ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÈCE HISTORIQUE — TROISIÈME SECTION. — CONSTITUTIONS DES PRINCIPAUX ÉTATS DE LA GRÈCE.

CHAPITRE PREMIER. — CONSTITUTION DE SPARTE.

 

 

§ 3. — Les Spartiates.

La nation à laquelle étaient soumis les pilotes et les Périèques avait emprunté son nom à la capitale, Sparte, située dans la vallée supérieure de l’Eurotas, à moins d’une lieue au nord d’Amyclée. Sparte se distinguait des autres villes grecques, en ce qu’elle n’était pas bâtie d’un seul tenant, ni enceinte de murs, mais se composait de plusieurs bourgades très voisines l’une de l’autre qui paraissent avoir été au nombre de cinq, bien que l’on n’en puisse nommer que quatre avec certitude : Pitana, Mesoa, Limné ou Limnæon et Cynosura[1]. La cinquième pourrait bien être un village appelé proprement Sparte qui, fondé antérieurement et occupé le premier par les Doriens, aurait plus tard servi à désigner l’ensemble de la Cité[2]. Toutes les fois que les historiens se piquent de précision, ils réservent le nom de Spartiates à la bourgeoisie qui exerçait en Laconie les droits de la race conquérante : celui de Lacédémoniens au contraire est communaux Spartiates et aux Périèques. Ce n’est pas qu’il ne soit souvent appliqué aux seuls Spartiates, quand cette acception restreinte ne peut donner lieu à aucun malentendu ; en tout cas, pris même dans son sens le plus général, il ne comprend jamais les Hilotes. Les Spartiates descendaient, au moins pour la majeure partie, des Doriens qui avaient jadis conquis la contrée. Nous n’avons pas à rechercher ici si leurs chefs, les Héraclides, appartenaient, comme le voulait la tradition, à la race achéenne. Je ne vois pas toutefois de raison pour rejeter de parti pris la croyance populaire que le roi Cléomène I consacrait lui-même par son adhésion[3]. Plusieurs éléments étrangers à la race dorienne avaient aussi concouru dans l’origine à former la bourgeoisie spartiate. Les Ægides, descendant de Cadmos, passent pour avoir fait partie de l’expédition dorienne et avoir aidé à soumettre les Achéens[4]. L’Héraclide Aristodémos avait pris femme dans cette race de Cadmos, et son beau-frère Théras paraît avoir exercé le pouvoir, comme tuteur des jeunes princes Eurysthénès et Proclès[5]. Dans la première guerre de Messénie, un membre de la famille des Ægides, Euryléon, commandait l’armée, en tiers avec les deux rois Polydoros et Théopompos. Cadmos, le fondateur mythologique de cette race, avait un sanctuaire à Sparte[6] ; enfin la famille des Thalthybiades, à laquelle appartenait de père en fils la dignité de héraut, était comptée parmi les Spartiates, bien qu’elle descendit du héraut des Pélopides, Thaltybios, et fût par conséquent d’origine achéenne[7]. Il est dit expressément, et nous devons admettre, qu’au début les Spartiates accueillirent volontiers dans leurs rangs les étrangers qu’ils rencontraient en Laconie, c’est-à-dire des Achéens[8]. On comprend en effet que, trouvant l’occasion de se faire des alliés parmi ceux dont ils envahissaient le pays, à la condition de les traiter sur le pied de l’égalité, ils n’aient pas repoussé ce moyen d’accroître leurs forces, au détriment de leurs adversaires. Ce fut seulement après avoir affermi leur autorité qu’ils se laissèrent gouverner par un esprit plus exclusif. Le droit de bourgeoisie, qui créait une classe à part en face du reste de la population, fut dès lors si rarement concédé qu’Hérodote cite comme le seul exemple connu la naturalisation de deux Éléens, durant la seconde guerre médique[9]. Il n’est pas présumable que les Spartiates en aient usé plus libéralement dans les temps qui suivirent la mort d’Hérodote. On a vu que le droit de Cité avait été refusé aux Néodamodes. Les Mothaques qui l’obtinrent quelquefois étaient des fils de Spartiates légitimés par leurs pères, et n’auraient pas obtenu cet honneur s’ils s’étaient bornés à le mériter par leur conduite, sans justifier de ressources suffisantes. Il paraît que dans un temps où l’éducation était fort négligée ailleurs, des étrangers faisaient élever leurs enfants à Sparte[10]. Quelques-uns de ces jeunes gens purent être admis plus tard dans les rangs de la bourgeoisie, mais il fallait qu’ils s’en fussent montrés dignes, et encore pour ceux qui n’avaient pas trouvé moyen de prendre racine à. Sparte et d’y acquérir des biens-fonds, ce n’était là qu’un honneur stérile qui ne leur assurait pas l’exercice des droits essentiels. L’assertion apocryphe d’un écrivain postérieur, à savoir que tous les étrangers, fussent-ils Scythes, Triballes ou Paphlagoniens, pouvaient être naturalisés Laconiens, c’est-à-dire obtenir le droit de Cité, du moment où ils se soumettaient au régime spartiate, ne vaut évidemment pas la peine d’une réfutation[11].

