L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Troisième partie

CHAPITRE V

 

 

Une fois de plus il n’y avait plus en présence sur le trône que les deux vieilles soeurs, filles de Constantin VIII, dernières héritières légitimes de la dynastie de Macédoine!

L’embarras des membres du Sénat, auquel il incombait en fin de compte de mettre un terme à cette crise terrible, alors que celui qui l’avait si imprudemment provoquée venait de disparaître dans l’horreur d’une affreuse mutilation et dans la solitude d’un monastère, ne laissait pas que d’être extrême. Tous ces hauts dignitaires professaient un respect essentiellement dynastique pour celle des deux basilissæ qui, depuis son retour précipité de Prinkipo, était demeurée au Palais, et qui, étant l’aînée, représentait plus exactement les droits imprescriptibles de la tradition. Mais c’était la proclamation émanée de la sœur cadette Théodora, toujours encore retranchée dans Sainte-Sophie avec ses partisans, qui avait vraiment mis un terme à l’entreprise audacieuse de Michel V et qui avait en somme sauvé l’Empire! Faire régner conjointement les deux sœurs était fort malaisé. Nul n’ignorait combien peu elles s’aimaient, combien surtout depuis des années Zoé avait accablé sa soeur plus jeune de sa haine jalouse, de ses dédains altiers. Que de fiévreuses allées et venues il dut y avoir entre Sainte-Sophie et les appartements du Gynécée au Grand Palais; que de colloques animés autant que mystérieux! Enfin, très subitement, la crise se trouva très promptement et très heureusement dénouée par les avances pleines d’affabilité faites contre toute attente par la basilissa Zoé à sa sœur plus jeune. Pour la première fois, la hautaine basilissa, cédant probablement à la nécessité, ou bien assurée de continuer à occuper le premier rang, daigna se montrer avenante pour sa soeur cadette. Elle manda au Palais la vieille fille et l’invita, « bien contre son gré », affirme Skylitzès, à partager les gloires et le fardeau du pouvoir.

Théodora, quittant enfin l’asile grandiose où elle attendait que son sort fût réglé, entourée par des milliers d’amis inconnus, accourut à cet appel. Un immense cortège populaire la suivait acclamant frénétiquement les deux sœurs. Zoé, ouvrant ses bras à son ancienne victime, la serra sur son cœur avec une apparente sincérité, puis ce nouveau et bizarre gouvernement de deux vieilles femmes régnant sur le plus vaste empire du monde à cette époque commença.[1]

Théodora, fidèle à ses goûts de retraite, s’effaça de suite devant sa sœur aînée. Constamment elle lui témoigna d’une déférence voulue. Tout en acceptant de partager le pouvoir, elle accepta que Zoé eût en toute circonstance la suprématie, se considérant elle-même comme la première de ses sujettes. Hélas, nous voudrions tant savoir quels furent dans cette tragique soirée du 21 avril de l’an 1042, dans les profondeurs silencieuses du Gynécée impérial, les entretiens des deux antiques sœurs, derniers rejetons de l’illustre descendance macédonienne, ainsi remontées l’une à côté de l’autre sur le trône de cet immense Empire, au dernier déclin de leurs ans, réunies au Palais Sacré après tant d’années de haineuse défiance par la plus étrange et la plus subite des révolutions. Quelles pensées n’échangèrent-elles point sur le passé terrible, sur le présent si incertain, sur l’avenir gros de menaces? Eurent-elles une parole de pitié pour la bête fauve aux coups de laquelle elles avaient failli succomber, maintenant abattue à leurs pieds sanglante et mutilée? On a vu que Théodora, probablement obsédée par la crainte d’un revirement qui lui serait fatal, fit échouer les velléités de commisération de sa sœur plus humaine.

« Donc, l’Empire, s’écrie emphatiquement Psellos, tomba aux mains de ces deux illustres sœurs. Alors, pour la première fois, notre époque vit la salle du Gynécée impérial transformée en conseil suprême de l’Empire! Les deux gouvernements, le civil et le militaire, obéirent plus docilement à ces deux souveraines qu’ils ne l’eussent fait à un basileus. J’ignore si jamais la Providence aima aucune autre famille impériale d’un aussi grand amour que celle de ces deux femmes, mais alors qu’il est avéré que la fortune de cette race fut jadis édifiée sur des bases aussi irrégulières que criminelles, j’admire qu’elle ait pu néanmoins produire des rameaux et des fleurs d’une aussi rare vigueur. Chacun des membres de cette famille était d’une taille et d’une beauté incomparables! »

« Les deux souveraines, poursuit notre écrivain, ne procédèrent point, comme il en est coutume en pareille occurrence, par soudaines et totales transformations dans les cadres de l’administration. Elles se contentèrent d’en expulser tous les membres de la famille du Kalaphate ainsi que ses plus chauds partisans, conservant à leur service tous les autres fonctionnaires militaires ou civils qui étaient demeurés en charge sous le court règne de ce prince, assurées qu’elles étaient de leur attachement et de leur fidélité dynastique. Pour témoigner de leur gratitude, tous ceux-ci s’appliquèrent avec tout le zèle imaginable à remplir au mieux leurs fonctions. Les affaires de l’État continuèrent donc à être gérées, les audiences quotidiennes à être tenues exactement comme il en avait été de tout temps. » Psellos affirme que le gouvernement de ces deux vieilles princesses fut accueilli par de plus grandes démonstrations de loyalisme qu’il n’y en avait eu pour aucun des basileis leurs prédécesseurs.

Ce même Psellos, en sa langue prétentieuse, nous a décrit un de ces étranges conseils de l’Empire auxquels il assistait en vertu de sa charge, conseils présidés solennellement par les deux soeurs assises côte à côte sur le trône, Théodora se trouvant placée un peu au-dessous de sa soeur. A leurs côtés se tenaient les « licteurs », c’est-à-dire les manglabites armés du lourd bâton ferré, les spathaires et les gardes russes ou scandinaves, les fameux Værings, portant la terrible hache sur l’épaule droite. Derrière ce premier groupe étaient placés les principaux personnages de la cour et les conseillers ordinaires des souveraines. Tout alentour, environnant ceux-ci, se tenait un second cercle de gardes. Toute cette foule de personnages conservait le maintien le plus respectueux, tous immobiles, les yeux fixés à terre. Derrière ceux-ci encore on apercevait les membres du Sénat et les dignitaires des trois ordres, tous disposés par rangs à quelque distance les uns des autres.

C’est en présence de cette haute et imposante assemblée qu’on procédait à l’expédition et à l’enregistrement de toutes les plus importantes affaires publiques, questions de taxes et d’impôts, réceptions d’ambassadeurs, litiges à juger ou conventions à conclure, toutes les questions enfin qui constituent le gouvernement d’un grand Empire. Les divers chefs de ministères décidaient d’ordinaire directement de la presque totalité des menues questions journalières. Parfois cependant, quand la nécessité s’en faisait sentir, les souveraines exprimaient « avec une impériale gravité » leur avis dictaient une réponse.

« Les deux impératrices, dit de son côté Skylitzès, comblèrent d’honneurs, de dignités de munificences de toutes sortes les membres du Sénat, faisant faire en même temps d’immenses largesses à la multitude. « C’était toujours encore dans ce milieu du XIe siècle l’antique coutume des congiaires romains. Les deux soeurs, poursuit le chroniqueur, mettaient tous leurs soin, tout leur souci, tout leur zèle à la chose publique. Des missives impériales, des Novelles, furent expédiées aux extrémités de l’Empire, prohibant sous des peines sévères de vendre des charges judiciaires et autres, comme cela avait été, paraît-il, le cas jusque là, ordonnant de rapporter absolument de toute mesure inique, d’extirper tout abus pouvant être la cause de quelque injustice. D’excellentes améliorations furent décrétées tant au civil qu’au militaire.[2] Les commandements les plus importants furent confiés à des capitaines d’une fidélité éprouvée. En remplacement au poste si important de domestique ou généralissime des Scholes d’Orient le proèdre Nikolaos, dont il a souvent été question déjà,[3] jadis un des principaux eunuques du père des deux impératrices.[4] Celui de domestique ou duc des forces d’Occident, c’est-à-dire de généralissime des troupes d’Europe, fut confié au patrice Constantin Kabasilas, celui-là même auquel Théodora devait en grande partie son élévation au trône. Enfin, mesure excellente entre toutes, qui semble témoigner d’une véritable intelligence politique, les deux princesses envoyèrent aussitôt en qualité de généralissime des forces impériales en Italie avec pouvoirs illimités le patrice Georges Maniakès, que déjà Michel V, le destinant à ce haut poste, avait fait mettre en liberté après l’inique captivité à laquelle il avait été condamné sous le règne précédent, captivité qui durait depuis au moins trois ans. A cette occasion, je l’ai dit déjà, ce chef si éprouvé fut, en compensation d’une aussi inique infortune, élevé au rang de magistros, dignité suprême de la noblesse impériale. Il reçut certainement des mains de la basilissa Zoé la tunique blanche brochée d’or, l’« épomide » d’or et l’écharpe de pourpre ornée de pierres précieuses.

En somme, par une sorte de miracle, jamais l’Empire ne se trouva plus heureux, plus fort et plus tranquille que durant ce règne de quelques semaines des deux vieilles princesses. On ne révoqua, je l’ai dit, que les seuls fonctionnaires par trop compromis par leur attachement connu au Kalaphate. L’oncle de ce dernier, le fameux nobilissime Constantin, extrait de la cellule conventuelle où il expiait ses crimes, fut soumis à un interrogatoire judiciaire et sommé de justifier sa gestion des fonds publics sous le court règne de son neveu. L’infortuné mutilé, terrifié par la menace de nouveaux châtiments, indiqua dans sa demeure, sise auprès de la basilique des Saints Apôtres, une cachette au fond d’une citerne où l’on retrouva la somme énorme de cinq mille trois cents livres d’or, enfouie lors de l’émeute du 19 avril. C’était le fruit de longs détournements aux dépens du trésor. Cette somme fut remise à la basilissa Zoé. Constantin, trop heureux d’échapper au dernier supplice, fut renvoyé dans son douloureux exil.

Psellos, bien moins favorable que Skylitzès aux deux filles de Constantin VIII, nous a tracé le curieux portrait moral de ces deux étranges souveraines à l’époque de leur court règne commun, portrait infiniment précieux puisque notre auteur eut l’occasion d’approcher si souvent de ces deux augustes sœurs. « Zoé, l’aînée, nous dit-il, était vive et emportée, mais sa parole était moins facile. Théodora ne découvrait que plus lentement sa pensée, mais une fois lancée, elle parlait avec une experte célérité. Zoé, impatiente de voir ses désirs satisfaits, passait avec une égale promptitude de la joie à la tristesse, semblable au navire qui tour à tour couronne la crête des vagues, puis plonge jusqu’au fond des abîmes. Théodora, tout au contraire, était essentiellement calme et ordonnée. Zoé affectait une prodigalité insensée qui eut épuisé un océan d’or.[5] Théodora, modérée en tout, comptait avec soin l’argent qu’elle donnait, sachant bien que la source n’en était point inépuisable. »

Pour parler franc, poursuit Psellos, et ne rien celer, ni l’une ni l’autre des deux sœurs n’avait été créée pour régner et gouverner, ni n’entendait quoi que ce soit aux finances ou à la politique Aucune des deux n’avait l’âme forte, ni l’esprit de suite, ni la volonté ferme qui incombe à la toute-puissance. L’une comme l’autre ne savait que mêler aux affaires les plus sérieuses, les plus futiles distractions du Gynécée. Même, la sœur aînée, qu’il était de mode parmi ceux qui profitaient de ses largesses de louer pour sa générosité et pour le temps qu’elle consacrait à s’occuper de la chose publique, n’était en réalité qu’une prodigue dépourvue de jugement. Au fond, les affaires étaient ou totalement négligées ou conduites d’une manière fâcheuse autant que ruineuse Les extravagantes dépenses des deux sœurs, leur cour entretenue sur un pied splendide épuisaient le trésor. Le Palais était bondé de courtisans experts dans l’art de la flatterie auxquels Zoé distribuait sans compter, ainsi qu’à la garde particulière des deux basilissæ, les fonds destinés à l’entretien de l’armée, comme si le grand Basile n’avait eu d’autre but en remplissant les coffres du trésor que de satisfaire à ces caprices. Seuls, les hommes sages se préoccupaient de ces folies très menaçantes pour l’avenir mais qui trompaient le populaire en l’éblouissant. »

Psellos, on le voit, se montre très sévère, probablement même très injustement sévère, pour ce gouvernement des deux soeurs qu’il accuse d’avoir préparé de loin par de folles prodigalités tous les malheurs du règne de Monomaque et des successeurs de celui-ci.

Le portrait physique des deux impératrices, tracé par notre chroniqueur, n’est pas moins intéressant. Jusqu’à la publication de son Histoire, nous n’avions pas le moindre indice à ce sujet. « Très différentes au moral, les deux soeurs l’étaient, dit-il, bien davantage encore au physique. Zoé était plus forte, mais de taille peu élevée. L’oeil était grand sous un sourcil épais et sévère, le nez légèrement aquilin. Elle avait de beaux cheveux blonds, le teint d’une blancheur éblouissante. » « A ne considérer que la parfaite harmonie de toute sa personne, continue l’indiscret courtisan, celui qui n’aurait pas connu son âge véritable aurait presque pu la prendre pour une jeune fille. Ses chairs avaient conservé toute leur fermeté; tout était bien plein et poli chez elle; on n’apercevait ni une ride ni un contour altéré. Théodora, de taille plus élevée, plus maigre de corps comme de visage, aux traits irréguliers plus rapide de mouvements comme de parole, avait l’oeil doux, l’abord rieur, plein d’une grâce avenante. Constamment elle était prête à une conversation vive autant qu’animée. Zoé n’était point recherchée dans sa parure. Elle ne portait ni robe brodée d’or, ni diadème, ni colliers, ni pesants pendants d’oreilles. D’une étoile légère elle enveloppait son beau corps ».[6] « C’était cette blonde sultane, aux grands yeux, aux sourcils menaçants, dit fort bien M. Rambaud, qui disposait de l’Empire! »

« Il fallut cependant reconnaître presque de suite que les choses ne pourraient continuer longtemps sur ce pied et que la défense de cet Empire réclamait un pouvoir unique, surtout un bras viril, un cerveau plus expert aux affaires, plus prévoyant des périls de l’avenir. » Psellos qui s’exprime en ces termes s’abuse volontairement pour mieux expliquer l’arrivée de son cher Monomaque au pouvoir. Les deux soeurs étaient parfaitement capables de gouverner à elles deux l’Empire. Le contraste si grand entre leurs deux caractères fit leur faiblesse. En réalité, la lutte, bien que sourde, était ardente, opiniâtre, entre leurs partisans respectifs, chaque parti s’efforçant de faire triompher les mobiles qui, suivant lui, militaient en faveur de celle des deux qu’il désirait voir au premier rang. Heureusement pour l’empire que la jalousie insurmontable de Zoé pour sa soeur plus jeune la décida à se chercher la première l’époux si nécessaire au salut commun. Redoutant peut-être à tort d’être supplantée par Théodora, elle préféra, malgré ses soixante deux ans sonnés, se donner un troisième mari.[7] Même il est probable que la vieille femme, toujours ardente et sensuelle, ne dut pas hésiter longtemps à prendre ce parti. D’autre part, Théodora, qu’un certain nombre de ses partisans persistaient à vouloir pousser au premier rang, rejetait obstinément toute idée matrimoniale. On s’occupa donc avec passion au Palais de trouver pour Zoé l’oiseau rare, le phénix auquel allait véritablement incomber le pouvoir. Bientôt il ne fut plus question d’autre chose à la cour. Qu’on choisit ce mari tant désiré dans les rangs de l’armée ou dans ceux du Sénat, il était de toute nécessité dans l’un comme dans l’autre cas qu’il fut de très haute naissance, de la plus brillante fortune. On en avait assez des basileis de rencontre, sortis de l’écume du peuple, choisis parmi les aventuriers du plus bas étage. Quelques-uns, je l’ai dit, eussent préféré que ce fût Théodora qui prit un mari; mais le parti de Zoé fut de suite bien plus nombreux, malgré que cette princesse eût été mariée déjà deux fois et qu’il s’agit, par conséquent, de troisièmes noces, toujours très mal vues de l’Église orthodoxe.

Le choix de Zoé sembla se fixer d’abord sur un homme dont il a été souvent question dans ce livre et dont nous ne savons que peu de chose sauf que sa situation était infiniment considérable dans l’Empire, je veux parler de Constantin Dalassénos, d’une illustre famille de la plus vieille aristocratie byzantine, né à Thalassa, d’une parfaite beauté physique. « La nature, dit Psellos, semblait l’avoir d’elle-même façonné pour les plus hautes destinées. Il n’avait pas encore atteint sa dixième année que déjà la rumeur publique lui prédisait le trône, prophétie funeste qui lui avait valu les pires infortunes et avait excité contre lui les défiances jalouses de tous les gouvernants. Constantin VIII, on se le rappelle, avait un moment songé à lui pour le marier à sa fille Zoé. Les divers membres de la famille d’aventuriers paphlagoniens qui étaient ensuite arrivés au pouvoir s’étaient montrés infiniment inquiets de sa haute naissance, de sa situation très en vue, de sa constante popularité, de ses belles et brillantes qualités lui excitaient l’enthousiasme populaire. Michel IV, on s’en souvient aussi, l’avait fait par deux fois emprisonner dans les plus affreuses geôles, une première fois sur le triste rocher de Plati, parce que sa popularité l’effrayait et qu’il redoutait que Constantinople ne se soulevât en sa faveur d’un élan unanime. Le Kalaphate l’avait, il est vrai, fait remettre en liberté, mais nullement par amitié pour lui, tout au contraire pour l’envoyer dans un monastère et faire de lui un « habillé de noir », suivant l’expression de l’époque, et cela, dit le chroniqueur, non dans le désir pieux de le consacrer de force à Dieu, mais bien par haine, pour l’éloigner à jamais du but auquel il semblait viser avec opiniâtreté malgré tant d’épreuves.

Cette fois les amis de Dalassénos crurent bien qu’il touchait au port. Zoé se le fit amener au Palais où il se présenta en habits civils. Malheureusement pour lui, ses réponses furent si hautaines, si rudes, si méprisantes qu’il parut à tous de caractère infiniment trop indépendant. Il désappointa la basilissa accoutumée à des formes plus douces, moins altières. Elle le congédia.

Après cela, Zoé semble incliner un moment vers un certain Constantin, surnommé Artoklinès, à cause de sa fonction honorifique au Palais,[8] actuellement « catépano ». Ce personnage était d’origine et de situation plutôt médiocres, mais sa parfaite beauté, sa prestance superbe, ses attraits physiques en un mot, le rendaient un époux fort sortable pour cette basilissa si sensible aux qualités extérieures. Il avait autrefois exercé les fonctions modestes d’« asecretis » auprès du défunt basileus Romain Argyros et avait été à cette époque déjà si fort remarqué par la nouvelle basilissa qu’on avait été jusqu’à l’accuser assez sérieusement d’entretenir avec elle une liaison amoureuse. Mais Romain, de naturel fort peu jaloux, avait refusé d’attacher de l’importance à ces rumeurs. Plus tard cependant, Michel IV, sous prétexte de confier à Constantin Artoklinès un poste plus important, l’avait éloigné de la capitale. Lui aussi fut mandé par Zoé. Ils n’eurent pas de peine à tomber d’accord. Tout le monde désirait le succès de cette candidature, mais la fatalité voulut qu’à ce moment un mal soudain emporte l’heureux prétendant! Psellos se borne à mentionner le fait sans commentaire. Zonaras et Skylitzès disent qu’on soupçonna sa femme de l’avoir fait empoisonner, non qu’elle l’eût pris en haine, dit ce dernier, mais parce qu’elle voulait renoncer à lui encore de son vivant à elle! [9]»

Cette mort imprévue fit le bonheur d’un troisième candidat. Zoé, frustrée dans ses précédents espoirs, rappela d’un lointain exil un troisième Constantin, celui-là appelé Monomaque, fils de Théodosios, dernier rejeton de cette illustre et très riche maison de la plus haute aristocratie byzantine.

