L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Troisième partie

CHAPITRE VI

 

 

« C’en était fait de la rébellion de Léon Tornikios », s’écrie Psellos en achevant ce récit dramatique, passons maintenant au récit des maux causés par l’invasion turque. Avant de suivre notre chroniqueur sur le théâtre de ces nouveaux événements parlons quelque peu de ces si fameux cercles savants et littéraires de Constantinople qui ont fait au règne de Monomaque une célébrité toute particulière. Ce que je vais en dire gravitera constamment autour de la personne de Psellos qui fut comme le centre et le pivot de ces cénacles.[1]

Michel Psellos, dès qu’il fut entré au service du nouveau basileus Constantin Monomaque, fit, comme il nous l’apprend lui-même, la plus rapide carrière. Il devint presque immédiatement le favori du prince qui se prit pour lui et pour ses qualités d’orateur et d’écrivain d’une partialité presque puérile. Il débuta à la cour à l’âge de vingt-cinq ans en qualité d’« asecretis » impérial. Il sut si vite, nous dit-il, s’y faire aimer, qu’il fut bientôt en toute circonstance l’indispensable conseiller du monarque. Aussitôt qu’il eût pris pied au Palais, il s’efforça de faire participer son ami Jean Xiphilin à sa naissante fortune. Comme Constantin Likhoudès, après la chute du Kalaphate, était, contre toute attente, demeuré le premier ministre du nouveau basileus, les trois amis intimes se trouvèrent ainsi réunis au Palais dans la plus haute situation. A ce moment même, Michel Kéroularios venait de succéder sur le trône patriarcal de Constantinople à Alexis le Stoudite, et lui aussi se voyait souvent appelé par le basileus à donner son avis dans les circonstances graves. Ce fut à cette époque que commença à refleurir, sous l’influence surtout de Psellos et de Xiphilin, l’Académie de Byzance demeurée longtemps en profonde décadence. Nous avons vu combien le haut enseignement était tombé bas depuis Basile II. Ces deux ministres de Monomaque surent persuader à ce prince de rouvrir l’Université de Constantinople. A ces deux hommes il faut en joindre un troisième, Jean Mauropos, dont j’ai parlé déjà, un parent de Constantin. Likhoudès, qui professa la rhétorique à Constantinople et fut plus tard métropolitain d’Euchaïta en Asie Mineure.

Disons quelques mots de ces divers hommes d’État. « Jean Xiphilin, futur patriarche de Constantinople, dit M. W. Fischer,[2] ne fut pas un homme de génie —il n’y en eut point à Constantinople à cette époque —; ce n’en fut pas moins un personnage très considérable, un des plus importants du XIe siècle byzantin. Il était né vers l’an 1010, plutôt un peu après, à Trébizonde, qui fut à cette époque une cité reine, une ville de grande industrie, célèbre par ses magnifiques tissus de laine et surtout de soie recherchés dans le monde entier, bien plus encore par son immense commerce qui échangeait les infinies productions de l’Occident et de l’Orient, par ses nombreuses foires annuelles auxquelles on accourait de partout. C’était en ce XIe siècle une ville vraiment internationale, aux alentours superbes, riches en fruits admirables de toute espèce croissant dans les plus beaux jardins merveilleusement arrosés, étages en terrasses jusqu’au pied des montagnes. La famille de Xiphilin était pauvre. Sa grande piété lui était venue de sa mère qui lui avait donné une éducation parfaite, profondément religieuse. Trébizonde, ville de commerce, n’était pas un centre intellectuel raffiné. La mère qui voulait pour son fils adoré les maîtres les plus célèbres l’envoya à Constantinople demeurée l’Athènes médiévale où affluait encore la jeunesse studieuse bien que les temps éclatants de Photius fussent, hélas, depuis bien longtemps oubliés. Xiphilin, après avoir étudié les rudiments dans sa cité natale, alla donc habiter la Ville gardée de Dieu vers le règne de Romain Argyros, basileus ami des lettres et des sciences, issu des rangs de la plus vieille aristocratie byzantine. Il y passa toutes ses années d’études, se consacrant surtout à la jurisprudence qui était alors la meilleure voie pour parvenir, car tous les hauts fonctionnaires civils étaient choisis parmi les juristes. Il se lia vite d’amitié avec Michel Psellos, de quelques années plus jeune que lui, et, sous son influence, étudia aussi la rhétorique. Cette poursuite savante fut cause que le cercle de ses relations s’agrandit fort. Il connut encore à cette occasion divers autres lettrés, avant tout Constantin Likhoudès, qui devait plus tard faire une carrière politique si rapide, qui fut premier ministre et mourut lui aussi patriarche de Constantinople, Jean Mauropos aussi dont j’ai parlé plus haut, Nicétas Byzantios enfin, plus tard professeur d’orthographie et de grammaire à l’Académie de Constantinople.

Malgré leurs natures si différentes, Psellos et Xiphilin devinrent bientôt intimes: Ils s’instruisaient réciproquement. Xiphilin, une fois ses études terminées, embrassa la carrière du professorat. Bientôt, par suite de son amitié pour Psellos, il eut, je l’ai dit, le douteux avantage d’entrer dans le cercle le plus intime du basileus Constantin Monomaque qui exerça la plus grande influence sur son avenir. Tous deux, Xiphilin et Psellos, en vrais parvenus, ne durent nullement leur carrière à leur naissance, mais, après la protection très efficace de Likhoudès, à leur savoir. Psellos, plus adroit, plus insinuant, parvint le premier à cette chose alors capitale, être bien en cour. Xiphilin fut d’abord juge au tribunal impérial dit « de l’Hippodrome », la plus haute juridiction dans Constantinople. Il était en outre « exaktor », c’est-à-dire une sorte de juge pour tutelles. Ces deux dignités lui fournirent l’occasion de se faire remarquer à la cour et le basileus l’admit parmi ses plus dévoués conseillers. Ce fut un chapitre nouveau et décisif dans sa vie. Dans sa courte carrière judiciaire il fut l’idéal du juge byzantin. Grâce à sa prodigieuse mémoire, il était une sorte de code vivant. Il était en outre né orateur.

Après deux ans de tribunal, Xiphilin se distingua à tel point qu’il fut par le basileus élevé à la haute situation de chef ou recteur de l’Ecole de droit nouvellement fondée à Byzance. C’était l’an 1045. Depuis les temps glorieux des Basile I et des Léon VI, l’enseignement public du droit était tombé dans une telle déchéance à Constantinople qu’au temps de Monomaque il n’en existait plus un seul professeur officiel. Aucun édifice n’était mis par l’Etat à la disposition des étudiants de cette catégorie pour suivre des cours ou étudier en commun. Des professeurs particuliers, quelques médiocres écoles libres avaient pris la place de l’enseignement officiel, si déplorablement tombé. Alors que si peu auparavant, les plus hauts postes de l’administration étaient encore aux: mains de personnages qui avaient embrassé la carrière juridique, il n’y en avait maintenant presque aucun qui fut dans ce cas, et cela, à l’infini dommage de l’État. Sous l’influence si opposée du long règne de Basile, règne si exclusivement guerrier, la portion la plus distinguée de la jeunesse, de la jeune noblesse surtout, qui jusqu’alors s’était vouée avec prédilection à l’étude du droit, s’était détournée d’une poursuite qui semblait maintenant plutôt un obstacle qu’un avantage pour l’avancement dans la carrière. Pour une administration aussi bureaucratique, aussi méticuleuse que l’était celle de Byzance, cette décadence du droit était la pire des catastrophes. Constantin Monomaque, à son avènement, ne trouva là que ruine complète, et par suite désordre et décadence dans l’administration de l’État. Le grand mérite de ce souverain, celui surtout de son entourage intime si cultivé, si remarquablement instruit, fut d’avoir su reconnaître ce déplorable état de choses, d’avoir su aussi y remédier et en amener le relèvement dès que la fin du péril russe en 1044 leur en eut laissé le loisir et que la paix générale intérieure et extérieure leur eut permis de respirer et de s’occuper enfin quelque peu de politique intérieure.

Le premier soin de Constantin Monomaque et de ses conseillers fut de restituer ainsi à l’enseignement juridique la situation prépondérante qu’il devait avoir dans l’État. Ce dut être dans le courant de l’année 1045 que cette fameuse École de droit fut restaurée ou plutôt fondée. Le basileus eut le concours ardent de Jean Mauropos,[3] qui fut pour cette couvre son collaborateur principal, puis aussi du premier ministre Constantin Likhoudès qui, dans sa jeunesse, alors qu’il étudiait ses humanités, avait été à même de se rendre compte personnellement de l’état misérable de l’enseignement de la jurisprudence, de Psellos et de Xiphilin enfin. Ces hommes éminents travaillèrent ensemble courageusement à relever cet enseignement si complètement tombé sous les règnes précédents. Si même il n’avait pas complètement disparu, il fallait en rendre grâce à l’aristocratie byzantine qui, à Constantinople, à travers tant de vicissitudes, s’était obstinée à tenir le plus haut qu’elle pouvait le flambeau des sciences et des lettres. Déjà, paraît-il, le basileus Romain Argyros qui appartenait à cette classe, s’était aperçu de la faute commise, mais ses projets en faveur d’une restauration du haut enseignement avaient été brusquement interrompus par sa mort prématurée. Ils furent définitivement repris par Monomaque et l’École supérieure de Constantinople put enfin fêter sa restauration en l’an 1045.[4]. C’était fortifier le parti des lettrés que de relever ainsi le niveau des études. Les ministres du basileus ne dédaignèrent pas de monter eux-mêmes en chaire. L’enseignement fut ici presque le gouvernement.

Tous les cercles de la capitale furent divisés en deux camps au sujet de ce qu’on enseignerait dans cette Université nouvelle tant aimée. La lutte fut ardente et belle comme s’il se fût agi d’une question vitale pour l’Etat. Psellos était à la tête  d’un parti; Xiphilin inspirait l’autre. Le conciliant Monomaque ramena la paix entre les deux amis en décrétant qu’on enseignerait toutes les sciences. Psellos fut placé à la tête de la Faculté de philosophie avec les titres sonores d’« hypertimos » et d’« hypatos » ou « consul » des philosophes. Le conseiller intime Nicétas Byzantios et Jean Mauropos enseignèrent surtout la grammaire, la rhétorique, l’orthographie. Les professeurs furent nommés « martres ». La Faculté de philosophie où l’on étudia et commenta les classiques de la théologie et de la littérature des anciens eut son siège dans l’église de Saint-Pierre. Même elle prit ce nom: « École de Saint-Pierre ». La Faculté de droit fut logée dans le monastère nouvellement fondé de Saint-Georges de Manganes et s’appela officiellement « didaskalion tôn nomôn », « École des lois ». Le ministre de la justice, Xiphilin, en fut le chef ou recteur avec le titre sonore de « nomophylax ». Il y professa le droit. Cette école paraît avoir été ouverte un peu après la précédente. Xiphilin eut sous ses ordres un bibliothécaire ou « bibliophylax » pour diriger la bibliothèque d’œuvres juridiques qu’on y annexa. En sa qualité de « nomophylax » il fit également de droit partie du Sénat et il eut plus que jamais ses entrées journalières auprès du basileus pour l’assister de ses conseils dans les cas juridiques extraordinaires ou difficiles. Son traitement annuel était de quatre « litræ » d’or, plus un vêtement de soie, et tous frais payés. Il était nommé à vie, révocable cependant en cas de faute grave. Ses fonctions de professeur étaient très astreignantes, très lourdes.[5]

De nombreux autres juristes de talent professèrent encore à cette école ou y étudièrent. Parmi eux M. Fischer cite particulièrement Garidas, le contemporain de Xiphilin, qui fut le maître du rédacteur des « paratitla. aux Basiliques » connu sous le nom de Tipucitus, puis encore Kalocyrus, Sextus et Patzus, le célèbre historien Michel Attaleiates aussi, né en 1034, à la Chronique duquel j’ai eu déjà si souvent recours. Ce fut un dernier rayonnement de la science byzantine qui se prolongea jusqu’à la fin du XIIe siècle. Après, ce fut l’agonie, puis la mort!

Xiphilin, dont peu d’œuvres sont parvenues jusqu’à nous, occupa neuf années ce poste considérable. Dans la dernière de ces années éclata le Schisme célèbre qui eut dans l’histoire de l’Église un si grand retentissement. Je renvoie à ce chapitre de mon histoire pour dire le rôle joué à cette occasion par Xiphilin et son ami Psellos.

« Psellos, qui nous a raconté avec un tel défaut de modestie ses premiers débuts dans l’intimité de Monomaque, eût dû ajouter ce récit dit fort bien M. Rambaud, que Likhoudès contribua plus que tout autre à son élévation en parlant de lui au basileus, et lui fraya le chemin des honneurs en réorganisant à son intention l’administration. Jusqu’alors, dans la distribution des emplois, on s’était enquis avant tout de la noblesse des origines des candidats. Mais, à partir d’alors, le parti des réformes dont Likhoudès était le chef et Psellos comme le tribun, demanda à nouveau que les emplois fussent accordés au seul mérite, non à la naissance, et que des examens sévère en ouvrissent l’accès à tous. C’était le système du mandarinat chinois qui s’implantait à Byzance, substitué aux privilèges de l’aristocratie. C’était aussi le triomphe définitif des lettrés et des gens de bureau.

 « Psellos fut un des premiers à profiter de la réforme qu’il avait préconisée. Non content d’être « vestatis » et « proto-asecretis », il eut à la nouvelle université le haut poste que nous avons vu. Son condisciple Xiphilin était chargé de l’enseignement, de l’administration et de l’application de la justice. Likhoudès était premier ministre et Jean Byzantios, leur ami et leur ancien professeur, devint conseiller intime du basileus. De longtemps on n’avait vu réunis autour d’un basileus autant d’hommes distingués.[6]

« Ce triomphe des lettrés ne plaisait naturellement guère à ceux qui avait compté pour arriver sur leur esprit d’intrigue plutôt que sur des titres universitaires. Entre le parti des philosophes et celui des courtisans s’engagea à coups de pamphlets et de mauvais propos une lutte acharnée. On harcelait de calomnies les ministres réformateurs. On tournait en ridicule leurs défauts corporels. On n’appelait Byzantios que « Mauropos » « l’Homme aux pieds noirs ». Likhoudès était Lycoudias le « Fils de la louve »; on se moquait du nez de vautour de Psellos. Celui-ci, comme étant le plus jeune et le mieux armé des quatre puissants amis, se chargea de répondre. Un certain Othrys avait attaqué Xiphilin. Psellos le traita de « petit vieux sans jugement et de polisson sans importance ». Avec ses adversaires il ne voulut pas être en reste, même de grossièreté. Qu’on en juge par cette épigramme « Les grenouilles coassent, mais dans le marais; — les chiens aboient, mais de loin, — les escargots s’ébattent, mais dans les fientes; — n’est-il pas étonnant que des pierres parlent — et que des bûches donnent la réplique aux grenouilles?» Toutefois cette polémique de halles faisait scandale, et l’empereur, après en avoir ri, commençait à s’en inquiéter. Dans un de ses discours apologétiques, Psellos fait retraite en bon ordre, et fièrement propose la paix à ses ennemis.

« Cette paix que Psellos voulait imposer de haute lutte à ceux-ci, il fallut l’acheter par des concessions. Dans un autre discours il annonce sa démission de « proto-asecretis », mais il n’oublie pas de vanter les services qu’il avait rendus à la Chose publique dans ce poste intéressant les relations extérieures. Il gardait sa place de « vestarchis » et son titre d’« hyper-rimes ». Quels étaient donc les services que Psellos avait rendus comme préposé aux affaires étrangères? Parmi les reproches qu’il adresse à son maître se rencontre celui d’avoir mal soutenu vis-à-vis des barbares la dignité de l’Empire et de leur avoir écrit sur un ton parfois plus arrogant et parfois plus humble qu’il ne convenait. Le Khalife d’Égypte notamment en avait pris occasion pour se montrer plus insolent. Or, lorsque Psellos était chargé de rédiger les dépêches adressées à ce prince musulman, sans doute il lui témoignait les égards extérieurs dus à son rang, mais il l’embarrassait de sa dialectique et l’écrasait de sa supériorité intellectuelle. La forme restait courtoise et le fond en était d’autant plus humiliant: ce qui a été de tout temps le triomphe de la diplomatie. « Il agissait, dit-il, avec les infirmités morales de son maître comme on dit qu’Hippocrate de Ces agissait avec les maladies physiques. »

« Psellos prit donc dans la nouvelle Université le titre officiel d’« hypatos » ou consul des philosophes qui correspondait à peu près à celui de recteur ou de doyen dans les universités modernes. Il commentait en chaire Démosthène et Lysias, Aristophane et Ménandre, parlait non seulement de la Grèce, mais de l’ancienne Égypte et de la Chaldée, d’après des historiens aujourd’hui perdus. M. Sathas a publié une étude sur les commentaires de Psellos à propos de l’Iliade et donné le texte de quatre de ses Allégories homériques. La plus singulière fantaisie préside à ces interprétations. ».

L’enseignement de Psellos eut un grand retentissement. On retrouve dans les historiens contemporains ou postérieurs comme l’écho des applaudissements universitaires qui le saluaient. Les Arabes, qui avaient un moment repris la supériorité scientifique sur les Byzantins, et qui disaient qu’à Constantinople il y avait « non pas des mulets, mais de vrais ânes », vinrent s’asseoir sur les bancs de l’école. Anne Comnène nomme encore Jean l’Italien, qui fut l’élève et l’envieux de Psellos. « Les Celtes et les Arabes, écrivait celui-ci au patriarche Kéroularios, sont maintenant nos captifs. De l’Occident et de l’Orient on accourt au bruit de ma réputation. Le Nil arrose les terres des Egyptiens mais c’est mon éloquence qui est leur âme. Interroge les Perses et les Ethiopiens, ils te répondront qu’ils me connaissent, m’admirent et me recherchent. Récemment encore il est venu un habitant de Babylone que poussait un insurmontable désir de s’abreuver aux sources de mon éloquence ».

Ce fut ainsi, qu’à cette époque, sous l’influence de ces hommes si distingués, se mit à briller un nouveau lustre, l’Académie de Byzance, depuis si longtemps plongée dans un déplorable oubli. Chacun de ses discours eut, nous l’avons vu, des attributions absolument distinctes, tant le faible et bon Monomaque s’efforçait par tous les moyens de parer à l’émulation fébrile, de plus en plus aigre aussi, qui s’était de suite établie entre tous ces maîtres et leurs disciples réciproques. Les écrits de Psellos nous démontrent clairement à chaque page avec quel zèle souvent étroit, avec quel amour passionné, cet homme éminent s’occupa à remplir ses nouvelles fonctions, avec quelle passion infatigable il se mit à enseigner, à éduquer ses élèves. Cet esprit large ne craignait pas d’aborder avec eux les problèmes de la plus vieille philosophie hellénique. Platon fut son idéal auquel il resta toujours fidèle. Il eut à se défendre auprès du prince dans un long mémoire contre les accusations, du patriarche Kéroularios en personne, qui ne craignit pas de le taxer d’hérésie. Xiphilin qui succéda à ce dernier dans le gouvernement de l’Église orthodoxe lui adressa les mêmes graves reproches. De tout le monde d’alors, nous l’avons vu, les auditeurs affluaient à ses leçons de philosophie et de rhétorique. Monomaque l’idolâtrait à tel point qu’il allait jusqu’à le faire asseoir sur le trône tandis que lui-même accroupi à ses pieds écrivait sous sa dictée.

Reprenons après cette trop longue digression le récit des événements de ce règne. Immédiatement après la fin de la révolte de Tornikios, commença cette terrible guerre entre les Byzantins et les Turcs Seldjoukides qui s’était bornée jusqu’ici à quelques rencontres sans grande importance, à quelques incursions de pillage et qui ne devait se terminer maintenant que quatre siècles plus tard, en 1453, par la prise d’assaut de Constantinople par les guerriers de Mohammed II. Nous possédons sur les faits de guerre qui eurent pour théâtre dans le cours des années 1048 et 1049 la frontière de l’Empire du côté de l’Arménie trois sortes d’informations, les unes de source grecque, les autres de source arménienne, et une troisième arabe, la Chronique de l’excellent historien Ibn el-Athir. Quant à Skylitzès, cet écrivain est tellement défectueux dans son récit de ces événements survenus à une si grande distance de la capitale, qu’il est de toute nécessité de contrôler constamment ses affirmations par celles des autres sources et qu’on ne peut guère admettre que celles sur lesquelles ces trois autres ordres de sources sont à peu près d’accord.

A peine les armées de Constantin Monomaque avaient-elles mis fin à la puissance séculaire des rois des rois d’Arménie qu’elles eurent en ces mêmes régions lointaines autant que sauvages à lutter contre un ennemi infiniment plus puissant et redoutable. Probablement attirées en ces contrées par l’état d’anarchie qui avait succédé immédiatement à la première occupation byzantine, des bandes seldjoukides de plus en plus nombreuses commandées par Ibrahim[7] et Kethelmousch,[8] l’un neveu, l’autre cousin germain[9] du sultan régnant Toghroul-beg, qui venait de conquérir presque toute la Perse, pénétrèrent dans un but de pillage sur les territoires nouvellement acquis par les Byzantins en Arménie, particulièrement dans le Vaspouraçan qu’elles ravagèrent affreusement. Elles y furent fort mal reçues par les quelques troupes grecques laissées pour la défense de la frontière On se rappelle que la masse des contingents impériaux avait précipitamment repris la route de la capitale pour porter secours au basileus contre le prétendant Tornikios.

Les cavaliers seldjoukides, après ce premier contact avec les Byzantins, s’étaient vus contraints de repasser la frontière, sans avoir réussi à faire tout le butin espéré: Ibn el Athir, Skylitzès et les sources arméniennes racontent ces événements à peu près de la même façon. Ce dut être dans le courant de l’année 1048. Les progrès incessants des Seldjoukides qui jouaient dès maintenant un rôle prépondérant dans toute l’Asie orientale, qui répandaient ainsi l’alarme jusque sur les rives de l’Euphrate, commençaient néanmoins à donner de plus en plus d’inquiétude au basileus. Il envoya proposer à leur sultan, le fameux Toghroul Beg, propre petit-fils de Seldjouk, déjà maître de la plus grande partie des provinces de la Perse, enlevées par lui aux Ghaznévides, un traité de paix et d’alliance qui fut d’ailleurs presque aussitôt violé. Un incident nouveau mit le feu aux poudres. Kethelmousch, ce cousin germain ou neveu de Toghroul Beg dont j’ai parlé déjà, avait été guerroyer au nom du sultan avec des forces considérables contre Koreïsch Ibn Bedran, le puissant dynaste arabe de Mossoul. Après quelques succès, il avait été complètement défait dans une grande bataille dans le Diàr-Bekir, près de Sindjar, et avait dû s’enfuir honteusement. Il voulut, pour regagner l’Azerbaïdjan, traverser la province du Vaspouraçan tout récemment, on le sait, annexée à l’Empire. Le catépan impérial qui y gouvernait pour lors était le patrice Stéphanos Likhoudès, propre fils du premier ministre Constantin Likhoudès. Kethelmousch fit demander à ce haut fonctionnaire le libre passage pour ses guerriers à travers son commandement, s’engageant par les plus solennels serments à s’abstenir de toute agression. Stéphanos, plein de jactance, estimant à tort que les propositions du chef musulman lui étaient dictées par la peur, réunit tous ses contingents disponibles et prit vis-à-vis des Turcs une attitude délibérément hostile. Kethelmousch en fut fort troublé, car ses guerriers qui venaient de subir cette cruelle défaite étaient presque tous démontés. Beaucoup même étaient sans armes. Il n’en fut pas moins réduit à accepter le combat. C’était aux portes de la ville d’Ardjisch, dans le Douroupéran, sur la rive nord du lac Van. Contre toute attente, les Turcs furent vainqueurs. Les Grecs furent mis en déroute. Leur chef Stéphanos fut fait prisonnier avec beaucoup de ses soldats.

Sur la route du retour, à Tavrezion, qui est la Tauris actuelle, Kethelmousch rendit son prisonnier au dynaste de ce lieu, puis il courut trouver Toghroul beg pour s’excuser de s’être laissé battre par Koreïsch, affirmant qu’il saurait prendre sur ce dernier une facile revanche pourvu que le sultan lui fournit des troupes en nombre suffisant. Skylitzès, duquel nous tenons ces curieux détails, dit que le chef vaincu fit à son oncle et seigneur une description enthousiaste des richesses du Vaspouraçan, tout en insistant sur la faiblesse de ses défenseurs, de véritables femmes selon lui. Kethelmousch voulait que son maître déclarât la guerre non seulement à Koreïsch mais aussi au basileus. Il ne réussit pas, semble-t-il, à convaincre le sultan qui, toujours irrité par sa défaite, ne songeait qu’à le faire périr. Malgré les encouragements de son subordonné, Toghroul beg hésitait à prendre les armes contre les Grecs. « Il tremblait, dit le chroniqueur, aux seuls noms des trois derniers basileis, Nicéphore, Jean Tzimiscès et Basile, persuadés que les vertus guerrières de ces héros étaient encore celles des Romains de maintenant ».

Mathieu d’Edesse place à tort déjà à l’année arménienne 494[10] ces mêmes événements sur lesquels il semble du reste moins bien renseigné que Skylitzès Au lieu d’un seul chef turc Kethelmousch, il en cite trois: « Baugh’i, Bough’i et Anazougli ». C’est par lui que nous savons que la rencontre avec les troupes de Stéphanos Likhoudès eut lieu près de la ville d’Ardjisch. Enfin ils racontent que les vainqueurs emmenèrent le catépan dans la ville de Her où ils le firent périr dans d’affreux tourments. Après avoir écorché vif le fils du premier ministre de Monomaque, ils remplirent sa peau de foin et la suspendirent au rempart. Son père, instruit de cette catastrophe, racheta cette dépouille lamentable pour la somme énorme de dix mille pièces d’or.

Sur ces entrefaites, Kethelmousch, effrayé à juste titre par le ressentiment de son maître, craignant pour sa vie, prit la décision de fuir et s’en alla occuper avec ses contingents la très forte place de Pasar, dans le pays des Chorasmieus, d’où il envoya déclarer la guerre au sultan. Celui-ci ne fit d’abord aucune attention à lui et alla en personne châtier le prince de Mossoul à la tête de toutes ses forces. Mais il fut à son tour complètement battu par celui-ci. Ce fut seulement au retour de cette déroute, que, pour passer sa colère, il alla assiéger Kethelmousch dans Pasar. Celui-ci résista héroïquement derrière les imprenables murailles de sa nouvelle cité, opérant de fréquentes et meurtrières sorties. Durant que ce siège traînait, ainsi en longueur, Toghroul pour venger l’affront subi par son infidèle lieutenant lorsque celui-ci avait voulu traverser le Vaspouraçan, envoya contre les contingents impériaux de cette province une armée de vingt mille combattants sous le commandement d’un autre de ses parents, son neveu, fils de son frère, Azan dit « le Sourd », avec ordre d’occuper promptement toute cette vaste région. C’était toujours encore dans le cours de l’année 1048. Cet Azan pourrait bien être le même qu’Arslan, oncle de Toghroul, un des premiers princes seldjoukides venus en Occident.

Sur ces entrefaites, de graves événements s’étaient passés dans le petit royaume voisin de Géorgie. Pakarat IV, roi de ce pays, était mortellement brouillé avec un de ses plus importants vassaux dont il a été question déjà dans cette histoire, Liparit III, fils de Liparit, « éristhaw » des « éristhaws », qui possédait de grands fiefs sur la rive méridionale du Kour. Ce très puissant personnage de l’illustre clan des Orpélians émigrés jadis de Chine en Arménie, était le fils de R’ad Liparit, célèbre héros géorgien qui avait péri dans les luttes de l’an 1022 entre le vieux Basile et le roi Kéôrki,[11] le petit-fils d’un autre R’ad Liparit qui avait été tué, lui aussi, l’année d’auparavant, en 1021, dans un combat contre les Grecs. Il était le plus grand personnage d’Ibérie après le roi Pakarat, maître de presque une moitié de la Géorgie et pouvait mettre sur pied à ses frais une armée considérable.[12] Déjà, on se le rappelle, sous les règnes précédents, il avait tenté d’opposer à son souverain, le jeune frère de celui-ci, Démétré, réfugié chez les Grecs et qui était revenu deux fois de Constantinople à son appel avec des troupes byzantines. Puis Démétré était mort et Liparit, devenu de plus en plus puissant, toujours brouillé avec son roi, toujours allié aux Grecs, était allé guerroyer avec eux contre l’émir de Tovin. Tous ces renseignements nous sont fournis par l’Histoire de la Géorgie. Cette source se tait par contre sur la suite de ces événements qui nous sont racontés par Skylitzès et qu’il faut, je crois, placer à peu près à cette année. Voici le récit du chroniqueur byzantin: « Le roi Pakarat, au cours de ces luttes, avait commis le pire des attentats contre la femme de Liparit. Celui-ci, outré de colère par l’énormité de ce forfait, s’était, une fois de plus, soulevé contre son souverain félon. Toujours à l’aide de contingents grecs à lui complaisamment prêtés par le basileus, il l’avait battu, chassé, et l’avait forcé à se réfugier dans la haute Géorgie sur les flancs du Caucase. Il avait pénétré ensuite dans le palais royal et avait odieusement vengé l’affront fait à son honneur en faisant à son tour violence à la reine mère Mariam, sa souveraine. »

Liparit, devenu ainsi maître incontesté de tout le royaume, s’était hâté d’envoyer à Monomaque des lettres officielles lui notifiant ses succès et demandant à être admis au nombre des amis et des alliés de l’Empire. Monomaque avait fait à ses ouvertures un accueil, favorable et conclu avec lui une alliance offensive et défensive. Mais le roi Pakarat de son côté, sortant de son refuge, avait franchi le Phase et, par la Souanétie et l’antique Colchide, avait réussi à gagner Trébizonde d’où il avait, lui aussi, expédié des messagers au basileus pour demander à aller le trouver à Constantinople. Il avait de suite obtenu cette autorisation et avait couru dans la capitale où il n’avait pas eu grand peine à expliquer à Monomaque l’erreur dans laquelle il était tombé en soutenant contre son souverain légitime un vassal révolté. Monomaque avait réconcilié les deux adversaires. Pakarat était remonté sur le trône de ses pères et Liparit avait obtenu pour sa vie durant la seigneurie d’une grande partie de la Meschie sous la suzeraineté de son souverain.[13] Ainsi s’était terminé ce différend un moment si violent. Ainsi l’habile politique byzantine ici comme en Arménie opposait prince contre vassal dans ces petits royaumes limitrophes des frontières de l’Empire. Au moment du soulèvement de Tornikios, nous avons vu que Liparit, en compagnie des autres chefs byzantins en ces parages, guerroyait au service du basileus contre l’émir de Tovin.[14]

Revenons aux contingents turcs envoyés contre les Impériaux du Vaspouraçan par Toghroul beg. Leur chef Azan le sourd, dépassant Tavrezion et Tiflis, avait pénétré avec ses hordes infinies à travers cette province jusqu’en pleine Arménie, mettant comme toujours tout à feu et à sang sur son passage, massacrant tout être humain, n’épargnant même pas les enfants. Arisdaguès de Lasdiverd dit que les Turcs s’avancèrent d’abord dans le pays de Pasen jusqu’au bourg de Vagharschavan au confluent du Mourts et de l’Araxe. Ils y saccagèrent vingt-quatre districts durant que tous les habitants de ces malheureuses contrées se réfugièrent dans la Haute Arménie, dans le canton de Mananaghi, sur le mont de Sempadapert et dans la forteresse du même nom. Le « vestis » Aaron qui commandait pour lors en cette région au nom du basileus en qualité de gouverneur d’Ibérie était d’origine royale bulgare.

Il était le fils du dernier souverain de ce pays, Jean Vladitslav et le frère de ce Prsianos dont il a été question déjà dans cette histoire. Épouvanté, par cette formidable invasion, incapable de résister à ces masses immenses de cavaliers ennemis qui se dirigeaient maintenant sur la ville de Garin, il réclama en hâte l’aide de Katakalon Kékauménos[15] qui commandait à Ani depuis la conquête de cette grande ville par les byzantins. A cet appel désespéré, le valeureux « vestis », sans perdre une heure, accourt au secours de son collègue avec toutes les forces qu’il a sous la main, électrisant ses soldats par ses discours enflammés. Les sources arméniennes, Mathieu d’Édesse en particulier, désignent comme troisième chef des contingents impériaux le fameux magistros Grégoire, fils de Vaçag, qui depuis plusieurs années, nous l’avons vu, était duc impérial du petit thème voisin de Mésopotamie. Certainement ce capitaine commandait à des troupes de nationalité arménienne.

Les chefs chrétiens tinrent un fiévreux conseil. Sur l’avis constamment audacieux de Katakalon les Impériaux feignirent de fuir en évacuant leur camp où ils abandonnèrent volontairement chevaux et bagages. Puis ils allèrent se mettre en embuscade un peu plus loin. Azan tomba facilement dans le piège. Au matin suivant il quitta ses cantonnements, longeant la rive du fleuve Stragna.[16] Ne voyant paraître aucune troupe ennemie, croyant les Impériaux en fuite et s’estimant déjà maître de leur camp, il fit envahir celui-ci sur plusieurs points à la fois et ordonna le pillage. Mais, vers le soir, l’armée grecque, sortant de sa retraite, se rua subitement sur les Turcs dispersés et du premier choc les mit en déroute. Azan, combattant au premier rang, tomba avec la fleur de ses guerriers. Quelques survivants, jetant leurs armes, s’enfuirent à travers les monts jusque dans les solitudes de la Perse. C’est du seul Skylitzès que nous tenons presque tous ces détails.

Une précieuse inscription lapidaire encore aujourd’hui existante sur la muraille de la magnifique cathédrale d’Ani raconte en termes pompeux que le magistros Aaron, envoyé dans ces contrées « par la basilissa Zoé », releva les remparts de cette cité, obtint pour celle-ci de sa souveraine un chrysobulle de franchises et, à la demande des hauts barons, supprima la somme considérable de dix « litrae » d’impôts. Cet Aaron est le même personnage que le vainqueur du Turc Azan. Ceci se passait dans le cours des années 1047 ou 1048.

Toghroul beg, informé par les fuyards du grand désastre de ses troupes, dévoré de chagrin, brûlait de venger une telle honte. Réunissant des forces nouvelles, toute l’élite de ses guerriers: « Turcs, Sabéens et Deilémites au nombre de cent mille environ », dit Skylitzès, il les plaça sous le commandement de son frère utérin Ibrahim Inal[17] et les envoya droit à l’ennemi. C’était dans le courant de l’an 1048, année 497 de l’ère arménienne, « la deuxième de notre servitude », suivant l’expression Arisdaguès de Lasdiverd. Ce chroniqueur nous fait une peinture dramatique de cette formidable invasion:

« Dans cette même année, dit-il, les portes de la colère céleste furent ouvertes sur notre pays. Des troupes sortirent en grand nombre du Turkestan, montées sur des chevaux rapides comme l’aigle, aux sabots comme la pierre; leurs arcs étaient rendus et leurs flèches acérées. Les soldats portaient autour des reins de fortes ceintures et aux pieds des chaussures dont il est impossible de délier les cordons Arrivés sur le territoire de Vaspouraçan, ils fondirent sur les chrétiens comme des loups affamés. »

Devant cet immense péril, en face de ces forces infiniment supérieures, les chefs impériaux tinrent conseil à nouveau. Comme toujours, Katakalon qui avait pris le commandement, était d’avis de marcher immédiatement avec toutes les troupes disponibles à la rencontre de l’ennemi sur son propre territoire et d’engager de suite le combat. Les soldats impériaux, affirmait-t-il, surexcités par leurs récents succès, ne demandaient qu’à combattre; les Turcs, au contraire, se trouvaient dans un état d’infériorité parce qu’une grande partie de leurs cavaliers étaient démontés. Même ceux qui avaient conservé leurs montures ne pouvaient s’en servir à cause de l’extrême fatigue de ces pauvres animaux. « Les chevaux des Turcs, affirme Skylitzès, n’étaient point ferrés, ne pouvaient supporter de très longues marches ». Le bulgare Aaron, au contraire, conseillait de s’enfermer dans les forteresses et les châteaux si nombreux de la région, d’éviter, en un mot, toute bataille rangée contre une aussi formidable cavalerie avant d’en avoir informé le basileus. Cet avis très prudent l’emporta. L’armée impériale, passant en Géorgie, installa son vaste camp fortifié dans l’immense plaine d’Osourtrou, dans le pays de Vanant. Elle s’y retrancha soigneusement après avoir concentré dans les villes fortes voisines toutes les bouches inutiles, les femmes et les enfants. Des courriers, expédiés en hâte au basileus revinrent avec la consigne de se tenir cois jusqu’à l’arrivée de Liparit qui, sur l’ordre du prince, accourait au secours des chefs impériaux à la tête de tous les contingents disponibles de l’Ibérie.

