés parmi les plus anciens membres d’une diète amphictyonique dont la fondation remonte sans contredit plus haut. Aussi a-t-on conjecturé qu’ils y étaient entrés à la place des Dryopes, lorsque ceux-ci en furent exclus ; mais pour plusieurs raisons, cette supposition est peu vraisemblable. On risquerait moins de se tromper en admettant que les Thessaliens ne se fixèrent pas tous en même temps dans la Thessalie, et qu’une partie d’entre eux avaient émigré déjà, lorsque de nouvelles bandes sortirent de la Thesprotie, vinrent rejoindre leurs compatriotes postérieurement à la guerre de Troie, achevèrent la conquête du pays et en soumirent ou en chassèrent les habitants[20]. En ce qui concerne les Ioniens, dont on ne peut affirmer qu’ils aient jamais habité la Thessalie ou les environs du Parnasse, il est probable que leur entrée dans la confédération s’explique par leur mélange avec une population amphictyonique qui serait allée se joindre à eux. On peut du moins interpréter ainsi les légendes d’après lesquelles Xouthos, c’est-à-dire Apollon Pythien ou Amphictyon auraient émigré en Béotie et en Attique et s’y seraient établis[21].

Ces douze populations jouissaient des mêmes droits clans l’Amphictyonie, quelque inégales que paraissent plus tard leur puissance et l’étendue de leur territoire. Les uns en effet perdirent avec le temps toute leur importance et même leur indépendance politique, tandis que d’autres devinrent des États considérables et fondèrent de nombreuses colonies qui héritèrent du droit à l’Amphictyonie ; mais l’égalité des privilèges est la preuve que, lorsque fut organisée la fédération, tous les peuples qui en firent partie semblaient être encore sur le même pied. Il n’est guère admissible qu’ils n’aient eu d’autre but que de s’unir pour honorer Déméter ou Apollon. La pensée dominante dut être d’organiser une ligue internationale contre l’ennemi commun et d’apaiser les divisions ou du moins de prévenir des luttes trop meurtrières. C’est ce qu’indique le peu que nous savons des lois amphictyoniques. Suivant l’une de ces dispositions, la seule en ce genre, à vrai dire, qui nous soit parvenue, il est interdit de détruire aucune ville amphictyonique et de détourner les eaux nécessaires à son usage, en guerre aussi bien qu’en paix. Contre l’état qui violerait cette défense, tous les autres doivent entrer en campagne, jusqu’à ce qu’il soit exterminé. Plus tard seulement, lorsque les événements eurent porté une grave atteinte à l’influence politique des Amphictyons, le sens religieux de l’institution prévalut, et la vénération publique s’attacha surtout au temple de Delphes : Quiconque aura pillé la propriété du Dieu, quiconque se sera associé comme complice ou seulement comme confident à la violation de son territoire, contre celui-là, chacun doit agir de la main, du pied, de la voix et de toutes les forces dont il dispose[22]. Ce qui nous est rapporté des résolutions et des mesures adoptées par les Amphictyons, des plaintes portées devant le Conseil et des sentences prononcées par lui, a trait le plus souvent au temple de Delphes.

D’après l’ancien droit, les pèlerins qui le visitaient n’avaient aucune rétribution à payer. Au mépris de cette franchise, les habitants de Crissa avaient exigé des sommes considérables de ceux qui traversaient leur pays et fermé l’oreille aux représentations du Conseil amphictyonique. Ils avaient en outre commis des violences, sans même respecter le territoire consacré ; on arma contre eux. Ce fut la première guerre sacrée, qui finit en 586, après une durée de dix ans, par la destruction de Crissa et la confiscation du sol au profit du temple. Dans la Mégaride, une Théorie allant du Péloponnèse à Delphes fut insultée par des hommes ivres, et comme le gouvernement de Mégare, où régnait alors une démocratie sans frein, avait laissé cet attentat impuni, les Amphictyons prirent l’affaire en main et envoyèrent une armée contre Mégare. Les coupables furent punis, les uns par le bannissement, les autres par la mort[23]. Lorsque le temple de Delphes fut incendié en 548, les Amphictyons se firent un devoir de le reconstruire et passèrent un marché avec des entrepreneurs[24]. Longtemps après, les Phocidiens ayant été accusés parles Delphiens d’avoir violé le temple, furent condamnés à une amende. Le refus de la payer devint l’occasion de la seconde guerre sacrée qui, commencée en 355, ne se termina qu’en 346. Enfin une semblable accusation, intentée par les Locriens aux habitants d’Amphissa, donna lieu en 340 à la troisième guerre sacrée.