Psellos, qui a vécu de longues années dans l’intimité de Monomaque, avant de raconter l’élévation de ce personnage au trône par la volonté de la basilissa Zoé, s’exprime ainsi à son sujet: « Celui qui finalement obtint le sceptre avec la main de Zoé fut le fils de Théodosios, nommé Constantin, dernier rejeton de l’antique race des Monomaques, personnage dont j’aurai à entretenir longuement mes lecteurs lorsque je me lancerai en leur compagnie sur l’océan de son règne qui a été plus long que tous ceux de son temps, à l’exception de celui du grand Basile, plus rempli aussi d’actions les unes louables, les autres, il faut l’avouer, franchement mauvaises. Pourquoi en effet taire la vérité? Comme j’ai longuement servi sous ce prince dans un poste élevé de haute confiance et cela dès son avènement, je n’ai pu ignorer aucun de ses actes ni publiés, ni secrets. Aussi parlerai-je de son règne avec plus de détails que d’aucun de ceux de ses prédécesseurs. »

Après cet emphatique préambule, Psellos passe au récit de cette romanesque élévation au trône. Monomaque, je l’ai dit, était de fort vieille et illustre race.[10] Il était avec cela très beau, très riche, très élégant, amoureux du luxe, digne en un mot des plus hautes destinées, des plus augustes unions. Toute sa vie il avait été par excellence un séducteur. Les femmes raffolaient de lui. Lui-même, veuf une première fois, avait contracté un second mariage fort brillant avec la fille unique de la princesse Pulchérie, sœur de Romain Argyros, alors que ce dernier n’était point encore monté sur le trône impérial. Pulchérie avait, on le sait, épousé Basile Skiros lequel plus tard avait été privé de la vue par ordre de Constantin VIII. Romain Argyros qui adorait Monomaque pour ses agréments physiques, pour l’illustration de sa naissance, l’avait uni avec joie à cette fleur de grâce et de jeunesse qu’était sa nièce. Mais cette splendide alliance n’avait pas profité au nouvel époux qui n’en avait retiré aucun avantage. « Tout l’ancien entourage de grand basileus Basile le détestait, nous dit Psellos, parce que jadis son père Théodosios, de qui il tenait, paraît-il, son surnom de Monomaque, avait trempé dans une conspiration contre ce basileus et avait été lui aussi, condamné pour « tyrannie », i.e. pour avoir tenté d’usurper l’empire. On estimait généralement que le père avait dû léguer sa haine à son fils et il en était toujours demeuré sur celui-ci comme un soupçon de défiance. Aussi Basile, puis Constantin VIII, tout en ne le maltraitant point, l’avaient constamment tenu à l’écart sans lui conférer la moindre dignité. Même quand Romain Argyros fut plus tard arrivé au trône, il n’avait rien fait pour son ancien favori. Il l’avait pris cependant auprès de lui au Grand Palais où ses liens de parenté avec le souverain lui avaient fait une situation brillante bien que nullement officielle. De physionomie délicieuse, d’apparence jeune et charmante, il s’exprimait à ravir sur toute chose avec une grâce suprême, une verve caustique, une parfaite élégance, comme nul autre au monde. La basilissa Zoé avait eu constamment de l’attrait pour lui. Elle aimait à s’entretenir familièrement avec lui. Bientôt elle ne put se passer de sa conversation. Lui, de son côté, s’efforçait de mériter sa royale faveur. Elle le comblait de présents. Mais tout ceci faisait jaser et la calomnie maligne n’avait point épargné cette étrange intimité. Aussi tous à la cour, à commencer par le favori Michel, étaient persuadés que Monomaque deviendrait basileus à la mort d’Argyros. C’est pourquoi, quand ce fut au contraire Michel qui le devint, le Paphlagonien n’oublia point ses soupçons et sa jalousie. Ce fut la cause de la catastrophe qui vint subitement interrompre cette vie calme et unie. Avec sa duplicité accoutumée, Michel commença par faire bon visage à Monomaque, puis, lors de la réaction inévitable qui frappa en masse tous les fidèles du basileus défunt, il le fit envelopper habilement comme tant d’autres dans une de ces éternelles et si commodes accusations de complot contre la Sûreté de l’État, accusation, celle-ci, probablement quelque peu justifiée.[11] Il suborna de faux témoins et le fit exiler de Constantinople par jeune et interner à Mételin, dans l’île de Lesbos, sur la côte d’Asie; où l’infortuné passa sept années, tout le temps du règne de son heureux rival. Puis le Kalaphate, qui avait hérité contre lui de la haine de son oncle, le maintint dans ce dur éloignement. Monomaque avait d’ailleurs raison d’avoir confiance en sa destinée, car, aussi brusque avait été sa disgrâce, aussi soudain fut le relèvement de sa fortune. Ce qui avait pu si longtemps sembler une chimère devint soudain une réalité. « Lorsque Zoé, raconte Skylitzès, fut redevenue avec sa sœur maîtresse de l’Empire et qu’elle songeait encore à donner sa main à Constantin Artoklinès, elle avait déjà désigné Monomaque pour le poste élevé de « dicaste » ou juge du thème de Hellade. Mais quand Constantin Artoklinès eut péri par le poison, la basilissa, désespérée de tant de recherches malheureuses, fit tout à coup cette découverte que Monomaque avait eu constamment à son endroit l’attitude la plus humble, la plus soumise et que tout le monde s’accordait à désirer qu’elle l’épousât. Elle fixa en conséquence sur ce troisième candidat son choix définitif et fit solennellement part au Sénat de sa décision.[12] Les sénateurs, serviles comme toujours, déclarèrent qu’ils reconnaissaient dans tout ceci le doigt de Dieu. Constantin Monomaque, rappelé d’exil par une ambassade solennelle, fut d’abord ramené dans l’église dédiée à l’Archange Michel à Damokrania, près d’Athyros, sur la mer de Marmara, à peu de distance de la capitale. Il y fut rejoint par un des chambellans eunuques de la basilissa, Stéphanos de Pergamon, qui lui apportait non moins solennellement de la part de sa souveraine les attributs impériaux. Cet envoyé le conduisit sur la galère ou dromon impérial qui l’amena triomphalement dans la Ville gardée de Dieu. Quel retour imprévu pour le malheureux exilé que cette entrée à Constantinople dans cette pompe splendide!

« Comme Monomaque arrivait dans la capitale, raconte Psellos, on lui aménagea au Palais des appartements magnifiques, on lui constitua une maison brillante, une garde du corps vraiment impériale. Puis un cortège infini de dignitaires et de populaire accourut à sa rencontre, foule de tout âge, de tout rang, de toute fortune se pressant, se foulant pour le contempler, l’accueillir et l’acclamer. Quel changement de fortune subit après cet affreux exil! L’immense Ville était en fête. Le peuple encombrait les portes, les places, les grandes voies. Quand tout fut prêt, à un signal, le nouveau basileus fit, environné d’une pompe éblouissante, son entrée dans la Ville d’abord, dans le Palais ensuite, escorté par des myriades qui chantaient des panégyries d’allégresse en son honneur. »

On était au mois de juin de l’an 1042. Le capétien Henri Ier régnait en France. Benoît IX, pontife infâme, était pape à Rome. Le onze de ce mois, presque immédiatement après l’entrée triomphale, cinquante et un jours après la chute du misérable Kalaphate, Constantin Monomaque, neuvième du nom, fut solennellement uni à Zoé dans la chapelle du Palais, la Néa, par le « protos » de cette église, chapelain impérial, nommé Stypès, un simple prêtre, le patriarche ayant fait quelques difficultés à cause des troisièmes noces pour chacun des deux époux.

Le lendemain, 12 juin, le troisième époux de la fille du grand Basile fut solennellement couronné, cette fois de la main même du patriarche Alexis, qui, entre temps, avait très politiquement accepté le fait accompli. Les canons ecclésiastiques comme la sévérité apparente des moeurs byzantines interdisent formellement les troisièmes noces, et Zoé, comme Monomaque, je l’ai dit, convolaient ici chacun pour la troisième fois, mais les nécessités d’Etat ont de tout temps eu des accommodements avec le ciel. « Le patriarche Alexis, dit Psellos avec ironie, respecta les saints canons et dit à Dieu ce qu’il devait lui dire, seulement il s’abstint d’imposer personnellement les mains aux nouveaux époux et se borna à les baiser au visage une fois le mariage accompli. C’est-à-dire que le mariage fut célébré par un simple prêtre de Constantinople et que ce fut seulement après cela que le vieux patriarche reçut les nouveaux époux et les couronna. « Je ne saurais dire, poursuit notre chroniqueur, si cette attitude fut en tous points digne de la Sainte Eglise ou si ce ne fut point plutôt un acte de courtisanerie et de flatterie opportuniste à l’endroit du pouvoir! » Ainsi se termina après moins de deux mois de durée, le règne commun des deux filles de Constantin VIII, les deux basilissæ Zoé et Théodora, pour devenir celui de ces mêmes princesses et d’un troisième personnage, le basileus Constantin IX. Ce nouveau règne devait durer un peu moins de treize années, jusqu’à la mort de Monomaque survenue en janvier 1055, alors que déjà quelque temps auparavant sa pieuse épouse, la basilissa Zoé était allée rejoindre ses pères.

Psellos qui a vécu dans l’intimité de Monomaque, qui fut à la fois un de ses maîtres et un de ses conseillers préférés, nous a fait dans son Histoire un récit très détaillé de ce règne qui, après les règnes précédents si courts, sembla très long parce qu’il avait duré environ treize années, C’est sous le gouvernement de ce prince que notre fécond écrivain entra vraiment dans la vie publique jusqu’alors simple sous-secrétaire d’État, il avait dû suppléer à l’insuffisance de ses appointements en continuant à fréquenter le barreau. C’est à Monomaque qu’il dut ses premiers honneurs et sa grande fortune subséquente. Dans un très long préambule diffus autant que prétentieux, il nous confie que, malgré les sollicitations générales, au moment de se lancer « sur l’océan de ce règne », il a fort hésité à rédiger cette portion de ses « Annales » pour cette raison qu’il avait de nombreux et très graves reproches à adresser à Monomaque et craignait d’être taxé d’ingratitude envers un souverain auquel il devait tant, qui l’avait comblé d’honneurs et de dignités, et qu’il n’eût voulu, lui, combler que d’éloges. « Le souci de la vérité, dit-il, m’a obligé, à la suite des bonnes actions de ce souverain tant aimé, de raconter aussi les mauvaises. Avant d’aborder la rédaction de cette Histoire, j’ai prononcé sur Constantin Monomaque de nombreuses harangues où chacun a pu lire les éloges que je lui décernais justement, mais alors je devais et pouvais me borner à louer ce qui était digne d’éloges, n’étant point tenu de dire toute la vérité, le bon comme le mauvais dont toute vie d’homme est faite, aussi bien celle du prince que celle du simple particulier. » Suit un long morceau sur l’infinie diversité de toute vie humaine, sur les taches qui obscurcissent fatalement l’existence si en vue même du meilleur des rois. L’Athos serait plus facile à dissimuler aux yeux du public que la vie d’un souverain.[13]

« J’eusse fort désiré, répète une fois de plus ce tant timoré chroniqueur, n’avoir que du bien à dire de mon basileus bien-aimé, mais nos désirs ne commandent point aux faits. Je te supplie donc, ô âme très divine, de me pardonner si je dis toute la vérité sans ménagement. De même que je mettrai tout mon soin à exposer tes bonnes actions, de même, je ne cèlerai aucune de tes fautes. A peine sur le trône, tu m’as pris pour ministre, tu m’as élevé à une haute situation, tu ne m’as rien laissé ignorer ni de ce que tu faisais en public, ni de ce que tu méditais en secret. Voilà pourquoi je parlerai de toi plus longuement que des princes précédents. »

« Assurément, dit M. Rambaud, Psellos est un historien bien informé, mais sera-t-il impartial et indépendant? Il a cette prétention et peut-être, à travers mille réticences, a-t-il donné la vraie physionomie du règne. On voit que ce qui le gêne surtout, quand il se croit obligé d’adresser dans son Histoire quelque juste reproche à son empereur, c’est le souvenir des panégyriques où il a poussé l’adulation envers lui jusqu’à ses dernières limites, le comparant au soleil. Ses adversaires n’ont pas manqué de tourner ce lyrisme en ridicule. C’est sans doute pour ne point paraître se démentir que Psellos continue dans ses mémoires à comparer Monomaque défunt au roi des astres; seulement ce n’est plus un soleil qui, « à l’apogée de sa course inonde la terre de ses rayons », c’est un « soleil qui, enveloppé de nuages, ne laisse plus tomber qu’une lumière obscure sur les spectateurs ».[14]

« De Romain III à Michel VI, dit à son tour M. Bury, la dynastie fondée par le premier Basile s’est, en somme, maintenue sans lacune, puisque parmi les cinq basileis qui se sont succédés durant cette période, trois furent successivement les époux de Zoé, un son fils adoptif et que le dernier fut élevé au trône par la volonté de Théodora mourante. Ainsi l’existence si prolongée de ces deux femmes valut une sorte de continuité à l’histoire de l’Empire à partir de la mort de Constantin VIII jusqu’à l’avènement d’Isaac Comnène. Toutefois, dans une première phase de cette longue période, le gouvernement effectif tomba aux mains d’une famille de parvenus paphlagoniens et, dans la seconde, Constantin Monomaque gouverna en opposition avec cette même famille, opposition qui avait été inaugurée déjà par Michel V, le dernier de ces Paphlagoniens. Le contraste entre ces deux tendances est nettement indiqué par le choix même que Constantin IX fit de ses ministres à son avènement. Son conseiller principal fut tout d’abord, nous le verrons, Michel Kéroularios, qui s’était gravement compromis dans un complot contre Michel IV, et quand, peu de temps après, dès les débuts du règne, ce prélat fameux fut monté, le 31 mars 1043, jour de l’Annonciation, sur le trône patriarcal de Constantinople vacant par la mort d’Alexis le Stoudite[15] où il fut, à son tour, remplacé auprès du prince par Constantin Likhoudès qui avait tenu déjà ce poste de « prothypourgos » ou premier ministre sous Michel V. Ainsi les ministres de Monomaque furent des hommes aussi instruits que capables.[16]

Une des plus notables circonstances de ce nouveau règne fut, nous le verrons aussi, une véritable renaissance littéraire. Depuis la mort déjà lointaine de Constantin VIII, les lettres avaient été en pleine décadence à Byzance, constamment fort négligées. Sous l’influence de Constantin Likhoudès et de son ami Psellos, qui fut une sorte de savant universel, Constantin IX tint à être le protecteur et le restaurateur de l’érudition et, en cela, il fut le véritable précurseur des Comnènes. Au moment de son avènement, Psellos lui adressa un panégyrique dans lequel, distribuant l’éloge et le blâme suivant les circonstances, il racontait, entre autres choses, ce qui s’était passé depuis le grand Basile le Bulgaroctone, jusqu’à ce jour. « Cette pièce, dit M. Millet, à propos de laquelle, suivant Trimarion, Psellos est devenu, dans les enfers, la risée des sophistes, avait pour but, selon toute probabilité, dans l’idée de notre écrivain, de montrer à ses compatriotes combien étaient regrettables les lacunes qui se remarquent dans l’historiographie byzantine. C’est pour remplir ce vide que, déjà dans les bonnes grâces de Monomaque, il entreprit son Histoire ou plutôt ses mémoires historiques au moment où Léon Diacre s’était arrêté, c’est-à-dire à la mort de Jean Tzimiscès en 976. Il se contente de jeter un coup d’oeil rapide sur les événements jusqu’au règne de Romain Argyros, à cause du manque de renseignements, et surtout parce qu’il était trop jeune pour avoir vu les choses par lui-même, puis il se hâte jusqu’au règne de Michel Kalaphate où il commence véritablement ses mémoires historiques, comme témoin oculaire de tout ce qu’il raconte.

« Cet ouvrage de Psellos, poursuit M. Miller, se distingue par l’élégance du style, les portraits agréablement tracés des personnages, la recherche critique des causes qui ont amené les événements racontés. L’auteur est souvent forcé de faire le sacrifice de ses sympathies personnelles. Avec un coeur brisé, il demande pardon à l’ombre irritée des empereurs qui l’avaient comblé de leurs bienfaits. »

Psellos cherche constamment à justifier son ingratitude dans un langage embarrassé qui prouve à quel point il se sentait coupable. « Mes amis, dit-il encore, insistaient vivement pour que j’entreprisse ce travail. J’hésitais à y consentir, non par paresse, mais parce que je craignais de tomber dans l’un de ces deux dangers: ou je pouvais soit exagérer soit dénaturer le caractère de certaines actions, et alors passer, non pas pour un historien, mais pour un comédien inventant sur la scène tout ce qui lui passe par la tête; ou bien, si je voulais être trop véridique, je m’exposais aux traits de la médisance. J’ai donc évité de m’étendre trop longuement sur les événements contemporains, surtout parce que je me trouvais dans l’obligation de dire du mal de l’empereur Constantin Monomaque.

J’étais honteux de ne pouvoir lui prodiguer toute espèce d’éloges. J’aurais manqué aux devoirs de la reconnaissance si, en récompense des bontés et des bienfaits dont il m’avait comblé, je n’avais pas dit du bien de lui. Bien que le rôle d’un philosophe soit de mépriser tout ce qui est vain sur la terre, en se bornant au strict nécessaire et en considérant tout le reste comme un accessoire inutile à la vie humaine, ce n’était pas une raison pour que je devinsse ingrat envers le basileus, qui m’avait tant honoré et élevé au-dessus des autres. D’ailleurs, à quoi sert de taire la vérité? Dès le commencement de son règne, sortant de l’état obscur où je végétais auparavant et passant par tous les degrés hiérarchiques, je parvins à une brillante position. Constantin Monomaque m’honora d’une pleine confiance, de telle sorte que je n’ignore rien de ce qu’il a fait soit en public, soit en particulier. Aussi est-il juste que je parle plus longuement de lui que des autres empereurs. ». C’est ainsi que Psellos cherche à se justifier de son ingratitude.[17]

« Quand Constantin IX fut devenu basileus par son mariage avec Zoé, poursuit notre historien, il ne prit pas de suite vivement la direction des affaires publiques. Comme ébloui par ce brusque changement de fortune, il ne pensa d’abord qu’à s’amuser. Sa nature vraie était éminemment frivole. Durant son long exil il avait enduré de grandes souffrances. Une fois sur le trône, sa première pensée fut de se dédommager des peines passées par la plus grande somme de jouissances possible. Le Palais Sacré pour lors lui représentait uniquement les rives heureuses, les ports tranquilles et doux de la royauté où il venait d’aborder et de trouver un repos délicieux après avoir été si longtemps ballotté par tant de tempêtes. Soucieux avant tout de n’être point rejeté en pleine mer, il ne songea qu’à festoyer, à s’entourer de visages aimables, à récompenser ceux qui le flattaient et le faisaient rire. Le trésor public fut aussitôt dissipé par lui en toutes sortes de prodigalités. Absolument inconscient des obligations si sérieuses qui incombent à un souverain, ne voyant dans l’obtention du pouvoir suprême que la fin de toute peine, il abandonna à d’autres le soin de l’administration de l’État, consacrant à peine quelques instants chaque jour à l’expédition des affaires, tout entier à cette existence de plaisirs qui avait été la constante aspiration de sa vie et que la toute-puissance venait de lui rendre si facile. Comme la frivole Zoé partageait les mêmes goûts, elle se montra de suite enchantée de ces dispositions de son nouvel époux qui ne fit pas le plus léger effort pour devenir un souverain sage et politique. Son indifférence absolue pour les affaires de l’État eut sur celles-ci un contrecoup désastreux bien qu’il ait eu le rare bonheur d’avoir eu à son service des ministres aussi capables que parfaitement honnêtes. »

« Toutes ces métaphores, dit, de son côté, M. Rambaud, dont Psellos use pour nous décrire l’impression que fit sur Monomaque son arrivée au pouvoir, nous édifient sur le pauvre caractère de ce basileus. Jadis brave et actif dans les positions subalternes, il considéra l’Empire comme une retraite et le pouvoir comme le moyen de se donner du bon temps. Il voulait être heureux et rendre heureux au moins ceux qui l’entouraient. Il laissa les deux impératrices piller le trésor pour satisfaire à leurs manies, il ne savait rien refuser à personne. A lui-même surtout il ne refusait rien, se laissant aller, nous le verrons, à son penchant pour le sexe. Après le gouvernement de femmes, on eut un gouvernement de viveur qui, joyeusement, conduisait l’Empire à sa perte. »

Ce basileus, en somme fort médiocre, malgré certaines qualités, avait une passion vulgaire et enfantine pour les bouffonneries les plus triviales, c’est toujours Psellos qui nous renseigne. Tout homme qui savait le flatter, surtout le faire rire, pouvait considérer sa fortune comme assurée. Ici nous touchons à un des plus vilains côtés du règne, à une des pires pauvretés de ce pauvre caractère. Il existait pour les promotions aux divers grades de dignitaires et aux divers rangs de fonctionnaires d’antiques coutumes, des règles fixes et immuables, strictement définies. Constantin, refusant de se conformer à ces traditions, comblait en une fois de titres et de places les favoris d’une heure. Peu s’en fallut qu’il ne remplit ainsi le Sénat de gens de rien qui n’avaient pas le moindre droit à faire partie de cette haute assemblée. Du moins cette profusion de dignités accordées de droite comme de gauche n’était point ruineuse en elle-même et puis elle devint une occasion incessante de réjouissances et de festivités qui firent que la multitude peu clairvoyante put croire à une ère de prospérité sans borne. Malheureusement Monomaque montrait pour le moins la même prodigalité dans le gaspillage irréfléchi des deniers publics, suivant en cela l’exemple inauguré par la prodigue Zoé, même par Théodora dans leur règne si court avant son accession au trône. Cette prodigalité qui lui a peut-être été comptée à qualité par certains historiens, était en réalité un défaut haïssable.

« L’État, continue Psellos, était encore dans la meilleure situation financière à l’avènement de ce prince. On ne s’aperçut donc pas de suite que les affaires publiques dépérissaient, mais les principes déréglés affichés par Monomaque qui ne considérait que les privilèges et non les devoirs de sa position de souverain leur inoculèrent promptement à partir de ce moment des germes de maladie grave. »

Monomaque n’était cependant pas sans qualités. Ses mœurs étaient simples, sans prétention. Il excellait à gagner de suite les gens par sa franche et active bonté. Il était d’esprit vif, naturellement éloquent, exprimant sa pensée avec grâce. Jamais fier ni hautain, nullement vindicatif, toujours de bonne humeur, même dans les circonstances difficiles, il avait en somme ce qu’on appelle un très bon caractère. Il oubliait facilement le mal qu’on lui avait fait. Il se montra constamment plein de mansuétude pour ses ennemis vaincus Pour lui faire accepter les choses les plus sérieuses, il suffisait d’une entrée en matière sur le mode frivole. Psellos, qui s’efforce de s’exprimer impartialement sur le compte de ce souverain auquel il devait tant, et qui ne se gêne pas, on l’a vu, pour le critiquer sévèrement, le comparant prétentieusement à Alexandre, à César, et à d’autres grands hommes de l’antiquité, déclare qu’inférieur à ceux-là en énergie virile, il les dépassa de beaucoup en autres belles qualités: Il cite cet exemple que chaque fois qu’il devait prononcer une condamnation à la prison ou au bannissement, il était comme désespéré de devoir se montrer si sévère. Il se défiait à tel point de sa clémence naturelle qu’il avait pris coutume de s’engager par serment vis-à-vis de lui-même à ne point commuer une sentence qu’il s’était vu dans la nécessité de rendre. Dans toutes les circonstances où il ne dépendait que de lui, il se montrait aussi bon que compatissant. Psellos cite encore ce trait touchant: un homme riche avait été convaincu de péculat dans la gestion de certains fonds affectés au service de l’armée. Condamné à une amende supérieure à toute sa fortune personnelle, il n’avait plus pour perspective qu’une vie misérable sous le poids d’une dette éternelle qui passerait à ses enfants. Comme c’était le Trésor public qui devait percevoir l’amende, il devenait bien inutile d’adresser une supplique à une institution forcément inexorable par son essence même. Le coupable avait obtenu du basileus une audience à laquelle Psellos fut présent en sa qualité d’« asecretis ». L’infortuné se déclara prêt à faire abandon de tout ce qu’il possédait, pourvu que le surplus de sa dette ne fût pas maintenu à sa descendance. Pour bien démontrer qu’il entendait se dépouiller de tout son avoir, il se mit à ôter jusqu’à ses vêtements en présence du basileus. Celui-ci, ému aux larmes, prit à son compte toute la dette du pauvre diable.

Certainement Monomaque n’avait point par lui-même d’intentions mauvaises. Ce fut sa destinée et non sa faute s’il ne fut point un monarque plein de sagesse et de sérieux. Ce fut un piètre souverain, mais un prince infiniment séduisant, et l’on comprend fort bien l’indulgence à son endroit d’un historien comme Psellos. Le jugement très favorable de Michel Attaliatès ne nous surprendra pas davantage, qui affirme qu’il se conduisit en bon souverain jusque vers la fin de son règne et qu’alors seulement il se transforma du tout au tout. « Constantin donnait largement, dit cet historien. Sa générosité était véritablement impériale. Il se montrait plein de sollicitude pour l’armée, mais en même temps, il était adonné à la luxure et à la bonne chère. » La phrase louangeuse sur la générosité naturelle de Monomaque nous remet en mémoire l’observation de Psellos, que cette prodigalité du prince tant blâmée par lui pourrait bien avoir été tenue à qualité par d’autres écrivains. Michel Attaliatès note également l’amour immodéré de Monomaque pour le plaisir et pour toutes les distractions d’ordre inférieur. Il en donne cet exemple curieux que Monomaque fit venir pour le divertissement du peuple de la capitale, un éléphant et une girafe, animaux pour lors extraordinaires, qu’il nous décrit en détail! Ce n’était là rien de bien coupable. « Constantin, dit-il encore, avait des goûts infiniment fastueux. Suivant la mode de ses prédécesseurs, il fit édifier à Constantinople un beau monastère et une magnifique église. Il les dédia à saint Georges et les entoura de pelouses charmantes.[18] Il construisit également un hospice. » Vraiment il n’y a là rien de très blâmable.

