L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Troisième partie

CHAPITRE VIII

 

 

Théodora, dernier et énergique rejeton de la maison macédonienne, la vieille Porphyrogénète, était donc une fois de plus basilissa unique et incontestée des Romains. Jusqu’ici elle avait été impératrice dans une situation effacée, toujours au second rang, reléguée à l’arrière plan derrière sa soeur Zoé, puis derrière le mari de celle-ci, Constantin Monomaque. Maintenant, arrivée à l’extrême limite de la vie, elle régnait seule et sans partage. L’empire romain, suivant l’expression de Psellos, était de nouveau « féminisé ». Elle seule, cette vieille fille courbée sous le poids des ans, cette vierge septuagénaire, représentait la « légitimité », tout ce qui subsistait de cette glorieuse maison de Macédoine, qui depuis tantôt deux siècles présidait aux destinées de l’Empire d’Orient. Et tel était dans la foule le prestige infini du principe d’hérédité que jamais règne ne fut plus acclamé de tous, plus populaire, il devait être infiniment court, hélas!

« Il n’est pas indifférent, dit M. Bréhier, de noter que Théodora avait d’excellents rapports avec le patriarche Michel Kéroularios: c’est Psellos qui l’affirme dans son histoire. « Avant l’époque de son arrivée au pouvoir, dit-il, elle lui témoignait beaucoup de familiarité et de vénération ». Bien qu’aucun texte ne témoigne de la part que prit le patriarche à son avènement, nous pouvons certainement croire que tous ses vœux étaient pour elle et qu’il fut au moins moralement l’allié des conseillers qui la firent proclamer impératrice avant même que l’empereur moribond eut rendu le dernier soupir.

En cette circonstance, d’ailleurs, la conduite de Michel Kéroularios fut très politique et chez un peuple ami des manifestations extérieures elle ne dut pas peu contribuer à augmenter le prestige qui s’attachait à son nom. « Bien qu’il eut beaucoup de raisons de garder rancune à l’empereur défunt », dit Psellos, « il se rendit auprès de son cadavre sans même en avoir été prié. Il s’avança vers lui avec respect, comme s’il eût été assis sur son trône, lui prit les mains, les porta à ses lèvres et répandit d’abondantes larmes en faisant presque son éloge dans la mesure du possible. » Il lui fit ensuite de magnifiques funérailles et donna ainsi une leçon aux flatteurs de la nouvelle basilissa qui, dans l’espoir de lui être agréables, avaient pour ainsi dire déserté le cadavre du malheureux Constantin IX, sans se soucier de ce qu’il deviendrait. Cet acte était bien conforme au passé tout entier de Michel Kéroularios. Il montrait ainsi qu’il n’était pas le serviteur, mais le protecteur du nouveau pouvoir et, comme naguère en d’autres circonstances, il affectait de prendre la défense des vaincus.

Le règne de Théodora ne dura que dix-huit mois. Tout semblait favoriser l’accomplissement des desseins de Michel Kéroularios, puisque le pouvoir appartenait à une femme sur l’esprit de laquelle il avait su prendre un certain empire. Il fit donc une première tentative pour diriger son gouvernement, mais elle ne réussit pas et il trouva des adversaires plus forts que lui. Ce n’était pas, en effet, des conseils que Michel Kéroularios entendait porter à sa souveraine, mais bien plutôt des ordres. Il voulut, dit Psellos, lui faire la loi. Théodora sembla d’abord accueillir avec respect toutes ses observations; mais bientôt elle lui opposa de la résistance, puis finit par l’éloigner d’elle. Une phrase de Psellos nous renseigne sur la cause de ce brusque changement. Michel Kéroularios était d’avis que Théodora ne devait pas garder le pouvoir pour elle seule, mais, comme sa soeur Zoé, choisir un époux à qui elle aurait confié la couronne impériale. Que devait être ce futur empereur? Sans doute une créature du patriarche et c’est ce qui explique la répugnance que montra la basilissa pour ce projet. Très active malgré son âge, elle supportait sans se plaindre toutes les charges du pouvoir, s’occupait d’ambassades, de justice, de lois, et prenait elle-même toutes les décisions importantes. De plus l’avènement d’un nouveau basileus était contraire à l’intérêt de l’entourage des eunuques qui l’avaient portée au pouvoir Il leur était facile de gouverner sous son nom, tandis qu’un prince-époux aurait renvoyé Théodora et ses conseillers dans le Gynécée, comme Constantin IX l’avait fait naguère lorsqu’il avait épousé l’impératrice Zoé.

« La direction du gouvernement échappa donc à Michel Kéroularios et Théodora put sans contrainte distribuer à ses eunuques et à ses favoris les grandes charges et les grands commandements militaires de l’Empire. D’excellents généraux comme les Bryenne et les Comnène furent, nous l’allons voir, envoyés en disgrâce et remplacés par les Manuel et les Nicétas. Non seulement les eunuques se maintinrent au pouvoir, mais ils tentèrent même de se venger de Michel Kéroularios qui avait eu un instant l’idée de les supplanter. Son influence occulte qui régnait toujours à côté de la leur les effrayait. Elle rendait le gouvernement difficile et compliqué, car aucune pensée commune n’y présidait. Les conseillers de Théodora essayèrent donc de porter remède à ce désordre en se débarrassant du patriarche qui les gênait. Psellos affirme dans son histoire que si l’impératrice avait eu l’espoir de vivre plus longtemps, elle aurait cherché à déposer Michel Kéroularios. Cette idée dut venir à ses conseillers, et ce n’est pas là une simple hypothèse, car elle reçut un commencement d’exécution. Si on ne put attaquer en face le puissant patriarche, on essaya du moins de le flétrir indirectement.

Michel Kéroularios avait toujours eu un goût prononcé pour les rêveries mystiques et les sciences occultes. Il avait de fréquents entretiens avec des thaumaturges de toute sorte et il accueillir notamment dans son palais patriarcal deux moines de Chios, Jean et Nicétas, qui lui amenèrent une voyante. Dosithée était son nom; sous l’influence de l’inspiration elle était en proie à de véritables attaques d’hystérie. Comme jadis la sibylle de Delphes elle prononçait des mots entrecoupés que les moines recueillaient précieusement comme des oracles. En présence du patriarche et de tout son entourage, elle donna une sorte de séance qui convainquit tous ses auditeurs de la vérité de sa mission. Dès lors la protection de Michel Kéroularios fut assurée à ces trois personnes. Les ennemis du patriarche exploitèrent aussitôt contre lui cette bizarre attitude. Ils n’osèrent s’en prendre à lui mais bien à ses acolytes qui furent jugés et condamnés à l’exil. Du même coup un soupçon d’hérésie fut jeté sur l’orthodoxie si jalouse de Kéroularios, blessure légère pour le moment, mais dont ses adversaires devaient profiter plus tard!

Quand le pouvoir, à la mort de Constantin Monomaque, revint une fois de plus à la fille des basileis, presque tous avec le patriarche s’étaient crus assurés qu’elle allait, malgré son grand âge, donner à l’Empire un bras viril pour le gouverner, en un mot qu’elle allait prendre époux. Mais trop d’exemples, les infortunes de sa soeur en particulier, avaient démontré à la vieille princesse quel était, dans de pareils cas, l’abîme de l’ingratitude humaine. Elle assuma donc hardiment la plénitude du pouvoir sans partage, et ses conseillers depuis longtemps rompus à l’administration de ce grand empire l’encouragèrent fortement dans ce sens. « On vit, poursuit Psellos, cette princesse si âgée rendant d’une voix grave du haut du trône des arrêts et des sentences, envoyant des ambassadeurs aux souverains étrangers, exerçant en un mot toutes les fonctions du pouvoir suprême.

Le premier soin de la basilissa en ressaisissant le pouvoir qui venait d’échapper aux mains de Constantin Monomaque mourant, avait été, cela va de soi, de punir les auteurs du complot qui avait failli la remplacer sur le trône par le « protevin » Nicéphore. J’ai dit quel avait été le sort de celui-ci. Le logothète Jean, le protonotaire Constantin, le porteur de l’encrier impérial Basile et tous leurs complices plus obscurs furent envoyés dans un lointain exil. Leurs biens furent confisqués au profit de la couronne. En même temps Théodora récompensait par une foule de marques de sa munificence le zèle de tous ceux de ses partisans qui étaient demeurés attachés au moment où son étoile pâlissait. Fidèle à de séculaires coutumes de Gynécée, elle donna à ses eunuques favoris qui l’avaient portée au pouvoir tous les grands commandements de l’Empire. Sur la lointaine frontière orientale grossissait un péril menaçant. Monomaque avait transporté en Asie tous les contingents dits macédoniens, autrement dits européens, c’est-à-dire tous les régiments tirés des thèmes de Macédoine et de Thrace, presque toutes les troupes d’Europe en un mot, et leur avait laissé leurs chefs également macédoniens. On se racontait parmi la foule qu’il avait agi de telle manière parce qu’une prophétie disait que les Turcs Seldjoukides si redoutés, devenus dès maintenant l’unique effroi de l’Empire, seraient un jour anéantis par un chef originaire de Macédoine comme jadis les Perses l’avaient été par Alexandre! Les véritables mobiles de cette mesure étaient naturellement tout autres et on peut facilement les deviner.

Un de ces grands chefs originaires de « Macédoine », c’est-à-dire d’Europe, était Nicéphore Bryennios que nous appelons en français « Bryenne ». Celui-ci n’eut pas plus tôt appris au fond de sa province la mort de Monomaque que réunissant tout son corps d’armée et quittant précipitamment ses cantonnements d’Asie il marcha sur la capitale. On ne nous dit pas dans quel thème d’Anatolie il avait son commandement. M. Maedler[1] pense avec quelque raison que ce devait être dans le grand thème des Optimates dont les frontières étaient formées au nord par la mer Noire, au nord-ouest par le Bosphore et la mer de Marmara, ou bien encore dans le non moins grand thème des sans Terre situé au sud du premier. Quoi qu’il en soit, Nicéphore Bryennios se mit en marche sur l’heure. Il était impatient de jeter son glaive dans la balance pour la lutte qui se préparait pour le pouvoir suprême. Il tenait du reste fort à tort pour quantité négligeable la vieille impératrice Théodora. Malheureusement pour lui il s’était montré trop pressé et ses calculs ambitieux furent promptement déjoués. Comme il venait de parvenir avec ses troupes jusqu’à Chrysopolis en face de la capitale sur la rive sud du Bosphore, d’où si souvent depuis des siècles d’autres prétendants d’Asie avaient contemplé l’admirable panorama de la cité reine, il apprit là avec stupeur que Théodora avait déjà pris d’une main ferme le pouvoir, et qu’il était trop tard pour s’emparer du trône. Nous ignorons les détails. Probablement ses troupes demeurées encore fidèles au sentiment dynastique refusèrent de le soutenir. Bref, comme il était venu si loin de son propos délibéré sans avoir demandé l’autorisation de la basilissa, il fut considéré comme rebelle. Par les ordres de la basilissa, il fut saisi, dépouillé de toutes ses charges et jeté en prison. Tous ses biens furent confisqués. Un peu plus tard on le tira du cachot pour l’exiler plus loin encore, nous ne savons où. Ses troupes reçurent l’ordre de regagner leurs cantonnements accoutumés.

Tout cela est, hélas, bien obscur. Nous avons si peu de détails! Nous ne saurions même affirmer précisément si Bryennios était accouru en partisan ou en adversaire de la vieille souveraine. Le châtiment si sévère qu’il reçut d’elle militerait en faveur de la seconde hypothèse. Par contre, le fait que Michel Stratiotikos lui rendit plus tard son commandement serait en faveur de la première. Certainement dès ce moment il avait tenté, par la pression qu’il avait espéré exercer sur les événements, de restituer à l’armée dans l’organisme de l’État la situation prépondérante dont elle se trouvait exclue depuis tant d’années déjà mais pour laquelle elle se croyait des droits imprescriptibles.

L’esprit antimilitariste, l’esprit bureaucratique avaient pris sur les basileis précédents, la plupart d’âme pacifique, mesquine, parfois lâche, une influence néfaste Pour laquelle tous dans l’armée depuis le plus haut officier jusqu’au dernier soldat n’avaient que mépris et colère. On ne mettait plus de grandes armées en campagne que dans les circonstances critiques d’absolue nécessité. Surtout sous le règne de Monomaque, c’était devenu, nous le savons si bien par Psellos, un principe trop constant de combattre les agressions des nations barbares ennemies non plus parles armes, mais par des négociations déshonorantes, par de louches subsides, parfois même par de honteux tributs en argent. De même, il n’entrait nullement dans les intérêts des gouvernants de fournir aux généraux, dont l’ambition ardente pouvait leur devenir si périlleuse, un champ d’activité trop considérable. Et la prudence jointe à la défiance et aussi à la peur exerçaient une action si puissante sur les gens au pouvoir que bien des officiers de nom illustre ayant rendu des services signalés, par le seul fait qu’ils avaient conquis de la sorte une position trop en vue, se voyaient exposés à mille injustices, à mille avanies, dépouillés de leurs titres et de leurs dignités, de leurs biens aussi, parfois livrés au supplice de l’aveuglement même mis à mort.

Sous le court règne de Théodora, il n’y eut aucune modification à cet état de choses. Bien plus la basilissa mit toute son énergie à défendre son indépendance contre les empiètements possibles du parti militaire et se montra sans pitié pour tous ceux qui cherchèrent à opposer leur volonté à la sienne. Le premier exemple avait été fourni par Nicéphore Bryennios. Ce fut ensuite le tour du magistrat Isaac Comnène, cet autre plus illustre chef de l’armée d’Asie. Celui-ci fut, par ordre de l’impératrice, dépossédé de son commandement de domestique suprême des Scholes d’Anatolie, c’est-à-dire de toutes les forces orientales en Asie. Il fut, ô honte, remplacé dans ce poste alors si important à cause de la lutte presque constante contre les Turcs, par l’eunuque Théodore, un de ces plus anciens serviteurs de la nouvelle basilissa qui avaient tant contribué à lui donner le pouvoir. L’armée entière subit vivement le contrecoup de l’injure qui était ainsi faite à ces deux chefs de premier ordre. Un complot fut certainement ourdi dès ce moment entre les principaux chefs militaires pour tenter à la première occasion favorable de remplacer sur le trône la vieille impératrice par un d’entre eux, mais l’exécution de ce plan fut provisoirement remise à plus tard, ou bien parce que les forces du parti adverse semblaient encore trop considérables et que tous les hauts commandements avaient été confiés par Théodora à des hommes auxquels elle pouvait se fier en toute sécurité, ou bien plutôt parce qu’on pouvait dès maintenant escompter comme très prochaine la mort de cette très vieille souveraine en la personne de laquelle le peuple honorait encore passionnément l’ultime rejeton d’un si glorieux passé, mais dont la disparition ferait fatalement éclater aussitôt le conflit désespéré pour la succession à l’Empire.

Dans de telles circonstances, on ne peut s’étonner que Théodora se soit vue contrainte à préférer un état de paix assez honteux à n’importe quelle opération militaire heureuse. Elle ne put durant son court règne que prolonger le système peu honorable inauguré par son prédécesseur Monomaque et s’efforcer de protéger à force d’or et de belles promesses et non plus par les armes les frontières de l’Empire contre les agressions des nations voisines. Elle fut en ceci fort aidée par cette chance qu’elle eut de n’être attaquée durant son règne si court par aucun prince barbare puissant ou audacieux, comme ceux qui si souvent, sous les règnes précédents, avaient fait trembler d’effroi ses prédécesseurs dans le Palais Sacré. Nous savons seulement qu’elle acheta au prix d’un tribut la paix avec le sultan de Bagdad. C’était déjà assez honteux comme cela.[2]

Théodora, la vieille fille dont toute la vie s’était passée dans la retraite, posa donc le diadème sur sa tête avec la résolution bien arrêtée de persister dans le célibat, de ne se donner aucun maître par le mariage, de réduire avant tout au silence l’élément militaire, de gouverner seule par elle-même son immense empire. C’était certainement un caractère bien trempé que celui de cette vieille princesse, héritière de grands empereurs, héritière surtout, semble-t-il, de toute la vigueur de son oncle le grand Basile, un caractère qu’il serait intéressant de pouvoir connaître et étudier quelque peu davantage. Dans sa longue existence, elle avait eu l’occasion de bien connaître la nature humaine. Par ses infortunes et celles de sa sœur Zoé, elle avait été confirmée dans cette certitude que les plus grands bienfaits sont précisément ceux qui sont payés de la plus noire ingratitude. Son entourage particulier l’encourageait dans sa résolution, mais la grande majorité de ses sujets eut préféré le contraire.

Trop sage et trop modeste à la fois pour se confier uniquement en ses propres aptitudes, trop fine également pour ne pas mesurer quel tort son incapacité administrative pourrait causer aux choses de l’État, elle s’adressa, pour qu’ils la suppléassent, à des hommes sur les talents et l’honnêteté desquels elle savait pouvoir compter. Elle fit de ses vieux serviteurs de tant d’années les principaux fonctionnaires de son administration. Nicétas fut logothète de la Course. Manuel fut drongaire de la Veille. Les capacités administratives du protosyncelle Léon Paraspondylos,[3] l’ancien ministre du basileus Michel IV, valurent à ce personnage d’ordre ecclésiastique le poste de premier ministre, on dirait aujourd’hui de président du conseil. Théodora avait longuement hésité pour ce poste si important. Pour bien des raisons, elle répugnait à y nommer quelqu’un de son entourage immédiat. Elle avait vainement cherché à faire un choix parmi les personnages sénatoriaux. Elle avait songé d’abord à Constantin Likhoudès qui avait servi Constantin Monomaque avec tant de dévouement et tant de succès, mais elle échoua dans ses démarches auprès de lui. Quant à Michel Psellos, notre précieux chroniqueur, si la pensée de la vieille basilissa s’arrêta un moment sur lui, ainsi qu’il le raconte avec complaisance, ce ne dut être que bien en passant.[4] Léon Paraspondylos, sur lequel son choix se fixa définitivement, avait eu toute la confiance du Paphlagonien, mais il avait été tenu dans l’éloignement par Monomaque. Il n’avait pas pardonné à ce basileus cette disgrâce ni durant sa vie, ni même après sa mort. Sous beaucoup de rapports, ce fut un choix fort heureux. Léon Paraspondylos avait la compréhension rapide, une grande fermeté de caractère alliée à un sentiment inébranlable de ce qui était juste et droit et à une insoupçonnable intégrité. Il conduisait les affaires avec calme, sang-froid, habileté, et ne souffrait que personne se permît d’intervenir, il exigeait de ses subordonnés l’obéissance absolue, l’ordre et la modération. C’était un homme d’action et nullement un discoureur. Il était modeste et savait écouter. Ignorant de toute préoccupation avaricieuse, il savait être magnifique à l’occasion. Tant d’avantages se trouvaient bien rarement réunis en une seule personne à Byzance à cette époque. Le nouveau premier ministre faisait preuve d’autre part de qualités qui, aux yeux d’un Psellos, devaient le faire considérer comme totalement impropre à être un homme d’État ou même un simple politicien. Si, chez lui, en société, comme à table, il savait être causeur charmant, affable et gai, tout autre il se montrait dans l’exercice officiel de ses fonctions. Comme alors il ne parlait que peu ou par phrases abruptes et très courtes, il exigeait aussi de ceux qui avaient affaire à lui qu’ils s’exprimassent avec brièveté et précision. Tout ce qui était convention lui faisait horreur. Sa dureté et sa rudesse, sa gravité ennuyeuse et sa parcimonie éloignaient de lui et le faisaient mal juger. Il était vraiment un bureaucrate dans l’expression la plus sévère et la plus rigide du mot.[5] Ce manque de souplesse, cette rudesse voulue, le rendirent vite impopulaire malgré ses grandes qualités.