Les jeux pythiques, dont le Conseil amphictyonique prit la direction à la suite de la première guerre sacrée, et sur lesquels nous reviendrons plus loin, sont aussi intimement liés à l’histoire du temple de Delphes. Il y a lieu de rappeler, au même point de vue, la décision que les Amphictyons prirent au sujet du trépied funéraire élevé dans le temple après la bataille de Platée. Pausanias avait fait graver sur ce monument une inscription qui rapportait à lui seul la victoire et l’offrande. Les Platéens en particulier se plaignirent et les Amphictyons ordonnèrent que l’inscription fût effacée et remplacée par une autre où seraient mentionnés tous les États qui avaient concouru au succès[25]. Relatons encore les statues élevées clans le temple à Skyllis et à sa fille, comme récompense des services qu’ils avaient rendus en plongeant dans la mer à Artémision[26]. Un intérêt plus général et qui n’est pas renfermé dans les limites du sanctuaire s’attache au décret par lequel les Amphictyons ordonnèrent d’ériger un monument en l’honneur des guerriers morts aux Thermopyles, sur la place même où ils étaient tombés, avec une inscription constatant simplement que là quatre mille Péloponnésiens avaient combattu contre trois millions d’ennemis[27], et à la condamnation qui frappa le Malien Ephialte, pour avoir indiqué aux Perses le chemin qui leur permit d’envelopper les Grecs[28]. Après Platée, les Spartiates proposèrent aux Amphictyons d’exclure tous les États qui s’étaient tenus en dehors de la lutte[29], proposition qui d’ailleurs resta sans effet. Cela encore n’a pas de rapport direct avec le temple de Delphes, non plus que l’idée qu’eut Alexandre de se faire nommer par les Amphictyons chef de l’expédition contre les Perses[30]. Les jugements que prononcèrent les Amphictyons au sujet du droit d’asile contesté à tel ou tel temple grec, les amendes infligées aux Dolopes, du temps de Cimon, pour faits de piraterie, et plus tard aux Spartiates qui avaient occupé frauduleusement la forteresse thébaine, la Cadmée, l’arbitrage déféré aux Argiens dans le conflit entre Mélos et Cimolos, prouvent, sans compter d’autres exemples, que le Conseil amphictyonique se considérait comme une cour de justice, chargée de faire respecter les principes du droit international[31] ; on ne voit pas cependant qu’on ait souvent fait appel à leur tribunal et que même dans ce cas l’on ait tenu grand compte de leur décision. Alors même qu’il eût été le plus à souhaiter pour le salut de la Grèce que les affaires internationales pussent être déférées à un tribunal énergique et impartial, nous ne trouvons aucune trace de l’action qu’aurait exercée le Conseil amphictyonique. Cette impuissance s’explique en partie par l’inégalité des forces et l’égalité des droits. Athènes ou Sparte étaient trop prépondérantes pour se soumettre à une assemblée dont la moitié des membres représentaient des populations sans autorité réelle, qui ne jouissaient pas même de leur indépendance politique et étaient plus ou moins subordonnées aux Thessaliens. La politique des deus grandes cités sur laquelle se réglait en grande partie celle des autres États, suivait ses voies particulières, et il n’était guère possible aux Amphictyons de les en détourner. C’est pourquoi le Conseil se bornait d’ordinaire à des objets insignifiants qui ne pouvaient heurter les intérêts des grandes puissances, c’est-à-dire en général, aux affaires qui concernaient le temple.