Psellos insiste ensuite très longuement sur le grand amour que Monomaque portait aux lettres. Il profite du reste de cette circonstance pour nous entretenir surtout de lui-même. « Constantin IX, nous dit-il, n’était versé ni dans les lettres ni dans la philosophie, mais il les goûtait fort. Il s’ingénia à réunir de toutes parts autour de lui au Palais Sacré tout ce que l’Empire contenait d’hommes les plus lettrés et les plus savants qui presque tous étaient d’un âge déjà avancé. Pour moi, j’avais alors environ vingt-cinq ans et j’étudiais avec ardeur la rhétorique et la philosophie, surtout la seconde de ces sciences. Je touchais aussi quelque peu aux sciences physiques ». Notre verbeux auteur entame ainsi, vraiment bien hors de propos, son propre éloge sans modestie aucune. Il raconte en termes prolixes son voyage à travers la science et les grands noms de l’antiquité. Il nous dit son enthousiasme « pour l’admirable Proclus, auprès duquel il a tant appris ». « J’ai touché, s’écrie-t-il, à toutes, les sciences, à tous les arts, à toutes les connaissances sans exception ». Il estime à l’opposé de beaucoup d’autres qu’on ne doit point mépriser la rhétorique par amour pour la philosophie, ou la philosophie par amour pour la rhétorique. Il faut au contraire chercher à associer ces deux sciences en une combinaison pleine d’élégance. « C’est ce que, dit-il, j’ai pour ma part constamment tenté de réaliser ». Il bavarde ainsi durant de longues pages.

« Dès ma plus tendre enfance, on pouvait deviner ce que je serais un jour, nous dit-il encore, parlant comme toujours de lui-même sans modestie. » Avec quelle infatuation naïve ne nous raconte-t-il point sa première entrevue avec Constantin Monomaque: « Le basileus, à ce moment, ne me connaissait point encore. Il n’en était point de même de son entourage qui l’entretenait constamment de moi, de mes dons si variés, de la grâce de mon éloquence, car il est connu que mes discours sont fleuris, même quand je disserte des choses les plus simples. Sans effort, j’ai dans ma, façon de m’exprimer des douceurs naturelles que j’ignorerais si beaucoup de mes interlocuteurs ne m’en faisaient constamment compliment, charmés qu’ils sont de m’écouter parler. Ce sont ces dons qui me recommandèrent à la bienveillance de Monomaque et la pure grâce de mon langage devint ainsi l’artisan en même temps que la récompense de mes plus intimes succès. Lorsque je fus présenté à Constantin, je ne lui adressai point de discours fleuris, je ne cherchai point à faire le beau parleur. Je lui dis simplement mes origines et quelles études j’avais faites. Lui, nature enthousiaste, fut de suite charmé par mes récits. Peu s’en fallut qu’il ne m’embrassât sur l’heure, tant ma parole s’était emparée de son esprit. Lui, d’ordinaire très fermé, s’ouvrit de suite à moi me découvrant son cœur. Personne ne pouvait pénétrer chez lui sans permission. Mais moi, je possédais la clef des portes de son âme, et peu à peu j’ai connu tous ses secrets. » Et le naïf et vaniteux écrivain termine sur cette apostrophe au lecteur: « Excusez, je vous prie, cette digression, je ne m’y suis point laissé entraîner par orgueil, mais bien pour vous fournir la preuve que tout ce que je vais raconter sur ce règne sera la stricte vérité »!

« Une des causes, poursuit Psellos, qui développa le plus chez Monomaque l’amour immodéré d’une vie de plaisir, ce furent les habitudes si frivoles des deux basilissæ, leur goût passionné pour toutes sortes de petites distractions joyeuses ou futiles. Le basileus, s’imaginant que c’était déférence de leur part envers ses préférences à lui, désireux de ne les contrarier en rien, s’efforçait de faire aux deux vieilles princesses la vie la plus douce. A la suite de certains incidents aussi scandaleux qu’étranges, sur lesquels je reviendrai tout à l’heure, il faillit se brouiller avec elles, mais Zoé n’y voulut jamais consentir, soit qu’elle fut de force à dissimuler sa jalousie, soit que l’âge eût amorti ce défaut chez elle. Les deux époux continuèrent donc à demeurer très unis jusqu’au moment de la mort de la basilissa, survenue en 1050 seulement. Quant à Théodora, rentrée de suite au second plan, elle retomba presque aussitôt dans son ancienne existence retirée. Elle vécut dès lors dans une retraite silencieuse avec sa petite cour dans une aile du Grand Palais, conservant du reste ses titres de basilissa et d’augusta et une certaine action dans le gouvernement commun. Son principal plaisir ici-bas demeura d’amasser de l’argent. Le peuple qui l’aimait veillait à ce qu’elle ne fût point lésée dans les privilèges et les honneurs auxquels elle avait droit. Dans certaines circonstances solennelles, elle continuait à se montrer en public aux côtés de son beau-frère et de sa sœur.

Ni Théodora ni Zoé même, c’est toujours Psellos qui parle, n’attachaient d’importance au luxe en lui-même. Elles ne tenaient aucunement à avoir une maison montée sur un pied de haute élégance et de raffinement, pas plus qu’à posséder des parcs de plaisance ou de beaux jardins. Elles avaient horreur de la nature des champs, n’ayant nul besoin de l’air pur de la campagne ni des félicités rustiques. Leurs goûts étaient tout à fait citadins et sédentaires. J’ai dit ceux de Théodora; ceux de sa sœur Zoé étaient tout à fait particuliers. Elle avait une sorte de passion maladive pour toutes sortes de parfums provenant de l’Inde ou d’autres pays lointains, surtout les bois de senteur. En pénétrant dans sa chambre à coucher, on se croyait plutôt dans un laboratoire. Il y régnait une température extraordinairement étouffante, supportable en hiver, mais qui, en été, devenait un supplice. La cause en était un feu énorme sans cesse allumé au centre de la pièce, autour duquel s’agitaient une foule de femmes de service, perpétuellement occupées à broyer, piler ou mélanger des onguents, des baumes et des parfums de toute espèce. L’une s’occupait à peser ces ingrédients, l’autre à les mêler, à les pétrir, l’autre à les distiller ou à les faire bouillir. Elle-même, comme insensible à cette effroyable chaleur, même durant la pire canicule, dirigeait ce docile troupeau. Qui désirait gagner ses bonnes grâces n’avait qu’à lui envoyer quelque épice rare ou quelque parfum de prix. Tout ce qu’elle fabriquait de la sorte, toutes ses recettes les plus précieuses étaient du reste uniquement consacrées aux besoins du service religieux dans les églises, car elle était infiniment dévote. Comme elle ne s’occupait pas d’autre chose que de cette fabrication pieuse, le basileus avait tout loisir pour poursuivre de son côté ses amourettes. La religion de la basilissa était profonde; Psellos nous en fait un tableau ému. Elle avait toujours le nom de Dieu à la bouche. « Elle a surpassé, nous dit-il, dans son amour pour Dieu, toutes les femmes et tous les hommes de son temps, Dieu l’en a récompensée en la faisant atteindre jusqu’aux régions les plus sublimes de la lumière spirituelle la plus pure »: Sa dévotion aux Icônes était infinie. Psellos a ici un long récit de cette piété de la vieille princesse pour une de ces images qu’elle entourait d’une dévotion puérile et bruyante, allant jusqu’à l’idolâtrie la plus écoeurante, jusqu’à la crédulité la plus prodigieuse

« Je l’ai vue souvent, dit-il, dans des circonstances difficiles, embrasser la divine Image, s’entretenir avec elle comme avec une personne vivante, l’invoquer sous les plus beaux noms, quelquefois étendue sur le plancher, arrosant la terre de ses larmes, se frappant la poitrine à grands coups de poing. »

« Depuis que la couronne était tombée en quenouille, dit fort bien M. Rambaud, l’Empire byzantin était une véritable gynécocratie. Les princes époux gouvernaient, mais c’était la « Porphyrogénète » qui régnait. Dans l’appartement des hommes était la force, dans l’appartement des femmes étaient le droit et la légitimité. C’était le Gynécée qui faisait et défaisait les empereurs. Zoé, obligée par les moeurs publiques à la réclusion, comme l’avaient été les matrones athéniennes de l’antiquité, comme le seront les boïarines et les tsarines moscovites du XVIe siècle, y vivait entourée d’eunuques, de moines et de bouffons. Les mystères de ce Harem chrétien, qui annonce déjà le Harem des Sultans, nous étaient mal connus avant la publication des mémoires de Psellos. Initié comme ministre à toutes ces intrigues, il nous les dévoile avec une complaisance qui n’est pas exempte de malice. Parfois, la liberté de son langage et la crudité de ses aperçus physiologiques sont une preuve que la naïveté hardie de l’âge antique se conciliait encore avec la pruderie et le raffinement byzantins. »

On sait que Monomaque, avant d’épouser Zoé, avait été déjà marié deux fois. Quand sa seconde femme, qui était de l’illustre famille des Skléri, avait expiré, n’osant contracter une de ces troisièmes noces que l’Église orthodoxe réprouvait si fort, il avait fait bien pis. Au moment même où il semblait en coquetterie réglée avec la basilissa Zoé, il vivait déjà en concubinage avec une jeune veuve nommée Skléréna, propre nièce[19] de sa seconde femme décédée, donc issue elle-même de la plus haute aristocratie byzantine. Elle était fort belle et avait été fort sage jusque-là. Elle était sœur de Romain par, petite-fille par conséquent du fameux prétendant Bardas par qui avait disputé l’Empire au grand Basile. Monomaque l’avait séduite, nous dit Psellos, en la comblant de cadeaux, en la fascinant par la violence de ses déclarations amoureuses ou par d’autres moyens encore. Ils s’adoraient littéralement et ne pouvaient supporter l’idée de vivre séparés.

Éprise pour son séduisant amant de la plus violente passion, Skléréna avait pour lui tout sacrifié, honneurs, fortune, avantages d’une grande alliance et l’avait suivi résolument dans son long et dur exil, l’entourant de ses soins, lui prodiguant les consolations et les encouragements, disposant en sa faveur de tout ce qu’elle possédait, en un mot s’efforçant de lui adoucir par tous les moyens sa triste existence de banni. Toutefois Constantin n’avait osé à ce moment contracter avec elle un troisième mariage, qui aurait pu l’exposer, lui simple particulier, à la rigueur des censures ecclésiastiques. Quand il eut été rappelé à Constantinople dans les circonstances extraordinaires que l’on sait, elle, qui était demeurée seule à Mételin et qui l’avait vivement poussé à accepter ce retour triomphal, espéra un moment qu’il allait, l’épouser, mais quand elle eut appris que, passant cette fois, à cause de cette. alliance si brillante avec Zoé, sur l’obstacle canonique des troisièmes noces, il devenait le mari de la vieille basilissa, elle crut bien que tout était fini pour elle et trembla d’attirer sur sa tête la jalousie de sa nouvelle toute-puissante rivale!

Constantin, de son côté, dans son élévation si prodigieusement inattendue, n’avait eu garde d’oublier l’amie fidèle et tendre des jours malheureux! « Quand il contemplait Zoé, dit Psellos, avec les regards des sens, il voyait sa maîtresse Skléréna avec les yeux de l’âme. Il serrait l’une dans ses bras, mais l’autre habitait dans son être même comme une relique très chère. » Ce qui devait arriver fatalement arriva. Constantin Monomaque, presque aussitôt après son avènement, sourd aux conseils de la raison comme et ceux de ses amis, sans aucune considération pour la jalousie possible de la vieille et ardente basilissa, insensible même aux instances de sa très sage soeur Euprepia qui le suppliait de ne point en venir à une telle extrémité, dès la première entrevue qu’il eut avec Zoé, ne craignit pas de l’entretenir de sa bien-aimée Skléréna. Naturellement il ne lui parla point d’elle comme ayant été ou étant encore sa maîtresse, mais comme d’une amie qui aurait eu beaucoup à souffrir pour sa propre famille, puis pour lui-même. Il lui exprima son désir ardent de la voir rappelée d’exil et munie d’un établissement convenable.

La bonne basilissa Zoé qui n’était plus aussi jalouse, dit Psellos, parce qu’elle avait beaucoup souffert et parce qu’elle n’était peut-être plus d’âge à éprouver ce sentiment avec quelque violence, se rendit immédiatement au désir si chaleureusement exprimé par son nouvel époux. Skléréna, qui croyait que les plus terribles malheurs allaient fondre sur elle dans son île lointaine, vit soudain avec ravissement apparaître les messagers impériaux chargés de la ramener à Constantinople avec une escorte d’honneur. Ceux-ci lui apportaient des lettres du nouveau basileus, une même de la basilissa, l’assurant de leur bienveillance, l’engageant vivement à regagner de suite la capitale. Ainsi fut fait. Skléréna reçut d’abord un accueil assez médiocre et n’eut qu’une maison très modeste avec un personnel peu nombreux. Mais bientôt le basileus, demeuré fort amoureux, transforma le pavillon très simple qui l’abritait en une habitation infiniment plus spacieuse. Ce fut surtout une excuse pour aller fréquemment retrouver la favorite. Sous prétexte de lui créer une demeure digne de la meilleure amie d’un souverain tel que lui, il la dota d’un véritable palais. Sous prétexte aussi de surveiller par lui-même les travaux, il se rendait sur les chantiers plusieurs fois par mois. En réalité, c’était uniquement pour rencontrer sa chère Skléréna. Il se rendait chez elle en compagnie d’une suite à laquelle il faisait servir une collation, tandis que lui courtisait à loisir son amie. Bientôt ce fut un jeu pour ceux qui désiraient obtenir quelque faveur de proposer au souverain une de ces visites qui faisaient sa joie, mais qu’il n’osait toujours décider de lui-même. Le prétexte était aussitôt accepté que trouvé. Le basileus ravi donnait incontinent son acquiescement à une requête qui le comblait d’aise et l’habile courtisan qui avait discrètement amené ce résultat voyait pleuvoir sur sa tête les témoignages de la faveur impériale.

Tout ce récit est de Psellos. Zonaras, de son côté, affirme que Monomaque commença pour les mêmes raisons la construction du célèbre monastère de Saint-Georges de Mauganes qui fut une des gloires artistiques de son règne, c’est-à-dire pour avoir un motif d’aller voir son amie tant aimée qui pour lors habitait près de là la maison dite du « Kynégion ». C’était là précisément le pavillon que Constantin avait fait transformer en palais pour Skléréna.[20] Skylitzès, nous le verrons, affirme que Monomaque épuisa littéralement le trésor pour l’édification de son cher couvent.

Bientôt le basileus qui, au début, avait soigneusement dissimulé sa passion et semblait en éprouver quelque honte, cessa de se cacher et fréquenta ouvertement et constamment Skléréna. Au scandale de tous, il ne la traitait plus en simple concubine, mais comme si elle eut été sa véritable épouse. Il mettait le trésor au pillage à son intention et lui accordait aussitôt tout ce qu’elle demandait. C’est ainsi qu’un jour, ne sachant comment lui être agréable, ayant trouvé au Palais un coffre de métal précieux orné de peintures et de bas-reliefs, probablement quelque coffret émaillé, véritable merveille artistique, il le lui envoya plein d’or et de joyaux. Sans cesse il lui faisait des cadeaux aussi somptueux. Rapidement donc ces amours impériales devinrent tout à fait publiques, et, chose inouïe, Monomaque, enhardi par cette impunité même, obtint facilement de la bonne et faible Zoé que sa maîtresse vint vivre officiellement auprès d’elle et de lui au Grand Palais. On installa pour Skléréna au Gynécée un appartement princier. Chose plus incroyable encore, une sorte de contrat, de traité d’alliance, qu’on appela au Palais « le contrat d’amitié », fut rédigé par écrit sous l’inspiration du basileus amoureux et signé par les deux femmes, la vieille épouse et la jeune concubine. On alla jusqu’à entourer la cérémonie de la signature de ce prodigieux document d’un certain apparat. Une salle du Palais fut disposée et ornée à cet effet et, scandale sans précédent, le basileus y vint siéger entre Zoé et Skléréna durant que les sénateurs, convoqués officiellement pour donner par leur présence un semblant de régularité à cette extraordinaire convention, la ratifiaient officiellement en rougissant de honte, la plupart même en proférant à voix basse des paroles de colère. « Cela n’empêcha point, dit Psellos, que, fidèles à leur servilité, à leur frivolité accoutumées, ils ne tissent en public l’éloge enthousiaste de cet infâme traité comme s’il était vraiment tombé du ciel, affectant de le considérer comme le plus aimable et le plus innocent des contrats.

Comme conséquence immédiate de cet arrangement inouï, Skléréna reçut le titre officiel de « Sébaste », ou d’« Augusta » par lequel on la désigna dorénavant et s’installa définitivement au Palais en qualité de seconde ou plutôt de troisième impératrice. Et le plus étonnant c’est qu’alors que tous ou presque tous à la cour souffraient pour Zoé de cette humiliation suprême, seule la vieille basilissa ne parut en éprouver aucun chagrin. On la vit sourire à la favorite d’un visage joyeux, souvent l’embrasser avec tendresse. Toutes deux avaient coutume de conférer ensemble des affaires publiques avec Monomaque. Lui écoutait successivement l’avis de chacune et parfois suivait celui de Skléréna. On vit paraître celle-ci dans toutes les cérémonies officielles à côté du basileus entre Zoé et Théodora. C’est toujours à Psellos que nous devons la plupart de ces curieux détails. Lui qui aimait à être bien avec tout le monde, alla faire sa cour à la Sébaste et fut bien reçu d’elle. Elle sut le prendre par sa vanité de sophiste: elle l’écouta. Il nous a laissé d’elle un portrait séduisant:

« Sans être belle au vrai sens du monde, la jeune femme prêtait peu à la critique tant toute sa personne était harmonieuse, avenante, pleine de grâce. » Quant aux qualités de son cœur plein de douceur, elles paraissent lui avoir entièrement gagné l’amitié de tous, de Psellos en particulier car il nous en fait le plus enthousiaste éloge. « Elle eut fasciné des rochers, dit-il, par sa grâce, par la noblesse de ses sentiments. Elle avait les plus généreuses aspirations. Elle s’exprimait dans une forme délicieuse, entièrement personnelle. Ses discours étaient fleuris, raffinés, harmonieux. Elle avait une voix incomparable, une diction aussi exquise que le timbre en était suave. Tout ce qu’elle disait prenait un charme naturel infini, et, quand elle parlait, des grâces inexprimables l’accompagnaient. Elle aimait à me séduire en m’interrogeant de sa douce voix sur les mythes helléniques, mêlant à sa conversation ce qu’elle avait appris à d’autres hommes de science. Elle possédait à un degré que nulle femme n’a jamais atteint le don de savoir écouter. Elle était très fine d’oreille, non pas naturellement, mais comme elle n’ignorait point qu’on médisait constamment d’elle presque sons ses yeux, sitôt qu’elle voyait quelqu’un parler à voix plus basse, elle savait qu’il était question d’elle et en était ainsi arrivée à saisir les moindres sons. Ces souvenirs de Psellos sont curieux. On aimerait à pouvoir se représenter ce jeune philosophe de vingt-cinq ans, érudit autant que prétentieux, entretenant son exquise interlocutrice, cette Pompadour du XIe siècle byzantin, des plus aimables récits sur l’histoire et la mythologie helléniques, les entremêlant de jeux de mots précieux, de compliments adroits, d’adulations élégantes autant que subtilement dissimulées.

Psellos raconte l’anecdote suivante qui se rapporte aux débuts du règne de Constantin Monomaque. « Une fois que nous autres les « asecretis » impériaux, c’est-à-dire les secrétaires du basileus, nous étions réunis, nous assistâmes au spectacle grandiose d’une procession solennelle de toute la cour se rendant à une fonction. En tête du cortège imposant marchaient les deux souverain Zoé et Théodora. Après celles-ci venait l’Augusta Skléréna, car tel était son titre officiel.[21] Comme la procession se dirigeait vers le lieu de la fête, la foule urbaine contemplait pour la première fois ce spectacle extraordinaire de la maîtresse du basileus paraissant en public avec les deux princesses. La stupéfaction de tous, pour ne pas dire plus, fut extrême. Soudain on entendit un courtisan, certainement un homme expert dans l’art de flatter, répéter à haute voix les deux premiers mots de deux vers de l’Iliade.

Or, dit M. Bury, en ces temps si reculés qui nous semblent si barbares, Homère était peut-être aussi familier parmi les personnes cultivées de la société byzantine que Shakespeare l’est de nos jours parmi les membres de la société anglaise la plus raffinée. Skléréna entendit fort bien l’allusion. Elle ne dit rien pour l’heure, mais, le spectacle terminé, elle courut retrouver le personnage en question pour lui demander l’explication de ces deux paroles qu’elle redit très correctement. Lorsqu’elle eut compris le sens de la citation, elle s’en montra très fière et récompensa l’habile flatteur avec sa générosité accoutumée. Le basileus, pour lui attirer à la fois l’amitié des souverains et celle de toute la cour, mettait constamment à sa disposition des sommes très considérables.

« Elle se conciliait, nous dit encore Psellos, la bonne grâce des deux impératrices en les comblant chacune de ce qu’elles affectionnaient le plus, en donnant à Zoé beaucoup d’argent non pour le thésauriser, mais pour le distribuer à d’autres, puis encore toutes sortes de drogues et d’épices des Indes, surtout des bois de senteur, des baumes naturels de toutes espèces, des olives très petites, des baies de laurier très blanches, tous les ingrédients en un mot nécessaires au goût passionné de la vieille femme pour la confection des parfums, à Théodora, par contre, des pièces de monnaie anciennes,[22] dont elle avait un grand nombre et pour lesquelles elle avait fait faire tout exprès des coffres en métal, médailliers précieux du onzième siècle à Byzance.

Ces petits cadeaux remis avec une grâce parfaite étaient cause, poursuit le chroniqueur, que les deux souverains adoraient littéralement la charmante Skléréna. Zoé, calmée par les ans, n’éprouvant plus aucune souffrance de jalousie à son égard. Quant à Théodora, qui avait tout ce qu’elle pouvait désirer, elle se souciait bien moins encore d’en vouloir à la séduisante jeune femme.