Les étrangers qui, sans aucun doute, furent accueillis en’ grand nombre dans les premiers temps étaient-ils incorporés dans l’une des trois tribus des Hylléens, des Dymanes et des Pamphyles[12] qui se retrouvent chez tous les peuples Doriens, ou bien composaient-ils nue ou plusieurs tribus distinctes, c’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Le nom de Pamphyles désigne des hommes de races diverses, et autorise à croire que leur tribu pouvait être formée de tons les étrangers ralliés aux Doriens. Il est probable aussi que les admissions s’y prolongèrent durant l’expédition des Héraclides et même plus tard. C’est peut-être là le sens de la tradition d’après laquelle Pamphylos, l’éponyme de cette tribu, aurait vécu jusqu’à la conquête d’Épidaure et aurait épousé Orsobia, fille de Déiphonte, gendre de Téménos[13]. Mais ces affiliations à une seule tribu, qui se serait accrue sans proportion avec les autres, ne pouvaient continuer, longtemps, que l’on se représente les tribus comme ayant ou n’ayant pas de droits égaux. Dans le premier cas, la tribu étrangère n’eut, pas manqué de réclamer des privilèges en rapport avec son importance numérique ; dans le second, elle eut été moins satisfaite encore de son lot. On peut d’ailleurs affirmer avec certitude que toutes les tribus jouissaient à Sparte des mêmes droits ; mais les termes d’un oracle rapporté, dit-on, de Delphes par Lycurgue, font supposer que la division des trois tribus fut modifiée[14]. Cet oracle en effet prescrit de faire précéder l’institution de la γερουσία et la convocation des assemblées populaires par un partage en tribus et en subdivisions de la tribu ce qui peut difficilement se concilier avec iule division préexistante à laquelle on se serait référé chaque fois, pour la commodité du scrutin[15], et ne s’explique pas davantage par la simple admission dans les tribus de membres qui n’y auraient pas été compris jusque-là. L’hypothèse la plus plausible est qu’il s’agit d’établir une nouvelle division en φυλαί et en ώβαί. Cette innovation pouvait sans doute laisser distinctes les trois races dont se composait la population, et se borner à introduire à cuité de l’autre une division topographique comme celle que Servius adjoignit aux tribus des Ramnès, des Tities et des Lucères instituées par Romulus. Les documents connus ne permettent pas de se prononcer à ce sujet. On n’est pas plus fixé sur les ώβαί ou subdivisions de la tribu. On a inféré de la ρήτρα citée plus haut qu’il devait y en avoir trente, c’est-à-dire dix ou six par tribu, suivant que l’on compte trois ou cinq de ces classes principales ; mais le nombre 30 se rapporte sans doute aux membres de la γερουσία, non aux ώβαί[16]. Bornons-nous donc constater que l’ώβή était une partie de la tribu, et représentait un district, ce qui revient à dire que la population de chaque ώβή, et par suite de chaque tribu occupait une circonscription plus ou moins étendue de la ville et de la banlieue.