Ce pays en effet, à l’exemple de tous ces petits royaumes vassaux des marches d’Asie, devait, on le sait, le service militaire à l’Empire en cas de guerre ou d’invasion étrangère. Skylitzès et Glycas[18] en fournissent une preuve curieuse. Racontant les événements de l’an 1044, ils disent que Monomaque se fit donner de l’argent par les Ibères en remplacement des cinquante mille soldats qu’ils étaient astreints à tenir constamment prêts pour la défense de la frontière et qui étaient pour lors sous le commandement de Léon Sérvlias. Ils ajoutent qu’après avoir licencié ces forces, ce dévot basileus se servit de ces grosses sommes d’argent pour doter plus richement Ste Sophie et d’autres églises de la capitale durant que les Turcs s’emparaient à loisir d’une foule de territoires de ces parages.

Dans le précieux traité du Strategicon, si souvent cité dans cet ouvrage, je trouve une allusion curieuse à ces mêmes faits qu’elle confirme absolument. Parlant des abus de pouvoir dont l’excès a entraîné à la ruine ou à la défection divers peuples vassaux de l’Empire, l’auteur anonyme cite l’exemple de la Géorgie et du thème de la Mésopotamie « qui, aux jours du très pieux basileus Monomaque, furent tellement accablés d’impôts inouïs par Léon Servlias désigné par celui-ci à cet effet, que les habitants préférèrent émigrer en foule par familles entières auprès du sultan des Turcs! » « Servlias réussit dans sa mission, poursuit notre écrivain, parce qu’il était fort habile fonctionnaire, mais les malheureux Géorgiens pour se venger attirèrent le sultan des Turcs avec toutes ses forces contre l’Empire de Roum, ce qui fut le signal de calamités sans nombre. » Certainement la disparition de ces cinquante mille excellents miliciens qui défendaient avec un enthousiasme patriotique les frontières de leur patrie fut une des causes les plus immédiates des progrès si rapides de l’invasion turque en ces parages.

Durant ces péripéties, l’ennemi n’était pas demeuré inactif. Ibrahim Inal qui avait envahi non seulement le Vaspouraçan, mais encore toute la vaste plaine de Pasen jusqu’à Garin,[19] apprenant la retraite des forces impériales jusqu’en territoire géorgien, en avait naturellement conclu que les chefs byzantins fuyaient devant lui. Après avoir affreusement ravagé ce dernier district, il s’était jeté à leur poursuite dans l’espoir de les battre avant l’arrivée de Liparit. Katakalon et le « vestis » Aaron de leur côté, craignant d’être forcés d’accepter avec leurs forces trop peu nombreuses la bataille avant cette venue du généralissime ibère, s’étaient retirés dans des régions escarpées d’accès infiniment difficile, environnées de toutes parts de profonds précipices, pour laisser à l’armée de secours géorgienne le temps d’arriver. Leurs courriers ne cessaient de supplier Liparit de se hâter.

C’est alors qu’Ibrahim, abandonnant pour un temps la poursuite impossible de l’armée impériale, se précipita avec toutes ses forces sur la grande et riche cité commerçante d’Arzen, l’Erzeroum de nos jours, métropole de la Haute Arménie, dont il se rendit maître aussitôt. « Arzen, dit Skylitzès, était une vaste et très populeuse cité, fort riche, habitée par une foule de marchands non seulement nés en ce lieu, mais encore originaires des autres provinces de l’Arménie, de la Syrie et de beaucoup d’autres régions.[20] Tous ces riches commerçants, raconte ce chroniqueur, confiants dans leur nombre, avaient refusé de céder aux instances de Katakalon qui les avait suppliés par écrit de se réfugier derrière les imprenables murailles de la puissante place forte toute voisine de Théodosiopolis.

Mathieu d’Édesse, de son côté, raconte que l’on disait la messe à Arzen dans huit cents églises ou chapelles. « Les chefs turcs, poursuit-il, n’ignoraient point que cette ville était dégarnie de remparts et qu’elle renfermait une multitude d’hommes et de femmes, ainsi que des trésors immenses d’or et d’argent. »

A la première apparition de ces hordes redoutables, de ces féroces cavaliers dont la cruauté légendaire égalait la folle intrépidité, les milices bourgeoises d’Arzen, courant aux portes de la ville, s’efforcèrent de lutter vaillamment. Hélas, après un court autant que violent combat, cette première défense si fragile fut forcée par un ennemi trop supérieur en nombre. Alors s’engagea une affreuse bataille de rues. Chaque maison à toit plat de cette grande cité orientale devint une forteresse. Montés sur les terrasses, les habitants accablaient les assaillants de toutes sortes de projectiles, pierres, flèches, bûches de bois. Cette lutte désespérée, infernale, se poursuivit six jours durant sans une minute de répit avec les alternatives les plus diverses.

Cependant les chefs des contingents impériaux avaient été presque de suite informés de l’attaque d’Arzen. Katakalon, toujours bouillant, honteux de tant attendre l’armée de secours que devait amener Liparit, aurait voulu courir à tout prix au secours des infortunés assiégés. Force lui avait été cette fois encore de céder aux répugnances du plus timide Aaron qui se refusait à faire un pas de plus, avant d’avoir reçu les nouvelles instructions du basileus. Les habitants d’Arzen avaient été abandonnés à leur malheureux sort. Lorsque Ibrahim se fût convaincu que, malgré sa supériorité numérique, il n’arriverait pas à triompher de leur résistance opiniâtre dans cette abominable lutte de maison à maison, insouciant du butin à conquérir, il ordonna de mettre le feu à l’immense cité. De toutes parts, ses soldats à la chevelure flottante, véritables démons de la steppe, jetèrent dans les maisons des torches avec d’autres matières combustibles enflammées. Bientôt toute la ville brûla. Cet immense incendie illumina l’horizon de ses lueurs tragiques. Alors les habitants d’Arzen, incapables de résister à ce nouveau fléau, tentèrent de fuir. Hélas, ce dernier moyen de salut fut leur perte. Les cavaliers Turcs lancés à leur poursuite les sabrèrent par milliers. Ce fut une hideuse boucherie.

Beaucoup d’habitants se jetaient dans les flammes avec leurs femmes et leurs enfants pour éviter une mort pire. Skylitzès dit que cent quarante mille d’entre eux périrent par le fer et le feu. Mathieu d’Édesse parle également de cent cinquante mille morts. Ces chiffres sont certainement exagérés. Ce n’en fut pas moins une catastrophe effroyable. Quel peintre pourrait retracer ce spectacle d’une horreur sans nom, si fréquent à cette époque terrible, cette riche cité jusque-là paisible et prospère périssant avec tous les siens dans cet embrasement affreux sous le sabre de ces cent mille Turcs. « Après avoir massacré plus de cent cinquante prêtres dans les églises, dit Théodora, tous chefs de diocèse ou d’église, ils leurs placèrent de gros pourceaux entre les bras, en signe de mépris pour nous et pour exciter les risées des témoins de ces scènes. »

Les ravages de l’incendie, activés, par un vent violent, n’empêchèrent pas les vainqueurs de ramasser dans la ville maintenant sans défense un butin innombrable. Skylitzès dit qu’Ibrahim conquit de l’or en quantité, aussi des armes, une foule d’objets de métal que le feu n’avait pas consumés, une foule de chevaux aussi et d’autres bêtes de somme. Ibn el-Athir raconte que les Vrais Croyants ramassèrent tant à Arzen que dans d’autres localités d’Arménie plus de cent mille captifs, outre une masse incalculable de chevaux, de mulets, de marchandises précieuses. Il fallut plus de dix mille charrettes pour emporter tant de richesses.

Voici encore le récit de Mathieu d’Édesse: « Il serait impossible de mentionner l’or, l’argent, les étoffes de brocart d’or dont ces brigands s’emparèrent; la plume est impuissante à en retracer la quantité. J’ai entendu raconter, souvent et par beaucoup de gens, au sujet du chorévèque Tavthoug,[21] dont Ibrahim enleva les trésors, qu’il fallut quarante chameaux pour les emporter et que huit cents sixains de boeufs sortirent de ses étables. Ce fut par ce cruel désastre et après un affreux carnage que tomba cette belle et noble cité. Comment raconter ici d’une voix étouffée par les larmes le trépas des nobles et des prêtres dont les corps, laissés sans sépulture, devinrent la proie des animaux carnassiers, le sort des hautes dames conduites avec leurs enfants comme esclaves en Perse et condamnées à une éternelle servitude. Ce fut le vrai commencement des malheurs de l’Arménie! Prêtez donc une oreille attentive à ce récit douloureux. L'extermination de la nation orientale[22] s’opéra successivement d’année en année et Arzen est la première ville qui fut prise et disparut dans cette ruine ».

Les habitants qui échappèrent à ces cruautés se retirèrent à Théodosiopolis, dont ils accrurent considérablement la population. Ils donnèrent à cette ville le nom d’Arzen en souvenir de leur patrie réduite en cendres. Ce fut là l’Erzeroum moderne.[23]

Après avoir achevé le pillage, Ibrahim, à la tête de toutes ses forces reposées et réorganisées courut à la rencontre de l’armée impériale. Celle-ci, enfin renforcée par l’arrivée de Liparit et des contingents géorgiens du « Haut Karthli », vingt six mille soldats arméniens et géorgiens, dit l’Histoire des Orpélians, et sept cents nobles, ses vassaux, étaient sur ces entrefaites descendue de ses hauteurs inaccessibles dans la grande plaine voisine de Pasen. Elle y attendait l’ennemi campée au pied du haut château de Gabudru ou Gaboudrou, que les chroniqueurs byzantins nomment Kapetron, construit sur une hauteur, dans le district d’Ardjischagovid, de la province d’Ararad, « dans le pays de Venant », dit Ibrahim, « au-dessous d’Ordro et d’Oucoum », dit l’Histoire de la Géorgie. Le samedi 17 ou 18 septembre 1048 une grande bataille se livre sur ce point. Toutes les sources s’accordent à dire que ce fut une lutte acharnée. Des deux côtés on se battit avec le plus brillant courage, l’opiniâtreté la plus rare.

Voici le récit de Skylitzès: « L’armée turque, dit-il, arrivait en grand désordre par bandes isolées. Aussi Katakalon, toujours ardent, opine cette fois encore pour qu’on attaquât de suite l’ennemi avant qu’il n’eût eu le temps de se reformer. Mais le superstitieux Liparit, qui avait confié la garde nocturne de son camp au brave héros Tchortovanel, fils de sa sœur, refusait de combattre ce jour-là parce que le Samedi n’était pas un jour favorable. Ibrahim, mis au courant de ces hésitations par ses éclaireurs, reformant rapidement son armée, pousse droit à l’ennemi, qui fut bien forcé d’accepter la lutte malgré ses répugnances. Katakalon commandait l’aile droite des Impériaux, Aaron, l’aile gauche, Liparit, le centre. La journée presque entière s’était écoulée dans ces marches et contremarches. Le soir tombait lorsque la bataille s’engagea. Ibrahim Inal commandait les troupes opposées à celles de Katakalon. Un autre chef que Skylitzès nomme Chorosanitès et que nous ne connaissons pas par ailleurs[24] faisait face an bulgare Aaron. Liparit enfin[25] avait devant lui un frère d’un autre lit d’Ibrahim dont le nom grécisé était « Aspam Selarios ».[26]

La mêlée devint presque aussitôt furieuse. Katakalon et le « vestis » bulgare culbutèrent chacun l’aile qui lui était opposée et poursuivirent fort loin les fuyards « jusqu’au matin ». Liparit, par contre, dans sa douleur d’avoir vu périr son neveu, le preux Tchortovanel, tué d’une flèche dans la bouche, ayant foncé avec plus de rage encore sur l’ennemi, eut son cheval tué sous lui, tomba, et fut fait prisonnier!

« Bientôt, poursuit Skylitzès, les vainqueurs des deux ailes revinrent de leur poursuite. Descendus de cheval, ils rendaient grâces à la Providence, criant d’une seule voix: » Qui est plus grand que notre Dieu! » Comme ils attendaient le retour de Liparit qu’ils croyaient, lui aussi, victorieux et pourchassant l’ennemi, l’inquiétude les saisit de ne le point voir revenir. Enfin un soldat géorgien survint qui leur raconta la prise de Liparit et comment Ibrahim et son frère « Aspam Selarios », après que la bataille eut cessé, avaient galopé en hâte avec le reste de leurs troupes et leurs captifs, jusqu’au château de Kastrokomion. Le troisième chef turc, Chorasanitès, avait été tué dans le combat. Katakalon et Aaron, consternés par cette nouvelle, après une nuit sans sommeil et un rapide conseil à l’aube, décidèrent de ne pas poursuivre l’ennemi vaincu et de regagner leurs cantonnements. » Aaron alla installer ses troupes à Van, la capitale de l’Aspracanie sur le lac de ce nom, et Katakalon à Ani. Quant à Ibrahim, satisfait de la capture du fameux Liparit qui le comblait de joie, il semblait ne pas se soucier d’autre chose. Dans l’espace de cinq jours, à grandes chevauchées, il regagna la ville de Rey. De là, il partit encore plus loin, après avoir expédié au sultan des bulletins triomphants avec la nouvelle de la prise du chef ibère. Ce devait être un bien redoutable capitaine pour que sa captivité fit tant de bruit. Skylitzès achève ce curieux récit en racontant que le sultan feignit une grande joie, mais qu’au fond du cœur, il n’avait encore cette fois qu’envie et haine pour son frère. Furieux de ses succès qui le rendaient mortellement jaloux, il ne souhaitait secrètement que sa perte. En somme, la grande bataille de Gaboudrou fut une lutte indécise. Elle arrêta toutefois pour un temps l’effort de l’invasion seldjoukide.

Disons de suite, ce qu’il advint de Liparit qui avait été envoyé en présent au sultan. Monomaque, inconsolable de sa perte, envoya à ce dernier par l’intermédiaire de Georges Drosos, « hypogrammateus » ou secrétaire d’Aaron, des présents splendides avec des sommes considérables pour le racheter. Drosos était en outre chargé de négocier la paix: Toghroul Beg, se piquant de générosité, « préférant, dit Skylitzès, être un grand souverain qu’un misérable trafiquant », renvoya Liparit en cadeau au basileus. Puis il fit remettre au chef géorgien tout l’argent envoyé pour sa rançon: « Soyons amis dorénavant, lui dit-il en le congédiant, et cesse de faire la guerre aux Turcs. » Ceci signifie tout simplement, il me semble, qu’il le renvoyait sous la condition expresse de ne plus reprendre les armes contre lui. Skylitzès raconte encore que l’ambassadeur du sultan chargé d’aller terminer les négociations de paix à Constantinople fut le chef même de la Religion, le sheik-ul-islam de la nation turque. Ce personnage,[27] solennellement admis à l’audience du basileus, se montra, parait-il, plein de jactance. Il demanda insolemment que le basileus s’engageât à payer tribut au sultan. Devant des prétentions aussi humiliantes, on ne parvint naturellement pas à s’entendre. Monomaque se défendait énergiquement d’en passer par de telles exigences. L’étrange personnage, sur l’ambassade duquel nous voudrions tant avoir quelques détails de plus finit par s’en retourner auprès de son maître sans avoir rien conclu. L’état de guerre si dangereux persistait donc sur la frontière orientale d’Asie. Pour l’heure, le basileus, tout en redoutant sans cesse une nouvelle agression de ces hordes, dut se borner à faire fortifier avec soin les principaux points stratégiques. On se prépara à une très prochaine reprise des hostilités.[28]

Le récit de la bataille de Gaboudrou dans Mathieu d’Édesse est assez différent. Naturellement, il y est question surtout du fameux héros national Liparit. Je ne résiste pas au plaisir de reproduire textuellement ces phrases épiques. « Les troupes grecques, dit le vieux chroniqueur arménien, étaient parvenues auprès du fort de Gaboudrou, dans le district d’Ardjischavogid dont les troupes turques venaient de s’emparer. Les Turcs, avertis de l’approche de l’ennemi, s’arrêtèrent, tandis que les Romains étaient campés en ce lieu. Les Infidèles, commandés par les deux chefs Ibrahim et Kethelmousch, s’étant avancés du côté de Liparit, celui-ci fit venir son neveu, fils de sa soeur, le drongaire des vigiles Tchortovanel, qui était un guerrier intrépide. Les Turcs commencèrent l’attaque pendant la nuit, et le bruit de la mêlée retentit aux oreilles de Liparit. « Accours, lui criait-on, les Infidèles nous ont cernés ». Il répondit: « C’est aujourd’hui Samedi, et ce n’est pas ce jour-là le tour des Géorgiens de combattre ».

« Cependant Tchortovanel, semblable à un lion, frappait dans les ténèbres les ennemis et les poussait vivement lorsqu’une flèche vint l’atteindre à la bouche et lui sortit par la nuque; il expira du coup. Liparit, apprenant sa mort, s’élança furieux et mit les Turcs en déroute sur toute l’étendue de la plaine qu’il changea en un marais de sang. Témoins de ses prouesses, les Romains le trahirent l’abandonnant au milieu des Infidèles et prirent la fuite, afin de lui ôter l’occasion de se couvrir de gloire. A cette vue les Turcs revinrent à la charge contre les Géorgiens. Au plus fort de la mêlée, Liparit, pareil à un lion, faisait entendre sa voix, lorsqu’un Géorgien, qui se tenait derrière lui, coupa du tranchant de son épée les jarrets du cheval de Liparit, et ce héros, tombant à terre, se trouva assis sur son bouclier. « C’est moi qui suis Liparit », s’écriait-il. Aussitôt les Infidèles massacrèrent un grand nombre de Géorgiens et mirent le reste en fuite. Ils firent Liparit prisonnier et l’emmenèrent auprès de Toghroul-beg.[29] Sa renommée était dès longtemps parvenue jusqu’à ce prince qui connaissait sa bravoure à toute épreuve. Il demeura à sa cour deux ans et se distingua par plusieurs traits de courage.

« Là se trouvait un noir, homme fort et courageux que l’on mit aux prises avec lui en présence du sultan. Liparit vainquit son adversaire et le tua. En récompense Toghroul lui rendit la liberté et le renvoya comblé de présents dans le pays des Romains. Le prince géorgien s’en vint à Constantinople auprès de Monomaque qui fut enchanté de le revoir et qui, après lui avoir donné des preuves de sa haute munificence, lui permit de retourner chez lui rejoindre sa femme et ses enfants.[30]

Ibn el-Athir, le seul des chroniqueurs musulmans qui, à ma connaissance, parle avec quelque détail de cette bataille de Gaboudrou, mentionne également, nous l’avons vu, la prise de Liparit par les Turcs.[31] Un peu plus loin, le même auteur, après avoir dit qu’Ibrahim Inal demeura finalement maître du champ de bataille, fait comprendre aussi que le généralissime turk, après avoir commis en territoire impérial des ravages affreux, reprit presque aussitôt la route du retour dans son pays.[32] Lui aussi, et pas seulement l’armée grecque, avait donc éprouvé des pertes très graves. La vérité, encore une fois, est que cette lutte épique resta certainement indécise,[33] mais l’avantage demeura aux mains des Turcs. Au dire de toutes les sources tant chrétiennes qu’arabes, ce fut le basileus qui fit des ouvertures de paix, et si celles-ci ne purent aboutir, ce fut à cause des prétentions extraordinaires émises par le sultan. Monomaque, dans son désir d’obtenir la paix, alla, nous l’avons vu, jusqu’à réclamer la médiation du Merwânide, à ce moment souverain indépendant de la Mésopotamie septentrionale et des districts voisins du sud de l’Arménie.

Parmi ces prétentions hautaines du sultan sur lesquelles les chroniqueurs grecs ont naturellement fait le silence, il en est une fort curieuse qui nous est révélée à la fois par Ibn el-Athir, Aboulféda et Aboulfaradj: Le prince seldjoukide fit tenir au basileus par l’entremise de son envoyé le message que voici: « Si tu veux que je te concède la paix, construis dans ta capitale une mosquée pour mes coreligionnaires dans laquelle on dira la prière officielle — ou « khotba » — en mon nom »! Il parait que Monomaque accepta cette condition humiliante. Il ne faisait que suivre en cela l’exemple de ses prédécesseurs, mais ce n’en est pas moins un exemple curieux d’un certain détachement des passions religieuses cinquante ans avant les Croisades. Une mosquée jadis construite pour les musulmans de passage à Constantinople par Michel le Bègue au Ixe siècle, fut par ordre du basileus relevée de ses ruines et affectée de nouveau au culte infidèle. Le basileus paya même sur sa cassette le traitement des prêtres musulmans ou « imams » attachés à ce temple ainsi que toutes les lampes et autres objets du culte.[34] De plus en plus les princes seldjoukides se substituaient aux lamentables descendants des Abbassides dans la première dignité du monde musulman et comme ses représentants officiels ».

Ce règne de Monomaque fut un des plus troublés de l’histoire de l’Empire byzantin. Tandis que l’invasion étrangère, effroyable comme elle l’était toujours en Orient, à cette époque, sévissait, dans cette terrible année 1048, sur toute une portion de cette immense frontière d’Asie, elle sévissait de même tout aussi durement à l’autre extrémité de l’Empire en Europe. Durant que les cavaliers turcs, les célèbres « Huns Nephtalites » des chroniqueurs chrétiens de l’époque, accablaient de leur redoutable présence les districts frontières d’Arménie, une autre nation de cavaliers non moins barbares et cruels, les Petchenègues fameux, habitants les infinies solitudes d’au-delà du Danube jusqu’au Borysthène, se jetaient sur les campagnes bulgares. C’est à Skylitzès, à Zonaras surtout, aussi à Michel Théodora que nous devons les récits assez détaillés, venus jusqu’à nous, de ces luttes sanglantes sur la frontière de l’Empire en Occident. Aucun autre ordre de source ne les mentionne. Je suivrai presque pas à pas la narration de Skylitzès.[35]

La nation des Petchenègues ou Patzinaces dont le nom a dès longtemps disparu de l’histoire et qui couvrait d’un peuple innombrable campant éternellement sous la tente et se déplaçant dans d’innombrables chariots, les vastes plaines situées entre les embouchures du Dniéper et celles du Danube, avait déjà quelques années auparavant, on se le rappelle, ravagé à plusieurs reprises la Bulgarie et le vaste thème de Thrace. Sous l’appellation générale de Petchenègues, ces peuples, d’origine également asiatique, étaient, nous dit Skylitzès, divisés en treize tribus désignées chacune d’après le nom d’un ancêtre. Ils constituaient à ce moment encore une des plus nombreuses et des plus puissantes nations barbares de Scythie. On avait conclu à cette première époque avec leurs chefs un traité de paix et l’Empire vivait depuis lors en bonne intelligence avec ces barbares, lorsqu’une division survenue entre quelques-unes de leurs tribus errantes engagea le basileus dans une guerre contre eux presque immédiatement après l’accalmie qui avait suivi en Asie la bataille indécise de Gaboudrou. C’était encore dans le courant de cette année 1048 si féconde déjà en cruels faits de guerre.[36]

Le chef suprême — roi ou khan — de la nation petchenègue, poursuit Skylitzès, était pour lors Tyrack ou Tyrach, fils de Kilter. Ce chef de race très illustre, avait des goûts pacifiques. Avant tout amoureux du repos, il laissait d’ordinaire la conduite de ses bandes à Kégénis, fils de Baîtzar, autre chef d’extraction fort humble, célèbre déjà parmi ses compatriotes par sa bravoure, son extraordinaire activité, ses talents militaires. Les Ouzes, descendants des Huns, ennemis éternels des Petchenègues, et qui, ligués avec les Khazars, les avaient, sur la fin du Xe siècle, chassés de leurs antiques demeures d’entre le Volga et le Don, ne cessaient de leur faire la guerre. Kégénis avait remporté sur eux plusieurs succès, alors que Tyrach, n’osant les affronter, préférait se tenir caché dans les vastes marais avoisinant le Danube. Aussi les Petchenègues qui révéraient le premier de ces chefs pour ses nobles origines, chérissaient infiniment le second pour ses rares vertus guerrières. Tyrach, mortellement jaloux de ce rival redouté, cherchait à s’en défaire. Après avoir inutilement tenté de le faire tomber dans un piège, il envoya une troupe de guerriers pour le tuer. Kégénis averti, se réfugia dans les marais du Dniéper. Du fond de cette retraite, il réussit par des messages secrets à soulever deux des treize tribus de sa nation, la sienne propre que Skylitzès nomme Belemarnis et une seconde appelée Pagoumanis. Il eut ensuite l’audace de venir à leur tête livrer bataille à Tyrach que suivaient les onze autres. Vaincu dans un violent combat, il dut céder au nombre et fuir. Après avoir longtemps erré dans ces interminables marécages du bas Danube, il n’eut d’autre alternative que de franchir le fleuve pour se réfugier en territoire grec. Pour plus de sûreté il s’enferme avec ses vingt mille guerriers dans une petite île en face de Dorostolon, la Silistrie aujourd’hui. De là il fit connaître au commandant impérial en ces parages, Michel, fils d’Anastase, qui il était, les circonstances qui l’avaient forcé à franchir le Danube, enfin le désir ardent qu’il avait d’entrer au service du basileus. Michel avertir Monomaque qui lui envoya l’ordre immédiat d’accueillir au mieux ce peuple fugitif, de lui fournir le nécessaire et d’expédier avec une escorte convenable Kégénis à Constantinople.

Le chef barbare, accueilli « splendidement » par Monomaque, réclame avant tout le saint baptême pour lui et ses compagnons. Cette cérémonie étrange fut aussitôt célébrée par le pieux moine Euthymios.

Ce dut être une belle et curieuse fête, rendez-vous de toute la haute société byzantine, infiniment friande de tels spectacles. Le nouveau catéchumène fut, suivant la coutume séculaire de la diplomatie byzantine, créé patrice On le combla d’honneurs et de biens. Il fut solennellement admis au nombre des amis et alliés de l’Empire. Le basileus lui assigna trois places fortes sur le Danube avec un vaste territoire pour y installer cette nouvelle colonie guerrière dont on voulait faire la gardienne de ces régions. Le moine Euthymios, qui avait suivi Kégénis, baptisa et bénit en une fois sur la rive du grand fleuve ces vingt mille barbares suivant la promesse que leur chef avait faite à Monomaque au Palais Sacré. C’était toujours la même admirable politique byzantine: diviser l’ennemi sur la frontière et se débarrasser de lui en l’affaiblissant par des luttes intestines. Il n’en fut pourtant pas ainsi cette fois.

Kégénis ne se vit pas plutôt en sûreté sur la rive méridionale du Danube qu’il voulut se venger de Tyrach. Toujours en course, à la tête tantôt de mille, tantôt de deux mille cavaliers, il franchissait sans cesse le fleuve, ne laissant à ses anciens compatriotes ni trêve, ni repos, tombant subitement sur eux, leur causant un mal affreux, massacrant tous ceux de leurs guerriers qu’il pouvait atteindre, enlevant femmes et enfants qu’il rendait comme esclaves aux Grecs. Tyrach, désespéré de ces attaques fratricides, envoya des ambassadeurs au basileus pour lui reprocher d’avoir, lui grand souverain, allié de la nation petchénègue, donné asile sur son territoire à des rebelles. « Que s’il voulait leur donner asile, qu’il leur interdit du moins de franchir le Danube pour troubler par leurs brigandages un peuple ami de l’Empire. » Au cas où le basileus se refuserait à accorder ces justes réparations, Tyrach le menaçait d’une guerre sans merci. Monomaque, outré de tant d’insolence, fit aux envoyés du chef barbare le plus outrageant accueil. Il trouvait fort étrange que Tyrach se permit de le provoquer parce qu’il avait jugé bon de recevoir honorablement un homme qui s’était confié en sa foi et jeté dans ses bras. Puis il congédia les envoyés sans leur donner même de réponse et manda incontinent à Michel, fils d’Anastase, qui commandait la rive du Danube, ainsi qu’à Kégénis en personne, d’avoir à surveiller encore avec plus de soin les abords du fleuve. Si les Petchenègues se présentaient en nombre pour tenter de franchir celui-ci, il demandait à en être avisé sans délai pour qu’il put expédier de suite à ses lieutenants des troupes de secours de l’armée d’Asie. En même temps, il envoyait par la Mer Noire une puissante flotte de cent navires pour surveiller exactement le cours du Danube et empêcher tout passage.

Tyrach enfin, sorti de son indolence, furieux de l’accueil insultant fait à ses ambassadeurs, attendit impatiemment la venue de l’hiver. Lorsque la terrible bise du nord, soufflant avec violence, couvrant le Danube d’une glace épaisse de plus de vingt pieds, eut rendu impossible da défense du fleuve, le chef des Petchenègues franchit celui-ci à la tête de tout son peuple. Skylitzès ne craint pas de dire que les envahisseurs étaient au nombre de huit cent mille guerriers. Malgré l’énorme exagération, il est certain que ce dût être un formidable exode que celui qui, au cours de cet hiver affreusement rigoureux, jeta soudain comme un torrent dévastateur sur la Bulgarie ces milliers de guerriers sauvages, massacrant et brûlant tout sur leur passage. Ce devait être dans les derniers mois de l’an 1048.

L’Empire trembla une fois de plus. Le basileus, informé en hâte de l’immensité du péril, déploya la plus louable activité, Immédiatement il fit partir le duc d’Andrinople, le magistros Constantin Arianites, avec toutes les troupes des thèmes de Thrace et de Macédoine, et Basile dit le Moine,[37] gouverneur de la Bulgarie, avec toutes celles de cette région. Ces deux grands chefs avaient ordre de faire en toute hâte leur jonction avec les contingents de Michel, fils d’Anastase, et ceux de Kégénis. Dès que la concentration de ces forces considérables fut chose faite, Kégénis, prenant la direction des opérations, marcha à l’ennemi. D’abord il se contenta de le harceler vigoureusement chaque jour sans risquer d’action générale. Il connaissait bien ses compatriotes, dit Skylitzès, et attendait tout de leur intempérance. Aussitôt que ces barbares furent parvenus de l’autre côté du fleuve dans une contrée riche en troupeaux et en toutes sortes de denrées qu’ils avaient ignorées jusque-là, ils en usèrent avec excès. Se gorgeant de vin et d’une boisson fermentée du pays faite avec du miel, ils furent vite atteints d’une dysenterie maligne qui les faisait périr journellement par centaines. Ceux qui survivaient pouvaient à peine porter leurs armes. Tels les dragons de Brunswick aux campagnes de Champagne, dans l’automne de l’année 1792. Kégénis, instruit par les transfuges de cette situation lamentable, résolut d’achever par les armes ce que la maladie et les intempéries lavaient si bien commencé. Il eut grand peine à entraîner les chefs impériaux, effrayés par le nombre des adversaires.

Les forces byzantines combinées assaillirent donc la grande armée de Tyrach déjà fort réduite par la dysenterie. Terrifiés par la violence et la rapidité de l’attaque, les Petchenègues démoralisés jetèrent leurs armes avant que d’avoir combattu, et se rendirent, chefs et soldats, Tyrach en tête. Skylitzès ne donne pas d’autres détails. Il ajoute seulement que Kégénis supplia les généraux impériaux d’ordonner le massacre universel des vaincus! « Tuez le serpent durant l’hiver alors qu’il est engourdi, criait-il, de peur qu’il ne se réveille au printemps plus furieux et plus fort ». Ce barbare avait raison dans sa froide cruauté. Mais les chefs byzantins estimèrent, dit le chroniqueur, ce procédé indigne du grand nom Romain. Leur avis fut de disperser ces infortunés en des cantonnements improvisés dans des districts déserts de la Bulgarie, en les soumettant à un tribut. On gagnerait ainsi de nouveaux sujets à l’Empire, de nouvelles terres mises en valeur aussi, surtout d’excellents soldats pour combattre plus tard les Turcs et les autres barbares. Après beaucoup de discours, cet avis funeste prévalut. Kégénis, forcé de renoncer à ses projets sanguinaires, mais opiniâtre dans sa haine, fit tuer ou vendre tous ceux des Petchenègues dont ses guerriers s’étaient personnellement emparés. Puis il regagna sa lointaine patrie trans-danubienne. Les autres débris de cette multitude, après qu’on les eût soigneusement désarmés, furent dispersés par milliers par les soins de Basile le Moine dans les campagnes de Sardica, de Naïssos qui est Nisch, et d’Eutzapélou[38] devenues désertes par suite de cet état de guerre incessant. Seuls, Tyrach et cent quarante des principaux chefs furent expédiés à Constantinople au basileus, qui leur fit le meilleur accueil. On les baptisa. On les combla d’honneurs. Ils menèrent dans la capitale cette existence douce et facile qui était presque constamment celle des otages politiques à la cour impériale.

Le péril petchénègue semblait conjuré pour quelque temps. Le péril turc existait pire que jamais. C’était le moment même où, les cavaliers d’Ibrahim Inal parcouraient encore victorieusement le Vaspouraçan. Aussitôt on songea à utiliser contre ceux-ci les Petchenègues immigrés. Sur l’ordre arrivé de Constantinople, ou en arma quinze mille des meilleurs auxquels on donna pour chefs quatre des otages retenus dans la capitale. Skylitzès nous a conservé les noms plus ou moins grécisés de ces barbares lieutenants improvisés de Monomaque: Soultzous, Selté, Karaman et Katalim. On fournit à chacun d’eux des armes de prix, des chevaux magnifiques, puis le basileus fit passer le Bosphore à toute cette troupe encombrante. De Chrysopolis où ils furent d’abord cantonnés, on confia au patrice Constantin Hadrobalanos le soin des les conduire à travers les thèmes d’Asie jusque sur le théâtre des hostilités dans le Vaspouraçan. Ce passage dangereux de ces rudes et étranges guerriers par la banlieue de la Ville gardée de Dieu et les riches campagnes du Bosphore semble avoir vivement frappé les imaginations byzantines. Ce fut une courte mais étrange odyssée. Dès que ces milliers de cavaliers Petchenègues en route pour la lointaine frontière d’Arménie se furent retrouvés tous ensemble dans ces campagnes de Bithynie, leur férocité naturelle reprit le dessus. Surtout le regret de leur ancienne indépendance s’empara de leurs âmes primitives. A peine arrivés à la ville impériale de Damatrys, à quelques milles du Bosphore, ils tinrent un tumultueux conseil, ce que dans leur langue barbare ils appelaient un « komenton », nous dit Skylitzès. Les uns estimaient que, perdus comme ils l’étaient au loin au milieu des Etats du basileus, ne possédant aucune place forte pour s’y enfermer en cas de défaite, il était préférable d’exécuter les ordres du maître puisqu’on n’avait pas le choix. Les autres, plus impatients ou plus téméraires, voulaient se jeter dans les monts de Bithynie, s’y cantonner et s’y défendre jusqu’à la mort, plutôt que de courir à leur perte au bout du monde dans les sauvages régions d’Ibérie où ils auraient à lutter non seulement contre les Grecs mais contre les Grecs redoutés.

Le seul Katalim fut d’avis de s’en retourner tout simplement et d’aller au galop, durant qu’il était temps encore, rejoindre la masse de leurs compatriotes demeurés en Bulgarie. A ceux qui lui demandaient comment on franchirait le Bosphore maintenant que les fugitifs n’avaient plus à leur disposition ni barques, ni bateaux d’aucune sorte, il répondit ces seuls mots: « C’est moi qui vous montrerai le chemin ». La hardiesse de cet homme, son audace, impressionnèrent ces barbares. On chercha partout le chef byzantin Hadrobalanos pour le tuer. Il réussit à s’échapper en se cachant dans le grenier d’une villa des environs de Damatrys. Puis cette multitude soudain, tournant bride, suivit aveuglément Katalim dans la direction du Bosphore, sans se douter comment ils passeraient sur le bord opposé. On galopa d’une traite jusqu’à la rive. Alors Katalim, se retournant vers ceux qui le suivaient cria: « A moi tous ceux qui veulent se sauver! ». Puis éperonnant son cheval, il bondit dans les flots. Chacun en fit autant à sa suite, les plus hardis d’abord, les autres après. Ce fut un spectacle sans précédent qui dut frapper d’effroi les bourgeois de Constantinople en promenade sur la rive familière. Parmi les Petchenègues, les uns avaient conservé leurs armes, les autres s’en étaient débarrassé pour mieux nager. Il me paraît que ce passage du bras de mer fameux par ces quinze mille cavaliers barbares ne manque pas de saveur! Ils abordèrent à Saint-Tarasios sur la côte d’Europe. Skylitzès ne nous dit pas combien furent entraînés par le courant et se noyèrent; les survivants de cette prouesse épique ne perdirent pas un moment. Aussitôt à terre, ils repartirent de leur galop furieux avant même qu’on n’eût été instruit de leur passage dans la Ville ou au Palais.