Rien ne peut donner une idée des prodigalités de la favorite. Tout ce que le grand Basile, dit Psellos probablement avec beaucoup d’exagération, avait accumulé dans le trésor durant tant d’années à la sueur de son front, était maintenant pour Skléréna qui n’en faisait que quelques bouchées. Toutes ces sommes énormes s’en allaient vite et gaiement en largesses de toutes sortes. « Bientôt, conclut philosophiquement notre chroniqueur, il n’en resta plus rien, mais je n’en suis pas encore là de mon récit. »

Cette réunion prodigieuse de ces quatre personnages si disparates se partagea fort aimablement les appartements du Grand Palais. Le basileus occupa ceux du milieu. A sa gauche et à sa droite demeuraient les deux impératrices. L’Augusta habita la portion de la résidence impériale plus spécialement connue sous le nom de Palais Sacré. Ces trois femmes si incroyablement associées dans une vie commune usaient les unes envers les autres de procédés d’une délicatesse tout à fait extraordinaire. Jamais l’impératrice Zoé n’allait trouver son époux dans ses appartements sans s’être préalablement informée si Skléréna ne s’y trouvait point. Dans le cas affirmatif elle restait chez elle. La foule disait que, par une sorte d’accord secret, ces deux femmes étaient convenues de posséder le prince en commun et comme par indivis.

Tout ceci ne laissait pas que de scandaliser fort le grand public. Un jour même le peuple s’impatienta et faillit prendre très mal ce mépris de l’opinion. J’ignore pour quel motif Psellos a passé sous silence la sédition populaire dont parle Skylitzès survenue le neuvième jour du mois de mars de l’an 1044 sous le coup de l’indignation contre la toute-puissante favorite qui semblait considérer les deux impératrices légitimes, tant chéries de la foule urbaine, comme des quantités négligeables. L’éclat indécent dont elle brillait éclipsant même la basilissa révoltait les esprits. Déjà on se répétait tout bas que cette ambitieuse maîtresse, pour régner seule, pourrait bien songer à se défaire à la fois de Zoé et de Théodora. Une procession devait avoir lieu ce jour-là en l’honneur des Saints Martyrs dont c’était la fête très populaire à Byzance. Le basileus était sorti du Palais entouré de la garde scandinave armée de longues lances. Il avait d’abord suivi à pied parmi les champs sacrés et les euphémies la fonction qui s’en allait d’abord au très saint temple palatin de Notre Sauveur de la Chalcé. Puis, étant monté à cheval, il avait voulu se rendre toujours en procession à la non moins sainte église des Quarante Martyrs élevée par les empereurs Tibère-Constantin et Maurice-Tibère sur la Mesa non loin de la colonne de Phocas. C’est alors que parmi la foule immense des spectateurs assemblés sur la grande place devant le Palais des murmures se font entendre, un cri unanime retentit soudain par toutes les rues de la grande Ville: « Nous ne voulons point de Skléréna pour notre basilissa. Nous ne voulons pas qu’à cause d’elle nos mères, les Porphyrogénètes Zoé et Théodora soient en danger de périr ». Le peuple désignait ainsi les deux basilissæ et, pour ce mot de « Mères » il usait d’un terme familier touchant. Et subitement éclata, comme par enchantement, un tumulte effroyable. Le peuple entier se précipita avec fureur sur le basileus cherchant à le tuer. Ce fut la toujours bonne et généreuse Zoé qui s’entremit personnellement pour faire cesser les troubles. Il fallut, qu’avec la promptitude de l’éclair les deux basilissæ se montrassent aux fenêtres du Palais d’où elles haranguèrent la foule. Finalement elles réussirent à la calmer. Sans cette heureuse intervention, dit Skylitzès, il y aurait eu des morts en grand nombre. Le basileus eut peut-être bien péri lui aussi. Lorsque tout fut rentré dans le calme, Monomaque, renonçant à poursuivre cette procession si périlleuse, rentra au Palais. Les chroniqueurs musulmans, Ibn el Athir et Aboulfaradj, ajoutent ce trait curieux que les « étrangers musulmans, juifs, arméniens et autres », très nombreux dans la capitale, qui, dans un but suspect, faisaient courir le bruit mensonger que le basileus avait fait périr les deux basilissæ, et qui avaient même voulu envahir le Palais à cette occasion, furent expulsés en masse de la capitale, après que Monomaque eut fait voir au peuple pour le calmer ses deux souveraines bien vivantes. Ordre fut donné à tout étranger fixé depuis moins de trente années à Constantinople de déguerpir dans le délai de trois jours sous peine d’avoir les yeux crevés. Plus de cent mille personnes auraient ainsi quitté la ville, On ne fit guère exception que pour douze étrangers qui inspirèrent confiance au gouvernement du basileus. Une variante du récit de Cédrénus, insiste encore sur l’exaspération générale qu’excitait aussi bien dans les rangs du Sénat et de l’aristocratie que parmi le menu peuple la situation si irrégulière et si en vue de la fille des Skléri. Le fameux religieux Stéthatos, dont il sera question plus loin lorsque je dirai l’histoire du Schisme, très célèbre et populaire à cette époque à Byzance pour ses extraordinaires vertus ascétiques, qui était demeuré quarante jours sans prendre aucune nourriture, et qui, pour cette cause, jouissait d’une immense faveur populaire, poussé par l’indignation de toutes les classes, depuis la rue jusqu’au Palais, tenta vainement de mettre un terme à ce scandale. Il ne craignit pas de reprocher publiquement au basileus sa conduite. Mais ce fut en vain. Monomaque, complètement asservi par la belle créature, ne prêta aucune attention à ces exhortations. C’était bien le véritable « homme à femmes » qui ne vivait que pour elles, et ensorcelait aussi bien la jeune maîtresse que la vieille épouse! Stéthatos, dit le chroniqueur, échoua devant l’amour insensé du basileus que la triomphante jeunesse de la charmante créature affolait positivement.

On rendait donc à ces deux femmes: l’épouse légitime et la belle et jeune maîtresse, les mêmes honneurs, mais souvent la populace injuriait Skléréna. Elles accompagnaient presque toujours le basileus lorsqu’il paraissait en public, l’une à sa droite, l’autre à sa gauche.

Jamais Zoé ne vaquait à des travaux féminins. Jamais elle ne filait ni ne tissait. Elle se négligeait affreusement à mesure qu’elle prenait des ans. « Je ne sais, dit Psellos, s’il en avait été ainsi dès sa jeunesse, mais une fois vieille, elle perdit tout désir de plaire ». Notre chroniqueur raconte à cette occasion diverses anecdotes d’un intérêt secondaire.

« Le basileus, poursuit notre écrivain, méditait certainement d’élever Skléréna au rang de souverain véritable. J’ignore comment il s’y serait pris, mais c’était incontestablement son unique pensée. Hélas, cette unique pensée comme les espoirs triomphants de son amante furent en un moment anéantis par une maladie soudaine qui emporta la jeune femme malgré tous les soins des médecins et la tendresse de son amant. Prise de douleurs de poitrine et de difficulté extrême de respirer, succombant à une pneumonie ou à quelque affection pleurétique, la pauvre créature ne fut bientôt plus qu’un cadavre. Ainsi furent emportés tant de rêves de grandeur. Nous ne savons à quelle date exactement le pauvre basileus amoureux fut accablé par cette affreuse douleur. Ce fut, je crois, dans les premières années du règne. Psellos se refuse à raconter dans son Histoire les regrets puérils, les pleurs et les lamentations de son cher basileus. Comme un enfant au berceau, le pauvre homme se montra incapable de contenir sa passion. « Ce ne sont point là des racontars pour des historiens, conclut philosophiquement notre écrivain, mais bien de simples bavardages. » Skléréna fut ensevelie au beau couvent de Manganes à côté de la sépulture que son impérial amant s’était réservée pour lui-même.

« Assez parlé de Skléréna, retournons à Monomaque, poursuit Psellos. « Pour le basileus, comme, je l’ai dit déjà, le trône représentait surtout le port calme et tranquille après les longues et multiples tempêtes. Avant tout Monomaque désirait avec ardeur ne plus naviguer sur des mers en fureur. » En deux mots et pour en finir avec toutes ces comparaisons poétiques de notre écrivain compliqué, Monomaque n’avait qu’une pensée: vivre en paix et jouir tout à son aise des avantages du pouvoir. Hélas, il n’eut pas ce bonheur parmi tous les troubles intérieurs, toutes les attaques des nations voisines, toutes les calamités enfin qui ont rendu son règne tristement célèbre: convulsions religieuses qui aboutirent définitivement de son temps au grand Schisme de l’Église d’Orient, luttes incessantes et souvent malheureuses aux frontières contre les Turcs Seldjoukides, contre les Arméniens, les Géorgiens, les terribles Russes de Vladimir, les non moins redoutables Petchenègues, les Normands aussi d’Italie, sanglantes révoltes enfin de Georges Maniakès et surtout de Léon Tornikios. Malheureusement le principal historien de ce règne, Psellos, sous prétexte d’être court, a passé volontairement sous silence beaucoup de ces événements et nous demeurons encore à l’heure qu’il est réduits pour ceux-ci aux renseignements si brefs ou si confus des autres chroniqueurs Grecs, des Skylitzès, des Michel Attaleiates et des Zonaras en particulier. Reprenons pour un temps le récit chronologique de ces événements depuis les débuts du règne:

Constantin Monomaque avait choisi presque dès son avènement[23] pour premier ministre Constantin Likhoudès dont il a été question déjà, dont il sera souvent question dans la suite. Déjà une première fois au pouvoir sous le court règne du Kalaphate, Likhoudès fut un des hommes d’État les plus honorables, les plus vertueux, les plus dignes de respect, les plus universels, les plus cultivés,[24] qui aient à cette époque gouverné l’Empire byzantin.

Les premières mesures prises par le nouveau basileus, probablement sous l’influence de cet homme remarquable, furent à peu près celles qui signalaient chaque nouvel avènement à Byzance. Chaque sénateur fut élevé d’un degré. Il fut fait aux dignitaires et au peuple des distributions de dons, de titres et de largesses. Des lettres impériales furent expédiées à tous les gouverneurs des thèmes annonçant l’élévation du nouveau basileus, proclamant que son règne serait consacré à tout ce qui était bien et honnête, à détruire le mal partout. Puis Monomaque, pour des raisons d’ordre politique qui nous échappent, probablement par mesure de précaution, changea les lieux de déportation où achevaient de mourir les grandes victimes des récents événements et les exila beaucoup plus loin. Le malheureux Orphanotrophe qui vivait toujours dans son affreuse solitude du couvent de Monobatæ, fut expédié dans cette île même de Mételin, cette antique Lesbos d’où, par un véritable chassé-croisé plein d’ironie, venait de partir son ancienne victime, le basileus Monomaque en personne, pour monter précisément sur ce trône qui avait été si longtemps la propriété de l’eunuque redouté. Quant aux deux mutins du 21 avril 1042, l’un, le Kalaphate, fut envoyé du monastère d’Eleimón dans l’île de Chio, l’autre, le nobilissime Constantin dans l’île de Samos. L’histoire demeure muette, à partir de ce moment, sur ces deux derniers grands coupables. Ils vieillirent peut-être oubliés et méprisés dans cette existence affreuse dont la perte de vue devait décupler l’horreur. Quant à l’Orphanotrophe, victime plus intéressante, nous savons seulement qu’il continua à vivre dans ce morne exil jusqu’à ce que la main du bourreau eût fait aussi pour lui son œuvre. L’illustre eunuque, frère et oncle d’empereur, si longtemps maître absolu de cet immense empire, périt, on le verra, de mort violente, aussi terrible qu’inopinée.

Une autre mesure prise par le basileus dès les premiers jours de son règne sous le coup de sa passion insensée pour Skléréna eut des suites infiniment graves qui mirent en péril extrême le nouveau règne dès son début. J’ai parlé déjà d’un frère de la favorite nommé Romain Skléros, fils du grand Bardas. Pour faire plaisir à sa maîtresse, le basileus éleva ce personnage médiocre aux très hautes dignités de magistros et de protostrator ou grand écuyer. Romain, au dire de Skylitzès,[25] profita immédiatement de la haute influence qu’il venait d’acquérir pour se venger de son ennemi mortel le fameux Georges Maniakès qu’il haïssait, nous l’avons vu, pour de vieilles et très violentes querelles à propos de questions de propriétés. Maniakès, on le sait, avait été, depuis peu, replacé à la tête des forces impériales dans l’Italie méridionale. Skylitzès et Zonaras sont malheureusement très sobres de détails sur cette hostilité entre ces deux hauts personnages qui eut de si funestes conséquences. Ils disent seulement que Romain Skléros, non content de faire dévaster les terres de Maniakès, situées auprès des siennes dans le thème des Anatoliques, non content de lui avoir pris, assurait-on, sa propre femme, réussit à le faire une fois encore destituer de son haut commandement par le nouvel empereur à peine sur le trône. Ce fut le signal des plus graves catastrophes qui se déroulèrent avec une extrême violence.

Pour la clarté de notre récit, il nous faut repasser pour quelque temps en Italie et reprendre, dans cette contrée, l’historique des événements au point où nous les avons laissés à la fin du règne de Michel IV.

Nous apprenons par Guillaume de Pouille, qui est du reste le seul à nous donner ce renseignement, que déjà sous le règne si court du basileus Michel V, dans le courant de l’hiver de 1041 à 1042, un nouveau catépan byzantin était arrivé en Italie pour remplacer l’infortuné Exaugustos Bojoannès, le vaincu de Montepeloso. Ce « catépan » qui avait nom Synodianos avait débarqué à Otrante, ville demeurée jusqu’ici fidèle à l’Empire, alors que Bari était déjà tombée aux mains des révoltés. Le chroniqueur normand ajoute que ce haut fonctionnaire, ayant sommé les cités d’Apulie alliées aux Normands de le recevoir et de reconnaître à nouveau l’autorité impériale, reçut de celles-ci un refus formel. Il chercha vainement alors à reconstituer une armée pour les y contraindre par la force, mais les forces byzantines avaient péri ou étaient dispersées. Après d’inutiles efforts, après s’être obstiné à séjourner derrière les remparts d’Otrante, il dut, sur un ordre impérial, retourner à Constantinople. Sa mission avait complètement échoué.

L’alliance avec Argyros, le fils du fameux patriote Mélès, alliance que j’ai racontée dans un chapitre précédent, présentait, dit l’abbé Delarc, pour les Normands de Sicile de sérieux avantages dont nous allons voir les fruits. Le fils de Mélès était le représentant autorisé de ce parti de patriotes de la Pouille, de ces « conterati » qui n’acceptaient plus la domination grecque et luttaient depuis de longues années pour l’indépendance de la patrie En mettant Argyros à leur tête, les Normands pouvaient donc compter sur le concours de ce qu’il y avait de plus hardi parmi les indigènes. Guillaume de Pouille raconte, d’une façon un peu légendaire peut-être comment avait été élu le nouveau chef des Normands en février de l’an 1042.

« Argyros, dit-il, pauvre mais plein d’audace et de générosité, refusait d’être le chef d’un si grand peuple, parce qu’il ne pouvait leur donner ni or ni argent. Les Normands répondirent que ce n’était pas de l’or, mais lui qu’ils désiraient, lui dont le père leur avait constamment témoigné de l’intérêt. Cette réponse le décida à se rendre aux prières qui lui étaient faites. Il introduisit de nuit les chefs normands dans Bari, les conduisit à l’église de Saint-Apollinaire et là leur parla en ces termes: « Je n’ai pas de largesses à faire à un peuple puissant, aussi suis-je surpris que vous me demandiez pour chef. Je sais que vous manquez de diverses choses, et ce me sera un chagrin de ne pouvoir vous les donner. » Les Normands répondirent: « Si tu es à notre tête, il n’y aura plus parmi nous de pauvres ni d’indigents. La fortune nous accordera ses faveurs, si tu es notre capitaine. Tu nous conseilleras comme ton père avait coutume de nous conseiller. » Après avoir ainsi parlé, les Normands élevèrent Argyros sur le pavois, et il fut à l’unanimité acclamé prince! »

« Dans la cathédrale de Bamberg où elles reposaient, poursuit l’abbé Delarc, les cendres de Mélès durent tressaillir d’allégresse, car la domination des Grecs de la Pouille semblait toucher à sa fin, et c’était le fils même de Mélès qui devenait le Chef de l’armée libératrice! »

L’accord avec Argyros était à peine conclu que les Normands n’eurent pas trop de toutes leurs forces pour lutter contre un nouvel adversaire infiniment redoutable qui venait d’arriver de Constantinople. Irrité de l’insuccès de la mission confiée à Synodianos, le nouveau basileus Michel Kalaphate avait résolu, peu avant sa chute, d’envoyer en Italie un chef autrement distingué. Dans ce but, il avait rendu la liberté au fameux Georges Maniakès détenu dans une dure captivité, depuis sa disgrâce, à la suite de l’expédition de Sicile. Mais, sur ces entrefaites, Michel Kalaphate étant presque aussitôt tombé du pouvoir le 21 avril de cette même année 1042, la basilissa Zoé, restaurée sur le trône de ses ancêtres avec sa soeur Théodora, reprit plus énergiquement dans le court espace que dura ce double règne féminin les projets de guerre en Italie. Prenant pour elle le projet de Michel V, elle avait confirmé, nous l’avons vu, Maniakès comme catépan des thèmes italiens avec les pleins pouvoirs de généralissime et une armée considérable Pour reconquérir la Pouille perdue par l’incurie de ses prédécesseurs.

Georges Maniakès et son armée débarquèrent déjà à la fin d’avril 1042 à Tarente,[26] quelques jours seulement après la chute du Kalaphate, ce qui, par parenthèse, semblerait indiquer que le mérite d’avoir envoyé en Italie ce chef et cette armée, serait bien tout entier attribuable au seul Michel V et non pas à Zoé qui eut simplement à laisser faire.

« Rien en Maniakès, dit Guillaume de Pouille, qui lui est naturellement fort hostile, n’était digne d’éloge, rien si ce n’est la beauté corporelle: il était rempli d’orgueil et d’une féroce cruauté. » Les chroniqueurs byzantins s’expriment naturellement sur ce fameux capitaine en termes très différents. Hélas, les affaires des Grecs en Italie, durant la longue absence de ce héros, s’étaient bien complètement et bien malheureusement transformées. Loin de songer à de nouvelles conquêtes, il avait maintenant pour mission principale de défendre contre des adversaires devenus presque subitement formidables, les dernières provinces que l’Empire possédait encore dans la Péninsule. Trois ans avaient suffi à révéler la merveilleuse puissance des aventuriers normands que Maniakès n’avait pu conserver au service du basileus. Entrés par trahison dans Aversa et dans Melfi, maîtres désormais de deux places fortes inexpugnables, ils pouvaient descendre chaque année, au moment des récoltes, dans les grasses plaines de la Pouille. Les princes longobards étaient devenus leurs alliés de gré ou de force. Leur influence gagnait de plus en plus au sud vers les possessions byzantines et ils avaient déjà battu deux catépan d’Italie dans trois batailles rangées.[27]

« Après avoir renvoyé sa flotte de Tarente, le nouveau « catépano », agissant avec sa vigueur habituelle, réunit dans cette ville tout ce qu’il put se procurer de troupes fidèles à l’Empire et vint établir son camp puissamment fortifié sur les bords de la Tara qui se jette dans le golfe de Tarente. Le danger parut si grand à Argyros qu’il envoya à Aversa et à Melfi des lettres pressantes, appelant tous les Normands au combat contre l’ennemi commun. Ceux-ci, ainsi que les patriotes apuliens, les « conterati », répondirent à l’appel d’Argyros qui se trouva bientôt à la forteresse de Mottola, sise au nord-ouest de Tarente, à la tête d’une petite armée de sept mille guerriers. Alors Maniakès, ne se sentant pas en forces, abandonnant en hâte durant la nuit son camp retranché de Tara, courut se réfugier derrière les murs de Tarente. Les Normands l’y suivirent avec leurs alliés, mais la forte situation de la ville, protégée de tous côtés par la mer et par de hautes falaises, ne communiquant avec la terre que par un pont facile à défendre, ne permettait pas de la prendre d’assaut. C’était en mai de l’an 1042. Les Normands, surtout l’intrépide Guillaume Bras de fer qui les commandait conjointement avec Rainulfe, le comte d’Aversa et Rodolphe Trineanocte, puis aussi Argyros, firent tous leurs efforts pour attirer hors des remparts Maniakès et ses guerriers. Leurs provocations restèrent sans effet. « C’est ainsi, dit Guillaume de Pouille, qu’un charmeur emploie toutes les ruses de son art pour faire sortir le serpent des entrailles de la terre, où il est en sûreté. Mais, afin de ne pas céder à ces sollicitations, et afin de ne rien entendre, le reptile appuie contre terre une de ses oreilles et bouche l’autre avec sa queue. De même les fils de Danaüs feignent de ne pas entendre les cris des Gaulois les appelant au combat et s’obstinent à rester dans Tarente. » Lorsque les Normands furent convaincus que les Grecs ne se battraient pas et qu’il était impossible de prendre Tarente, ils se contentèrent de ravager tout le territoire de cette cité avec celui d’Oria, puis retournèrent dans le nord de la Pouille.

« Ils étaient à peine partis qu’au mois de juin de cette même année 1042, dans ce mois même qui vit l’élévation et le couronnement de Constantin Monomaque, Maniakès sortait de Tarente dans l’intention de châtier les villes d’Apulie qui avaient fait défection pour s’allier aux ennemis de l’Empire. De cruelles exécutions signalèrent partout son passage. Il commença par Monopolis, sur la côte de l’Adriatique. Beaucoup d’habitants furent les uns pendus, les autres décapités. Les enfants ne furent pas épargnés. On alla jusqu’à enterrer vives quelques-unes des victimes, la tête seule émergeant de terre de Monopolis, qu’il ne put du reste prendre, le généralissime marcha sur Matera, dans l’intérieur des terres, et campa, dit Guillaume de Pouille, sur l’emplacement même occupé jadis par Annibal, lorsqu’il soumettait l’Italie à ses lois. Là encore, sous les murs de la ville, le terrible justicier fit pendre deux cents paysans. Personne ne fut épargné, pas plus les enfants que les vieillards, pas plus les prêtres que les moines. Tout fut dévasté, pillé. L’armée emmena une foule de captifs. Mais ni Monopolis, ni Matera n’ouvrirent cependant leurs portes aux Grecs ».[28]

Que faisaient Argyros et les Normands tandis que ces atrocités ensanglantaient la Pouille. Une Chronique prétend que près de Matera une bataille très meurtrière et demeurée indécise eut lieu entre eux et les troupes de Maniakès. Mais il est malaisé d’admettre cette donnée qui ne se retrouve ni dans les « Annales » de Bari, ni dans Guillaume de Pouille.

« En revanche, les mêmes « Annales de Bari » racontent que la ville de Giovinazzo,[29] sur l’Adriatique, ayant abandonné l’amitié des Normands pour revenir aux Grecs encore maîtres de Trani, Argyros vint l’assiéger avec une armée de Normands et d’habitants de Bari et qu’il la prit par suite de trahison le 3 juillet 1042, après trois jours de siège. La ville fut épouvantablement ravagée et pillée. Les Grecs qui s’y trouvaient périrent massacrés, et ce fut à grand peine qu’Argyros empêcha les Normands de traiter de même tous les habitants.