Isocrate fait dire à un apologiste des Spartiates[17] qu’ils n’étaient pas plus de deus mille lors de la conquête, deux mille combattants bien entendu. Cela suppose, pour le cas hors de doute où ils voyageaient avec leurs femmes et leurs enfants, dix mille cimes environ ; mais les assertions d’Isocrate ont bien peu d’autorité, surtout dans le Panathénaïque, œuvre enfantine d’un vieillard plus que nonagénaire. Si ce n’est pas là un calcul fait à plaisir, il suppose l’existence d’une ancienne tradition d’après laquelle les Spartiates proprement dits n’auraient pas dépassé le nombre indiqué, j’entends par là les Spartiates qui habitaient Sparte même, car on a vu plus haut que les Doriens avaient colonisé d’autres villes de la Laconie. Toutes les données numériques éparses dans les historiens se rapportent également aux seuls Spartiates, qui selon la vraisemblance n’ont jamais formé une réunion de plus de dix mille hommes[18]. Au temps de Lycurgue, dans la première moitié du IXe siècle, les écrivains les plus dignes de foi varient de quatre mille cinq cents à six mille ; un siècle et demi plus tard, on en comptait neuf mille[19]. A cette époque, c’est-à-dire après la première guerre de Messénie, eut lieu le dernier partage général des terres qui ait assigné à tous les Spartiates des lots d’égale étendue. Ce partage n’était que l’application du principe sur lequel reposait la Constitution. Le revenu de la terre que les Spartiates faisaient cultiver par des Hilotes devait suppléer au travail personnel qu’eussent exigé les besoins du propriétaire et lui permettre de vaquer à ses devoirs civiques ; en outre il fallait que les domaines fussent de même valeur, afin d’effacer autant que possible les différences entre les riches et les pauvres, source continuelle de division. Conformément à ce principe, le sol avait été partagé aussitôt après la conquête dorienne[20]. Plus tard, lorsque le nombre croissant des citoyens eut troublé l’équilibre, on tenta de réparer l’inégalité des fortunes, par une nouvelle et énergique application de la loi agraire. Tout le pays, y compris les conquêtes récentes, fut divisé entre les citoyens, dont le nombre était alors de quatre mille cinq cents ou de six mille. Enfin, quand, après la première guerre de Messénie, le nombre des Spartiates s’accrut encore d’une manière notable, et que l’égalité fut de nouveau troublée, le roi Polydoros profita des nouvelles annexions pour opérer le dernier partage général des terres : neuf mille lots égaux furent distribués à un même nombre de Spartiates. En même temps on divisait, dit-on, le pays des Périèques en trente mille parties. Cette indication suffit pour donner l’idée du rapport numérique que l’on supposait alors exister entre les Périèques et les Spartiates ; mais il n’est guère possible d’admettre que l’on ait tenu à répartir la propriété chez les Périèques avec une égalité scrupuleuse. Après Polydoros, il y eut bien aussi des partages entre les citoyens, lorsque l’État jugea opportun d’attribuer aux pauvres une partie du territoire demeuré en sa possession ; ce furent là toutefois des opérations rares et isolées. On ne peut déterminer la teneur des lots, il suffit de savoir qu’ils devaient être assez étendus pour que le revenu fît vivre le propriétaire, ainsi que les Hilotes qui les cultivaient, et dont sept familles en moyenne étaient établies sur chaque fonds. Ces terres étaient choisies autant que possible près de la capitale, dans la région centrale qui s’étendait le long de l’Eurotas, depuis Pellène et Palladie jusqu’à l’endroit où la rivière se jette dans le golfe de Laconie ; de là elles se prolongeaient sans doute sur la côte orientale du golfe jusqu’au promontoire Maléa[21]. Le territoire consacré à cet usage n’était pas d’un seul tenant ; il était interrompu par plusieurs villes réservées aux Périèques, dont quelques-unes touchaient presque à Sparte. Toutefois un grand nombre de Spartiates possédaient aussi des biens-fonds en dehors de cette contrée, surtout en Messénie ; la distance n’était pas une cause de défaveur sensible, attendu que les propriétaires habitaient à la ville et ne résidaient jamais sur leurs domaines, se bornant à en recueillir les revenus. Ils n’en avaient pas d’ailleurs l’entière propriété et n’en pouvaient disposer d’aucune façon : il ne leur était permis ni de les partager ni de les céder à titre onéreux ou gratuit, non plus que de les léguer par testament[22]. L’État demeurait propriétaire ; les possesseurs du fonds n’en avaient que l’investiture, et il n’est pas douteux que lorsqu’une famille venait à s’éteindre, la terre fit retour au domaine public. Nécessairement, on devait se préoccuper de maintenir autant que possible dans les mêmes limites le nombre des familles et l’étendue de leurs possessions, mais sur les moyens que l’on employait pour y parvenir, nous sommes réduits à des conjectures qui sont enfin de compte de peu d’utilité. Tout ce que nous pouvons affirmer, c’est que l’on veillait à ce que les familles sans enfants remplissent leurs vides en adoptant les fils de familles alliées, et que les orphelines riches épousassent des hommes mal pourvus du côté de la fortune. Si ces moyens n’étaient pas applicables, on y suppléait, du moins aux époques reculées, par des concessions de terrain dans les contrées encore indivises et par l’envoi de colonies. Enfin, à défaut de ces ressources, et les difficultés durent en effet augmenter avec le temps, le seul remède possible était que plusieurs frères vécussent ensemble du revenu de la terre, en y joignant le peu qu’ils pouvaient posséder d’ailleurs. Dans ce cas l’aîné était le chef de la maison ; à lui revenait le soin d’entretenir ses frères, et lorsqu’il se mariait, la femme même était mise en commun[23]. Cette promiscuité tenait-elle à une prescription de la loi ou seulement à la force de la coutume ? La démarcation est bien difficile à établir, dans un pays où il n’y avait pas de législation écrite. Nous devons ajouter que les mesures tendant au maintien de l’égalité, telles que les adoptions et les mariages disproportionnés, ne furent pas toujours appliquées très logiquement. Nous ne voyons pas par exemple que l’on ait interdit la réunion de plusieurs fonds entre les mains d’un propriétaire unique, comme cela put arriver parla mort d’un citoyen sans enfants, laissant pour héritier un frère déjà pourvu.