Assistée par cet excellent conseiller, la vieille impératrice remplit ses devoirs de souveraine avec décision et une énergie toute virile. Elle eut une grave et redoutable détermination dès le début de son règne. Comme jadis à Rome, il était devenu depuis des temps immémoriaux la coutume à Byzance, à chaque aurore de règne, que le nouveau souverain, comme don de joyeux avènement et pour s’attirer la faveur populaire, procédât au Palais et dans l’armée à d’abondantes distributions de titres et de dignités et flattât en même temps le lion populaire par toutes sortes de largesses et de congiaires. Théodora refusa sagement d’imiter ces errements, arguant qu’il ne s’agissait point là d’un règne véritablement nouveau mais bien d’un simple renouvellement de pouvoirs de l’héritière légitime. On ne pouvait à cette occasion exiger d’elle les largesses qui pouvaient avoir une raison d’être lors par exemple de la transmission du pouvoir d’un prince ou d’une dynastie à une autre. Cette théorie de la vieille souveraine étonna quelque peu, mais généralement on lui donna raison, même parmi ceux avaient médit d’elle au début et les choses se calmèrent petit à petit.

Très hostile à toute innovation à grand tapage, comme cela était naturel à son âge si avancé, Théodora avait résolu de suivre les voies de son prédécesseur, bien que dans l’intimité elle se répandit en plaintes amères sur les mauvais traitements qu’elle avait eu à subir de lui. Peu à peu cependant, elle se vit contrainte, surtout par l’influence de son premier ministre Léon de suivre d’autres errements. Grâce à l’humeur si changeante des masses populaires, à l’indiscipline et à l’avidité de l’aristocratie, à la cupidité et à la soif de pouvoir du clergé, ce n’était point une chose facile de gouverner les descendants plus ou moins dégénérés des Romains. Douceur ou faiblesse eussent été ici totalement hors de saison. Théodora ne fut pas longue à le reconnaître; aussi fit-elle violence à sa nature, s’efforçant de paraître dure et sans pitié. Alors qu’auparavant elle avait attiré à sa cour des personnages dont elle prisait les services et l’intelligence et réclamé leurs conseils et leur appui, plus tard il fut beaucoup plus malaisé de pénétrer jusqu’à elle. Petit à petit, l’isolement se fit complet autour d’elle.

La faute en fut surtout au patriarche Michel Kéroularios. Cet impérieux prince de l’Église avait, nous l’avons vu, joué un grand rôle à la mort de Monomaque et s’était à ce moment déclaré pour Théodora. Il attendait d’elle en échange son aide toute-puissante pour l’exécution de ses projets ambitieux. Délivré à partir de l’année 1051 des chaînes de la papauté, il s’était donné pour premier but d’abord de rendre l’Église entièrement indépendante de l’État et puis de placer l’État sous le joug de l’Église. En sa qualité de croyante fervente et de fidèle servante de cette même Église, la vieille souveraine entoura de suite le patriarche d’un pieux respect et d’une déférence presque craintive, obéissant à ses instructions avec sa bonne volonté intelligente et docile. Mais quand Michel Kéroularios, levant le masque, voulut, méprisant d’instinct toute autorité féminine, cesser d’être son conseiller pour devenir uniquement son maître, elle se défendit énergiquement. L’État, ayant été appelé à administrer en place du patriarche les biens très riches et très importants de Sainte-Sophie, avait à cet effet obtenu le droit de désigner le curateur des dits biens et le gardien des vases saints.

Très probablement c’est Michel Kéroularios lui-même qui avait dû souscrire à ces exigences pour pouvoir obtenir de monter sur le trône patriarcal. Il n’est pas possible de douter qu’il voulut obtenir ensuite d’être remis par l’État en possession de ce privilège. Sa demande ayant été repoussée, il refusa d’accepter cet échec, se rapprocha délibérément des chefs militaires déjà tout disposés à se soulever, chercha à amener par tous les moyens la chute de Théodora et déclara à maintes reprises que le bien de l’État réclamait à la tête  de celui-ci non le faible bras d’une femme, mais une direction vraiment virile. Ainsi fut consommée la complète rupture entre le patriarche et la basilissa. Alors Théodora, elle aussi, mit de côté toute espèce de ménagement. Elle nomma de son chef aux offices ecclésiastiques et la lutte eut éclaté violente entre elle et le fougueux prélat si sa mort à elle ne fut à cet instant brusquement survenue.

Au moment où elle avait commencé à régner seule, elle était encore malgré son grand âge pleine d’une robuste vigueur. Sa taille, bien que si élevée, était demeurée droite. Son esprit avait conservé toute sa vivacité, sa conversation tout son entrain, toute sa précision juvéniles. On s’accordait à lui prédire de longues années encore, ce qui la flattait doucement, car la mort lui faisait horreur. La secte fallacieuse, remuante et vaticinante des Nazaréens ou Palamites, en particulier, lui avait prophétisé une vieillesse bien au delà des bornes ordinaires de la vie humaine. Aussi ne pouvait-elle se décider à se préoccuper de l’avenir. Tout naturellement aussi ses conseillers évitaient d’attirer son attention de ce côté. Sur ces entrefaites, elle tomba subitement fort malade d’une obstruction intestinale que les chroniqueurs désignent sous le nom d’« ileus » ou de « miserere » et qui pourrait bien n’avoir été qu’une forme de l’appendicite devenue si commune de nos jours. Presque aussitôt elle sembla perdue, à la veille d’expirer. Naturellement ses fidèles eunuques et ses ministres, le syncelle Léon en tête, ne songèrent qu’à maintenir le pouvoir en leurs mains. Aussi ne voulurent-ils point laisser au hasard le soin de lui désigner un successeur, car elle n’avait, pauvre vieille fille, dernier rameau de cette dynastie si longtemps florissante, aucun héritier naturel. Après un rapide conseil, auquel Psellos assistait et où il lui sembla qu’on jouait l’Empire à coups de dés, ils résolurent d’offrir au choix de la mourante pour lui succéder sur le trône le patrice Michel Stratiotikos, vieillard déjà très cassé, soldat de mœurs simples qui ne connaissait rien absolument en dehors de l’armée, et qui semblait devoir être de caractère faible et facile à mener.

Les progrès du mal avaient été si rapides, les souffrances de la vieille impératrice étaient telles que lorsque cette proposition lui fut faite, elle avait déjà perdu l’usage de la parole. L’autorité du patriarche était encore si grande que ce successeur désigné ne crut pas pouvoir se dispenser d’y faire appel à ce moment où la vieille souveraine allait mourir. Il s’adressa donc à Kéroularios pour qu’il le couronnât de sa main et lui donnât de la sorte la consécration officielle. « Les eunuques de l’impératrice lui avaient fait jurer par des serments terribles qu’il ne ferait rien sans les consulter et ils pensaient ainsi perpétuer leur pouvoir Sous son nom. A ce prix Théodora l’adopta pour fils et successeur, mais lorsque vint le moment de sa mort, il fallut bien entrer en pourparlers avec le patriarche qui seul avait qualité pour donner à l’empereur l’onction sans laquelle aucun pouvoir n’était légitime.

« Psellos a retracé, dans l’Oraison funèbre de Michel Kéroularios, la scène saisissante qui se passa ce jour-là au Palais. Théodora n’était pas morte encore; Michel Kéroularios se rendit à son chevet et, comme elle était déjà incapable de prononcer une parole, il l’adjura de témoigner par un signe si Michel Stratiotikos était bien celui qu’elle avait choisi pour lui succéder. La moribonde ne put indiquer son adhésion que par un signe de tête. On espérait que le patriarche irait trouver le nouvel empereur pour le couronner. Mais Kéroularios se montra hésitant et demanda à savoir si c’était l’impératrice qui avait eu d’elle-même l’idée de ce choix, s’il avait été pour elle l’objet de mûres réflexions, si même il était bien certain qu’elle l’eût nettement formulé. Il se transporta ensuite au Palais Sacré. Il y trouva Théodora en pleine agonie. Elle ne put cette fois faire aucune réponse verbale à la demande qu’il lui fit pour savoir si elle avait d’elle-même désigné le nouveau basileus. Un léger mouvement de tête prouva seulement qu’elle vivait encore. Cette indication parut cependant suffisante au patriarche qui alla trouver Michel Stratiotikos et le couronna du diadème conformément aux lois et à la tradition. Puis dans une harangue il lui traça ses devoirs et le quitta « en ne lui laissant d’autres gardes que ses conseils ».

C’était vers midi, le 31 août, que les conseillers de Théodora étaient ainsi tombés d’accord pour lui désigner un successeur. Le même soir, une heure avant le 1er septembre, qui marquait à Byzance le commencement de l’année, la vieille souveraine expira. Elle était la dernière basilissa de cette illustre dynastie macédonienne qui durant cent quatre-vingt-neuf années avait présidé aux destinées de l’immense Empire. Son règne qui mettait un terme à cette longue suite de temps avait été une période de paix, d’ordre et de justice. Aucune guerre ne désolait à ce moment les frontières de l’Empire.[6] L’abondance et la fertilité dominaient partout.

La postérité n’a point refusé à cette vieille princesse le renom d’une bonne souveraine.[7]

Jusqu’à ces dernières années on ne connaissait de Théodora que de très rares et très beaux sous d’or sur lesquels elle figure tantôt en pied aux côtés de la Vierge Toute Sainte, tantôt seule en buste en grand costume d’apparat avec la légende grecque « Théodora Augousta ». Tout dernièrement, j’ai publié une monnaie d’argent entièrement inédite acquise par le Cabinet des Médailles de la Bibliothèque Nationale sur laquelle Théodora est désignée sous le titre curieux et tout à fait exceptionnel de « despina » et aussi sous celui de Porphyrogénète qu’avaient porté son père Constantin VIII, son grand-père Romain II et son arrière grand-père Constantin VII.[8]

Donc, dans la nuit du 31 août de l’an 1056, le jour même de la mort de Théodora, le vieux patrice Michel Stratiotikos fut proclamé et couronné basileus et autokrator des Romains,[9] mais seulement après avoir par un serment solennel juré de ne jamais rien faire contre la volonté et le désir des premiers ministres et des autres conseillers et eunuques de la souveraine agonisante. Son âge avancé qui l’invitait au repos lui avait rendu cette concession facile. Ceux qui l’avaient créé ne lui avaient donné que l’ombre de la puissance. Eux gouvernaient en réalité ayant en mains le pouvoir effectif.

Dès le lendemain matin, 1er septembre, une violente sédition éclata. C’était dans l’ordre. Le proèdre Théodosios, neveu ou cousin germain dit défunt basileus Constantin Monomaque, était dès longtemps résolu, à la mort de la vieille impératrice à faire valoir ses droits à la succession de l’Empire. Mais, à l’exemple de son oncle, ce personnage était plutôt fataliste, aussi, au lieu de préparer le terrain, il semblait attendre que la couronne, comme un fruit mûr lui tombât dans les mains. La maladie quasi-foudroyante de la basilissa le prit au dépourvu sans qu’il eut pris la moindre disposition pour lui succéder. La déception qu’il éprouva en apprenant en même temps, et la mort presque subite de Théodora et la proclamation de Michel Stratiotikos le mit en fureur. N’obéissant qu’aux excitations de la passion froissée, sourd à toute prudence en face d’une entreprise aussi hasardeuse, il assembla soudain ses serviteurs et ses esclaves, ses familiers aussi, et entraînant à sa suite les plus déterminés et les plus ardents parmi ses clients et ses voisins, il sortit tumultueusement de sa demeure sise auprès du « Leomakellion ». Se jetant dans la capitale à la tête de ce groupe armé, il se dirigea en hâte par la Platea, vers le Palais Sacré dont il espérait s’emparer sans coup férir. Toute la ville fut remplie de cette rumeur et des cris de ses partisans demandant vengeance. Ils proclamaient à voix haute l’injustice abominable faire à leur chef, leur refus de reconnaître le nouveau basileus. Une foule parmi les gens de la rue se joignirent à cette troupe bigarrée. Comme on passait devant la prison d’Etat, on prit cet édifice d’assaut, on en força les portes et on en fit sortir les prisonniers qui tout naturellement firent cause commune avec l’émeute dont ils vinrent grossir les rangs. Il en fut de même pour une seconde prison, celle de la Chalcé. Théodosios, dit Skylitzès, comptait faire « grand » grâce au secours de ces alliés improvisés.

Lorsqu’on eut été informé au Palais de l’approche de ces bandes furibondes, l’agitation fut grande, mais ce gouvernement d’eunuques ne perdit point la tête et toutes les mesures de résistance furent promptement arrêtées. Personne ne savait, en effet, si on avait affaire à un mouvement organisé dès longtemps et si la sédition ne prendrait pas de développements beaucoup plus grands. L’alarme fut donnée à la garde palatine composée de mercenaires scandinaves et aussi de corps purement grecs. En même, temps on faisait venir avec leurs chefs tous les marins de la flotte impériale amarrée dans le port. C’était un corps d’élite. Ordre fut donné, aussitôt qu’un nombre suffisant de défenseurs aurait été assemblé, de marcher en colonne à la rencontre des émeutiers. Mais cela même devint inutile! Dès que Théodosios eut été informé qu’il lui serait impossible de s’emparer du Palais par surprise, toute sa belle ardeur s’évanouit en un moment. Il renonça de suite à attaquer avec son groupe d’hommes mal armés les troupes régulières excellentes qu’on lui opposait et mit toutes ses dernières espérances dans le patriarche et le haut clergé de la capitale qu’il pensait devoir lui être favorables. « D’instinct il s’adressait à celui qui une fois déjà s’était montré le protecteur de l’émeute. Mais ici aussi il fut entièrement déçu. Michel Kéroularios n’était pas homme à se jeter à l’aveuglette dans une pareille aventure. S’il ne dédaignait pas de se servir de l’émeute, il n’avait aucun intérêt à protéger le premier ambitieux venu. Il y aurait eu de sa part une inconséquence trop grave à renverser le soir même l’empereur qu’il avait sacré dans la journée. Il n’eut pas un instant d’hésitation et fit fermer Sainte-Sophie. »

Comme Théodosios accourait à la Grande Eglise dans l’espoir d’y voir la foule citadine se réunir pour l’y acclamer, les portes du saint édifice furent closes précipitamment devant lui par ordre du patriarche. Personne de ceux qu’on était accoutumé de voir apparaître en ces circonstances parmi les familiers de l’émeute urbaine ne se montra. D’autre part, le groupe confus de ceux qui suivaient encore le malheureux Théodosios se désagrégea aussitôt, fuyant dans toutes les directions devant la troupe régulière qui approchait. Il ne resta bientôt plus qu’un malheureux suppliant abandonné de tous, agenouillé avec son jeune fils devant les portes de Sainte-Sophie, attendant son sort avec angoisse. Ce sort fut finalement bien moins dur que Théodosios n’eut osé l’espérer étant donnée la dureté des moeurs de l’époque. On se contenta, après l’avoir arraché des alentours du saint édifice, de l’exiler à Pergamon en Asie en compagnie de ses principaux adhérents. Son infortune n’excita du reste aucune commisération. Il n’y eut que rires et moqueries pour sa folle conduite[10] et la situation du vieux basileus que l’Empire venait de se donner en parut d’autant mieux affermie. Son pouvoir sembla même un moment ne devoir plus rencontrer aucune résistance.

Michel Stratiotikos descendait de la famille très considérée des Bringas.[11] Il avait fait sa carrière dans l’armée. Ses cheveux blancs ne le sauvèrent point de la folie d’aspirer à la pourpre pour laquelle il était tout à fait insuffisant. La toute-puissance flattait sa médiocrité. Dans la liste des basileis byzantins, il figure sous le nom de Michel VI. Quand au surnom de Stratiotikos par lequel il est désigné dans l’histoire, nous ne savons s’il le dut à sa science de tacticien ou à des hauts faits personnels, ou encore à des succès guerriers dont le souvenir n’est point parvenu jusqu’à nous. L’unique acte militaire que nous lui connaissions consiste à avoir donné des ordres pour qu’on appropriât le bâtiment connu à Constantinople sous le nom de « Strategion » — caserne ou prison, militaire, nous ne savons — dont l’état de saleté était extrême. Ce petit événement excita la verve railleuse des bourgeois de Constantinople. On se racontait plaisamment que Michel Stratiotikos n’avait ordonné ce nettoyage que pour retrouver son jeu d’osselets perdu par lui en ce lieu.