Les assemblées amphictyoniques avaient lieu régulièrement deux fois par an, à l’automne et au printemps ; on se réunissait à Delphes et aux Thermopyles, ou plus exactement à Anthéla. Il ne paraît pas que de ces deux centres de réunions, l’un eût été plus exclusivement affecté aux assemblées d’automne, l’autre à celles de printemps ; il est beaucoup plus probable que, à chaque convocation, les délégués siégeaient d’abord à Anthéla, puis à Delphes[32]. Il y avait aussi des réunions extraordinaires[33]. Chacune des douze nations envoyait cieux ambassadeurs, qui portaient le titre de Hiéromnémons, c’est-à-dire administrateurs des choses sacrées. Leurs noms étaient tirés au sort ; du moins, cela se passait ainsi chez les Athéniens, durant la guerre du Péloponnèse[34]. Ils n’étaient pas nommés à vie, mais seulement pour l’année ou peut-être pour une période amphictyonique de cinq ans[35]. Entre les divers États appartenant à une seule et même race, il s’était établi un roulement, d’après lequel chacun envoyait des délégués, et il paraît que les cités les plus puissantes, comme l’était Athènes parmi les Ioniens, avaient sur les villes secondaires cet avantage que leur tour revenait plus souvent ; peut-être aussi se faisaient-elles représenter à chaque session, tandis que les cités de moindre importance alternaient entre elles. Les Hiéromnémons avaient pour subordonnés les Pylagores dont chaque État fournissait plusieurs. Ainsi Athènes envoyait trois Pylagores et un Hiéromnémon[36]. Les Pylagores étaient élus et avaient sans aucun doute pour mission d’assister et de conseiller le Hiéromnémon, d’autant plus que ce représentant, désigné au hasard, pouvait bien ne pas offrir toutes les garanties requises. Les Pylagores pouvaient donc suivre les assemblées et prendre part aux délibérations, ce qui leur permettait d’exercer une influence considérable ; toutefois quand on en venait aux voix, les Hiéromnémons avaient seuls le droit de suffrage[37]. C’était aussi un Hiéromnémon qui présidait les séances, dirigeait les débats et faisait procéder au vote. Nous ne savons comment était nommé le président, ou si chacun l’était à son tour, suivant un ordre fixé d’avance[38]. Des inscriptions postérieures font aussi mention d’άγορατροί, qui vraisemblablement n’étaient autres que les Pylagores ; cependant il est dit qu’ils avaient non pas seulement le droit de siéger, mais aussi celui de voter[39]. Il est hors de doute que chacun des États confédérés, même lorsque ce n’était pas son tour de déléguer un Hiéromnémon, était libre d’envoyer des députés pour suivre la marche des délibérations, et agir dans le sens de ses intérêts, autant que cela était possible sans assister aux séances. En dehors des personnages officiels, il y avait toujours aux assemblées amphictyoniques, surtout à Delphes, une affluence de curieux venus de toutes les parties de la Grèce. On y tenait aussi des marchés. Quelquefois il arrivait que le Hiéromnémon à qui était dévolue la présidence convoquait en assemblée générale tous les citoyens présents des nations amphictyoniques ; ce n’était à vrai dire que pour leur notifier le résultat des délibérations, non pour délibérer en commun, mais il était inévitable que cette assemblée trouvât moyen de manifester son avis et, par là, exerçât une certaine influence sur la manière d’appliquer les mesures arrêtées par le Conseil[40].