Ce cas cependant dut se présenter souvent eu temps de guerre. Ce qui sans doute empêchait l’État d’intervenir, c’était l’espoir que dans les familles enrichies au delà de leur part surgiraient plusieurs héritiers, qui un jour ou l’autre nécessiteraient un partage. Quoiqu’il en soit, il est constaté que des inégalités s’étaient de bonne heure introduites dans les héritages, et que l’on s’était efforcé de les combattre par des moyens légaux. Sparte avait en effet beaucoup moins de raison qu’aucune autre cité de reculer devant l’application des lois agraires, puisque le citoyen n’était que détenteur des biens et que la propriété en était réservée à qui ne pouvait abdiquer le droit de réprimer une inégalité jugée dangereuse pour la chose publique. Lycurgue le premier fit des efforts en ce sens, et déjà dans le siècle qui suivit, un oracle[24] mettait, les Spartiates en garde contre l’accumulation des richesses, c’est-à-dire contre la réunion de plusieurs fonds de terre en une seule main, car il n’est pas question d’une autre source de fortune. La nécessité d’avoir des terres disponibles pour en doter les hommes sans moyens d’existence fut une des causes qui décidèrent la guerre de Messénie[25]. Les effets répondirent à l’espérance des Spartiates ; du moins nu long temps se passa où rien ne fait soupçonner que le trouble apporté dans l’égalité ait rendu nécessaires de nouvelles dispositions légales. Mais, lorsque le jour commence à se faire dans l’histoire, quand on peut interroger sur la république de Sparte Thucydide et Xénophon, beaucoup d’indices s’offrent. à nous, d’où l’on peut inférer que la disproportion des fortunes n’était guère moins grande là qu’ailleurs. Il est clair, en effet, que, d’après le cours habituel des choses, l’égalité, si elle n’est pas rétablie de temps à autre par quelque mesure extraordinaire, tend à s’altérer de plus en plus. Les guerres dans lesquelles des possesseurs de biens-fonds mouraient sans enfants, ou des événements naturels tels que le tremblement de terre de l’an 464, qui coûta la vie à un grand nombre de jeunes Spartiates, eurent pour conséquence l’extinction de plusieurs familles, dont les domaines seraient échus à des collatéraux sans l’intervention de la puissance publique. Ainsi les uns si, seraient enrichis, tandis que d’antres seraient restés pauvres, el, que leurs héritages, pour peu qu’ils eussent été divisés, auraient été réduits à rien. Les biens pouvaient tomber aussi entre les mains d’orphelines qui, si le consentement de la famille eût suppléé à celui de l’État, auraient plus souvent épousé des hommes riches que des hommes sans patrimoine. Ajoutons à cela que depuis la guerre du Péloponnèse, beaucoup de gens avaient, à la faveur des événements, acquis des richesses considérables en dehors de leurs biens-fonds, et que l’ancienne loi par laquelle était interdit la possession de l’or et de l’argent fut, comme nous le verrons plus loin, éludée d’abord, puis implicitement abrogée. Enfin l’inégalité devint surtout manifeste, lorsqu’un certain Epitadeus fit adopter la loi qui autorisait chacun à disposer de son bien par donation entre vifs ou par testament, d’où cette conséquence que les pauvres se laissèrent facilement persuader de céder leurs biens aux riches, moyennant un prix qui, une fois dissipé, les laissait sans ressources[26]. La loi d’Epiladeus ne permettait cependant pas les ventes immobilières, mais il saute aux yeux qu’un contrat de vente pouvait facilement se dissimuler sous la forme d’une donation ou d’un legs[27].