A grandes chevauchées, par monts et vaux, ils parcoururent les immenses espaces de la plaine de Thrace. Ils franchirent le Balkan par les sentiers accoutumés et ne s’arrêtèrent qu’à Triaditza, la Sofia d’aujourd’hui, auprès de ceux des leurs qui avaient été cantonnés en ce lieu. Personne n’avait même eu le temps de songer à arrêter ce torrent en marche. Leur course folle les sauva. Réunis aux Petchenègues de Triaditza, ils convoquèrent en hâte tous ceux des leurs que le gouvernement impérial avait dispersés dans d’autres localités de Bulgarie. Comme la plupart de ceux-ci avaient été désarmés, ils se fabriquèrent des armes nouvelles avec les instruments agricoles, les faux et les haches enlevées aux paysans bulgares. Puis, tous ensemble, décrivant d’abord, j’ignore pour quel motif,[39] un immense détour par Philippopolis, franchissant ensuite une fois de plus le Balkan, ils allèrent, galopant en droite ligne vers le nord, gagner la rivière Osmos, l’ancien Eskamos, l’Osme ou Osmæ d’aujourd’hui, un des affluents du Danube. Là ils installèrent leur camp dans la plaine à l’embouchure de ce cours d’eau dans le grand fleuve, au point où s’élève aujourd’hui Nikopolis. C’était en l’an 1049. Seul parmi les chefs Petchenègues, Sellé était demeuré avec les siens à Lobitzos. Il faillit y être pris par Constantin Arianitès qui s’était jeté à la poursuite des fuyards avec les contingents du thème de Macédoine. Il réussit finalement à échapper, mais en laissant tout son camp aux mains du chef byzantin qui s’en retourna sans pousser plus loin sa poursuite.[40]

Achevons de dire ce qu’il advint des Petchenègues campés ainsi sur la rive méridionale du Danube. Voici la fin du curieux récit de Skylitzès: Voyant que cette vaste plaine de la Bulgarie trans-balkanique qui s’étendait jusqu’à la mer entre la pente nord du Balkan et le fleuve était une contrée infiniment riche et fertile, ils résolurent de s’y établir du droit de conquête. Leur choix se fixa sur un district merveilleusement arrosé et boisé connu sous le nom des « Cent Collines ».[41] De là ils faisaient des incursions continuelles sur le territoire de l’Empire, faisant aux Grecs un mal prodigieux. Le basileus, désireux de mettre un terme à cet état de choses intolérable, manda Kégénis à Constantinople pour avoir son avis. C’était au début de l’an 1049. Le chef barbare ne craignit pas d’accourir à cet appel avec toutes ses bandes jusqu’aux portes de la capitale et les habitants de Constantinople virent avec effroi ces sauvages guerriers camper dans la banlieue de Byzance en une localité que et désigne sous le nom de Maïtas. La première nuit, avant même que Kégénis n’eut été reçu par le basileus, avant qu’il n’eut su pour quelle cause on l’avait mandé, trois Petchenègues pénétrèrent dans sa tente et lui portèrent plusieurs coups d’épée. Aucun ne le blessa mortellement. Les assassins furent aussitôt surpris par les gardes. Comme ils cherchaient à s’échapper, ils furent saisis par une foule de Petchenègues accourant au bruit avec le fils de la victime, Baîtzar. Au matin, celui-ci plaça son père grièvement blessé sur son char de guerre à quatre roues, traîné par deux chevaux. Derrière le char, enchaînés aux roues, marchaient les meurtriers auxquels personne n’osait toucher avant que le basileus n’eût décidé de leur sort. Après eux enfin s’avançaient à pied les deux fils de Kégénis, Baîtzar et Goulinos, que suivait toute l’armée petchénègue à cheval. Cet extraordinaire et effrayant cortège, pénétrant résolument dans l’immense cité, la traversa toute entière pour ne s’arrêter qu’à l’Hippodrome où se trouvait le basileus assistant aux Jeux. Averti par la rumeur publique, Monomaque donna incontinent audience à Baîtzar.

Comme il lui demandait pourquoi il n’avait pas fait de suite massacrer les meurtriers de son père, le jeune prince répondit que ceux-ci en ayant appelé à l’empereur, le respect qu’il portait à ce nom auguste avait suspendu sa vengeance. Baîtzar n’avait pas plutôt achevé son discours que Monomaque, plein de défiance, se faisant amener les assassins enchaînés, leur demanda pour quelle raison ils avaient voulu tuer le patrice leur prince. Les fourbes répondirent que seul leur zèle pour le basileus avait armé leur bras. Ils n’hésitèrent pas à accuser Kégénis d’avoir formé le dessein criminel d’entrer au point du jour avec tout son monde dans la Ville gardée de Dieu, pour y égorger le basileus et tous ses habitants, piller l’immense cité, et courir ensuite rejoindre les autres Petchenègues révoltés campés sur le Danube. Monomaque, sans même examiner la vraisemblance d’une aussi fantastique accusation, ajouta foi à ces indignes mensonges et fit emprisonner le malheureux Kégénis au Palais dans la Chambre d’Ivoire dite « Chambre Éléphantine », sous prétexte de le confier aux soins des médecins. Ses deux fils furent enfermés chacun dans un endroit différent. Quant à la foule des cavaliers petchénègues qui avaient regagné leur campement extra-muros, le basileus, simulant pour eux la plus vive bienveillance, leur fit envoyer des mets et des boissons en quantité. C’était en réalité pour tenter de les enivrer et les faire prisonniers après les avoir désarmés quand ils seraient endormis sans défense. En même temps, il faisait mettre les trois assassins en liberté. « Le basileus, poursuit et, comptait bien en finir ainsi avec ces barbares. Il n’y réussit point. Bien au contraire, toute sa conduite fort compréhensible, malgré ce qu’on peut dire et, envers leur prince et ses fils et aussi les trois meurtriers, rendit la foule des Petchenègues défiants. Feignant d’accueillir avec reconnaissance le festin qu’il leur envoyait, ils gagnèrent du temps jusqu’au soir. La nuit venue, à l’insu des Grecs, tous ces fils de la steppe, coutumiers de ces chevauchées à la belle étoile, décampèrent en hâte. Toute la nuit ils galopèrent droit vers le Nord comme leurs compatriotes de l’an précédent. Le troisième jour, ils franchirent les défilés de l’Hæmus. Ils ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils eurent rejoint le reste de leurs compatriotes dans leur campement du Danube.

Alors toute la masse petchénègue, ainsi renforcée, brûlant de venger ses princes captifs, reprit encore une fois le chemin du sud à travers la plaine bulgare. Une fois encore, le Balkan tant de fois parcouru fut franchi par cette multitude à travers les âpres chemins de la montagne. L’armée petchénègue vint établir son camp fortifié », son « aoul », au pied des monts, à une faible distance de la grande cité d’Andrinople.

Ainsi le sol sacré de l’Empire était à tout instant violé par ces hordes féroces! Nicéphore Phocas, Jean Tzimiscès, Basile II, dans leurs grands tombeaux de la capitale, devaient frémir d’indignation à de semblables nouvelles! De leur camp retranché, les cavaliers petchénègues portèrent de nouveau partout le fer, le feu et la désolation.

La situation était de plus en plus intolérable. Le magistros Constantin Arianitès, eunuque, ancien ecclésiastique lui aussi, ayant exercé les fonctions de recteur, présentement domestique de Scholes d’Occident, marcha d’Andrinople avec toutes ses forces contre les envahisseurs. Il remporta d’abord quelques avantages sur les partis de fourrageurs errants, mais plus tard, ayant attaqué le gros de l’armée ennemie près du « kastron » de Dampolis, aujourd’hui Yambol, il fut complètement battu et perdit une foule de ses soldats des thèmes de Thrace et de Macédoine. Parmi les morts de marque du côté des Grecs on compta Théodore Strabomytès et un certain Polys de très noble naissance, très connu pour avoir fait défection à la cause du prétendant Tornikios.

J’ai dit plus haut que le manuscrit fameux auquel j’ai fait de si fréquents emprunts connu sous le nom de Startegicon ou Conseils et récits d’un grand seigneur byzantin, contient une allusion à la guerre petchenègue. Tout un paragraphe de ce traité précieux[42] est encore consacré à l’expédition de l’an 1049 et à la défaite de Constantin Arianitès qu’il confirme du reste absolument. Voici le texte entier de ce récit: « Lorsque, par la volonté de Dieu, dit l’écrivain anonyme, les Petchenègues eurent envahi le territoire de l’Empire romain, le très pieux basileus Constantin Monomaque envoya contre eux le recteur Constantin avec une puissante armée pour leur faire la guerre. Ayant marché hardiment contre leurs hordes innombrables, ce général ne procéda pas à l’installation de son camp, ne fit pas dresser ses tentes, ne donna aucun repos à ses troupes fatiguées, mais se précipita aussitôt sur l’ennemi. Les Petchenègues, qui eux avaient pris leur repos, s’avancèrent hardiment de leur cité et se rangèrent fièrement en bataille, car le ventre plein et les membres reposés donnent d’ordinaire de l’audace même aux plus timides. Les Romains et leurs chevaux, découragés par la fatigue de la marche et l’épuisement de la soif, incapables de résister au moindre choc, prirent la fuite aussitôt. Il s’en suivit un terrible massacre. Là tombèrent par dizaines de mille les plus forts et les plus courageux parmi les Romains. Presque toute la terre romaine s’emplit de larmes ».[43]

Le magistros battu dut rentrer en hâte à Andrinople d’où il fit prévenir le basileus de son désastre, il demandait une nouvelle armée, se disant incapable de tenir tête avec ses troupes démoralisées à un ennemi aussi nombreux.

Quand ses messagers arrivèrent au Palais, le basileus, déjà au courant de sa défaite, avait mandé auprès de lui Tyrach et les autres Petchenègues de marque internés dans la capitale. Après les avoir comblés de présents et leur avoir fait prêter serment de fidélité, il leur ordonna d’aller trouver leurs compatriotes pour les ramener à l’obéissance. En même temps, il rappelait par missives impériales tous les contingents de l’armée d’Asie rendus disponibles par la trêve conclue avec Toghroul beg Ces forces de secours franchirent en hâte les détroits, les unes à Chrysopolis, les autres à Abydos. Le basileus, dit et, les plaça sous les ordres du « recteur » ou généralissime Nicéphore, encore un ancien prêtre eunuque qui avait embrassé l’état militaire et qui venait de remporter des succès sur la frontière d’Arménie.[44] Il lui adjoignit comme lieutenants le célèbre Katakalon Kékauménos qu’il venait de nommer stratilate ou généralissime de toutes les forces orientales et un héros non moins fameux dont nous voyons paraître ici le nom pour la première fois dans les sources byzantines, Hervé, dit « le Francopoule » ou « le fils de Franc », chef des auxiliaires northmanns. C’était un de ces guerriers francs venus non plus de Russie ou de Scandinavie, mais bien déjà de Normandie, plus ordinairement même des Pouilles, pour s’enrôler sous la bannière des basileis à la tête d’une bande de leurs compatriotes, mercenaires si prisés à Byzance. De ces Normands-là quelques-uns avaient déjà combattu en Sicile et dans les Pouilles pour les Grecs, en particulier sous Maniakès, mais ce n’est qu’après la défaite de ce dernier en Macédoine qu’on en avait vu pour la première fois à Constantinople, où jusque-là il n’y avait eu en fait de Northmanns que des Tauroscythes, c’est-à-dire des Russes d’origine scandinave. Hervé devait surtout faire parler de lui sous les Comnènes. Il avait, parait-il, d’abord servi sous Maniakès dans son expédition de Sicile, où il avait donné maintes preuves de courage. Il était venu ensuite avec beaucoup de ses compatriotes français prendre du service à Constantinople.

Les Grecs le désignaient d’ordinaire sous le nom du « Francopoule. ». Il fut le premier de toute une série de héros qui se distinguèrent par leurs actions d’éclat, leur incomparable énergie, leur esprit d’entreprise à la tête de la droujine franco-normande au service de l’Empire et qui eurent noms Robert Crespin, Oursel de Bailleul, Pierre d’Aulps, etc.

Il fallait que Monomaque fit grand cas de ce nouveau favori, le recteur Nicéphore, pour lui subordonner d’aussi parfaits capitaines blanchis sous le harnois des grandes guerres. Il leur recommanda de lui obéir en tout. Eux, soldats disciplinés, lui demeurèrent aveuglément soumis. C’était du reste un triste chef qui n’entendait pas mieux la guerre que le basileus son maître.

Les Petchenègues, après leur victoire sur le magistros Constantin, avaient une fois de plus repassé le Balkan. Une fois de plus ils s’étaient cantonnés dans leur établissement des « Cent Collines ». Nicéphore, traversant à son tour la montagne par le défilé des Portes de Fer avec toute son armée, les y suivit au printemps de l’an 1050. Il vint installer son camp dans la localité de Diakéné, à une faible distance des « Cent Collines » et le fit entourer d’un fossé profond. Dans sa funeste présomption il méditait dès le lendemain, après avoir laissé au camp les bagages et les impedimenta, de marcher droit à l’ennemi avec toutes ses troupes équipées à la légère. Sottement, dit Skylitzès, il se figurait que les barbares céderaient au premier choc, à tel point que son unique préoccupation était de n’en laisser échapper aucun. Il avait, parait-il, si bien fait partager sa confiance à ses soldats que ceux-ci avaient fait ample provision de cordes et de courroies pour lier les prisonniers. Les Petchenègues, surpris par cette marche si prompte, étaient divisés en plusieurs corps détachés à grande distance les uns des autres. Katakalon, avec sa fougue accoutumée, suppliait qu’on les attaquât de suite, sans leur laisser le temps de se concentrer. Toute l’armée était de cet avis. mais le présomptueux recteur imposa silence à son lieutenant. « Est-ce bien à toi, lui dit-il brutalement de contrecarrer mes ordres à moi qui suis ton chef! Je n’aurai garde pour ma part d’attaquer les Petchenègues durant qu’ils sont séparés les uns des autres. Les premiers n’auraient pas plutôt été battus que les autres se sauveraient par monts et bois et nous échapperaient. Me fourniras-tu les chiens de chasse nécessaires pour les relancer dans leurs repaires? ». Il fallut bien se taire.

On campait à peu de distance de l’ennemi. Les éclaireurs petchénègues se rapprochèrent en silence et vinrent eux aussi bivouaquer tout près des Grecs, envoyant dire à ceux qui les suivaient d’approcher au plus vite. Toute la nuit leurs corps détachés se concentrèrent. Au petit jour la masse compacte était prête au combat, et quand, au matin, le recteur Nicéphore mena ses contingents à la bataille, il trouva devant lui toute l’armée petchénègue qui s’avançait à sa rencontre dans un ordre parfait. En tête paradaient Tyrach et les autres chefs relâchés par Monomaque qui, bien oublieux déjà de leurs récents serments, avaient repris le commandement de leurs anciens guerriers.

Les Impériaux prennent leur ordre de bataille. Nicéphore garde pour lui le commandement du centre. Il donne celui de l’aile droite à Katakalon, celui de l’aile gauche à Hervé « le Francopoule ». Dès le premier choc, au seul bruit du galop des chevaux petchénègues, toute l’armée grecque, prise de panique, prend la fuite à toute bride, Nicéphore et les autres chefs en tête. C’est un désastre sans nom, une honteuse déroute. Seul, le glorieux Katakalon avec une poignée de braves, ses gardes et ses proches, se fait hacher héroïquement sans céder un pouce de terrain. Il tombe enfin percé de coups avec tous ceux qui l’entourent! Les Petchenègues, stupéfaits d’une si facile victoire, redoutant quelque embûche, n’osent poursuivre les Impériaux. Ceux-ci ne perdirent que ce petit nombre de guerriers qui avaient préféré le trépas à une fuite honteuse. Les vainqueurs, après avoir dépouillé les morts, ramassé des armes en quantité, pillé les bagages, passèrent la nuit dans le camp des vaincus, sous la protection de leur fameux fossé. Un Petchenègue, dont et nous a conservé le nom, Galinos, qui avait connu Katakalon alors que celui-ci était gouverneur des places fortes du Danube et que les deux nations se fréquentaient en paix, le trouva gisant parmi les cadavres. Comme il retournait le héros pour le dépouiller, il le reconnut. Le malheureux respirait encore. Galinos le chargea sur son cheval et le conduisit au camp sous sa tente. Il était évanoui et sans voix. Il avait reçu deux blessures affreuses, l’une à la tête — il avait le crâne fendu du sommet jusqu’au sourcil, son casque étant tombé —, l’autre à la gorge qu’il avait tranchée de la bouche jusqu’à la base de la langue. Son généreux sauveur s’acharna à le soigner tant et si bien qu’il finit par le guérir.

Les Petchenègues, après cette victoire, pillèrent et ravagèrent à loisir toute la terre romaine sans rencontrer de résistance », dit le chroniqueur. Constantin Monomaque, désespérant de tant d’insuccès, passa le reste du printemps à assembler des troupes nouvelles, à réorganiser celles qui avaient fui. Il ne songeait qu’à reprendre la campagne pour laver tant de honte.

Cette affreuse guerre, cette humiliation de voir les plus vieilles provinces de l’Empire impunément occupées et parcourues par ces terribles pillards n’en finissaient pas! Heureusement que sur la frontière opposée d’Asie, on avait quelque répit parce que le sultan Toghroul et ses innombrables cavaliers étaient présentement occupés à d’autres conquêtes. Ceci permit à Monomaque de réunir une fois de plus contre les barbares du Nord toutes les meilleures troupes disponibles des armées d’Occident et d’Orient. Les unes avaient hiverné en Thrace, les autres avaient franchi en temps voulu le Bosphore. Dès le mois de mai de l’an 1050, le basileus envoya toutes ces forces à l’ennemi sous les ordres cette fois du grand hétériarque et magistros Constantin Arianitès, redevenu son favori et nommé en place de Nicéphore tombé en disgrâce. Celui-là aussi était, on se le rappelle, eunuque, ancien chambellan du Palais ou préposite et recteur. C’étaient toujours de nouvelles intrigues de Palais qui amenaient au pouvoir ces généraux d’un jour. Constantin Arianitès,[45] qui avait fait trois ans auparavant la guerre avec succès à l’autre extrémité de l’Empire contre l’émir de Tovin, mena lentement son armée jusqu’à Andrinople qu’il avait mission de défendre contre une surprise possible de l’ennemi. Plus lentement encore, assisté du vestarque Michel Dokeianos, il l’y installa dans un vaste camp fortement retranché. Chef prudent et circonspect, il perdit un temps précieux à discuter avec ses lieutenants le plan de la future campagne. Soudain, le 8 juin, on annonça l’arrivée de toute l’armée petchénègue sous les murs même d’Andrinople. Les Barbares en nombre infini avaient une fois de plus franchi en secret presque au galop le Balkan dont les sentiers solitaires leur étaient si familiers. Le grand hétériarque, averti au matin par ses éclaireurs de cette foudroyante nouvelle, assembla dans sa tente un rapide conseil. Durant qu’on y discutait tumultueusement et que Constantin Arianitès opinait énergiquement pour la défensive, un de ses lieutenants, Samuel Bourtzès, petit-fils du fameux héros de jadis Michel Bourtzès,[46] jeune officier brave jusqu’à la témérité, qui commandait les troupes de pied et auquel avait été confiée la garde du fossé, oublieux de toute discipline, sans attendre l’ordre de ses chefs, entraîna ses troupes en dehors du camp. Courant à l’ennemi, il engagea un furieux combat avec les avant-gardes petchénègues qu’il chargea avec une extrême impétuosité. A cette vive attaque, les barbares, qui avaient l’avantage du nombre répondirent avec non moins de vigueur. Bientôt les fantassins de Samuel Bourtzès commencèrent à fléchir durant que leur chef expédiait courrier sur courrier au grand hétériarque pour demander du secours. Constantin ainsi contraint de livrer bataille contre son gré, fit avancer toute l’armée dans ces vastes plaines plantées de vignes et d’autres cultures qui faisaient du domaine impérial. Une lutte générale s’engagea aussitôt. Le désordre déjà grand parmi les troupes de pied, la soudaineté de l’attaque, la confusion mise de ce fait dans les rangs de l’armée impériale, l’audace croissante des Petchenègues encouragés par tant de succès, amenèrent promptement une nouvelle déroute des impériaux. Cependant leurs pertes furent cette fois encore peu considérables parce que les fuyards purent presque aussitôt se réfugier dans le camp retranché jusqu’aux portes duquel ils furent poursuivis à grands coups de sabre par les Petchenègues. On compta toutefois parmi les morts deux chefs illustres, le patrice Michel Dokeianos, vestarque, qui avait si mal servi l’Empire sous le règne du Paphlagonien, et le magistros Constantin Arianitès en personne qui, gravement blessé d’un coup de javelot, n’expira que trois jours après. Michel Attaliatès donne quelques détails sur la mort héroïque de Michel princesse Saisi vivant et amené prisonnier devant le chef des Petchenègues,—le chroniqueur ne nous dit pas si c’était Tyrach ou bien quelque autre—, il réussit à s’emparer d’une épée. Bondissant sur son interlocuteur, il le blessa gravement à la gorge. D’un autre coup il lui abattit la main. Il criait entre-temps que son ennemi ne lui faisait pas peur, et qu’il ne regrettait point ce qu’il venait de faire. Dans leur fureur ils mutilèrent ses restes. On lui fendit le ventre, on en arracha les intestins qu’on remplaça par ses pieds et ses mains coupés. Il tomba aussi de simples soldats, mais en petit nombre.

L’armée impériale réfugiée dans le camp retranché sous Andrinople y fut aussitôt assiégée par les vainqueurs. Follement ceux-ci s’acharnaient à combler le fossé au moyen de pierres et de branchages. Ils allaient y réussir et prendre ainsi le camp d’assaut. C’en était fini de l’armée byzantine lorsqu’un des plus grands chefs petchénègues, Soultzous, tomba atteint d’un gros javelot qui, lancé par une catapulte, transperça à la fois l’homme et le cheval. Un coup si terrible glaça d’effroi les assaillants. En ce même moment accourait d’Andrinople avec tout son monde le protospathaire Nicétas Glavas, commandant ou « topotérète » du fameux corps des Scholaires de la garde. Les Petchenègues, prenant cette petite troupe pour l’armée du syncelle Basile, encore un prêtre défroqué, qu’on attendait d’un instant à l’autre à la tête des contingents de Bulgarie, prirent peur et se dispersèrent aussitôt. Leur fuite fut aussi rapide qu’avait été leur marche en avant, ils disparurent dans les profondeurs du Balkan.

Ce ne fut pas pour longtemps. Grisés par tant de victoires faciles, ces terribles ennemis reparurent presque aussitôt dans la vaste plaine de Thrace demeurée sans défense par la retraite de l’armée désorganisée du grand hétériarque. Ce fut dans toute cette seconde moitié de l’année 1050 et durant l’hiver qui suivit une période effroyable pour ces malheureuses provinces. Les bandes petchénègues, dédaigneuses des troupes impériales, parcouraient incessamment les thèmes de Thrace et de Macédoine; comme toujours brûlant, pillant, massacrant sans pitié jusqu’aux enfants à la mamelle. Seules les villes murées échappaient à leur férocité. Skylitzès raconte qu’un de leurs partis fut assez follement hardi, pour s’aventurer jusqu’à la localité dite des « Katasyrtes », en vue même des murailles de la capitale! Ceux-là du moins n’échappèrent point à un sort mérité! Indignés d’un tel outrage, les plus déterminés parmi les bourgeois de la Ville gardée de Dieu, sur la demande du basileus, se joignirent à quelques pelotons de la garde impériale pour courir sus à ces bandits. Le patrice Jean, surnommé le Philosophe, un des eunuques de la chambre de la défunte basilissa,[47] se mit à la tête de ces audacieux. Cet homme aussi avisé qu’entreprenant tomba de nuit sur les Petchenègues qu’il trouva endormis dans l’ivresse d’un festin. On les égorgea jusqu’au dernier. Leurs têtes, jetées dans des tombereaux, furent amenées au Palais et présentées au basileus.

En attendant d’avoir réuni une nouvelle armée, il fallut cette fois se contenter de se maintenir dans les villes murées. Des sorties heureuses firent beaucoup de mal à ces bandes pillardes. Plusieurs furent ainsi surprises et détruites.

Il était urgent d’en finir avec une situation aussi intolérable qu’humiliante. Monomaque, désespéré par tant de revers dus à l’impéritie ou à la lâcheté de ses généraux, accablé par ses souffrances goutteuses de plus en plus intolérables, incapable de faire un pas, ne pouvait songer à conduire en personne ses troupes à l’ennemi. Mais, de son lit de douleur, il s’efforçait incessamment de remédier à tant de maux. Par ses ordres, une nouvelle armée fut cette fois encore constituée à grand peine «avec les meilleures forces de l’Empire ». On eut recours aux suprêmes ressources. Tous les contingents mercenaires étrangers furent rappelés de toutes parts: les guerriers francs venus d’Italie, les Værings, vingt mille archers à cheval, « venus de Télouch,[48] de la Montagne Noire[49] et de Karkaron »,[50] c’est-à-dire de la région du Taurus. C’étaient là les troupes de cavalerie qui gardaient la lointaine frontière syrienne. Par ce fait seul on juge de l’immensité du danger, de la grandeur de l’effort.

Chacun de ces corps était dirigé par son chef national du rang le plus illustre. Le commandement suprême de toutes ces forces fut attribué au patrice Nicéphore Bryennios,[51] un nom fameux qui parait ici pour la première fois dans l’histoire byzantine. L’empereur conféra à ce chef le titre exceptionnel d’ethnarque ou généralissime. Il lui donna pour associé et pour second le patrice Michel l’Acolyte qu’il nomma également généralissime avec pleins pouvoirs. C’était le commandant de la garde væring.[52] Ces deux généraux eurent l’ordre, tout en évitant une bataille rangée, de s’efforcer par tous les moyens de mettre un terme aux ravages des Petchenègues.

En même temps le basileus, instruit par l’expérience et ne croyant plus guère au succès des armes impériales, malgré l’insuccès récent de la mission de Tyrach, avait recours une fois de plus aux négociations. Kégénis, guéri de ses blessures, fut tiré de la demi captivité où on le gardait depuis sa triste aventure. Sur sa promesse d’engager ses compatriotes à accepter la paix, il fut envoyé pour traiter avec eux. Ce devait être au premier printemps de l’an 1051. Kégénis se fiant peu à l’accueil que lui ferait son mortel ennemi Tyrach, fit demander aux Petchenègues un sauf-conduit. Eux s’engagèrent par serment à le recevoir avec amitié. Il ne fut pas plutôt parmi eux qu’ils le massacrèrent. Son corps fut haché en morceaux.

Nicéphore Bryennios et Michel l’Acolyte, après avoir fait leur jonction à Andrinople, étaient restés fidèles à l’ordre du basileus d’éviter toute bataille rangée. Se tenant sur la plus stricte défensive, sans rien hasarder, ils observaient les mouvements des Petchenègues et tombaient à propos sur les partis ennemis qu’ils taillaient en pièces. Il en fut ainsi de deux détachements que l’excellent généralissime Michel rencontra un peu par hasard, l’un à Goloé,[53] l’autre à Toplitzin, place forte sur l’Hèbre, et qui furent totalement détruits. Cette prudente tactique ferma peu à peu aux Petchenègues les défilés du Balkan. N’osant plus porter leurs ravages dans la plaine de Thrace, ils se jetèrent sur la Macédoine, moins facile à parcourir. Ils y concentrèrent graduellement le gros de leurs forces et y recommencèrent aussitôt leurs ravages accoutumés, se gardant avec plus de soin que jamais contre toute attaque à l’improviste des Impériaux. Mais ceux-ci ne leur laissèrent pas non plus ni trêve ni repos.

Bryennios et l’Acolyte, avisés que le gros de l’ennemi était campé près de Chariopolis, sur les confins de la Thrace et de la Macédoine, par une extraordinaire marche de nuit réussirent à gagner secrètement cette place forte. Ils s’y enfermèrent pour y attendre une occasion favorable. Dès le lendemain matin, les Petchenègues, tout à fait ignorants de l’arrivée des Impériaux, coururent comme à l’ordinaire faire butin dans la campagne, brûlant les villages épars dans la plaine. Vers le soir ils établirent leur camp aux portes de la ville qu’ils croyaient vide de défenseurs. Sans aucune défiance, ils commencèrent à boire et à se divertir au son des flûtes et des cymbales. La nuit étant venue, toute l’armée grecque se précipita hors des murs sur le camp ennemi. Ce fut un hideux massacre en pleine orgie. La leçon fut telle que, durant tout le reste de cette année 1051 et toute la suivante, les bandes petchenègues ne procédèrent plus qu’avec une extrême prudence à leurs razzias accoutumées.[54]

Achevons de raconter cette interminable invasion petchénègue qui, depuis tant d’années maintenant, désolait les provinces européennes de l’Empire et transformait ces riches régions en un perpétuel champ de bataille. Monomaque, à défaut de clairvoyance dans le choix de ses généraux, mettait du moins la plus admirable énergie, la plus rare ténacité, à reprendre chaque fois à nouveau cette lutte lamentable. L’inactivité relative des bandes petchénègues durant la fin de l’année 1051 et l’année suivante, aussi la cessation momentanée des hostilités sur la frontière d’Arménie, lui permirent de procéder avec plus de calme à de nouveaux préparatifs. Au printemps de l’année 1053 enfin, après qu’il eut conclu la paix avec le prince des Serbes[55] et assuré de cette façon la liberté de ses mouvements dans la péninsule, il fut en état de procéder à un nouvel effort qui ne devait pas être plus décisif, hélas, que les précédents. Je laisse de nouveau la parole à Skylitzès.

« Le basileus, dit celui-ci, voulant en finir avec les Petchenègues, réunit une fois de plus toutes les forces disponibles d’Orient et d’Occident sous les ordres de Michel l’Acolyte qui avait vaincu, ces barbares quelque temps auparavant. Il leur adjoignit le syncelle eunuque Basile, ce religieux défroqué dont il a été question déjà, à la tête de tous les contingents de Bulgarie. L’armée impériale, prenant cette fois aussitôt l’offensive, après avoir franchi le Balkan, marcha droit à l’ennemi. A son approche, les Petchenègues qui semblent s’être à ce moment retirés dans la vieille Bulgarie entre le Balkan et le Danube, se concentrèrent dans la grande Pereiaslavetz, cette fameuse antique capitale bulgare où jadis sous Jean Tzimiscès, Russes de Vladimir et soldats byzantins avaient échangé de si beaux coups d’épée. Toujours encore commandés par Tyrach, ils établirent là un camp retranché derrière une haute palissade et un fossé profond. A l’arrivée des Grecs, ils s’enfermèrent dans cette forteresse improvisée, résolus à s’y défendre jusqu’à la dernière extrémité.

Nous n’avons aucun détail sur ce siège presque sans précédent d’une armée barbare se défendant dans un camp retranché contre une armée régulière. Les Impériaux étaient cette fois encore fort mal commandés. On perdit beaucoup de temps en efforts inutiles. Bref, le moment arriva où les assiégeants manquèrent de vivres dans ce pays depuis tant d’années effroyablement dévasté. Les chefs dans un conseil décidèrent de lever le siège et de battre en retraite. A la faveur d’une nuit obscure et d’un temps affreux l’armée byzantine décampa secrètement, elle le croyait du moins mais ses préparatifs de départ n’avaient point échappé à la vigilance de Tyrach. Instruit par un transfuge des desseins des chefs impériaux, il avait envoyé d’avance le plus de troupes possible se saisir des passages ou « clisures » de la montagne sur la route de la retraite. Lui-même, après avoir suivi en silence l’armée chrétienne, l’attaqua brusquement au moment convenu, alors qu’elle venait de pénétrer dans les défilés. Ceux qui occupaient ces points stratégiques se jetèrent à leur tour sur les Byzantins effarés. Ce fut une de ces surprises comme la monotone histoire des luttes orientales de ce temps en compte un si grand nombre. Attaqués en tête et en queue, les miliciens de Roum, perdant la tête, tourbillonnent sur place. On les égorge de toutes parts. Ce fut une affreuse déroute. Une foule d’impériaux périrent, chefs et soldats. Le syncelle Basile dont Michel Attaleiates nous raconte en termes confus la louche attitude, fut massacré au moment où, fuyant sur un cheval rapide, il se croyait déjà certain du salut. Tombé au passage d’un fossé, il fut haché à coups d’épée par les Petchenègues qui le poursuivaient. Le reste de l’armée rallié par l’Acolyte Michel arriva dans un horrible désordre à Andrinople où elle fut enfin en sûreté. Michel Attaliatès a consacré plusieurs pages de son récit obscur, ampoulé et confus à nous raconter dans cette déroute l’admirable retraite d’un détachement commandé par Nicéphore Botaneiates tout jeune encore et si célèbre dans la suite, le futur basileus dont le nom est ici prononcé pour la première fois. Cette retraite, que notre chroniqueur ne craint point de placer auprès des plus fameuses de l’histoire, dura onze jours pleins sans une minute de repos. Ce fut un combat incessant sans répit, ni jour, ni nuit. Les Grecs, à chaque instant ralliés et soutenus par l’énergie de leur chef, marchaient dans le plus grand ordre, environnés d’une nuée d’ennemis qui, pareils à un essaim, les couvraient incessamment de traits, cherchant constamment à les cerner durant qu’eux paraient les coups avec leurs boucliers. Longtemps ils se maintinrent sur la rive d’un fleuve, l’Hèbre probablement, qui les séparait de l’ennemi. Celui-ci, qui visait de loin les chevaux, finit par les démonter tous successivement. Ils continuèrent à pied cette marche terrible ayant dépouillé leurs cottes de mailles pour mieux marcher, leur chef toujours en tête, rendant à l’ennemi coup pour coup, faisant de grands vides dans ses rangs. A un moment, les Grecs ayant réussi à s’emparer de trois chevaux, supplièrent leur admirable chef qui soutenait si merveilleusement leur courage, d’en monter un. Lui, plutôt que d’y consentir, voulant demeurer à pied comme ses soldats, trancha de sa main les jarrets de la monture qu’on tentait de lui imposer. « Avec un tel capitaine, s’écrie le chroniqueur, ces hommes électrisés eussent accompli n’importe quel prodige, subi n’importe quelle souffrance! » Ce fut parmi leurs acclamations enthousiastes qu’il les ramena enfin sains et saufs dans Andrinople après qu’ils eurent vu à quelque distance de cette ville leurs persécuteurs, qui n’avaient pas cessé une heure durant ces longs jours de les envelopper de leurs diaboliques escadrons, renoncer à la lutte, tourner bride et disparaître au galop dans la direction du Nord. Ceci se passait dans le cours de l’an 1053.