Léon Paraspondylos en proposant le Stratiotique pour le trône avait cru faire preuve d’une réelle habileté. Lui et ses collègues ne pouvaient ignorer l’irritation qui régnait parmi les chefs militaires. En choisissant un d’entre ceux-ci pour être basileus, ils crurent avoir enlevé aux mécontents leur argument principal. Michel VI ne pouvait leur être d’aucun danger, du moins tant qu’il demeurerait fidèle à son serment, puisqu’il n’avait point à commander, mais seulement à faire ce qu’on lui commanderait. Et il semble bien douteux que ce vieillard ait jamais eu l’ambition de se rendre tout à fait indépendant ou même le sentiment de l’indignité du rôle qu’on lui faisait jouer. Il était déjà à un âge où l’énergie faiblit, où il n’y a plus guère place pour l’action, où les résolutions longuement mûries font place aux hésitations et aux caprices. Ses adversaires politiques le désignaient sous le sobriquet du « Vieux », « Gérôn », aujourd’hui on dirait du « Gâteux ». Il était peut-être un bon soldat, mais il ne savait pas le premier mot de politique ou d’administration. Ses honnêtes qualités ne pouvaient suppléer à tant de lacunes graves. Bref, de l’aveu unanime des sources contemporaines qui semble très véridique, Michel semble n’avoir jamais été qu’un instrument docile aux mains de ses ministres sans aucune velléité d’indépendance. « Le comparer à d’autres souverains serait plutôt au détriment de ceux-ci qu’au sien propre », a dit un de ses historiens. Il ne faut pas oublier qu’il devint basileus à un moment où, par suite de l’extinction de la glorieuse dynastie macédonienne, le trône était devenu le point de mire de toutes les puissantes familles de l’aristocratie byzantine. Chacune s’efforçait de se pousser en avant au détriment de ses rivales.

Plus le vieux basileus se sentait mal désigné pour le trône par ses origines ou par les services rendus, plus il s’efforçait de gagner du moins la faveur de tous. Il combla tous les membres du Sénat de marques de sa munificence. Chaque dignitaire fut promu à un rang supérieur. Une foule d’autres mesures furent prises par le souverain que ne commandaient ni l’intérêt de l’État, ni la qualité de ceux qui en bénéficiaient. Le bas peuple obtint pour sa part des distributions d’argent et d’autres libéralités.

Ce pauvre basileus n’était pas du tout de son temps qu’il ne cessait du reste de comparer avec amertume à celui de sa jeunesse. Certainement, depuis les brillantes années du règne du grand Basile, beaucoup de choses avaient dégénéré. Aussi Michel VI s’efforçait-il un peu puérilement de restituer une foule de vieilles coutumes et de vieux usages dont il entendait imposer la pratique espérant par ces petits moyens guérir le mal dans sa racine. Ainsi il introduisit quelques changements dans le haut commandement militaire. Ainsi il imagina de décréter que les procurateurs du fisc seraient recrutés non plus parmi les personnages sénatoriaux, mais parmi les scribes attachés aux diverses Archives publiques, et aussi que les hommes porteraient à nouveau le genre de « couvre-chef rouge » à la mode il y avait un demi-siècle.[12] Le peuple haussa les épaules et obéit en murmurant, mais ce n’était pas avec de telles futilités qu’on réformait un grand Empire. Toutes ces ordonnances ridicules ne furent que des coups d’épée dans l’eau et la sénile activité du basileus, uniquement préoccupé de ces riens, demeura sans but comme sans résultat.

Il fallait que ce triste souverain complètement isolé dans l’Empire fit front de deux côtés à la fois et se défendit contre l’influence hostile de l’aristocratie aussi bien dans les fonctions civiles que dans les emplois militaires. Pour parer au premier de ces périls, on imagina cette nouveauté que les personnages sénatoriaux se virent de plus en plus écartés des hauts emplois dans les finances qui donnaient à leurs titulaires une grande influence. On réserva désormais ces situations pour les fonctionnaires partis d’en bas, ayant suivi la filière, ne devant rien qu’à leur capacité et à leur zèle.

Les principaux chefs militaires de l’Empire, dont plusieurs avaient encore fait leurs premières armes à l’école de la grande guerre bulgare sous Basile II, avaient été successivement dépossédés des plus hauts commandements de l’empire, d’abord par Monomaque, puis davantage encore sous le court règne de Théodora. Cependant le plus distingué, le plus illustre, le plus populaire de tous à cette époque, le fameux héros Katakalon Kékauménos, qui ne devait sa haute situation, ni à sa naissance, ni à ses alliances, mais uniquement à ses hauts faits, avait jusqu’ici été personnellement épargné.

Dès avant le règne de Théodora, sans que nous puissions fixer exactement une date, ce capitaine couvert de gloire avait même été élevé au poste si important de duc d’Antioche, c’est-à-dire de généralissime des marches du Sud. Le Stratiotique le révoqua de ce haut commandement pour l’y remplacer par son propre cousin, le magistros Michel Ouranos, descendant probablement du célèbre général de ce nom, Nicéphore Ouranos, vainqueur du tsar Samuel de Bulgarie en l’an 996 dans le val du Sperchios.

Nous avons vu plus haut comment le nouveau basileus avait à son avènement répandu les rayons de sa munificence sur le peuple et sur les fonctionnaires. Seule l’armée n’obtint pas la moindre parcelle de cette manne impériale Le Stratiotique persista dans la suite dans son attitude hostile à tout ce qui était militaire. Les demandes les plus légitimes se voyaient repoussées par lui en bloc, aussi l’exaspération des troupes et de leurs chefs prenait-elles des proportions de plus en plus redoutables.

Parmi les grands « condottieri » d’origine étrangère à la solde de l’Empire à cette époque, se trouvait encore le célèbre chef franc ou plutôt northmann Hervé ou Hervæus « le Francopoule », l’« Herbébios » des chroniqueurs byzantins. A propos du très précieux sceau de ce personnage que j’ai eu le bonheur d’acquérir il y a bien des années à Constantinople, j’ai raconté d’après les sources grecques l’extraordinaire odyssée de ce soldat fameux, né aux bruines de la Manche et devenu un des principaux officiers des armées impériales à Byzance.[13] Déjà sous Georges Maniakès en Sicile, puis en Bulgarie contre les Petchenègues, il s’était brillamment distingué au service du basileus. Partout sa vaillante épée avait accompli des hauts faits signalés. Estimant dès lors qu’il avait depuis longtemps les titres nécessaires pour être élevé au rang de magistros, il s’adressa au basileus à cet effet. Non seulement la demande du brillant soldat fut accueillie par un refus, mais il fut traité si indignement, avec un tel mépris, qu’il sortit du Palais presque fou de colère. Incapable de supporter cette honte et de dissimuler son ressentiment, il pria qu’on le laissât se retirer à Dabarama, dans le thème des Arméniaques, où il possédait depuis de longues années un important domaine, un grand fief militaire.

De ce qui se passait et se tramait en ce même temps entre les chefs militaires d’origine purement grecque, il ne savait absolument rien parce que ceux-ci considéraient tous ces aventuriers étrangers qui vendaient leurs services comme des intrus et ne leur eussent ménagé en cas de rencontre ni leur mépris, ni leur haine ni leur défiance. La faute commise par le nouveau basileus en fut d’autant plus grande d’indisposer définitivement pour des motifs aussi misérables un aussi vaillant guerrier qui eut pu lui être d’un secours immense dans sa lutte contre l’armée soulevée. Dès que Hervé fut de retour en Arménie, il entama des négociations avec beaucoup de ses compatriotes qui avaient leurs cantonnements d’hiver dans cette région. Il parvint à en débaucher trois cents du service de l’Empire à la tête desquels, abandonnant le service du basileus, il passa sur les terres des Infidèles. Il se dirigea d’abord sur l’antique Médie, où il fit cause commune avec le chef turc Samouch qui occupait pour lors ces parages avec ses bandes. A eux deux, ils résolurent d’envahir en commun le territoire de l’Empire. La suite des aventures de Hervé sort des limites de cet ouvrage.[14]

La terreur turque existait, on le sait, pour l’Empire byzantin depuis l’an 1048 que Toghroul beg, devenu le gendre et le généralissime du Khalife de Bagdad, avait ouvert la campagne contre les Grecs. A la suite d’une seconde invasion dévastatrice, Toghroul avait laissé derrière lui sur la frontière d’Arménie, son vaillant lieutenant Samouch avec trois mille guerriers et celui-ci n’avait cessé depuis par des razzias audacieuses de piller et de dévaster affreusement le territoire limitrophe de l’Empire. C’est lui auprès duquel Hervé s’était retiré avec ses Normands. On se décida enfin au Palais Sacré à envoyer contre lui dans ces régions une forte armée. Comme on avait composé celle-ci des meilleures troupes de l’Empire, c’est-à-dire des fameux contingents macédoniens, et que la guerre contre des ennemis aussi redoutables que les Turcs réclamait la présence d’un chef de premier ordre, Michel Stratiotikos rappela d’exil Nicéphore Bryennios pour le mettre à la tête de ces forces excellentes. Le nouveau généralissime eut plein pouvoir avec le titre de stratigos du thème de Cappadoce. Ce qui arriva ensuite demeure inexplicable. Nicéphore Bryennios demanda qu’on lui restituât auparavant ses biens confisqués par Théodora. Le basileus fit d’abord à cette réclamation une réponse dilatoire et comme le vaillant chef insistait, il ne sut que lui répéter le dicton populaire: « montres d’abord ce que tu sais faire, nous nous occuperons ensuite de ton salaire ». Ainsi ce basileus imbécile, au lieu de se concilier un si important allié, n’avait réussi qu’à se créer un puissant ennemi de plus!

De tout temps à Byzance les solennités de Pâques avaient été célébrées comme celles de la première des fêtes de l’Eglise. Le basileus, à cette occasion, avait coutume de dispenser aussi bien au peuple qu’aux fonctionnaires et à l’armée, les témoignages les plus divers de sa munificence et de sa gratitude. Ainsi s’assemblèrent au Palais Sacré le jour de Pâques de l’an 1057 tous ceux qui n’avaient aucune raison de craindre d’approcher le nouveau souverain. Parmi cette foule de hauts personnages, on distinguait de nombreux grands chefs militaires accourus des thèmes les plus lointains d’Asie où se trouvaient situés leurs vastes domaines que leurs familles jadis, eux-mêmes plus tard, en des jours meilleurs, avaient reçus en fief des basileis qui leur voulaient du bien, tant pour les récompenser de services rendus que pour les encourager à défendre à la tête de leurs contingents ces frontières reculées de l’Empire.

Ces généraux avaient échoué dans toutes leurs tentatives individuelles pour se faire rendre justice par le basileus, ils estimèrent qu’ils ne réussiraient à triompher de l’hostilité traditionnelle des bureaux à leur endroit que par une démarche collective. Pourquoi fallait-il que ceux qui, pour le salut de l’Empire, passaient, comme eux, leurs nuits à veiller, leurs jours à combattre, ne parvinssent pas à obtenir ce que d’autres qui n’avaient jamais vu l’ennemi en face et menaient en sécurité une existence tranquille, recevaient avec usure. Telles étaient les pensées de l’armée aigrie autant qu’exaspérée. A la tête de ces chefs mécontents, tous originaires à peu près des mêmes régions d’Asie et dont plusieurs s’enorgueillissaient de leurs noms retentissants tels que le vestarque Michel Bourtzès ou les frères Constantin et Jean Dukas, se trouvaient le magistros Isaac Comnène[15] et le glorieux capitaine Katakalon Kékauménos de Colonée, tous deux illustres entre tous. Le basileus accorda à tous ces vaillants une audience à laquelle ils se présentèrent dans l’attitude la plus respectueuse. Son accueil fut gracieux, nous dit Psellos, qui assistait à cette séance mémorable. Il leur prodigua les épithètes les plus louangeuses, vanta leur bravoure, leurs loyaux services. Le plus loué de tous fut Katakalon Kékauménos.

Tout cela en demeura à ces quelques bonnes paroles. Quand Comnène et Katakalon demandèrent au basileus de les élever au rang de proèdres, ils n’obtinrent qu’un refus très sec. Pas un de leurs desiderata ne fut exaucé. Puis le basileus, dépouillant soudain son masque de bienveillance, n’eut plus pour eux que des paroles irritées, témoignant pour l’armée des sentiments les plus hostiles. Tous, chefs et soldats, eurent leur part dans ce blâme universel. Plus le rang était élevé, plus fort tombaient les coups. Comnène lui-même ne fut point épargné. Ce fut Katakalon cependant qui eut à subir les plus violents reproches. « Par sa faute Antioche avait failli être perdue pour l’Empire. Il avait affaibli le sentiment militaire dans l’armée. Il n’avait su se conduire ni en héros, ni en homme de cœur. Une seule poursuite l’avait occupé: s’enrichir. Son haut commandement ne lui avait nullement servi à augmenter sa gloire militaire, seulement à assouvir sa soif de gain. » Les camarades du malheureux chef, muet d’indignation, tentèrent de le défendre. Tout fut en vain. On s’efforça aussi inutilement de calmer le vieux souverain, il imposa silence à tous et continua à déraisonner et à insulter chacun. L’émotion de l’illustre assistance fut portée à son comble. Les chefs militaires bouleversés se regardaient avec stupeur. Tremblants de rage devant ces affronts inouïs, n’ayant plus soif que de vengeance, ils quittèrent le Palais en désordre après cette scène extraordinaire qui devait avoir des conséquences si graves.

Le vieil empereur avait été bien mal conseillé. Ses ministres, cruellement illusionnés sur leur puissance vraie, fermaient les yeux à l’excessive gravité de la situation. La déception des chefs militaires avait été extrême, il eut été d’une sage politique de s’appliquer à panser leurs blessures d’autant qu’une occasion favorable se présentait pour cela, une seconde audience du basileus ayant été sollicitée. Malheureusement la porte du Palais demeura obstinément fermée.

Lorsque la colère des grands chefs se fut quelque peu calmée et qu’ils eurent considéré froidement la situation, l’avis général prévalut qu’avant de recourir à la force, il fallait essayer de tout autre moyen pour obtenir justice. Les généraux réclamèrent en conséquence l’intervention du premier ministre, le protosyncelle Léo Paraspondylos, et lui exposèrent leurs desiderata et les motifs qui les dictaient. Mais comme le premier ministre dominait entièrement le vieux basileus qui n’avait fait en somme que répéter ce que l’autre lui dictait, cette nouvelle démarche était condamnée d’avance au plus complet insuccès. Le seul fait qu’elle fut néanmoins entreprise témoigne de la sagesse des postulants. Ils étaient ainsi arrivés à mettre complètement dans son tort le gouvernement qui se refusait même à prendre connaissance de leurs réclamations si modérées et si équitables. En même temps ils avaient tous acquis cette conviction, de même que bien d’autres qui peut-être au début ne partageaient pas leur manière de voir, qu’il n’y avait plus absolument rien de bon à attendre de ce vieux basileus jouet de ministres obstinément hostiles. Bien au contraire, le pis était à redouter et cette conclusion s’imposait que l’unique chose à faire était de renverser à tout prix l’ordre de choses existant, de remplacer ce vieil empereur impossible par le plus distingué des chefs militaires qui saurait restituer à l’armée dans l’Empire la place qu’elle n’eut jamais dû perdre.

Donc un vaste et redoutable complot se forma qui pouvait compter avec certitude sur la connivence secrète du patriarche Michel Kéroularios. Cette fois en effet, ce n’était plus d’une aventure qu’il s’agissait, mais d’une résolution solide et définitive, appuyée sur des forces réelles, sur l’armée impériale tout entière; aussi le patriarche qui avait si dédaigneusement repoussé les ouvertures de l’infortuné Théodosios ouvrit-il cette fois aux conjurés les portes de Sainte Sophie pour leur permettre de comploter à leur aise. Ce n’était pas du reste, on le sait, la première fois que l’orgueilleux prélat figurait sous l’habit d’un conspirateur.

La réunion solennelle où le pacte tragique devait être conclu fut donc tenue sous les voûtes splendides de la Grande Eglise. Les conjurés s’engagèrent par les plus terribles serments à garder le secret jusqu’à ce qu’ils eussent vengé l’affront qui leur avait été fait. La question capitale de savoir qui serait le chef suprême du mouvement en même temps que le prétendant au trône opposé au vieux basileus opposé destiné à disparaître, suscita un débat aussi violent que prolongé en cette séance mémorable où sous les voûtes antiques de cette Sainte Sophie qui avait déjà tant vu de spectacles augustes, se débattaient les futures destinées d’une moitié du monde connu. Tous étaient d’avis que Katakalon devait être choisi de préférence à cause de son âge, de son énergie, de son expérience. Et cependant il refusa net d’assumer un tel fardeau. En quelques brèves paroles, il affirma que l’assistance devait faire un autre choix. Puis, se levant soudain, il proclama solennellement aux applaudissements de tous, basileus des Romains, le stratigos Isaac Comnène. Le faible gouvernement du Stratiotique qui, par courte vue ou par sentiment erroné de sa puissance, avait tant froissé les généraux, ne se douta même pas de ce qui venait de se passer, et lorsque les conjurés lui demandèrent l’autorisation de regagner leurs domaines respectifs d’Asie, il la leur accorda aussitôt, sans se douter qu’il signait ainsi sa perte. »

Michel Kéroularios, assez habile pour ne pas compromettre sa dignité trop vite, ne parut pas dans les assemblées des généraux. Mais sa participation au complot dès cette époque ne fit de doute pour aucun de ses contemporains. Michel Attaleiates affirme qu’il était mis au courant de tous les desseins d’Isaac Comnène par Constantin Dukas qui avait épousé sa nièce et faisait partie du complot. Il assista donc en simple spectateur à tous les événements qui s’écoulèrent entre ce mois d’avril et la grande tragédie finale du mois d’août.

Les conjurés avaient déjà, avant de quitter la capitale, renoué des relations avec Nicéphore Bryennios qui avait, on le sait, été mis à la tête des contingents macédoniens dans les régions de la Cappadoce. Son adhésion à leur mouvement et sa jonction avec eux constituaient pour leur cause un formidable appoint en plus. Katakalon, qui avait émis l’avis d’associer au mouvement les troupes de Macédoine et leur chef, ne fut point déçu dans son attente. Bryennios accepta avec enthousiasme cette occasion de prendre sa revanche sur le nouveau basileus. Et cependant, ce fut lui précisément qui, par son impatience et son indiscipline, faillit amener la ruine complète de toute cette entreprise.