La disproportion des fortunes dut avoir pour effet d’introduire dans la vie publique des Spartiates une tendance oligarchique. En apparence le principe de l’égalité fut toujours maintenu ; les lois ne faisaient aucune distinction entre le riche et le pauvre ; elles les soumettaient à la même discipline et au même régime, et leur assuraient les mêmes droits. Chacun semblait être estimé suivant sa valeur personnelle, sans égard à la fortune et pouvait parvenir aux honneurs. Il régnait donc à Sparte une égalité vraiment aristocratique, dans le bon sens de ce mot[28], et tous les citoyens pouvaient être justement appelés car ils formaient un peuple d’égaux devant la loi[29] ; mais dans la réalité la richesse ne pouvait pas ne pas créer un privilège, même au point de vue de la considération. Pour l’éducation des enfants, pour les repas en commun, la manière de se vêtir, et en général pour toutes les choses extérieures, l’égalité paraissait soigneusement observée ; cela n’empêchait pas les riches de s’estimer au fond plus que les pauvres et de parvenir plus aisément aux postes élevés. Lorsque Sparte prit part à la civilisation du reste de la Grèce et que l’instruction, sans se répandre encore dans le public, eut accès auprès de quelques particuliers, les riches furent naturellement les premiers à en profiter[30] ; les pauvres, si bons Spartiates qu’ils fussent d’ailleurs, étaient restés étrangers à tous les perfectionnements. Donc, en droit, les Spartiates, sans acception de fortune, formaient une bourgeoisie dont aucun membre en particulier ne pouvait réclamer de privilège sur les autres, et qui au contraire, vis-à-vis des populations soumises, représente une noblesse privilégiée ; mais en fait, cette noblesse se divise en deux classes : la classe la moins nombreuse, comprenant les citoyens riches et instruits, partant considérables, forme une noblesse dans la noblesse ; la classe la plus nombreuse, composée d’hommes pauvres et grossiers est, à vrai aire, la populace de ce peuple d’όμοίων. Il est nécessaire de retenir la double acception du mot δήμος, pour bien nous représenter certaines pièces du système constitutif de Sparte que nous aurons à décrire plus tard. Pris dans le sens le plus étendu, le δήμος embrasse la masse des citoyens jouissant des mêmes droits, sans distinction de riches et de pauvres ; dans le sens restreint, il exprime la majorité des όμοΐοι moins favorisés de la fortune, moins civilisés et tenus à distance par les autres, mais qui, en face des Périèques et des Hilotes, se rendent le témoignage d’appartenir à une classe supérieure, née pour dominer.