Tout un paragraphe[56] a encore été consacré par l’auteur anonyme des Conseils et Récits d’un grand seigneur byzantin à cette dernière campagne contre les Petchenègues. Ce précieux passage est une confirmation éclatante de la véracité des chroniqueurs officiels qui nous ont narré ces luttes sanglantes. Voici textuellement, le récit de l’écrivain anonyme: « Le moine Basile, « pronoitis » ou gouverneur de la Bulgarie, avait été envoyé par feu le basileus Monomaque pour combattre les Petchenègues. Il marcha contre ces barbares ayant pour lieutenant l’Acolyte Michel. Tous deux commandaient à des troupes nombreuses. Après s’être rapprochés de l’ennemi, ils n’osèrent pas, par inexpérience, engager la bataille qu’ils remirent de jour en jour. Cependant le manque de vivres et de fourrage commençait à se faire sentir parmi eux et les Petchenègues qui, tout au contraire, festoyaient somptueusement chaque jour, accouraient constamment aux alentours du camp impérial insulter à grands cris à nos soldats, après quoi ils s’éloignaient au galop. Les Romains, mal nourris, intimidés par ces démonstrations quotidiennes de l’ennemi, tournèrent le dos avant même que d’avoir combattu. Mais cette fuite nocturne ne leur fit pas pour cela éviter les Petchenègues. Lorsque les soldats souffrent de la fatigue et de la faim, leurs âmes demeurent troublées au moment où le combat s’engage et ils prennent aussitôt la fuite. Chef, évite les distractions, de peur de te faire prendre comme les oiseaux dans un filet. »

Cette dernière si honteuse défaite devait pourtant marquer la fin de tant de maux pour ces malheureuses provinces d’Europe. Monomaque, inconsolable de cette nouvelle honte, jura qu’il n’y survivrait point s’il ne parvenait à se venger. Avec une admirable ténacité, il recommença une fois encore, malgré qu’il fût déjà presque moribond, malgré que mille autres soucis l’assaillissent à ce moment, à reformer une autre armée, à rallier ses troupes désorganisées, à appeler à Constantinople de nouvelles forces d’alliés mercenaires, surtout des Russes et d’autres Northmanns. Nous sommes si insuffisamment renseignés par les rares chroniqueurs qui sont seuls à nous faire connaître ces luttes affreuses autant qu’obscures que nous ne pouvons guère que deviner les faits. Les Petchenègues étaient certainement eux aussi très fatigués par cette vie d’alertes continuelles, de luttes incessantes. Probablement ils avaient fait dans tant de rencontres sanglantes, des pertes énormes. Bref, Skylitzès rapporte que lorsque leurs chefs eurent connu par des déserteurs les vastes préparatifs que faisait le basileus pour les attaquer une fois de plus, ils prirent peur et envoyèrent demander la paix à Monomaque qui, lui-même à bout de forces, leur accorda Volontiers une trêve de trente années en suite de laquelle ils cessèrent enfin de ravager ces malheureuses provinces de Thrace, de Macédoine et de Bulgarie tant désolées par eux. Cette paix entre l’Empire et les chefs petchénègues fut très probablement signée à Constantinople vers la fin de l’an 1053[57] quelques mois seulement avant la mort de Monomaque.[58] Il est plus que probable, bien que Skylitzès n’en dise mot, que les Petchenègues ne repassèrent point le Danube, mais que le basileus leur permit de demeurer paisiblement dans leurs cantonnements de vieille Bulgarie après qu’ils eurent donné des garanties de leur tranquillité pour l’avenir.

Passons en Asie sur la frontière opposée où les péripéties non moins affreuses de la guerre contre les Turcs se déroulaient parallèlement à celles de la guerre en Europe contre les Petchénègues.[59]

Le récit de Skylitzès est ici tout à fait confus. Ce chroniqueur a brouillé les faits et les dates. Gfroerer s’est efforcé de remettre quelque ordre dans ce chaos. Il semble qu’après la première grande invasion seldjoukide de l’an 1048, invasion marquée surtout par la bataille de Gaboudrou, le sac d’Arzen, et la fuite des quinze mille auxiliaires petchénègues, il y ait eu durant un temps assez long dans ces régions de la frontière arménienne une accalmie à la suite du retour de l’ambassade envoyée par Toghroul beg à Constantinople. Bien que brûlant du désir de se venger des dédains de Monomaque, le sultan avait par ailleurs de trop grosses affaires sur les bras pour pouvoir revenir aussitôt à la charge contre les Byzantins. Nous le voyons à ce moment lutter à la fois contre son frère Ibrahim Inal révolté contre lui et contre d’autres rebelles, achever la conquête du Farz et du Chouzistan, se rapprocher enfin toujours plus de Bagdad, but constant de ses efforts, il y eut en somme durant les années 1049 et 1050 une tranquillité relative en ces régions lointaines. C’est ce qui permit précisément à Monomaque de rappeler à plusieurs reprises, nous l’avons vu, les contingents asiatiques de leurs cantonnements accoutumés pour les diriger sur le théâtre de l’interminable lutte petchenègue. Pour ces mêmes années, nous n’avons donc à relever que de très rares faits de guerre sur la frontière arméno-géorgienne de l’Empire. On pourrait peut-être cependant placer à peu près à la fin de 1049 une courte campagne dirigée par les troupes du basileus, peut-être aussi contre les Turcs, mais surtout contre l’émir de Tovin, Abou’l Séwar qui, une fois de plus, s’était révolté, violant le traité conclu en 1047. Skylitzès est seul à nous parler de cette lutte obscure que les a redit après lui, mais cette partie de son récit est si embrouillée qu’on a toute la peine du monde à placer les faits dans leur ordre chronologique vrai. Donc Skylitzès, après avoir rappelé les inquiétudes que continuait à inspirer à Monomaque l’attitude des Turcs, dit que, comme le basileus voulait en même temps châtier la défection de l’émir de Tovin, il réunit toutes les forces disponibles de l’armée d’Orient et les plaça sous le commandement d’on ancien prêtre ou recteur renégat, Nicéphore, qui était maintenant un de ses eunuques favoris. Le basileus conféra à ce singulier chef improvisé le titre considérable de stratopédarque qui lui conférait les pouvoirs dictatoriaux d’un généralissime. C’est le même personnage que nous avons vu commander en chef contre les Petchenègues. Le basileus l’envoya sur le Danube après ses succès d’Asie que je vais raconter d’après le peu que nous en dit Skylitzès: « Monomaque, poursuit ce chroniqueur, avait placé le recteur et stratopédarque Nicéphore à la tête de ses troupes, non point pour ses talents militaires, mais parce que cet homme lui était très dévoué. Le nouveau général marcha droit à l’ennemi, pénétrant sur le territoire de Tovin jusqu’au Pont de fer et jusqu’à Kantzakion[60] sans parvenir à prendre contact avec les Turcs ». Ceux-ci campaient dans les vastes plaines du Vaspouraçan sous le commandement d’Abimélek, frère de Kethelmousch, apprenant quelle puissante armée allait les attaquer, n’osèrent l’attendre et décampèrent au plus vite dans la direction de l’est. Quand à l’émir de Tovin, on eut tôt fait de le réduire à merci. On ravagea de fond en comble son territoire et on le contraignit à se renfermer une fois de plus derrière les hautes murailles de sa sauvage capitale. Bref, il se vit acculé à une complète soumission. Il dut accepter le renouvellement des traités et livrer en otage de sa parole donnée, son neveu Artasyros, fils de son frère Phalloum, émir de Kantzakion. Nicéphore rentra à Constantinople en compagnie de ce jeune prince.

Il est très probable que notre chroniqueur est dans l’erreur lorsqu’il dit que cette expédition de Nicéphore fut également dirigée contre les Turcs. Elle le fut en réalité contre le seul émir de Tovin. Bien que les négociations pour une paix définitive entre le sultan et le basileus après la bataille de Gaboudrou eussent échoué, certainement il avait dû y avoir quelque trêve signée entre eux vers cette époque de l’an 1049, trêve à laquelle le sultan demeura assez longtemps fidèle.

Toghroul était du reste, je l’ai dit, fort occupé ailleurs à combattre son frère Ibrahim, son cousin germain par aussi avec lesquels il s’était brouillé. Nous avons vu qu’il avait cherché à faire périr Ibrahim. Voici à ce sujet le récit de Skylitzès: Ibrahim, prévenu des embûches de son frère, s’était sauvé auprès de Kethelmousch, vers l’an 1052.[61] Toghroul en personne les avait attaqués tous deux à Pasar[62] et les avait cruellement battus. Ibrahim fait prisonnier, fut traité avec honneur par son frère. Kethelmousch qui avait réussi à s’échapper avec quelques milliers d’hommes avait aussitôt dépêché Mélech, le fils d’Ibrahim, à Constantinople auprès du basileus pour réclamer l’appui de celui-ci et obtenir le titre tant prisé et si utile d’ami et allié des Romains. Puis il avait été, en attendant la réponse impériale, assiéger la forte ville de Kars. Toghroul lui faisait une poursuite acharnée, avait déjà, après avoir traversé victorieusement l’Azerbaïdjan, pénétré sur le territoire de Géorgie, ce qu’apprenant, Kethelmousch se retira précipitamment.[63]

Toghroul, une fois en Géorgie, sur territoire vassal de l’Empire, rompant délibérément les trêves, mit tout le pays à feu et à sang. C’était la guerre turque qui recommençait avec son cortège accoutumé de pillages et de massacres. En toute hâte, Monomaque envoya contre les envahisseurs toutes les forces disponibles. Michel l’Acolyte,[64] c’est-à-dire le chef de la « droujine » ou garde scandinave du Palais, propre garde du corps du basileus, fut expédié de Constantinople avec ordre de rallier tous les corps de mercenaires russes et francs dispersés en Ibérie et dans le thème voisin de Chaldée et de mettre fin à tout prix aux ravages de l’armée turque. Toghroul n’attendit pas l’arrivée de ces forces redoutables. Décampant en hâte, il se retira avec tout son monde vers Tauriz. Il alla de là attaquer Ispahan qui s’était révoltée. Il reprit cette ville et en fit dès lors sa résidence en place de Rey.

Dès l’an suivant, en 1053, Toghroul revint avec une immense armée. Je suis toujours le récit de Skylitzès, cherchant sur les traces de Gfroerer à mettre quelque ordre dans la chronologie si embrouillée de ce chroniqueur. A la tête de toutes ses forces, le sultan, nous dit-il, s’avança jusqu’à Komion. C’est une localité d’Ibérie que je ne suis pas parvenu à identifier. Cette fois, paraît-il, Toghroul ne put faire ni butin, ni prisonniers, parce que les habitants s’étaient réfugiés avec tous leurs biens dans les forteresses si nombreuses et si puissantes à cette époque dans cette contrée de Géorgie. Alors, informé que les Impériaux étaient concentrés en grand nombre à Césarée de Cappadoce, et craignant pour cette raison de s’avancer plus avant dans la direction de l’ouest, il se vit contraint une fois encore de retourner sur ses pas, fort en colère, brûlant du désir de relever l’honneur de ses armes par quelque haut fait. Arrivé dans le Vaspouraçan, dont les habitants avaient pris la même précaution que les Géorgiens de se renfermer derrière les remparts de leurs places fortes, il dut se résigner à entreprendre divers sièges!

Ici je laisse la parole à Mathieu d’Édesse, qui raconte à sa manière la suite des opérations: « En l’année 503 d’Arménie[65] un vent au souffle empoisonné et mortel souffla sur notre pays. Le roi des Perses, la nation chevelue et abominable des Turcs, Toghroul Sultan, descendant de son trône, vint avec une armée aussi nombreuse que le sable de la mer fondre sur l’Arménie. Étant arrivé à Pergri, il prit cette ville d’assaut, et ayant chargé de chaînes les principaux habitants, les traîna en esclavage. Il s’empara d’autres places, le fer à la main, et en extermina les populations. Pareil à un nuage noir d’où l’éclair jaillir, il lançait dans sa course une grêle meurtrière. Ayant mis le siège devant Ardjisch et ayant continué son attaque pendant huit jours, les habitants, accablés par cette multitude d’ennemis, s’empressèrent de venir, en suppliants, faire leur soumission. A force de prières, et grâce aux présents qu’ils lui offrirent en quantité, or, argent, chevaux et mulets, ils obtinrent de conclure des préliminaires de paix: « Sultan, seigneur du monde, diront-ils à Toghroul, va prendre la ville de Manazkerd et alors nous et toute l’Arménie nous t’appartiendrons. » Cette proposition causa un vif plaisir à Toghroul, et, étant parti avec son armée, il arriva devant Manaskerd comme un serpent rempli de malice consommée. »

Cette ville de Manaskerd ou Mandzguerd,[66] qui devait plus tard devenir si fameuse dans les luttes entre ces mêmes Seldjoukides et l’infortuné basileus Romain IV, était une place très forte, une des plus anciennes de l’Arménie, près des rives de l’Araxe, à douze ou treize lieues au sud de Kars, dans le district d’Apahounik’ ou de Hark’h, dans le Douroupdran. C’est aujourd’hui Melazguerd, dans le pachalik d’Evzeroum. Elle était défendue par une triple muraille. Les habitants l’avaient bien pourvue de vivres. Elle renfermait dans sa vaste enceinte des sources nombreuses autant qu’abondantes.

Toghroul, à cause de la situation de cette ville dans une vaste plaine, avait pensé qu’elle serait facile à prendre. Il se contenta de l’investir et de faire creuser tout auprès un fossé d’approche. Puis, ayant établi ses quartiers dans un lieu nommé Karakloukh, ce qui signifie: « Tête de Pierre », il inaugura immédiatement le siège avec toutes ses machines de jet, après avoir, dès l’aurore, ordonné de sonner les trompettes auxquelles répondirent les clameurs de l’armée entière. On se battit sans répit, avec acharnement.

Toutes les attaques des Turcs furent énergiquement repoussées par la garnison grecque commandée par l’héroïque patrice Basile Apokapis,[67] fils d’une mère géorgienne, descendant d’une illustre famille arménienne du Daïk’h. Cet intrépide capitaine fois communiquer sa pieuse ardeur à toute la population assiégée.

Toghroul, voyant que cette ville était beaucoup plus forte qu’il ne l’avait cru et que toutes ses troupes ne pourraient subsister aux environs, envoya trois divisions de son armée faire du butin de divers côtés. De sa personne, il alla ravager le riche pays de Basian ou Pasen. Aussitôt après sa retraite, les habitants de Manaskerd se hâtèrent de s’approvisionner à nouveau, car on était au temps de la moisson. « Si le sultan, dit Arisdaguès de Lasdiverd, eut conservé à ce moment seulement dix jours ses positions, il se serait emparé de Manaskerd, mais Dieu fit naître en lui cette idée insensée de s’en aller dans le Pasen. »

« Au bout de trois jours donc, il partit avec toute son armée et descendit dans le district de Dovaradzadap’h de la province du Douroupéran, limitrophe de celui de Pasen. De là, gagnant la vaste plaine de ce nom, il se présenta devant la forteresse redoutable d’Onig, où il aperçut assemblés tout ce qu’il y avait d’hommes et d’animaux dans la contrée, mais il n’osa pas l’attaquer, car, rien qu’à la voir, il comprit qu’elle était imprenable. Passant outre, il parvint aux confins du Pasen, près d’un petit village nommé Tou. Ayant là gravi incognito, en compagnie de quelques hommes seulement, une éminence escarpée qui commande Garin, cette ville s’offrit subitement à sa vue, pourvue de tous les moyens de défense. Après l’avoir longuement examinée, il retourna sur ses pas. »

Cependant les trois autres divisions de l’armée turque avaient envahi et dévasté l’Hantzitène, le thème frontière de Chaldée, le pays de Daik’h, les plus belles provinces de Géorgie en un mot. « Elles avaient pénétré au nord, dit Arisdaguès de Lasdiverd, jusqu’aux forteresses des Aphkhases, à la montagne de Barkhar[68] et au pied du Caucase, à l’ouest jusqu’à la forêt de Djaneth,[69] au sud jusqu’au mont Sim.[70] Elles s’étaient avancées enfin jusqu’au grand fleuve Djorokh, où, près de ses sources, elles s’étaient emparées de la fameuse place forte de Païpert.[71] Là, elles avaient rencontré un corps de troupes franques, c’est-à-dire des Normands au service du basileus, qui les avaient mises en déroute, tuant leur chef, reprenant tout le butin et faisant de nombreux prisonniers. Mais les vainqueurs n’avaient osé poursuivre les fuyards de peur de se heurter à une armée trop considérable. Ceux-ci s’étaient alors dirigés sur les provinces d’Ararad et de Vanant qui avaient été aussi horriblement ravagées par ces démons furieux. Kakig, fils d’Apas, roi Pagratide de Kars, capitale du Vanant, seul leur opposa une vive résistance. Bien que son opulente capitale, depuis si longtemps paisible et florissante, eût été enlevée par surprise dans la nuit de la grande fête de l’Épiphanie, il réussit â se maintenir dans la citadelle dominant la cité, durant que l’ennemi massacrait toute cette population en habits de fête. Mais, après quelques succès, son brave généralissime Thatboul fut, lui aussi, battu, pris après s’être vaillamment défendu et conduit au sultan. Le fils d’Arsouran, favori de Toghroul, avait été grièvement blessé. « S’il guérit, dit le sultan à Thatboul, tu vivras. S’il meurt, c’en est fait de toi. » « Si c’est moi qui l’ai frappé, il mourra », répondit l’Arménien, « on ne survit point à mes coups. » Le jeune guerrier succomba. Thatboul fut massacré et son bras droit porté à Arsouran en signe que son fils avait péri de la main d’un brave. »

Arisdaguès fait une description émouvante en sa naïve prolixité des horreurs que subit la malheureuse Arménie, principalement dans les districts de Khordséan, d’Hantzit, de Terdchan, d’Égéghéats et de Khagh’dik’, lors du passage de ces multitudes sanguinaires. « Quelle plume pourrait retracer une telle épouvante! », s’écrie-t-il.

Cependant le sultan avait recommencé le siège de Manaskerd qui se poursuivait des deux côtés avec fureur. Un assaut général fut repoussé L’effet des catapultes des Turcs fut annulé par l’habileté de deux ingénieurs de la défense, dont l’un était arménien, l’autre, chose curieuse, de race franque, quelque Normand sans doute! Hélas, le nom de cet étranger ne nous a pas été conservé. Les mines que les Turcs voulaient conduire jusqu’à la place furent éventées par un déserteur qui, pour se venger de quelques mauvais traitements, instruisit les assiégés. « Le patrice Basile Apokapis, dit Mathieu d’Édesse, soutenait tous les courages. Il avait enrôlé tous les habitants qui avaient du cœur, hommes et femmes. Il promettait à chacun au nom du basileus des honneurs et des dignités. Nuit et jour, il ne cessait de les encourager et de les animer. Aux mines des assiégeants, les assiégés opposaient les contre-mines grâce à une de ces opérations, on se saisit, parmi les mineurs ennemis, du propre beau-père du sultan nommé Ozguedzam. on le massacra sur le rempart avec tous ses compagnons. Nuit et jour, le vaillant Basile Apokapis exhortait les prêtres de Manaskerd à la prière et au chant des psaumes. Ceux-ci passaient le jour et la nuit à prier Dieu en de perpétuelles invocations, la croix à la main ainsi que le janmhar ou crécelle en bois destinée à appeler les fidèles à l’église. Constamment sur les remparts, ils suppliaient à haute voix le Seigneur de les secourir dans ce danger. Fatigué de tant de bruit, le tyran demanda ce que signifiaient ces cris ininterrompus et apprit des savants que c’étaient des invocations des assiégés à Dieu.

« Pendant un mois qu’il tint Manaskerd assiégée, il donna chaque jour deux assauts à la ville; le premier au lever du jour, le second vers le soir. Mais toi, admire ici la sagesse de Dieu! Tandis que la ville était ainsi en péril, il inspira une bonne pensée au coeur d’un prince perse[72] qui était très avant parmi les familiers du sultan. Tous les projets que formait celui-ci, il les révélait aux habitants, soit de vive voix, soit par écrit. Souvent, il attachait la lettre écrite par lui à la pointe d’une flèche, et, s’approchant des remparts comme pour combattre, il lançait la flèche dans la ville. De cette façon il communiquait à la garnison tous les plans du siège.

« Quelque part que les Turcs dirigeassent leurs attaques soit de nuit, soit de jour, les assiégés étaient là armés et prêts à les recevoir. Alors les Perses dressèrent des machines à l’aide desquelles ils combattirent. Parmi les nôtres était un prêtre fort avancé en âge, et très habile dans les arts mécaniques. Il construisit aussi une baliste. Or, quand les ennemis posant une pierre dans la fronde de leur machine, la lançaient contre la ville, le prêtre en lançait une autre droit en face de la leur, afin que la sienne, rencontrant celle des infidèles, la renvoyât sur eux. Sept fois les Perses renouvelèrent leurs tentatives, mais sans succès, parce que la pierre lancée par le prêtre avait plus de force que la leur. »

Toghroul, navré et découragé, fit venir de Paghesch ou Bitlis avec des peines énormes, une baliste colossale construite jadis, paraît-il, par les soins du grand Basile pour battre les murs de Her et qui était tombée aux mains des Turcs. « C’était, raconte Mathieu d’Edesse, une machine étonnante et terrible. » Quatre cents hommes, disait-on, la faisaient manœuvrer. Ils la tendaient à l’aide de grosses cordes et plaçaient dans les frondes des pierres pesant soixante livres. En avant, ils avaient élevé un rempart de balles de coton et d’autres matières analogues pour empêcher que la pierre du prêtre la touchât. Lorsqu’elle eût été dressée, la ville fut épouvantée. Les premiers qu’elle atteignit furent trois sentinelles; du même coup, elle rejeta dans l’intérieur un homme qui occupait un poste avancé. La pierre énorme, ayant frappé le mur, y ouvrit une brèche énorme aussi. Les assiégés, saisis de terreur, poussaient des cris affreux, tandis que du côté des infidèles se manifestait une vive allégresse. Le lendemain matin, le chef turc Ordilmez[73] voulut donner l’assaut à la brèche faite la veille. S’étant trop approché, il fut atteint par un projectile et tué sur le coup. Aussitôt, ceux qui étaient sur le rempart, jetant un crampon de fer, l’accrochèrent et, le retirant à eux, l’amenèrent en dedans du mur. Dans la ville éclata une joie immense. La terrible machine n’en continua pas moins son effroyable besogne.

Alors, Basile Apokapis fit proclamer par des hérauts dans les différents quartiers de la ville les plus magnifiques récompenses à qui saurait incendier ce diabolique engin, à sa famille aussi, s’il venait à mourir. L’ingénieur franc se présenta, annonçant qu’il se dévouait pour la défense de la religion chrétienne, « car, dit-il, je suis seul, je n’ai ni femme ni enfant pour pleurer ma perte. » Ayant préparé trois fioles d’une poudre éminemment inflammable, probablement une poudre de salpêtre, « du feu, dit Arisdaguès de Lasdiverd, fabriqué à l’aide de naphte et de soude », « trois pots de verre remplis de naphte », dit Mathieu d’Édesse, ayant ensuite revêtu une cuirasse à l’épreuve de toute flamme, recouverte d’un mauvais vêtement propre à le déguiser, cet obscur et admirable héros, une lettre à la main, s’avança hardiment monté sur un vigoureux et rapide coursier; droit vers les lignes ennemies, à l’heure de midi, durant que les assiégeants, fatigués par l’extrême chaleur, prenaient quelque repos. Les trois fioles étaient cachées dans son sein. Les premières vigies le laissèrent passer, le prenant pour quelque porteur de message, un « mandator », ainsi qu’il l’affirmait. On ne s’étonnait point de le voir contemplant d’un oeil stupéfait l’énorme machine semblable à quelque monstre formidable. Pour lui, prenant son temps, ayant saisi un des pots de naphte, il y met le feu, le lance contre la baliste, puis, en faisant le tour avec la rapidité de l’aigle, il jette un second pot, enfin, tournant une troisième fois, il lance le dernier. Puis il galope à toute bride vers la ville, vainement poursuivi par les assiégeants. L’incendie, instantanément allumé avec une flamme violette, fut extraordinaire et la fameuse baliste réduite en cendres. Ravis, les assiégés comblèrent de présents le Franc audacieux rentré sans la moindre blessure.[74] Le sultan, par contre, en proie à la colère, fit massacrer les gardes trop confiants. Quant à Basile, il recommanda à la populace de monter sur les murs, et, par des invectives prolongées, d’outrager et d’injurier Toghroul. Désespérant de réussir, celui-ci voulait lever le siège et s’en aller. Mais Al Khan ou Aghcan, un de ses généraux, commandant des troupes chorasmiennes, le supplia de tarder un jour encore et de lui laisser livrer un dernier assaut. A l’aube Aghcan, plaçant sur une éminence en face de la porte orientale le sultan et ses principaux officiers pour qu’ils pussent de là assister au combat, mit en mouvement toutes ses machines de guerre contre cette porte, il avait choisi ce point parce que le rempart y paraissait à la fois moins haut et plus faible et que l’attaque se faisait d’un point élevé d’où l’on couvrait aisément les assiégés de traits et de flèches.

Durant qu’une partie de ses troupes jetait ainsi incessamment une nuée de grosses pierres sur les défenseurs de la ville, Aghcan, armant l’autre portion d’échelles, les envoyait sous la protection de mantelets à roulettes recouverts de cuir, jusqu’au pied même du rempart pour saper la base de la muraille à l’aide de divers instruments acérés. Basile Apokapis, qui les aperçoit, ordonne à ses guerriers de se dissimuler soigneusement derrière les créneaux, après avoir fait provision de toutes sortes de projectiles. En bas, les assaillants Turcs, ne voyant plus personne sur le rempart, croyant que cette pluie incessante de traits a chassé tous les défenseurs s’avance sous les yeux d’Aghcan jusqu’au pied même de la muraille, complètement abrités par les fameux mantelets à quatre roues qui forment au-dessus de leurs têtes des toits protecteurs. Mais à ce moment même Basile donne le signal convenu: « Que Christ soit avec nous! ». Alors tous les défenseurs du rempart se lèvent comme un seul homme. Les uns armés de longs poteaux aiguisés à la pointe, en frappent les mantelets qu’ils bousculent et renversent. Les autres, au moyen de crampons de fer, enlèvent les Turcs qui sont aussitôt massacrés. Les autres enfin font pleuvoir sur les assaillants ainsi subitement découverts, une telle masse de quartiers de rocs, de traits de flèches qu’ils périssent jusqu’au dernier. Il en fut ainsi surtout du mantelet sous lequel Aghcan en personne s’était caché pour conduire ses hommes à l’assaut. Le malheureux, reconnu à la richesse de ses armes et saisi par les cheveux par deux jeunes guerriers grecs fut entraîné dans la ville. Basile lui coupant aussitôt la tête de sa main, fit jeter celle-ci par une catapulte au milieu des Turcs. Toghroul, désespéré de ce grave insuccès, s’en alla de Manaskerd sous prétexte d’aller chercher un nouveau parc de siège. En partant, il menaça les assiégeants de revenir les attaquer au printemps prochain avec une armée encore plus nombreuse.[75]

« Pour le braver, eux prirent un porc, et le plaçant dans une baliste, le lancèrent dans le camp ennemi en criant tous à la fois: O sultan, prends ce porc pour femme et nous te donnerons Manaskerd en dot ». En entendant ces paroles, furieux, il fit couper la tête à ceux qui lui apportèrent le porc et étaler leurs cadavres devant Manaskerd.

« Honteux de sa défaite il alla encore attaquer la ville d’Ardzgé[76] et son inexpugnable forteresse sur les bords du lac Van ou lac de Peznouni. Il la prit par surprise ou trahison, y fit un grand massacre et, quelque peu consolé par cet exploit, rentra de là dans ses états ramenant un grand butin et de nombreux captifs. « Malgré tout, dit Arisdaguès, il conservait dans le coeur un poignant dépit de n’avoir pu prendre Manaskerd. » Par Aboulfaradj,[77] nous savons que, dès l’an suivant 1054, il envahit à nouveau l’Azerbaïdjan, mais nous n’avons aucun détail sur cette expédition. Le basileus témoigna noblement sa reconnaissance aux intrépides habitants de Manaskerd. Basile Apokapis qui avait si bien défendu la ville confiée à ses soins, fut nommé gouverneur ou duc d’Édesse.[78]

Autant la frontière asiatique septentrionale de l’Empire avait vu sous ce règne d’invasions meurtrières, autant, durant ce temps, la paix paraît s’être maintenue le long de la même frontière qui, plus au Sud, faisait face à la Syrie et à la Mésopotamie. Cette paix relative avait eu pour cause l’extrême affaiblissement du Khalifat de Bagdad et du pouvoir des émirs bouiides sous les attaques de plus en plus furieuses des Seldjoukides[79] et le morcellement non moindre des États musulmans limitrophes qui en fut la conséquence. Les chroniqueurs ne signalent que de bien rares faits de guerre entre les deux races tout du long de cette immense frontière. Ils sont de même presque muets sur les relations diplomatiques ou commerciales entre les Grecs et les Arabes sous ce règne. Voici le peu que nous savons: Mathieu d’Édesse raconte longuement à l’année 502 de l’ère d’Arménie qui correspond environ à l’année 1053 de notre ère[80] les tremblements de terre effrayants et autres signes célestes à Antioche, les ravages de la foudre aussi qui, suivant l’opinion générale à cette époque, furent le châtiment divin des désordres violents survenus entre les deux communautés ennemies syrienne et romaine, autrement dit catholique, de cette grande cité. Les livres sacrés des Syriens avaient été brûlés publiquement par ordre du patriarche catholique. A cette occasion Mathieu d’Édesse nous parle de la richesse de cette grande capitale. « Les Syriens y étaient nombreux, nous dit-il. Ils y possédaient de grands biens et vivaient dans l’opulence et le faste. Leurs jeunes garçons lorsqu’ils se rendaient à l’église qui appartenait à leur nation, y allaient au nombre de cinq cents, montés sur des mules. Les Romains, très jaloux des Syriens, leur avaient voué une haine implacable. »

Nous avons vu que Psellos reproche à Monomaque de s’être abaissé dans ses lettres au Khalife fatimide Mostançer d’Égypte[81]. J’ignore si cette appréciation du chroniqueur byzantin était justifiée. Nous savons seulement qu’une convention fut conclue entre les deux souverains. Pour remédier à la grande famine qui régna en Syrie et en Arabie vers la fin du règne de Monomaque, celui-ci signa un contrat avec le Khalife autorisant en pays musulman de quatre cent mille « irdabb » de grains. En retour le khalife fit don au basileus d’un éléphant et d’une girafe ou « camélopardalis ». L’arrivée de ces deux animaux surexcita vivement la curiosité des badauds byzantins. Tous les chroniqueurs grecs, Skylitzès, Glycas, Michel Attaliatès, y font allusion. Le dernier consacre deux longs et curieux paragraphes à la description minutieuse de ces bêtes prodigieuses qui eurent à Constantinople un succès fou.

Aboulfaradj raconte encore qu’un chrysobulle de Constantin Monomaque au calife de Bagdad, Abou Djafar Alkaïm, écrit dans les deux langues, grec et arabe, en caractères d’or, sur parchemin couleur de pourpre et apporté par un ambassadeur, ne parvint à sa destination qu’en l’an 449 de l’Hégire, qui correspond à peu près à l’an 1057 de J.-C.! Or Monomaque était mort en janvier 1055. Il y a probablement là quelque erreur de l’écrivain syrien. A cette époque, du reste, le véritable maître à Bagdad depuis la fin de décembre de l’an 1055, Toghroul beg qui avait fait à ce moment dans cette ville son entrée solennelle, bien probablement appelé par le malheureux Khalife en personne, désireux de se mettre sous la protection d’un aussi puissant patron dans sa capitale plus que jamais livrée à la plus sanglante, à la plus constante anarchie. Le tout puissant sultan des Turcs avait, pour la forme, prêté serment au faible descendant des Abbassides qui; en échange, lui avait donné l’investiture de toute l’immense étendue de territoire conquis par se guerriers, avec des vêtements, une couronne et des sabres d’honneur, et le titre de « roi de l’Occident et de l’Orient ».

Achevons l’histoire des luttes soutenues sous ce règne contre tous les voisins de l’Empire sans cesse acharnés à sa ruine. D’Asie et de Syrie, passons à l’autre extrémité des possessions byzantines en Europe et reprenons, à partir du départ d’Italie de Maniakès pour sa folle marche sur Constantinople, l’histoire des thèmes byzantins de la Pouille et de la Calabre jusqu’à la mort de Monomaque!

Cette histoire se résume dans la lutte acharnée, presque incessante des Byzantins contre les Normands dans les thèmes de l’Italie méridionale tout le long de ce règne. « Le départ de Georges Maniakès, dit l’abbé Delarc, réduisait à deux les partis qui se disputaient la Pouille: d’un côté, les Grecs ayant toujours encore Bari pour capitale et Argyros pour chef, possédant encore une partie considérable du territoire, de l’autre, les Normands, sous les ordres de Guillaume Bras de fer, fortement établis à Melfi et occupant plusieurs autres places au nord et au centre, ils pouvaient en outre compter sur l’appui de leurs frères d’Aversa et sur celui du puissant prince longobard de Salerne. Deux ans s’étaient à peine écoulés depuis que, conduits par Ardouin, au nombre de trois cent douze seulement, ils avaient pénétré nuitamment dans Melfi, et dans ces deux ans, ils avaient vaillamment, à la pointe de leurs glaives massifs, grâce aussi à leur finesse politique, conquis cette grande situation. Trahis peut-être par Aténulfe, certainement par Argyros, ils n’avaient jamais désespéré. Au lieu de les abattre, ces deux échecs leur avaient enseigné à compter surtout sur eux-mêmes et à se constituer fortement pour faire face à l’ennemi! « Ils retournèrent à lor cuer, dit Aimé, et ordenèrent entre eaux ensemble de fari sur eaux un conte. Et ensi fu, quar il firent lor conte Guillerme, fil de Tancrède, home vaillantissime en armes et aorné de toutes bonnes costumes, et beauz et gentil et jovène. » Ce fut au mois de septembre 1042, six mois seulement après l’élection d’Argyros, que Guillaume Bras de fer, l’aîné des fils de Tancrède de Hauteville, fut ainsi acclamé à Matera, chef des Normands de la Pouille dans la lutte contre les Grecs. Ses hauts faits devant Syracuse, et récemment à la décisive bataille de Montepeloso, lui valurent cet honneur suprême dont il se montra digne par la suite »[82]. « C’est seulement alors, dit fort bien M. Chalandon, qu’en face de l’insurrection longobarde désorganisée par la trahison d’Argyros, les Normands commencèrent à jouer un rôle vraiment prépondérant dans l’Italie méridionale. »

Vers la fin de cette même année 1042, comme le système de féodalité qui, déjà au xie siècle, réglait les relations politiques des divers États de l’Europe occidentale, ne permettait pas la fondation d’un comté souverain et absolument indépendant, les Normands avec leur nouveau chef élu à leur tête, se rendirent auprès du puissant prince Guaimar de Salerne, sous la suzeraineté duquel ils avaient décidé de placer leurs conquêtes présentes et futures. Guaimar était prince de Salerne, de Capoue, d’Amalfi, de Sorrente, et déjà suzerain des Normands d’Aversa. A partir du mois de janvier 1043, il prit dans ses actes le titre de duc de Pouille et de Calabre.

« Li Normants, dit Aimé, s’en alèrent à la tort Guaymarie, prince de Salerne, et le prince les rechut autresi cornent filz, et lor donna grandissimes domps, et à ce qu’ils fussent plus honorés de toz, dona à moillier à Guillerme, novel conte, la fille de son frère, laquelle se clamoit Guide. Li Normant orent grant joie de li domps qui lot furent fait, et autresi orent grant joie de lot conte qui avait noble parentece. Dont de celle hore en avant Guaymère lo clama pour prince et Guaymère se clamoit pour rector, et l’envita à partir[83] la terre tant de celle aequestée, quant de celle qu’il devoient acquester. » — La princesse que Guaimar avait donnée pour femme au fils aîné de Tancrède de Hauteville était la fille de son frère, le duc Gui de Sorrente.

« Après avoir encore, par reconnaissance pour les services par lui rendus, reconnu aussi le comte Rainulfe d’Aversa pour co-suzerain de la Pouille, les Normands avec le dit Rainulfe et le prince de Salerne regagnèrent Melfi. L’autorité de ces deux hauts personnages n’était pas de trop pour mener à bonne fin dans cette ville la délicate opération du partage entre les vainqueurs du terrain conquis et à conquérir sur les Grecs.

Ce partage eut donc lieu à Melfi au commencement de l’an 1043 entre les douze chefs qui avaient présidé au départ historique des trois cents d’Aversa. Après qu’on eût attribué à Rainulfe d’Aversa, en guise de présent honorifique, la ville de Siponto avec le promontoire de Gargano et le célèbre sanctuaire dédié à Saint-Michel,[84] ces douze hauts barons se partagèrent ensuite les villes conquises ou plutôt à conquérir; car, à ce moment, ils ne possédaient certes pas encore toutes les cités énumérées dans ce partage, par exemple Siponto, Civitate, Monopoli, Trani surtout dont ils venaient d’être obligés de lever le siège.

Guillaume Bras de fer, outre le commandement suprême, eut pour sa part la ville d’Ascoli; son frère Drogon, Venosa, la patrie d’Horace; Arnolin, Lavello; Hugues Tutabovi, Monopoli; Rodolphe, Cannes: Gauthier, Civitate; Pierre, Trahi: Rodolphe, fils de Bébéna, Sant’Archangelo; Tristan, Montepeloso; Hervé, Frigento; Asclitine, Acerenza; Rainfroy, Minervino. Enfin Aimé et aussi Léo de Marsi affirment qu’Ardouin eut, selon la promesse faite à Aversa, la moitié du territoire, mais leur témoignage semble ici assez suspect.[85] Melfi, capitale du nouveau comté de Pouille, sur l’avis de Guaimar de Salerne et par son ordre, ne fut adjugée à personne et resta la propriété indivise des douze chefs. Guillaume de Pouille dit que chacun d’eux y possédait une rue et un palais.[86]

« Le partage terminé, le prince Guaimar, en janvier 1043, assisté de Guillaume et de Rainulfe, conduisit les Normands contre moment qui, depuis sa trahison, se trouvait à Bari, redevenue la résidence du catépan et la capitale des possessions grecques en Italie. Le siège de cette ville dura cinq jours. Puis, comme elle était trop forte pour être prise d’assaut, et moment, se tenant sur la défensive, évitant toute sortie refusait de se rendre et d’abandonner le parti des Grecs, il fallut bien que, après avoir dévasté la campagne environnante, Guaimar s’en retournât à Melfi avec ses alliés. » Peut-être, pour se retirer ainsi, les confédérés avaient-ils déjà eu vent de la prochaine arrivée de la flotte grecque envoyée de Constantinople sous le commandement de Théodorokanos et qu’on a vu débarquer en février à Bari pour combattre Maniakès.

