ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÈCE HISTORIQUE — DEUXIÈME SECTION. — DOCUMENTS HISTORIQUES SUR LA CONSTITUTION DES ÉTATS PARTICULIERS.

CHAPITRE TREIZIÈME. — RÉACTIONS ET LUTTES.

 

 

On conçoit qu’un tel état de choses dut rencontrer de l’opposition chez ceux qui en souffraient, et c’était le cas de tous les citoyens qui, par leur fortune ou par un plus haut degré de culture, dépassaient la moyenne du peuple souverain. Sans compter les violences auxquelles ils étaient en butte, ils devaient considérer comme une injustice d’être placés au-dessous non pas même au niveau d’hommes auxquels ils se sentaient supérieurs. De là naquirent dans toutes les démocraties des factions qui, tout en respectant le principe même de l’État, s’en prenaient à la Constitution. Il n’est plus question nulle part de la noblesse de race et de ses prétentions traditionnelles. Les débris qui en subsistaient s’étaient confondus dans la minorité (οί όλίγοι, τό έλασσου) qui se composait des riches (οί εΐποροι, οί πλουσιώτεροι) et des honnêtes gens, des hommes comme il faut (οί καλοί κάγαθοί, οί έπιεικεΐς), ainsi qualifiés par opposition avec la foule (ό δήμος, τό πλήθος, οί πολλοί). On ne pouvait s’étonner que cette fraction désirât mettre fin aux abus du gouvernement populaire, et, comme elle ne pouvait rien isolément, qu’elle se réunît en clubs ou hétairies pour atteindre plus sûrement son but par une action collective. Ces associations se forment d’elles-mêmes dans les États où tous les citoyens s’intéressent aux affaires publiques et ont le droit d’y prendre part, c’est-à-dire partout où ils ne sont pas écartés par une police soupçonneuse. Elles remontaient en Grèce aussi loin que la liberté. Leurs tendances n’étaient pas toujours anti-démocratiques ; souvent même elles se proposaient, non d’attaquer la Constitution, mais simplement de soutenir leurs membres par tous les moyens possibles dans la recherche des emplois et dans les affaires judiciaires[1]. Leur attitude cependant devint plus hostile, et elles furent amenées à conspirer contre la Constitution par des circonstances analogues à celles que nous avons signalées dans les démocraties absolues, lorsque les excès eu vinrent à ce point que tous les scrupules furent étouffés. L’horreur d’un régime intolérable fut plus fort que le patriotisme. On n’eut pas honte d’appeler à son aide les étrangers ou les ennemis, et de leur sacrifier l’indépendance nationale. Il sembla préférable d’occuper la première place dans un État asservi que d’être opprimé par la multitude dans un. État libre ; mais les meneurs de la démocratie surveillaient attentivement les suspects et saisissaient toutes les occasions de les supprimer ou de les mettre hors d’état de nuire. Pour cela, ils s’efforçaient de croître en nombre, puisque le nombre était l’unique élément de leur puissance. Aussi, tandis que les démocraties tempérées faisaient valoir le droit de cité comme un honneur, et le réservaient aux seuls enfants du pays, il était prodigué dans les démocraties absolues, et c’était même là un de leurs caractères distinctifs. Ainsi les fils de citoyennes sont citoyens,, bien qu’issus de pères étrangers ; il en est de même pour les bâtards des citoyens[2]. Enfin les rangs de la bourgeoisie sont ouverts aux : étrangers domiciliés et aux affranchis.