Bryennios avait quitté Constantinople après les fêtes de Pâques pour gagner son poste lointain. Il emmenait en qualité de payeur général de l’armée le patrice Jean Opsaras. Lorsque tous deux furent arrivés dans les vastes plaines du thème des sans Terre à l’occident de celui de Cappadoce, Bryennios fit distribuer la solde à ses troupes et ordonna de leur verser une paye supplémentaire. Mais Jean Opsaras refusa d’obéir sans en avoir reçu l’ordre formel du basileus. Il persista dans sa résistance malgré les objurgations impératives de Bryennios. Alors le chef exaspéré, bondissant de son siège, se jeta sur son lieutenant désobéissant, l’accablant de sa fureur. Finalement il lui arracha la barbe et les cheveux, puis, le jetant à terre, il le fit charger de chaînes et garder à vue dans sa propre tente, durant qu’il prenait possession du trésor de l’armée et distribuait de son propre chef aux soldats la solde supplémentaire. Le châtiment d’un acte aussi criminel ne fut pas long à venir. Tout près de Bryennios se trouvaient les cantonnements du patrice Lykanthès qui, en sa qualité de stratigos de ce thème des Anatoliques, commandait aux contingents des antiques provinces de Pisidie et de Lykaonie. Ce personnage était demeuré jusqu’ici fidèle au nouveau basileus. Aussitôt qu’il eut reçu la nouvelle de cette arrestation illégale d’un haut fonctionnaire impérial, il partit à la tête de deux bataillons de son thème. Bryennios fut surpris par cette troupe aux cris de « longue vie au basileus Michel ». Jeté à son tour dans les fers, il fut livré à Jean Opsaras délivré qui lui fit crever les yeux et l’expédia dans ce piteux état, chargé de fers, à Constantinople.

La faute impardonnable de Bryennios avait été d’infliger au représentant du basileus un traitement aussi scandaleux sans s’être préalablement assuré des sentiments des autres chefs militaires cantonnés dans son voisinage. Lykanthès ne savait absolument rien encore des intentions des conjurés. Telle était à ce moment la rivalité des divers généraux entre eux que Bryennios n’eut jamais dû oublier combien aisément, du moment qu’il se poserait ouvertement en rebelle, il trouverait un collègue pour le combattre qui se créerait ainsi des titres à la reconnaissance et aux libéralités du basileus.

Katakalon, de son côté, n’eut pas plus tôt quitté la capitale et mis le pied sur la terre d’Asie qu’il fit preuve, lui aussi, d’une non moins grande et non moins incroyable imprévoyance qui eut pu également avoir des conséquences incalculables. A Nicomédie, il avait fait la rencontre d’un basilikos ou messager impérial auquel il remit pour le logothète de la Course, Nicétas Xylinités, le message que voici d’une brièveté toute militaire. « Sachez que votre basileus n’a pour Isaac Comnène et pour moi que dédain. Il se refuse à écouter nos doléances et nous renvoie avec mépris dans nos demeures respectives. Soit, nous nous en allons. Mais si cependant ton maître et toi ne tombez pas d’accord sur les motifs de notre disgrâce et notre éloignement, envoyez une armée pour nous faire prendre et nous ramener prisonniers. » Après cela il poursuivit sa fuite précipitée.

De tout ceci, du ton si insolent de ces missives, on peut conclure à quel point les conjurés se croyaient sûrs de réussir. Ils semblent cependant n’avoir été guère pressés d’aboutir. Du moins on peut le conjecturer par la suite des événements. On avait tenu des conseils dans la capitale; on était convenu des mesures les plus importantes, mais il semble douteux que le rôle de chacun ait été exactement indiqué, ou qu’on ait décidé à quel moment précis chacun devait se soulever avec ses contingents. Bien plus, on éprouve presque l’impression que les conjurés furent réveillés bien contre leur gré de leur torpeur et qu’ils furent véritablement forcés à une action énergique par la volonté déterminée d’un petit nombre d’entre eux. Vraiment Isaac Comnène ne dut son salut final et ses prodigieux succès qu’à sa fortune extraordinaire et à l’insigne faiblesse du gouvernement du Stratiotique. Ce chef s’était pour lors réfugié dans sa maison paternelle de Kastamon en Paphlagonie, la Kastamouni actuelle, sur l’Amnios, affluent occidental de l’Halys, le Goek Irmak des Turcs. Il s’y tenait tout à fait tranquille, alors qu’il eut été au contraire de son intérêt de profiter de suite des circonstances actuelles si favorables.

Lorsque Katakalon fut de son côté arrivé dans son pays d’origine, au lointain thème de Colonée sur la frontière d’Arménie, l’attitude mystérieuse d’Isaac Comnène devint aussitôt pour lui une cause d’extrême souci, il craignit que lui et les autres conjurés n’eussent peut-être changé d’avis. Dans ce cas lui, qui était peut-être le moins compromis, allait être seul à supporter tout le péril! Il chercha de tous côtés quelque sûreté, une planche de salut. Il n’avait à sa disposition aucune force militaire considérable pour engager la lutte. Puis il était si complètement dans l’ignorance de l’accueil que les troupes cantonnées dans les régions voisines de celle qu’il occupait, feraient à ses propositions, qu’il hésitait à les sonder à cette intention. Il prit donc le parti de se tenir coi, lui aussi, faisant à dessein courir le bruit qu’il était demeuré le dévoué partisan du basileus et qu’il n’hésiterait pas à entrer en lutte avec les ennemis de celui-ci. Il réussit ainsi à atteindre son but. Le gouvernement lui témoigna de l’indulgence et les troupes auxiliaires cantonnées dans le petit thème de Colonée, à savoir deux régiments d’auxiliaires normands et un de Vaerings ou Russes, ne lui firent aucun mal. Ainsi il se trouva que la conspiration des généraux avait bien une tête, mais pas encore de bras dont elle avait précisément à ce moment si grand besoin!

La capture de Bryennios avait mis le feu aux poudres. On pouvait craindre que, pour sauver sa vie, le malheureux mutilé ne livrât les noms des conjurés dès son arrivée dans la capitale, ou bien encore qu’on ne les lui arrachât par la torture. Pour conjurer ce péril, les principaux parmi les chefs rebelles, qui se trouvaient à ce moment réunis dans le thème des Anatoliques où Bryennios avait été saisi, le proèdre Romain Skléros, Nicéphore Botaneiates le futur empereur, les fils de Basile Argyros, d’autres encore qui jusqu’ici, dans la crainte que le soulèvement n’éclatât ailleurs, s’étaient prudemment dissimulés, convoquèrent en hâte leurs contingents et s’avancèrent à leur tête jusqu’en Paphlagonie pour y retrouver Isaac qu’ils contraignirent, presque par la violence à se déclarer enfin ouvertement. C’était le favori de l’armée. Psellos vante la belle stature de ce chef, son maintien majestueux, son âme noble et ferme. Dans la vaste plaine de Gonnaria, dans cette lointaine Paphlagonie, un camp immense fut dressé qui devint comme un centre de ralliement pour tous ceux qui désireraient soutenir de leur épée le soulèvement de tous ces vaillants. Le 8 juin 1057, journée infiniment mémorable, Isaac Comnène fut solennellement proclamé par ses partisans basileus des Romains! Ceci pouvait être la fin du bon accord. Tout dépendait maintenant de ce qu’allait décider Katakalon. Toutes les nouvelles étaient défavorables et le signalaient comme devant trahir ses anciens alliés au profit du Stratiotique. Impossible de songer à une marche sur la capitale tant qu’on aurait sur ses derrières ce chef si populaire, si habile et si redoutable. Jusqu’à ce qu’il eût parlé, le nouveau prétendant n’eut d’autre alternative que de se tenir enfermé dans son camp soigneusement fortifié. Le mouvement insurrectionnel semblait déjà presque étouffé dans l’oeuf. A ce moment même arriva un messager de Katakalon qui chassa les noirs soucis. L’illustre capitaine mandait à Comnène que tout marchait à souhait et qu’il accourait le rejoindre à la tête de forces imposantes!

Katakalon avait adopté la devise célèbre: la fin justifie les moyens. Dès qu’il se fut convaincu que le gouvernement du basileus avait pleine confiance en sa fidélité, il commença à mettre à exécution ses plans avec une extraordinaire activité. Il embaucha et arma ses serviteurs, ses alliés, ses clients et forma ainsi un premier groupe d’un millier d’hommes. Ensuite il s’occupa de ceux en qui il se fiait moins, personnages en vue et chefs militaires de sa province. Il réussit à les mettre presque tous de son parti. Pour ce qui était du menu peuple, il eut encore plus beau jeu. Puis, ces heureux débuts lui semblant quand même insuffisants, il s’efforça d’y ajouter la sécession des troupes demeurées fidèles au basileus dans ces régions. Il ne craignit pas, à cet effet, de produire un faux ordre du Stratiotique qui lui confiait le soin de marcher contre le Turc Samouch à la tête des trois bataillons d’auxiliaires étrangers, deux de Francs ou Normands, un de Værings russes, cantonnés en ces parages, plus les contingents des deux petits thèmes frontières de Colonée et de Chaldée. Obéi aussitôt, il concentra ces forces importantes, cinq bataillons en tout, dans la plaine de Nikopolis, aujourd’hui Kara Hissar, dans le thème de Colonée. Là, il manda auprès de lui chacun des chefs de corps et leur donna audience successivement. Il les recevait à cheval en tenue de combat. Il leur révéla à chacun le secret de la conspiration, leur donnant le choix entre Une adhésion immédiate ou la mort. Naturellement tous opinèrent pour le premier parti. Leurs soldats d’origine purement byzantine, c’est-à-dire les contingents des thèmes de Colonée et de Chaldée, les suivirent aisément. Il fut plus difficile de décider les Francs et les Russes. Cependant, à force de promesses et de menaces, on vint à bout de leurs scrupules et Katakalon réussit à les embaucher tous au service de sa grande entreprise. Tout péril avait ainsi disparu pour lui. Aussitôt qu’il eut de plus gagné à sa cause les garnisons des grandes cités de la région, Mélitène, Sébaste, Téphrique, auxquelles se joignirent encore de nombreux petits dynastes arméniens de ces parages avec leurs contingents, il leva le camp et partit à marches forcées. Il fit dès le milieu de juillet sa jonction avec les troupes de Comnène campées à Gounaria. Tout le long de sa route, de gré ou de force, il avait entraîné à sa suite les contingents impériaux disséminés dans ces lointaines régions d’Arménie avec tous les feudataires ou barons locaux et leurs vassaux.[16] Son arrivée remplit de joie Comnène et les autres chefs et dissipe leurs dernières inquiétudes.

Une assemblée solennelle décide de prendre immédiatement l’offensive contre le basileus. Isaac confia sa femme la princesse Catherine avec tout ce qu’il avait de précieux à son frère Jean Comnène pour qu’il conduisit celle-ci au « kastron » de Pimolissa, forteresse bâtie sur un rocher, sur le fleuve Halys, où elle devait demeurer renfermée jusqu’à la victoire finale. Puis l’armée rebelle, prenant la grande route militaire du nord par Gangra et Bithynion, marcha droit sur Nicomédie. En arrivant au fleuve Sangarios, on trouve le pont coupé par les Impériaux qui se trouvaient en force aux environs. Leurs avant-postes occupaient les hauteurs de la rive gauche. Force fut d’incliner à gauche jusqu’à ce qu’on eut atteint l’autre route militaire plus méridionale qui conduit à Nicée. On franchit le fleuve près de l’antique localité de Tattaion. On marchait lentement parmi les acclamations enthousiastes des populations accourant de toutes parts. La grande cité de Nicée avec ses magnifiques remparts, debout encore aujourd’hui, n’opposa pas de résistance et ouvrit tout de suite ses portes. Elle allait devenir pour les rebelles le pivot de leurs futures opérations. Les troupes qui y tenaient garnison eurent le loisir de se retirer si elles préféraient demeurer fidèles au basileus. A la première nouvelle de l’approche des forces rebelles, elles s’étaient du reste en grande partie dispersées, chacun courant protéger les siens. Leur chef, Lykanthès, l’énergique stratigos du thème des Anatoliques, Théophylacte Maniakès et l’Ibère Pnyemios, stratigos du thème de Charsian, bien d’autres encore s’enfuirent jusqu’à Constantinople où ils annoncèrent au basileus et à ses conseillers épouvantés la venue imminente du prétendant.

Toute une moitié orientale de l’Empire, toute l’Asie qui avait déjà reconnu Comnène était désormais perdue pour le Stratiotique. Il n’y eut pas d’interrègne. On continua à percevoir au nom du nouveau basileus les impôts pour subvenir aux frais de la guerre. Isaac Comnène considérait déjà tous ces thèmes d’Asie comme lui appartenant, mais il était avant tout prudent; il avait surtout besoin de beaucoup d’argent. Il évita donc avec soins à ses nouveaux sujets, ses exactions violentes et fit simplement lever les impôts réguliers et les taxes accoutumées par ses fonctionnaires éprouvés d’après les registres anciens ou d’après les nouvelles listes officielles régulièrement établies. Ceci lui permit de ne pas mettre trop durement en réquisition les biens de quelques uns de ses principaux partisans, comme par exemple Constantin Dukas, qui étaient prêts à sacrifier tout ce qu’ils avaient pour le succès de son entreprise. Toute communication fut interrompue entre la capitale et les provinces d’Asie. Toutes les routes furent par ordre de Comnène strictement fermées. Personne ne put sans une autorisation de sa main dépasser les lignes des avant-postes de l’armée rebelle.

La grande réputation de Comnène, immensément grossie par cette marche quasi-triomphale, les qualités de décision dont il venait des preuves si brillantes, des plans si bien conçus qui lui gagnaient la confiance universelle, lui valaient chaque jour des adhésions plus nombreuses. Chaque jour elles amenaient dans son camp des partisans nouveaux. Ce n’était pas une tâche aisée de contenir et d’organiser ces masses confuses. Une discipline infiniment sévère fut établie. Du reste Isaac Comnène était bien l’homme qui par sa seule présence imposait l’obéissance et le respect. Jamais, disent les chroniqueurs, il n’eut à tirer son épée contre un de ses soldats. Bien rarement il avait recours à un châtiment sévère. Un regard, une contraction des sourcils lui suffisaient pour faire rentrer de suite chacun dans le rang. Les nouveaux venus ne furent point immédiatement enrégimentés. Il leur fallut faire un stage d’instruction. Le prétendant ne tenait aucun compte du nombre des combattants, mais bien de leur valeur propre. On établit la liste des dispensés de toutes catégories, infirmes ou de mauvaise constitution, soldats peureux aussi ou indisciplinés et on les classa dans les services auxiliaires où ils pouvaient encore rendre des services. De tous ceux au contraire que l’on reconnut posséder les qualités voulues de discipline, « obéissants au doigt et à l’oeil », on forma compagnies et régiments. Chaque corps eut dans le camp sa place désignée, dans le silence, sans tumulte. Il n’y eut pas un homme dans l’armée qui ne connût exactement son poste de marche et de combat. On choisit les officiers parmi les plus éprouvés. L’élite de l’armée était formée par les troupes de germains et les contingents des autres grands feudataires d’Asie, troupes excellentes, combattants aguerris et déterminés. Isaac Comnène se choisit personnellement parmi ses compatriotes et ses proches de Paphlagonie une garde d’élite. Le paiement de la solde, les dépenses de l’entretien des troupes abondamment pourvues de tout se firent avec une régularité absolue. La cause principale de mécontentement ou de souci en fut supprimée du coup. Isaac Comnène, ne dormant jamais, toujours au premier rang, excitait par son maintien splendide, par son attitude assurée, l’admiration de tous.

De si excellentes mesures semblaient assurer le succès de cette vaste rébellion militaire. Aussi Isaac Comnène, laissant le trésor de guerre et les bagages dans Nicée, alla établir son camp à deux milles plus au nord de cette ville, dans un emplacement infiniment avantageux, appuyé qu’il était sur ses derrières aux remparts célèbres de cette cité, protégé sur sa gauche par le grand lac du même nom ou lac Askania, sur sa droite par le cours du fleuve Sangarios. Le service des éclaireurs, parfaitement organisé, renseignait exactement à chaque moment le prétendant sur les mouvements de l’armée loyaliste campée à environ quatre milles plus au nord.

Lorsqu’on eut appris au Palais Sacré la proclamation d’Isaac Comnène dans la plaine de Gounaria, on se rendit compte alors seulement de la faute inouïe qu’on avait commise en indisposant si gravement tous ces hommes de guerre. Après cette longue et déplorable inaction, on s’efforça trop tard de sauver ce qui pouvait l’erre encore. Psellos affirme qu’il fut lui aussi mandé à ce moment au Palais et que le Stratiotique le reçut avec une grâce humiliée. Il ne paraissait point qu’il convint à la dignité du basileus et de ses conseillers d’entrer en arrangement avec des rebelles et de tenter une réconciliation avant qu’on en eût appelé au sort des armes. Ordre fut donné à tous les contingents disponibles des provinces européennes de l’Empire d’accourir se concentrer dans la capitale. Des chefs expérimentés furent placés à leur tête. La plupart appartenaient à l’aristocratie du thème de Macédoine, personnages peu sûrs auxquels la dure nécessité des temps forçait d’avoir recours à nouveau. Le Stratiotique mettait tout en oeuvre pour se concilier, par d’abondantes distributions de subsides, de titres et d’honneurs, l’attachement des chefs aussi bien que des soldats. Ses générosités sans bornes allaient surtout à ceux des contingents des thèmes asiatiques des Mineure et du Charsian qui, demeurés fidèles, étaient allés le rejoindre, on l’a vu, sous le commandement des Lykanthès, des Théophylacte Maniakès, des Pnyemios, etc. Il réussit ainsi à constituer une armée supérieure en nombre à celle des rebelles, mais certainement très inférieure comme valeur, comme discipline surtout. Le commandement Suprême en fut confié à Théodoros, domestique des philosophes d’Orient, un des anciens eunuques de la basilissa Théodora qui en avait fait un proèdre. On lui donna comme lieutenant et conseiller le magistros et duc Aaron, cet officier d’origine bulgare princière, frère de la femme d’Isaac Comnène, connu déjà, on se le rappelle, par de nombreux succès militaires. Ces nominations sont une preuve de l’extrême difficulté que le gouvernement du Stratiotique éprouvait à trouver dans la capitale des chefs qualifiés pour diriger l’armée loyaliste. Théodoros ne devait sa haute situation actuelle qu’a sa parfaite insignifiance qui le rendait nullement dangereux. Quant au bulgare Aaron, il ne combattait certes que bien à regret pour son basileus, puisque la défaite de son beau-frère Isaac ne pouvait qu’amener le malheur de sa propre sœur à lui, épouse du prétendant.