Démosthène appelle quelque part le conseil amphictyonique de Delphes une ombre (ή έν Δελφοΐς σκία)[41]. D’après ce que nous avons dit plus haut, cette expression ne peut sembler surprenante. Malheureusement cette ombre, impuissante pour rallier les forces de la Grèce, se laissa quelquefois aller à trahir la politique nationale, sous prétexte de servir les intérêts du temple qui lui était confié ; c’est ce qui arriva clans la seconde guerre sacrée. Les Phocidiens avaient été accusés par les Delphiens d’avoir violé le sanctuaire. Il est difficile de reconnaître jusqu’à quel point ce reproche était fondé ; on sait seulement que depuis de longues années les deux nations étaient en querelle, les Phocidiens réclamant Delphes comme une dépendance de leur territoire, et les Delphiens s’efforçant de défendre leur complète indépendance. Les derniers trouvèrent naturellement un appui auprès des anciens ennemis des Phocidiens, les Thébains et les Thessaliens. Grâce aux vois dont les Thessaliens disposaient dans le Conseil amphictyonique, les Phocidiens furent condamnés à une amende considérable. Au lieu de la payer, ils se rendirent maîtres de Delphes et s’emparèrent même du temple ; ce fut le signal de la guerre. Des violences furent commises de part et d’autre, mais la plus grande part de responsabilité pèse sur les adversaires des Phocidiens, qui ne craignirent pas d’appeler à leur secours le pire ennemi de la Grèce, Philippe de Macédoine. Les Phocidiens furent vaincus et leurs villes détruites. Expulsés du Conseil amphictyonique, ils abandonnèrent leur double suffrage au roi, qui s’assura de cette manière le droit formel de s’immiscer dans les affaires intérieures de la Grèce. Des instruments dociles lui en fournirent bientôt l’occasion : les plaintes auxquelles avaient donné lieu les Phocidiens furent renouvelées contre les Locriens d’Amphissa qui, cédant aux provocations calculées de leurs adversaires, saisirent les Amphictyons du litige. La guerre fut la conséquence de cette démarche, et le nouveau membre de la diète, Philippe, fut nommé généralissime. Ce prince s’était à l’avance ménagé des intelligences en Grèce ; il traversa rapidement la Thessalie et la Phocide, et occupa la place d’Élatée qui commandait la route de la Béotie. Il était bien clair et lui-même ne cachait pas qu’il visait moins Amphissa qu’Athènes, seule cité en Grèce qui combattît encore ses desseins, et n’eût pas pris part au décret dont il était l’exécuteur. Les Thébains, à qui Démosthène avait ouvert les yeux, firent cause commune avec les Athéniens ; mais ils n’empêchèrent pas Philippe d’être vainqueur à Chéronée, et c’en fut fait de la liberté hellénique.

L’importance politique des Amphictyons ne fit que décroître encore avec le temps. A la vérité, dans le traité imposé aux Grecs par Philippe, le Conseil est maintenu comme cour de justice chargée de punir les infractions au pacte fédéral[42]. Il est question aussi quelque part de procès que les adversaires de Démosthène menacent de lui intenter devant les Amphictyons[43]. Mais rien ne prouve que ces menaces aient reçu leur effet, et lorsque, sous Agis, les Spartiates se soulevèrent contre les Macédoniens, l’affaire fut portée devant l’assemblée générale des Grecs convoquée à Corinthe[44], puis devant le tribunal amphictyonique. Dès lors les attributions de la ligue se réduisirent à veiller sur le temple de Delphes ; encore ce privilège lui fut-il enlevé durant un certain temps par les Étoliens qui, restés jusque-là en dehors de la fédération, s’emparèrent de Delphes et s’arrogèrent pour eux et pour leurs alliés le droit à l’Amphictyonie[45]. Les fédérés s’unirent contre eux en l’an 280, et entrèrent en campagne sous la conduite du roi de Sparte Areus, mais sans succès[46]. On ne sait pas au juste à quel moment les Étoliens avaient occupé Delphes. Un seul fait est acquis, c’est qu’en 290, Démétrius Poliorcète avait célébré les pythiques dans Athènes, parce que Delphes était au pouvoir des Étoliens[47], et qu’il ne jugeait pas prudent d’y envoyer une Théorie. En 279, les Gaulois firent une invasion en Grèce et parvinrent jusqu’à Delphes, où ils furent battus et exterminés par les Grecs coalisés. En récompense de la part glorieuse qu’ils avaient eue à la victoire, les Phocidiens obtinrent d’être rétablis dans le Conseil amphictyonique[48]. Il parait qu’alors, au contraire, les Macédoniens n’en faisaient plus partie ; et qu’ils n’y furent admis de nouveau que dans la période romaine[49]. L’Amphictyonie reçut sous Auguste une organisation toute nouvelle[50] : les Magnètes, les Maliens, les Ænianes et les Achéens de la Phthiotide furent confondus avec les Thessaliens et cessèrent d’avoir des voix distinctes ; les Dolopes n’existèrent plus comme nation à part et disparurent également. Ils furent remplacés par la ville de Nicopolis, qui avait été fondée eu Acarnanie, après la bataille d’Actium. Au temps de Pausanias, le Conseil amphictyonique se composait de trente députés : Nicopolis, la Macédoine et la Thessalie en envoyaient chacune six ; la Béotie, la Phocide et Delphes, deux ; la peuplade dorienne qui habitait auprès du Parnasse, les Locriens Ozoles et Épiknémidiens, l’île d’Eubée, un ; telle était aussi la part à laquelle était réduite Athènes. Mi égare et Corinthe envoyaient un délégué à elles deux, de même qu’Argos et Sicyone. Les trois villes de Delphes, de Nicopolis et d’Athènes prenaient part à toutes les sessions ; mais pour les représentations auxquelles concouraient plusieurs villes, ces différentes cités alternaient entre elles suivant un ordre fixé d’avance.