Ici je passe sous silence les guerres moins heureuses auxquelles les Normands prirent part à propos des possessions de l’abbaye du Mont Cassin. Les Byzantins n’étaient point directement intéressés à ces différends qui se passaient très au nord et qui avaient repris de l’acuité en suite du retour du fameux Pandolfe IV, revenu de son exil de Constantinople vers la fin de l’an 1041. Michel V l’avait remis en liberté pour punir Guaimar de l’appui prêté par lui aux Normands. L’arrivée de cet adversaire acharné du prince de Salerne et des religieux du Mont Cassin avait mis tout ce pays en émoi. Après bien des vicissitudes, bien des combats, les choses finirent par tourner à l’avantage de l’abbaye. Tout ceci coûta beaucoup de monde aux Normands. De même, je passerai à peu près sous silence les longues luttes de ceux-ci contre les princes longobards, luttes dans lesquelles les Grecs n’eurent rien à faire.

« Dès l’année 1043, les Normands, dit l’abbé Delarc, débordaient donc sur tous les points dans l’Italie méridionale; sur les bords du Garigliano, ils disputaient à l’abbé du Mont Cassin les châteaux dépendant du monastère; dans la Pouille, ils étaient maîtres d’une partie notable du pays, menaçaient Bari qu’ils avaient possédé un moment et se montraient jusque sous les murs de Tarente; dans la terre de Labour, ils tenaient Averse et Gaète et infestaient les environs de Naples. Quelques grandes que fussent leur bravoure et leur hardiesse, elles ne suffisent pas à expliquer une diffusion aussi rapide et un éparpillement de forces aussi étendu; il faut admettre aussi que l’émigration fut, vers cette époque, très nombreuse et qu’il y eut un véritable exode des hommes d’armes du nord-ouest de la France vers les lointaines régions du sud-est et du sud-ouest de l’Italie.

« Nous sommes très mal renseignés sur les événements dont la Pouille fut le théâtre pendant les années qui suivirent le partage de Melfi. En juin 1044 mourut très âgé, vivement regretté de ses Normands « en bonne villesce et prospérité de fortune et en mémoire de paiz » le comte Rainulfe d’Aversa et de Gaète. Avec lui disparaissait le Normand qui le premier en Italie avait fondé un établissement durable. Les Normands, d’accord avec Guaimar, élurent pour lui succéder à Aversa[87] son neveu Asclitine, fils de son frère Asclitine d’Acevenza. Mais au bout de quelques mois le jeune prince, auquel Guaimar de Salerne avait donné un gonfanon d’or à titre d’investiture, mourut. »

Je passe encore sous silence de nouvelles tentatives de l’inlassable Pandolfe IV, le Loup des Abruzzes, contre les dépendances du Mont Cassin, les luttes de Guaimar V de Salerne contre les Normands d’Aversa pour leur imposer un successeur à Asclitine, l’alliance contre Guaimar de Pandolfe IV et de Rainulfe dit « Trincanocte », neveu du vieux comte Rainulfe, proclamé, malgré le prince de Salerne, comte d’Aversa. Guaimar, menacé d’être assiégé, par ceux-ci dans Salerne, dut appeler en hâte à son aide au printemps de 1046 les Normands de la Pouille et son fidèle vassal, leur nouveau comte de Pouille, Drogon,[88] qui avait succédé à son frère le premier comte d’Apulie, le sage Guillaume Bras de Fer, mort vers la fin de 1045 et enterré à Venosa. Cette alliance renversa du coup les plans du nouveau comte d’Aversa et de son nouvel allié, Pandolfe de Capoue, qui se brouillèrent. Rainulfe « Trincanocte » regagna Aversa, mais, grâce à l’entremise de Drogon, il fut reconnu comme prince légitime par Guaimar, dont il devint le vassal fidèle. Pandolfe de Capoue, privé de l’appui des Normands, se vit dans l’impossibilité de poursuivre la lutte contre son ancien rival exécré Guaimar.

« Pendant que se passaient autour du Mont Cassin et de Salerne, et aussi à Aversa, les événements que nous venons de raconter, la lutte continuait dans la Pouille comme en Calabre entre les Normands et les Grecs, lutte constamment heureuse pour les premiers devant lesquels les troupes byzantines reculaient pas à pas, mais c’est à peine si les chroniqueurs contemporains ont mentionné les dates principales de ces faits de guerre. Comme toujours quelques lignes dans le Chronique de Lupus, dans l’Anonyme de Bari et dans la Chronique abrégée des Normands, et c’est tout. Les auteurs classiques, Guillaume de Malaterra, Aimé, Léo de Marsi et Guillaume de Pouille sont muets sur cette période, importante cependant, qui va du commencement de l’an 1043 à la fin de l’an 1046, c’est-à-dire du siège de Bari par Guaimar de Salerne et le nouveau comte Guillaume Bras de Fer jusqu’à la mort de ce dernier.

Une phrase des Annales de Bari rapporte qu’en 1044, Argyros livra, probablement contre les Normands, une bataille navale à Asta, et qu’« Alefantus », fils de « Nacler », périt dans cette journée. Le texte n’indique pas où est Asta et néglige de dire si Argyros fut vainqueur ou vaincu. En cette même année, d’après la Chronique du protospathaire Lupus, Guillaume Bras de Fer et Guaimar de Salerne, réunissant leurs forces ainsi qu’ils l’avaient fait une première fois au début de l’an 1043, descendirent en Calabre et, après une marche hardie en plein territoire grec, construisirent, pour avoir dans le pays, une position inexpugnable, le château fort de Stridula, sur le sommet de la hauteur. La position de Squillace à une si grande distance de Salerne et des villes possédées à cette époque par les Normands en Pouille a fait supposer à Di Meo, que la campagne de Guaimar et de Guillaume Bras de Fer fut dirigée contre les Sarrasins devenus des alliés des Grecs contre les Normands, mais aucun document n’autorise cette supposition.

Tout étant fort laconique, la Chronique abrégée des Normands est plus précise pour ce qui concerne les événements de l’an 1045. Elle raconte que, dans le courant de cette année, une bataille s’engagea à Tarente entre les Normands et le catépan impérial Argyros « duc des Grecs » et se termina par la défaite des guerriers francs. C’était probablement une nouvelle tentative de ces derniers, aussi infructueuse que les précédentes, pour s’emparer de l’imprenable Tarente. Mais les Normands eurent, peu de temps après, leur revanche à Trani où Argyros fut complètement battu par Guillaume Bras de fer. Ce fut vraisemblablement cette défaite qui causa la disgrâce et le rappel d’Argyros à Constantinople en 1046, retour qui marqua les plus mauvais jours des Grecs. Il eut pour successeur le catépan Eustathios Palatinos qui, dit la Chronique de Lupus, l’appela à Bari tous ceux qui en avaient été exilés. Il s’agit sans doute là des habitants de la Pouille révoltés contre Constantinople, des conterati devenu les ennemis d’Argyros depuis qu’il avait abandonné la cause de l’indépendance nationale pour devenir le représentant de la domination étrangère.

« Le nouveau catépan essaya de pacifier ces éléments rebelles afin de lutter contre les Normands avec plus d’avantage, mais ces calculs et ces ménagements politiques ne l’empêchèrent pas d’être vaincu par ces derniers, le 8 mai 1046, dans une grande bataille livrée de nouveau sous les murs de Tarente, suivant l’Anonyme de Bari, sous ceux de Trani, suivante une variante de la Chronique de Lupus. On ne dit pas si la reddition aux Normands de l’une ou l’autre de ces deux villes fut le prix de la victoire.

« Quelque temps avant cette défaite du catépan Eustathios Palatinos, dans les premiers mois de l’an 1046, était mort d’une mort prématurée le héros de Syracuse et de Montepeloso, Guillaume Bras de fer, premier comte des Normands de la Pouille. Il laissa parmi ses compatriotes, après trois ans de règne seulement, les plus profonds regrets. Une tradition rapporte qu’il fut enterré dans l’église de la Trinité, de Venosa. Son frère Drogon, élu à sa place, après quelques troubles vite étouffés, se montra digne de sa succession et demeura fidèle à Guaimar de Salerne contre tous ses ennemis. Ce fut lui qui remporta sur le catépan Palatinos la brillante victoire du 8 mai. »

Le résultat de ce grand succès fut décisif. Autant que le permettent la pauvreté et la confusion des sources, il est visible que la puissance des Normands en fut très notablement accrue, par toute la Pouille. Bari même, le point capital de la puissance byzantine en Italie, accepta la suprématie normande et conclut une alliance avec Humfroy, le troisième fils de Tancrède de Hauteville, arrivé depuis peu dans la Péninsule, et créé seigneur de Lavello par son frère princesse En même temps, les habitants si longtemps fidèles à l’Empire, faisaient prisonnier le « catépano » Eustathios Palatinos qui s’était réfugié derrière leurs murailles avec le reste de ses troupes décimées.

Palatinos eut pour successeur, déjà vers la fin de l’été de l’an 1046, un nouveau « catépano », Jean Raphaël, qui arriva en Italie avec des contingents værings et russes, mais celui-ci aussi n’obtint aucun résultat durable. En 1047, il réussit bien à forcer l’entrée du palais des catépan à Bari, mais dès le lendemain il se voyait contraint à se retirer. Même, pour obtenir la libération d’Eustathios Palatinos, il dut consentir par traité signé avec les Bariotes à reconnaître formellement l’état de choses actuel, c’est-à-dire l’indépendance de Bari de toute vassalité byzantine et l’alliance de cette cité avec les Normands.

Il y eut à cette époque des dissensions entre les vainqueurs. Les fils de Tancrède eurent à lutter contre un parti de Normands qui avait pris pour chef un certain Pierre, fils d’Amicus, auquel le partage de Melfi avait donné la seigneurie de Trani. Ils furent les plus forts et leur dynastie partout victorieuse commença à jeter en Apulie les plus vigoureuses et durables racines. A côté d’eux se dressait au premier rang la puissance du prince Guaimar de Salerne, à laquelle l’alliance avec les Normands avait rapporté les plus beaux fruits. La principauté de Salerne apparaît à cette époque comme la seigneurie la plus en vue dans l’Italie méridionale, et la fin de l’année 1046 marque vraiment l’apogée de la puissance de Guaimar.

« Le comté d’Aversa et la Pouille reconnaissaient sa suprématie et dans la longue liste des titres dont il se parait avec fierté, un des principaux était, nous l’avons vu, celui de duc d’Apulie et de Calabre. Gaète et Sorrente étaient liées à Salerne par des liens encore plus étroits. Tout l’héritage de Pandolfe de Capoue était maintenant incorporé à cette principauté et presque toute l’Italie méridionale obéissait de nouveau à une seule main. Seules dans le nord et à l’ouest, Naples et Bénévent conservaient une certaine indépendance, tandis que dans le sud, les Grecs se maintenaient péniblement sur quelques points de leur ancien territoire. Déjà cependant la puissance si rapidement accrue de Guaimar montrait les signes certains d’une décadence non moins rapide et l’on pouvait prévoir le brusque et très prochain développement de la grandeur normande qui allait secouer bien vite la suprématie de Guaimar acceptée uniquement pour l’intérêt du moment. »

Telle était la situation politique des divers partis dans l’Italie méridionale, lorsque le cours des événements en ces parages fut soudain précipité et singulièrement modifié par la descente en Italie, en octobre 1046, du fils de l’empereur Conrad mort en 1039, l’empereur Henri III dit le Noir ou le Grand, appelé à Rome par les épouvantables désordres qui affligeaient le Saint-Siège et l’Italie depuis tant d’années déjà. Benoît IX, monté sur le trône pontifical à l’age de douze ans, le pape le plus indigne de ces temps les plus terribles du moyen âge, et ses antagonistes, Sylvestre III et Grégoire IV, qui se disputaient la papauté, ayant été tous trois déposés pour crime de simonie par le concile de Sutri et le synode tenu à Saint-Pierre le 23 décembre 1046, Henri, arrivé peu auparavant dans la Ville Éternelle, fit, le 28, veille de Noël, élire pape l’évêque allemand Luidger de Bamberg, sous le nom de Clément II. Le lendemain, jour de Noël, il se fit lui-même sacrer solennellement avec l’impératrice Agnès par le nouveau pontife. Ce furent des fêtes splendides qui inaugurèrent une ère nouvelle pour Rome comme pour l’Église après cette période d’affreuse anarchie matérielle et morale.[89]

Aussitôt après ces événements qui allaient enfin devenir pour la papauté comme pour l’Italie le signal de temps meilleurs, l’empereur et le nouveau souverain pontife, dont l’avènement marque le début de cette époque de relèvement et de réforme de l’Église qui devait atteindre son point culminant avec le grand pape Hildebrand ou Grégoire VII, prirent dès la fin de janvier 1047 le chemin de l’Italie du sud. Par le Mont Cassin, que Henri combla de bienfaits et de privilèges, les deux hauts personnages, à la tête d’une petite armée, arrivèrent à Capoue où ils se trouvaient à la date du 3 février. Henri III y convoqua les princes du midi de l’Italie, longobards et normands. Pandolfe IV et son fils obtinrent, grâce à d’importantes sommes données à l’empereur, d’être réintégrés dans la seigneurie de Capoue, au grand chagrin du prince Guaimar qui y régnait depuis neuf ans et que l’empereur trouvait trop puissant. De même Drogon de la Pouille et Rainulfe « Trincanocte » de Fer, ayant fait à l’empereur Henri de magnifiques présents, furent, le premier, déclaré feudataire immédiat de l’Empire, à l’exclusion de la suzeraineté de Guaimar qui, à partir de ce moment, n’eût plus le droit de porter le titre de duc de Pouille et de Calabre, le second, reconnu par l’empereur comte d’Aversa, également sous sa suzeraineté directe. De ce fait l’indépendance de la puissance normande en Italie méridionale se trouva fondée.[90] En somme le résultat le plus clair du voyage de Henri III fut la reconstitution de la principauté de Capoue.

Par Salerne les deux souverains poussèrent jusqu’à Bénévent qui, retombée sous l’influence grecque, refusa d’ouvrir ses portes à l’empereur. Pour lui faire affront, les habitants coupèrent les étriers de sa monture.

« Henri, qui avait déjà licencié une partie de son armée et avait hâte de regagner la Germanie où l’appelaient des affaires urgentes, ne voulut pas entreprendre le siège d’une ville aussi considérable. Après avoir brûlé les faubourgs et fait excommunier les rebelles par le docile Clément II, il confia aux Normands le soin de le venger et leur donna la ville et le pays de Bénévent. »

Puis l’empereur allemand, dès le premier printemps, regagna avec son armée l’Italie du nord à marches forcées. Par Rimini et Ravenne où il se trouvait le 9 avril, il rentra en Allemagne, emmenant avec lui comme prisonnier d’État, le pape déposé Grégoire VI, qu’accompagnait dans son exil à Cologne son chapelain le fameux Hildebrand.

 « En 1047, après trente ans de guerres de persévérance indomptable dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, après trente ans d’une politique souvent inspirée par la ruse et la déloyauté, les Normands avaient donc fondé en Italie le comté d’Aversa et celui de Pouille, celui-ci renfermant de nombreuses villes et plusieurs territoires; ils avaient, pendant quelques temps, possédé le duché de Gaète; tous les seigneurs de l’Italie étaient obligés de compter avec leur puissance et de la respecter, et l’empereur venait de les reconnaître comme vassaux immédiats du Saint Empire romain. »

Vers cette époque, ou plus exactement dans le cours de l’an 1046, était arrivé à son tour dans l’Italie méridionale un jeune Normand qui devait eu bien peu de temps laisser loin derrière lui dans l’ombre la gloire de ses compatriotes d’Apulie. C’était lui dont une princesse byzantine, l’érudite Anne Comnène, devait tracer plus tard le portrait suivant: « Il est nécessaire, écrivait-elle, de reprendre les choses de plus haut, de parler de ce Robert, de son origine, des péripéties de son existence, de dire à quel degré de puissance les circonstances lui ont permis d’arriver, ou, pour employer une expression plus religieuse, de faire voir jusqu’où l’a laissé parvenir la divine Providence, indulgente à ses ruses perfides et à ses audacieuses entreprises! »

« Ce Robert, Normand d’origine et d’une famille obscure, joignait à une grande ambition une finesse extrême: sa force musculaire était remarquable. Tout son désir était d’atteindre à la haute situation des hommes puissants. Quand il avait formé un dessein, rien ne pouvait l’en détourner et nul mieux, que lui ne sut organiser toutes choses pour atteindre ce but.

« Sa haute stature dépassait celle des plus grands guerriers; son teint était coloré, sa chevelure blonde, ses épaules larges; ses yeux lançaient des éclairs. Ainsi que je l’ai souvent entendu dire, l’harmonieuse proportion de toutes les parties de son corps en faisait de la tête aux pieds un modèle de beauté. Homère dit d’Achille que lorsqu’on entendait sa voix, on croyait entendre le bruit d’une multitude entière, mais on raconte de Robert que ses clameurs suffirent pour mettre en fuite une armée de soixante mille hommes. On devine qu’étant aussi doué du côté corps et de l’esprit, il ne voulut pas rester dans son humble condition. Tout lien de dépendance lui était insupportable. Ainsi, dit-on, sont ceux dont la grande âme et les aspirations dépassent le cercle trop étroit dans lequel ils sont nés.

« Avec cette nature et cette impossibilité d’obéir, Robert quitta la Normandie et, accompagné seulement de cinq cavaliers et de trente fantassins, vint habiter en Longobardie le sommet des montagnes et le sommet d’inaccessibles cavernes; là, à la façon des brigands, il pillait les voyageurs et se procurait ainsi pour lui et les siens des armes et des chevaux, débutant dans la vie par le meurtre et l’assassinat.

Le nouvel émigrant qui semblait vraiment réunir en lui à l’état le plus aigu tous les caractères les plus saillants de sa race, avait donc nom Robert de Hauteville, devenu plus tard l’immortel Robert Guiscard. Fils aîné du second mariage de Tancrède de Hauteville avec Frédesinde, Robert s’était hâté, dès que l’âge le lui permit, d’accourir de Normandie en Italie, où ses aînés avaient déjà acquis gloire, fortune et puissance; mais les débuts de sa carrière, qui devait être si brillante, furent singulièrement pénibles. Il s’était rendu d’abord en Pouille où ses frères Drogon et Humfroy le reçurent assez mal et, au dire d’Aimé, ne lui donnèrent ni des terres, ni même des conseils. Il parcourut seul et tristement le pays et fut quelque temps même au service de petits seigneurs normands.

« Une occasion se présenta enfin qui lui permit de faire ses premières armes. Il combattit sous la bannière de Pandolfe IV de Capoue contre Guaimar de Salerne, mais il se brouilla ensuite avec le vieux Loup des Abruzzes, parce que celui-ci ne tint pas les promesses qu’il lui avait faites. Puis, revenu en Pouille, après avoir encore beaucoup souffert de son frère Humfroy, il fut envoyé par son autre frère Drogon en Calabre dans la haute vallée du Crati pour y combattre des populations hostiles. Après des phases diverses, il s’établit finalement à Scribla, puis sur la roche de San Marco, dans cette vallée du Crati à l’extrême limite sud de la principauté de Salerne, tout près de la frontière grecque,[91] et y mena littéralement la vie pillarde d’un vrai bandit. A la tête de partisans sortis des couches les plus misérables de la population, il se procurait des ressources par de continuelles expéditions contre les Calabrais, par le pillage et l’argent que lui donnaient pour se racheter ceux qu’il avait faits prisonniers.[92] La situation de sa forteresse, plutôt de son repaire, semblait faite tout exprès pour ouvrir de là la campagne contre les Grecs eu Calabre et détruire définitivement la puissance impériale dans cette presqu’île occidentale de l’Italie.

« Une aventure très connue des chroniqueurs contemporains, mais fort peu chevaleresque, pour ne pas dire plus, de cette époque de la jeunesse de Robert, fut la manière dont il se comporta vis-à-vis du seigneur de Bisignano, Pierre, fils de Tyrus, avec lequel il était lié par les liens de la plus étroite amitié.[93] Un jour qu’ils s’étaient donné rendez-vous, Robert commanda à ses gens de le laisser seul. Pierre, imitant cet exemple, s’avança sans escorte. Les deux seigneurs étaient à cheval. Comme Pierre se penchait pour embrasser Robert, celui-ci profitant de ce mouvement, enlaça de ses bras le cou de celui qu’il appelait son père, le fit tomber et tomba sur lui. Une lutte s’engagea, et les Calabrais n’osant secourir leur seigneur, Robert et ses Normands le conduisirent prisonnier à la roche San Marco où il fut étroitement gardé.

Après cet odieux guet-apens, Robert fit visite à son prisonnier, s’agenouilla devant lui, étendit les bras, requit miséricorde et confessa « qu’il avoit fait péchié, mès la richesce de Pierre et la poureté soc lui avoir fait contraindre à ce faire! » « Mès tu ès père, poursuivit-il en s’adressant à sa victime, mès que tu me ès père covient que aide à lo fils poure. Cesti commanda la loi de lo roy, ceste cose, que lo père qui est riche en toutes chozes aidier à la poureté de son fils. » Bref, Pierre dut payer la somme énorme de vingt mille sous d’or pour sortir de prison. »

Aimé, Malaterra, d’autres chroniques orientales font le même récit avec de légères variantes. Longtemps toutefois ce triste haut fait du jeune guerrier avait passé pour quelque peu légendaire, et voici qu’il reçoit soudain une singulière confirmation d’une découverte récente qui nous fait voir combien rapidement se répandit par tout l’Orient l’écho de cette peu glorieuse aventure de Robert Guiscard et du seigneur de Bisignano. Dans le célèbre manuscrit de Moscou des Conseils et récits d’un grand seigneur byzantin du XIe siècle, manuscrit auquel j’ai fait de si fréquents emprunts, se trouve rapporté le trait historique que voici: « Je te raconterai encore une autre histoire, touchant ce qui est arrivé à Tira le Calabrais[94] lorsqu’il était gardien de la ville de Bisignano. C’était un homme très riche et de noble origine, le premier de son pays. Le Franc Robert, d’après la permission de Dieu, devenu tyran, voulut s’emparer de lui. Alors qu’entreprend-il. Il vient en ami vers la ville et l’invite à sortir hors de la porte comme si c’était pour quelque affaire indispensable et secrète. Tira sort hors des portes de la ville, mais reste en deçà du fossé. Le Franc fit semblant de craindre les hommes venus avec Tira, aussi Tira leur ordonna de s’éloigner et quand il resta seul tous deux entrèrent en conversation. Mais le Franc avait tout près trois hommes de choix montés sur des chevaux de prix. Ayant donné de l’éperon à leurs chevaux, ils sautèrent par-dessus le fossé, saisirent rapidement Tira, s’en retournèrent immédiatement en arrière et s’emparèrent de cet original comme d’un esclave quelconque. Quel tourment il eut à subir, je ne prétends pas le raconter. Ainsi mets-toi en garde contre ton rival et ne lui donne pas ta confiance ».[95]

« La pénurie dont Robert essayait de sortir par de tels moyens durant que ses frères Drogon et Humfroy se consacraient à la conquête définitive de la Pouille, cessa à la suite de son mariage vers 1050 avec sa parente Albérade, également parente d’un seigneur normand, Girard di Buon Albergo ou de Bonne-Herberge, près de Bénévent, qui se mit à son service avec deux cents chevaliers. Grâce à ce secours inespéré, Robert, auquel ce même Girard venait le premier de donner le surnom de Guiscard, c’est-à-dire de « Rusé », d’« Avisé », commença à acquérir villes et châteaux, et à « dévorer la terre », suivant l’énergique expression d’Aimé. Malgré de si pénibles débuts, malgré mille souffrances, il s’acharna à la conquête de la Calabre et finit par y réussir. « Ce mariage fut le commencement de l’accroissement de toute puissance et de toute fortune aux mains de Robert Guiscard », dit l’historien normand du Mont Cassin.

« Presque en même temps que Robert Guiscard, était apparu également dans l’Italie méridionale un autre jeune chef normand qui, plus tard, sans atteindre aux hautes destinées de Robert, sut néanmoins se tailler dans les possessions longobardes une principauté indépendante, et y établir pour de longues années sa dynastie. Ce jeune homme, fondateur de la future maison princière normande de Capoue, nommé Richard, né déjà en Apulie, frère d’Asclitine « le jeune », le tant regretté comte jovène d’Aversa, après diverses péripéties, était devenu d’abord seigneur de la ville et du territoire de Genzano en Pouille. Plus tard, peu après la mort de Rodolphe « Trincanocte », survenue vers la fin de l’an 1047, il avait été le successeur de celui-ci dans l’important comté d’Aversa.

« Pandolfe de Capoue, vers le même temps, était mort. Ce terrible ennemi des prêtres au XIe siècle avait terminé le 19 février 1049, à l’âge de 64 ans, sa longue, aventureuse et orageuse carrière qui l’avait vu prisonnier en Allemagne puis réfugié à Constantinople. Cet adversaire intraitable des gens d’église et des moines eut l’étrange fortune, après tant de vicissitudes, de mourir en paisible possession de ses états et de les laisser à son fils également nommé Pandolfe. Il demeure peut-être la figure la plus en vue parmi les princes longobards de l’Italie méridionale à cette époque.

« Vers le moment où disparaissaient l’un après l’autres les hommes ayant joué un rôle lors de la fondation des premiers établissements des Normands en Italie, lorsqu’une nouvelle génération d’émigrés commençait à se signaler, un redoutable orage, venant cette fois de la papauté, faillit anéantir pour jamais la naissante puissance des envahisseurs du nord. »

Les succès des Normands en Italie, autant que nous pouvons le deviner à travers la brièveté et la confusion des sources, n’avaient fait que croître. Humfroy, auquel ses frères d’armes devaient l’alliance avec Bari, signalait de toutes parts son activité. En même temps qu’il confiait à son frère Robert Guiscard le soin d’ouvrir la lutte contre les Byzantins en Calabre, il battait en personne dans le courant de l’an 1048 les troupes impériales à Tricarico, à l’ouest de Potenza, et s’emparait de la si importante forteresse de Troja Ainsi la puissance normande s’étendait de toutes parts en Italie, fortement secondée par la crise violente qui menaçait si gravement à ce moment, dans l’automne de 1047, le pouvoir central à Byzance; je veux parler de cette rébellion de Léon Tornikios qui ne put être conjurée que par l’habile résistance d’Argyros à la tête des troupes mercenaires. Cette commotion terrible du pouvoir central avait eu naturellement la plus funeste influence sur l’état de choses dans les provinces plus lointaines de l’Empire. La résistance des Grecs en Italie n’en devint que plus molle contre cet assaut universel d’un ennemi de plus en plus audacieux et le sentiment national se souleva plus violent que jamais parmi les populations des cités encore dépendantes de Byzance. Tandis que la pénétration normande en Pouille et en Calabre ne rencontrait presque aucune résistance effective de la part des Impériaux, le parti national dans les villes, avant tout à Bari, incapable de lutter seul contre les Grecs, s’alliait à ces mêmes Normands qui alors lui apparaissaient comme des sauveurs, et qui, si peu après, devaient lui sembler les pires des oppresseurs et des tyrans.

« Car lourdement pesa presque aussitôt la main des Normands, partout où ils avaient pris racine. Les historiens nationaux nous tracent un récit lamentable des souffrances endurées par ces malheureuses populations longobardes sous le talon de ces envahisseurs impitoyables. »

Comme aux jours du pape Jean X, les regards du peuple de l’Italie méridionale cherchant la délivrance se tournèrent du côté de Rome. Le nouveau souverain pontife Léon IX, quatrième pape d’origine allemande, un noble alsacien d’Eguisheim du nom de Brunon, de la famille des comtes de Nordgau, ancien évêque de Toul, intronisé le 12 février 1049 par la volonté de son proche parent l’empereur Henri III, après la mort successive de Clément II, le 9 octobre 1047[96] et de Damase II, le 8 ou 9 août 1048, allait devenir une des gloires du Saint-Siège et ouvrir la fière série des papes réformateurs de la grande époque de la querelle des investitures.

Il avait, dès le carême de l’an 1049, presque aussitôt après son couronnement, fait un premier voyage à Capoue, à Salerne, au Mont Cassin et au Mont Gargano où il vint en pèlerinage. Dans son unique ambition de relever en ces parages la puissance à la fois spirituelle et temporelle de l’Eglise, il en était revenu assez mal disposé à l’égard des Normands qui, dans la Pouille, se signalaient par leurs exactions et ne payaient plus les deniers aux églises. Préoccupé également d’imposer au clergé infiniment corrompu de ces régions de la Péninsule les réformes qui lui étaient chères, adversaire acharné de la simonie, il y retourna presque aussitôt durant le carême de 1050,[97] séjourna à nouveau à Capoue, veuve depuis un an du fameux Pandolfe IV, à Salerne aussi où il tint un concile, et chercha vainement à faire triompher sa faction à Bénévent, qu’il revendiquait comme relevant du pouvoir temporel du Saint-Siège.

« Cette poursuite de Bénévent par le pape irrita fort les Normands dont il arrêtait ainsi de ce côté les conquêtes.[98] Par Melfi où il prêcha la douceur à ces rudes batailleurs et obtint d’eux diverses promesses, puis par Siponto et le Mont Gargano, Léon IX regagna Rome. Durant l’été de 1051 il fit un nouveau voyage, mécontent de ce que les Normands n’avaient pas tenu toutes leurs promesses et de ce que les malheureuses populations de l’Italie méridionale gémissaient encore davantage, toujours aussi attiré par cette question de Bénévent. Cette fois cette ville après avoir chassé ses princes élus se donna à lui sous la suzeraineté de l’empereur, et il y fit son entrée le 5 juillet.[99] Il leva l’excommunication qui pesait sur elle et la plaça sous la domination effective de la curie romaine en même temps que sous la protection du comte Drogon, successeur de Guillaume dans le comté de Pouille, et aussi de Guaimar de Salerne. Mais les Normands n’en assaillirent pas moins Bénévent presque aussitôt après, et comme le Pape, alors à Salerne s’en plaignait à Drogon en termes très irrités, il reçut la terrible nouvelle du meurtre de celui-ci dans l’église de son château sur le Monte Haro[100] près de Bovino.

« Depuis dix ans que les Normands étaient dans la Pouille, ils avaient de bien des façons mécontenté les populations. Celles-ci, je l’ai dit, les avaient, au début, accueilli comme des libérateurs qui les débarrassaient de la tyrannie des Grecs et des incursions des Sarrasins, mais elles s’aperçurent promptement qu’elles avaient échangé la perfidie et l’astuce des Byzantins contre la rapacité et la brutalité terribles des hommes du Nord; de là, de sourdes colères et des désirs de vengeance. Autant que les documents permettent de le conjecturer, trois partis se formèrent graduellement parmi les mécontents: le premier était celui qui regrettait la domination byzantine et tendait à la restaurer, et ce parti qui s’appuyait sur le clergé grec, ennemi des Normands, parce que ceux-ci appartenaient à l’Eglise latine, sur les populations grecques de la Péninsule et sur les débris de la puissance byzantine, venait de recevoir un renfort considérable par la trahison d’Argyros qui, en qualité de « vestis » et de catépan ou duc d’Italie, avait débarqué à Bari dans mois de mars de cette même année 1051 pour tenter de relever la fortune des armes impériales.[101] Venaient ensuite les successeurs des conterati qui aspiraient la Pouille de toute domination étrangère et, dans les personnes des chefs Adralistos, Romuald et Pierre, frère de ce dernier, devaient, nous le verrons vainement s’opposer à Argyros lorsque celui-ci réussit plus tard à rentrer à Bari. Enfin un troisième parti, encore timide et peu accusé, né des récents efforts de la papauté pour améliorer le sort des habitants de la Pouille, et s’inspirant de l’exemple des Bénéventins, demandait déjà que la Pouille prit le pape pour souverain.[102]

« Quel fut celui de ces trois partis qui arma le bras de l’assassin de Drogon? Ce fut certainement le parti national. Guillaume de Jumièges raconte que Drogon tomba victime d’un comte napolitain, nommé Waso, ce qui semblerait indiquer que le coup vint du côté d’Argyros et des Grecs et les procédés des Byzantins rendent cette supposition plausible. Malaterra dit au contraire que le meurtrier était « un Longobard ». Si l’assertion est fondée, ce qui parait probable, il faudrait, dans ce cas, songer au parti de l’indépendance absolue, aux indigènes que le temps avait identifiés avec les Longobards.[103]

« Quoi qu’il en soit, durant l’été de 1051, une vaste conspiration du parti national s’ourdit dans la Pouille contre la domination normande devenue si promptement insupportable. Elle ne visait à rien moins qu’à surprendre, à un jour fixé, le 9 août, les Normands sans défense et à les massacrer tous sans miséricorde. Drogon périt avec plusieurs de ses compagnons. Dans divers lieux de la Pouille, des Normands tombèrent pareillement, victimes de la conjuration. Néanmoins celle-ci n’atteignit pas son but. Humfroy, devenu le chef principal des Normands de Pouille, et Robert Guiscard, frères de la victime, ainsi qu’un très grand nombre de leurs compagnons d’armes, échappèrent au massacre, ils jurèrent de venger terriblement leurs frères si traîtreusement assassinés et écrasèrent la conjuration avec la plus sauvage et la plus impitoyable énergie. »

« Dans l’automne de l’an 1051, le pape Léon IX était remonté dans l’Italie centrale, mais en s’éloignant des Normands, il ne perdit pas de vue son projet bien arrêté de défendre contre leurs invasions la ville et le territoire de Bénévent et de châtier leur insolence. La mort de Drogon, en faisant disparaître celui des Normands qui à ce moment était le plus apte à faire la paix avec le Saint-Siège, confirma le pape dans ses résolutions et le décida à faire définitivement appel à la force contre eux et contre leur chef son successeur. Durant l’hiver de 1051 à 1052, persuadé que telle était la seule issue possible du conflit et qu’il fallait chasser d’Italie les Normands, les armes à la main, poussé aussi par le chancelier Frédéric de Lorraine, mortel ennemi de ceux-ci, il chercha partout des alliés dont les troupes lui permissent de réaliser son dessein. Il s’adressa vainement dans ce but à l’empereur Henri III et au roi de France Henri Ier. Il fut plus heureux, semble-t-il, du côté des Grecs, avec lesquels il noua peut-être des intelligences dès cette époque, et qui furent pour lui des alliés empressés mais non désintéressés. La cour byzantine si longtemps empêchée par des crises intérieures de s’occuper attentivement des affaires de la Péninsule, avait, depuis le printemps de l’an 1051, résolu de chercher à relever là-bas sa situation si fortement ébranlée. Argyros, je l’ai dit, avait été renvoyé par Monomaque en Italie dans ce but en qualité de catépan et toute la politique byzantine dans ce pays, était à ce moment dirigée par lui. Au mois de mars 1051, il débarqua à Otrante. Il avait été créé magistros, « vestis », duc d’Italie, de Sicile et de Calabre avec pleins pouvoirs, et apportait de grandes richesses destinées à gagner les chefs normands, à leur persuader de quitter de bon gré la Péninsule pour prendre du service dans les armées impériales contre les Sarrasins.

« Guillaume de Pouille a raconté ces tentatives de corruption qui ne pouvaient guère réussir après les grands succès que les Normands avaient remportés en Italie, alors surtout qu’ils avaient déjà acquis dans le pays une si brillante situation: « Le basileus Constantin Monomaque, dit ce chroniqueur, ayant interrogé Argyros sur les moyens de chasser les Gaulois — c’est-à-dire les Normands — d’Italie, et s’étant convaincu qu’il n’était pas possible de les mettre en fuite par la force, songea à tromper par de fausses promesses ceux que les armes ne pouvaient vaincre. Ayant appris que les Normands étaient âpres au gain, enclins à l’avarice, et qu’ils préféraient toujours ceux qui leur donnaient davantage, il confia à Argyros de grandes sommes d’argent, des vêtements précieux, de l’or et de l’argent non monnayes pour séduire les Normands et les décider à abandonner l’Hespérie, à traverser la mer et à venir gagner de grandes récompenses en servant l’Empire. L’empereur ajouta que, si les Normands refusaient de s’en aller, l’argent et les présents qui leur étaient destinés devaient être distribués à ceux qui avaient le plus souffert de l’invasion gauloise.