Le Stratiotique, trop vieux pour reprendre la vie des camps, était demeuré dans la Ville gardée de Dieu. L’armée loyaliste qui avait franchi le Bosphore au commencement d’août, avait marché sur Nicomédie. Elle avait fait détruire par de fortes reconnaissances le pont sur le Sangarios avant qu’Isaac et ses troupes n’eussent pu atteindre ce point. Lorsque Théodoros avait été informé qu’à la suite de cet événement les forces rebelles avaient obliqué sur la gauche dans la direction du sud, il avait occupé avec son armée la chaîne des montagnes de Sophon qui s’élève entre le lac de ce nom et le golfe Astacenus. Il commit à ce moment une faute capitale qui eut pour la cause du Stratiotique des suites funestes. Au lieu de ne laisser dans cette région que les forces indispensables et de filer aussitôt, lui aussi, directement vers le sud avec tout le reste de l’armée pour occuper avant tout Nicée et empêcher que cette place si importante ne tombât aux mains de l’ennemi, il s’éternisa dans la position qu’il avait choisie, abandonnant sans coup férir cette place de guerre de premier ordre à l’ennemi qui, pénétré de l’importance de cette forteresse, s’avançait à marches forcées dans cette direction. Si Nicée fut comme Nicomédie demeurée aux mains des Impériaux, Isaac Comnène eût attendu certainement bien longtemps l’occasion favorable pour marcher sur Constantinople. En effet, n’ayant pas de flotte, il ne pouvait s’y rendre que par la route de terre, par Chrysopolis, et cette route se trouvait commandée entièrement par les fortifications de Nicée.

La position de l’armée de Théodoros en avant de Nicée était très forte. Isaac Comnène, admirablement informé par ses éclaireurs de tout ce qui se passait chez les Impériaux, n’eut garde de les attaquer directement. Les adversaires demeurèrent longtemps à peu près inactifs à très peu de distance l’un de l’autre. Les chefs des deux partis se montraient enchantés lorsque leurs soldats, occupés à faire du fourrage, de l’eau ou du bois, venaient en contact par le hasard des rencontres. De part et d’autre ils comptaient sur ces occasions pour faire des recrues. C’était une vraie guerre civile qui avait séparé violemment les uns des autres en les brouillant à mort des gens de même clan, des parents, des amis. Se rencontraient-ils, chacun cherchait à inculquer à l’autre sa conviction politique. Les Impériaux suppliaient leurs adversaires d’abandonner le rebelle, le renégat. « Ne vous mettez pas en si grand péril, leur disaient-ils, pour l’ambition d’un seul homme! On vous chassera de l’armée. On vous dépouillera de tout ce que vous possédez. Finalement on vous crèvera les yeux! » Les partisans d’Isaac Comnène n’étaient pas embarrassés pour répondre à ces menaces. « Que voulez-vous faire avec un basileus qui ne l’est vraiment que de nom, que ses eunuques gouvernent? A quoi voulez-vous en arriver avec ce vieux bavard, paresseux et inutile? Venez à nous. Venez au courageux, au brillant, au superbe héros Comnène, force et bouclier des Romains! » Ainsi allait la causerie d’un parti à l’autre. Cependant Théodoros ne recrutait pas un partisan et Isaac seulement un bien petit nombre. Quand celui-ci se fut convaincu qu’il ne gagnerait rien à ce jeu, il supprima cette mode de fraterniser avec l’ennemi et ordonna de ne plus aller aux provisions que dans le voisinage même du camp. Malheureusement cette sorte de reculade fut considérée par l’ennemi comme un indice de découragement et les soldats macédoniens très échauffés demandèrent à grands cris la bataille. Les chefs hésitaient encore quand l’ordre du basileus arriva ordonnant formellement d’attaquer. L’armée impériale alla prendre position à Petroé à trois milles seulement du camp de Comnène. Très peu de jours après, dans la journée du 20 août, la lutte décisive s’engagea sur deux points principaux dont les noms mêmes semblaient prophétiques: Hadès et Polémon!

Contrairement, paraît-il, à la mode d’alors qui consistait, j’ignore pourquoi, à disposer à l’aile droite l’élite de l’armée, Isaac plaça ses meilleures troupes à gauche et en confia la direction au plus distingué de ses lieutenants l’intrépide Katakalon Kékauménos. Romain Skléros commandait l’aile droite; Isaac s’était réservé le centre. Théodoros confia son aile droite à Basile Trachaniotes, l’ancien domestique des philosophes d’Occident, issu d’une des plus illustres familles de Macédoine, en tous points digne de cette noble origine. Le prince bulgare Aaron eut le commandement de l’aile gauche de l’armée loyaliste avec Lykanthès, Pnyemios et le patrice franc Randolphe pour lieutenants. Les chefs rebelles laissèrent approcher les forces impériales tout près d’eux avant de donner le signal du combat. On en vint aux mains avec une fureur, une exaspération suprêmes. Les liens du sang comme ceux de l’amitié n’existaient plus. On s’entrégorgeait de frère à frère, de fils à père, d’ami à ami. Ce fut une épouvantable tuerie. Longtemps la mêlée demeura indécise. Puis soudain on vit reculer l’aile droite de Comnène tandis que son centre ébranlé flottait et que Romain Skléros en personne tombait prisonnier aux mains des Impériaux! Aaron, étonné lui-même par cette victoire trop facilement acquise, poursuivit les rebelles en pleine retraite, mais il le fit avec mollesse. Bientôt même, redoutant quelque embûche, il s’arrêta. S’il eut poussé plus avant avec quelque énergie, le camp de Comnène serait tombé entre ses mains. Au lieu de cela il hésita et devint ainsi le principal auteur du désastre final. Durant ce temps, en effet, à l’autre extrémité du champ de bataille, Katakalon avait culbuté l’aile droite des Impériaux. Puis il avait poussé furieusement droit devant lui jusqu’à leur camp établi sur une hauteur qu’il avait pris et pillé. Ce coup de main hardi avait été vu de tous les combattants épars dans la vaste plaine. Le centre de l’armée d’Isaac en fut vivement réconforté. Son aile gauche même en fut encouragée au point de vouloir reprendre le combat. Par contre, l’aile gauche ennemie, jusqu’ici victorieuse, voyant le camp pris, considéra la bataille comme perdue et prit éperdument la fuite. Ce fut la fin de la lutte. Comnène était décidément vainqueur après une première défaite. Des deux côtés les pertes étaient considérables. Du côté de Comnène, Léon Antiochos, chef excellent, avait été tué. Les troupes macédoniennes avaient horriblement souffert. Leurs généraux Maurokatakalon, Pnyemios et Katzamountes demeurèrent parmi les morts. Une foule extraordinaire de prisonniers tomba aux mains du vainqueur. Il y eut de nombreuses actions d’éclat. Alors que les Impériaux fuyaient déjà, le Franc Randolphe se précipita entre les fuyards et ceux qui les poursuivaient, cherchant un antagoniste de marque pour le provoquer en combat singulier. Enfin il rencontre Nicéphore Botaneiates déjà célèbre par maint exploit et qui devait le devenir bien davantage par la suite. De loin déjà il lui crie de s’arrêter, se nommant à lui. Le chef byzantin, retenant son cheval, accepte aussitôt le défi et le duel s’engage. Botaneiates fend de son épée le bouclier du guerrier normand, tandis que celui-là lui assène sur le casque un coup terrible. Mais l’épée glisse sans faire de blessure. Alors d’autres arrivants se mêlent au combat. Ils désarçonnent Randolphe, le font prisonnier et le conduisent à Comnène. Isaac, lui aussi, avait vaillamment combattu de sa personne. Même son ardeur lui avait fait courir le plus grand péril. Il s’était à un moment fort éloigné de sa suite, ce que voyant, quatre mercenaires tauroscythes, c’est-à-dire des Værings russes, se précipitèrent sur lui, cherchant à le transpercer de leurs lances. Mais ils ne parvinrent ni à trouer sa cotte de mailles, ni même à l’ébranler sur sa selle. Quant à lui, considérant comme de bon augure ce fait qu’attaqué des deux côtés à la fois, il était demeuré inébranlable, ferme comme un roc, il se précipita avec plus d’ardeur encore au plus fort de la mêlée. Enfin le combat cessa. Le rôle des armes était terminé. Celui de la diplomatie allait commencer.

Il ne pouvait être question pour l’armée impériale vaincue d’une retraite en bon ordre. Ses bandes rompues fuyaient vers le Bosphore dans la plus affreuse confusion. Bientôt cette soldatesque découragée encombra les rues et les carrefours de la Ville gardée de Dieu dans une telle cohue que toute prolongation de la lutte parut de suite impossible. Le domestique Théodoros et le « vestis » Aaron allèrent au Palais remettre leur démission entre les mains du vieux basileus. Une fausse rumeur, rapportée comme vraie par Psellos, affirmait que l’eunuque avait perdu l’honneur avec la victoire, qu’il avait trahi le Stratiotique et volontairement amené la déroute de son armée. Le gouvernement était véritablement affolé. Il semble que les ministres du vieux basileus n’eussent pas un seul moment envisagé la possibilité d’une défaite. Michel VI, dont la cause était si subitement désespérée, ne parlait que d’abdiquer immédiatement et de chercher son salut dans la fuite. Mais ses conseillers qui ne tenaient pas à l’imiter se refusèrent à s’associer à une telle honte. Du reste tout n’était peut-être pas irrévocablement perdu. A supposer que le peuple et le Sénat demeurassent fidèles, on pouvait en tout cas attendre que l’ennemi se décidât à assiéger la capitale et tout le temps que durerait ce siège si difficile, on pourrait tenter de tous les moyens pour lever des troupes et en former une nouvelle armée autour de Constantinople. Le malheureux basileus se flattait encore que par des largesses, des promesses, des distinctions et d’autres libéralités, il parviendrait à décider la bourgeoisie de la capitale à unir son sort au sien. Quant au Sénat, ce grand corps se trouvait, bien dans la pire situation. Ses membres se voyaient menacés d’un côté comme de l’autre. Bien qu’ils eussent donné jusqu’ici, les preuves de fidélité et conservé une attitude nettement loyaliste, le Stratiotique n’ignorait pas combien peu on pouvait compter sur leur reconnaissance, sur leur fidélité ou leur énergie. Pour les lier plus étroitement à sa cause, il leur demanda ou plutôt il voulut exiger d’eux une déclaration par laquelle le Sénat s’engagerait sous les plus terribles serments à ne jamais reconnaître Comnène pour son basileus et son maître, à ne jamais lui rendre les honneurs impériaux. Comme Isaac était encore loin, les sénateurs consentirent plus ou moins volontiers à donner leur signature à ce document, beaucoup dans l’espoir qu’une seconde bataille pourrait encore amener un revirement, tous avec la conviction qu’ils ne se trouveraient nullement liés par un serment ainsi arraché par la force. Les mêmes engagements solennels furent imposés à la population de la capitale.

Le basileus par contre ne suivit pas l’avis très sage qui lui avait été donné, en particulier par Psellos de se réconcilier avec le patriarche. Comme Michel VI s’était dès le début obstinément refusé à écouter les conseils, à exaucer les prières ou les exigences de Kéroularios, la froideur du début entre le prince temporel et le prince spirituel avait rapidement fait place à une hostilité non dissimulée. Le patriarche complotait de son côté la perle du basileus. Sa puissance était très grande. Son influence sur le populaire était extrême. Sa résolution d’en finir ne reculait devant aucun moyen. L’infortuné Michel n’avait pas ainsi à se défendre seulement contre les rebelles qui menaçaient sa capitale. La trahison le guettait encore à l’intérieur même de ses murailles. Tous ces dissidents urbains considéraient le patriarche comme leur chef. Lui et Isaac Comnène se donnèrent alors la main de loin. Il est assez difficile de s’expliquer pourquoi le Stratiotique ne fit aucune tentative pour se concilier le hautain prélat. Estimait-il trop bas l’influence de son opposition? Considéra-t-il que les sacrifices exigés par le patriarche pour lui vendre son appui étaient trop considérables? Ou bien encore la mésintelligence entre ces deux hommes était-elle déjà telle que le basileus avait de suite compris qu’il n’avait aucun espoir de ramener à lui son adversaire acharné?

Le gouvernement du Stratiotique prenait les mesures les plus contradictoires. A peine avait-il fait prêter aux sénateurs le serment que l’on sait, qu’il décida d’envoyer une députation à Isaac Comnène pour entendre ses propositions et tenter par des concessions habiles de le décider peut-être encore à poser les armes. Une fois qu’il aurait licencié son armée, nul n’aurait la puissance de forcer le basileus à tenir des promesses arrachées par nécessité, infiniment difficiles à tenir. Le rusé Comnène n’eût pas de peine à démêler cette intrigue, mais appliquant la devise bien connue « s’il faut duper, soyons fripons », il feignit de se prêter aux négociations avec la plus parfaite bonne foi apparente. Le Stratiotique crut avoir découvert en la personne de notre chroniqueur tant de fois cité, Michel Psellos, que Skylitzès désigne à cette occasion par son titre officiel d’« hypatos » ou « prince » des philosophes, un homme parfaitement apte à mener à bien cette difficile campagne diplomatique. Psellos, en effet, était un maître du langage comme pas un à cette époque. Par le don de la parole il entendait transformer au mieux les pires situations. Ce n’en fut pas moins le plus déplorable des choix, parce que notre philosophe était un ardent partisan de Comnène et faisait secrètement cause commune avec le patriarche. Après sa retraite volontaire au monastère de l’Olympe de Bithynie auprès de son ami Xiphilin dans les derniers temps du règne de Monomaque, il avait dans les premiers mois de celui de la basilissa Théodora jeté le froc aux orties, ce qui lui avait valu les grossières moqueries de ses anciens compagnons de cloître. Il avait appartenu alors au cercle des intimes de la vieille princesse qui l’avait rappelé de cette sorte d’exil. Théodora avait convoqué plusieurs fois l’ancien ministre pour profiter de ses conseils, mais les eunuques qui gouvernaient sous elle se hâtèrent d’écarter du Palais un rival trop dangereux pour leur influence. Puis, lorsque après la mort de la vieille femme, Michel VI était monté sur le trône, notre écrivain n’avait pas trouvé auprès de ce dernier les égards et la considération sur lesquels il se croyait en droit de compter de la part du chef de l’Etat. Toujours préoccupé de sa sophistique, notre écrivain reprochait au Stratiotique une vaine affectation de science: « il philosophait dans les choses non philosophiques; il n’était pas un philosophe, mais le singe des philosophes ». Follement vaniteux, ambitieux tout autant, Psellos avait passé mystérieusement au camp ennemi et y avait déployé une immense et secrète activité. Appelé une première fois au Palais, le conseil qu’il avait donné au vieil empereur fut bleu caractéristique. « Sachant, dit-il, que le basileus s’était mis en opposition avec le puissant patriarche et que celui-ci en était demeuré fort irrité, je lui donnai pour premier avis de quitter tout ressentiment contre le prélat vindicatif et de suivre docilement toutes ses vues et toutes ses pensées, car Michel Kéroularios pouvait beaucoup dans les circonstances présentes et passerait certainement aux révoltés si on ne cherchait pas à se le rendre favorable. » La suite allait prouver combien ce conseil était judicieux, mais il ne fut pas suivi, probablement par timidité. Psellos conseilla encore deux choses au basileus: d’abord d’envoyer une ambassade à Comnène auquel on promettrait tout ce qu’il ne serait pas dangereux d’accorder; on tâcherait en même temps par quelque stratagème de dissiper son armée; ensuite de réunir sous le plus éprouvé des chefs toutes les forces de l’Empire dispersées en Occident, de réclamer l’alliance des barbares pour augmenter l’effectif des forces mercenaires et sa mettre en mesure de combattre les rebelles. Ces avis très prudents avaient été acceptés, mais non suivis. Appelé maintenant une seconde fois à la cour, après avoir été mis au courant des intentions du basileus à son endroit, Psellos se montra un vrai courtisan souple et sans scrupule. Absolument dépourvu de caractère et encore plus de sens moral, il se décida instantanément, dans l’unique pensée de sa sécurité personnelle, à se conduire comme un véritable Judas. Il déclina purement et simplement la proposition du Stratiotique par ces mots: « Je me refuse entièrement à me prêter à la demande du basileus qui n’est que fort périlleuse et ne peut avoir aucun succès. Comment espérer un instant que le vainqueur, dont les exigences auront été démesurément accrues par son succès, consente à tirer de sa victoire un profit moindre que celui qui lui est assuré? »

A cette brutale réplique, Michel VI, secouant la tête d’un air triste et résigné, répondit à Psellos « Certes, vous avez appris l’art de convaincre par la parole, mais vous n’avez jamais réfléchi au devoir que vous avez de secourir un ami dans le malheur, fût-ce votre basileus. Et cependant, moi, je n’ai en rien changé ma manière d’être envers vous, même après avoir reçu le pouvoir souverain. Au contraire, je vous ai constamment traité avec la même bienveillance. Je tiens à vous, je vous aime comme auparavant et goûte chaque jour avec plus d’admiration au miel que distille votre bouche éloquente. J’avais droit de compter sur un traitement pareil de votre part. Au lieu de cela, vous n’avez pour moi que mépris et dédain et vous ne m’accordez même pas ce qu’un galant homme ne pourrait refuser à son pire ennemi en danger. Je suivrai la destinée que le sort m’impose. Mais vous, assurément, vous ne récolterez que reproches et injures pour avoir manqué à la foi jurée envers votre ami et votre souverain. » Psellos, interdit et stupéfait, protesta avec indignation, affirmant qu’il était bien loin de sa pensée de se refuser à obliger un ami dans le malheur, mais que son honneur le contraignait à dénier au basileus son assistance. « Car, poursuivit-il, l’homme auprès duquel je dois me rendre de votre part est victorieux. Il est en droit de se nourrir des plus belles espérances. Il me recevra mal et me chassera honteusement sans même consentir à m’écouter. Il me traitera avec dédain, se jouera de ma situation d’ambassadeur et me renverra sans avoir rien conclu. Alors la foule m’accusera de vous avoir trahi et d’avoir au contraire encouragé l’autre dans ses espérances et ses désirs. On ira jusqu’à prétendre que je lui aurai conseillé de ne prêter l’oreille à aucune de vos propositions, de ne recevoir aucun de vos ambassadeurs, puisqu’il n’a qu’à prendre immédiatement en mains les rênes du pouvoir. »

Toutefois, pour ne pas trop irriter le basileus par son refus, et ne pas ainsi éveiller sa défiance, Psellos finit par se déclarer prêt à remplir la mission dont on voulait le charger à la seule condition qu’on lui adjoindrait un membre du Sénat, haut dignitaire de l’Empire, qui témoignerait de son honorabilité, et que toutes les négociations avec Comnène se feraient publiquement. Le basileus, transporté de joie, lui abandonna le choix de son collègue d’ambassade. Psellos se décida pour le très prudent et très sage proèdre Théodore Alopos, qu’il savait plein de courageuse énergie. Alopos accepta aussitôt cette dangereuse mission. Comme troisième associé, ils choisirent le vertueux proèdre Constantin Likhoudès, l’ancien premier ministre de Monomaque, qui, à l’exemple d’Alopos et de tant d’autres, était entré dans le complot. C’était un choix excellent que celui de ce parfait patriote. Ainsi le malheureux Stratiotikos s’était, sans s’en douter, remis pieds et poings liés aux mains de ses pires adversaires.

