ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÈCE HISTORIQUE — TROISIÈME SECTION. — CONSTITUTIONS DES PRINCIPAUX ÉTATS DE LA GRÈCE.

CHAPITRE TROISIÈME. —  DU GOUVERNEMENT D’ATHÈNES — EXPOSÉ HISTORIQUE.

 

 

§ 3. — Changements antérieurs à Solon.

Le premier archonte fut Médon, fils de Codros. Il transmit cette dignité à ses descendants, devenus les Codrides ou les Médontides, qui en restèrent investis trois cent seize ans environ, laps de temps pendant lequel nous n’avons rien à noter. La durée de la magistrature suprême fut alors réduite à dix années, sans qu’elle cessât d’appartenir aux Médontides, jusqu’à ce que l’un d’eux, Hippoménès, excita par ses cruautés une haine qui amena sa déposition. A partir de cet événement, l’archontat ne fut plus le privilège exclusif d’une famille et devint accessible à tous les Eupatrides. Une révolution plus considérable se produisit bientôt après : à la place d’un archonte unique, on institua un collège de neuf membres renouvelés chaque année, qui se partagèrent le gouvernement. Le président du Collège conserva le titre spécial d’archonte et donna son nom à l’année, le second s’appela roi (βασιλεύς), et le troisième polémarque ; les six autres, chargés de rendre la justice, furent appelés thesmothètes. Le premier en date des archontes annuels fut un Créon, dont le nom servit à désigner l’année 683 ou 686. Le dernier des archontes décennaux avait été Eryxias.

Ces changements dans la magistrature suprême eurent certainement pour cause l’ambition des Eupatrides, jaloux de prendre une part plus large au gouvernement, et en même temps le sentiment d’égalité relative qui s’était éveillé dans l’esprit de cette classe privilégiée. Après s’être soulevés contre la supériorité d’une famille, ils ne purent même prendre leur parti de voir pendant plusieurs années l’autorité aux mains d’un même magistrat. La situation du menu peuple n’en fut pas améliorée ; ce fut plutôt le contraire. Dans le principe la magistrature suprême avait pu, en raison de son indépendance vis-à-vis de la noblesse, prendre en main la défense du peuple ; mais lorsque le pouvoir fut aux mains des Eupatrides, il n’y eut plus de barrière capable d’arrêter leur tyrannie. Les petits propriétaires surtout furent malmenés par les seigneurs dont ils étaient les voisins et quelquefois les fermiers. Dans un pays tel que l’Attique, qui récompensait mat le travail du laboureur, il dut arriver souvent qu’un pauvre homme eût besoin d’une avance ou que le fermier ne fût pas en mesure de payer sa rente. La loi contre les débiteurs était sévère, le créancier avait prise sur la personne aussi bien que sur le champ du retardataire et pouvait le réduire en esclavage. Non seulement une grande partie de la petite propriété était tombée aussi au pouvoir d’une noblesse opulente[1], non seulement les anciens maîtres avaient été rejetés dans la dernière classe des paysans et étaient tenus d’abandonner à leur créancier les cinq sixièmes de la récolte[2] ; mais beaucoup d’entre eus avaient été vendus comme esclaves à l’étranger, à moins qu’ils n’eussent livré leurs enfants à leur place, car cette substitution était permise par la loi[3]. On comprend trop bien que des procédés aussi rigoureux, appliqués souvent et d’une manière générale, dussent aigrir le peuple ; son ressentiment, que ne pouvait ignorer la noblesse, le poussa à des moyens qui, dans sa pensée, devaient donner satisfaction aux classes pauvres. Le droit d’après lequel étaient jugés les différends n’avait pas encore été formulé en lois ; il n’existait qu’à l’état de vague coutume, et laissait une grande place à l’arbitraire des juges. Or les juges, qui tous étaient pris dans la noblesse, n’étaient que trop souvent disposés à sauvegarder aux dépens de la justice et de l’humanité les intérêts de leurs pairs. Une législation écrite, qui deviendrait la règle de toutes les décisions, était donc le seul moyen de protéger le peuple contre les abus du pouvoir judiciaire. La mission de rédiger un corps de lois fut confiée à Dracon qui probablement exerçait les fonctions d’archonte en 621. Nous savons trop peu de chose sur les dispositions particulières de ces lois, pour décider si elles étaient ou non propres au but qu’elles se proposaient, et pour constater les emprunts que leur fit Solon[4]. Les anciens ne parlent que de la pénalité et en réprouvent unanimement la rigueur uniforme, qui n’allait à rien moins qu’à punir les moindres larcins comme le meurtre et le sacrilège, et à ne prononcer qu’un seul châtiment ; la mort. La législation de Dracon ne modifia d’ailleurs en rien le mode de gouvernement ni les rapports des différentes classes entre elles[5], car la création d’un Collège de cinquante et un Éphètes, pris parmi les Eupatrides et chargés de remplacer sur l’Aréopage et dans quelques autres lieux fixés par la tradition les anciens juges criminels, ne peut être considérée comme un changement apporté à la Constitution[6]. Aussi l’espoir de prévenir par là l’explosion du mécontentement populaire fut-il déçu. Les choses se passèrent dans Athènes, comme elles se passaient vers le même temps dans beaucoup d’autres villes de la Grèce, où des ambitieux mettaient à profit les dispositions de la multitude, pour renverser la noblesse et s’emparer du pouvoir. La tentative qui fut faite à Athènes eut pour chef Cylon appartenant lui-même à la classe des Eupatrides. Il était en outre gendre du tyran de Mégare, Théagénès, qui l’assista dans son entreprise. Cylon réussit à se rendre maître de l’Acropole, mais ses partisans étaient trop peu nombreux et ses moyens d’action trop faibles pour triompher de la noblesse, il fut forcé de capituler ; sa soumission n’empêcha pas que la plupart de ses amis et lui-même, selon quelques historiens, fussent mis à mort au pied même des autels où ils avaient cherché un refuge[7]. Toutefois cette victoire, au lieu de servir la cause des vainqueurs, les affaiblit. Une grande partie du peuple penchait déjà vers Cylon ; il fut révolté par cette exécution déloyale et sacrilège, qui menaçait, si elle n’était pas expiée, d’attirer sur la contrée les conséquences les plus funestes. La noblesse dut d’autant moins refuser de donner satisfaction à ces sentiments qu’elle-même ne pouvait s’empêcher de les partager. On institua une Commission de trois cent membres, pris parmi les Eupatrides[8]. Les coupables, et parmi eut la race des Alcméonides, furent bannis. On fit venir Épiménide de Crète, pour purifier la ville et désarmer la colère dei dieux par des sacrifices. Épiménide joignit à ces expiations de sages conseils, auxquels donnait plus de poids la considération dont il jouissait en raison de son commerce avec les dieux. Ainsi les esprits se préparaient à recevoir les lois que bientôt après devait donner Solon[9].