« La dernière semaine de juillet, les vainqueurs marchèrent contre Trani, qui ne cessait ses incursions contre Bari et qui était peut-être la seule ville demeurée à ce moment aux Byzantins dans la Pouille. Mais Trani ne devait pas succomber comme Giovinazzo. Le siège dura trente-six jours pendant lesquels on se battit presque continuellement sur terre et sur mer. Pour avoir raison de cette résistance, Argyros fit construire une foule de machines parmi lesquelles un chat gigantesque, une tour en bois si haute et si grande qu’au dire des « Annales de Bari », on n’en avait jamais vu de semblable en ce siècle. Les gens de Trani commençaient à plier, ils étaient sur le point de se rendre lorsque la subite élévation de Constantin IX à l’Empire vint soudain donner une physionomie nouvelle à la lutte qui agitait la Pouille. Maniakès fut brusquement disgracié! »

Le choix que la basilissa Zoé avait fait de Monomaque pour devenir son nouvel et troisième époux amena en effet les changements les plus inattendus. Devenu basileus, Constantin IX, qui avait fait jadis partie des membres de la noblesse, ayant vu avec déplaisir la rapide fortune de Maniakès, eut, on l’a vu, pour favori Romain Skléros, dont la soeur, la célèbre Augusta Skléréna, était, du consentement de Zoé, demeurée sa maîtresse. Romain, qui jadis avait eu avec Maniakès les plus violentes contestations pour la délimitation de leurs terres, qui, à cette occasion, avait même, paraît-il, failli être assassiné par lui, et qui avait su dissimuler pendant onze ans sa profonde rancune, usa de toute son influence pour le perdre dans l’esprit de Monomaque. Il obtint presque de suite qu’il fût rappelé, et, non content de cette vengeance, profitant de l’absence de Maniakès, il assaillit sa maison, ravagea ses propriétés, et les mit littéralement à sac. Finalement, insulte suprême, il fit violence à l’épouse que le brillant capitaine avait laissée là jusqu’à son retour.

Maniakès avait reçu ses lettres de rappel en même temps que ces affreuses nouvelles. Sa colère fut terrible. Le plan de la cour de Constantinople était alors de gagner Argyros, et par lui les Normands, afin de recouvrer par la ruse et l’intrigue, les thèmes italiens presque entièrement perdus par le sort des armes. Très probablement on redoutait déjà à bon droit à Constantinople de voir Maniakès, dans la fureur de son injuste disgrâce, s’unir aux ennemis de l’Empire dans l’Italie méridionale et ce fut pour parer à ce danger qu’on s’efforça par de brillantes promesses de détacher le chef du soulèvement hostile aux Grecs, à la fois du parti national en Pouille et des envahisseurs normands. Pour ce qui était de Maniakès, on eut bientôt à Byzance la preuve effrayante qu’on ne s’était pas trompé dans les projets qu’on lui prêtait pour se venger du traitement qui lui avait été infligé sur l’initiative de son plus mortel adversaire. Il savait qu’il n’avait plus aucune justice à attendre d’un basileus qui s’était ligué contre loi avec ses ennemis. Poussé à bout, il se déclara « apostat », résolu à ne plus avoir aucun rapport avec l’empereur.

Lorsque l’ambassade envoyée par Monomaque dans le but secret de s’entendre avec Argyros et les Normands, ambassade composée du protospathaire Tubaki, de Pardos, également protospathaire et patrice, de l’archevêque Nicolas de Bari,[30] enfin de deux autres personnages nommés Chrysoboulos et Sympathios,[31] lorsque cette ambassade, dis-je, chargée d’or et de présents pour Argyros, fut débarquée à Otrante au mois de septembre 1042, Maniakès, secrètement tenu au courant des instructions qu’elle avait reçues, vint au-devant de ces envoyés sous des dehors bienveillants et pacifiques.

La suite du récit nous est fournie par Psellos. Le choix du chef de l’ambassade, Pardos, désigné pour succéder à Maniakès dans son commandement et qui n’était ni un fonctionnaire politique distingué, ni un chef militaire capable, qui n’avait d’autre mérite que d’être un familier du Palais comme de l’empereur, et « qui semblait avoir été ramassé dans les carrefours », les instructions qu’il apportait, tout était impolitique. Pardos augmenta encore les difficultés présentes par son insigne maladresse. Il imagina de cacher son arrivée, et un jour il se présenta brusquement à cheval devant Maniakès à la tête de toute son armée. Puis sans plus de cérémonie, il commença à l’accabler d’injures et de terribles menaces. Peut-être voulait-il l’exaspérer par cette provocation et trouver l’occasion de lui porter un coup mortel. Maniakès en jugea ainsi et leva les mains pour se défendre. Aussi Dardos s’écria qu’il le prenait en flagrant délit de « tyrannie » et qu’il allait le faire arrêter. Mais, en entendant ces paroles, les soldats de Maniakès ne purent plus se contenir. Sur l’ordre de leur chef, persuadé qu’il n’y avait plus d’espoir pour lui et que l’empereur ne lui pardonnerait jamais, ils enlevèrent Pardos en un moment. L’infortuné fut aussitôt mis à mort. Tubaki, jeté d’abord en prison, éprouva le même sort en octobre. D’après Guillaume de Pouille, un de ces malheureux, Pardos probablement, par un raffinement tout oriental, fut étouffé dans une écurie sous des ordures de cheval qu’on accumula sur lui. Ces horreurs n’empêchèrent pas que le message confié à l’ambassade ne parvint à Argyros qui, à ce moment, assiégeait encore avec les Normands la ville de Trani.

« Les lettres impériales contenaient pour celui-ci les promesses les plus séduisantes s’il voulait servir la cause des Grecs. Monomaque lui conférait de suite les titres et les honneurs de catépan d’Italie, de patrice et de « vestis ». Le fils de Mélès, oubliant ce que son père avait souffert pour l’indépendance de la Pouille, toutes les traditions de sa famille, ce que lui-même avait déjà fait, son alliance avec les Normands et avec les patriotes « conterati » de l’Apulie, ses promesses et ses serments, prêta l’oreille à ces séductions trompeuses. Son premier acte fut de faire brûler la fameuse tour de bois qui faisait l’admiration de tous et devait amener la reddition de Trani. Pierre de Gauthier, l’un des douze chefs élus à Aversa, soupçonnant dès lors la trahison d’Argyros, s’emporta contre lui. Il l’aurait même massacré, si ses compagnons ne l’avaient retenu. Cet incident n’empêcha pas Argyros de poursuivre la voie funeste dans laquelle il venait de s’engager. Il fit définitivement lever aux Normands et à leurs alliés le siège de Trani et, les laissant en plan, regagna Bari avec les Bariotes de son parti, il y fit proclamer l’avènement de Monomaque et y restitua l’autorité impériale, assumant pour lui les titres qui venaient de lui être octroyés de patrice et de « vestis impérial. »

Je remets à plus tard de raconter l’histoire de la conquête des thèmes byzantins d’Italie par les Normands. Je dirai seulement ici ce qu’il advint du rebelle Maniakès maintenant que, par le traîtreux assassinat de la mission impériale, il s’était mis ouvertement en lutte avec son souverain. La volte-face d’Argyros en faveur de Constantinople le confirma dans ses idées de révolte contre le pouvoir des basileis. Au mois d’octobre, toujours dans cette année 1042, peu de jours après avoir fait massacrer les ambassadeurs à Otrante, maître incontesté de tout ce qui rester de l’Italie byzantine, il se fit proclamer par ses troupes fidèles et prit officiellement et solennellement le titre et les ornements de basileus d’Orient. Résolu à détrôner Monomaque, il défendit à ses troupes d’obéir à un autre qu’à lui. Il y réussit d’autant plus facilement, dit Skylitzès, que ses soldats, fatigués de guerroyer en pays étranger, n’avaient qu’un désir: regagner leur patrie. Il s’avança d’abord jusque sous les murs de Bari avec une forte armée.

« Sa réputation de héros d’une bravoure infinie était telle, dit Psellos, qu’une foule de gens de tout âge et de toute condition vinrent demander à servir sous ses étendards. Après les avoir soumis à un examen rigoureux, persuadé qu’à la guerre la valeur primait le nombre, il garda les plus valides et les mieux instruits dans le métier militaire, surtout ses vieux compagnons de guerre. Son plan était de s’entendre avec Argyros, de faire de lui son collègue sur le trône, pour rétablir l’état de paix en Italie et marcher ensuite contre Constantinople avec leurs légions réunies. Mais Argyros, demeuré fidèle à la cause de Monomaque, refusa d’entrer en négociations avec le rebelle et lui ferma les portes de Bari. Maniakès, très probablement alors, s’efforça de nouer aussi entente avec les Normands dont la neutralité du moins eut été pour lui très avantageuse. Guillaume de Pouille le dit expressément. Mais le souvenir demeuré très vivant du traitement brutal qu’il avait jadis infligé en Sicile aux guerriers du Nord empêcha ici aussi qu’il ne put réussir. La trahison d’Argyros ne décida pas les Normands à faire alliance avec son ennemi devenu aussi l’ennemi de l’Empire. Instruits par de récentes expériences, ils préférèrent, avec raison, ne compter que sur leurs propres forces pour atteindre leur but en Apulie et se constituer en pouvoir indépendant cette fois sous la suzeraineté du puissant Guaimar de Salerne. Maniakès put seulement en enrôler un petit nombre dans son armée.

« Après ce double échec, plutôt moral que matériel, Georges Maniakès, battant en retraite devant les forces d’Argyros, se retira dans la région sud-est de l’Italie, où les deux fortes places de Tarente et d’Otrante reconnaissaient son autorité, et mit en sûreté dans ces deux villes le butin de ses expéditions. La possession de ces ports lui permettait, aussi de s’embarquer quand il le voudrait pour Constantinople. Il était persuadé qu’on ne pourrait le déloger de ces retraites, qu’Otrante notamment était une position inexpugnable. Mais, au mois de février de l’année suivante 1043, arriva de Constantinople à Bari un armement nombreux sous le commandement du nouveau catépan nommé en place du rebelle, le magistros Basile Théodorokanos, le même chef, qui, jadis, avait pris part avec Maniakès à la victorieuse campagne de Sicile et partagé à cette époque sa première injuste disgrâce et sa captivité. Nous ne possédons presque aucun détail; nous savons seulement que le prétendant, assiégé dans Otrante du côté de terre par Argyros accouru de Bari avec toutes ses forces, du côté de la mer par la flotte du nouveau « catépano », en fut réduit, après diverses vicissitudes, après avoir commencé par se retirer dans une forteresse des montagnes en s’évadant d’Otrante, en fut réduit, dis-je, à abandonner définitivement l’Italie[32] pour gagner, sur la rive opposée de l’Adriatique avec, les troupes du reste nombreuses qui lui étaient demeurées fidèles, le port de Durazzo, l’antique Dyrrachion, capitale des possessions byzantines en ces parages. Il s’agissait pour lui de marcher de ce point sur Constantinople, le long de la vieille voie « Egnatia » à la tête de ses troupes et des populations soulevées, d’y renverser le pouvoir de Monomaque et de Zoé et de se faire proclamer basileus à leur place. C’était une entreprise infiniment périlleuse, très possible cependant, étant donné le peu de racines qu’avait poussées jusqu’ici la puissance de Monomaque.

Pour atteindre ce résultat, Maniakès comptait sur ses talents guerriers si remarquables, sur l’immense réputation militaire qu’il s’était acquise, sur la fascination qu’il exerçait sur l’armée, sur ses vieilles troupes en particulier qui l’adoraient, sur le sentiment d’indignation aussi qu’excitait la cruelle injustice dont on avait payé ses grands services. Il comptait encore sur la désaffection croissante pour la dynastie macédonienne amenée surtout par les hontes et les scandales des derniers règnes. Enfin et avant tout, il était poussé par une nécessité inéluctable qui ne lui laissait pas le choix. Il fallait qu’il fût vainqueur ou qu’il périt de la mort des rebelles. Nous n’avons, je le répète, que bien peu de détails, mais le peu que nous savons de cet homme par les sources, nous le dépeint aussi bien au physique qu’au moral comme le type le plus parfait du guerrier oriental du moyen âge, du prétendant au trône impérial d’un caractère tout à fait prodigieux. Le souvenir très vivant que l’histoire et la légende ont conservé de ses exploits en est un témoignage frappant. En parlant de lui, Zonaras s’écrie: « ce Georges Maniakès, cet homme d’un courage, d’une énergie extraordinaires, à l’âme de fer, guerrier admirable, chef militaire de premier ordre ». De son côté Psellos qui nous parle de lui à l’occasion de cette marche sur Constantinople dont les débuts furent si brillants, s’exprime en termes non moins curieux: « J’ai vu de près cet homme révoqué de son commandement d’une manière si infâme et je l’ai admiré. La nature lui avait prodigué tous les dons nécessaires à un chef militaire. Il était haut de dix pieds. Il fallait lever les yeux d’en bas pour le contempler tant il était de taille élevée. Il avait l’expression terrible, le regard effrayant. Quand il parlait, il semblait que la foudre éclatât. Ses mains étaient faites pour jeter à bas des murailles. Il avait l’impétuosité du lion. Tout le reste était à l’avenant. Sa réputation dépassait encore la réalité, il n’y avait pas un barbare qui ne tremblât au nom de cet homme, les uns pour l’avoir vu, les autres pour en avoir entendu parler. C’est Michel le Kalaphate qui l’avait envoyé pour reprendre la Sicile. Tous étaient convaincus qu’il réussirait à chasser les Arabes et serait comme un rempart contre tous leurs retours offensifs. Mais quand Constantin Monomaque, dont j’écris ici l’histoire, eut succédé à Michel détrôné, au lieu de lui envoyer de suite l’expression de sa reconnaissance et mille couronnes avec, au lieu de le traiter du mieux qu’il lui était possible, il négligea tout cela, ce qui commença par indisposer très fort le héros. Et puis, quand il se souvint enfin de lui, Maniakès, violemment irrité et qui se sentait dans une situation mauvaise, aspirait déjà ouvertement à la tyrannie. Alors Monomaque, au lieu de le traiter avec adresse et de feindre ignorer ses mauvais desseins, éclata aussitôt contre lui comme contre un homme qui aurait déjà usurpé le pouvoir. Aussi, au lieu de lui envoyer des messages de paix, il lui envoya des hommes chargés de le tuer du tout au moins de lui reprocher ses actes, de le faire fouetter, enchaîner, et déporter. Suit le récit de l’ambassade de Pardos et des événements violents qui suivirent.

Donc, trompant la vigilance de la flotte impériale demeurée fidèle à Monomaque, en février 1043,[33] le prétendant, embarquant sa belle armée sur ses navires, emportant aussi de grandes sommes en numéraire, réussit à franchir l’Adriatique et à aborder à Dyrrachion. Ce fut par tout l’Empire un immense émoi. Cette tentative audacieuse du plus célèbre chef militaire impérial à ce moment était pour le gouvernement naissant de Monomaque le plus redoutable des dangers. « Tout le monde, raconte Psellos, fuyait devant Maniakès sans oser lui faire face. » Tout le monde, le croyait déjà basileus! Maniakès, aussitôt débarqué, se dirigea résolument vers l’intérieur. Il comptait suivre l’antique et célèbre voie romaine, la « Via Egnatia », qui, alors encore, menait de Dyrrachion à Salonique à travers les plus vieilles provinces européennes de l’Empire. Outre ses troupes fidèles, il espérait entraîner aussi à la conquête de la Ville gardée de Dieu, les sauvages guerriers de Stéphanos Boïthslav dont Constantinople terrifiée venait d’apprendre la nouvelle révolte et la complète victoire sur les forces impériales envoyées contre lui.

Une parenthèse est ici nécessaire pour raconter les exploits de ce remuant personnage. Ce fameux Stéphanos Boïthslav, en effet, cet archôn ou prince des Serbes du sud, Serbes d’Herzégovine et du Monténégro, dont j’ai parlé longuement au règne de Michel IV ayant réussi, comme il a été dit, à s’évader de Constantinople, et à regagner sa principauté lointaine, avait de suite solidement occupé tous les défilés de ses âpres montagnes. « De là, nous dit Skylitzès, par d’incessantes incursions de ses bandes rapides, il portait le pillage et l’incendie dans toutes les régions de l’Illyrie soumises à l’Empire et jusque dans la lointaine Macédoine. » Pour remédier à cet état de choses intolérable, le gouvernement de Monomaque, dans l’automne de l’an 1042, avait ordonné au stratigos impérial en résidence à Dyrrachion,[34] le patrice Michel, fils du logothète Anastase, d’aller attaquer le rebelle dans ses repaires des montagnes à la tête de toutes les forces disponibles de la région, plus de soixante mille hommes, au dire de Skylitzès. Mais ce chef déplorable, amolli par une longue inaction, amena par sa lamentable tactique une catastrophe affreuse. A la tête de soixante mille hommes, il envahit par sa frontière méridionale la contrée ennemie que Skylitzès nomme encore le pays des Triballes et qui n’était autre que le pays de Dioclée, le Monténégro d’aujourd’hui. Il y pénétra à travers les redoutables défilés de cette région âpre et montagneuse entre toutes, située au nord du lac de Scodra ou Skutari. L’armée byzantine cheminait par des sentiers abominables où deux cavaliers ne peuvent marcher de front. Les guerriers de Boïthslav reculaient à dessein comme s’ils fuyaient devant les Impériaux. Michel, totalement incapable, ne se préoccupait même pas d’assurer sa retraite en laissant des arrière-gardes pour occuper les défilés à mesure qu’il les avait parcourus. Il se contentait de faire ravager toute la contrée par ses troupes, faisant partout le vide derrière lui. Lorsqu’il estima qu’on avait assez brûlé et pillé, fait assez de prisonniers, il voulut se retirer en suivant le chemin par lequel il était venu. Il arriva ce qui devait arriver. Dans un profond ravin, sur la route du retour, l’armée byzantine fut attaquée par les bandes serbes qui, d’en haut, firent pleuvoir sur elle une pluie de flèches, une grêle de pierres, des rochers énormes. Ce fut l’éternelle histoire de ces surprises d’armées régulières mal gardées, détruites par des embuscades barbares. Les légionnaires byzantins, sans avoir pu même faire usage de leurs armes, tourbillonnant sous l’orage de projectiles, périrent par milliers, écrasés sous des roches, précipités dans des abîmes, transpercés parles flèches ennemies. Les sentiers du défilé furent à tel point encombrés de leurs cadavres qu’ils ne livraient plus passage aux fuyards éperdus. Bref, ce fut un massacre sans nom. Skylitzès, auquel nous devons ces détails, donne le chiffre effroyable, confirmé, on va le voir, par une source différente, de quarante mille morts du côté des Impériaux dont sept généraux ou « stratigoi ». Les malheureux débris de cette armée, par les chemins des montagnes, par les sombres sentiers des forêts, fractionnés en mille groupes, ne marchant que la nuit, parvinrent à rentrer enfin sur territoire grec. Le stratigos Michel fut parmi ceux qui sauvèrent leur vie.

Un des chapitres de ce fameux traité du Strategicon qui m’a fourni déjà tant de traits curieux, tant de détails inédits, est consacré aux surprises dans les défilés des montagnes. Par un hasard heureux l’exemple choisi par l’écrivain anonyme contemporain est précisément la catastrophe dans laquelle périt l’armée du stratigos de Dyrrachion. Voici ce texte qui fournit d’utiles renseignements à l’appui du récit de l’auteur, s’adressant à un chef d’armée, s’exprime eu ces termes: « Quand tu auras pénétré en pays ennemi par d’étroits défilés,[35] garde-toi de revenir par le même chemin, de peur que l’ennemi, n’ayant occupé ces passes dans l’intervalle, ne te fasse subir de grandes pertes au retour. C’est précisément ce que fit le Serbe de Trébigne[36] au catépan Michel de Directionnel, le fils du logothète, dans le pays de Dioclée, lorsqu’il lui tua plus de quarante mille de ses soldais. Ce Michel, ayant pénétré dans ce pays de Dionée, l’avait affreusement ravagé. Au retour, il trouva les défilés par lesquels il avait passé occupés par l’ennemi qui le fit prisonnier. Et cependant il avait le choix d’un autre chemin pour opérer sa retraite dans des conditions de sécurité absolue. Malheureusement pour lui il était aussi irréfléchi qu’incapable, ce qui fit sa perte. »

Ce récit contemporain confirme absolument celui de Skylitzès, même pour le chiffre si considérable des pertes de l’armée byzantine. Il confirme de même que cette grande déroute des impériaux eut pour théâtre un de ces fameux défilés qui conduisent de la côte d’Illyrie au Monténégro par ses frontières méridionales, enfin il nous apprend que le catépan Michel fut fait prisonnier par les Serbes. La chronique du Prêtre de Dioclée, qui parle également de ce désastre des armes impériales en l’an 1042 fournit encore un certain nombre d’indications précieuses. Avant tout, elle nous renseigne sur le lieu précis de la défaite des Grecs. Le stratigos de Dyrrachion, dit-elle, stratigos qui est ici nommé on ne sait pourquoi « Cursilius », avait soulevé contre Stéphanos Boïthslav tous les dynastes slaves de la région, le joupan de Helm Lutovid, le ban de Bosnie et le joupan de Rascie. Une double attaque fut combinée entre les alliés. Les dynastes slaves devaient envahir le pays de Dioclée du côté du nord taudis que le catépan y pénétrerait par le sud. Pour prévenir la jonction des alliés, surtout pour éviter d’être entièrement cerné, l’archôn des Serbes, durant que le joupan de Helm occupait la ville de Trébigne, se jeta sur l’immense armée grecque qui venait dans sa retraite vers Dyrrachion de dépasser Antivari et se trouvait entre la mer et le lac de Skutari.

Trois des fils de Stéphanos Boïthslav, qui est ici qualifié de prince de Zenta, c’est-à-dire du Monténégro proprement dit, occupèrent d’avance les tels de la montagne tandis que lui-même avec le reste de ses forces attaquait au plus épais de la nuit le camp des Grecs. Les avant-postes impériaux surpris furent égorgés ce qui amena une confusion extrême. Durant que les soldats grecs tourbillonnaient sur place, les trompettes de Boïthslav sonnèrent l’attaque. A ces sonneries répondirent celles de tous les hauts sommets du voisinage occupés par les fils de l’archôn. Le chroniqueur slave affirme que chacun de ceux-ci n’avait avec lui que dix guerriers! L’armée impériale ne s’en crut pas moins cernée et prit aussitôt follement la fuite. Les soldats de Boïthslav poursuivirent en les massacrant les légionnaires de Roum jusqu’aux rives du Drin lointain.[37]

La grande défaite des troupes impériales aux environs du lac de Scutari avait eu lieu dans le courant de l’automne de l’an 1042. Certainement il dut y avoir un rapport étroit entre cet événement considérable et le débarquement quelques mois plus tard à Dyrrachion de Maniakès et de son armée. L’habile prétendant devait naturellement fonder les plus grandes espérances sur l’alliance et la coopération de ce puissant archôn de Serbie qui venait de détruire une nombreuse armée grecque. Malheureusement nous n’avons presque aucun détail. Les sources disent seulement, nous l’avons vu, que Maniakès espérait entraîner vers Constantinople les Serbes vainqueurs des armes byzantines. Le fougueux prétendant semble s’être avancé dans cette direction à la tête de toutes ses forces presque aussitôt après son débarquement, ne voulant pas laisser le temps au gouvernement de Monomaque surpris d’organiser la résistance. Sa route était toute tracée en ligne droite le long de la « Via Egnatia » à travers la Macédoine jusqu’à Salonique, puis de cette ville le long de la mer jusqu’à la capitale. De très nombreux partisans, mécontents du nouveau gouvernement de Monomaque, accouraient sous sa bannière. Certainement l’archôn des Serbes, le victorieux Boïthslav, lui envoya ses contingents.