Le 24 août les trois envoyés, porteurs d’une lettre du basileus, combinée en commun et dans laquelle l’offre était faite à Comnène du titre de césar avec son adoption par Michel et la promesse solennelle de succéder à ce dernier, quittèrent Byzance; en même temps, tous les autres révoltés auraient promesse de grâce avec oubli de toute injure. Le même soir, ils envoyaient au camp des rebelles un message pour annoncer leur arrivée. Ils prévenaient aussi Comnène qu’ils ne se présenteraient dans son camp qu’après avoir reçu de lui le serment solennel qu’ils ne seraient point retenus et qu’il ne leur serait fait aucun mal, mais qu’on les traiterait avec les honneurs dus à leur rang et qu’on les autoriserait à retourner chez eux quand bon leur semblerait. Naturellement ils reçurent une réponse favorable, ils se dirigèrent aussitôt vers le camp ennemi pour offrir à Isaac l’association à l’Empire.[17]

Isaac et ses troupes avaient quitté le 21 août leurs cantonnements de Nicée. Le 23 au soir ils avaient atteint Nicomédie. La journée du 24 fut consacrée au repos de l’armée. Le 25 encore, on demeura en ce lieu après que les envoyés impériaux se furent annoncés. Ceux-ci firent leur apparition ce même jour. On leur fit dans l’armée rebelle l’accueil le plus chaleureux. Chefs illustres et simples soldats en vêtements de fête se portèrent en foule à leur rencontre les saluant de leurs acclamations comme les gages certains de la fin de cette lutte fratricide. On leur prodiguait les noms les plus doux. On embrassait leurs visages et leurs mains. Ces rudes soldats pleuraient des larmes de joie. Toute cette multitude leur fit la conduite jusqu’au pavillon de Comnène placé au centre du camp. Là ils descendirent de cheval attendant l’ordre de se présenter devant le grand chef des rebelles. La permission ne leur fut délivrée qu’au coucher du soleil. Les trois seuls envoyés impériaux furent admis en présence du général victorieux qui les reçut assis sur un siège élevé, entouré d’une garde peu nombreuse. Son costume était celui d’un chef militaire plutôt que d’un basileus. Comme les envoyés s’avançaient, Isaac se souleva légèrement pour les saluer, leur fit signe de s’asseoir puis leur adressa quelques vagues questions sur leur voyage, quelques brèves paroles aussi qui avaient trait aux événements de guerre actuels, mais qui n’avaient aucun rapport avec le but de leur venue. Il leur fit ensuite servir à boire, but avec eux et les renvoya dans leurs quartiers qui avaient été disposés tout auprès de lui. Comnène savait qu’il avait affaire à une ambassade de trahison. Mais il fallait que personne ne s’en doutât. Il avait été convenu que les envoyés dans leurs discours comme dans toute leur attitude en public se comporteraient comme s’ils étaient toujours les fidèles sujets du basileus. Une fois dans leur tente, les ambassadeurs fort impressionnés par l’attitude réservée de Comnène, admirèrent son sang froid puis se séparèrent pour se livrer au repos.

L’audience officielle avait été fixée au lendemain. Les négociateurs, dans un conciliabule tenu à l’aube, avaient décidé qu’il n’y aurait point de porte-parole unique, mais que chacun répondrait aux questions qui lui seraient posées. Vers midi, les membres les plus importants de l’état-major de l’armée rebelle, et les sénateurs ralliés à Comnène, vinrent les prendre pour les amener devant le prétendant. Celui-ci les reçut cette fois dans un appareil solennel sous une tente « immense qui eût put contenir une armée ». Une foule très nombreuse de soldats en armes l’entourait, rangés en cercle dans un ordre parfait très près les uns des autres. Le premier rang portait le sabre, le second portait la lourde hache à double tranchant suspendue sur l’épaule droite; ceux-ci étaient les Russes ou Værings; le troisième maniait la lance. On n’entendait aucun bruit. Tous ces guerriers silencieux semblaient pétrifiés de respect.

Ils se tenaient au port d’armes, les jambes raides, le regard constamment fixé sur un personnage debout à la porte de la tente. Celui-ci était le duc Jean, chef de la garde du corps de Comnène, « soldat rude autant qu’énergique, silencieux, éloquent, un sage qui avait hérité de la vigueur, de l’intelligence, de la loyale fidélité de ses aïeux ». Comme Psellos et ses collègues l’avaient abordé, il leur commanda de l’attendre, pénétra de sa personne dans la tente et en revint presque aussitôt. Sans proférer une parole, il ouvrit soudain la porte. Ce fut comme un coup de théâtre et les trois envoyés frissonnèrent de terreur à l’effrayant spectacle inattendu qui frappa leurs regards. Un appareil guerrier imposant d’une somptuosité inouïe se déployait sous leurs yeux. Au même moment éclatèrent des acclamations assourdissantes. Les guerriers de Comnène saluaient en masse leur empereur. Par une innovation curieuse les vivats n’éclataient point simultanément, mais par rangs successifs, avec des intonations différentes. Quand la dernière acclamation réglementaire fut terminée, tous ensemble, élevant encore une fois la voix, d’un commun accord firent trembler l’air de leurs cris. A ce bruit épouvantable, une peur atroce saisit les infortunés ambassadeurs, spectateurs de cette scène auguste. Ils étaient demeurés à l’entrée de l’immense tente muets d’effroi. On leur fit signe d’avancer.

Dans l’intérieur de la tente, le nouveau basileus, le prétendant, était assis sur un trône très élevé entièrement doré, orné de deux mufles de lions. Un tabouret supportait ses pieds. Son costume était éblouissant. Il portait la tête haute et fière, le corps légèrement penché en avant. L’émotion avait coloré son visage. Son regard fixe, baissé, profond et méditatif, témoignait de la gravité de ses pensées. Soudain il leva les yeux et ce fut comme un éclair, « comme le regard du navigateur qui, de la mer en courroux, s’est réfugié dans le port calme et sûr. »

Ici encore les plus vaillants guerriers rebelles entouraient leur chef sur plusieurs rangs immenses et concentriques, « depuis le chef d’illustre naissance, au port majestueux, fier de ses brillants exploits, jusqu’aux jeunes débutants qui venaient à peine de recevoir le baptême du combat ». En tête se tenaient les chefs de corps, puis leurs lieutenants, derrière ceux-ci les soldats pesamment armés, puis ceux de l’infanterie armée à la légère, puis encore les guerriers fédérés et les auxiliaires barbares aux yeux bleus lançant des éclairs. Les statures colossales des soldats normands ou tauroscythes, c’est-à-dire russes, portant la longue lance et la hache à deux tranchants, attiraient les regards par l’étrangeté de leur armement et de leur accoutrement. Psellos, observateur fin et intelligent, fait de ces deux types de guerriers du nord le tableau le plus curieux, attribuant avec une vérité extraordinaire les traits distinctifs du caractère moral et de la personnalité physique particuliers à chacune de ces deux races de Northmanns.[18]

Isaac Comnène inclina la tête et de la main fit signe d’entrer aux envoyés du Stratiotique. Ils franchirent le premier, puis le second cercle de guerriers et se trouvèrent enfin tout près à la gauche de Comnène qui, d’abord, leur posa les mêmes questions que le jour précédent. Puis, élevant soudain la voix, il commanda qu’un d’entre eux lui tendit la lettre que leur avait confiée celui qui les envoyait et lui répétât les paroles qu’il leur avait transmises à son adresse. Chacun d’eux, tremblant de peur, voulut alors laisser parler les autres. La discussion entre ces poltrons ne prit fin que lorsque Psellos, sur la promesse que ses collègues l’assisteraient en cas de besoin, eut en sa qualité d’orateur attitré consenti à être le porte-parole pour eux trois. Son coeur bondissait dans sa poitrine. Il fit un pas en avant dans une attitude respectueuse, tendit à Comnène la lettre du Stratiotique, rassembla tout son courage, et, après permission de celui-ci, prit la parole. Il était fort épouvanté et ne nous a pas dissimulé la terreur qu’il éprouva lorsqu’il se vit en présence de tous ces grands chefs, ébloui par le resplendissement de toutes ces armes, assourdi par les clameurs et le cri menaçant d’une armée entière. Comme Cicéron, le jour du plaidoyer pour Milon, il avait oublié la harangue qu’il avait préparée. « Le trouble où j’étais me permit cependant de me rappeler le canevas et les divisions de mon discours. Si ma mémoire ne me trompe point, mon exorde fut magnifique. Il fut accueilli avec faveur. Les uns prétendaient que mon éloquence était irrésistible, les autres vantaient l’énergie de mes paroles, d’autre la puissance de mon argumentation. » Bref, il débita, nous dit-il, une habile et pénétrante harangue dans le mode simple et fluent habituel. Le développement en fut précautionneux. Il évita de formuler aucune espèce de grief. Il en vint ensuite au nœud de la question, au titre même de basileus et insista sur les nombreuses distinctions déjà obtenues par Isaac. « Il parait, dit M. Miller,[19] que la mémoire fit défaut à notre orateur par suite de l’émotion qu’il éprouvait. C’est du moins ce qu’il raconte dans des termes tels que je ne résiste pas au désir de les reproduire, comme type de la vanité byzantine. Il oublie complètement l’objet de son ambassade, le talent et la gloire de l’orateur lui paraissent la seule chose importante:

« Si, dit-il, le bruit que j’entendais ne m’avait pas troublé l’esprit, je n’aurais point oublié une partie de ma harangue qui était très longue. Je me serais rappelé toutes les beautés oratoires que j’y avais semées. J’aurais parlé en périodes harmonieuses et j’aurais donné de la grâce à mon discours par des saillies spirituelles: car je possède le langage vulgaire tout aussi bien que celui des savants. A l’exemple de Lysias, j’aurais imité la simplicité des expressions naïves du peuple, en ayant soin de les orner d’idées élevées et artistement arrangées. Mais le trouble où j’étais ne me permit de me rappeler que le canevas et les divisions de mon discours. Toutefois, si ma mémoire ne me trompe, mon exorde fut magnifique. On l’accueillit avec faveur. Bien loin de blâmer le César, je lui décernais des louanges publiques. Je parlai ensuite du basileus, des honneurs et des dignités qu’il leur réservait. Ceux qui étaient mes plus proches auditeurs gardaient un profond silence et semblaient satisfaits. Ceux qui étaient placés en arrière, par contre, faisaient beaucoup de bruit; ils criaient qu’ils ne voulaient pas voir leur chef autrement que revêtu des insignes de l’Empire. En même temps, ils bousculaient ceux qui étaient encore tranquilles et les obligeaient à faire chorus. Comnène, pour complaire à la multitude, formulait le même désir.

Cependant je restais impassible. Je m’étais fortifié par des pensées solides. Sachant par expérience que dans les discussions mon sang-froid ne m’abandonne jamais, je pris le parti de me taire et d’attendre que tout fut rentré dans l’ordre. Bientôt les cris cessèrent et le silence se rétablit. Je repris alors la parole et continuai mon discours, en lui donnant un tour élégant et pathétique, mais aussi plus âpre, plus agressif, dépouillé de superfluités. Attentif à ne pas irriter mes auditeurs par des propos imprudents, je glissai sur la conduite du César. J’introduisis seulement la comparaison d’une échelle; je désapprouvais l’ambitieux qui veut monter cette échelle en sautant les échelons: je fis le procès de l’esprit d’indiscipline et de rébellion et je louai celui qui cherche à s’approcher de la royauté par degrés: d’abord césar, puis basileus, comme cela avait été le cas pour tous les meilleurs basileis.

Plusieurs me répondirent: « Cette manière de procéder est bonne pour le peuple, en temps de paix, tandis que notre chef est déjà empereur par le droit de la guerre. » « Mais il ne règne pas encore, repris-je; et, si vous me permettez une observation, je vous dirai que le nom dont on qualifie votre système est peu honorable. »

Je m’exprimais ainsi, parce que je craignais de prononcer le mot usurpation. J’annonçai ensuite le projet de l’empereur d’adopter le César et de le nommer son fils.

« Mais comment le fils du basileus pourra-t-il être privé du pouvoir? » « Il en a été toujours ainsi. C’est ainsi que les meilleurs souverains en ont agi avec leurs vrais fils. » J’ai cité alors l’exemple du divin Constantin et de quelques autres qui ont conféré à leurs fils la dignité de César, et les ont ensuite nommés empereurs. Il s’agissait de leurs propres enfants, tandis que le prince qui est devant nos yeux n’est qu’un fils adoptif. Puis je m’arrêtai après avoir prononcé le mot adoptif.

Les auditeurs, comprenant bien mon intention, énoncèrent plusieurs des causes qui avaient amené la rébellion. « Je sais tout cela, leur dis-je, et j’en ai eu le coeur déchiré plus d’une fois. Sans doute vous avez beaucoup souffert, mais rien ne peut justifier votre révolte. » Puis, après les avoir ainsi apaisés, m’adressant à Isaac: « Pour vous, prince, vous n’avez pas été attaqué dans votre honneur. La seule chose dont vous puissiez vous plaindre, c’est de ne pas avoir obtenu ce que vous désiriez. Quant aux griefs dont vous vous prétendez victime, ce n’est pas notre basileus qui en est cause, ce sont d’autres personnes. Renoncez donc à vos projets et revenez à un parti plus sage. Honorez en l’empereur votre véritable père afin que vous héritiez du sceptre suivant les lois de l’Empire. Si vous étiez sur le trône et qu’un rebelle voulut vous en chasser, vous ne vous conduiriez pas vis-à-vis de lui autrement qu’il ne se conduit actuellement vis-à-vis de vous. »

Je parvins enfin à le convaincre en ajoutant quelques arguments nouveaux. Un éclatant tumulte éclata derechef que je n’ai pas encore réussi à chasser de mes oreilles. Plusieurs voix confuses s’élevèrent derrière moi. Les uns prétendaient que mon éloquence était irrésistible; d’autres vantaient l’énergie de mes paroles, d’autres la puissance de mon argumentation. Bref, l’impression de ma harangue fut prodigieuse.

Comnène alors, commandant le silence: « L’orateur a parlé avec une grande indépendance, dit-il; il a suivi la marche naturelle des événements et les a racontés de la manière la plus simple et la plus habile. Il ne faut donc pas troubler l’assemblée et interrompre notre entretien. »

A ces mots, quelques-uns de ses amis s’écrièrent, sans doute pour m’intimider: « Mais, ô notre souverain, sauvez la vie de l’orateur, car elle est vraiment en danger! Plusieurs ont déjà l’épée hors du fourreau; ils le mettront en pièces au moment où il sortira d’ici »!

Mais moi, me contentant de sourire: « Si, en récompense des honneurs et des avantages que je vous apporte, vous voulez attenter à mes jours, n’est-il pas vrai que vous êtes des tyrans et que vous vous accusez vous-mêmes? Vous voulez m’imposer silence et me faire changer d’opinion! Vos efforts seront vains; je resterai inébranlable; ma langue et mon coeur ne varieront point! »

Sur ces paroles, Comnène se levant de son trône, mit un terme à la conférence, après avoir comblé d’éloges notre peu modeste orateur. Il ordonna ensuite la marche en avant de l’armée et invita les envoyés à entrer avec lui en conversation secrète.

Dans cette nouvelle entrevue moins dramatique que la première, Isaac, qui joua auprès des ambassadeurs le rôle d’un prétendant contraint et forcé par ses propres partisans d’aller de l’avant, fut mis au courant de l’état des affaires dans la capitale et apprit que ses adhérents n’y avaient pas encore pris les mesures nécessaires pour y inaugurer un mouvement en sa faveur avec des chances assurées de succès. Afin de leur fournir le temps dont ils avaient besoin pour amener ce résultat, il sembla accepter en principe les propositions du Stratiotique, se contentant de présenter quelques contre-propositions que lui-même ne prenait pas au sérieux. Mais comme il eut été imprudent à lui de divulguer son secret à ses troupes, il remit le jour suivant deux lettres signées de lui aux envoyés impériaux. La première était un exposé des desiderata de l’armée rebelle. Le contenu de celle-ci fut rendu public. Dans la seconde missive, celle-là tout à fait secrète et destinée au seul basileus Michel, Isaac assurait celui-ci qu’il était au fond disposé à traiter sur les bases proposées. Il déclarait vouloir se contenter du titre de césar aux uniques conditions suivantes: personne autre que lui ne serait appelé à la succession au trône; il aurait pleins pouvoirs, surtout pour ce qui concernait la faculté de conférer honneurs et dignités; tous ses partisans, sans exception, seraient confirmés dans les rangs et dignités qu’il leur avait conférés; enfin le premier ministre Léon Paraspondylos serait renvoyé. —La dernière de ces conditions qui était une satisfaction donnée aux rebelles, avait seule une importance pratique. Michel Stratiotique, en consentant à retirer son emploi à son conseiller fidèle, s’en allait que plus sûrement à sa perte, puisqu’il se privait du seul secours qui pouvait peut-être encore lui donner le salut.

Le poltron Psellos nous avoue qu’il craignait d’en avoir trop dit. La dernière nuit qu’il passa dans le camp fut surtout affreuse. Pendant que ses collègues dormaient, il attendait à chaque instant l’arrivée du bourreau; au moindre bruit il était frappé d’épouvante et croyait sa dernière heure venue. Vers le matin, il reprit un peu de calme. Il lui semblait que son malheur serait moins horrible s’il était mis à mort pendant le jour. Toutefois il était plus disposé à s’excuser auprès de l’usurpateur qu’à insister sur l’objet de sa mission.