Il y avait encore à Sparte une autre catégorie d’habitants qui, bien que Spartiates de naissance, n’étaient pas rangés parmi les όμοΐοι, faute de remplir certaines concluions. La première de ces conditions était une observance constante du régime politique en vigueur à Sparte, c’est-à-dire des règlements prescrits par Lycurgue pour la jeunesse et pour les adultes. Tous ceux, dit Xénophon[31], qui accomplissaient ces devoirs jouissaient dans toute sa plénitude du droit de bourgeoisie, qu’ils fussent forts ou faibles, riches ou pauvres ; mais quiconque s’en affranchissait était réputé indigne à être rangé plus longtemps parmi les όμοΐοι[32]. Il était frappé d’une sorte d’atimie ou capitis deminutio, dégradé de noblesse et relégué dans une classe inférieure. La seconde condition nous est révélée par Aristote[33] : chaque citoyen était tenu de contribuer pour sa part aux repas publics ; celui qui n’apportait pas son écot, alors même que la pauvreté l’en empêchait, était déchu du droit de bourgeoisie, et dépouillé des privilèges communs à tous les όμοΐοι. Il est probable que dans les beaux temps de la république le nombre des citoyens déclassés pour l’un ou l’autre de ces motifs était très peu considérable. Ce fut seulement après la loi d’Epitadeus que l’excès de la misère put mettre des Spartiates hors d’état de fournir leur quote-part aux repas publics[34]. Sans doute il put y en avoir auparavant d’assez pauvres pour que cet impôt leur parût lourd à payer, et déjà par là mime ils se trouvaient dans une situation d’infériorité vis-à-vis des riches pour qui ce n’était qu’une bagatelle[35] ; mais c’est le cas de tous les impôts qui, égaux en apparence, pèsent néanmoins très inégalement sur les riches et sur les pauvres. Ils n’avaient pas pour cela l’idée de s’en affranchir, sachant que c’était le seul moyen de s’assurer l’inappréciable jouissance du droit de Cité et d’obtenir la considération publique. Pour les mêmes motifs il est naturel de croire que le fait de se soustraire à l’άγωγή spartiate et l’exclusion qui en était la suite étaient de rares exceptions. Les témoignages anciens ne nous permettent pas de déterminer la situation faite aux citoyens ainsi frappés de déchéance, car l’affirmation du sophiste Télés[36] qu’ils tombaient au-dessous des Hilotes, ne saurait persuader personne. S’il en eût été ainsi, Xénophon ne se serait pas borné à dire qu’ils cessaient (Le compter parmi les όμοΐοι. Ils ne perdaient probablement que ce qu’on appelait πολιτεία, c’est-à-dire le droit de prendre part au gouvernement ou à l’administration de l’État et d’élire ou d’être élu aux fonctions publiques. Ils n’en souffraient ni dans leur fortune ni dans leurs affaires ; leur personne restait intacte. Enfin leur indignité ne se transmettait pas à leurs enfants qui pouvaient toujours rentrer dans la classe des όμοΐοι à la condition d’en remplir les obligations légales.

Xénophon mentionne en passant[37], avec la qualification de subalternes, une autre classe de disgraciés, qu’il range avec les Hilotes, les Néodamodes et les Périèques, parmi ceux qui souffraient impatiemment la domination de Sparte, et dont les sympathies étaient acquises d’avance à toute tentative ayant pour but de la renverser. Comme cette partie de la population ne saurait être confondue avec celles auxquelles Xénophon l’associe, il serait naturel d’y voir une classe intermédiaire, qui, salis posséder les privilèges de la bourgeoisie, n’aurait pas été cependant ravalée au dernier rang ; mais aucun document n’atteste l’existence de ces demi-citoyens qui, dans l’opinion de quelques critiques, pourraient être des Mothaques, des Néodamodes ou des étrangers naturalisés. Si cependant une telle chose avait existé, on ne s’expliquerait pas qu’il n’en restât aucune trace. Les Spartiates déchus pour l’insuffisance de leur fortune, ou faute d’accomplir les prescriptions de l’άγωγή, pouvaient bien sans doute être désignés sous le nom de ύπομείονες et nous n’avons rien à dire contre, si ce n’est que les hommes dans cette situation n’étaient pas assez nombreux au temps de Xénophon pour être cités comme un parti considérable. En admettant même que, malgré leur petit nombre, ils eussent pu acquérir de l’importance, je persiste à croire qu’il dut exister notamment dans les villes des Périèques une classe intermédiaire entre les Spartiates et les populations soumises. S’il est vrai, ainsi que je l’ai déduit de quelques témoignages, que les Doriens, à mesure qu’ils conquéraient le pays, envoyaient de Sparte chez les vaincus des colonies et des garnisons, il saute aux yeux que ces émigrants ne devaient pas être placés, au point de vue du gouvernement général, sur le même rang que les Spartiates qui n’avaient pas quitté l’enceinte de la ville, et qu’ils ne pouvaient non plus être confondus avec les populations soumises. Les prescriptions relatives aux repas en commun, à l’éducation et au régime général n’étaient réellement applicables qu’à Sparte. Dans les villes des Périèques, la discipline ressemblait, il est vrai, en beaucoup de points à celle de Sparte[38] ; elle n’était pas cependant identique ; nulle part on ne retrouvait l’association des όμΐοι[39]. L’intégrité des droits civiques, l’exercice des fonctions publiques, la présence aux assemblées et, le cas échéant, l’accès dans la γερουσία étaient le privilège exclusif des Spartiates résidant à Sparte. Les colons et leurs descendants en étaient nécessairement exclus, et ne pouvaient pas davantage être assimilés aux Périèques. Ils occupaient dans les villes de ces derniers une situation a part, possédaient des domaines plus étendus, exerçaient une influence prédominante sur les affaires communales, et sans cloute pouvaient resserrer par des mariages les liens qui les unissaient de longue date aux Spartiates. Peut-être même avaient-ils le droit d’assister aux assemblées générales de Sparte, ce qui, à vrai dire, était en raison des distances, un avantage peu appréciable[40]. Je répète que je me borne ici à émettre des conjectures sans pouvoir les appuyer sur aucun témoignage ; je crois du moins ne rien hasarder qui ne soit conforme à la vraisemblance.