Monomaque et les deux basilissæ apprirent coup sur coup la mort tragique de leur ambassadeur Pardos, le départ du prétendant et de son armée pour Dyrrachion, son débarquement, sa marche enfin dans la direction de la Ville gardée de Dieu, à la tête de forces considérables. Infiniment troublé par ces graves nouvelles si périlleuses pour son gouvernement à peine installé, comprenant enfin la gravité du mouvement qu’il avait soulevé avec tant d’imprudence, Monomaque tenta d’abord de négocier. Des lettres impériales furent, nous dit Skylitzès, expédiées à Maniakès avec des paroles de paix et les offres les plus séduisantes, promettant pour tous, chef et soldats, l’impunité complète et, comme d’habitude en pareil cas, l’octroi de toutes sortes de récompenses et de largesses. Il était trop tard. Le prétendant, méprisant ses avances de la dernière heure, sans même donner de réponse à la lettre impériale, n’en persista qu’avec plus d’opiniâtreté dans ses projets, continuant sa marche en avant. Il fallut se résigner à le combattre ou à périr. « Le basileus Monomaque, dit Psellos, plein de défiance pour tous les grands chefs militaires, craignant qu’ils n’imitassent en masse l’exemple de Maniakès même après avoir triomphé de celui-ci, ne put se décider à confier à aucun d’eux le commandement des forces très considérables destinées à arrêter le prétendant dans sa marche foudroyante sur Constantinople Il préféra, à tous ses généraux presque illustres, un de ses plus fidèles eunuques, un homme sans ambition personnelle et qui n’était point du métier, le sébastophore Stéphanos,[38] le même qui, quelques mois auparavant, lui avait apporté à Damokrania la triomphante nouvelle de son élévation à l’Empire. Il le nomma généralissime avec pleins pouvoirs et le fit partir incontinent avec toutes ses forces à la rencontre du rebelle. Ce général improvisé semblait aller à un échec certain, mais la fortune à laquelle Constantin IX dut beaucoup durant son règne devait le favoriser cette fois encore.

Nous ignorons tout, hélas, des péripéties de cette marche extraordinaire de l’armée du prétendant à travers les hautes montagnes et les abrupts défilés de la sauvage Macédoine. Par les rives du grand lac d’Achrida, par Moliskos, Soskos et Pélagonia, le long de cette vieille Voie Égnatienne qui depuis tant de siècles déjà voyait défiler les armées impériales, les enthousiastes légionnaires de Maniakès vétérans des grandes guerres d’Italie, contingents illyriens, macédoniens ou serbes, s’avançaient rapidement dans la direction de l’est. Ils voyaient déjà dans leurs rêves de gloire leur chef bien-aimé assis sur le trône des successeurs de Constantin. Hélas, Maniakès ne devait guère tarder à expier son audacieuse entreprise. Après avoir un moment inspiré les craintes les plus vives au Palais Sacré, il allait terminer misérablement son aventureuse carrière jusqu’ici si brillante. L’armée rebelle rencontra près d’Ostrovo les forces loyalistes. Cette cité de la haute Macédoine est située à l’extrémité septentrionale du lac du même nom. De là une route charmante mène à Vodhéna, l’antique Édesse de Macédoine, par la fraîche vallée de la Vistritza. Nous n’avons que peu de détails. Le choc de l’armée rebelle parait avoir été formidable. Voici le précieux récit de Psellos. « Maniakès, dit-il, apprenant que les Impériaux allaient l’attaquer, calme et sans effroi, se croyant déjà basileus, se jette précipitamment à leur rencontre dans l’espoir de les surprendre encore en pleine formation de leur ligne de bataille. Il fond inopinément sur eux avec ses troupes légères. La terreur que son seul nom inspirait était telle que l’armée impériale semblait vaincue d’avance. Il attaque avec la violence de la foudre, galopant au-devant de ses troupes, semant partout sur son passage la stupeur et l’effroi. Partout où il se précipitait nos rangs fondaient et s’écroulaient. Mais Dieu veillait au salut de l’Empire. Soudain le terrible prétendant reçoit au plus fort de la mêlée au côté droit une profonde blessure. Le sang coule avec abondance. Lui d’abord semble ne s’être aperçu de rien. Cependant, comme il porte la main à son côté, il comprend aussitôt que sa plaie est infiniment dangereuse, peut-être mortelle. Se sentant faiblir, il veut retourner en arrière pour se rapprocher des siens. Mais subitement il ne peut plus diriger sa monture. Sa tête flotte; il pousse un faible soupir, lâche les brides et glissant lourdement de sa selle tombe à terre où il expire aussitôt.[39] Les Impériaux, le voyant étendu sur le sol, croyant à une feinte, hésitent encore à reprendre courage et confiance. Mais son cheval, qu’aucun n’écuyer ne retient, effrayé par le tumulte, galope follement de droite à gauche entre les deux armées. Alors tous, comprenant enfin que le héros est bien mort, courent à lui. On admire sa taille géante. On lui coupe la tête qu’on apporte à Stéphanos. Plus tard il se trouva une foule de gens qui se vantaient de l’avoir tué. Il se créa à ce sujet mille légendes. On parla de cavaliers mystérieux qui s’étaient rués sur lui. Ce ne sont là que de stupides racontars. On constata seulement qu’il avait été transpercé de part en part d’un formidable coup de lance, mais au moment où je rédige cette histoire, le nom de celui qui porta ce coup fatal et décisif demeure encore inconnu! ».

Skylitzès fournit quelques autres détails. Selon lui les forces rebelles commandées par Maniakès qui marchait en tête de tous, furent d’abord complètement victorieuses. Les troupes du sébastophore avaient été dispersées. Déjà les soldats du prétendant, enthousiasmés par sa folle audace, le saluaient de leurs cris, le proclamant « imperator » sur le champ de bataille. A ce moment même se place le drame raconté par Psellos, la mort du chef vainqueur tué par un inconnu alors qu’il poursuivait l’ennemi en déroute. Ses troupes, en proie à la plus vive panique après une fuite désordonnée, se rendirent à merci. « L’Empire, battu par le chef rebelle, était sauvé par l’auteur anonyme de cette providentielle blessure. Sans cette flèche fatidique, Maniakès eût probablement devancé Isaac Comnène. Il périt comme Bardas Phocas d’une mort mystérieuse au sein de la victoire. Comme César Borgia une flèche coupa soudain court à sa triomphante carrière. »

« Ainsi finit le héros Maniakès, poursuit Psellos. Une partie de ses forces se dispersa. L’autre, bien plus nombreuse, passa au service de Monomaque. » Un messager porta en hâte au basileus la tête de celui qui avait été l’effroi de l’Empire après en avoir été si longtemps le glorieux soutien. Monomaque apprit par ce hideux trophée la victoire qui le sauvait. Reprenant espoir après tant d’angoisses, il remercia Dieu et fit clouer la tête exsangue du chef abattu sur la plus haute terrasse de l’Hippodrome afin qu’elle fût vue de tous et de partout.

Peu après, dans le courant de l’an 1043 certainement, l’armée victorieuse vint camper sous les murs de la Ville gardée de Dieu. Le basileus reconnaissant lui décerna les honneurs du triomphe. Psellos qui assista à cette pompe superbe, nous en a fait le curieux récit dans son style ampoulé. « Monomaque, dit-il, était un grand metteur en scène, un grand organisateur, un orateur éloquent. Voici comment il régla ce cortège triomphal. En tête caracolait en désordre la cavalerie légère armée d’arcs et de boucliers. Puis venaient les cavaliers cataphractaires d’aspect belliqueux et terrible, marchant dans l’ordre le plus parfait. On voyait ensuite une troupe bizarre et grotesque: c’étaient les guerriers de Maniakès, officiers et soldats, cheminant en désordre, chevauchant à rebours sur des ânes, la tête rasée, la corde au cou. Quelle joie pour la foule impitoyable! [40] On portait après en triomphe, élevée sur une pique, la tête livide du prétendant avec les attributs impériaux de son règne éphémère puis le reste du butin. Suivaient les spathaires, les manglabites, puis les Værings scandinaves, la lourde hache sur l’épaule droite, puis le généralissime victorieux, le sébastophore eunuque, le basileus enfin en personne, à cheval sur un blanc coursier, grave, solennel, suivi de tous les corps de la garde. »

« Monomaque, dit Psellos, toujours hautain sous son éclatant costume impérial, après avoir défilé avec l’immense cortège tout du long de la Mesa, le quitta pour aller s’asseoir entre les deux basilissæ sur l’estrade royale dressée jadis par les soins de Jean Tzimiscès au-devant de la porte du vestibule de l’Église du Sauveur de la Chalcé. Il assista de là, assis sur un trône d’or avec les deux princesses et certainement aussi la sébaste Skléréna, à la fin de la cérémonie sur le Forum de l’Augustéon, puis il rentra dans le Palais, salué par les acclamations frénétiques de la foule. Comme il était essentiellement modéré, il n’abusa pas davantage de sa victoire. Maniakès eut été le vrai basileus pour ces temps troublés, lui l’idole de ses soldats. Monomaque, au contraire, était tout l’opposé d’un empereur guerrier!

« Cette première partie de la vie de notre basileus est superbe, conclut notre écrivain. Elle mérite les plus grands éloges, car Monomaque ne témoignait alors encore d’aucun orgueil. Il jouissait avec modération de ses succès. Hélas, il revint vite à ses errements accoutumés. Étant de nature indolente par amour extrême du repos, après toutes ces agitations salutaires, il retomba vite dans son inertie accoutumée, ce qui fut cause d’une catastrophe après l’autre.

La déroute dans laquelle périt Maniakès sauva l’Empire d’un péril inouï. « Barbare de naissance, humble de condition, dit fort bien M. Bréhier, cet homme extraordinaire s’était donné tout entier à cet Empire romain dont la puissance exerçait tant d’attrait sur les nomades incultes du désert. Il avait connu tous les degrés de la hiérarchie sociale, et dans sa reconnaissance il avait dépensé sans compter son énergie pour étendre les limites du christianisme et de l’hellénisme. Ses exploits exercèrent une telle impression sur le peuple qu’il devint un héros de légendes et que pendant longtemps à Syracuse comme à Édesse on montra la tour et le château de Maniakès[41] Mais cette société byzantine qui accueillait toutes les bonnes volontés usait pour ainsi dire les hommes. Une intrigue de cour fit de ce soldat discipliné un rebelle, et le javelot d’un guerrier obscur coupa dans sa racine un règne qui attrait compté peut-être parmi les plus glorieux de l’histoire byzantine et assuré à l’hellénisme encore de longs siècles d’existence ».[42]

Durant que le sort de Maniakès se décidait dans les champs de Macédoine, avait expiré le 20 février 1043 le vieux patriarche Alexis qui gouvernait l’Église orthodoxe depuis les temps déjà lointains où le grand Basile mourant l’avait aux derniers jours de sa longue existence, en décembre 1025, nommé de sa propre autorité à ce poste suprême en remplacement d’Eustathios.[43] Le nom de ce prélat est revenu à bien des pages de cette histoire. J’ai dit ses démêlés avec l’Orphanotrophe qui voulait, profitant de l’irrégularité de sa nomination, se faire élire à sa place, la part active aussi qu’il prit plus tard à la chute du Kalaphate. Skylitzès raconte que le basileus Constantin Monomaque, aussitôt après que le vieux pontife eût expiré, fit pratiquer dans le couvent qui portait son nom des perquisitions minutieuses pour y découvrir cachée la somme énorme de deux mille cinq cents litrae d’or, soit vingt-cinq « kentinaria » dont le trésor s’empara. Cette grosse fortune avait, entre autres, permis au patriarche défunt d’élever qui fut dans la suite constamment connu sous ce nom du « Monastère du seigneur Alexis ». On connaît de lui divers actes. Un grand conseil de l’Eglise fut tenu en janvier 1028 sous sa présidence. Cette grosse fortune ainsi retrouvée après sa mort semble un indice peu édifiant. Un peu plus d’un mois après, le 25 mars, jour de l’Annonciation Michel Kéroularios fut élu et sacré patriarche en remplacement d’Alexis le Stoudite. C’est ce prélat fameux qui, quelques années plus tard, encore du temps du basileus. Constantin Monomaque, devait se rendre si célèbre en amenant par son attitude intransigeante le grand Schisme qui aujourd’hui encore sépare les deux Églises de Rome et de Constantinople et a eu pour l’histoire de la chrétienté des conséquences incalculables. Je parlerai en son temps de ce grand fait historique. Pour le moment, les relations entre Rome et Byzance étaient parfaites encore. Le nouveau patriarche qui devait régner sur l’Église de Constantinople jusqu’à la mort de Monomaque et l’avènement d’Isaac Comnène était un homme de grand talent, d’une énergie à toute épreuve, de science profonde, de nature impérieuse et dominatrice. Il était né à Byzance, il y avait reçu une forte éducation. Alors qu’il était encore un laïque sous le règne de Michel le Paphlagonien, en l’an 1040, il avait, on se le rappelle, été enveloppé dans une accusation de conspiration avec divers autres notables, condamné sur l’ordre de l’Orphanotrophe à la déportation et forcé de prendre le vêtement religieux. Il n’avait plus quitté cet habit et c’est ainsi qu’il passa du rang de simple moine à la plus haute situation de l’Église orientale.

J’ai dit que Michel Kéroularios était un homme d’une haute valeur morale. Un de ses premiers actes après qu’il fut arrivé au pouvoir semble toutefois révéler une âme si violente qu’elle se laissait aller aux pires ressentiments. Le malheureux Orphanotrophe, jadis tout-puissant, végétait depuis quelques mois dans un douloureux exil à Marykatès, dans l’île de Mételin. C’est là que, sur des ordres venus de Constantinople, on lui arracha les yeux dans la journée du 2 mai. Onze jours après il expirait, soit qu’il n’eût pu supporter cette atroce mutilation, soit qu’on l’eut achevé dans sa prison. Skylitzès et Zonaras qui nous racontent en ces termes saisissants par leur brièveté la fin affreuse de cet homme d’État jadis tout-puissant, ajoutent ces mots sinistres: « Quelques-uns crurent que l’eunuque avait été aveuglé à l’insu du basileus par ordre de la basilissa Théodora, mais presque tous furent d’avis que ce fut à l’instigation du nouveau patriarche qui ne pouvait pardonner à Joannès de l’avoir fait faire moine de force. » Théodora est probablement tout à fait innocente de ce crime. Pour ce qui regarde Michel Kéroularios, bien que la noblesse connue de son caractère semble en contradiction avec une pareille indignité, nous ne pouvons que suspendre notre jugement à son endroit. Le véritable auteur responsable du supplice de l’Orphanotrophe fut certainement Monomaque qui ne pouvait, lui aussi, pardonner à l’eunuque de l’avoir jadis envoyé en exil.

Ce règne de Monomaque eut des débuts bien agités comme il devait le demeurer constamment du reste. A peu près au même moment où l’agression audacieuse de Maniakès mettait l’Empire à deux doigts de sa perte, une autre révolte en des parages beaucoup plus lointains venait encore troubler, bien que beaucoup moins gravement, le basileus et ses conseillers ordinaires dans leur quiétude tant désirée. Sur celle-ci nous ne possédons tout juste que quelques lignes de Skylitzès et de Zonaras. Psellos ne nous en a soufflé mot, je ne sais pour quel motif, probablement parce qu’elle n’avait jamais eu qu’une importance secondaire. Je reproduis à peu près textuellement le récit de Skylitzès: « Il y eut dans ce temps même une autre révolte dans l’île de Chypre qui eut pour chef Théophile Erotikos, stratigos de ce thème, celui-là même, qui, en 1040, alors qu’il était stratigos du thème de Dalmatie, avait été si honteusement chassé des régions du Monténégro par Stéphanos Boïthslav révolté contre le basileus son suzerain. » Ce Théophile Erotikos était ambitieux, d’esprit remuant. A la nouvelle de la chute du Kalaphate et des troubles qui avaient accompagné cet événement, il crut le moment propice pour s’emparer à son profit de l’île si belle et si riche confiée à son gouvernement. Il est probable qu’il voulait s’y installer en qualité de souverain indépendant à la faveur des embarras du gouvernement central. Il souleva donc toute la population contre l’administration du basileus, l’incitant à faire périr le « dikastès » et receveur des impôts de Pile, le protospathaire Théophylacte, sous prétexte que ce fonctionnaire prélevait les taxes avec trop de rigueur. » Constantin Monomaque n’eut pas grand mal, poursuit notre chroniqueur, à triompher de ce rebelle. Le patrice Constantin Chagé, drongaire de la flotte de la mer Égée, envoyé pour le combattre, pacifia l’île en très peu de temps et amena Théophile Erotikos prisonnier au basileus à Constantinople. Constantin, par dérision pour ce piteux adversaire, ordonna qu’on l’habillât en femme, et qu’on le promena ainsi déguisé dans le Cirque sous les yeux de la foule urbaine rassemblée pour les courses de chevaux. L’infortuné stratigos fut ensuite exilé après qu’on eut confisqué ses biens.[44]

Ce n’était pas la dernière fois que, pas sa situation excentrique si lointaine, la riche île de Chypre devait tenter l’ambition d’un de ses gouverneurs nommés par le basileus de Constantinople. Au siècle de la croisade, un de ceux-ci, Isaac Comnène, plus heureux que Théophile Erotikos, également révolté contre son souverain, devait ceindre un moment la couronne impériale de Chypre jusqu’à ce que le roi Richard Coeur de Lion eût fait de lui un triste captif chargé de chaînes d’or.

Georges Maniakès n’était pas plutôt mort et Théophile Erotikos envoyé en exil qu’un danger bien autrement redoutable, bien autrement imprévu, vint fondre sur le basileus et sa florissante capitale. La terrible nation des Russes qui, depuis les grandes défaites de Jean Tzimiscès, il y avait plus de soixante dix ans, et l’expédition de piraterie du chef Chrysochir en l’an 1024, n’avait plus guère fait parler d’elle que pour demander des missionnaires à Byzance et lui envoyer en échange la foule de ses marchands et de ses guerriers mercenaires, jeta soudain comme par enchantement dans le Bosphore et jusque sous les murs de Constantinople terrifiée une flotte immense portant plus de cent mille combattants.

Le récit de cette agression extraordinaire, un des événements les plus dramatiques de l’histoire de Byzance, ne nous a été longtemps connu que par les Chroniques de Skylitzès et de Zonaras d’une part, de l’autre, par quelques lignes de la Chronique dite de Nestor. Maintenant nous sommes mieux renseignés grâce au témoignage si vivant de Psellos qui fut le témoin oculaire de ces luttes affreuses. Je vais suivre surtout le récit si animé de cet historien en y joignant quelques détails empruntés aux autres chroniqueurs byzantins.

Depuis de longues années, le peuple russe, en proie aux discordes civiles, disputé en ce moment entre les fils et les neveux de saint Vladimir, vivait sinon en amitié du moins en paix avec le peuple grec. Il n’avait point cherché à tirer vengeance du massacre de Chrysochir et de ses compagnons. Ses fils commerçaient librement avec ceux de Byzance. Les marchands russes venaient en très grand nombre à Constantinople. On sait qu’ils y possédaient auprès de Saint Mamas, en dehors de cet ultime faubourg de la grande capitale, des comptoirs richement approvisionnés, sans cesse achalandés par la foule constantinopolitaine. De son côté, la Russie était devenue également, par sa situation intermédiaire entre l’Empire et la Scandinavie, l’entrepôt général et le grand marché où les contrées du Nord venaient s’approvisionner des marchandises de l’Orient. Kiev et Novgorod, magnifiquement rebâties, offraient comme un abrégé des merveilles de Byzance et étalaient dans leurs bazars, à coté des produits asiatiques venus par la Caspienne et le Volga, l’or, la pourpre, les brocarts, l’orfèvrerie et les joyaux de Constantinople. Vers l’an 1038, Théopemptos ordonné métropolite de Russie par le patriarche Alexios, avait solennellement consacré la nouvelle cathédrale de Sainte-Sophie à Kiev, tout récemment bâtie par Vladimir.[45]

En 1043 une rixe très violente éclata fortuitement dans le bazar de Saint Mamas qui devait subitement transformer ce long commerce pacifique des deux nations en une guerre effroyable, heureusement de courte durée.[46] Marchands russes et byzantins en vinrent aux mains sous quelque futile prétexte. Un des premiers marchands russes de Novgorod fut tué dans la bagarre. Aussitôt, cette république de commerçants s’émut et, comme jadis la vieille Rome, demanda compte du meurtre de son citoyen. En son nom, le grand duc régnant de Russie, Iaroslav le Grand, simulant une fureur extrême, somma le basileus Constantin de racheter à prix d’or le meurtre du sujet russe, mais peu soucieux de voir le débat se terminer à l’amiable, il fixa à un chiffre invraisemblable le taux de l’indemnité. Constantin refusa et Novgorod indignée arma contre Byzance, sans lui laisser le temps de se préparer à résister, une foudroyante expédition vengeresse.