 

 

 



[1] De même qu’on trouve περικτίονες, dans Homère, Pindare, Hérodote et d’autres encore. D’après l’explication judicieuse sans aucun doute de Benfey (Wurzellex., t. II, p. 185), l’autre forme est l’indice d’un ancien digamma ΆμφικτίϜονες.

[2] Strabon, IX, p. 412.

[3] Voy. O. Müller, Orchomenos, p. 293 de la dernière édition.

[4] Voy. plus bas, chap. V.

[5] Strabon, VIII, p. 374.

[6] Voy. Müller, Orchomenos, p. 242. Curtius (t. I, p. 102 et 115 de la trad.) considère toutes les populations comprises dans cette Amphictyonie comme des Ioniens ou des Minyens, liés étroitement aux Ioniens.

[7] Pausanias, IV, c. 5, § 1.

[8] Hérodote, I, c. 144. Sauppe conjecture avec raison (Gœtting. Nachr., 1863, p. 328) que ce ne fut pas là le seul motif qui rit exclure Halicarnasse. Il est certain que la population de cette ville n’était pas purement dorienne, mais mélangée d’un grand nombre d’Ioniens.

[9] Strabon, VIII, p. 343.

[10] Strabon, X, p. 448.

[11] Hymne à Apollon, v. 157 et suiv.

[12] Voy. Bœckh, Staatshaush. der Athener, t. II, p. 82, et C. F. Hermann, de Theoria Deliaca, dans le Progr. de l’Univ. de Gœttingue, 1846-1847.

[13] Hérodote, I, c. 148 ; Strabon, XIV, p. 633. Sur le déplacement des Panionies, célébrées depuis à Ephèse, voy. Diodore, XV, c. 49 ; cf. Schœmann, Antiq. Jur. publ. Græc., p. 413.

[14] Thucydide, III, c. 104 ; Denys d’Halicarnasse, Ant. rom., IV, c. 25.

[15] Il est cependant à remarquer que d’après Pausanias (t. IX, c. 34, § 1) un fils d’Amphictyon s’appelait Iton, ce qui suppose que le nom d’Amphictyonie appartenait bien à l’association chargée de célébrer les fêtes en l’honneur d’Athéna Itonia, dont le temple était le sanctuaire des Pambœoties.

[16] Voy. le Schol. d’Euripide, Oreste, v. 1094 ; d’après d’autres, l’Amphictyonie de Delphes avait été fondée aussi par Amphictyon ; vov. Pausanias, X, c. 8.

[17] Voy. Antiq. Jur. publ. Græc., p. 387, n. 5.

[18] Dans le passage de Diodore (XVI, 29) où on lisait autrefois Άχαιοί καί Φθιώται, les récents éditeurs ont supprimé avec raison la préposition καί.

[19] Voy. Duncker, Gesch. des Alterth., t. III, p. 554, 2e édit., et Welcker, Gœtterlehre, t. I, p. 359. Cf. l’art. Indogerm. Sprachstudien, dans l’Encyclopédie d’Ersch et Gruber, p. 65, n. 44.

[20] C’est l’opinion soutenue par Buttmann (Mythol., II, p. 262 et 263).

[21] Voy. Schœmann, Antiq. grecques, t. I, p. 361 et 362, et Opusc. acad., t. I, p. 237 et 328.