 

 

 



[1] Thucydide, I, 10 ; Pausanias, 14, 16, § 6 ; VII, 20, § 4 ; Strabon VIII, p. 364.

[2] Ainsi s’explique comment le Limnæon est désigné tantôt comme un faubourg, προάστειον, tantôt comme un quartier de la ville, μέρος τής Σπάρτης (Strabon, p. 363 et 361), suivant que le nom de Sparte est pris dans un sens plus étroit ou plus étendu ; ce dernier cas est le plus fréquent.

[3] Lorsque Cléomène, se trouvant à Athènes, voulut entrer dans le sanctuaire de la Déesse, la prêtresse le lui défendit, sous prétexte qu’il n’était pas permis à un Dorien d’en franchir le seuil ; mais il répondit : Je ne suis pas Dorien, je suis Achéen (Hérodote, V, 72).

[4] Pindare, Isthm., VI, 12.

[5] Hérodote, IV, 147 ; Pausanias, IV, 3, § 3.

[6] Pausanias, IV, 7, § 3, et III, 5, § 6.

[7] Hérodote, VII, 434.

[8] Éphore, cité par Strabon (VIII, p. 364 et 366) : Aristote, Polit., II, 6, § 12. Malgré les mots ξένοι et έπήλυδες dont se sert Strabon, il est bien difficile d’admettre qu’il s’agisse d’étrangers venus du dehors, et non d’habitants étrangers à la race dorienne.

[9] Hérodote, IX, 35. Cependant d’après Platon (de Legib., I, p. 629 A), et Plutarque (Apophtep. Lacon., t. I, p. 284, éd. Didot), Tyrtée aurait été gratifié du droit de Cité.

[10] Voy. les notes de Haase sur Xénophon (de Republ. Lacedæm., p. 187). Les jeunes gens que l’on faisait ainsi élever à Sparte sont ceux que Xénophon appelle τρόφιμοι (Hellen., V, § 9.). Leur nombre n’était certainement pas considérable, et c’est une erreur de les confondre avec les Mothaques, ou de les considérer, ainsi que l’a fait Manso, comme formant une classe à part de citoyens. Si Xénophon les cite expressément parmi les compagnons d’Agésipolis, dans son expédition en Asie, cette mention s’explique par le fait que les propres fils de l’historien faisaient partie des τρόφιμοι (voy. Diogène Laërte, II, 54). Il n’y a donc pas lieu d’en conclure qu’ils fussent bien nombreux.

[11] La prétendue lettre d’Héraclite a été donnée par Boissonade dans son édition d’Eunape, p. 425 ; voy. aussi ce que dit Westermann dans un programme publié à Leipsig, 1857, p. 14. Le compilateur des Instituta laconica attribués à Plutarque s’exprime un peu plus sensément au § 12.

[12] Cf. O. Muller, Dorier, II, p. 75.