« Argyros obéit au basileus, vint dans la Pouille et réunit, ainsi que Constantin le lui avait prescrit, les comtes francs.[104] Il leur promit de magnifiques récompenses, s’ils acceptaient de quitter le Latium c’est-à-dire l’Italie — et de passer chez les Grecs qui à ce moment étaient impliqués dans une redoutable guerre contre les Perses.[105] Le basileus, ajoutait-il, leur ferait un accueil très bienveillant et les comblerait de richesses. Toutes ces belles paroles des Grecs ne purent fasciner la finesse des Normands qui visaient, avant tout, à dominer le Latium. Ils déclarèrent qu’ils ne quitteraient pas la Pouille, et poursuivraient leurs conquêtes, à moins qu’ils ne fussent expulsés par des troupes supérieures aux leurs. »

Argyros obtint cependant un succès. Un premier effort organisé par lui pour rentrer dans Bari avait échoué devant la résistance du parti allié aux Normands qui y dominait alors sous la direction de trois chefs nationaux, Adralistos, Romuald et Pierre, frère de ce dernier,[106] mais, peu de semaines plus tard, l’or byzantin eut accompli son œuvre. Dès le mois d’avril un soulèvement de la faction contraire mit la ville aux mains d’Argyros, qui se vengea cruellement par le fer et le feu des adhérents des Normands. Adralistos réussit à se sauver auprès d’Humfroy, mais sa femme et son fils avec Romuald et Pierre furent expédiés enchaînés à Constantinople.

« De même que Léon IX, Argyros avait donc dû se résigner à essayer la fortune des armes contre ces intraitables Normands. Ce premier succès contre eux qui précéda de si peu la mort de Drogon est bien pour nous faire croire que la main de celui-ci dût tremper aussi dans ce crime. Comme le but qu’il poursuivait était identique à celui du pape, il fit tout naturellement alliance avec lui.[107] Malgré l’isolement où le laissaient les souverains de l’Europe, Léon IX s’était décidé au printemps de 1052 à entrer en campagne contre les Normands et il n’est pas improbable que déjà à la fin de 1051 ou dans le courant de l’an 1052, le chef impérial ait fait effort pour contracter alliance avec lui contre l’ennemi commun.[108]

« Le pape, excité surtout à la guerre par le fameux chancelier Frédéric de Lorraine, se proposait d’attaquer les Normands du côté de Bénévent, tandis qu’Argyros et les Grecs les combattraient du côté de Bari, de Tarente et de Cosenza. Il recrute assez facilement des troupes dans divers pays de l’Italie centrale. S’avançant le 20 mai jusqu’à San Germano au pied du Mont Cassin, il chercha avant tout à s’assurer l’alliance et le concours de Guaimar, le puissant prince de Salerne. Mais celui-ci, qui craignait peut-être avec raison les résultats d’une victoire décisive des Grecs, refusa catégoriquement de s’unir au pape. Cette attitude de Guaimar ruina les espérances de Léon IX. Abandonné par ses troupes terrifiées au seul nom de ces Normands dont les envoyés de Guaimar faisaient une description saisissante, il dut se réfugier à Capoue, puis en juin, à Naples, ville alors toute dévouée au basileus de Constantinople.

« Tous ces incidents se passaient au printemps de l’an 1052, dans les mois d’avril ou de mai très probablement. Le 2 ou le 3 du mois de juin l’illustre prince de Salerne, Guaimar V, le dernier grand prince longobard de l’Italie méridionale, périssait assassiné sur le lido même de sa ville capitale par les frères de sa femme au plus fort d’une mêlée avec les Amalfitains révoltés contre sa suzeraineté. Les Amalfitains, en effet, excités par les subsides de leur ancien prince Jean II, depuis longtemps réfugié à Byzance auprès du basileus qui le protégeait, avaient chassé le frère et successeur de celui-ci, vassal de Guaimar. C’est en voulant les contraindre à le reprendre pour seigneur que Guaimar périt victime d’une conspiration suscitée dans Salerne par ce même Jean II au moyen de l’or byzantin.[109] Ce meurtre infâme fut cruellement vengé par les Normands, fidèles alliés de Guaimar qui, accourus aussitôt sous les murs de Salerne à la voix de son frère Gui, massacrèrent les meurtriers et rétablirent sur son trône le prince Gisulfe, fils et héritier de la victime. La mort de Guaimar plaçait encore plus qu’auparavant la terre et le peuple de Salerne sous la main des Normands détestés qui allaient les absorber dans peu d’années. Quant à Amalfi, elle profita de ces troubles pour reprendre définitivement sa liberté, et dès la fin de 1052, nous voyons Jean II de nouveau seigneur de cette cité sous la suzeraineté byzantine.[110]

La mort de Guaimar, le plus fort soutien des Normands, rendit l’espoir au pape contre ces redoutables ennemis qui allaient ainsi chaque jour se renforçant. Comprenant qu’il ne pourrait vaincre sans appui étranger de tels adversaires, le courageux pontife se rendit jusqu’en Hongrie d’abord, en Allemagne ensuite, où il passa l’automne et l’hiver auprès de l’empereur Henri III. Celui-ci lui céda définitivement le jour de Noël 1052 à Worms, à lui et à ses successeurs, Bénévent ainsi que presque toutes les autres possessions du Saint Empire en Italie. Par contre, après lui avoir accordé des troupes de secours pour marcher contre les Normands, il finit par les lui retirer. Le pape rentra alors en Italie en février 1053 à la tête d’une assez forte armée allemande, souabe surtout, péniblement et souvent mal recrutée à ses frais. De retour à Rome à la fin de mars, il se décida au printemps de cette même année à commencer définitivement la campagne contre les Normands, à inaugurer, en un mot, la politique que devaient suivre ses successeurs jusqu’à ce qu’elle triomphât complètement avec Nicolas II et Grégoire VII. La plupart des dynastes italiens lui prêtèrent assistance. Enfin il renoua les plus intimes relations avec le généralissime et catépan Argyros, en vue d’une action commune contre les envahisseurs, bien que précisément, comme nous le verrons plus loin, un conflit aigu eût à ce moment même éclaté entre les Églises romaine et grecque, rendant cette action commune de la curie romaine et de l’Empire fort difficile. Heureusement que les Normands avaient peu à peu soulevé contre eux par leurs incessantes agressions l’opinion publique dans toute la péninsule.[111]

Dans le courant de juin, le Pape et son armée, qui avaient séjourné en mai au Mont Cassin, par les défilés des Abruzzes, gagnèrent le versant de l’Adriatique, au milieu du soulèvement général des populations italiennes en leur faveur, Salerne seule exceptée, qui garda sa neutralité.

Une foule de seigneurs italiens, tous ceux de l’Italie méridionale, le duc Aténulf de Gaète, le comte Lando d’Aquino, le comte Landolfe de Tenao, Oderico, fils de Borel, bien d’autres encore, avec leurs hommes liges, avec les contingents de la Pouille, de la Campanie, du pays des Marses, d’Ancône, de Spolète, de la Sabine et de Fermo accouraient se ranger sous les bannières du Saint Siège, avides de prendre part à la curée, « d’effacer, dit Guillaume de Pouille, jusqu’au nom de la nation franque ». Pierre, archevêque d’Amalfi, accompagnait le Pape. Les auxiliaires allemands étaient commandés par Thrasemond, Atlo, Garnier et Albert.

« D’Isernia, de Bofano et de la vallée du Biferno où il campa le 10 juin à Sale, Léon IX dirigea ses nombreuses troupes italo-teutonnes vers la vallée du Fortore, et manoeuvra de façon à chercher à éviter toute rencontre avec les Normands jusqu’à ce qu’il fût parvenu à opérer sa jonction sur quelque point de l’Apulie du nord avec Argyros et les forces grecques qui attendaient les événements dans le nord de la Capitanate, à Siponto, à l’est du Mont Gargano. Il calculait que, la jonction opérée, il serait possible d’écraser par la peur seule du nombre et avant tout combat toute résistance de l’ennemi.[112] Le chemin qu’il suivit, dit M. Chalandon, était le seul possible, car la route directe de Bénévent passait par les deux cols possibles commandés par les deux places de Bovino et Troia, toutes deux aux mains des Normands.

Dans cette situation critique, les Francs ne prirent conseil que de leur bravoure et se confièrent à l’esprit de discipline. Robert Guiscard accourut avec tout son monde du fond de la Calabre, Richard d’Aversa vint de même avec ses hommes d’armes et les deux jeunes héros se joignirent à Humfroy qui commandait les Normands de la Pouille.

« L ’an précédent, les Normands avaient, heureusement pour leur cause, battu à diverses reprises le catépan Argyros dont ils avaient si fièrement repoussé les avances,[113] d’abord non loin de Tarente, où les Impériaux avaient été mis en fuite, puis dans une autre bataille, près de Siponto, où Argyros, qui avait débarqué avec sa flotte venue de Bari,[114] cruellement battu, grièvement blessé, à demi-mort, avait à grand peine échappé en fuyant à Vieste au Mont Gargano à la poursuite des chefs normands Humfroy et Pierre, fils d’Amicus, accourus pour le combattre. De son côté, Robert Guiscard, continuant la série de ses succès en Calabre, avait infligé près de Cortone, une défaite au protospathaire Sico qui l’attaquait à la tête des forces impériales.

« Ces revers avaient encore affaibli les Grecs et augmenté de beaucoup en Calabre et en Pouille l’éclat et la puissance des Normands comme aussi la terreur de leur nom. Toutefois ce qui restait des forces byzantines pouvait encore former un appoint très considérable en se réunissant à l’armée pontificale. Ce fut pour empêcher cette jonction redoutée et pour tenter de lutter successivement contre chacun des deux adversaires que les Normands, tous réconciliés par le péril commun, réunis en un seul corps d’armée sous la haute direction de Humfroy de Pouille, de Richard d’Aversa, aussi de Robert alors encore si jeune, s’avancèrent en hâte vers les régions septentrionales de la Pouille, dans la vallée du Biferno, cherchant à barrer le passage au pape qui, lui, descendait celle du Fortore, surtout à l’empêcher d’atteindre Siponto. »

Le 17 juin de l’an 1053, avant que Léon IX eût pu joindre Argyros, les deux armées pontificale et normande, celle-ci comptant trois mille hommes rien qu’en cavalerie, se trouvèrent en présence sur les rives du Fortore, non loin de Civitate,[115] sur la frontière de la Capitanate et de la province de Molise. Les Normands firent des propositions très pacifiques qui furent repoussées par le pape parce qu’ils demandaient en échange de leurs concessions la dénonciation de l’alliance de Léon IX avec les Grecs.

« La bataille fameuse, la plus fameuse peut-être des annales militaires du Saint-Siège, qui s’engagea brusquement le lendemain, vendredi 18 juin, dans la plaine entre le Fortore et la Staina, et dont Guillaume de Pouille nous a donné un long et curieux récit, fut une éclatante victoire du courage normand. L’armée franque était commandée au centre par Humfroy et sur les deux ailes par Richard d’Aversa et Robert Guiscard qui se couvrir de gloire. Les troupes italiennes du pape formées d’éléments hétérogènes fuirent honteusement tandis que leurs alliés teutons se battaient comme des lions et se faisaient hacher presque jusqu’au dernier. Le noble pape Léon IX, d’abord réfugié avec des cardinaux derrière les murs de Civitate, d’où il avait assisté à la lutte, puis dépouillé et chassé, par le soulèvement de la population, se rendit aux Normands qui, après s’être jetés à genoux devant lui, lui demandant sa bénédiction apostolique et la levée de l’excommunication qui pesait sur eux, le laissèrent se retirer plus ou moins librement à Bénévent et lui firent même respectueusement escorte jusqu’à cette cité. Il y fit son entrée le 23 juin 1053 et y demeura près d’un an, en apparence libre, mais cependant prisonnier des Normands,[116] livré aux exercices de la plus austère piété, songeant toujours à reprendre la lutte contre eux tant qu’il lui resterait des forces, comptant Surtout pour le faire sur le concours des deux empereurs Henri III et Constantin Monomaque et leur écrivant dans ce but. Cet espoir n’était, hélas, qu’une double illusion!

« Il est probable que les Normands profitèrent de ce temps de demi captivité du pape à Bénévent pour chercher de nouveau à lui imposer la renonciation à toute alliance avec les Grecs qui, surtout depuis le retour du remuant Argyros, demeuraient leurs pires ennemis en Italie.[117] La rupture de l’alliance entre les deux puissances qui enserraient les envahisseurs francs par le nord et par le midi était pour ceux-ci une question de vie ou de mort, mais il ne semble pas que le pape ait souscrit à leurs vœux. Bien au contraire, pendant ce long séjour à Bénévent, Léon IX, plus que jamais résolu à ne pas rompre avec les Byzantins se mit, malgré ses cinquante ans, à apprendre le grec. « Le pape, dit Wibert, son biographe, voulait parvenir à lire le texte grec des Saintes Écritures. » Certainement le souverain pontife poursuivait encore un autre but. Il sentait le besoin d’entrer en relations plus directes avec le catépan Argyros et les populations grecques encore subsistantes dans l’Italie méridionale. Par dessus tout aussi, il désirait se rendre compte par lui-même d’une discussion qui venait de s’élever entre l’Église de Constantinople et l’Église romaine[118] et qui menaçait de lui retirer cette puissante amitié du basileus si nécessaire à ses ambitieux projets sur l’Italie méridionale! »

Le patriarche Michel Cérulaire ou plus exactement Kéroularios, s’appliquant à suivre l’exemple donné deux siècles auparavant par son célèbre prédécesseur Photius, venait, en effet, pour soulever de nouvelles accusations contre l’Église romaine, de déterminer un de ses suffragants, Léon, archevêque d’Achrida ou de Bulgarie, à écrire vers cette année 1053 à un évêque de l’Italie méridionale, probablement à l’archevêque Jean de Trani, alors grand ami du catépan Argyros, une lettre fameuse qui avait amené un débat animé et qui, finalement, devait aboutir au schisme définitif des deux Églises.[119]

Avant de parler de cet événement d’une si immense portée qui a marqué dans l’histoire d’un sceau ineffaçable la dernière année du règne de Constantin Monomaque, revenons une fois encore sur les informations si précieuses que nous a données sur ce prince son favori Psellos. J’ai dû trop longtemps laisser de côté ces documents de premier ordre, pour m’occuper uniquement des luttes sanglantes qui se livraient sous ce règne sur les diverses frontières de l’immense Empire. Je vais achever ici de raconter, d’après le grand écrivain du XIe siècle ce qui se faisait et ce qui se disait à la cour de ce basileus durant que ses lieutenants combattaient à toutes les extrémités de l’Empire contre les Turcs, les Arabes, les Petchenègues, les Longobards et les Normands.

Psellos nous a fait le plus séduisant portrait physique de Monomaque avant que la souffrance constante de sa maladie goutteuse n’eût définitivement ait été l’élégance de ses traits. « Constantin, dit-il probablement avec quelque exagération, était au moment de son avènement au trône, beau d’une beauté harmonieuse, parfaite et sans rivale, beau comme Achille et Nérée. Son visage brûlé par le soleil était coloré. Le reste de son corps était d’une entière et éclatante blancheur. Sa splendide chevelure le faisait comparer par ses flatteurs à un soleil rayonnant. Il s’exprimait avec charme d’une voix virile. Son sourire était plein de grâce. Sa vigueur en même temps était sans égale, sans qu’il fût pour cela d’une taille exceptionnelle, tant la nature avait fait de lui un modèle achevé, tant il y avait de proportion dans ses membres et d’harmonie dans son visage. Et cependant il n’existait pas d’homme si fort et si vigoureux qu’il ne put étouffer de son étreinte. S’il lui prenait fantaisie de disloquer un bras, le patient pouvait attendre bien des jours sa guérison. » Enfin, ce qui montre qu’ici encore les usages antiques se perpétuaient au milieu de la vie byzantine, Psellos loue son prince non seulement d’avoir été cavalier accompli, mais aussi d’avoir excellé dans la course à pied et dans les lieux du pentathle.

« Un an n’était pas écoulé depuis que Monomaque était devenu l’époux de Zoé, poursuit notre historien, que toute cette fleur de beauté et cette vigueur avaient presque disparu. Un mal lent, implacable, —certainement un rhumatisme goutteux, — débutant par les extrémités inférieures, déformait et ankylosait successivement toutes les articulations des membres et de la colonne vertébrale. Bientôt le pauvre basileus dut demeurer couché ou se faire aider pour marcher.

La maladie procédait par crises. Après les pieds, les mains furent envahies, puis les épaules, puis tout le corps. « J’ai vu, dit Psellos, ses doigts si effilés se déformer, se replier, se couvrir de nodosités à tel point qu’il ne pouvait plus s’en servir, ses pieds déjetés l’un sur l’autre, ses genoux enflés au point de ne pouvoir le supporter. Il ne pouvait presque plus quitter sa couche. Quand il lui fallait paraître en public ou se rendre au conseil, il se faisait porter. Avant tout il tenait avec une opiniâtre énergie à remplir ses fonctions officielles multiples, malgré les souffrances qu’il en éprouvait. Comme il avait été excellent cavalier, il parvenait encore à se maintenir en selle dans les cérémonies publiques mais c’était au prix de douleurs telles qu’il en perdait le souffle. Comme ses mains enflées ne pouvaient tenir la bride, de solides écuyers de haute taille le soutenaient de chaque côté, le portant à l’arrivée comme au départ. Malgré tant de maux son caractère demeurait plein d’aménité. Parfois, au spectacle ou aux jeux, pour que le public ne vint pas à se douter de ses souffrances et n’attribuât point son attitude au laisser-aller, il se levait seul et s’efforçait de marcher sans l’aide de personne. Dans les processions solennelles où il devait figurer, on avait soin de veiller au bon état des rues pour que son cheval qu’il était incapable de soutenir ne vint point à trébucher. Dans l’intérieur du Palais il se faisait constamment porter en litière. Durant ces crises qui se suivaient à intervalles très rapprochés, il éprouvait des tortures abominables, ne parvenant pas à trouver dans son lit une position qui lui fût moins pénible. Ses gens, à force de coussins et autres menus arrangements, s’efforçaient de lui procurer quelque soulagement. Il ne pouvait supporter qu’on le remuât. Parler, même tourner les yeux était une exaspération de douleur, aussi gardait-il une immobilité parfaite, pareil à un mort. » « Et cependant, poursuit le chroniqueur, je jure Dieu que jamais dans les pires moments il ne lui échappa un murmure contre la volonté céleste. Voulait-on le plaindre, il vous imposait silence avec sévérité. « Dieu, disait-il, me dispense cette épreuve pour dompter mes passions qui, rebelles à la raison, céderont à la souffrance. » « Vraiment ce pauvre basileus philosophant parmi de telles tortures physiques semblait avoir une résignation quasi-divine. »

« Constantin Monomaque, — c’est toujours Psellos qui parle —avait encore une grande qualité qui eut pu lui coûter cher. Il était infiniment confiant. Jamais il ne prenait la moindre précaution pour se garder. Durant son sommeil aucune porte de ses appartements n’était surveillée, aucun soldat n’était de faction. Souvent tous ses gens s’en allaient à la fois le laissant seul. N’importe qui à ce moment eût pu l’approcher sans trouver personne auprès de lui. Lui reprochait-on son imprudence, il vous traitait doucement d’impie: « Je suis basileus, disait-il, par la grâce de Dieu, et c’est Dieu qui me protège. Je n’ai besoin d’aucune autre défense et méprise souverainement toute garde humaine. » Cette attitude très courageuse était en elle-même fort blâmable, conclut philosophiquement Psellos. Jamais les souverains les plus méritants, parce qu’ils se faisaient garder, n’ont estimé qu’ils manquaient de confiance envers Dieu et cette témérité de Monomaque fut cause pour lui de grands périls et de grands maux ». Ici notre chroniqueur raconte en termes aussi prolixes que confus une tentative d’assassinat dirigée contre le basileus et qui faillit réussir. C’était à l’époque où Psellos était fonctionnaire au Palais. L’auteur de cet attentat fut un scélérat d’origine étrangère, « un barbare de haute lignée », mais de vie dépravée et de mœurs ignobles. Fidèle à ses habitudes de haute prudence, Psellos ne nous a point dévoilé le nom de ce personnage. Celui-ci, dans son cynisme, osait, paraît-il, se vanter d’avoir frappé de sa main quelques-uns des basileis prédécesseurs de Monomaque avant leur avènement, probablement un des deux Michel. Il faisait avec insolence étalage de cette main criminelle. « Peu s’en est fallu plus d’une fois que je ne l’étranglasse, s’écrie Psellos, dans la rage folle où j’étais de l’entendre insulter ainsi nos princes! Ô honte! Cet homme, ancien esclave acheté pour le service du Palais, avait fini, grâce à la faveur du basileus, par passer au premier rang des dignitaires, par faire même partie du Sénat! » Naturellement ce misérable fut assez fou lui aussi pour rêver la pourpre. Profitant de ce que Monomaque ne se gardait jamais, il médita de l’assassiner, ne confiant son projet à personne. Comme le basileus rentrait un jour processionnellement de l’Hippodrome, le coquin, se mêlant à ses gardes, pénétra avec ceux-ci, dans le Palais et se dissimula aux environs des cuisines. Ceux qui l’y aperçurent crurent qu’il s’y trouvait par ordre du basileus et passèrent leur chemin. Finalement on se saisit de lui. Il portait sous ses vêtements une épée. Il avoua qu’il avait projeté de tuer le basileus durant son sommeil, mais qu’au dernier moment il avait hésité. Au moment où il s’en allait, on l’avait arrêté. Le basileus, réveillé par ses gens, témoigna d’une vive contrariété et fit enfermer l’assassin. Le lendemain, comme le misérable se refusait à dire s’il avait eu des complices, et persistait dans ses affirmations mensongères, on le soumit aux plus horribles tortures. On le pendit par les pieds; on le fit presque périr sous le fouet. Enfin, vaincu par la souffrance, il dénonça quelques autres dignitaires parfaitement innocents. Le basileus, nullement dupe de ces accusations odieuses, se contenta d’enlever à ceux-ci leurs grades. On aimerait à en savoir davantage sur ce personnage mystérieux, quelque captif étranger— bulgare peut-être— dont Psellos nous a caché le nom si soigneusement, personnage assez important cependant pour qu’il ait pu songer un instant à assassiner Monomaque et à se faire proclamé basileus à sa place. Dans l’absence absolue de renseignements aucune conjecture n’est possible.

Après cette alerte, le basileus consentir à prendre quelques précautions, puis, au bout de très peu de semaines, il en revint à sa négligence coutumière. Peu s’en fallut, poursuit Psellos, qu’il n’en résultât la pire catastrophe dont il fut miraculeusement préservé. Ici, nouvelle histoire aussi étrange, aussi étonnante, aussi diffuse que la précédente, mais mieux connue, parce que danoise et excellent, même Glycas, nous en ont aussi parlé. « Le basileus, dit Psellos, qui aimait à se distraire constamment, ne prenait plus aucun plaisir ni à la musique, ni au chant, ni à la danse, ni aux jeux des mimes, ni à rien. Son unique joie était maintenant d’écouter les élucubrations d’un bouffon ou les bredouillaces d’un bègue disant tous deux tout ce qui leur passait par la tête. Il prenait à ces pitoyables futilités un plaisir extrême Il y avait, alors au Palais Sacré un de ces drôles, nommé Romain Boïlas, infiniment bègue, qui, pour faire rire, ajoutait encore à son infirmité en parlant exprès si bas qu’à peine on l’entendait. Ce défaut bizarre de parole lui avait peu à peu valu la faveur de ce puéril basileus. Longtemps Monomaque n’avait fait aucune attention à cet homme qui avait pour unique fonction de lui verser parfois de l’eau sur les mains après repas, puis ce le sot bavardage qui flattait infiniment le goût stupide de ce prince pour ces enfantillages lui plut à tel point que peu à peu il ne put plus se passer de ce pitoyable: amuseur. Il se faisait suivre de lui partout où il allait, même au conseil et dans les grandes fonctions publiques. Sa mimique bouffonne le ravissait. De la rue où il l’avait pris, il l’éleva an plus haut degré des dignités palatines. Il lui donna ses entrées au Palais partout et à toute heure et finit, hélas, par faire de lui le chef de ses gardes. C’était comme le fou du roi avec tous les privilèges de cette situation. Monomaque permettait à cet homme de l’aborder où et quand il le voulait en le baisant à la poitrine et au visage, de lui adresser la parole quand il en avait envie, de se coucher à ses côtés dans son lit en riant aux éclats. Il se laissait presser par lui ses pauvres mains malades, ce qui le faisait crier de douleur et rire tout à la fois. » « Moi, poursuit Psellos, je ne savais qu’admirer plus de l’audace de ce bouffon ou de la faiblesse du basileus qui avait fini par être la chose et le jouet de cet homme, lui laissant faire tout ce qu’il voulait; et toujours le drôle trouvait une nouvelle farce pour le distraire. Au fond, ce n’était qu’une franche canaille. Comme il aimait sa liberté, cela l’ennuyait fort de ne pouvoir jamais quitter la présence du basileus. Il s’en vengeait en lui jouant des tours abominables, allant jusqu’à se permettre de le réveiller dans son triste sommeil au beau milieu de la nuit et de le faire rire en lui racontant ses rêves burlesques car, chose inouïe, il dormait à ses côtés. »

Psellos raconte longuement un de ces ridicules récits de rêves, où il est question d’un cheval volé à Ibrahim par un vieil eunuque du Palais. C’est une histoire simplement idiote dont l’unique intérêt est de nous faire voir la stupeur d’un courtisan tel que Psellos devant le sans-gêne prodigieux de ce gueux réveillant le basileus pour lui conter de pareilles sornettes. Cette fois la scène se termina par une permission de vingt-quatre heures accordée au coquin et par l’envoi d’un cheval et de cadeaux magnifiques à l’eunuque compère de Boïlas. C’était pour arriver à cette fin que le rusé personnage avait inventé toute cette histoire. « Le plus triste, ajoute Psellos, c’est qu’aucun de nous n’était la dupe de ces comédies. N’osant les dénoncer, nous en étions constamment réduits à en rire, alors qu’il eut mieux valu en pleurer. »

Ce Boïlas avait tant d’audace qu’il avait réussi à se faufiler jusque dans les recoins les plus inaccessibles du Gynécée. Il avait imaginé un récit aussi burlesque qu’inconvenant, une bouffonnerie du plus mauvais goût qui faisait la joie du basileus. Il racontait à tout propos qu’il était le fils de la vieille basilissa Théodora et décrivait avec force détails grivois sa naissance, imitant avec une verve impudente, tantôt les gémissements de la chaste accouchée, tantôt les vagissements du nouveau-né, et Théodora riait comme les autres en l’écoutant. Je laisse de côté ces récits indécents et stupides qui nous ouvrent d’étranges aperçus sur cette misérable vie de harem des princesses byzantines, bien peu différente en réalité de celle si lamentable que mènent encore de nos jours certaines grandes dames turques ou arabes. Boïlas avait, parait-il, gagné par ces audacieuses inventions dont le grotesque récit venait parfois égayer ces mornes existences, le cœur des deux impératrices qu’il faisait à son gré rire ou pleurer. Son effronterie redoutable était telle que ces deux vieilles femmes n’avaient plus de secret pour lui. Il avait accès partout chez elles, jusque dans leurs appartements les plus retirés. On le craignait à tel point que c’était à qui parmi cet immense personnel de favorites, de servantes et d’eunuques lui ferait le meilleur accueil et lui donnerait les plus beaux cadeaux. Tout ce passage de Psellos est curieux par ces détails intimes si grossiers sur la vie de la famille impériale. Jamais tant de trivialité et tant d’ignorance ne furent alliées à un luxe aussi éblouissant, en apparence aussi raffiné.

Quelque temps durant les choses se bornèrent à ces comédies ridicules. « Mais quand la basilissa Zoé fut morte, ainsi que je vais le raconter ce déplorable Boïlas devint la cause de grands malheurs. Comme il n’était pas encore satisfait de sa fortune extraordinaire, il osa, chose presque inouïe, convoiter, lui aussi, l’Empire. Si Psellos et Zonaras n’étaient là pour nous affirmer la chose, on se refuserait à admettre une aventure aussi invraisemblable. Mais le témoignage de ces deux chroniqueurs, est formel Zonaras ne nous dit pas comment un tel projet put germer dans la cervelle de cet homme, mais Psellos nous expose en détail les mobiles de cette incroyable intrigue. Après la mort de la pauvre et dévouée danoise, Monomaque, amoureux incorrigible, s’était presque aussitôt féru d’amour pour une concubine d’origine barbare, dont nous parlent du reste tous les chroniqueurs du règne. C’était une jeune princesse alaine de sang royal née aux pentes sauvages du lointain Caucase, elle avait été amenée à Constantinople en qualité d’otage à la suite d’un traité conclu entre l’Empire et sa nation, mais en raison de ses illustres origines, elle jouissait à la cour d’une situation privilégiée. On lui rendait, les plus grands honneurs.[120] Après la mort de la basilissa Zoé, Monomaque qui adorait la jeune captive, ne l’épousa cependant point lors de son veuvage, d’abord parce qu’il avait déjà été marié trois fois et que l’Eglise orthodoxe condamnait formellement les quatrièmes noces, aussi, parait-il, par un sentiment de déférence envers sa vénérable belle-soeur Théodora. Or l’histrion Boïlas, devenu par la faveur impériale, vraiment insensée un si haut et puissant personnage, s’était mis lui aussi à aimer cette belle créature d’une passion démente. « J’ignore, dit Psellos, si elle fut sa maîtresse ou si au contraire elle lui résista, ce qui serait fort possible, mais je crois bien qu’elle l’aima aussi de toute son âme. En tout cas, l’amour de Boïlas s’accrut à tel point qu’il ne put se maîtriser davantage, il contemplait sa belle avec des yeux de flamme, ne se lassant point de l’aborder et de lui parler. Impuissant à la fois à dominer sa passion et à la satisfaire du vivant du basileus, poussé par sa frénésie amoureuse, peut-être aussi par de perfides conseils, il conçut le projet criminel, presque incroyable à force de folie, de tuer Monomaque et de se faire proclamer basileus à sa place par une intrigue de Gynécée. Il lui était facile du reste de se débarrasser par un crime de ce souverain qui se fiait à chacun et ne consentait jamais à se faire garder Comme chef des gardes étrangers, il avait les clefs de toutes les portes. Son erreur fut de croire qu’il avait des partisans, alors qu’il n’avait que des flatteurs et quelques fidèles seulement parmi lesquels le chef en second des gardes, quelque mercenaire d’origine russe sans doute ou peut-être sarrasine. Longtemps il ne s’était ouvert de son projet à personne, puis, poussé par sa passion, qui le pressait d’agir, il parlait sottement à tort et à travers. Quelques minutes avant le moment qu’il avait fixé pour surprendre le basileus dans son sommeil et le tuer, une de ceux auquel il avait confié son secret accourut à parler haletant, demandant à parler au prince. « Ton bien-aimé Boïlas va t’assassiner, lui cria-t-il, tu n’as que le temps d’éviter une mort imminente! » Le basileus, stupéfait, se refusait à admettre une telle infamie, mais sur ces entrefaites, Boïlas, avisé que son crime était découvert, avait jeté son arme et couru dans la chapelle du Palais se jeter au pied de la Sainte Table qu’il tenait embrassée, avouant tout. Tel était l’aveuglement inouï de Monomaque, que son premier mouvement, au lieu de remercier la providence, fut d’exhaler sa colère contre le dénonciateur qui l’avait sauvé en perdant Boïlas. Déjà même il cherchait là excuser ce dernier. Comme il était heureusement trop tard pour étouffer ce scandale qui fut aussitôt connu de tous, il fallut bien faire procéder à l’arrestation de ce coquin. Le lendemain, le basileus ayant fait convoquer le tribunal, se fit amener le prisonnier. Quand le pauvre souverain, si triste et penaud qu’il semblait être plutôt l’accusé, vit devant lui son ancien favori enchaîné, il ordonna les larmes aux yeux qu’on lui enlevât ses liens et qu’on le traitât avec ménagement. Ce fut de sa voix la plus douce qu’il l’interrogea, l’excusant d’avance, s’efforçant d’atténuer sa faute, lui faisant mille promesses, exigeant seulement qu’il dénonçât ses complices.

« Quand le basileus eut terminé son larmoyant discours, dit Psellos, Boïlas refusa d’abord de répondre, mais Monomaque l’ayant encore une fois supplié de parler librement et de lui faire part de ses plus secrets désirs, cela lui fut une occasion de jouer une comédie d’une audace prodigieuse qui fut son salut. Couvrant de baisers les mains du basileus, laissant tomber sa tête sur les genoux de ce maître vraiment débonnaire, « Mets-moi seulement sur le trône, s’écriait-il, faisant le jocrisse; couronne-moi d’un diadème de perles; fais-moi don aussi de ce collier que tu portes. En un mot, fais-moi participer à ta grandeur. Je n’ai jamais désiré autre chose. »

Le basileus ravi accueillit avec la plus vive joie cette déclaration impudente qui transformait en une farce inconvenante la plus criminelle des tentatives, uniquement préoccupé de blanchir l’indigne favori pour lequel il professait une si grande tendresse. « Je te donnerai tout ce que tu désires, lui dit-il, je vais te faire habiller en basileus des pieds à la tête. Seulement quitte cet air de tristesse et montre-moi à nouveau ton cher visage accoutumé. » Les juges, comprenant qu’on se moquait d’eux, s’en allèrent. Monomaque, lui, remerciait Dieu. Pour mieux récompenser son cher Boïlas, il lui offrit en témoignage de réconciliation un banquet somptueux qu’il présida assis en face du drôle.[121]

Cependant Théodora, d’une part, Euprepia, soeur du basileus, de l’autre, exaspérées de son indigne conduite lui firent de tels reproches de sa faiblesse que, pris de honte, il se résigna à envoyer Boïlas passer quelques jours dans un exil doré aux Iles des Princes à deux pas de la capitale, l’autorisant à prendre des bains de mer et à s’y divertir à son aise. Dix jours n’étaient pas écoulés qu’il le rappelait solennellement de cette feinte disgrâce et lui prodiguait des honneurs nouveaux avec liberté entière de dire et de faire tout ce qui lui conviendrait. Psellos, à qui nous devons tous ces récits singulièrement puérils, mais intéressants par le jour extraordinaire qu’ils ouvrent sur la vie du Palais à Byzance; affirme avoir omis à dessein beaucoup de détails ridicules ou humiliants sur ces tristes circonstances. Nous verrons que l’attachement passionné de Boïlas pour la princesse alaine n’en fut pas éteint pour cela.

Psellos entre ici dans de longs détails sur les amours de Monomaque pour cette beauté barbare. La basilissa Zoé, dit-il dans son langage très cru, étant maintenant trop âgée pour avoir commerce charnel avec un homme, et Skléréna étant morte, Monomaque, encore plein de désirs, incapable de maîtriser ses sens, après avoir cherché à les assouvir par des passades à chaque instant renouvelées dans les milieux les plus médiocres, avait définitivement fixé son choix sur cette charmante jeune femme, fille du souverain de la lointaine Alanie, vivant à Constantinople en qualité d’otage garante de la fidélité paternelle. « Certes, c’était la fille d’un bien petit roi, dit notre chroniqueur sur un ton méprisant, mais fille de roi tout de même. » Elle n’était ni vraiment belle, ni distinguée, mais très blanche de peau avec des yeux splendides. Monomaque, dès qu’il se fut épris d’elle, quitta pour elle toutes ses autres maîtresses. Bientôt il conçut pour cette créature fascinatrice la plus violente passion. Toutefois, tant que Zoé vécut, il cacha soigneusement, cette flamme. Dès que la basilissa eût expiré, il ne se gêna plus. On s’aperçut du reste de suite à mille indices qu’il ne dissimulait plus ses sentiments. Immédiatement il se mit à la parer de bijoux comme une châsse, lui donnant à profusion diadèmes, colliers, bracelets en forme de serpents, lourdes pendeloques en perles fixées aux oreilles, chaînes d’or et de perles pour la ceinture. Vraie Protée, la jeune femme se montrait chaque jour avec une parure nouvelle plus étincelante à faire damner d’envie un collectionneur d’aujourd’hui. Monomaque eût tout donné pour pouvoir en l’épousant la faire couronner, mais, outre l’obstacle si grave des quatrièmes noces, il y avait, je l’ai dit, la douleur de Théodora à respecter. « Jamais, dit Psellos, la vieille princesse n’eût accepté d’être à la fois la basilissa et la première sujette d’une parvenue! »

Mais si Monomaque dut renoncer à faire de sa maîtresse une impératrice, il sut lui donner un titre presque équivalent en la créant elle aussi Sébaste ou « Augusta », comme jadis tout En même temps, il lui attribua une garde royale comme à la basilissa. Satisfaisant à tous ses caprices, il finit par lui donner, dit Psellos, « une rivière d’or et de félicités ». Des navires voguaient incessamment vers la lointaine contrée des Alains, y transportant pour le compte de la toute-puissante favorite des sommes immenses, « les plus beaux et anciens trésors d’art qui illustraient depuis des siècles le nom romain! Enfin c’était une folie. » « J’en pleurais de rage, s’écrie Psellos, car je suis passionnément romain et je me sentais honteux pour mon maître et mon souverain. » Deux ou trois fois l’an, l’Augusta recevait la visite des ambassadeurs du roitelet son père. Le basileus la leur exhibait sur une estrade la déclarant sa femme, et lui en donnant le nom. En même temps il les gorgeait de cadeaux somptueux et leur en faisait distribuer encore par sa chère maîtresse. Quelques jours avant sa mort, il trouvait moyen, nous le verrons, de satisfaire une des fantaisies enfantines les plus ruineuses de la jeune femme, en faisant creuser dans une pelouse une immense piscine pour qu’elle put s’y baigner tout à l’aise. Ce fut sa dernière dépense amoureuse.