Avant de passer à cette législation, nous devons relever encore, quelques détails qui jettent si peu que ce soit de .lumière sur la période précédente. Thucydide nous apprend que le collège des neuf archontes, dont nous verrons par la suite les attributions enfermées dans un cercle plus étroit, exerçait alors à la tête de l’État la magistrature suprême, et que sur lui reposaient la plupart des affaires publiques[10]. Il avait donc certainement sa place marquée dans le Conseil d’État eupratridique, dont on ne peut mettre l’existence en doute, bien qu’elle ne soit pas attestée par des témoignages précis ; il est probable même que le Conseil était présidé par le premier archonte. Nous trouvons aussi mentionnés les Prytanes des Naucrares, comme exerçant une influence considérable. Il paraît qu’ils n’étaient pas restés inactifs dans les mesures qui furent prises pour étouffer le complot de Cylon[11]. Les Naucrares étaient les présidents des Naucraries ou districts, entre lesquels était alors partagé le pays, à raison de douze par tribu, ce qui en faisait en tout quarante-huit[12]. Ces Naucraries semblent avoir été unies quatre à quatre par un lien plus étroit que celui qui les rattachait aux autres, d’où leur venait le nom de Trittyes, parce qu’elles formaient ensemble le tiers d’une tribu[13]. Le nom de Naucrarie a trait à l’obligation qui pesait sur chacun de ces districts de fournir un bâtiment de guerre, auquel les riches devaient contribuer en proportion de leur fortune. Chaque Naucrarie équipait en outre deux cavaliers. Ce service n’incombait également qu’aux riches ; aussi était-ce parmi eux que l’on choisissait les Naucrares, un seul pour chaque Naucrarie, si l’on en croit Hesychius[14]. Comme d’ailleurs les Naucrares étaient présidés par des Prytanes, on peut en conclure qu’ils formaient un Collège chargé, entre autres attributions, de la guerre et des finances, et dans lequel une place devait être nécessairement réservée aux neuf archontes. Le collège des Naucrares n’était sans doute convoqué intégralement que dans les cas d’urgence, le soin des affaires courantes étant laissé aux Prytanes, qui demeuraient en permanence dans Athènes et se réunissaient régulièrement au Prytanée, tandis que leurs collègues passaient une partie de leur vie sur leurs terres, hors de la ville. On ne peut dire avec certitude à quel temps remonte l’institution des Naucrares, mais il est vraisemblable qu’elle ne devança pas de beaucoup les troubles suscités par Cylon. Ce fut à ce moment en effet que la lutte avec Mégare pour la possession de Salamine fit sentir aux Athéniens le besoin d’une flotte. L’ancien Conseil d’État ne disparut pas devant le nouveau Collège, bien qu’il perdît quelques-unes de ses attributions. Il subsista comme le premier corps délibérant, et se réserva, outre les autres fonctions, de juger à titre de tribunal suprême les affaires épineuses ou importantes, parmi lesquelles les crimes capitaux furent seuls soumis par Dracon au tribunal des Éphètes. Le Collège des Naucrares siégeait à l’Aréopage, et s’appelait le Conseil aréopagitique, bien que les Éphètes se réunissent au même lieu, pour les cas qui, suivant une ancienne tradition, ne pouvaient être jugés ailleurs. Dans cette période, des rois figurent en tête des magistrats et la mention qui en est faite sous forme collective éloigne l’idée du second archonte, qui portait aussi le titre de roi[15]. Il est probable qu’il s’agit des présidents de tribus (φυλοβασιλεΐς), et comme il est question de jugements prononcés dans le Prytanée sous leur présidence, on est amené à conjecturer qu’ils avaient pour assesseurs les Prytanes des Naucrares, en admettant toutefois que le Prytanée dont il s’agit soit bien celui des Prytanes. Cette conjecture ne semble pas invraisemblable, si l’on songe que les Naucraries étaient des subdivisions des tribus. A une autre classe de fonctionnaires appartenaient les Κωλακρέται, que l’on présente comme des trésoriers ou des caissiers, agissant sans doute pour le compte des Naucraries, car il est clair que les Naucraries devaient avoir des caisses, et nous savons en effet que sur ces caisses les Colacrètes payaient, entre autres dépenses, les frais des ambassades religieuses que l’on envoyait, sous le nom de théories, à Delphes ou ailleurs, et devaient pourvoir aux repas publics servis dans le Prytanée[16]. Ce singulier nom formé de κώλα et de άγείρω, s’explique vraisemblablement par les membres des victimes que les Colacrètes prélevaient en certaines occasions, et qui formaient une partie des repas dont ils avaient l’intendance.

