ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÈCE HISTORIQUE — PREMIÈRE SECTION. — CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA CITÉ GRECQUE.

CHAPITRE CINQUIÈME. — DE L’ÉDUCATION PUBLIQUE.

 

 

Plus loin, nous examinerons en détail, autant que les documents nous le permettront, par quelles dispositions, pour ainsi dire matérielles, on avait tenté d’établir la bourgeoisie sur une base solide ; nous nous bornons actuellement à constater d’une manière générale que l’on se préoccupait d’éviter le morcellement de la propriété, de conserver aux familles la possession de leur patrimoine, de combattre le paupérisme et de prévenir la surabondance de la population. D’après Aristote[1], un certain Phaléas, de Chalcédoine, avait soutenu cette thèse que les riches devaient donner des dots, en se mariant, et n’en pas recevoir, et les pauvres, au contraire, en recevoir et n’en pas donner. Aristote cite aussi les limites fixées par Platon aux fortunes, d’après lesquelles les plus grandes ne devaient pas dépasser le quintuple des plus petites, et lui-même ajoute cette remarque que, pour maintenir le niveau de la richesse, il conviendrait de fixer d’avance le nombre des enfants, de peur que les parts devinssent trop petites. C’est au point qu’il n’ose condamner l’avortement, pourvu que le fœtus n’ait donné encore aucun signe de vie[2]. L’exposition des enfants n’était pas légalement interdite. La pédérastie elle-même parait avoir été tolérée par plusieurs législateurs, comme une précaution contre l’accroissement de la population[3]. Pour un motif analogue, non pas seulement en raison du peu de cas que l’on faisait des femmes et de leurs droits comme épouses, on excusait partout les désordres commis par les hommes en dehors du mariage, le grand nombre des enfants légitimes n’étant pas jugé chose désirable. — Les conditions morales de nature à entretenir et à fortifier la situation de la bourgeoisie n’étaient pas non plus négligées dans les États grecs. Partout il existait des institutions rentrant dans ce que nous pouvons comprendre sous le terme général d’éducation publique. Il serait difficile néanmoins, de retrouver en Grèce quelque chose qui répondît exactement aux mesures adoptées chez les nations modernes pour l’enseignement de la jeunesse. Il n’y a pas de traces certaines d’écoles où l’on pût acquérir l’instruction élémentaire ou des connaissances plus élevées sous la direction et la surveillance de l’État[4]. On vivait plutôt sous le régime de la liberté de l’enseignement. Chaque citoyen pouvait ouvrir une école, s’il s’en croyait capable, et s’il inspirait confiance aux familles. Convaincu que personne ne voudrait laisser grandir ses enfants sans leur donner les notions indispensables, le législateur avait, en général jugé superflu d’employer la contrainte. Quelques dispositions cependant avaient été prises en ce sens ; mais c’est seulement chez les Athéniens que l’on en rencontre des vestiges reconnaissables ; nous y reviendrons plus tard, en traitant de la Constitution athénienne. Le développement du corps était dans toutes les contrées de la Grèce l’objet particulier de l’attention publique, et bien qu’il ne soit pas fait mention de maîtres de gymnastique nommés par l’État, il n’est pas douteux que chaque ville était dotée de gymnases construits souvent avec un grand luxe, dans lesquels les leçons se donnaient et se recevaient suivant l’âge et l’expérience acquise. Rien d’ailleurs n’était laissé au hasard, les choses se passaient suivant un ordre déterminé, sous la direction de surveillants officiels désignés par les noms de παιδονόμοι, γυμνασίαρχαι, σωφρονισταί, κοσμηταί. Les leçons étaient obligatoires en ce sens que, avant d’entrer dans la classe des soldats, tout le monde avait dû suivre un cours de gymnastique, comme préparation au service militaire[5].