Presque tous les États nous offrent le même spectacle d’une démocratie sans frein et d’une minorité réactionnaire, à partir de L’ère funeste qu’inaugura la guerre du Péloponnèse. Dans cette lutte qui partagea entre deux camps ennemis presque toute la race hellénique, les amis du gouvernement populaire devinrent par la force des choses les alliés des Athéniens, acceptés comme les principaux représentants du principe démocratique, tandis que les partisans de l’oligarchie furent rejetés du coté de Sparte, intéressée à entraver partout les progrès de la démocratie. Toutes les exceptions que l’on pourrait citer résultèrent de circonstances passagères et quelquefois de mobiles personnels. Ainsi, après la fin de la guerre, le roi de Sparte, Pausanias, soutint à Athènes le parti démocratique contre les partisans de l’oligarchie, protégés par Lysandre. Ce fut là même une des causes de sa condamnation[3]. Quelques exemples de ce genre ne sauraient infirmer la règle, et l’auteur du traité sur la Constitution d’Athènes, attribué à Xénophon, remarque que les Athéniens ont eu lieu : de se repentir toutes les fois qu’ils se sont laissé persuader de favoriser l’oligarchie[4]. La lutte des factions qui, durant la guerre, se ranimait à chaque revirement de la fortune, fit souvent osciller les États d’une Constitution à l’autre, et chaque fois la faction victorieuse s’efforça de réduire pour toujours ses adversaires à l’impuissance. L’esprit de parti étouffait les affections naturelles et ne laissait plus place au sens moral. Des massacres en masse, exécutés avec la plus horrible sauvagerie, étaient des événements ordinaires. Thucydide, après avoir raconté les atrocités à faire dresser les cheveux sur la tête que commirent les démocrates vainqueurs à Corcyre, dépeint la démoralisation qui fut l’effet de ces déchirements sous des couleurs telles qu’on ne peut plus retrouver dans une race d’hommes livrée à de semblables égarements aucun des principes d’ordre, de justice, de liberté, sur lesquels doivent reposer tous les gouvernements[5]. Les Spartiates restèrent les maîtres, et par suite fut écrasée dans tous les États la démocratie qui avait eu le dessus durant l’hégémonie d’Athènes. A la démocratie succéda un régime oligarchique dans le plus mauvais sens du mot. On établit des collèges composés généralement de dix membres, et pour cette raison nommés décadarchies, qui se recrutaient, non parmi les hommes les plus considérables, mais parmi les plus violents et les plus à la dévotion du vainqueur[6]. Mûs uniquement par l’intérêt de leur parti, sans autre appui qu’une garnison commandée par un harmoste envoyé de Sparte, ils ne reculèrent devant aucun excès. On peut citer comme un exemple de cette licence oligarchique ce que Théopompe raconte des violences commises à Rhodes par les puissants du jour[7]. Ils violèrent des femmes appartenant aux premières familles, souillèrent des enfants et des jeunes gens, et en vinrent à ce point de jouer aux dés des femmes libres, que le perdant s’engageait à livrer par la corruption ou par la force. L’état de choses établi par Lysandre ne pouvait durer ; cependant, malgré les limites dans lesquelles Agésilas avait circonscrit le désordre, l’oligarchie subsistait encore ; le peuple irrité saisit toutes les occasions de s’en affranchir. Lorsque Athènes eut réparé ses forces, la lutte des factions reprit avec acharnement. On peut juger la façon dont le peuple traitait ses ennemis, d’après les événements qui se passèrent à Corinthe : une troupe réunie sur la place et dans le théâtre s’abattit, à un signal donné, sur tous les suspects et les massacra au pied des autels, devant les images des dieux[8]. De même, la populace d’Argos mit à mort, sur la dénonciation des démagogues et sans autre forme de procès, non seulement les prévenus, mais tous ceux sur lesquels planaient des soupçons. Plus de, douze mille citoyens furent massacrés en masse, comme à Paris les victimes des Septembriseurs. Les instruments de mort furent des massues, d’où le bain de sang qui inonda la ville fut appelé Scytalisme[9].