[13] Pausanias, II, 28, § 8. Pamphylos étant fils d’Egimios (Apollodore, II, 8, § 3 et 5), devait avoir beaucoup plus de cent ans lorsqu’il épousa Orsobia ; mais il est clair qu’il n’est présenté comme fils d’Egimios que parce que la race à laquelle il transmit son nom existait avant la migration des Héraclides. Son mariage avec Orsobia indique une relation entre cette race et celle à laquelle appartenait Déiphontes ; mais ce n’est pas ici le lieu d’exposer ces conjectures.

[14] Voy. Grote, Hist. Grecque, t. III, p. 285 de la trad. franç. et Urlichs, dans le Rhein. Museum, 1847, p. 216. Gœttling (Verm. Aufsætæ, I, p. 328) était d’avis d’effacer complètement l’indication numérique.

[15] Panathen., § 255. Metropoulos (Untersuch., p. 44) est convaincu que dans le passage d’Isocrate, il faut lire non pas δισχλίων mais δ' χιλίων, c.-à-d. τετράκις χιλίων.

[16] Aristote, Polit., II, 6, § 12.

[17] Plutarque, Lycurgue, 8. Ces nombres sont évidemment des nombres ronds qui ne peuvent être pris à la rigueur.

[18] Platon, de Legib., III, p. 684.

[19] Ce second partage est celui qui est attribué à Lycurgue ; ce n’était donc pas une innovation, mais le rétablissement d’un état de choses conforme au principe qui régissait l’État.

[20] O. Muller (Dorier, II, p. 41), et Hildebrand (Jahrb. fur nationalœcon., XII, p. 14), proposent à ce sujet des conjectures très hasardées ; voy. aussi Büchsenschütz, Besitz und Erwerb. im griech. Alterth., p. 48.

[21] Cela résulte des dispositions prises par Agis III et rapportées par Plutarque dans la Vie de ce prince (c. 8), dispositions qui n’avaient probablement d’autre but que de rétablir l’ancien ordre de choses. C’est aussi l’opinion de O. Muller (Dorier, II, p. 43).

[22] Héraclide de Pont, 2 ; Plutarque, Agis, c. 5, et Instit. Lacon., 22.

[23] Polybe, Experta Vaticana, XII, 6, p. 819, éd. Hultsch.

[24] Voy. Plutarque, Agis, c. 9, avec les notes de Schœmann sur ce passage, et Instit. Lacon., 41 et 42.

[25] Plutarque, Apopht. Lacon., s. v. Polydoros, 2 (t. I, p. 285, éd. Didot).

[26] Plutarque, Agis, 5.

[27] C’est ce qu’indique Aristote (Polit., II, 6, § 10).

[28] Voyez ce que dit Isocrate (Panathen., § 178) ; cf. Aristote, Polit., IV, 7, § 5.

[29] Xénophon, de Republ. Lacedæm., 10, 7 ; Isocrate, Areopag., 61.

[30] Aristote les appelle οί καλοί κάγαθοί (Polit., II, 6, § 15), οί γνώριμοι (ibid., V, 6, § 7).

[31] De Republ. Lacedæm., 10, § 7.

[32] Antipater ayant réclamé 50 enfants spartiates comme otages après la défaite infligée au roi Agis, voir la réponse de l’éphore, Etéocle (Plutarque, Apophtegm. Lacon., 51, t. I, p. 290, éd. Didot).

[33] Polit., II, 6, § 4.

[34] Plutarque le dit expressément (Agis, 15) probablement d’après Phylarque.

[35] Aristote (l. c.) déclare cette contribution peu démocratique ; il est vrai que de son temps, c’est-à-dire après la mort d’Epitadeuse, la misère avait considérablement augmenté.

[36] voy. Stobée, Florileg., tit. 40, 8 (t. II, p. 85, éd. Gaisford).

[37] Xénophon, Hellen., III, 3, § 6.

[38] Platon, de Legib., I, p. 637 B.

[39] Voy. Sosibius cité par Athénée, XV, p. 674, où les expressions οί άπό τής χώρας et οί έκ τής άγωγής παΐδες sont opposées l’une à l’autre. Polybe (XXV, 8) parle d’une δημοτική άγωγή, mais le récit où il en est question a trait à une époque très postérieure.

[40] Aristote, Polit., VI, 2, § 8.