On voit par ce qui précède que la part de l’État dans les institutions pédagogiques était peu de chose, en comparaison de l’influence que se sont réservée les gouvernements modernes. Il ne faudrait cependant pas en conclure que les Grecs fussent indifférents aux bienfaits de l’éducation ; c’est justement parce qu’ils les avaient fort à cœur qu’ils jugeaient superflu de prendre des mesures à cet effet, et d’exercer aucune contrainte pour décider les parents ou les enfants à profiter des moyens d’instruction qui leur étaient largement offerts. Il est à propos aussi de rappeler que la partie la plus nombreuse de la population, en vue de laquelle sont surtout établies, chez les nations modernes, les écoles et les prescriptions scolaires, ne se composait pas, en Grèce, de citoyens, mais d’esclaves que l’État ne se souciait pas de mettre sur le pied des citoyens. Les exercices gymnastiques étaient interdits aux esclaves par les lois[6]. On put, lorsqu’on en sentit la nécessité pour le commerce habituel de la vie, initier des esclaves choisis à la connaissance de la lecture, de l’écriture et à d’autres exercices du même genre ; c’était un moyen d’en tirer des services plus relevés. Quelques-uns même rie demeurèrent pas étrangers à la culture des lettres, des sciences et des arts, mais ils étaient bornés pour la plupart aux aptitudes qu’exige le travail des champs ou la pratique d’un métier. Leur instruction n’était qu’une affaire domestique, laissée à l’appréciation des maîtres, et dont l’intérêt seul décidait. Il en était de même pour l’ordre et la discipline qu’il convenait aux maîtres d’introduire dans la maison ; les lois mettaient entre leurs mains tous les moyens de coercition nécessaires. On peut juger par les Économiques d’Aristote ou de Théophraste des vues générales d’après lesquelles étaient traités les esclaves : il y est établi comme règle de n’avoir pas un grand nombre d’esclaves de la même nation, afin de prévenir les complots qu’il leur serait trop facile d’ourdir ; de ne point les aigrir par des défiances et des humiliations, sans cependant tomber dans un excès d’indulgence qui eût amené le relâchement de la discipline, de ne pas leur imposer un travail au-dessus de leurs forces, tout en évitant les dangers de l’oisiveté, d’entretenir par une nourriture substantielle la santé de ceux qu’on applique à des travaux matériels, et de reconnaître, à l’aide de procédés bienveillants, les services d’un ordre supérieur. On recommande en outre l’observation des fêtes : en même temps qu’elles apportent aux esclaves quelques moments de repos, elles établissent un certain lien entre tous ceux qui y prennent part. L’espoir de l’affranchissement est présenté aussi comme un moyen d’assurer la bonne conduite des esclaves, et nous savons qu’en effet les affranchissements étaient assez communs en Grèce. Toutefois les esclaves n’étaient pas par ce fait même admis de plein droit dans la bourgeoisie, comme cela se pratiquait à Rome. On eût craint d’y développer le prolétariat, dont les hommes d’État tenaient avant tout à prévenir l’accroissement.