Le 27 août les envoyés impériaux, la joie dans le cœur, reprirent en hâte le chemin de la capitale. Le lendemain matin déjà, après une calme traversée du Bosphore, ils étaient de retour au Palais Sacré où le basileus les reçut immédiatement, ils lui remirent les deux lettres du prétendant. Le Stratiotique ne fit pas la moindre objection aux demandes de Comnène et accepta de suite toutes les conditions imposées par lui. Il accorda même davantage qu’il n’était exigé. Il déclara en un mot qu’il ne serait fait obstacle à aucun des désirs de Comnène lequel recevrait ainsi à la fois et les apparences et la réalité, du pouvoir. Lui Michel l’élèverait plus haut encore que tout ce qu’il pouvait espérer. Seule la couronne impériale ne pouvait encore lui revenir. Il serait co-régent et participerait au gouvernement de l’Etat. Il aurait le droit de nommer des fonctionnaires. Il aurait une maison impériale particulière et le plus brillant entourage. Tous ses partisans seraient confirmés dans leurs plus récents avantages. Léon, le premier ministre, serait révoqué. Tout cela était juré sur les serments les plus formidables. Seulement il semblait de toute nécessité de remettre de quelques jours la proclamation d’Isaac en qualité de co-régent parce que le basileus avait auparavant à gagner à cette mesure le peuple de la capitale ainsi que le Sénat, à légitimer en un mot, à expliquer aux yeux de tous cette nomination sensationnelle.

Le lendemain 29 août, Psellos et ses compagnons demeurèrent encore à Constantinople, Peut-être à l’insu du Stratiotique, fort occupés à prendre les dernières mesures de trahison, d’accord avec les autres conjurés groupés dans la capitale. Dans la nuit du 29 au 30, ils quittèrent une fois encore la Ville gardée de Dieu pour porter au prétendant les nouvelles concessions du Stratiotique. Quelques heures après l’insurrection formidable éclatait dans la grande cité.

Revenons à Isaac. Dans cette même journée du 27 août, qui avait vu le départ pour Constantinople des envoyés de Michel VI, le prétendant avait entraîné son armée plus en avant vers le nord. Il avait passé la nuit du 29 au 30 à Almeai, petite localité sise à mi-chemin entre Nicomédie et Chrysopolis. Son projet était d’atteindre encore dans cette même journée du 30 la villa impériale de Damatrys aux portes de cette dernière ville, la Scutari actuelle, sur la rive même du Bosphore. Entre Almeai et cette localité en un lieu nommé Rheai, il se rencontra dans le courant de l’après-midi avec les envoyés de Michel VI. Son extérieur comme son entourage étaient bien moins imposants quo lors de leur première entrevue. La lettre du basileus que Psellos et ses compagnons apportaient fut lue en présence de toute l’armée qui sembla satisfaite. La question de savoir si leur chef porterait la « stéphané » des basileis ou simplement le « stemma » des césars importait peu à ces rudes soldats du moment que leur Comnène bien-aimé aurait entre ses mains tous les attributs réels du pouvoir effectif. De ce qui se passait et se tramait dans le sein du Sénat, parmi les membres du haut clergé ou dans la bourgeoisie de la capitale, très peu parmi les rebelles victorieux paraissent avoir eu quelque notion, même parmi des chefs tels que Katakalon qui répétait incessamment qu’il était absolument contraire à tous les serments jurés, à tous les arrangements pris, à toute espèce de prudence, de maintenir le Stratiotique sur le trône. Dans l’audience particulière qui fut accordée par Isaac aux envoyés, Psellos confia secrètement à celui-ci tout ce que le basileus leur avait dit non moins secrètement pour expliquer pourquoi on ne pouvait procéder immédiatement à la nomination du prétendant comme régent. Les nouvelles que les envoyés apportaient de la conspiration qui avait éclaté dans la capitale étaient autrement importantes. Elles remplirent de joie et de confiance l’âme de Comnène.[20] Si les choses marchaient comme il l’espérait bien, il allait pouvoir presque aussitôt licencier sa coûteuse armée et s’installer dans le Grand Palais veuf de son vieux basileus. Durant qu’il conférait encore avec les envoyés impériaux, le sort du pauvre empereur se trouva définitivement réglé!

Cette seconde ambassade n’eut pas du tout le caractère de la précédente. La première fois Psellos et ses compagnons avaient parlé en toute sincérité. Au contraire lorsqu’ils repartirent pour le camp des révoltés, ils s’étaient déjà engagés à trahir Michel VI. Aussi n’est-ce pas dans les ouvrages de Psellos qu’il faut chercher un récit exact de cette seconde négociation. Il s’est peu soucié de transmettre à la postérité le souvenir d’une trahison à laquelle il a participé et plus tard il n’a pas craint de reprocher à Michel Kéroularios des actes dont il a dû cependant être le complice. Nous savons déjà en effet que le patriarche était d’accord avec les conjurés. Il n’était pas le seul à Byzance qui fit des voeux pour leur succès et un grand nombre de hauts personnages pensaient comme lui. Ce furent eux probablement qui s’entendirent avec les ambassadeurs pendant la journée du 29 août que ceux-ci passèrent tout entière dans la ville, et il est probable que ces nobles conspirateurs arrêtèrent les détails de la révolution qui éclata le lendemain. L’ambassade se rendit donc auprès de Comnène qui feignit d’accepter avec joie toutes les propositions de Michel VI; mais elle était chargée de lui dire secrètement que tout Byzance se donnerait à lui, s’il paraissait seulement sous ses murs. En outre, nous le verrons, une circonstance singulière marqua ce second séjour des ambassadeurs au camp des révoltés. Un seul général, Katakalon Kékauménos, se montra mécontent des propositions de Michel VI qu’il ne trouvait pas encore assez avantageuses. Or, cette opposition était toute factice et les ambassadeurs eux-mêmes en étaient secrètement les promoteurs. Il est donc prouvé que pendant la journée du 30 août il y eut connivence entre les révoltés de Constantinople et ceux de Nicomédie. Ce furent les envoyés de Michel VI eux-mêmes qui se chargèrent de réunir les fils de la double conspiration qui aboutit à la déchéance du malheureux empereur.

A peine, en effet, les ambassadeurs étaient-ils partis que l’émeute éclata à Constantinople. La nuit entière dut se passer probablement en préparatifs, car, au point du jour, tout était prêt. Comme le radieux soleil d’été se levait à peine au matin du 30 août qui allait être une des grandes journées historiques de Byzance, l’aube d’une ère nouvelle, les chefs du complot dans la capitale, le magistros Michel, fils d’Anastase, le patrice Christophoros, Pyrrhos, tous trois présidents des puissantes associations politiques connues sous le nom de « hétairies », beaucoup d’autres hauts personnages encore dont les noms ne sont pas parvenus jusqu’à nous, se réunirent en hâte. Ce rassemblement était composé, non comme Psellos l’a dit plus tard dans son réquisitoire, de gens de bas étage, mais des premiers parmi les personnages sénatoriaux, parmi lesquels Michel Attaleiates, Skylitzès et Zonaras donnent les quelques noms cités plus haut qui ne laissent aucun doute à cet égard. Alors fut jouée une indigne comédie dans laquelle l’intrigant patriarche Michel Kéroularios s’était réservé le rôle de l’innocent. Les conjurés coururent à Sainte-Sophie auprès de laquelle s’élevait la demeure patriarcale et environnèrent en masse le saint lieu. Ainsi qu’il en avait été secrètement convenu, leurs adhérents arrivèrent en foule énorme de tous côtés.

La curiosité, l’amour du bruit attiraient la multitude qui couvrit bientôt l’immense place devant le temple auguste. On entendait de partout retentir des cris sauvages réclamant la présence du patriarche, le sommant de descendre de ses appartements pour qu’on pot se concerter avec lui, profiter de ses avis, surtout lui poser une question de la plus haute importance. Lui cependant, préférant ne pas se rendre de suite à ces instances, persistait à ne pas se montrer. De bonne foi ou autrement, il fit fermer les portes qui conduisaient aux étages supérieurs de l’Eglise pour empêcher la foule de pénétrer jusqu’à lui. Toutefois, comme cela avait été convenu, il fit descendre ses deux neveux, Nicéphore et Constantin, qui se mêlèrent aux manifestants, parlementant avec eux, s’informant de leurs griefs pour les rapporter à leur oncle. Instantanément, ces deux jeunes gens se virent entourés par les meneurs du mouvement qui menacèrent de les faire écorcher vifs ou de les étrangler si le patriarche ne venait sur-le-champ les rejoindre. Tous les auteurs habituels de révolutions, mais aussi des hommes de sens rassis en quantité, des sénateurs même étaient là. L’entrée de la Grande Église fut forcée et on vit enfin paraître « volontairement ou non » le patriarche en personne, tout de blanc habillé, revêtu de ses ornements pontificaux. Ilse présenta, ayant l’air de céder à la violence, comme s’il ne venait que contraint et forcé dans le seul désir d’arracher ses neveux au massacre, ce qui, comme le fait remarquer Skylitzès, était une comédie arrangée d’avance, immédiatement la foule l’environna de toutes parts, il s’assit sur un trône qu’on apporta et qu’on plaça au côté droit de l’autel dans le chœur. Il écouta là les demandes des meneurs. Les sénateurs présents le sommèrent d’être juge entre eux et le basileus traître à ses serments. Continuant à jouer leur rôle jusqu’au dénouement, ils demandèrent au patriarche d’aller lui-même en ambassade auprès du « Vieux » comme on appelait communément l’empereur et de réclamer de lui les serments par écrit signés de tous les sénateurs, puisqu’il avait traité avec Comnène et l’avait reconnu comme empereur Ils se trouvaient, en effet, dans l’alternative d’être des parjures s’ils acclamaient le nouveau souverain ou des rebelles s’ils ne l’acclamaient pas. Le patriarche se déclara prêt à accéder à cette demande, mais ce n’était pas leur compte et après avoir perdu du temps volontairement, ils se mirent tout à coup à acclamer Comnène. Ce fut le signal des mesures les plus révolutionnaires.

La restitution du fameux document n’était, en effet, qu’un prétexte. Ce qu’on voulait véritablement allait aussitôt se montrer clairement. Le protopapas ou « devtérévon » Stéphanos, sorte de premier aumônier ou de premier chapelain du Palais, le prélat le plus influent après le patriarche, et Théodore, patriarche d’Antioche, se mêlèrent à la foule et lui conseillèrent de proclamer Comnène basileus et Stratiotikos déchu du trône . Malheur à ceux qui ne se rallièrent pas à ce programme. Ils se virent aussi proclamés « apostats », ennemis des Romains et rebelles. On déclare qu’il fallait détruire leurs maisons, piller et voler tout ce qu’ils possédaient. Sans doute, ce ne fut pas le patriarche qui invita les conjurés à prendre ces mesures violentes, mais sa complicité morale n’en est pas moins parfaitement certaine,[21] puisqu’elle fut adoptée tout aussitôt sous la pression d’un homme qui était véritablement son bras droit: Stéphanos.

Pour éviter qu’on en vint à la bataille des rues, comme il disait, Kéroularios déclare alors comme spontanément qu’il ne voulait point s’opposer à la volonté populaire mais que bien au contraire il approuvait la proclamation de Comnène comme basileus et conseillait aux conjurés de la rendre publique. A partir de ce moment il prit ouvertement en mains la direction de la Révolution, appela à lui les sénateurs et autres hauts dignitaires et constitua à l’aide de ses partisans un gouvernement provisoire. Il fut vraiment alors pour quelques heures le maître unique de Constantinople et sous sa direction les mesures révolutionnaires se succédèrent aussi tranquillement que rapidement. « Avant tout, un certain nombre d’archevêques ou métropolitains de son parti se transportèrent au Palais et « suivant la volonté du peuple », apportèrent « au Vieux » qu’ils trouvèrent complètement isolé, l’ordre très brutal, s’il tenait à sauver sa vie, de prendre le froc, de livrer sa chevelure aux ciseaux de l’exécuteur, et de quitter incontinent ces lieux où il n’avait plus que faire. C’est qu’il s’agissait, avant tout, d’en finir avec lui. Le malheureux souverain, si odieusement trahi, avait encore auprès de lui sa garde personnelle qui lui était demeurée très fidèle ainsi que de nombreux partisans tout prêts à se précipiter sur la tourbe des émeutiers. Mais devait-il risquer la bataille? Non certes, puisque s’il échouait alors, c’en était fait de lui, tandis que maintenant il pouvait au moins compter sur la vie sauve. On agit de cette manière sur lui par intimidation. Il déclara qu’il ne voudrait pas que le sang des citoyens coulât davantage à cause de lui. Sans opposer de résistance, jetant un douloureux regard sur ses bottines de pourpre, les rouges « campagia », insignes de l’empire: « Ce n’est point pour vous, s’écria-t-il, que je perdrai mon salut! » et il les jeta loin de lui. Puis il se dépouilla du reste du vêtement impérial. Et comme il demandait aux évêques ce que le patriarche lui donnerait en échange de l’Empire, il reçut cette dure réponse: « le royaume des cieux. » Puis il tendit la tête aux ciseaux et s’enveloppa du froc monacal. Il y avait un an moins un jour qu’il était monté sur le trône. Comme il n’y avait plus de sécurité pour lui dans le Palais livré à l’émeute, il alla à Sainte-Sophie se placer sous la protection de son mortel ennemi. Le patriarche se porta souriant à sa rencontre, et lui fit le plus gracieux, le plus compatissant accueil, lui tendant la main et le serrant dans ses bras pour l’embrasser. Mais Michel VI s’éloigna aussitôt de lui, disant simplement: « Dieu te traite, ô archevêque, avec la même douceur », et il se retira de suite dans la cellule solitaire que Kéroularios venait de lui assigner pour demeure dans le haut de la Ville. C’est là qu’il mourut peu après. Il pouvait se féliciter de ne pas avoir perdu aussitôt avec le trône la vie ou au moins la vue.

Un grand résultat était ainsi obtenu. « La situation politique devenait plus claire. Le clergé, avec l’aide du Sénat et du peuple, venait de culbuter le vieux basileus et son gouvernement presque sans effusion de sang. Midi avait dès longtemps sonné lorsque le patriarche adressa à Comnène un message l’invitant à faire son entrée dans la capitale et lui rappelant le salaire promis! L’armée du prétendant venait de quitter Rhéai pour aller prendre ses cantonnements aux portes de Chrysopolis en face de la capitale ».

Psellos, qui se trouvait toujours encore au camp de Comnène et qui se demandait avec anxiété quelle attitude il devait prendre vis-à-vis du soleil levant nous a retracé l’émotion causée par ce message. Dés l’après-midi, le bruit s’était répandu, encore confus il est vrai, que de grands événements venaient de se dérouler dans la Ville gardée de Dieu. « On refusa d’abord d’y ajouter foi », dit très sérieusement notre chroniqueur. Bientôt cependant on vit se succéder messager après messager, chacun apportant un détail de plus sur ce qui s’était passé tant au Palais que dans les rues de l’immense capitale. Les soldats du prétendant, transportés d’allégresse, poussaient des acclamations. Seul Isaac Comnène demeurait calme, conservant son sang-froid. C’est à ce moment, alors que le soleil n’était pas encore couché, qu’on vit arriver enfin, presque mort de fatigue et d’émotion, le délégué du patriarche auprès du nouveau basileus. Il dit l’abdication du Stratiotique. Il n’y avait plus à douter de la vérité de ce qu’il annonçait. Les heureuses nouvelles se succédaient de minute en minute. Les ambassadeurs du Stratiotique se trouvèrent alors dans une perplexité encore plus grande. Psellos était désespéré. La vie lui était à charge. Il sentait qu’il lui en fallait faire le sacrifice. Il croyait que tout le monde était contre lui. Sa seule ressource était de s’abandonner à son malheureux sort. Il redoutait surtout le nouveau basileus. Il l’avait sottement engagé à redevenir presque un simple citoyen, ce qui lui faisait craindre un châtiment sévère. Pendant que ses collègues dormaient il attendait à tout instant, cette fois encore, l’arrivée des bourreaux. Au moindre bruit, il tressaillait se croyant sur le point d’être égorgé. C’est en proie à de pareilles frayeurs qu’il passa une partie de la nuit. Vers le matin, il fut mieux. Il lui semblait de nouveau que son malheur serait moins horrible, s’il était mis à mort pendant le jour. Ayant fait quelques pas en dehors de sa tente, il aperçut de tous les côtés des feux et des torches autour de la tente de Comnène; la confusion paraissait régner partout. La nuit entière s’était passée dans le camp d’Isaac aux préparatifs de l’entrée solennelle du lendemain. Katakalon avait reçu l’ordre d’occuper Constantinople dès l’aube prochaine. Au matin du 31 août, le vétéran des guerres d’Asie, honoré par Comnène de la dignité de curopalate, accompagné de quelques autres chefs et d’un faible détachement, s’embarqua sur la rive prochaine. Immédiatement après avoir traversé le Bosphore, il prit possession du Grand Palais sans rencontrer nulle part de résistance.

Bientôt l’ordre du départ est donné et on se dirige vers la ville. Le soleil n’était pas levé lorsque le nouvel empereur monta à cheval et se mit en route. Tous le suivaient. Psellos, tristement préoccupé de son sort, réfléchissait aux moyens de se justifier et d’expliquer à Comnène pourquoi il l’avait engagé à accepter les propositions du souverain déchu. Sur ces entrefaites celui-ci le fit appeler, et, oubliant tout ce qui s’était passé entre eux, il commença à lui parler des affaires secrètes de l’État. Il le consulta et lui demanda comment il devait s’y prendre pour mériter d’être rangé parmi les meilleurs souverains. Psellos reprenant courage répondit à tout et chercha à mériter son approbation. Après s’être entretenu avec lui, l’empereur fit venir les deux autres ambassadeurs et leur communiqua ses idées tout en les priant de lui prêter leur assistance.

Cette journée d’allégresse devait être la première de la nouvelle dynastie. Elle fut consacrée au triomphe des vainqueurs qui étaient Isaac Comnène et plus encore Michel Kéroularios!