Boïlas[122] qui, par amour pour cette femme dont il n’avait jamais rien obtenu, avait imaginé le complot que je viens de raconter, au retour de son court exil, continua à adorer plus passionnément que jamais la belle Alaine. « Je m’étais bien aperçu de cette intrigue persistante, raconte Psellos, mais j’aimais encore à me persuader que Monomaque n’en était point informé. Comme je l’accompagnais un jour, alors qu’il se faisait porter chez elle, Boïlas se trouvant aussi être du cortège, elle l’attendait dans un appartement du Palais, debout derrière le grillage du Gynécée. Le basileus s’étant arrêté un moment sur la route absorbé dans ses pensées, l’autre en profita de suite pour jeter à la bien-aimée les regards les plus enflammés, avec les sourires et les gestes les moins équivoques. Son visage en était tellement transformé par l’émotion que Monomaque lui-même s’en aperçut. Me touchant doucement l’épaule, il me dit: « Vois ce pauvre diable, il l’aime encore malgré tout ce qui lui est arrivé de fâcheux ». Je me mis à rougir mais le basileus poursuivit tranquillement son chemin tandis que l’autre continuait son amoureux manège avec une effronterie encore plus éhontée. Cela dura jusqu’à la mort de Monomaque et bien au-delà, car la jeune femme étant retombée à ce moment au rang de simple otage, Boïlas continua à l’aimer vraiment à la folie ».

Après nous avoir entretenus ainsi longuement de la jeune favorite, Psellos retourne à la vieille basilissa Zoé dont il retrace une dernière fois le portrait en nous racontant sa mort survenue dans le courant de l’année 1050. « De la première jeunesse de l’impératrice, nous dit-il, je ne sais que peu de chose et seulement par ouï-dire, et ce peu de chose je l’ai narré déjà. Je parlerai maintenant d’elle dans sa vieillesse alors que je l’ai bien connue. Ce n’était point un caractère. Je ne veux point dire pour cela qu’elle fut tout à fait déséquilibrée, mais elle était complètement inapte au maniement des affaires publiques, et avec cela d’une nonchalance vraiment incurable. Elle avait pu au début de sa vie posséder certaines qualités naturelles, mais il n’en restait guère trace maintenant. J’en excepte toutefois sa profonde piété vraiment extraordinaire. Son âme était comme suspendue à Dieu auquel elle reportait tout ce qui lui arrivait. Elle avait en Lui une foi, une confiance infinies. Mais j’ai parlé déjà de tout cela. Elle était d’humeur très inégale, par moment tout à fait douce et clémente, passant ensuite par des périodes d’extrême dureté. On la gagnait très facilement par la flatterie. Feignait-on le coup de foudre à sa vue, elle vous accablait de ses bienfaits. Voulait-on la remercier, elle vous envoyait au cachot. Si le basileus n’y eut mis bon ordre, elle eut infligé sans motif ce traitement à une foule de gens.

« Comme elle était la plus orgueilleuse et la plus vaniteuse des créatures, son action était funeste, parce qu’elle était sans mesure dans ses libéralités, comptant uniquement sur l’argent pour se faire bien venir de tous. Pour peu qu’on lui vantât les hauts faits des basileis, de sa race, de son oncle le grand Basile surtout, elle rayonnait de joie et de fierté. Bien qu’elle eût dépassé les soixante-dix ans, son front n’avait pas une ride, son teint était demeuré celui de sa belle jeunesse. Elle s’était pourtant voûtée et ses mains tremblaient. Pour sa toilette, elle en était arrivée à se négliger fort, ne portant plus jamais ni riches vêtements, ni rubans, ni joyaux, toujours vêtue d’étoffes simples et légères. Elle n’assistait aucunement le basileus dans l’administration des affaires, tenant au-dessus de tout à conserver la liberté absolue de ses journées, non point pour les consacrer à ce qui intéresse d’ordinaire les femmes, à filer ou à tisser, mais au seul service de Dieu, l’unique chose qui occupât ses pensées, et non point dans cet ordre d’idées pour prier, chanter à vêpres ou aller à confesse, mais chose étrange, pour confectionner des encens à l’aide de drogues provenant des Indes ou de l’Égypte. » Je ne fais que reproduire textuellement le récit de Psellos et son admiration naïve pour cette forme si grossière de piété qui nous ferait sourire de pitié: « Lorsque Zoé fut près de sa fin, poursuit notre chroniqueur, il se fit en elle un grand changement physique. Elle perdit l’appétit et toutes ses forces et fut prise d’une fièvre violente. Tout annonçait sa mort très prochaine. Elle s’y prépara pieusement en faisant briser les chaînes de beaucoup de prisonniers, en faisant remettre aux débiteurs leurs dettes, en faisant faire en même temps d’immenses distributions charitables qui, par leur exagération, constituèrent de véritables dilapidations. Après quelques jours de vives souffrances, elle expire à l’âge de plus de soixante-dix ans, dans le courant de l’an 1050. Elle avait occupé le trône, seule ou conjointement avec sa soeur, ses trois époux successifs et son fils adoptif le Kalaphate vingt-deux ans durant, depuis la mort de son père Constantin arrivée le 11 novembre 1028. Elle fut ensevelie par les soins de son époux dans l’église fondée par elle dédiée au Christ « Antiphonitis ».

Psellos, après avoir dit un dernier adieu à cette pauvre basilissa, comme s’il ne pouvait se lasser de son sujet favori, en revient à nous parler longuement encore de son cher Monomaque. Il s’excuse une fois de plus en termes infiniment prolixes de devoir par scrupule d’historien dire toute la vérité, le mal comme le bien, sur le compte d’un basileus pour lequel il ne devrait nourrir que les sentiments de la plus vive gratitude. « Si l’historien, s’écrie-t-il, avait le droit de faire grâce à celui qui toujours lui fut favorable, et de cacher ses actions mauvaises, qui pourrait mieux que moi louer uniquement ce prince lequel, ne m’ayant pas connu avant son avènement au trône, une fois qu’il m’eut entendu parler, fut tellement séduit par mes discours qu’il semblait comme suspendu à mes lèvres! Mais y eut-il jamais un empereur parfait? Quand on voit les plus grands de tous si durement traités par ceux qui ont écrit leur histoire, comment s’étonner que Monomaque ait eu aussi ses défauts! Quand je compare mon basileus à ces souverains qui s’appelaient Alexandre le Macédonien, les deux César, Pyrrhus d’Épire, Épaminondas le Thénain, Agésilas de Sparte, pour ne parler que de ceux-là, je trouve qu’il fut inférieur à ceux-ci en courage physique, mais supérieur en vivacité naturelle, en finesse d’esprit, supérieur encore par sa mémoire puissante, par la faculté qu’il avait de demeurer maître de lui, de contenir sa colère à tel point qu’il semblait toujours le plus doux des hommes. Mais moi je m’apercevais de suite quand il faisait ainsi violence à ses sentiments,—tel un cavalier qui retient son coursier—parce qu’alors tout le sang lui montait au visage, tout son corps tremblait comme s’il ne pouvait plus le porter, son esprit même paraissait se troubler. Si parfois, poussé à bout, il se laissait à élever une voix menaçante ou semblait prêt à s’emporter, il en rougissait aussitôt. Quand il avait à juger d’un différend, il dissimulait rigoureusement ses préférences pour l’une ou l’autre partie. Ce n’était qu’après le jugement rendu qu’il témoignait publiquement son approbation à celui des deux auquel il venait de donner gain de cause.

« Beaucoup ont conspiré contre lui, beaucoup même ont comploté de la faire assassiner. Mais lui, totalement dédaigneux de leurs criminelles intentions, leur faisait l’accueil le plus simple, de la plus ouverte franchise, s’entretenant avec eux comme s’il ignorait tout ou avait déjà tout oublié. Ceux qui avaient le droit d’exprimer devant lui leur avis, s’efforçaient de le mettre en garde et de lui persuader qu’il finirait par être tué s’il ne prenait pas des mesures contre ces audacieux mais lui, au lieu d’envoyer ces gens au supplice, leur donnait des juges, instruisait lui-même leur procès avec son éloquence accoutumée et après les avoir épouvantés par cette comédie, les renvoyait indemnes sans châtiment aucun ».

« Je laisserai à d’autres, dit encore Psellos, le soin d’écrire la vie publique de ce prince. Sa principale vertu, je le répète, fut son âme si clémente, si humaine, sans aucun ressentiment contre ses pires ennemis. Il ne se montrait impitoyable que contre ceux qui avaient pêché contre la religion. Ceux-là, il les condamnait à la déportation ou à la prison perpétuelle et se jurait de ne leur faire jamais grâce. Comme je lui disais un jour qu’il ne saurait tenir un tel serment, il s’efforça de me persuader que c’était là pour lui, l’unique moyen de prévenir le retour de tels méfaits, mais en réalité dès que sa colère était tombée, si tôt qu’on rappelait devant lui quelque acte de clémence d’un de ses prédécesseurs, tout de suite ce souvenir lui faisait monter les larmes aux yeux et il se demandait uniquement quelle issue heureuse il pourrait bien donner à l’affaire qui le préoccupait. J’étais alors son plus intime conseiller. Constamment je le voyais incliner vers la clémence, s’efforçant d’apaiser d’autre manière le juste ressentiment de Dieu. Je n’ai jamais entendu personne s’exprimer avec plus de sensibilité vraie, plus de générosité souveraine sur les infortunes d’autrui. Quand il avait prodigué à ses sujets les preuves de son amour et de sa magnanimité, il ne se souciait aucunement de leur gratitude ».

Psellos passe ensuite à l’examen impartial des défauts de son basileus de prédilection. « Avant tout, répète-t-il, Monomaque consacrait beaucoup trop de temps, il attachait une importance exagérée à tout ce qui était amusements et distractions de toute espèce. Songeait-il à créer une villa impériale ou à l’entourer de murailles, ou encore à agrandir un hippodrome, au lieu de procéder par ordre, il entreprenait simultanément tous les travaux à la fois, déracinant, plantant, construisant, transformant soudain d’arides étendues en pelouses fertiles. Il fallait que tout fût fait d’un coup et, ce basileus, grand constructeur de villas et de jardins, eût été désolé qu’il n’y eut pas aussitôt des cigales dans tous les arbres, des rossignols pour chauler dans tous les bosquets. Il entendait que tout marchât très vite. Il voulait jouir immédiatement des plans qu’il avait dressés. D’autres s’efforceront de prouver que Monomaque savait allier le plaisant au sévère. Pour moi, qui ai horreur de ces artifices de langage, je le blâme ici de toute mon âme. »

« Constantin Monomaque, dit encore notre chroniqueur, faisait tout avec passion, il aimait, il haïssait sans mesure. Il chargeait de tous les défauts, voire de tous les crimes, ceux qu’il exécrait. Il adorait par contre avec la plus partiale frénésie tous ceux qu’il aimait. » Quand la basilissa Zoé mourut, il pleura amèrement comme une sainte cette épouse en somme fort ordinaire. Il fit dire pour le repos de son âme d’innombrables prières et voulut qu’on rendit à sa mémoire des honneurs quasi-divins. Une des colonnettes lamées d’argent qui supportait son tombeau s’étant fendue sous l’action de l’humidité, il s’y développa un petit champignon. A cette nouvelle, ce basileus à la dévotion vraiment imbécile remplit le palais de ses exclamations pieuses et cria au miracle. Il voyait dans ce fait insignifiant la preuve irrécusable que l’âme de Zoé reposait maintenant au ciel parmi les anges! Personne n’était dupe de telles insanités, mais la peur ou l’intérêt fermaient toutes les bouches.

A la mort de sa sœur, la vieille Théodora redevint basilissa unique, mais de même qu’elle avait été effacée du temps que vivait Zoé, ainsi elle demeura après le trépas de celle-ci. Il ne semble pas que sa situation ait éprouvé de cet événement le moindre changement. Son beau-frère la tenait constamment éloignée des affaires, ce dont elle ne semble du reste s’être nullement plainte, absorbée qu’elle était par la vie de profonde retraite où elle se complaisait. Tout au plus, par déférence pour elle qui représentait le dernier rejeton de la glorieuse dynastie macédonienne, Constantin avait-il renoncé à remplacer Zoé par la petite favorite alaine. Psellos ne nous dit rien des relations qui pouvaient exister entre ces deux vieillards, l’antique basilissa légitime et ce sénile beau-frère qui n’était en somme qu’un basileus « consort » comme on dit en Angleterre, mais qui cependant gouvernait de fait l’Empire. Théodora, déjà fort âgée, ne semble avoir jamais réclamé une part quelconque du pouvoir. Tant que Constantin Likhoudès fut premier ministre, bien qu’elle demeurât éloignée des affaires publiques, elle fut cependant toujours informée par celui-ci de ce qui se faisait et se décidait dans le Conseil, mais ceci même semble avoir pris fin lorsque tomba cet excellent ministre.

Monomaque qui avait tant pleuré Zoé se montra tout autre pour la mémoire de sa sœur Hélène qui mourut également peu après. Cet événement, au dire de Psellos, sembla passer pour lui presque inaperçu. Quand on lui parlait de cette princesse, il gardait un silence glacial. La seconde de ses sœurs, dont il a été question plus haut, lui survécut. Certainement il en eut été sans cela de même pour elle.

« Un des plus grands défauts de Monomaque, dit encore Psellos, le second trait dominant de son caractère dont le premier était ce penchant si grand à la frivolité, fut une extrême prodigalité. Avant son avènement, il avait déjà la réputation d’un élégant et d’un fastueux. A peine monté sur le trône, il ne vit dans le pouvoir qu’un moyen de satisfaire ses coûteuses fantaisies, et lui qui se trouva plusieurs fois à la veille d’être renversé faute d’avoir Une armée pour défendre sa couronne, n’hésita pas à dilapider le trésor amassé par ses prédécesseurs. D’ailleurs les objets de ces dépenses excessives étaient toujours les mêmes; tout l’argent dont il disposait passait aux bâtisseurs d’églises et de monastères ou à ses nombreux favoris et à ses non moins nombreuses favorites. Sa manie de constructions pieuses autant que coûteuses était extraordinaire. La fameuse église de Saint-Georges de Manganes qui fut une des grandes affaires de son règne fut surtout la plus ruineuse des folies. Les débuts de ce superbe édifice, situé non loin du Grand Palais, près du palais de Manganes, construit par Michel Rhangabé et Basile Ier avaient été fort modestes, au dire de Psellos, mais bientôt Monomaque se mit dans la tête de dépasser tout ce qui avait été fait jusque-là dans ce genre. Tout ce qui avait été déjà construit fut par son ordre rasé jusqu’aux fondements. On réédifia l’ensemble dans des proportions infiniment plus considérables. Ce devait devenir un des plus beaux, des plus somptueux monuments religieux de Constantinople dont Psellos nous fait une description enthousiaste, notant à la fois les colonnes splendides, les voûtes à fonds d’or étincelant des feux des mosaïques, les parés de marbres polychromes, toutes les séductions enfin de l’art religieux byzantin à son apogée. Tout n’était pas terminé qu’on jeta une fois de plus l’édifice à bas pour le recommencer parce que le basileus ne le trouvait pas suffisamment incomparable. On reconstruisit donc une troisième église plus éclatante, plus admirable, encore plus peinte et ornée. Les voûtes dotées semblaient le ciel étoilé. Monomaque confia la surintendante de ce monastère d’hommes à son premier ministre, le proèdre et protovestiaire Constantin Likhoudès, puis après la chute de celui-ci, au patriarche Michel Kéroularios. Il lui octroya un « typikon » ou charte de fondation. Un parc superbe, vaste enceinte réservée nommée le Philopation qui entourait à la fois le palais, l’église et le monastère de Manganes, parc aux pelouses fleuries, aux jardins suspendus, aux arbres groupés le long des bassins et des fontaines, complétait ce superbe ensemble. Ce que coûta cette merveille fut, paraît-il, presque fabuleux. L’or, nous dit Psellos, coulait à flots. Cependant il finit par manquer et ce temple fameux demeura longtemps encore inachevé.[123] Aucun basileus plus que Monomaque n’eut le goût de ces constructions coûteuses, surtout dans l’ordre religieux. Nous avons vu déjà qu’il avait employé l’argent destiné à solder les milices nationales, gardiennes de la frontière de Géorgie et d’Arménie, pour réparer et doter plus largement Sainte-Sophie et d’autres églises de la capitale.[124] Ces folles et presque criminelles prodigalités eurent au moins ce bon résultat, dit le dévot danoise, que l’office divin put dès lors être célébré chaque jour dans la Grande Eglise et non plus certains jours de l’année comme cela avait été le cas jusqu’ici par mesure d’économie. Le trésor de Sainte Sophie fut en outre, par les soins de ce basileus si ami de la religion, enrichi de vases liturgiques d’un art admirable et d’une foule d’autres objets précieux. Monomaque fit encore construire des hospices pour les vieillards, pour les mendiants, pour toutes les catégories de malheureux.

Le long règne agité de ce prince fut l’un des plus féconds en conspirations. L’élévation extraordinaire de tant de souverains devenus basileis, bien que nés si loin du trône, avait extraordinairement surexcité toutes les ambitions. Beaucoup s’imaginaient qu’avec un peu de bonheur et quelque énergie ils parviendraient à se substituer à un prince qu’aucun lien de légitimité n’attachait fortement au trône. J’ai, au cours de ce récit, parlé de quelques unes de ces conspirations, de la plus dangereuse de toutes, celle de Georges Maniakès, qui fut plutôt une véritable guerre civile, de celle de Théophile Erotikos de Chypre aussi, de plusieurs autres enfin. En 1051 encore, tout au déclin du règne, Skylitzès en note brièvement une de plus: « En ce temps, dit-il, plusieurs personnages notables dont les principaux étaient Nicéphore et Michel, les fils d’Euthymios, avec quelques-uns de leurs parents furent enveloppés dans une accusation de complot contre le basileus. Celui-ci leur fit grâce à tous, sauf à Nicéphore dont la culpabilité était par trop certaine. Le malheureux fut condamné à la déportation avec confiscation de tous ses biens. Nous ne saurions rien de plus sur ces faits obscurs si un document manuscrit contemporain publié récemment n’y faisait une brève et curieuse allusion. Je veux parler de la Vie manuscrite de saint Lazare du Galesion écrite par un contemporain. Il nous y est dit que ce saint du XIe siècle fut « un des partisans du rebelle Nicéphore ». Pas un mot de plus sur ce sujet. Il nous y est dit encore que le saint avait eu auparavant affaire à un autre conspirateur contre Monomaque, un certain Constantin Barys dont le nom ne figure à ma connaissance que dans ce seul passage de cet unique document. Constantin Barys avait adressé au saint une lettre avec une somme d’argent. Il lui annonçait qu’il était prétendant au trône, mais Lazare lui renvoya lettre et argent. Barys eut bientôt son châtiment. Par ordre de Monomaque, il fut lui aussi déporté après avoir eu la langue coupée. Nous ne savons rien de plus sur cet énigmatique personnage.

Tant de convulsions intérieures, tant de guerres terribles sur les frontières, tant de changements et de troubles graves en si peu d’années, la santé aussi du basileus si profondément atteinte, avaient infiniment attristé ce règne dont les débuts avaient été brillants. Même dans le radieux domaine des lettres et des sciences, la situation s’était bien assombrie.

Nous le savons surtout par le précieux récit de Psellos. Ici je laisse la parole une fois de plus à celui qui a su parler si bien de ce plus grand des écrivains du XIe siècle dont la vie est comme un corollaire de celle du basileus son ami et son disciple.[125] On se rappelle les brillants débuts de l’Académie restaurée de Constantinople, l’éclat des leçons de Psellos en particulier, leçons suivies par des élèves accourus de toutes les extrémités du monde civilisé d’alors.[126] Ces débuts, hélas, eurent bientôt de moins beaux lendemains. « Le patriarche Kéroularios, homme autoritaire et emporté, avait approuvé d’abord les hardiesses de Psellos, et ne se scandalisait pas trop de l’alliance entre l’Iliade et l’Évangile: mais le fameux professeur avait les défauts de ses qualités: sa facilité d’élocution le rendait querelleur; rompu à l’escrime de l’école, c’était une sorte de duelliste philosophique, friand de disputes, amoureux du cliquetis des discussions. Nous le trouvons presque aussitôt en polémique avec son ami Xiphilin, plus tard avec le patriarche lui-même, qu’il accusait de verser dans les superstitions chaldéennes. Xiphilin raclait à la philosophie grecque et aux dogmes chrétiens l’astrologie et la magie orientales; Psellos, bien que versé lui-même dans « les lettres chaldéennes », commença la lutte au nom de Platon contre l’école néo-platonicienne ou pseudo platonicienne. C’était un Athénien qui jetait le défi à un Alexandrin. Cette guerre philosophique coïncidait avec la guerre de pamphlets qu’il soutenait contre le parti des courtisans. On trouva sans doute que, pour un grand chambellan de l’empereur, Psellos faisait bien du bruit dans la ville. La considération du ministère en fut peut-être atteinte et l’empereur se refroidit à l’égard de ses conseillers. Monomaque ferma de nouveau l’université.

« Les ministres, rappelés de l’école dans le palais, s’aperçurent bientôt que la situation était changée. Le prince obéissait à d’autres influences: ses flatteurs l’encourageaient à ce gaspillage du trésor public qui affligeait les réformateurs. La franchise et l’austérité du futur patriarche Likhoudès pesaient surtout à Constantin: vainement Psellos et chambellan lui-même l’engageaient à modérer la rudesse de son langage, qui pouvait compromettre la cause même des réformes: « Tant que je serai ministre, répondait Likhoudès, jamais je ne donnerai mon consentement à des actes qui déshonorent la couronne: mon successeur sera libre de les permettre. » Il fut obligé de quitter le Palais et Constantin le remplaça par un homme que Psellos ne nomme pas, mais qu’il traite d’esclave et d’illettré. »

Psellos a raconté en détail ce changement de ministère qui n’eut lieu qu’après la mort de Zoé. Fidèle à ses habitudes de discrète prudence, notre historien ne désigne nominativement ni Likhoudès, ni son indigne successeur. Il trace un beau portrait du premier, de cet homme intègre, d’une probité supérieure à toute corruption. « Le basileus, nous dit-il, qui n’avait accepté le pouvoir que comme un repos, en avait confié l’exercice à un homme très noble, très lettré, d’une éloquence pleine de charme, administrateur expert, politique et légiste éminent, d’une haute intelligence, écrivain du plus grand mérite, à la fois éloquent dans s’es discours et limpide dans la rédaction des actes publics. Cet homme avait la taille haute et majestueuse. Sa voix était forte, même retentissante, surtout lorsqu’il parlait à la tribune. Durant que celui-là gouvernait, le basileus se reposait dans les délices. Peu à peu cet homme s’éleva aux plus hauts sommets. Alors le basileus devint jaloux de lui. Toutefois il n’osa d’abord le congédier, mais il souffrait de voir que c’était celui-là qui était le vrai souverain. Quand j’eus reconnu à divers symptômes les premiers débuts de cette impériale jalousie, je crus devoir en prévenir celui qui en était l’objet. Mais cet homme d’une âme si élevée, au lieu de songer à abaisser sa fierté, me répondit en véritable philosophe qu’il était fermement résolu à laisser aller les choses, que si le basileus venait à lui enlever le pouvoir, il se retirerait aussitôt sans en concevoir la moindre amertume. Un jour arriva enfin où Monomaque dans un moment de colère le destitua. C’était en l’an 1050. Ce fut tout profit pour lui. Bientôt après ce fut le tour de Jean Mauropos, le second confident et l’ancien maître du basileus. On éloigna celui-ci à toujours en l’élevant à la dignité d’archevêque d’Euchaïta dans un lointain thème d’Asie.

« Le basileus, c’est toujours Psellos qui nous renseigne, remplaça donc Likhoudès dans sa charge de premier ministre par le plus vil et le plus incapable des hommes. Le prudent chroniqueur, je l’ai dit, se garde de prononcer cette fois encore le nom de ce nouveau favori sur le cas duquel il s’étend avec sa prolixité accoutumée. « Monomaque, nous raconte-t-il, s’était épris à tel point de ce coquin, jeune homme imbécile qui de sa vie n’avait tenu une plume, qu’il lui avait confié de suite un des postes les plus élevés de l’administration. Il faillit même plus tard, chose inouïe, l’associer à l’Empire. Il l’appelait, lui aussi, des plus doux noms, le nommant son fils. Il le mit au premier rang des membres du Sénat alors qu’il était un parfait incapable. Il tenait pour divin tout ce que l’autre disait ou faisait. » Psellos qui semble bien avoir accumulé contre ce mignon de vrais trésors de haine raconte longuement les débuts de cette fortune suprême, comment aussi elle finit. C’est l’histoire de tous les favoris, histoire sans grand intérêt. Je n’y insisterai pas davantage. Je dirai seulement que grâce à d’autres sources, nous savons le nom et la condition du triste successeur de Monomaque « Excédé, disent celles-ci, du serviteur si fidèle qu’était Monomaque, le considérant comme un censeur incommode autant qu’insupportable, le basileus s’en défit pour donner sa confiance à un misérable eunuque nommé Jean, né dans la bassesse, d’âme aussi basse que sa naissance, vil flatteur, absolument ignorant de la conduite des affaires, sans autre talent qu’une pédantesque affectation de purisme ce qui ne l’empêchait pas de parler aussi mal qu’il écrivait. Le basileus le combla d’honneurs. Se reposant sur lui de toute la charge du gouvernement, il le créa protoproèdre et grand logothète!

« Ce fut un tollé parmi les lettrés en disgrâce: « On nous gouverne avec des misérables que nous avons rachetés de la servitude; les grandes charges sont confiées non à des Périclès et à des Thémistocle, mais aux plus vils Spartacus. » Jean Mauropos, comme je l’ai dit déjà, puis Xiphilin, excédés par les intrigues du parti contraire[127] suivirent Monomaque dans sa retraite et embrassèrent l’état monacal. L’empereur montra en cette occasion sa facilité et sa bonté d’âme habituelles; il essaya avec des larmes et des prières de les retenir à son service. Il appelait Xiphilin « sa main droite ». Il était trop endurci dans sa faiblesse larmoyante pour qu’on put espérer qu’il s’amendât et ils persistèrent dans leur résolution. Ainsi se trouva dispersée la pléiade des ministres philosophes. » Psellos, obéissant aux instances du basileus, qui ne pouvait se passer de cet homme si habile à dissiper les ennuis de cette âme capricieuse par ses discours si variés, resta quelque temps encore dans le palais et consentir même à succéder à tout dans cette situation de « nomophylax » et cette administration de la justice où ce dernier avait conquis tant de gloire.[128] Le basileus redoublait de flatterie à son égard, se dépouillant pour lui de la majesté impériale, le faisant monter sur son trône, tandis qu’assis à ses pieds comme le plus docile des étudiants, il prenait des notes sous sa dictée. « Psellos cependant se sentait dépaysé au milieu de ces ignorants Spartacus, ses nouveaux collègues. Des saintes retraites du mont Olympe, tout, de son monastère des « Kellia »,[129] lui adressait lettre sur lettre pour l’engager à venir le rejoindre. Psellos, foncièrement homme de cour, hésita longtemps. Une dangereuse maladie qui survint lui fit faire de sérieuses réflexions. Le vain et frivole basileus lui témoigna durant cette épreuve le plus vif intérêt, s’informant à chaque instant de ses nouvelles par lettres autographes si tendres que leur seul souvenir lui mettait plus tard les larmes aux yeux, le conjurant de laisser là ses livres et ses études qui achevaient de l’épuiser, plongé enfin dans la plus profonde douleur. Psellos guérit, et malgré les prières de sa famille, malgré les supplications, puis les menaces du basileus, malgré ses lettres « écrites, non avec de l’encre, mais avec des larmes » il s’arracha au monde et s’enferma dans un couvent de Constantinople. » A la mort de Monomaque, il partit lui aussi enfin pour le mont Olympe où il rejoignit Xiphilin. Il devait, nous le verrons, y demeurer peu de temps. Xiphilin, déjà devenu l’ascète qu’il devait rester plus tard sur le trône des patriarches, épouvanta par son austérité le courtisan Psellos.

 

 

 



[1] Je suivrai avant tout dans cette digression l’excellent mémoire de M. Rhodius auquel j’ai déjà fait de nombreux emprunts, puis les travaux de M. Sathas, l’article de M. Rambaud dans la Revue des Deux Mondes, ceux enfin de M. W. Fischer sur la critique historique des Chroniques de Léon Diacre et de Psellos et sur le patriarche de Constantinople Jean Xiphilin.

[2] Studien zur byzantin. Gesch. des elften Iahrhunderts, Plauen, Joannes Xiphilinus, patriarch von Constantinopel. Voyez encore Krumbacher, Bury, et dans Sathas, l’éloge funèbre par Psellos de Xiphilin, mort patriarche de Constantinople le 2 août 1075.

[3] Voyez sur la vie et le cursus honorum de ce personnage dont j’ai parlé déjà un des plus remarquables érudits byzantins du XIe siècle, un des coryphées de la science byzantine à cette époque. Jean Mauropos, professa la philosophie et la rhétorique à Constantinople. Il y fut le maître et l’ami de coeur de Psellos et de lieutenant Il était parent de Likhoudès. Il fut par l’amitié de Psellos nommé professeur dans l’Académie nouvellement fondée à Constantinople et fut admis, lui aussi, dans l’intimité de Monomaque auprès duquel il joua un rôle très important. Il fut un des plus grands savants de son temps et aussi un poète de valeur. Ensuite, au plus tard en 1046 (puisque le fameux discours sur la révolte de Tornikios fut prononcé à la fin de l’an 1047, lors de la chute de Likhoudès, il dut abandonner le service du basileus et fut nommé métropolitain d’Euchania ou Euchaita en Asie, avec mission de relever ce siège déchu. Ce poste lointain fut certainement pour lui une sorte de disgrâce, disgrâce peut-être amenée par un récit historique qu’il avait rédigé. Il joua alors un grand rôle dans les affaires de l’Église. Ses homélies furent sans rivales à son époque. Il mourut, vers 1150. Psellos lui a consacré, alors qu’il vivait encore, un enthousiaste « enko-miastikon ». Voyez à ce sujet Miller —Paul de Lagarde a publié une partie de ses œuvres dans le t. XXVIII. Il est connu sous le surnom d’Euchaîtes, à cause de sa cité épiscopale située à une journée de marche d’Amasia, entre les fleuves Iris et Halys.

[4] La Novelle qui créa cette institution a été retrouvée dans les ouvrages de Jean d’Euchaïta.

[5] Voyez dans W. Fischer, un tableau intéressant de ce qu’était en réalité cette l’école juridique dirigée par le savant Xiphilin. La précieuse Novelle que le basileus lui adressa à l’occasion de cette création manque dans le recueil de Zachariæ, dit M. Neumann. Elle a récemment revu le jour, je l’ai dit, dans les œuvres de Jean Mauropos d’Euchaïta.

[6] Citons encore parmi les lettrés de cette époque à Byzance: le moine Euthymios Zigabénos, théologien distingué, grand défenseur de l’orthodoxie au XIe siècle, né vers l’an 1010 en Phrygie, le fameux théologien Syméon, surnommé le « jeune », peut-être le plus grand mystique de l’Eglise grecque, higoumène et restaurateur du couvent de Saint Mamas, né en 1025 en Paphlagonie; le non moins fameux moine polémiste Nicétas Stéthatos, un des plus zélés disciples du précédent, le Nicétas Pectoratus des Latins dont il sera tant question au chapitre du Schisme des deux Églises; Marc, higoumène de Saint Sabbas en Palestine, auteur d’un Commentaire du Typikon de Saint Sabbas; Jean Doxopatres, surnommé le Sicilien, professeur de rhétorique; le moine Jacob, « homéliste ».

[7] Weil, confond cet Ibrahim avec Ibrahim Inal, le frère utérin de Toghroul dont il va être parlé plus bas.

[8] Ou Koutoulmisch.

[9] Peut-être également « neveu. »

[10] Mars 1045-mars 1046.

[11] Skylitzès grécise le nom arménien de « R’ad » en celui d’« Horatios ».

[12] Mathieu d’Édesse l’appelle « Liparit, frère de R’ad le brave et de Zwiad (ou Zevad) ».

[13] L’Histoire de la Géorgie raconte les mêmes faits, seulement elle place la venue de Pakarat et de la reine sa mère à Constantinople à une époque postérieure: c’est-à-dire après le retour de Liparit de captivité. Puis elle affirme que le séjour du roi de Géorgie à Constantinople fut un véritable exil, puisque Monomaque le retint trois années dans cette prison dorée pour être agréable à Liparit et en reconnaissance de ce qu’il avait été fait captif pour le service des Grecs. Liparit profita de cette absence de son roi pour faire couronner le fils mineur de celui-ci, Kéôrki, sous sa tutelle à lui et sous la garde de la reine Gourandoukht, sœur de Pakarat. Voyez au même paragraphe de l’Histoire de la Géorgie le curieux épisode entre le saint athonite géorgien Kéôrki Mthatsmidel venu à Constantinople pour voir le basileus et ses propres souverains et les sorciers samaritains, sectateurs de Georges le Magicien. Il est difficile de dire qui, des Byzantins ou de la Chronique nationale, est dans le vrai pour l’époque du séjour forcé du roi Pakarat à Constantinople. —L’Histoire de la Géorgie signale un nouveau séjour de la reine Mariam à Constantinople sous le court règne solitaire de Théodora. Cette basilissa ayant demandé au roi Pakarat sa fille Martha pour l’élever comme sa propre fille, celle-ci vint à Constantinople où se trouvaient en séjour sa grand’mère Mariam et le saint géorgien Kéôrki Mthatsmidel, mais elle trouva la basilissa déjà morte et retourna dans son pays non pas cependant avant que Mthatsmidel n’eut prophétisé qu’elle deviendrait un jour basilissa des Romains, ce qui arriva plus tard par son mariage sous le nom de Marie avec Michel Dukas. Voyez les circonstances de la vie de ce saint né vers 1014. Il fut, vers 1051, abbé du couvent ibérien de l’Athos. Monomaque fut son protecteur et sur la demande de la reine Mariam, accorda à son couvent une rente annuelle et perpétuelle d’une livre d’or.

[14] Histoire de la Géorgie.

[15] Math. d’Edesse raconte que ce fameux guerrier était, lui aussi, eunuque! Les sources arméniennes l’appellent « Gaménas », altération de son surnom grec, ambustus, « le brûlé ». Il était également « vestis ».

[16] Je n’ai pu identifier exactement ce cours d’eau.

[17] Ibn el Athir, qui raconte les mêmes faits à la même date le nomme Ibrahim Yamal. Cet auteur dit que les envahisseurs s’avancèrent jusqu’à Trébizonde dont ils traversèrent la région. Skylitzès dit qu’Ibrahim était « le neveu » du sultan. Mathieu d’Édesse dit que Kethelmousch était son lieutenant dans cette expédition.

[18] Michel Attaliatès raconte de même que l’Ibérie, dépourvue de ses milices par l’avarice du basileus, fut ravagée de fond en comble par les Turcs.