En laissant de côté la classe des travailleurs serviles, qui doivent être considérés, non comme une partie intégrante de l’État, mais comme une fondation nécessaire, les citoyens ne manquaient ni de moyens ni d’occasions de développer leur force par des exercices gymnastiques et d’acquérir les connaissances nécessaires. Les ressources ne faisaient pas défaut non plus, sans qu’il fût besoin d’établissements spéciaux, à ceux qui recherchaient un plus haut degré de culture. Nous nous réservons d’exposer ce qui composait l’enseignement de l’enfance et de quelle manière il était donné, lorsque nous étudierons la Constitution d’Athènes, parce que c’est à elle que se réfèrent surtout les documents ; mais on peut admettre qu’il était partout le même dans ses parties essentielles. Rappelons aussi en passant que chez toutes les nations de la Grèce, la musique était regardée comme un puissant moyen de culture. On lui attribuait une influence morale dont s’étonneraient de nos jours les dilettantes les plus fervents ; aussi avait-on soin de déterminer les modes les mieux appropriés à l’éducation de la jeunesse[7]. Lorsque l’enseignement eut pris une forme méthodique, les rhéteurs et les sophistes ouvrirent un champ plus large aux esprits avides de savoir ; malheureusement leurs leçons n’étaient pas gratuites, et les riches seuls pouvaient en profiter. Ceux à qui elles étaient accessibles les suivaient avec d’autant plus de zèle, et ne se contentaient pas, comme on le fait aujourd’hui, de suivre des cours pendant quelques années, après quoi, tout entiers à leurs devoirs professionnels, ils oublient ce qu’ils ont appris. La jeunesse grecque étudiait longtemps et avec ardeur ; elle avait la conviction qu’avant d’entrer dans la vie publique, elle devait s’y préparer soigneusement et acquérir de bonne heure la maturité de l’esprit. C’était une inconvenance de se mêler avant le temps aux affaires. Aussi ne voyait-on guère de jeunes gens bien élevés sur la place ou dans les tribunaux. Niais dès qu’un jeune homme commençait à avoir rang de citoyen, le champ de l’activité s’ouvrait devant lui ; il devait se montrer digne d’obtenir une place dans une société qui avait l’honneur de se gouverner elle-même. Il pouvait et devait prendre part à la discussion des intérêts généraux, au maniement des affaires d’État, à l’administration de la justice. En témoignant de son dévouement à la chose publique et de sa soumission aux magistrats, il se révélait capable de devenir magistrat à son tour et s’assurait l’estime et les suffrages de ses concitoyens[8]. Tous cependant ne se consacraient pas à la vie civique, il y en avait beaucoup qui, par inclination ou par des considérations personnelles, se réservaient pour la gestion de leurs propres affaires, et donnaient à celles de l’État une moindre part de leur temps ; mais il était bien difficile de s’en abstenir tout à fait. Le mouvement dans lequel étaient entraînés les citoyens, la vie qui s’agitait autour d’eux, l’air même qu’ils respiraient, tout les avertissait à chaque instant qu’ils n’étaient rien par eux-mêmes, qu’ils ne pouvaient compter que comme membres du tout auquel ils appartenaient, et que la Cité avait mainmise sur eux, pour tout ce qu’elle réclamait, au nom de l’intérêt public.