 

 

 



[1] Les fonds mêmes paraissent avoir été inaliénables, et par conséquent les produits seuls pouvaient être saisis.

[2] Suivant quelques auteurs (Plutarque, Solon, 13 ; Hesychius s. v. έπίμορτος) les débiteurs n’étaient tenus que de la sixième partie des produits, auquel cas on ne s’expliquerait pas que ces conditions aient pu paraître oppressives. L’opinion contraire que j’ai exposée autrefois (de Comitiis Athen., Gryphysw. 1819) est aujourd’hui généralement admise. Je ne vois aucune raison de distinguer les έκτημόριοι et les θήτες comme le voudraient quelques critiques. Tous les thètes n’étaient pas, à vrai dire, des ectémorioi, mais tous les ectémorioi étaient des thètes.

[3] Plutarque, Solon, 13.

[4] Suivant Plutarque (Solon, 17), toutes les lois de Dracon auraient été abolies à l’exception de celles qui punissaient les meurtres ; mais cette assertion ne doit pas être prise absolument à la lettre.

[5] Aristote, Polit., II, 9, § 9

[6] Pollux, VIII, 125.

[7] Hérodote, V, 71 ; Thucydide, 126 ; Plutarque, Solon, 12.

[8] Cette commission des Trois-Cents a donné lieus beaucoup de conjectures, que nous devons passer sous silence, comme indifférentes à l’histoire.

[9] Plutarque, ibid. ; Diogène Laërte, I, 110.

[10] Thucydide, I, 126.

[11] Hérodote, V, 71.

[12] Voy. Pollux, VIII, 108 ; Harpocration et Suidas, s. v. ναυκραρία ; Schol. d’Aristophane (Nubes, v. 71). Une naucrarie, portant le nom de Kolios, est mentionnée dans Photius (p. 196 éd. Porson) et dans le Lexicon Seguer. (p. 275). C’était aussi le nom d’un promontoire situé sur la côte occidentale à peu de distance de Phalère.

[13] Photius, p. 288 ; cf. Philippi, Beitræge, etc., p. 241.

[14] S. v. Ναύκλαροι άφ' έκάστης φυλής δώδεκα.

[15] Voy. dans Plutarque (Solon, 19) la loi d’amnistie donnée par Solon.

[16] Schol. d’Aristophane (Aves, v, 1548) ; cf. Harpocration. s. v. άποδέκται.