« L’état politique de cette grande cité, dit M. Couret, lui permettait, en effet, de prendre à ses risques et d’organiser à ses frais cette colossale opération. Formée de cinq villes reliées entre elles par l’abri collectif d’une enceinte immense, mais ayant chacune sa nationalité distincte, ses remparts, son organisation communale et judiciaire, sa milice et ses coutumes, Novgorod, au XIe siècle, était bien moins une cité qu’une vaste agglomération, une confédération de villes, rappelant dans des proportions grandioses l’Athènes primitive, surtout la Rome des anciens jours, alors que Latins, Sabins et Étrusques, campés chacun sur une colline, s’observaient d’un oeil jaloux. »

« Soumise de nom aux grands ducs de Kiev, et leur payant à peine un léger tribut, Novgorod, un instant opprimée par Rourik, avait recouvré son autonomie, du jour où Oleg avait transféré à Kiev le séjour des princes russes. Investie de tous les privilèges de la souveraineté, elle formait dans la Russie comme un État spécial, plus riche et plus prospère que tout le reste de l’Empire, et décidait elle-même, par le vote absolu de l’assemblée du peuple, toutes les questions intéressant son commerce, sa domination sur les peuples tributaires, ses relations avec les pays voisins, ainsi que le jugement ou l’élection des magistrats municipaux et l’adoption des lois civiles et pénales. A peine daignait-elle choisir, en signe d’union et non point de dépendance, l’un des cadets de la maison régnante qui, moyennant de hauts appointements, se fixait à Novgorod pour faire observer les lois municipales, maintenir l’ordre entre les factions, surveiller les magistrats populaires, surtout commander les expéditions militaires de la puissante république. Novgorod avait, en effet, son armée personnelle, formée de Scandinaves, de Værings enrôlés à prix d’or dans toutes les régions de la Mer Glaciale; et, à la seule charge d’envoyer, en cas de guerre nationale, son contingent sous les drapeaux du prince de Kiev, elle guerroyait sans contrôle contre tous les peuples vois!ns, étendant sans cesse ses conquêtes » 

Psellos n’est pas tout à fait d’accord avec Skylitzès sur la longue paix amicale qui aurait, suivant ce dernier, régné si longtemps entre l’Empire et les Russes et dont l’unique motif était du reste les exigences du commerce. Notre auteur semble dire au contraire qu’entre les deux nations il n’existait au fond que haine et méfiance. Voici ce passage qui nous montre à quel point l’Empire, même aux yeux de courtisans comme l’était Psellos, avait dégénéré depuis la mort du grand Basile. « Le soulèvement des Russes, dit Psellos, suivit immédiatement la destruction de la rébellion de Maniakès. D’innombrables barques russes ayant trompé la vigilance de ceux qui étaient chargés de les empêcher de passer ou ayant triomphé de leur résistance, occupèrent subitement la Propontide, semblables à une épaisse nuée qui se serait soudain étendue sur la mer. Voici les motifs pour lesquels les Russes, bien que le basileus ne leur eût jamais témoigné d’aucune hostilité, assemblèrent toutes leurs forces navales pour nous faire cette guerre. Cette nation barbare est perpétuellement en fureur contre notre hégémonie et cherche constamment les prétextes les plus extraordinaires pour nous faire la guerre. Le grand Basile, qui était leur terreur, étant mort, et tout pouvoir fort ayant cessé avec le décès de son frère Constantin, ils furent alors repris de leurs anciennes haines contre nous, mais comme ils croyaient par erreur l’Empire bien plus fort qu’il ne l’était en réalité, ils patientèrent de longues années après ce trépas, durant tout le règne de Romain, pour mieux se préparer à nous assaillir. Enfin, ayant construit avec le bois de leurs forêts une foule de navires grands et petits, ils décidèrent dès le règne de Michel IV de nous attaquer avec cette flotte immense. Mais, durant qu’ils se préparaient, Michel IV mourut. Puis vint Michel V, puis Constantin Monomaque contre lequel ils n’avaient aucun grief. Ce qui n’empêcha point que, désireux de n’avoir pas inutilement accompli cet immense effort, ils ne l’attaquassent à son tour.[47]

« L’un des fils d’Iaroslav le Grand, Vladimir, « homme violent et batailleur » au dire de Skylitzès, remplissait alors auprès des républicains de Novgorod ce rôle de chef suprême ou suffète, dont j’ai parlé plus haut. Il prit le commandement de l’entreprise et fit publier dans toutes les contrées de la mer Polaire, jusqu’en Islande et au Groenland, jusqu’aux Hébrides et aux Orcades, que Novgorod demandait des soldats contre Byzance. De tous côtés, les aventuriers accoururent; tous les petits chefs, les Yarls issus des anciens rois, les Lendirmen irrités des progrès de l’autorité royale et trop faibles cependant pour la combattre avec succès, les pirates des îles norvégiennes, de l’Océan Glacial comme de l’Océan Atlantique, auxquels les côtes de France et d’Angleterre n’offraient plus assez de chances de butin, les grands seigneurs suédois vaincus par les rois d’Upland, les petits tenanciers mécontents de l’exiguïté de leur tenure, de la lourdeur des impôts, et de l’établissement oppressif du régime féodal, quittant leurs forteresses délabrées et les syrtes brumeuses de l’Océan Glacial, vinrent avec tous leurs clans offrir leur épée à Novgorod. Celle-ci les enrôlait sans compter et leur prodiguait cette belle monnaie d’or, au titre si pur, frappée par les Arabes en Asie et que de nos jours encore on a retrouvé en si grande quantité en Scandinavie et en Russie. Iaroslav ajouta à cette immense armée un corps d’infanterie commandé par le voïévode Vychata, et bientôt la flottille russe, « en quantités presque innombrables », dit Psellos, grandes barques monoxyles surtout, autres barques aussi plus petites, montées par cent mille guerriers, cingla sans déclaration de guerre contre l’éblouissante Tsarigrad, but constant de tant de convoitises. C’était vraiment le pôle nord, lassé de ses frimas éternels, se précipitant, comme une avalanche, sur les tièdes et riantes contrées du midi. Le meurtre du marchand russe de Saint Sabas n’était que le prétexte pour une expédition dès longtemps préparée. Chacun, parmi ces milliers de barbares, descendant sur sa barque le cours languissant de l’immense Volga, revoyait en son imagination sauvage les splendeurs inouïes des palais et des églises de la Ville gardée de Dieu. Chacun se promettait de rapporter sa part de butin dans son île glacée. C’était au mois de juin de cet an 1043 qui avait déjà vu tant de bouleversements!

Il semble bien que l’Empire ait été totalement surpris. L’ouragan russe cinglait à travers la mer Noire sans rencontrer presque de résistance. Cependant Katakalon Kékauménos, nommé depuis peu gouverneur des places fortes du bas Danube, réussit à surprendre une de ces bandes du Nord qui, descendue de ses navires, exerçait de grands ravages sur la côte. Rassemblant ses forces dispersées, il avait cruellement battu ces barbares et les avait forcés à se réembarquer précipitamment.

Du reste Vladimir montrât, semble-t-il, quelque irrésolution. Au lieu de s’engager dans le Bosphore, de le franchir d’un seul élan et de pénétrer comme Oskold ou comme Oleg, comme aussi les amiraux sarrasins de jadis, jusque dans le port même de Byzance, pour donner l’assaut aux remparts, il jeta l’ancre fort loin de là, à l’entrée du détroit dans la mer Noire, dans ce lieu poétique et sauvage plein d’une sinistre grandeur, dominé par la vieille forteresse du Hiérion, qui, aujourd’hui encore, semble aux touristes étonnés venus de Constantinople comme la gardienne des portes du pays de Barbarie s’ouvrant sur les solitudes mugissantes du Pont-Euxin. Le chef barbare y débarqua ses forces, les installa dans un vaste camp retranché et demeura d’abord inactif. On s’imagine l’épouvante effroyable de la grande Ville qui depuis tant d’années n’avait pas vu l’ennemi à ses portes, et quel ennemi!

Profitant de ce court répit, Monomaque tout en poursuivant fiévreusement ses préparatifs de défense inaugurés si tardivement, essaya de négocier. La terreur régnait dans Constantinople où on était si peu préparé à cette horrible surprise. Les envoyés du basileus promirent en son nom au chef russe de donner s’il y avait lieu toutes les réparations possibles pour le meurtre du marchand, prétexte de l’agression de Vladimir. Constantin conjurait celui-ci en termes pressants de ne pas rompre pour un si mince prétexte l’état de paix déjà si ancien entre les deux nations. Mais Vladimir fit chasser ignominieusement les ambassadeurs sans même vouloir prendre connaissance des lettres impériales. Alors Monomaque, désespérant d’éviter cette lutte terrible, prit courageusement ses dispositions suprêmes. L’effroyable gravité de la situation lui dicta les mesures les plus arbitraires. Tous les marchands russes très nombreux en ce moment à Byzance, et chose bien plus extraordinaire, tous les mercenaires russes ou scandinaves aussi qui se trouvaient par milliers dans la capitale, suspects de sympathies pour leurs compatriotes, furent appréhendés à la fois afin d’empêcher qu’ils ne fissent cause commune avec les guerriers de Vladimir. On les expédia en hâte sous bonne garde en Asie au delà du Bosphore divisés en groupes qu’on dispersa dans les divers thèmes.

Aussitôt après, le basileus qui, toujours intrépide dans les circonstances graves, voulait à tout prix payer de sa personne, prit le commandement de la flotte improvisée qui devait cingler à l’attaque de l’ennemi. C’était un dimanche au dire de Michel Attaliatès « Notre flotte, dit de son côté Psellos, était à ce moment bien peu en état de combattre. Les navires pyrophores, c’est-à-dire munis d’appareils destinés à projeter le fameux feu grégeois, étaient dispersés parmi toutes les stations maritimes accoutumées tout au long des côtes de l’immense Empire. Aussi le basileus, pris au dépourvu, avait dû se contenter et faire armer quelques vieux bâtiments échappés au désastre de l’ancienne flotte détruite peu d’années auparavant, dans un incendie, plus un certain nombre de lourdes galères affectées au service particulier du Palais, plus encore quelques autres navires réunis de droite et de gauche. En grande hâte on garnit de troupes tous ces bâtiments disparates. On les chargea de beaucoup de feu liquide[48] et on les envoya se ranger en bataille en face de la baie occupée par les innombrables navires ennemis sur la côte d’Asie à l’entrée du Bosphore.[49]

Le basileus commandait en personne cette flotte improvisée, monté sur le dromon ou galère impériale peinte de couleur pourpre. L’élite du Sénat et du haut clergé de la capitale avait tenu à honneur de lui faire cortège. Ainsi accompagné, il avait remonté à la tête de toute l’escadre le Bosphore durant qu’une forte cavalerie suivait ses mouvements sur la rive d’Europe.[50]

Les deux flottes étaient maintenant en présence à l’entrée du Bosphore dans la Mer Noire, à la station navale, dite du « Phare », le « Roumili Fanaraki » actuel. Les navires impériaux étaient mouillés le long de la côte d’Europe; les navires russes occupaient la côte d’Asie.[51] D’abord les deux adversaires demeurèrent en présence sans qu’aucun semblât vouloir inaugurer la lutte. « Les Russes, dit Skylitzès, qui désigne constamment ceux-ci sous le nom de « Scythes », restaient tranquillement dans le port sur la côte d’Asie. Le basileus, de son côté, attendait qu’ils engageassent le combat. Comme le soir était venu, Constantin fit parvenir à Vladimir de nouvelles propositions de paix. Mais le chef russe renvoya cette fois encore insolemment les apokvisiaires grecs. « Je ne déposerai les armes, mandait-il à Monomaque, que lorsque tu auras fait donner trois livres d’or à chacun de mes guerriers. » Le témoignage de Psellos est identique. « Vladimir, dit-il, demanda pour signer la paix la somme de mille sous d’or pour chacune de ses barques. C’est là pour les Russes, poursuit le chroniqueur, l’unique manière de compter. Une demande aussi folle provenait ou de ce qu’ils nous croyaient vraiment riches à millions, ou de ce qu’ils ne désiraient pas sérieusement la paix et ne cherchaient qu’un prétexte pour justifier leur inique agression. Aussi comme on ne fit aucune réponse à leur demande insultante, ils se préparèrent au combat. Confiants en leur grand nombre, ils ne doutaient pas un instant qu’ils n’allaient emporter d’assaut la Ville gardée de Dieu avec tout ce qu’elle contenait! »

La réponse insensée des Russes, dit à son tour Skylitzès, détermina le basileus à donner sans plus de retard le signal des hostilités. La nuit se passa fiévreuse. Ce fut une tragique veillée des armes. De très grand matin, la bataille annoncée avec une éclatante solennité, s’engagea aussitôt. Quel spectacle inouï ! « Les Russes, dit Psellos, remontés en foule de leurs camps retranchés sur leurs navires, avaient pris le large. Leurs vaisseaux étaient rangés sur une seule ligne allant d’un promontoire de la baie à l’autre, ligne aussi bien disposée pour l’attaque que pour la défense. »

« Il n’y eut personne dans cette immense assistance, poursuit Psellos, qui ne fût troublé jusqu’au fond de l’âme par ce spectacle terrifiant de ces deux armées navales en présence, de ces milliers de combattants prêts à s’entretuer. Je me trouvais auprès du basileus assis à ses côtés sur le sommet d’une colline s’abaissant en pente douce vers la mer. Nous assistions de là à ces tragiques et formidables événements. » Quelque temps encore les deux flottes demeurèrent obstinément immobiles comme si chacune hésitait à engager cette action décisive. Comme la journée était déjà fort avancée, le basileus se décida enfin à donner le dernier signal. Sur son ordre le magistros Basile Théodorokanos, des vertus militaires duquel Michel Attaliatès fait le plus brillant éloge, celui-là même qui un peu auparavant commandait en Italie, avec trois galères rapides portant le feu liquide, fut commandé pour aller escarmoucher contre la longue ligne des bâtiments russes et les inciter au combat.[52] Mais lui, dédaigneux de ces préliminaires, fondit avec impétuosité sur les navires ennemis. Ceux-ci en firent autant de leur côté. La mêlée furieuse s’engagea aussitôt!

« Les navires byzantins, raconte Psellos, s’avancent rapidement à force de rames dans un ordre parfait. Les projectiles de toutes sortes, le terrible feu grégeois surtout, pleuvant de toutes parts parmi les clameurs des combattants. Les navires russes beaucoup plus nombreux se précipitent en rangs serrés sur les nôtres et s’acharnent à plusieurs à en envelopper un seul. Leurs guerriers s’efforcent d’en percer la coque à coups de longs pieux au ras de l’eau, les nôtres du haut de leurs navires les repoussent à coups de pierres et d’avirons et les couvrent d’une horrible pluie de feu liquide. L’épouvante que leur inspire cet engin meurtrier est telle que les uns se précipitent dans l’eau pour tâcher de gagner à la nage des navires moins exposés, tandis que les autres s’agitent en désespérés ne sachant comment éviter ce jet brûlant. » Le vaillant Basile Théodorokanos incendie de la sorte sept bâtiments russes; il en coule trois qui sombrent avec leurs équipages; il s’empare d’un onzième que ses marins prennent à l’abordage. Les Grecs massacrent une partie des défenseurs tandis que les autres fuient éperdus. L’ardent magistros combat en tête des siens, abattant à ses pieds les Russes éperdus ou les forçant à se jeter à la mer.

Sur un autre signal du basileus, de nouveaux bâtiments impériaux entrent en ligne ci assaillent avec une vigueur sans cesse accrue les Russes, de plus en plus démoralisés. Puisqu’ils n’ont pu résister aux trois grands bâtiments de Théodorokanos, comment repousseront-ils toute cette flotte? Au moment où un nouveau corps à corps va s’engager entre toutes ces masses flottantes, le désordre se met parmi eux; leur ligne de combat se disloque soudain. Tandis que quelques-uns de leurs navires veulent lutter encore, la plus grande partie fuient à toutes rames. A ce moment, un violent orage arrivant rapidement de l’est avec des tourbillons d’un vent impétueux, soulève sur cette côte peu abritée une telle tempête que des vagues formidables couvrent les barques russes déjà repoussées par la force de l’ouragan. Elles les rejettent au large ou bien les fracassent en foule sur les abrupts rochers des îles Cyanées et sur les falaises du rivage.[53] Les nôtres les poursuivent furieusement, ils en coulent beaucoup à fond avec leurs équipages. Ils forcent la plupart des autres à s’échouer sur la rive où leurs guerriers, à peine débarqués, sont immédiatement égorgés par les troupes de pied massées tout le long de la côte. C’est une immense tuerie. La mer est rouge de sang. La grande majorité des barques russes furent ainsi prises ou détruites. L’ouragan brisa celle de Vladimir. Il fut recueilli sur le vaisseau du voïévode d’Iaroslav, Ivan, fils de Tvorimir. « On recueillit sur la plage plus de quinze, mille cadavres scandinaves » affirme Skylitzès. On fit aussi sur cette rive tragique d’innombrables prisonniers auxquels on coupait le poing droit. Ce sont Ibn el-Athir et Aboulfaradj qui nous donnent ce détail affreux. Ces milliers de mains humaines furent ensuite exposées sur le rempart de la Ville gardée de Dieu, chapelet effroyable autant qu’immonde.

Après quarante-huit heures encore passées aux bouches du Bosphore dans ces circonstances dramatiques, dans ces affres du désespoir ainsi peu à peu transformées en transports d’allégresse, Monomaque rentra le troisième jour vainqueur au Grand Palais. Quel retour triomphant après un si affreux péril! Le parakimomène Nikolaos demeura aux bouches de la Mer Noire avec deux légions et toutes les hétairies barbares, tandis que le magistros Basile Théodorokanos, avec le gros de la flotte demeurée au Phare, eut ordre de suivre minutieusement tous ces rivages, de fouiller chaque baie, d’explorer chaque crique pour y donner la chasse aux barques ennemies fugitives et leur couper la retraite. A chaque pas on recueillait des cadavres ennemis rejetés par les flots avec toutes sortes de dépouilles qui formèrent un immense butin.

Il y eut un dernier combat, celui-ci désastreux pour les Grecs, raconté par le seul Skylitzès. Vingt-quatre galères byzantines, détachées du reste de la flotte, dans leur poursuite acharnée des fuyards, surprirent dans une anse de l’interminable côte de Thrace, peut-être dans le golfe d’Iniada ou dans celui de Bourgas, une foule de barques russes qui y avaient cherché refuge. Les barbares, beaucoup plus nombreux, voyant que les Byzantins ne pouvaient recevoir aucun renfort, dissimulèrent leurs bateaux dans les anfractuosités de la rive, et quand les bâtiments impériaux eurent pénétré dans l’anse où ils s’étaient réfugiés, ils tentèrent de les cerner en leur barrant le chemin de la sortie. Démasquant tout à coup leurs barques couvertes de monde, ils les disposèrent sur une seule ligne barrant la sortie d’un promontoire à l’autre. A force de rames, ils rabattaient déjà vers le centre les deux ailes de cet ordre de bataille pour écraser la flottille grecque en l’enveloppant de toutes parts. Les Impériaux, se voyant pris comme dans une souricière par un ennemi très supérieur en nombre, tentèrent de forcer la passe, mais toute route de sortie leur était déjà coupée. La lutte corps à corps s’engagea, avec la dernière violence. Le patrice Constantin Kaballourios, stratigos du thème des Cannes, drongaire de ce détachement de la flotte, qui attaquait vigoureusement l’ennemi à la tête des onze bâtiments formant son commandement particulier, fut tué après la plus courageuse défense. Cinq de ses navires furent pris par les Russes, entre autres sa propre galère amirale. Les barbares massacrèrent tous ceux qu’ils trouvèrent à bord. Le reste des bâtiments impériaux périt sur les rochers de la rive. Tous leurs équipages furent noyés, massacrés ou emmenés en captivité par les Russes. Quelques rares survivants échappés affreusement meurtris, entièrement nus, rejoignirent le reste de la flotte après des infortunes sans nom.

Psellos est muet sur ce sanglant désastre au sein même de la victoire, sur cette catastrophe partielle qui suivit de si près la grande délivrance. Par contre, la Chronique dite de Nestor, fait une brève allusion à cet ultime combat et parle de quatorze navires grecs envoyés par Monomaque à la poursuite des fuyards et repoussés par un retour offensif de Vladimir.

La flotte des barbares du nord n’en était pas moins réduite à l’impuissance, et, malgré ce succès inespéré, les débris de ce colossal armement reprirent tristement la route de Scythie. Beaucoup parmi les guerriers russes durent suivre la voie de terre si longue, si périlleuse. Il ne restait pas assez de barques pour toute cette multitude, tant était grand le nombre de celles qui avaient péri ou étaient tombées aux mains des Grecs. On devine ce que dut être ce retour pédestre. Sur la rive, près de Varna, ces fugitifs au nombre de plusieurs milliers, tombèrent soudain sur les troupes excellentes du fameux « vestis » Katakalon Kékauménos, l’illustre vainqueur de Messine, qui avait été désigné, on le sait, pour commander la défense de la région du Danube et qui avait déjà battu un parti d’envahisseurs lors du premier passage de ces hordes. Katakalon, cette fois encore, attaqua les Russes désemparés avec sa furie coutumière. Il les battit cruellement, en tua un grand nombre et fit huit cents prisonniers qu’il expédia enchaînés au basileus. Le reste s’enfuit éperdument. Skylitzès est seul parmi les Byzantins à noter ce dernier incident de la retraite. Par contre la Chronique dite de Nestor, raconte que ces survivants du désastre de la flotte russe qui se décidèrent à rentrer en Russie par la voie de terre étaient au nombre de six mille. « Ils voulurent, dit le chroniqueur, retourner en Russie, et personne de la « droujina » du prince n’alla avec eux. Le voïévode Vychata, père de Jean, dit: « j’irai avec eux. » Et il les rejoignit sur la terre ferme disant: « Si je survis, ce sera avec eux, si je meurs, ce sera avec la « droujina ». « Et ils partirent dans la direction de la Russie. Mais Vychata et beaucoup d’autres parmi ceux qui avaient été jetés sur le rivage, furent pris et emmenés à Constantinople; beaucoup de Russes eurent les yeux crevés.[54] C’est certainement là le même événement que raconte Skylitzès. Vychata et ses guerriers faits prisonniers sont les mêmes que les huit cents captifs envoyés à Monomaque par Katakalon Kékauménos.

Nous ne possédons pas d’autre détail sur le retour dans leur patrie des infortunés débris de cet immense effort de la nation russe. « Trois ans après, dit seulement la Chronique dite de Nestor, quand la paix fut conclue entre nous et les Grecs, on renvoya Vychata et les autres prisonniers survivants en Russie auprès d’Iaroslav. » Cette paix dont nous ne savons presque rien, mit pour longtemps[55] un terme aux tentatives acharnées des Russes contre Byzance. L’affaiblissement dans lequel tomba la Russie kiévienne, après la mort d’Iaroslav arrivée en 1054, contribua à prolonger l’état de paix entre elle et l’Empire. Sous le règne glorieux de ce prince, la Russie et sa belle capitale avec sa merveilleuse église de Sainte-Sophie subirent de plus en plus l’influence grecque, à la fois religieuse, sociale et artistique.

Il y eut encore en cette année 1043, au moment même du grand péril russe,[56] une autre conspiration contre le pouvoir naissant de Monomaque. C’était la troisième en dix-huit mois, dont une terrible, celle de Georges Maniakès, sans compter la formidable agression des Russes. Cette troisième conspiration ne nous est également connue que par quelques lignes de Skylitzès et de Michel Attaleiates Voici le récit du premier, saisissant par sa brièveté: « En juillet de cette même année, le sébastophore et patrice Stéphanos, le même qui, bien qu’il eut été en réalité vaincu par Georges Maniakès, avait triomphé l’an d’auparavant dans le Cirque de la mort du héros, fut, au plus brillant de sa fortune, dénoncé à Monomaque comme voulant faire proclamer basileus à sa place Léon, fils de Lampros, stratigos du lointain petit thème de Malatya sur la frontière sarrasine. Stéphanos fut déporté dans un monastère après avoir été contraint de se faire moine. Ses biens furent confisqués.[57] Quant à l’infortuné Lampros, on lui creva les yeux après l’avoir cruellement torturé. Puis on le promena en triomphe dans le Cirque, dans une parade ignominieuse. Le malheureux mourut peu après, bien certainement de ces abominables blessures.[58]

Le gouvernement du nouveau basileus avait décidément le vent en poupe! « La plupart, raconte Psellos, s’en allaient disant, fort sottement à mon avis, que toutes sortes de malheurs auraient dû fondre sur Monomaque tant de l’intérieur de l’Empire que de l’extérieur, mais que maintenant tout allait être pour le mieux puisque la fortune lui souriait à nouveau. Lui-même était fort intéressant à écouter quand il dissertait avec passion sur les oracles et les prédictions, racontant ses songes et en expliquant la signification. Lorsqu’en présence de quelque péril imminent, tous autour de lui, plongés dans la consternation, tremblaient de tous leurs membres de la crainte de ce qui allait arriver, lui seul se montrait plein de confiance dans une heureuse issue, rassurant chacun, s’exprimant comme s’il n’y avait absolument rien à redouter. Je ne crois pas un instant qu’il eût les moyens de prédire l’avenir. M’est avis qu’il était tout simplement ainsi, parce que sa nature foncièrement insouciante et nonchalante était cause qu’il ne prenait jamais souci de l’avenir, se contentant de jouir du présent. Pour qu’on le laissât tranquille, il inventait force présages destinés à rassurer les trembleurs, et se garait ainsi de leurs terreurs aussi chimériques qu’assommantes. En somme, il ne craignait rien parce qu’il ne prévoyait jamais quoique ce fût. Il méprisait les événements à venir parce qu’il ne s’en souciait jamais. Le public crédule se figurait alors que quelque puissance supérieure lui communiquait cette tranquillité apparente en lui faisant connaître secrètement que l’issue de ces événements tant redoutés serait heureuse ». « Je raconte ceci, conclut philosophiquement notre écrivain, pour bien faire comprendre que le basileus n’était aucunement un devin, mais que c’est à Dieu seul qu’il nous faut reporter la bonne fin finale des événements de ce monde. »

Les derniers mois de cette terrible année, l’hiver aussi, après tant d’émotions, se passèrent sans que les chroniqueurs aient eu a noter autre chose qu’un ouragan formidable en septembre qui fit grand mal aux vignobles.