Dès la veille au soir, une foule d’habitants avaient quitté la capitale pour se porter en hâte à la rencontre du vainqueur. Toute la nuit cet exode avait continué et le Bosphore était demeuré brillant d’innombrables lumières, flambeaux, lampions et lanternes de toute espèce. Dès le lever du soleil, la véritable foule urbaine sortit de la ville se répandant à travers le détroit en flots infinis pour gagner la rive d’Asie. De tous les points de l’horizon des milliers d’êtres humains accouraient. Psellos qui nous dit avoir assisté à tant de pompes impériales affirme n’avoir jamais vu rien de pareil. « L’ouvrier abandonnait l’atelier, le marchand sa boutique, le paysan son champ, le moine sa cellule, l’ermite sa solitude pour voir, s’étonner et se griser en commun de joie et de tumulte. Renonçant à leurs contemplations célestes, ces saints religieux descendaient dans les places publiques, dans les Hippodromes, assiégeant l’entrée des Palais impériaux. L’air était embaumé de mille parfums. Partout l’encens brûlait. Chacun s’efforçait de témoigner au nouveau marre de l’Empire sa dévotion, sa sollicitude. On dansait devant lui. Son entrée ressemblait à celle d’un Dieu. L’homme du commun luttait d’enthousiasme avec le noble et le sénateur pour saluer de ses hourras Isaac Comnène, isapostole, nouveau basileus des Romains. Au milieu de l’allégresse universelle de cette multitude qui l’enveloppait incessamment, Isaac seul n’osait pas encore se laisser aller tout entier au bonheur. Ce n’était toujours qu’un commencement! Que serait la fin? Le nouveau souverain craignait la rancune des Dieux, l’instabilité de la fortune. Il fit part de ses pensées mélancoliques à son confident Psellos. Peut-être songeait-il amèrement que son triomphe allait être aussi celui de son allié Michel Kéroularios. C’était à celui-là en somme, qu’il devait sa couronne. Il réfléchissait sans doute à la déférence qu’il lui faudrait témoigner en échange à l’orgueilleux prélat.

Le nouveau basileus, doué d’un esprit supérieur, ne se laissait point aller au sentiment de l’orgueil. Connaissant les changements et les revers de la fortune, il n’était point ébloui et conservait le plus grand calme. Se retournant vers Psellos: « Sage philosophe, dit-il, je crois que cette félicité est pleine de dangers, et j’ignore si tout ceci finira heureusement. » — « Vous soulevez là un problème de haute philosophie, répondit notre rhéteur. J’ai lu des traités très savants, ainsi que des livres remplis de prières ferventes ayant pour but de rendre le destin favorable. Il résulte de mes lectures que celui qui passe d’une vie malheureuse à une vie heureuse fait changer en morte temps et pour toujours sa destinée. En parlant ainsi, je me conforme à la doctrine des anciens Grecs. Quant à notre dogme chrétien, il ne comporte pour nous rien de prédestiné. Nous ne sommes soumis à aucune nécessité absolue, et la fin a toujours de l’analogie avec les actions antérieures. Si donc, négligeant les conseils suggérés par une sage philosophie, vous vous laissez éblouir par l’éclat de votre situation actuelle, la justice divine vous arrêtera dans vos succès. Dans le cas contraire, tout vous réussira; ainsi ayez bon espoir. Dieu n’est pas jaloux des biens qu’il nous envoie: souvent il continue à protéger ceux qu’il a comblés d’honneurs et de félicités. Commencez sur moi-même la pratique de la vertu. Ne me haïssez pas de ce qu’étant venu auprès de vous en qualité d’ambassadeur, je me suis permis de vous parler avec liberté. J’avais mission de le faire, et je n’ai pas voulu trahir la confiance que l’empereur avait mise en moi. Non pas que je fusse animé de mauvais sentiments à votre égard, mais mon attachement pour lui m’en faisait un devoir.

Pendant que Psellos parlait, les yeux de Comnène s’étaient remplis de larmes. Il répondit: « J’aime mieux la langue sévère qui alors me disait de dures vérités, que la langue dorée qui aujourd’hui me comble de louanges et de flatteries. Ainsi que vous me le recommandez, je vais commencer sur vous l’exercice de la vertu. Je fais de vous le meilleur de mes amis et je vous nomme président du Sénat. »

Durant que ces deux personnages ainsi devisaient quelque peu mélancoliquement, la journée s’avançait. Vers midi seulement, le cortège brillant atteignit le Bosphore. En face s’étalait splendidement sous ce grand soleil d’été la cité prestigieuse qui s’apprêtait à fêter son nouveau maître. Le vaisseau impérial apparut. Le peuple jetait des fleurs devant le basileus, poussant des acclamations de joie. Isaac y monta de suite et l’orgueilleux navire, environné et précédé d’une multitude de barques, de caïques, d’esquifs de toute espèce brillamment décorés prit le large. L’ouragan d’acclamations grossissait de minute en minute à mesure que cette flottille improvisée approchait de la rive d’Europe.

Tard dans la soirée de ce dernier jour du mois d’août 1057, Isaac, premier basileus de la glorieuse dynastie des Comnènes qui devait gouverner l’empire jusqu’à l’extrême fin du siècle suivant, fit son entrée dans la Ville gardée de Dieu, reine des villes. Un thriambe solennel l’accompagna jusqu’au Palais. Le lendemain, 1er septembre, jour de l’an à Byzance, il fut solennellement couronné par le patriarche au devant de l’ambon dans Sainte Sophie, la Grande Eglise. Il reçut le diadème et fut proclamé basileus et autocrator des Romains. La couronne impériale passait de la portion européenne à la portion asiatique de l’Empire. C’était le triomphe de l’élément militaire sur l’aristocratie sénatoriale et la bureaucratie civile!

La glorieuse dynastie macédonienne vieille de presque deux siècles faisait place à celle des Comnènes puis des Anges que les croisés Francs devaient renverser un jour !

 

FIN

 

 

 



[1] J’emprunte presque constamment à cet excellent travail le récit de la suite de tous ces événements jusqu’à la proclamation d’Isaac Comnène.

[2] Les sources occidentales racontent qu’à la suite de la mort du pape Léon IX, l’empereur allemand Henri III chercha à négocier avec les Grecs. En mai 1054, il avait reçu à Quedlinbourg les ambassadeurs du patrice Argyros et, aussitôt après son arrivée en Italie, avait envoyé l’évêque Othon de Novare à Constantinople pour négocier un traité d’alliance entre les deux empires. L’évêque trouva en arrivant Constantin Monomaque mort et Théodora régnant à sa place. La vieille impératrice se montra, parait-il, très favorable à cette alliance et, dès l’an 1054, l’évêque de Novare retourna auprès de son maître accompagné par une ambassade byzantine. Certainement un traité fut signé à cette occasion.

[3] Et non « Strabospondylos »! comme le nomment Skylitzès et Cédrénus.

[4] Voyez ces pages curieuses de Psellos: Théodora se plaignit amèrement à notre historien de ce qu’elle avait eu à souffrir de la part de son défunt beau-frère.

[5] Psellos, jaloux de s’être vu préférer Léon Paraspondylos par la basilissa Théodora, a été dur pour lui tout en louant ses qualités incontestables. Michel Attaliatès nous donne de cet homme remarquable un portrait bien plus sincère. —Les gouvernements de Théodora et de Michel VI présentent tout le caractère d’une réaction contre celui de Monomaque, exactement comme celui de ce basileus avait été une réaction contre celui du Paphlagonien, comme aussi celui d’Isaac Comnène devait en être une contre celui des derniers représentants de la dynastie macédonienne.

[6] Arisdaguès de Lasdiverd racontant le règne de Théodora, s’exprime en ces termes: « Le sultan des Dadjigs (ou Turcs), Toghroul lui envoya un ambassadeur avec une lettre contenant ce qui suit: « Rends-moi les villes et districts que tes « ancêtres ont enlevés aux Dadjigs, ou paie-moi un tribut de mille tahégans par jour. » Pour l’apaiser, Théodora lui envoya des chevaux et des mulets blancs, des sommes considérables en argent avec des vêtements de pourpre. Celui-ci accueillit favorablement l’ambassadeur chargé de lui remettre ces présents, le retint auprès de sa personne et l’emmena avec lui dans la province de Babylone (c’est-à-dire en Perse). Ceci se passait dans l’année 504 de notre ère (8 mars 1055-7 mars 1056). »

Dans ce même chapitre et pour cette même année, Arisdaguès mentionne encore: 1° une agression des Perses (c’est-à-dire des Turcs), d’autres disent d’Abou’l Sevar, émir de Tovin et Kantzag (l’Elisabethpol d’aujourd’hui), gendre du roi Aschod d’Arménie, jusqu’aux portes d’Ani; 2° Des combats entre le « vestis » Aaron, gouverneur impérial du Daron (appelé Avan par les Turcs) et les Turcs auquel ce haut fonctionnaire avait refusé de livrer un groupe nombreux de dissidents qui étaient venus prendre du service auprès de lui; 3° diverses autres incursions des Turcs en Arménie, simples expéditions de meurtre et de pillage. En réalité, les Turcs et leur sultan, très victorieusement occupés du côté de l’Azerbaïdjan et du Diar-Bekir et jusqu’à Bagdad, laissèrent à peu près en paix durant ce court règne la malheureuse Arménie et les frontières de l’Empire dans cette extrême région de l’Asie. Toutefois Ibn el Athir (IX, p. 410) place à l’année 446 de l’Hégire (avril 1055-avril 1056), durant la campagne de l’Azerbaïdjan, deux nouvelles agressions en territoire grec du sultan jusqu’à Manaskerd et jusqu’à Erzeroum.

A Jérusalem cependant, le joug sous lequel gémissaient les chrétiens s’appesantissait de plus en plus. Le Khalife par, maître alors de la Syrie, fit fermer à nouveau l’église du Saint-Sépulcre en 1055 et défendit d’y donner entrée aux pèlerins, ce qui affligea toute la catholicité. Trois cents chrétiens établis à Jérusalem durent en sortir pour aller chercher asile en Occident; et les peintures qu’ils répandirent de la barbarie musulmane échauffèrent les esprits et préparèrent les premiers germes des guerres saintes. Les pèlerins ne devaient plus à partir de ce moment jusqu’aux Croisades trouver la moindre sécurité en Palestine.

Mathieu d’Édesse dit que Théodora était une sainte femme, vivant dans la virginité et d’une vie exemplaire. Il rappelle son gouvernement juste, charitable et bon. Elle délivra de leurs fors les princes arméniens, fils d’Itabel, les renvoya chez eux, leur restitua leur ville d’Arghni et remplaça leur vainqueur Péros par un nouveau gouverneur Mélissène (Mélissénos), homme de bien, bienfaiteur des populations.

Aboulfaradj raconte encore qu’après la mort de Constantin, Théodora envoya une ambassade à Bagdad pour confirmer le tribut promis par le basileus défunt. Ce prétendu tribut n’était, du reste, pas autre chose que l’envoi régulier de grains auquel Constantin IX avait consenti pour venir en aide aux populations musulmanes de Syrie et de Mésopotamie décimées par la famine — L’Histoire des Khalifes Fatimites confirme ce fait en nous apprenant qu’à la mort de Monomaque, Théodora voulut transformer cette convention commerciale en un véritable traité d’alliance offensive et défensive avec le Khalife d’Égypte Mostançer. Celui-ci répondit à ces avances par un refus formel. Aussi le gouvernement grec mit-il un terme à ses envois de grains et, de son côté, le Khalife se prépara-t-il à rouvrir les hostilités contre les Byzantins en Asie. En infime temps, il faisait saisir le trésor accumulé par la piété des fidèles dans l’église de la Résurrection à Jérusalem (Saint-Sépulcre) qui venait, on le sait, d’être reconstruite. Il voulait surtout, en agissant de la sorte, se venger de ce que le gouvernement byzantin, s’étant convaincu que les Seldjoukides étaient maintenant plus à craindre que les armées d’Egypte venant sur la demande de Toghroul Beg, de faire rétablir en place du sien le nom du sultan dans la prière publique proclamée à la mosquée de Constantinople.

[7] Théodora fut enterrée dans un monastère fondé par elle.

[8] Voyez encore sur cette basilissa, Mædler, (résumé de toutes les sources dans lesquelles le nom de Théodora se trouve cité).

[9] Il était né à Byzance même. Les historiens le désignent parfois sous le nom de Michel l’Ancien.

[10] La foule chantait cette cantilène à son sujet.

[11] On se rappelle qu’un Joseph Bringas avait été premier ministre sous Romain II et Théophano.

[12] Voyez sur ce passage obscur de Skylitzès, Cédrénus.

[13] Deux chefs normands des armées byzantines au XIe siècle. — Rev. historique, 1881.

[14] Hervé, brouillé avec Samouch, tomba par surprise aux mains de l’émir de Chliath, sur le lac Van, qui le fit mettre aux rets.

[15] Sur l’illustration et l’origine d’abord macédonienne, puis paphlagonienne des Comnènes, sur les origines et les jeunes années d’Isaac en particulier, voyez la Chronique de Nicéphore Bryenne. Je rappelle qu’Isaac était fils de Manuel Erotikos Comnène dont il a été question souvent dans cette histoire et d’une mère probablement alliée à la maison macédonienne. Il avait un frère, Jean Comnène, et une sœur mariée au protospathaire impérial Michel Dokeianos. Né vers 1005, il perdit son père vers 1015. Lui et son frère furent élevés par les soins du basileus Basile et reçurent une éducation essentiellement militaire. Basile II le maria à une des filles de l’ancien dernier souverain de Bulgarie, Jean Vladistlav, nommée Catherine. Probablement sous Constantin VIII, il partagea la disgrâce de son parent Nicéphore Comnène. Ce fut vraisemblablement Constantin Monomaque qui lui donna le commandement des troupes d’Anatolie, commandement que Théodora lui fit enlever dès qu’elle fut revenue au pouvoir par la mort de son beau-frère. Profondément ulcéré par cette disgrâce imméritée, il s’était retiré dans ses terres de Kastamon d’où il ne devait sortir que pour devenir basileus d’Orient. Il était âgé d’environ cinquante ans à l’époque dont j’écris l’histoire et qui vit son avènement.

[16] Mathieu d’Édesse, écrivain arménien, raconte avec les idées de sa nation la révolte et le triomphe de Comnène. Je trouve au chap. LXXIX (éd. Dulaurier, p. 104) une phrase curieuse. Après avoir raconté que les désordres en Asie durèrent encore quelque temps après le triomphe du prétendant et que celui-ci, une fois maître du pouvoir suprême, combla d’honneurs ceux qui étaient demeurés fidèles jusqu’au bout au Stratiotique, bien plus que ses propres partisans, ajoute ceci: « Avant que la cause de Comnène ne triomphât, plusieurs grands d’Arménie étaient accourus au secours de Michel, entre autres Bizônid (ou Bizschénid) et Liparit (le fameux Liparit tant de fois déjà cité dans ce volume). Mais lorsque ceux-ci furent, arrivés à Djerdjéri (peut-être Gergis de Troade? dit M. Dulaurier), ils se sauvèrent pendant la nuit en se disant les tins aux autres: « L’erreur retourne de Djerdjéri » (ce passage est obscur). Au bout de quelques jours, ils vinrent se présenter au nouvel empereur qui les traita avec les plus grands honneurs.

[17] Psellos a fait allusion, dans plusieurs de ses œuvres, à la négociation qu’il fut chargé de conduire en personne. Le récit le plus détaillé et le plus vif qu’il en ait laissé se trouve dans ses Histoires; il concorde parfaitement d’ailleurs avec ceux que l’on trouve dans ses oraisons funèbres de Michel Kéroularios et de Constantin Likhoudès, ainsi que dans l’acte d’accusation dressé par lui contre Kéroularios en 1059. C’est ce récit que je vais suivre de point en point.

[18] Voyez le très intéressant commentaire de ce magnifique et étrange spectacle militaire dans Wassiliewsky, La droujina væringo-russe.

[19] Ambassades de Michel Psellos auprès de l’usurpateur Isaac Comnène (Comptes rendus de l’Acad. des Inscr. et B.-L.)

[20] Cette joie et cette confiance de Comnène avaient pour cause non la réponse que lui avait apportée les ambassadeurs de la part du Stratiotique mais bien ces mêmes informations que les ambassadeurs lui avaient transmises en leur nom propre au sujet de la révolution sur le point d’éclater dans la capitale

[21] « La complicité du patriarche est certaine, dit fort bien M. Bréhier tous les historiens sont d’accord là-dessus. Dans ses Histoires, Psellos parle des incendies et, dans son acte d’accusation, il fait un tableau saisissant de cette sanglante journée. « Chacun, dit-il, se réfugiait dans sa maison en adressant à Dieu des supplications. Le vénérable maître, au contraire, ne songeait qu’à tendre des embûches dignes d’un brigand. Il choisit des gens capables de tenir des épées et de lancer des pierres; deux même (quelle hardiesse et quelle audace) portaient l’habit monastique. Non seulement c’est lui qui leur confie des épées, mais il les excite à faire venir auprès de lui les gens considérables. Puis il rassemble une grande foule de peuple, contre son gré sans doute, mais qui obéit parce qu’elle tient à la vie. Les uns voient leur maison changée en ruines et les tas de poussière que l’on en forme; les fondements mêmes n’étaient pas épargnés. D’ailleurs, quelle mesure de terreur ne prit-il pas, quel dessein pervers n’accomplit-il pas alors? Les maisons étaient abattues, la garde assiégée. Les uns essayaient de résister à ses efforts; d’autres se rendaient volontairement. Tout était rempli de trouble et de tumulte; la ville était soulevée comme par un cataclysme ....

Il fut l’auteur d’une infinité de meurtres, bien qu’il n’en ait commis aucun de ses propres mains, « car celui qui dirige le meurtre est meurtrier lui-même » .... Et plus loin, Psellos charge sa description de traits encore plus noirs: « Les uns percent les maisons et les soulèvent avec un levier, malgré les efforts et la résistance de leurs gardiens; ceux-ci sont abattus à coups de cognée, transpercés par les épées, blessés mortellement par les haches. Ils gisent en tas; l’un a la tête tranchée, un autre la poitrine percée d’outre en outre, un autre les jambes brisées, un autre est blessé de côté et d’autre. »

Tout en faisant la part du système d’exagération qui entraîne ici Psellos, il est permis de penser que ce tableau effrayant est vrai dans son ensemble.

Sur la complicité du patriarche dès le début de la révolution, Voyez encore l’« Enkomion » de Psellos en l’honneur du défunt Kéroularios.