[22] Æschine, De falsa Legat., p. 284.

[23] Plutarque, Quæst. Gr., c. 59.

[24] Hérodote, II, c. 180 ; Strabon, IX, c. 3, p. 121 ; Pausanias, X, c. 5, § 5.

[25] Disc. c. Neæra, p. 1378.

[26] Pausanias, X, c. 19, § 1 ; cf. Anthol. Palat., IX, 296, où on lit Skyllos.

[27] Hérodote, VII, c. 228.

[28] Hérodote, VII, c. 213.

[29] Plutarque, Thémistocle, c. 20.

[30] Diodore, XVII, c. 4.

[31] Tacite, Annales, IV, c. 14 ; Plutarque, Cimon, c. 8 ; Diodore, XVI, c. 23 et 29. Voy. aussi Lebas, Voyage Archéol., t. III, n° 1.

[32] Voy. Schœmann, Antiq. Jur. publ. Gr., p. 391, 4. Cette conjecture est confirmée non seulement par les inscriptions de Delphes qu’a fait connaître Curtius et sur lesquelles on devra consulter le Bulletino di Correspond. archeol., 1844, p. 32, mais aussi par l’Epitaphios d’Hypéride, récemment découvert. On y lit en effet, après la mention de la victoire remportée par Léosthène, près de Thermopylæ (col. 8, 25.) : άφικνούμενοι γάρ οί Έλληνες άπαντες δίς τοΰ ένιαυτοΰ είς τήν Πυλαίαν θεωροί γενήσουται τών έργων τών πεπραγμένων αύτοΐς, ce que n’eût pu dire Hypéride, si les Amphictyons ne s’étaient réunis deux fois à Thermopylæ. Arn. Schæfer a déjà remarqué que l’on doit lire dans Harpocration s. v. Πυλαία ι ότί δέ δίς  έγιγνετο σύνοδος τών Άμφικτυόνων εΐς Πύλας (δίς pour τις).

[33] Voy. Æschine, c. Ctésiphon, p. 517, où le Conseil est convoqué à Thermopylæ.

[34] Aristophane, les Nuées, v. 619.

[35] Voy. Schœmann, Antiq. Jur. publ. Gr., p. 392, et Droysen, Ueber die Echtheit der Urkunden in Demosth. Rede v. Kranz, p. 57.

[36] Æschine, c. Ctésiphon, p. 506.

[37] Voy. Antiq. Jur. publ. Gr., p. 302, et le Schol. de Démosthène, p. Ctésiphon, p. 277.

[38] Arn. Schæfer (Démosthènes, t. II, p. 499) est d’avis que la présidence avait été une fois pour toutes déférée aux Thessaliens.

[39] Corp. Inscr. græc., n° 1689 b. ; voy. aussi Antiq. Jur. Publ. Gr., p. 392, 8, et Meier, dans l’Allgem. litt. Zeit. de Halle, 1843, n° 233, p. 631.

[40] Æschine, c. Ctésiphon, p. 516.

[41] De Pace, p. 63.

[42] Pausanias, VII, c. 10, § 10.

[43] Démosthène, p. Ctésiphon, p. 331 ; Æschine, c. Ctésiphon, § 161.

[44] Diodore, XVII, c. 73.

[45] Polybe, IV, c. 25, § 8 ; Corp. Inscr. Gr., t. I, p. 824. C. Bücher suppose (Quæst. Amphikt., Bonn, 1870, p. 18) que les Athéniens durent à Philippe leur admission dans le Conseil.

[46] Justin, XXIV, c. 1 ; Manso, Sparta, t. III, 2, p. 131 ; Rangabé, Antiq. hellen., t. II, p. 144.

[47] Plutarque, Démétrius, c. 110 ; Droysen, Gesch. des Hellenismus, t. I, p. 594.

[48] Pausanias, X, c. 8, § 2.

[49] Voy. Bücher, Quæst. Amphikt., p. 22, et Rangabé, Ant. Hellen., p. 321, où sont discutés les événements de cette période obscure.

[50] Pausanias, X, c. 8, § 2.