La nouvelle année 1044, qui avait assez mal débuté par l’émeute populaire du neuf mars suscitée par la scandaleuse élévation de la maîtresse du basileus, Skléréna, fut surtout marquée sur l’extrême frontière orientale de l’Empire en Asie, par de graves événements, par une guerre difficile qui devait mettre fin bien rapidement à l’antique royaume chrétien de Grande Arménie et marquer le commencement de la lente agonie de cette nation infortunée entre toutes.[59]

J’ai dit au chapitre du règne du basileus Michel IV le Paphlagonien le début de ces événements si considérables, la mort à très peu de distance du roi Jean Sempad d’Arménie et de son frère Aschod IV, le roi de Tachir comme on l’appelait communément, les longues intrigues pour le choix d’un successeur au premier de ces princes mort sans enfants; les tentatives impies du « vestis » Sarkis pour se faire nommer roi; l’arrivée sous les murs d’Ani d’une grande armée byzantine chargée d’appuyer la demande du basileus Michel en exécution de la fameuse lettre du roi défunt Jean Sempad faisant don de son royaume à l’Empire au moment de sa mort; la grande défaite de cette armée sous les coups des soldats du vieux général Vakhram le Paldavide; puis toutes ces opérations militaires suspendues par la mort du Paphlagonien; les entreprises aussi de Davith Anhogh’in ou Sans Terre, le roi Pagratide d’Agh’ouanie, l’ennemi impitoyable de l’Arménie; sa défaite également par le même Vakhram, les nouvelles intrigues de Sarkis qui, au moment de l’arrivée de l’armée de Michel IV sous les murs d’Ani, avait joué un rôle fort louche et s’était rendu secrètement au camp des Grecs, et qui, après le départ lamentable de ceux-ci, avait trouvé moyen de rentrer dans la capitale de l’Arménie; le couronnement enfin en 1042 dans la cathédrale d’Ani, après tant de péripéties et ce long interrègne, du jeune roi Kakig II, neveu de Jean Sempad, fils de son frère Aschod, par les soins de Vahkram et de ses alliés, surtout de l’illustre neveu de ce dernier Grégoire Magistros.

Kakig II, qui devait être le dernier souverain d’Arménie de la race glorieuse des Pagratides, fut un prince d’une réelle valeur; mais ce n’était pas un guerrier; c’était tout au contraire un homme tendre et impressionnable, profondément religieux, un véritable savant. Plongé dans ses livres il oubliait tout au monde, joies, douleurs, même les affaires de l’État. Grâce à ses grandes qualités, il était cependant parvenu à se rendre populaire. Il avait su aussi, grâce à l’appui du catholicos Bédros et des puissants Pakhlavides, mettre à la raison le « vestis » Sarkis qu’il avait fait prisonnier de ses propres mains et dépouillé de tous ses biens, reprendre toutes les places envahies par les Grecs dans les guerres précédentes, battre enfin à plusieurs reprises les Turcs envahisseurs.[60] Ceci s’était passé vers l’an 1042, l’année même de l’avènement de Constantin Monomaque. Dès que ce basileus fut sorti des terribles difficultés de la révolte de Maniakès et de l’agression des Russes de Vladimir, il songea à reprendre vis-à-vis de l’Arménie lointaine la politique traditionnelle de ses prédécesseurs. De plus en plus préoccupé par l’orage sans cesse grossissant des Turcs Seldjoukides sur son extrême frontière orientale en Asie, le gouvernement des basileis ne cessait de convoiter chaque jour plus avidement le royaume d’Arménie dont la libre possession pouvait seule lui permettre de mettre un obstacle aussi définitif qu’infranchissable aux agressions à chaque moment plus audacieuses des terribles cavaliers de la Steppe.[61]

On se rappelle que lors de la rébellion du fameux roi Kéôrki d’Aphkhasie et d’Ibérie en 1022 contre le grand Basile, Jean Sempad, roi des rois d’Arménie, ou encore « roi d’Ani », comme on le désignait d’ordinaire du nom de sa capitale, qui avait eu la maladresse de faire cause commune avec celui-ci, n’avait eu, une fois son allié vaincu, d’autre moyen pour désarmer la colère du vainqueur, que de remettre entre ses mains sa personne et ses États. Basile avait laissé au pauvre souverain l’usufruit de son petit royaume pour sa vie durant avec les titres de magistros et d’« archôn » à vie du territoire d’Ani et de Grande Arménie, à condition toutefois qu’après sa mort le dit royaume d’Ani reviendrait à l’Empire auquel il serait réuni définitivement. Une lettre royale avait été remise à Basile stipulant officiellement cet accord. Puis, Jean Sempad étant mort bien des années après, on a vu que Michel IV déjà avait, au nom de cette lettre royale, réclamé vainement l’exécution de la convention de l’an 1022. Monomaque, débarrassé de l’agression formidable de Maniakès, et du non moins formidable péril russe, retrouvant dans les archives du Palais sacré la donation fameuse, n’eut rien de plus pressé en l’an 1044, que de profiter des embarras de l’Arménie pour réclamer, en qualité d’héritier de Basile, à son nouveau souverain Kakig II et à son plus puissant défenseur le magistros Krikoros ou Grégoire, cette cession d’Ani et de tout le royaume d’Arménie jadis consentie par son oncle et prédécesseur Jean Sempad. Le malheureux Kakig qui se débattait à ce moment entre les prétentions rivales du « vestis » Sarkis et des Pakhlavides représentés surtout par le magistros Grégoire, qui avait de plus à repousser une attaque de l’émir Abou’l Séwar de Tovin, ne se refusait pas à se reconnaître comme tous ses ancêtres le fidèle vassal du puissant basileus de Roum. Il ne demandait qu’à continuer à vivre en paix avec celui-ci, mais il prétendait conserver l’héritage de ses pères, refusant de se conformer jadis arraché par la force à son oncle[62] par le grand Basile. Ce procès ne pouvait être ridé que par les armes. Ce fut là la fameuse guerre d’Ani qui devait se terminer si tragiquement pour la dynastie et la nation arméniennes.

Une armée byzantine sous les ordres du « vestis » Michel Iasitas,[63] désigné pour être gouverneur ou « archôn » d’Ibérie, alla, dans le courant de l’an 1044,[64] attaquer le roi Kakig dans sa lointaine capitale aux monuments splendides. Kakig, malgré sa douceur, était vaillant. Il s’apprêta à opposer aux envahisseurs de sa patrie la plus énergique résistance, ne pouvant admettre qu’on le traitât en ennemi alors qu’il ne nourrissait pour l’Empire que des sentiments d’amitié.

Nous ne savons rien de ces premiers événements. Skylitzès dit uniquement que les choses allèrent fort mal pour le « vestis » impérial et son armée. Probablement Michel Iasitas rencontra dans ces régions si âpres une résistance inattendue. On lui fit une guerre de guérillas. Il fallut envoyer presque aussitôt à son secours, pour tenter d’écraser le pauvre roi d’Arménie sous le nombre, une nouvelle armée plus forte encore sous le commandement cette fois du propre généralissime d’Asie, le domestique des Scholes d’Orient et proèdre Nikolaos, un très gros personnage dont il a été question souvent déjà dans ce livre,[65] qui avait été le parakimomène eunuque du défiant basileus Constantin. Mais celui-ci ne fut pas plus heureux que son prédécesseur car il fut mis en déroute par les troupes d’Arménie sous les murs d’Ani. En même temps le basileus n’avait pas rougi d’expédier des lettres pressantes au cruel émir musulman de Tovin, le terrible Abou’l Séwar, l’Aplespharés des Byzantins,[66] l’invitant à envahir de son côté le royaume de l’infortuné Kakig et à lui faire le plus de mal qu’il pourrait. Le domestique Nikolaos appuya cette impériale missive par la promesse de dons et de dignités considérables. Abou’l Séwar fit répondre aussitôt qu’il agissait ainsi qu’il lui était demandé pourvu toutefois que le basileus lui assurât la possession de tous les territoires qu’il réussirait à conquérir sur le roi d’Ani.

Monomaque confirma cet arrangement par un chrysobulle scellé de la grande bulle d’or impériale réservée aux chefs d’État alliés.

Abou’l Séwar, ayant reçu ce document solennel, rassemblant ses hordes cruelles, entra aussitôt en campagne. Ses innombrables cavaliers envahirent le territoire d’Arménie. Une foule de villes et de châteaux du malheureux Kakig tombèrent presque aussitôt entre leurs mains. Partout, sous peine de mort, ces cruels infidèles forçaient les habitants à embrasser l’islamisme. En même temps l’armée du parakimomène s’avançait de nouveau en Arménie. Pris entre ces deux formidables adversaires, le malheureux souverain, désespérant de leur résister, s’efforçait de négocier avec Abou’l Séwar pour le détacher de l’alliance byzantine. Il ressort des récits très confus des auteurs grecs qu’il réussit jusqu’à un certain point à neutraliser celui-ci, mais il ne s’en trouva pas moins dans une position désespérée, environné de toutes parts d’intrigues et de trahisons.

Avant tout, le malheureux roi cherchait à se débarrasser du perfide « vestis » Sarkis, qu’il soupçonnait avec raison d’être l’instigateur secret de ses ennemis. Un autre personnage ayant à ce moment à Ani une action toute différente était le célèbre magistros Grégoire ou Krikorikos pour se servir de la forme arménienne de ce nom. J’ai déjà eu l’occasion de parler de ce haut baron d’Arménie, seigneur très considérable, très connu dans l’histoire de son pays, à cause du titre élevé qu’il tenait de la cour de Byzance, sous le nom de Grégoire Magistros.[67] C’est certainement la personnalité la plus marquante des annales arméniennes à cette époque. Aussi célèbre par le rôle politique qu’il joua dans son pays dans cette période si malheureuse de son histoire, que par sa vaste érudition, ses aptitudes si variées, presque encyclopédiques, ses nombreuses traductions d’auteurs anciens, ses poèmes en vers, la grammaire arménienne commentée qu’il composa, et son immense et profuse correspondance dont une faible portion nous a été conservée,[68] il était issu de souche illustre, de la race royale des Arsacides de Perse, dite Souren Pakhlav. Il était né aux environs de l'an 1000. Destiné par sa naissance au métier des armes, il avait succédé à son père, l’illustre généralissime Vaçag, dit « le Martyr », seigneur de Pèdschni, fort château du canton de Nik dans la province d’Ararad. En sa qualité de grand feudataire de la couronne des Pagratides, il avait été, on l’a vu, en compagnie de son oncle, également généralissime, Vakhram, un des « satrapes » ou hauts barons qui avaient le plus puissamment contribué à l’élection de Kakig comme successeur de son oncle Jean Sempad au trône d’Arménie. Mais les intrigues du « vestis » Sarkis, prince de Siounik’, « l’infâme Sarkis »,[69] qui le haïssait parce qu’il l’avait empêché d’usurper le trône d’Ani, le firent à ce moment tomber en disgrâce auprès du jeune roi sous l’accusation d’avoir contribué à attirer sur l’Arménie l’invasion d’Abou’l Séwar. C’était une affreuse calomnie. Krikorikos n’en fut pas moins destitué de ses charges et forcé d’abord de se retirer dans ses vastes domaines du Darôn où il chercha à se consoler en se livrant à l’étude et même à l’enseignement des lettres, puis dans le courant de l’an 1044, de se réfugier à Constantinople où il avait fait ses études dans sa jeunesse et où sa réputation dès longtemps établie d’homme de guerre, de négociateur, de savant et de philosophe, lui valut le plus flatteur accueil du basileus Monomaque, de la cour et de tout ce qu’il y avait d’illustre dans cette ville. Il profita de son inaction forcée pour traduire en arménien beaucoup d’ouvrages grecs et disserta publiquement avec une éloquence entraînante et persuasive dans la chaire de Sainte-Sophie avec les philosophes Grecs qui l’honorèrent de leur admiration.[70] Il fit aussi à Constantinople la connaissance de deux émirs, ou « omras » arabes, fort lettrés, Manoutché et Ibrahim, qui avaient fixé leur résidence dans cette ville, il se lia d’amitié avec eux et chercha à les convertir à la foi chrétienne.[71] Monomaque le combla de ses faveurs. C’est à ce moment qu’il fut élevé par lui à la haute dignité de magistros. Peut-être avait-il pris avec ce monarque des engagements secrets pour la cession tant désirée de l’Arménie à l’Empire. Quoi qu’il en soit, Kakig, apprenant la faveur dont Krikorikos jouissait à la cour de Byzance, conçut des craintes sérieuses sur la fidélité de son ancien général et n’hésita pas à lui adresser une lettre pleine d’amers reproches. Krikorikos répondit en protestant de son innocence, et chercha à prouver à son jeune et inexpérimenté souverain que si l’on devait accuser quelqu’un de trahison, c’était non lui mais bien le « vestis » Sarkis. Sur ces entrefaites, les armées impériales, on l’a vu, avaient envahi une fois de plus le territoire d’Ani. Il y eut alors toute une longue, subtile et ténébreuse intrigue dans ce malheureux pays ravagé par les factions féodales, intrigue nouée entre les mandataires du basileus d’une part, de l’autre le « vestis » Sarkis et sa faction, appuyés par le catholicos d’Arménie, Bédros, pour s’efforcer d’amener le pauvre roi Kakig qui se sentait incapable de résister plus longtemps à d’aussi formidables attaques, à se rendre lui aussi à Constantinople auprès du basileus et à lui faire à cette occasion cession définitive de son royaume.

Kakig, sourd aux conseils du généralissime Vakhram et des autres nobles qui l’avaient fait roi, confiant, au contraire, dans les serments extraordinaires du basileus, serments accompagnés de l’envoi solennel du Bois de la Vraie Croix et d’autres reliques d’une valeur inestimable, prêtant surtout l’oreille aux suggestions perfides de Sarkis, se décida enfin, sur les instances de tous ces traîtres, à quitter sa capitale et à se rendre dans la Ville gardée de Dieu. Hélas! Il ne devait jamais revenir dans sa patrie « semblable au poisson accroché à l’hameçon ou à l’oiseau pris dans le piège! » Il retrouva à Constantinople son fidèle magistros Grégoire. Il avait au préalable, par une convention entourée des engagements les plus solennels, confié les clefs de sa chère cité d’Ani au patriarche Bédros avec le soin de l’administration générale et remis le gouvernement effectif de la ville à son conseiller favori Apirat avec le commandement suprême de toutes les forces militaires arméniennes. Le palais royal était laissé à la garde suspecte de Sarkis. Suivant Mathieu d’Edesse, cette convention entre le roi Kakig et ses grands fut signée « avec une plume trempée dans le mystère sacré du corps et du sang du Fils de Dieu ». Tous ces traîtres à leur roi, Sarkis en tête, le patriarche aussi, apposèrent à ce document leur signature impie.

« Constantin Monomaque, en voyant arriver ainsi l’infortuné roi Kakig, dit Arisdaguès de Lasdiverd, oublia ses serments solennels et ne se ressouvint plus de la Très Sainte Croix, de l’intervention de laquelle il s’était servi. » Il reçut en grande pompe le malheureux souverain, toute la Ville s’étant transportée à sa rencontre, mais il le retint auprès de lui dans une captivité dorée, lui disant: « Donne-moi Ani, je te donnerai en échange la ville de Malatya, avec les districts environnants. » Kakig refusa énergiquement de se prêter à cette dépossession. Alors Monomaque, traître à la parole donnée, n’hésita pas à envoyer le pauvre prince en exil, « dans une île », probablement dans un des monastères de Prinkipo.

Monomaque, raconte encore Arisdaguès de Lasdiverd, prolongeant ses instances, le magistros Krikorikos, fils du brave Vaçag, alla lui aussi trouver le basileus. Comprenant vite que les Grecs ne renverraient point Kakig dans son pays, il se présenta devant Constantin à qui il remit les clefs de sa forteresse de Pèdschni.

« Cependant, poursuit notre chroniqueur, les notables d’Ani voyant que le roi Kakig ne revenait point à Ani, mais qu’il était prisonnier chez les Grecs, conçurent le projet de donner leur ville soit à Davith,[72] soit à l’émir Abou’l Séwar de Tovin, qui avait épousé la sœur de ce dernier,[73] soit à Pakarat, le roi des Aphkhases.[74] Le remuant catholicos Bédros, de son côté, instruit de ce dessein et se rendant bien compte que, n’importe à qui Ani appartiendrait désormais, c’en était fait de cette glorieuse cité, expédia au gouverneur byzantin des marches orientales en résidence à ce moment à Samosate,[75] une lettre conçue en ces termes: « informe le basileus que s’il consent à nous donner quelque chose en retour, je lui livrerai Ani avec les autres forteresses du royaume. » Le basileus accueillit favorablement ces propositions et récompensa de suite le catholicos par de fortes sommes d’argent et la confirmation du gouvernement de la ville d’Ani et de son territoire. « C’est de la sorte, s’écrie le chroniqueur national, que les Grecs devinrent maîtres d’Ani et de tout le district de Chirag! »

D’autres historiens racontent simplement que les hauts barons du royaume et les chefs de la cité d’Ani, divisés en factions rivales, se livrèrent à merci au basileus. Au nombre de quarante, ils lui envoyèrent, à l’instigation surtout de Sarkis, les clefs de leur ville en signe de soumission. « La ville d’Ani, mandaient-ils à Monomaque, est désormais tienne avec tout le territoire qui s’étend à l’orient. »

Nous ne possédons de ces événements que des récits, hélas, aussi brefs que confus, souvent contradictoires. Cependant toutes les sources sont d’accord pour affirmer que ceux qui eurent la plus grande part à la conclusion de l’accord définitif entre le basileus et le roi dépossédé, furent le fortuné Krikorikos, figure sympathique et honorable entre toutes, le « vestis » Sarkis, constamment traître à son pays, enfin le catholicos d’Arménie Bédros. Ce furent eux qui signèrent le traité avec le parakimomène Nikolaos, lequel avait pris ses quartiers d’hiver à Ouektick. Ce fut la fin dernière de l’antique et glorieuse dynastie des Pagratides d’Ani.[76]

Le petit royaume d’Arménie, entre les États du curopalate Davith et le Vaspouraçan transformés déjà en provinces impériales, était dès longtemps un fruit mûr prêt à tomber aux mains du basileus. Le seul territoire demeuré indépendant dans l’ancienne Arménie, fut celui de Kars gouverné héréditairement par un fils d’Aba.

C’était pour l’Empire, en ces temps si prodigieusement troublés, sur cette frontière marquée par la constante menace de l’invasion turque, une acquisition magnifique, de toute importance, que celle de cette cité d’Ani parfaitement fortifiée et de son vaste territoire couvert de châteaux.

Le malheureux souverain dépossédé; dernier prince régnant d’une dynastie qui avait eu ses heures de gloire, remis en liberté par Monomaque après une résistance qui avait duré l’espace d’un mois, ne put que donner son acquiescement au traité qui le dépouillait. Il prit ensuite la route douloureuse de l’exil définitif. Avant cela, il était allé se prosterner au Palais Sacré de Constantinople devant son vainqueur qui par une amère dérision, lui donna à lui aussi en dédommagement de tant de pertes, le titre de magistros, un des plus beaux du « sacré catalogue ». Il lui assigna en outre « le palais splendide de Galané », à Constantinople, une pension sur le trésor impérial, de vastes domaines enfin dans les thèmes lointains de Cappadoce, du Charsian et de Lykandos, les deux villes de Galoubegh’ad et de Bizou entre autres, villes dont la situation sur les confins de la Cappadoce ne nous est pas exactement connue. Il vécut désormais dans la retraite dans cette ville de Bizou, menant une existence paisible et douce. Il s’y construisit un monastère où il se retirait souvent pour pleurer en secret les infortunes de sa patrie. Avant de quitter la Ville gardée de Dieu il y avait épousé, du consentement ou plutôt sur l’ordre du basileus, la fille de Davith, l’ancien roi ardzrounien du Vaspouraçan devenu prince de Sébaste, dont il eut deux fils, Jean ou Joannès et Davith. Il mourut de mort violente en 1079 après avoir vécu parmi les Grecs ses vainqueurs environ trente-cinq années. Ayant tenté à ce moment de rentrer en Arménie, il fut assassiné sur la route par les trois fils de Pantaléon ou Mantalé, dynaste grec de Kybistra, près de Césarée de Cappadoce.[77]

Ani et son territoire, cette cité et ce pays si fameux, longtemps indépendants sous le sceptre des belliqueux Pagratides, étaient maintenant un simple gouvernement frontière byzantin. Une garnison grecque sous un « gouverneur impérial d’Ani » vint s’installer dans cette ancienne capitale pour la défendre contre les insultes des coureurs Turcs. Nous ne savons presque rien de cette prise de possession du petit royaume arménien par les forces impériales.[78]

Les récits des chroniqueurs nationaux ne sont qu’une longue suite de plaintes déchirantes sans aucun détail précis sur cette fin tragique d’un glorieux passé. Le catholicos Bédros, d’abord comblé d’honneurs par les Grecs et par Michel Iasitas, investi par ce dernier de la haute administration du pays, puis devenu suspect, fut bientôt après, par ordre de Katakalon Kékauménos, nommé gouverneur impérial à Ani en place d’Iasitas, exilé d’abord à Ardzen, puis arrêté le jour de la fête de l’Épiphanie, après la Bénédiction des eaux, et enfermé dans la forteresse de Khagh’do’ Ar’idj. En même temps son neveu, fils de sa sœur, Khatchig ou Kakig, qu’il avait désigné officiellement pour le remplacer, fut emprisonné dans la forteresse de Siav-K’ar ou « de la Pierre Noire ». « