ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÈCE HISTORIQUE — DEUXIÈME SECTION. — DOCUMENTS HISTORIQUES SUR LA CONSTITUTION DES ÉTATS PARTICULIERS.

CHAPITRE DEUXIÈME. — ABOLITION DE LA ROYAUTÉ - CAUSES ET CONSÉQUENCES.

 

 

Les causes particulières qui, dans la métropole et dans la plupart des colonies, amenèrent le passage de la forme monarchique au gouvernement républicain, nous sont presque complètement inconnues. Les anciens historiens se bornent à dire d’une manière générale que la royauté avait peu à peu dégénéré en despotisme, que les rois, trop confiants dans leur pouvoir héréditaire, avaient ; à force de violences et d’injustices, ou par le spectacle d’une vie voluptueuse et déréglée, soulevé des mécontentements, puis des révoltes, qui avaient abouti à l’abolition de la royauté[1]. Sans doute les choses se passèrent souvent ainsi, mais non partout : il y avait d’autres causes qui, même sans la corruption du principe monarchique, devaient abréger la durée de la monarchie. C’est un caractère inhérent au peuple grec de souffrir difficilement des situations privilégiées, et de tendre à l’égalité des droits. Sans doute, cet effort ne se produisit pas aussi rapidement à toutes les époques et dans toutes les couches de la population. Les classes qui, par la naissance, la considération et l’autorité se rapprochaient le plus des familles régnantes, furent les premières à commencer les hostilités. Représentons-nous Mantique royauté, telle que nous l’avons retracée d’après Homère : la puissance est partagée entre les rois et les chefs des familles nobles qui souvent portent eux-mêmes le titre de rois. Le roi n’est que le premier entre ses pairs. Sa suprématie se borne à convoquer et à diriger les assemblées générales, à commander les armées, à présider aux sacrifices publics et à jouir d’un riche apanage. On comprend que le passage d’une semblable royauté à l’oligarchie ait pu s’opérer par une transition rapide. On s’était bien passé de roi à Ithaque, pendant plusieurs années ; on pouvait sans grands risques, dans les pays où la famille royale venait à s’éteindre, substituera la monarchie une magistrature temporaire, exercée par ceux qui avaient déjà partagé l’autorité royale. Les migrations des peuples, qui ne cessèrent en Grèce qu’à la conquête dorienne, fournirent aussi des occasions favorables d’en finir avec la royauté. Dans les États de fondation récente, où les nouveaux venus avaient à soutenir les droits de la conquête contre les populations asservies, les souverains étaient tenus de déployer une activité personnelle beaucoup plus grande que lorsque l’autorité royale, affermie parla tradition, s’exerçait paisiblement. Si le roi ne montrait pas une prudence et une habileté à la hauteur des circonstances, les plus habiles et les plus prudents parmi les grands qui l’entouraient jugeaient qu’il avait assez joui de sa puissance et de ses honneurs. Les partis avaient aussi beau jeu, lorsque les rois ne prenaient pas vis-à-vis des vaincus des mesures qui répondissent aux vœux et aux intérêts des vainqueurs. Les anciennes traditions relatives à la Messénie nous ont conservé les traces des divisions qui entraînèrent le meurtre du roi et la fuite de ses enfants, sans toutefois que la royauté ait été immédiatement abolie[2]. Les mêmes circonstances durent se produire dans les colonies et amener les mêmes conséquences. Il arriva aussi que dans les États oit des étrangers ne s’étaient pas établis par droit de conquête, niais avaient été accueillis comme des hôtes, le chef des nouveaux venus éclipsa le souverain indigène, et réussit à prendre sa place. C’est ainsi, dit-on, que dans l’Attique le Nélide Mélenthos détrôna Thymetès, de la race des Théséides[3]. La famille de l’usurpateur avait naturellement dans la nation des racines moins profondes que la dynastie nationale, et il devenait d’autant plus facile de restreindre son pouvoir ou de la mettre de côté.

Si l’on en croit les traditions, les anciens royaumes étaient généralement plus étendus que les États des temps postérieurs. Ce morcellement doit être considéré nomme une conséquence des changements introduits dans le régime politique. Chacune des grandes circonscriptions jadis régies par un souverain se présente à nous comme un ensemble de lieus fortifiés, dont l’un servait de demeure au souverain lui-même et les autres étaient occupés par les familles nobles, tandis que le bas peuple était répandu dans des métairies ou des hameaux ; ces lieus fortifiés sont ce qu’Homère appelle πόλεις et dont le Catalogue des vaisseaux énumère dans chaque contrée un certain nombre, sous des noms qui à la vérité désignent moins des villes que des districts[4]. Dans les petites localités seulement, comme Ithaque ou Symé où régnait Nireus, il pouvait n’y avoir qu’une seule πόλις. Les mots τειχιόεσσα, εύτείχεος rappellent les fortifications ; on aurait tort de croire que d’autres épithètes, telles que εύρυάγυια, εύρύχορος supposent l’existence de grandes villes. Mycènes, la brillante résidence d’Agamemnon, n’occupait elle-même qu’un très petit emplacement[5]. Quand il n’y eut plus de chef commun, le lien qui unissait les habitants de tous les liens fortifiés, de manière à en former un corps politique, se trouva rompu ; le palais du roi ne fut plus un point de, ralliement, et le pays se divisa en domaines distincts, dont chacun eut une pour centre. Ainsi ce mot en vint à désigner une ville indépendante, avec le territoire qui l’entourait, et les chefs de la noblesse, n’étant plus dominés par un roi et se sentant tous égaux, firent prévaloir le régime oligarchique. Cependant, pour assurer la sécurité et faciliter la centralisation, on éprouva le besoin d’agrandir la ville. Autour de la forteresse se groupa une partie de la population éparse dans la campagne, et une ville basse, le plus souvent entourée de murailles, se forma autour de la ville haute (άκρόπολις), car il n’est pas douteux que tous les forts fussent bâtis sur des hauteurs défendues par la nature. Les autres localités comprises dans le territoire de la ville, soit qu’elles se composassent de plaines ou de villages ouverts, soit qu’elles fussent elles-mêmes entourées de murs, et il y en avait certainement dans ce cas, étaient les membres du corps dont la ville était le centre et le cœur. On les appelait κώμαι ou δήμοι par opposition au mot πόλις. Indépendants pour tout ce qui concernait les affaires locales, les habitants des dômes étaient, lorsqu’il s’agissait d’intérêts communs, subordonnés aux autorités urbaines, et tenus de se rendre à la ville pour assister aux assemblées générales. En raison du lien qui rattachait la campagne à la ville, tous ceux qui faisaient partie de la Commune sans habiter la πόλις n’en portaient pas moins le nom de πολΐται, ou celui d’άστοί, là où la ville s’appelait άστυ.

Cette organisation politique s’étendit successivement dans les diverses parties de la Grèce, mais non d’une manière identique. C’est en Attique qu’elle fut introduite d’abord et le plus largement appliquée. Déjà sous le règne fabuleux de Thésée, Athènes était devenue la seule ville importante du pays, et les localités voisines formaient autant de dômes. C’est ce qui préserva l’unité politique des bouleversements auxquels aurait pu donner lieu la chute de la monarchie. En Béotie, au contraire, nous voyons à la place des deux anciennes souverainetés de Thèbes et d’Orchomène[6], un grand nombre de villes, probablement quatorze, qui composaient tout au plus une confédération d’États, non pas un État indivisible. Le Catalogue de l’Iliade nous présente les Crétois comme réunis tous sous l’autorité d’un Seul maître, et plus tard nous les retrouvons partagés en plusieurs États indépendants ; mais cette différence doit être attribuée beaucoup moins à l’abolition de la monarchie unique, en supposant que la Crète ait jamais en effet été constituée de cette manière, qu’à des causes particulières sur lesquelles nous reviendrons plus tard. La tradition veut que dans les temps reculés l’Achaïe ait été peuplée par des Doriens disséminés dans des villages, et que les villes aient été fondées plus tard par les Achéens, ce qui évidemment doit être interprété en ce sens que, sous la domination des Ioniens, les diverses localités au nombre de douze, dit-on, étaient de simples villages (κώμαι), reliés entre eux par une résidence royale qui pouvait bien être Héliké, et que lorsque les Achéens prirent possession du pays, les villages furent érigés en villes ne relevant que d’elles-mêmes, changement qui dut coïncider avec la chute de la royauté, mais dont nous ne pouvons fixer la date[7]. On en sait moins encore sur la manière dont furent morcelés d’autres États ; ce qui est certain c’est que, en plusieurs contrées, par exemple dans une grande partie de l’Arcadie, il ne se forma que beaucoup plus tard des villes dignes de ce nom. Lorsqu’il est question de κώμαι en Arcadie, il ne faut pas entendre par là des membres subordonnés d’un corps politique, rattachés à une capitale, mais des localités indépendantes les unes des autres, et sans point central, dont quelques-unes seulement se tenaient par le lien très laîche du voisinage[8]. Généralement les κώμαι étaient des lieux ouverts et dépourvus de fortifications ; c’est même là une des différences que l’on signale entre la κώμη et la πόλις mais il y a d’autres distinctions, et celle-là n’est pas constante. Il y a plutôt lieu de diviser les κώμαι en deux classes : ou bien elles sont des parties secondaires d’un corps politique, centralisé dans une capitale, ou bien, libres de tout lien, elles n’ont entre elles que les relations inévitables. Une seule exception. à cette alternative se présente à Sparte : cinq localités voisines et ouvertes, qui pour cette raison sont appelées κώμαι, étaient si étroitement unies qu’on les signalait comme composant une πόλις, par opposition au reste de la contrée.

 

 

 



[1] Polybe, VI, 4, § 8, et 7, § 6-9. Cf. Platon, les Lois, III, p. 690 D, et Aristote, Polit., V, 8, § 22.

[2] Pausanias, IV, 3, 5 3 ; Apollodore, II, 4, à 5 et 7 ; Strabon, VIII, p. 361.

[3] Et non pas Thymoctès ; voy. Bœckh, Corpus Inscr. gr., p. 229 et 904.

[4] Strabon, VIII, p. 336.

[5] Thucydide, I, 10.

[6] C’est ce que dit du moins le Catalogue des vaisseaux. (Iliade, II, 494-516) qui rattache Platée à la monarchie thébaine. Dans la légende d’Œdipe, il est question d’un roi de Platée, contemporain de ce prince ; voy. Pausanias, X, 5, § 2.

[7] Strabon, VIII, p. 386 ; Pausanias, VII, c. 1 et 7. — Il n’est pas admissible qu’il n’y ait eu en tout que douze localités dans l’Achaïe. Cette assertion doit s’entendre de douze localités relativement importantes, vis-à-vis desquelles les autres étaient dans le même rapport qu’elles-mêmes vis-à-vis du chef-lieu, siège de la monarchie.

[8] Voy. E. Kuhn, die griech. Komenverfassung als Moment der Entwicketung des Stædtewesens, dans le Neues Rhein. Museum, XV (1860), p. 1-38.