Plus tard le peuple, frappé lui-même d’horreur, punit du dernier supplice les instigateurs de ces atrocités, après quoi le calme fut rétabli pour quelque temps. A ce tableau on peut opposer un passage d’Aristote qui nous éclaire sur les sentiments des oligarques[10] : ils juraient dans leurs hétairies d’être toujours les ennemis du peuple, et de lui faire le plus de mal possible. Le monument élevé à l’Athénien Critias par ses amis témoigne des mêmes dispositions. L’oligarchie était représentée une torche à la main, incendiant la démocratie ; on lisait cette inscription : En l’honneur des grands citoyens qui naguère dans Athènes ont réprimé pour un temps les folies furieuses de l’exécrable Démos[11]. Dans ce déchaînement des partis passant alternativement du triomphe à la défaite, les vaincus devaient s’estimer heureux d’échapper à la mort par la fuite ou par l’exil. Le nombre auquel s’élevèrent les déportations en masse est à peine croyable. Déjà Isagoras avait banni d’Athènes sept cents familles[12] ; après la guerre du Péloponnèse, Lysandre contraignit le peuple tout entier à évacuer l’île de Samos et à céder la place aux oligarques qu’il rappela de l’exil[13]. Quelques années plus tard, Isocrate gémit de ce qu’une seule ville a fourni plus d’exilés et de fugitifs que dans d’autres temps le Péloponnèse tout entier[14]. Les proscrits cherchaient à se rallier et à rentrer violemment dans leur patrie avec l’aide de secours étrangers, mais pour la plupart, l’unique moyen de salut était de s’enrôler sous la conduite de quelque condottiere et de se mettre à la solde d’un État forcé d’appeler des auxiliaires et en mesure de les payer. Les cités grecques étaient de plus en plus disposées à faire faire la guerre par des mercenaires ; il était bien plus facile en effet de recruter une armée nombreuse et aguerrie parmi des gens sans feu ni lieu que parmi des citoyens[15]. Ce qui ne s’était vu d’abord que par exception et dans des cas particuliers devint la règle. Les mercenaires ne prêtaient pas seulement leur concours à l’armée nationale ; ils étaient la principale force des États qui les payaient. Aussi arriva-t-il souvent que des chefs de parti habiles et résolus qui avaient su prendre de l’ascendant sur ces troupes, purent, avec leur appui, s’emparer de la souveraineté. Ainsi firent, à Corinthe, Timophane qui, peu de jours après, tombait sous les coups de son frère Timoléon, et à Sicyone, le démagogue Euphron qui, vers le même temps, s’empara de l’autorité pour en être renversé presque aussitôt[16]. Dans beaucoup d’autres contrées, on voit établis des usurpateurs sur lesquels l’histoire ne fournit aucun détail, mais dont la seule existence prouve que la démocratie poussée au bout de son principe, fut suivie, comme l’avait été l’oligarchie, d’une période de gouvernement tyrannique. Il y a toutefois une différence, c’est que ces tyrannies furent à leurs aînées ce qu’une épidémie pernicieuse est. à un état pathologique qui suit son cours régulier. Les premières étaient nées de besoins réels et avaient eu pour effet de renouveler les conditions de la vie politique ; celles qui suivirent, absolument stériles pour l’État, sortirent de la décadence et de la dissolution générale, et n’eurent d’autre résultat que de servir les passions intéressées des despotes et de leurs créatures. Peu d’entre eux réussirent à conserver le pouvoir auquel ils s’étaient élevés par la force, la ruse ou l’influence de leur étoile. En Sicile seulement Denys put, grâce au dévouement de ses soldats, à ses talents militaires, et à des mesures aussi habiles que peu scrupuleuses, rester le maître pendant trente-huit ans, et transmettre son pouvoir à son fils qui, dénué d’ailleurs des qualités paternelles, fut bientôt dépossédé. Après un court intervalle, le peuple, incapable de liberté, trouva dans Agathocle un nouveau tyran que plusieurs autres suivirent à peu de distance. En Grèce, aucune tyrannie n’atteignit une aussi longue durée. Celles qui s’élevèrent avec l’appui des étrangers persans ou macédoniens se maintinrent juste aussi longtemps que ces puissances le jugèrent utile à leurs intérêts ; mais il ne peut plus être question d’indépendance et de liberté, à l’exception du court intervalle durant lequel fleurirent les ligues achéenne et étolienne. Les États mêmes qui n’étaient pas directement soumis à des princes étrangers ne pouvaient se défendre de subir leur influence, jusqu’au moment où Rome entraîna la Grèce dans sa sphère d’action. Alors commença une période de repos qui, sans rendre la force vitale à des peuples épuisés, leur permit au moins de végéter sous un régime qui ne fut pas en général oppressif, et permit encore à quelques rejetons attardés de la souche hellénique de s’épanouir dans le domaine de la science et de l’art. Après ce tableau rapide de la Cité grecque, il reste à étudier de plus près les États que des renseignements plus nombreux nous mettent à même de reconstituer, au moins dans les phases principales de leur existence. Ces États sont Sparte, la Crète et Athènes, appartenant les deux premiers à la race dorienne, le dernier à la race ionienne, et reproduisant tous trois, sous la forme la plus saisissante, les caractères distinctifs que nous avons esquissés plus haut.

 

 

 



[1] Συνωμοσίαι έπί δίκαις καί άρχαΐς (Thucydide, VIII, 54).

[2] Aristote, Polit., III, 3, § 4, et VI, 2, § 9.

[3] Xénophon, Hellen., II, 4, § 29, et III, 5, § 25.

[4] Xénophon, de Republ. Athen., 3, § 11.

[5] Thucydide, III, 81 et IV, 47 et 48.

[6] Plutarque, Lysandre, 13.

[7] Athénée, X, p. 444 ; voy. aussi les Fragm. histor. de Muller, I, p. 300. Le récit de Théopompe se rapporte sans doute à un temps un peu postérieur, mais ce n’est pas une raison pour ne pas le citer ici.

[8] Xénophon, Hellen., IV, 4, § 2 et 3.

[9] Diodore, XV, 57 et 58.

[10] Aristote, Polit., V, 7, § 19.

[11] Voy. le Schol. d’Eschine, adv. Timarchum, § 39, p. 15 de l’édition de Zurich.

[12] Hérodote, V, 72.

[13] Xénophon, Hellen., II, 3, § 6 ; Plutarque, Lysandre, 14.

[14] Isocrate, Archid., 68.

[15] Isocrate, Epist. ad Philippum, 96.

[16] Plutarque, Timoléon, 4 ; Xénophon, Hellen., VII, I, § 4.46.