Dans les États bien ordonnés, où prévalait le vrai principe aristocratique, la vie des particuliers, même étrangers à l’administration des affaires était placée sous la surveillance de magistrats spéciaux, et soumise à une discipline qui s’étendait fort au delà du temps consacré à l’éducation de la jeunesse. Les actions de nature à encourir l’animadversion générale, les infractions aux lois qui, sans blesser aucun intérêt particulier, mettaient à découvert les mauvais instincts des coupables, étaient censurées et punies. Si cette justice disciplinaire était, comme toutes les mesures de police, impuissante à faire naître le sens moral là où il n’existait pas, du moins, ‘exercée avec énergie et prudence, elle avait pour effet d’assurer la décence extérieure. Les anciens allaient plus loin ; ils exprimaient souvent la conviction que la vie publique rend la conscience plus sévère. L’État, dit Platon, élève bien les hommes s’il est ban ; il les élève mal s’il est mauvais ; et le Pythagoricien Xénophile, à qui un père demandait le moyen de tirer le meilleur parti de son fils, lui conseillait de le conduire dans un pays bien gouverné[9]. De là il semble résulter que les anciens attribuaient à l’État la mission qui, chez un grand nombre de nations modernes, est le privilège de l’Église, considérée comme l’antagoniste de l’État, et comme un antagoniste supérieur, en raison des intérêts qu’elle représente. Une telle rivalité ne pouvait venir à l’idée des anciens. Alors même qu’ils auraient connu quelque chose d’analogue à ce que nous appelons l’Église, ils n’y auraient vu qu’une atteinte à la dignité de l’État. Le culte et toutes les institutions qui pouvaient avoir un caractère ecclésiastique, faisaient corps avec la Cité, et ne formaient qu’une partie de l’assemblage, un membre de l’organisme. Au contraire, ce que le sens religieux des anciens considérait comme de fondation divine, comme la seule puissance capable de former l’homme à l’humanité, c’était l’ensemble de cet organisme, non telle ou telle partie de préférence à une autre. Nous reviendrons plus tard sur la question de savoir jusqu’à quel point le culte et tout ce qui avait trait à la religion pouvait influer heureusement sûr les mœurs ; peu de mots suffisent ici : la religion des Grecs n’était, dans son essence et par son origine, que l’adoration de la Nature. A ce titre, elle contenait, on ne saurait le nier, beaucoup d’éléments qui non seulement ne reposaient pas sur un principe moral, mais qui pouvaient et devaient même provoquer à l’immoralité. D’autre part, c’était chez les Grecs une croyance populaire que l’homme dépendait, dans toutes les circonstances de la vie, d’êtres plus puissants, dont l’autorité était en somme juste et tutélaire, inspirée par la sagesse et la vertu, bien que tous n’offrissent pas le même caractère d’élévation et ne répondissent pas à l’idée que l’on doit se faire de la sainteté divine. Les dieux étaient semblables aux hommes, c’est-à-dire imparfaits ; mais à différents degrés ils étaient divins. S’ils n’agissaient pas toujours d’après des mobiles conformes à leur nature, c’était une exception à la règle, un désordre accidentel. Les esprits forts eux-mêmes- étaient convaincus que les rapports des dieux avec les mortels étaient d’accord avec les préceptes de la sagesse, de la justice, de la bonté, et que l’on ne pouvait compter sur leur protection qu’en s’adressant à eux avec les sentiments d’une âme pieuse, et en suivant soi-même les principes de moralité et d’équité qu’ils avaient annoncés aux hommes et gravés dans tous les cœurs. Il n’est pas moins vrai de dire que ces croyances n’étaient entretenues par aucun enseignement officiel. Il n’existait que des coutumes qui, n’étant pas toutes fondées sur des idées morales, n’étaient pas propres à les faire naître. Chacun pouvait aller demander des instructions sur les dieux, comme sur tout autre sujet, à ceux qui lui paraissaient en état de les lui donner, c’est-à-dire surtout aux poètes ou à leurs interprètes et en général à tous les professeurs de sagesse. Assurément il y en avait dans le nombre qui, animés de sentiments pieux, s’attachaient à élever les croyances de leurs auditeurs et à leur inspirer le respect de la divinité ; mais on ne peut méconnaître que d’autres agissaient en sens contraire, et que finalement les efforts des esprits religieux devaient échouer devant la tâche ingrate d’arrêter la décadence morale du paganisme.

 

 

 



[1] Aristote, Polit., II, III, § 5 et suiv. ; IV, § 1 et suiv.

[2] Polit., VII, XVI, § 10 ; un passage de Stobée (Florileg., tit. LXXIV, 6, et LXXV, 15) prouve cependant que ce n’était pas l’opinion universelle. Voy. aussi Meier et Scheemann, das attische Process, p. 310, et C. Fr. Hermann, Privatalterthümer, § II, 5.

[3] Polit., II, VIII, § 5.

[4] Ce que dit Diodore (XII, 12) sur les lois de Charondas et les dispositions relatives à l’éducation est apocryphe.

[5] Voy. par ex. Pausanias, VII, 27 § 3.

[6] Æschine, Disc. contre Timarque, 138 ; Plutarque, Solon, 1 ; cf. Hermann dans ses notes sur le Chariklès de Becker, t. II, p. 187. Pline (Hist. Natur., XXXV, 10) dit à propos des arts du dessin : Interdictum ne servi docerentur.

[7] Voy. A. Beger, die Würde der Musik im. griech. Alterthum, Dresden, 1839.

[8] Nam et qui bene imperat paruerit aliquando necesse est, et qui modeste paret videtur qui aliquando imperet dignus esse. (Cicéron, De Legib., III, 2 et 5, d’après Aristote, Polit., VII, 13, § 4.) Cf. Solon, cité par Stobée (Florileg., tit. XLVI, 22, p. 303).

[9] Diogène Laërte, VIII, 16.