[19] L’invasion turque s’avança dans la direction de l’ouest jusqu’au district de Khagh’dik, dit Arisdaguès de Lasdiverd, au nord jusqu’à Sber, aux forteresses du Daik’h et de l’Arscharounik’, au sud jusqu’au Darôn, au district d’Haschdéan et à la forêt de Khordsen. Arisdaguès place le point culminant, de cette invasion turque au 20 septembre. Il trace un tableau déchirant des maux affreux subis à cette occasion par la malheureuse Arménie. Les fugitifs réfugiés à Sempadapert furent tous massacrés, leurs femmes et leurs enfants emmenés en captivité.

[20] Arisdaguès de Lasdiverd fait une description enchanteresse de la florissante et riche Arzen avant la fameuse attaque des Turcs et aussi un tableau effrayant des péchés de ses habitants, qui, suivant lui, avaient attiré sur ceux-ci la colère du ciel sous la forme de cette invasion terrifiante.

[21] Diminutif arménien du nom de « Tavith », David.

[22] C’est le nom par lequel les historiens d’Arménie désignent d’ordinaire leur nation.

[23] Arzen erroum.

[24] c’est-à-dire « originaire du Chorasan », et non Asan, comme le dit Brosset (Histoire de la Géorgie).

[25] Suivant Zonaras, Liparit attaqua sur le soir près d’un lieu appelé « Bonlytos. »

[26] Ce personnage, dit Saint-Martin, est peut-être Kethelmousch qui, suivant les sources arméniennes, secondait Ibrahim dans cette expédition. Il avait peut-être la dignité d’aspah-salar ou « connétable ». Arisdaguès de Lasdiverd dit que la seule cavalerie grecque comptait plus de soixante mille hommes.

[27] Le chroniqueur grec le désigne sous le nom de « chérif ».

[28] Vers ce temps-là, c’est-à-dire vers la seconde moitié de l’an 1048, le capétien Henri Ier roi des Francs, envoyait en Russie l’évêque Roger de Chalons pour demander pour lui la main de la princesse Anne, troisième fille du grand-duc Iaroslav.

[29] Suivant Étienne Orpélian, métropolitain de Siounik, qui écrivit au xiiie siècle l’histoire de sa famille, ce furent les grands ou « didébouls » de Géorgie qui, jaloux de Liparit, coupèrent à l’improviste les jarrets de son cheval, et, après qu’il fut tombé à terre, le tuèrent sur le lieu même. Ce dernier détail est manifestement erroné. — Toghroul beg se trouvait à ce moment dans le Khoraçan.

[30] Pour Arisdaguès de Lasdiverd, je l’ai dit, la bataille de Gaboudrou fut une grande défaite des Chrétiens. Quant à l’Histoire des Orpélians, son auteur, Etienne Orpélian, archevêque de Siounik’, a, dans son récit de cette même bataille, cherché à relever la gloire de sa famille, en attribuant à Liparit tout le succès du combat. Il dissimule même sa captivité sous le faux récit de sa mort lamentable — Il faut lire tout ce curieux récit des exploits de Liparit dans ce combat épique. On dirait un héros d’Homère. Le sultan ayant demandé à Liparit, prisonnier, d’embrasser sa religion:« Lorsque je serai en ta présence, lui répondit-il, je ferai selon tes désirs. » Arrivé devant la sultan, il dit: « Maintenant que j’ai été digne de paraître devant toi, je n’exécuterai point tes volontés et ne redoute point la mort. Que veux-tu? lui dit le sultan. Si tu es marchand, vends-moi; si tu es bourreau, tue-moi; si tu es roi, renvoie-moi avec des présents. » Le sultan répondit: « Je ne suis point marchand, je ne veux point être bourreau de ton sang, mais je suis roi, va où il te plaira ». Suivant Ibn el Athir, Aboulféda et aussi Aboulfaradj, ce fut grâce à l’intervention d’Abou Nasser Ahmed Nasser Eddaulèh, fils de Merwân, dit « le Merwanide », qui régnait à Amida sur la Mésopotamie septentrionale et la portion voisine de l’Arménie méridionale, intervention sollicitée par Monomaque, que Liparit dut de recouvrer la liberté. Ibn al Athir dit expressément que Nasser chargea de ces négociations auprès du sultan le même sheik-ul-islam qui plus tard devait aller à Constantinople traiter de la paix avec le basileus. Il le nomme Abou Abdallah Iba Merwân. Aboulfaradj, lui attribue aussi aux Turcs la victoire finale, semble dire que le Merwânide ne remit Liparit à Toghroul-beg qu’après avoir refusé de le vendre au basileus qui lui offrait trente mille dinars pour sa rançon et qui finit par envoyer au sultan ces trente mille dinars, plus cent mille dinars de présents. On lui remit en même temps des sommes considérables en argent et des présents que, suivant le témoignage de Zonaras, le basileus avait envoyés au sultan pour sa rançon. Nous retrouverons encore Liparit au moment de la révolte d’Isaac Comnène. Il prit d’abord parti à ce moment pour le Stratiotique. Après de fréquents et tristes démêlés avec le roi Pakarat IV, contraint finalement, malgré la faveur constante de Monomaque, de quitter la Géorgie, il se fit moine sous le nom d’Antoine et mourut à Constantinople entre les années 1062 et 1064. Ses fils Joané et Niania se réfugièrent également auprès des Grecs chez lesquels ils prirent du service (Histoire de la Géorgie) Une inscription non datée, encore aujourd’hui existante, gravée sur une des portes de l’église de Katzkh est ainsi conçue: Sainte Trinité, exalte celui qui a été affermi par toi, Pakarat, roi des Aphkhases et des Karthles, des Raniens et des Cakhes, ci grand curopalate de tout l’Orient.

Quant au magistros Grégoire, après avoir regagné son gouvernement de Mésopotamie, il eut à recommencer une campagne d’un autre genre contre les fameux et dangereux sectaires dits « Thonthraciens » du lieu de leur origine. Il n’abandonna point pour cela ses études littéraires. Il mourut en 1058 dans un âge avancé. Son fils aîné, Vakhram, devint catholicos d’Arménie sous le nom de Grégoire II. « Malgré le vague soupçon de trahison qui plane sur sa mémoire, dit M. Langlois, il a toujours été de la part de ses compatriotes l’objet d’une grande et profonde admiration. Tous ceux d’entre eux qui ont parlé de lui en font le plus brillant éloge et le considèrent comme un des savants les plus illustres qu’ait produits l’Arménie. Il était un travailleur acharné. »

[31] Il l’appelle « le roi des Aphkhases ».

[32] Ibn el Athir dit qu’il s’était avancé jusqu’à quinze journées de marche de Constantinople et qu’il revint avec un incroyable butin chargé sur dix mille chameaux, entre autres quatre-vingt-dix mille cottes de mailles, plus cent mille captifs et un nombre infini de bêtes de somme.

[33] Les récits des chroniqueurs sur cette célèbre victoire de Gaboudrou diffèrent surtout, je le répète, suivant la nationalité de chacun. Les chroniqueurs arméniens et géorgiens sont naturellement en admiration devant les hauts faits de Liparit. Certains même, nous l’avons vu, accusent les Grecs de l’avoir trahi dans le combat.

[34] Voyez dans Aboulfaradj l’énumération des cadeaux que le basileus aurait envoyés à cette occasion au sultan: mille vêtements de soie, cinq cents autres vêtements, cinq cents chevaux, trois cents ânes d’Égypte, mille chèvres blanches de très haute taille aux cornes et aux yeux noirs!

[35] Skylitzès raconte la guerre contre Toghroul beg en 1048 et la première invasion des Petchenègues comme deux événements successifs, alors que bien probablement ils furent presque contemporains. Du reste l’auteur byzantin fait de grandes confusions de dates dans ces récits de ces guerres sur le Danube et contre les Turcs. Gfroerer a remis les choses au point dans une discussion approfondie.

Ibn al Athir et Aboulfaradj mentionnent à l’année 439 de l’Hégire (juin 1047-juin 1048) le soulèvement à Resaina d’un mahdi nomme Al Asfar Al Taghlibi qui entraîna à deux reprises une foule de fanatiques sur territoire grec d’où il ramena à chaque fois un si grand butin « qu’une belle esclave se rendait à vil prix ». Le basileus fit sommer le Merwânide Nasser Eddaulèh Ibn Merwân de faire respecter les trêves en le débarrassant de cet adversaire si gênant. Le Merwânide, fort mécontent, après avoir essayé inutilement d’amener cet aventurier à résipiscence, le fit saisir traîtreusement par quelques cavaliers de la tribu des Numérites ou Beni-Nomaïr. Il le garda en prison et parvint ainsi à demeurer en bons termes avec les Grecs.

« Cette même année, poursuit Ibn el Athir, fut renouvelée la trêve entre le Khalife d’Égypte et les Grecs. Chacun des deux princes envoya à l’autre des présents magnifiques. Cette même année encore Al-Mou’izz Ibn Badis envoya une flotte jusqu’aux îles avoisinant Constantinople (les îles des Princes). Elle fut victorieuse et revint avec du butin. » J’ignore à quelle expédition de corsaires ce dernier renseignement de l’écrivain musulman fait allusion

[36] Voyez dans l’article de feu Wassiliewsky intitulé Byzance et les Petchenègues dans le Journal du Min. de l’I. P. russe les considérations très intéressantes sur le rôle si important joué par les Petchenègues comme État tampon entre l’Empire grec d’une part, les nations russe et hongroise de l’autre, sur le coup fatal que porta à cet état de choses si favorable à la paix de l’Empire la conquête de la Bulgarie par le grand Basile, sur la simultanéité de l’effort contre Byzance des deux nations sœurs d’Europe et d’Asie, petchénègue et turque, etc.

[37] C’était un ancien religieux qui avait jeté le froc pour l’épée.

[38] Je n’ai pu identifier cette localité.

[39] Probablement parce que la route la plus courte entre Triaditza et le Danube leur était fermée, peut-être par Kégénis et ses contingents dissidents.

[40] Mathieu d’Édesse a consacré son paragraphe LXXV à raconter à sa façon cette guerre des Petchenègues contre l’Empire. Dans son paragr. 67, l’auteur anonyme du Strategicon fait également allusion aux maux affreux dont il fut le témoin, amenés par l’invasion petchenègue.

[41] Je n’ai pu identifier ce nom.

[42] Le paragraphe 64.

[43] Skylitzès semble avoir fait quelque confusion entre ce recteur Constantin et le chef de l’expédition suivante Nicéphore dont il fait aussi un recteur alors que Michel Attaliatès et l’écrivain anonyme des « Conseils et récits » attribuent ce titre à Constantin Arianitès seul.

[44] Il avait rendu de nombreux et signalés services à Monomaque avant son élévation au trône.

[45] Michel Attaliatès dit qu’il était un des eunuques préposites, autrement dit un des chambellans du basileus.

[46] Voyez ce même Samuel Bourtzès impliqué dans une conspiration contre Romain Argyros. Voyez dans Rhodius, la mention d’une lettre écrite à ce personnage par Psellos.

[47] Zoé était morte à ce moment déjà.

[48] C’était l’antique Doliché.

[49] Portion de la chaîne du Taurus qui sépare la Cilicie de la Syrie.

[50] Forteresse de la rive occidentale de l’Euphrate sur un mont très élevé. Elle dépend aujourd’hui du gouvernement de Malatya.

[51] Sur ce personnage et les origines de sa famille, voyez J. Seger et Gfroerer

[52] C’est certainement ce chef d’origine étrangère, un Northmann d’Italie probablement.

[53] Sur un affluent du Tarsus qui se jette dans l’Hèbre (la Maritza actuelle).

[54] Ceci est toujours encore le récit de Skylitzès. Celui de Michel Attaliatès est beaucoup plus confus. Cependant ce chroniqueur nous parle aussi de Chariopolis. Il dit que « les troupes d’Occident confiées à un général de cour établirent leur camp en dehors de la forteresse de Chariopolis, chassèrent les Scythes innombrables, autrement dit les Petchenègues, qui dévastaient la contrée de Chalkis et d’Arkadiopolis, et les poussèrent devant eux, en les exterminant, jusqu’à la montagne de Rentakios. Seule, la profondeur des bois permit à quelques-uns de ces envahisseurs d’échapper à la mort. »

[55] Stéphanos Boïthslav.

[56] Le paragraphe 67, intitulé: « Un récit à propos des Petchenègues. »

[57] M. Gelzer donne la date de 1051.

[58] Michel Attaliatès explique la fin de la guerre avec les Petchenègues par des motifs moins honorables pour Monomaque. « Désespérant de vaincre les Petchenègues par les armes, dit-il, le basileus chercha à les gagner par de vastes distributions de subsides et d’honneurs.

[59] Pour les débuts de Toghroul, sultan des Turcs Seldjoukides, vainqueurs des Ghaznévides.

[60] Ou Kantzag ou encore Gandjah. C’était la capitale de la province arménienne d’Artsakh, sise non loin du Kour. Il y avait beau temps qu’aucune troupe impériale ne s’était aventuré aussi loin de ce côté. Il existait toutefois dans ces mêmes régions une autre Kantzag, celle de l’Azerbaïdjan. Il est difficile de décider de laquelle de ces deux cités, également lointaines, Skylitzès veut parler.

[61] Ou 1053.

[62] l’antique Persépolis.

[63] Skylitzès raconte qu’il se saura jusqu’à Saba dans l’Arabie Heureuse. C’est une fable ou une erreur par confusion de nom.

[64] Le même qui figura dans la guerre petchénègue.

[65] 8 mars 1054-7 mars 1055. Il y a une erreur d’une année.

[66] Ou encore Manavazaguerd ou Manazguerd.

[67] Autrement dit « Ahoukab ». Voyez la mention du père de ce noble géorgien entre au service de Roum au présent volume.

[68] Le mont Barkhar, le Paryadres des anciens, s’étend du nord-ouest de la province de Daïk’h jusqu’à la petite Arménie, sur les confins de la Colchide.

[69] Le Djaneth, portion du district de Khagh’dik, correspondait probablement au pays montagneux appelé aujourd’hui par les Turcs Djanig.

[70] Les monts Sim s’étendent depuis le lac Van jusqu’au Tigre dans la province d’Agh’dsnik’ et séparent l’Arménie des plaines de la Mésopotamie. Ils sont appelés encore « Sasoun » ou « Sanasoun » par les historiens arméniens.

[71] Aujourd’hui Baibourth.

[72] C’est-à-dire « turc ».

[73] M. Prud’homme croit que cet Ordilmèz ou Ortelmits est le même que le « Koutloumofis » de Cédrénus, le Kethelmouch de Mathieu d’Édesse.

[74] Michel Attaliatès fait le même récit.

[75] L’ingénieur Franc, dit Mathieu d’Edesse, mandé par Monomaque, reçut de lui des dignités. Le sultan lui-même témoigna à Basile Apokapis le désir de le voir et de le récompenser. Mais le Franc déclina cet honneur au grand regret de Toghroul.

[76] Ou Ardzgué.

[77] An 446 de l’Hégire; 12 avril 1054-2 avril 1055.

[78] En décembre 1055 déjà Toghroul beg faisait son entrée victorieuse à Bagdad.

[79] Les historiens arméniens, Mathieu d’Édesse en tête racontent encore avec de longs détails les faits suivants qui se rapportent à cette même époque (1050 pour Mathieu d’Édesse; plutôt 1053 pour Muralt): Durant tous ces événements, durant que les troupes du sultan ravageaient la Géorgie et assiégeaient Kars, la province de Bag’hin, dans la quatrième Arménie, entre le fleuve Euphrate et la ville d’Amida sur le Tigre, jouissait d’une paix profonde sous la domination de quatre frères, fils d’Habel (ou Hapel): Harpic (ou Harbig), Davith, Léon (ou Levon) et Constantin. Leur résidence était à Arghni ou Arghany, l’Arghina d’aujourd’hui, capitale de la province, place importante à la fois par sa position entre par, Araida et Samosate, et par la force de ses remparts. Elle était située dans le voisinage ou district de Thelgouran. De venimeux calomniateurs insinuèrent au basileus Monomaque, ennemi acharné de la nationalité arménienne, que ces dynastes cherchaient à se révolter contre l’Empire. Il envoya aussitôt contre eux une forte armée sous le commandement du catépan Péros ou Bédros, c’est-à-dire Pierre, « homme abominable, véritable général de Satan », qui, les ayant pris au dépourvu, ravagea leur territoire avec la plus barbare férocité. Puis; il somma tous les seigneurs de la région de venir le trouver à un jour donné. Ceux-ci, voyant bien que ce serait leur perte, après s’être concertés, se retirèrent chacun en son château fort après s’être fait le serment réciproque de ne pas paraître au rendez-vous. Mais ils furent trahis par un des leurs, nommé Thoroçag, seigneur de Thelbagh’d, forteresse de ce district de Bagh’in, qui informa le catépan de leurs projets. Alors, par peur d’un pire sort, ils se présentèrent tous au jour fixé, comme s’ils n’eussent jamais formé de dessein contraire. Seuls Harpic, seigneur d’Arzen, et ses frères, retirés dans leur grande citadelle d’Arghni, persistèrent à refuser toute communication avec le chef impérial. Péros, qui avait reçu les autres chefs avec une cordialité apparente, marcha aussitôt contre ces derniers et les assiégea dans Arghni avec des forces considérables. Profondément surpris par l’aspect imposant de cette place, il n’osa d’abord l’attaquer, tant elle paraissait élevée et imprenable; mais, concevant aussitôt la plus odieuse pensée, il cria en arrivant à ceux qu’il voyait sur les remparts qu’il promettait de la part du basileus de grandes richesses et de grands honneurs à qui lui livrerait la tête de Harpic. Dans sa frayeur d’être trahi, le malheureux prince passa trois nuits sans sommeil, se méfiant de chacun. Puis, avec ses plus intimes, il se retira dans la partie la plus imprenable du château. Là, durant qu’à la prière de ses amis d’enfance, il prenait quelque repos, un de ces fourbes lui coupa la tête que Péros fit ficher sur une perche à la vue du fort. Les frères de Harpic, saisis de douleur, rendirent leur château à Péros, versant tant de larmes sur le sort du malheureux que le dur catépan lui-même en fut ému. Arghni reçut garnison impériale et Péros rentra à Constantinople, ramenant les trois frères survivants avec plusieurs autres dynastes arméniens. A leur arrivée, poursuit Mathieu d’Edesse, le basileus et tous les Grecs ne pouvaient assez s’étonner de l’aspect redoutable de ces jeunes princes. Rien de plus majestueux que leur stature qui dépassait de toute l’épaule la taille ordinaire des Grecs. Monomaque, qui voulait à tout prix détruire cette turbulente féodalité et qui ne voyait pas qu’en agissant ainsi il ouvrait la frontière de l’Empire aux Turcs, poussé également par l’aristocratie byzantine qui convoitait les baronnies arméniennes, sans même avoir donné audience à tous ces infortunés otages, les fit déporter dans une île, probablement à Proconèse. Toutefois, la beauté de leur apparence, dit le chroniqueur, leur épargna tout mauvais traitement, ils demeurèrent dans cet exil jusqu’à la mort du basileus. Théodora les renvoya alors dans leur pays et confia le gouvernement du district de Bagh’in à Mélousianos (ou Mélissénos), fonctionnaire juste et bon, originaire probablement de la ville voisine de Mélitène C’est à Tchamtchian que nous devons ce dernier renseignement. Tel fut le sort de Davith, Levon et Constantin, tous trois également braves, et des plus nobles entre les grands d’Arménie.

[80] 8 mars 1053-7 mars 1054.

[81] Voici le résumé de ce passage de Psellos: « Lorsque le basileus envoyait des ambassadeurs aux souverains étrangers, nous dit-il, au lieu de parler haut à ceux-ci, sous prétexte d’amitié, il leur écrivait très humblement. C’est ainsi qu’il faisait de grands honneurs au khalife d’Egypte, lequel s’en moquait tout simplement. Comme Monomaque connaissait mon patriotisme ardent, il me mettait dans la confidence de ses secrets avec Mostançer et m’ordonnait d’écrire à celui-ci. Il croyait donc que je suivrais ses recommandations d’écrire humblement, mais moi je faisais en secret tout le contraire, laissant croire au basileus ce qu’il désirait et écrivant au Khalife des choses très dures. Plus tard Monomaque eut de la défiance et écrivit lui-même ses missives au Khalife.

Je ne puis passer ici sous silence la fameuse relation de voyage du persan Nassiri Khosrau connu sous le nom de Sefer Nameh publiée en 1881 par mon bien cher maître et confrère Ch. Schefer. Rien de plus curieux que le description que nous fait cet écrivain de cette immense ville du Caire et du somptueux gouvernement de Mostançer, merveilleusement pacifique et prospère vers les années 1046 à 1049.

[82] Voyez sur le premier comte normand de Pouille: Delarc.

[83] « Partager ».

[84] Siponto et le Mont Gargano appartenaient à ce moment au prince de Bénévent avec lequel on sait que les Normands venaient de rompre.

[85] Voyez sur la véritable physionomie de ce partage des conquêtes entre les douze chefs: Heinemann. Les Normands se partagèrent surtout les premières places conquises dans les vallées des fleuves Ofanto et Bradano qui étaient les voies naturelles pour s’avancer de Melfi vers l’est et vers le sud à la conquête des territoires Grecs.

[86] « Humfroy, frère de Guillaume Bras de Fer, ne figure pas encore à ce moment parmi les chefs normands. Il est plus que probable qu’il n’était pas encore arrivé à cette date en Italie ».

[87] Guaimar profita des troubles qui suivirent la mort de Rainulfe pour placer sous sa suzeraineté la principauté de Gaète.

[88] A cette occasion, Guaimar donna sa fille en mariage à Drogon.

[89] Voyez la description de ces fêtes, précisément à propos de ce couronnement, dans Gregorovius.

[90] Voyez cependant Chalandon, Rainulfe et Drogon n’en cessèrent point pour cela d’être les vassaux de Guaimar. Henri III se borna à légitimer le fait accompli. Les Normands devinrent les arrière-vassaux de l’Empire.

[91] Cette frontière, à cette époque, allait encore, semble-t-il, d’Amantea sur la côte occidentale de Calabre, en décrivant un grand arc vers le sud autour de Cosenza, jusqu’à Rossano sur la côte orientale.

[92] Voyez pour plus de détails sur cette vie de ruses et d’aventures fort peu chevaleresques: Delarc.

[93] F. Lenormant, La Grande Grèce.

[94] Il s’agirait donc du père et non du fils.

[95] Un autre écrivain byzantin, Anne Comnène, a aussi connu l’aventure de Bisignano mais son récit pèche par une grande inexactitude.

[96] L’infâme Benoît IX réussit à ce moment à remonter pour quelques mois seulement sur le trône pontifical.

[97] Voyez dans Heinemann, l’exposé des motifs qui décidèrent Léon IX à intervenir si violemment contre les Normands dans le midi de la Péninsule.

[98] Voyez dans Chalandon, l’exposé des prétentions du pape sur l’État Bénéventin.

[99] Depuis ce jour Bénévent est demeuré à la papauté jusqu’à la chute du pouvoir temporel.

[100] Le Montoglio actuel.

[101] L’Empire, fort occupé à ce moment par les guerres en Orient, chercha à se débarrasser des Normands en les engageant comme mercenaires. Ce renseignement de Guillaume de Pouille nous est confirmé par l’Anonyme de Bari qui nous dit qu’Argyros apporta avec lui beaucoup d’argent. Le catépan échoua complètement dans ces négociations.

[102] G. Malaterra fournit sur ce point un renseignement précieux.

[103] M. Chalandon estime au contraire que l’assassinat de Drogon doit être très vraisemblablement imputé à Argyros.

[104] « On est en droit de croire, dit M. Chalandon, que pendant son séjour à Constantinople, Argyros avait défendu auprès du basileus cette politique de pacification vis-à-vis des Latins, politique déjà appliquée précédemment par Bojoannès et qu’il avait cherché à maintenir la paix entre Rome et Constantinople, malgré les efforts contraires du patriarche Kéroularios. Ce dernier, écrivant un peu plus tard au patriarche d’Antioche, parle des discussions qu’il a eues avec Argyros et dit qu’il l’a privé quatre fois de la communion! »

[105] C’est-à-dire « les Turcs ».

[106] Tous trois frères, d’après Heinemann.

[107] Il se peut qu’Argyros et Léon IX aient eu une entrevue en 1052 car l’un et l’autre firent en cette année de nombreux voyages dans le Sud, mais les chroniqueurs normands n’affirment rien à cet égard.

[108] M. Chalandon est également d’avis qu’on doit faire remonter jusqu’à l’an 1051 l’entente entre Léon IX et Argyros.

[109] « Il est curieux, dit M. Chalandon de voir qu’en moins d’une année les deux chefs du parti hostiles aux Byzantins périrent assassinés. »

[110] Sorrente de même se détacha à ce moment de la principauté de Salerne et fut donnée à Gui, le frère de Guaimar, de par la volonté des Normands.

[111] Voyez les très curieuses preuves de cette exaspération dans Delarc.

[112] Dans sa lettre au basileus Constantin Monomaque, écrite quelques mois après la bataille de Civitate, Léon IX dit qu’il a rencontré l’armée des Normands lorsqu’il cherchait à rejoindre Argyros.

[113] Nous connaissons ces faits, comme toujours, par les plus brèves mentions des Chroniques.

[114] Preuve, dit M. Chalandon, que tout le pays de Bari à Siponto était aux mains des Normands.

[115] F. Lenormant, A traoers l’Apulie et la Lucanie dit que c’est à tort que beaucoup d’historiens modernes ont appelé cette ville Civitella ou Civitate. En réalité elle s’appelait Civita. Civita, disparue dans les guerres du xve siècle, a laissé son nom à un gué du fleuve, le Passo di Civita. —Lenormant fait à cette occasion une pittoresque description de cette bataille célèbre.

[116] Voyez Chalandon où sont fort bien exposées les preuves de la captivité réelle du pape à Bénévent. Nous ne savons pas exactement quelles concessions furent faites par Léon IX aux Normands pour racheter sa liberté. Toutefois Bénévent lui resta.

[117] Nous savons certainement qu’à ce moment les troupes d’Argyros tenaient encore dans Bari, Otrante, Monopoli, Trani, Siponto, etc

[118] Voyez le curieux incident mentionné par l’abbé Delarc à l’année 1024.

[119] A partir de la captivité de Léon IX à Bénévent (juin 1053 à 12 mars 1054) et de sa mort arrivée à Rome dès le 19 avril suivant, jusqu’à l’avènement d’Isaac Comnène, le 1er septembre 1057, les sources ne signalent que peu d’événements de guerre dans le sud de la Péninsule italienne. Durant les derniers mois du règne de Monomaque et les règnes si courts de Théodora et du Stratiotique, les Normands, délivrés d’un redoutable ennemi par la disparition de ce pontife énergique, profitèrent des terribles embarras du gouvernement impérial pour avancer vivement et de tous côtés leurs conquêtes. Humfroy, tout en ayant rudement châtié les habitants de la Pouille qui avaient pris part à la fameuse conjuration de 1051, et pourvu aux besoins d’une nouvelle émigration commandée par trois autres fils de Tancrède de Hauteville, Geffroy, Mauger et Guillaume, en installant les deux premiers en Capitanate et le troisième dans la principauté de Salerne aux dépens du prince Gisulfe, successeur de Guaimar, participé enfin aux conquêtes dont je parlerai plus bas, Humfroy, dis-je, n’avait pu cependant empêcher la dynastie longobarde de rentrer à Bénévent au mois de janvier 1055. Durant ces dernières années de son gouvernement, le peu de troupes grecques, dispersées dans le pays, ne rencontraient les Normands que pour se faire battre par eux et presque toute la Calabre reconnaissait déjà ceux-ci pour maîtres. La défaite du pape Léon et de ses troupes avait porté les plus rudes coups aux espérances du catépan Argyros qui, à partir de cet été de l’an 1053, après avoir échoué dans ses négociations avec l’empereur Henri III, erra de l’une à l’autre des villes du littoral encore soumises à Constantinople, et assista à peu près impuissant aux incessants progrès des Normands. Seule la nature si tourmentée du sol de la Pouille et des Calabres explique, après tant de victoires de ces redoutables envahisseurs, la persistance d’une lutte dont l’issue, à partir de 1053, était facile à prévoir.

Aussitôt après Civitate, Argyros, déjà mal en cour, envoya, nous le verrons, à Constantinople l’archevêque Jean de Trani pour atténuer l’effet de ces nouvelles désastreuses; mais au lieu de servir les intérêts du « catépano », l’archevêque fit, nous le verrons encore, cause commune avec ses ennemis, il se prêta aux insidieuses machinations du patriarche Michel Kéroularios. La chute d’Argyros était imminente et il allait expier l’abandon de la cause patriotique si vaillamment défendue par son père, lorsque la mort de Constantin Monomaque, survenue en janvier 1053, lui valut quelques années de répit. Dans le courant de cette année 1053, nous le verrons encore, accompagné de l’archevêque Nicolas de Baris se rendre de sa personne à Constantinople pour faire connaître à l’impératrice Théodora la situation critique des derniers territoires grecs d’Italie et pour implorer son secours. Sa voix demeura sans écho au milieu des intrigues de cour de ce règne et du suivant.

Les Normands ne manquèrent pas de profiter de la faiblesse des Grecs pour étendre leurs conquêtes. En 1054 déjà, ils s’étaient emparés de Conversano, dans la province de Bari. En 1055, ou peut-être 1056, ils organisèrent une expédition considérable vers l’extrême sud-est de l’Italie. Elle comprenait trois corps de troupes commandés par Humfroy, Geffroy et le célèbre héros Robert Guiscard. Humfroy battit les Grecs près d’Oria, à l’est de Brindisi. Geffroy, descendant plus avant, prit Narolo et Lecce. Quant à Robert, toujours à l’avant-garde, il parvint jusqu’à Gallipoli où les Grecs ne purent tenir devant lui et se rendit maître une première fois d’Otrante, aussi de Castro, de Minervino et de Catanzaro. Voyez Lenormant, La Grande Grèce.

Les conquérants, on le voit, débordaient de tous les côtés et arrivaient aux rivages de l’Adriatique comme à ceux du golfe de Tarente et de la mer Tyrrhénienne. Les Grecs ne possédaient plus que quelques villes de la côte.

Par un hasard heureux, le paragraphe 78 du traité du Strategicon, tant de fois cité par moi, contient sur cette prise d’Otrante les précieuses informations que voici. Parlant de la nécessité qu’il y a de surveiller les abords des remparts d’une ville assiégée, l’écrivain anonyme s’exprime en ces termes: « Je te citerai un exemple. En Italie, il est sur la mer une ville nommée Otrante. Elle était défendue par un de ses concitoyens nommé Malapezzi (Malopezzi, Malapezza, Meli Pezzi) à la tête d’une garnison composée de soldats russes et værings, fantassins et marins. Ce Malapezzi avait une nièce qui possédait une maison toute proche du rempart. Comme cette maison était ancienne et importante et appartenait à sa nièce, l’oncle décida de l’épargner et ne la fit point démolir, d’autant qu’il était sans défiance. Les Francs (c’est-à-dire les Normands), malgré leurs efforts acharnés, n’ayant pu réussir à s’emparer de vive force de la ville, leur chef ou duc imagina la ruse que voici: « Si tu m’aides à pénétrer par le rempart dans la ville, fit-il dire à la nièce de Malapezzi, je te prendrai pour femme ». Il lui jura la chose par serment et lui fit de riches présents. Entraînée par son désir, elle fit ce qu’on lui demandait. La nuit, à l’aide de cordes, elle hisse chez elle plusieurs Francs parmi les plus intelligents et les plus habiles, et ceux-là, dans l’ombre de la nuit, démolirent le mur et firent entrer ainsi un grand nombre des leurs. Avant le lever du soleil, ils fondirent à grands cris sur les défenseurs d’Otrante qui, voyant la ville pleine d’ennemis, prirent éperdument la fuite. Ce fut un désastre aussi subit qu’affreux. Malapezzi réussit presque seul à se sauver sur un navire et s’enfuit honteusement, laissant sa femme et ses enfants aux mains des Francs. »

Otrante était une des dernières villes byzantines d’Italie qui tombait ainsi au pouvoir des Normands. Elle retourna encore une fois aux mains des Grecs mais pour peu de temps, car ils la reperdirent en 1068. Voyez Strategicon, la très intéressante discussion de Wassiliewsky sur ces deux sièges consécutifs.

La Chronique de Lupus à l’an 1054, je l’ai dit, note la mort d’un protospathaire du nom de Sikon et à l’an 1056 celle de l’archevêque Pierre de Cosenza.

Après cette campagne si brillamment couronnée par la prise d’Otrante, Robert, un moment brouillé avec Humfroy, regagne en Calabre son château de San Marco, où il redevint le fléau des populations d’alentour. Sa renommée, sa bravoure incomparable avaient attiré auprès de lui une foule de guerriers normands à l’aide desquels il put encore attaquer victorieusement les principales cités du sud de la Calabre — Bisignano entre autres — qui jusque-là avait appartenu aux Grecs et résisté à tous ses efforts, puis Cosenza et plus au sud Martorano. Il domina dès lors dans toute la vallée du Crati. C’est à San Marco qu’il apprit, dans les premiers mois de l’an 1057, la maladie mortelle de son frère Humfroy. Il se rendit à son chevet et reçut de lui la mission de veiller comme tuteur tout-puissant sur la jeunesse de ses fils et héritiers Abaillard et Hermann. Humfroy fut pleuré de toute la Pouille qui perdait en lui un grand prince. Robert, dépouillant ses neveux, devint comte de Pouille en son lieu et place et fut élu chef des Normands dans le courant d’août. Dans ce même mois, Isaac Comnène fondait à Constantinople la dynastie qui porte son nom dans l’histoire. —A Victor II, ancien évêque allemand, élu le 13 avril 1055, en remplacement de Léon IX, après un interrègne de près d’un an, et mort lui-même à Arezzo le 28 juillet 1057, avait succédé dans ce même mois d’août suivant qui vit tant de changements, un pape également allemand du nom d’Étienne IX qui n’était autre que l’ancien ambassadeur de Léon IX à Byzance, le cardinal Frédéric de Lorraine. Le 5 octobre de l’an précédent était mort également à Bodfeld, dans le Harz, l’empereur Henri III auquel succéda son fils Henri IV âgé de cinq ans.

[120] Voyez au sujet de cette jeune femme la note de Brosset dans son édition de l’Histoire de la Géorgie.

[121] Skylitzès raconte que Boïlas eut vraiment des complices parmi les personnages sénatoriaux en disgrâce dont il avait, dans sa soif ardente du pouvoir, habilement excité et cultivé les ressentiments. Eux seuls furent cruellement châtiés, dépouillés de leurs biens et envoyés en exil. Lui, Boïlas, après une très courte disgrâce, redevint plus en faveur que jamais.

[122] J’ai négligé de dire que c’était seulement par Skylitzès et les autres Byzantins déjà nommés que nous connaissions le nom de ce triste personnage, car Psellos, fidèle à ses habitudes, se garde de nous le dire, n’appelant jamais cet homme autrement que « le comédien » ou « un certain bouffon ».

[123] Skylitzès qui nous donne ce détail, s’étend longuement aussi sur les prodigieuses dépenses occasionnées par la construction de ce monastère favori de Manganes. Le trésor fut mis à sec. Ce fut la cause de beaucoup d’exactions et de taxes iniques qui irritèrent violemment l’opinion publique. Skylitzès se montre à cette occasion très sévère pour Monomaque.

[124] Le manuscrit de la Bibliothèque d’Athènes contient, entre diverses pièces de vers, un poème en trente et un trimètres qu’on peut attribuer à Jean Mauropos: ou à quelqu’un de son entourage et qui célèbre les beautés de l’église de Saint-Georges de Manganes. Ce poème est suivi immédiatement d’une pièce de vers sur Monomaque.

[125] Rambaud, Michel Psellos, philosophe et homme d’État byzantin au XIe siècle.

[126] Voyez le commencement.

[127] Voyez les curieux détails de l’intrigue d’Ophrydas, qui ne fut que l’instrument d’un parti résolu à amener la disgrâce de Xiphilin et de son groupe.

[128] Voyez dans Fischer le curieux récit de toutes les intrigues qui coûtèrent leurs situations à tous ces hommes distingués. — Voyez dans Rhodius, les observations sur le Tractatus de peculiis très probablement écrit, du moins inspiré par Xiphilin vers l’an 1040, et, dans ce dernier cas, peut-être écrit par Psellos. De même pour le Tractatus de privilegiis creditorum (écrit entre les années 1045 et 1055).

[129] Voyez la curieuse description de la vie menée par Xiphilin dans le monastère où cet homme si remarquable demeura neuf années. Le 2 janvier 1064 il devait, après un interrègne de près de cinq mois, succéder sur le trône patriarcal à son ami Constantin Likhoudès, patriarche lui-même depuis quatre ans et six mois.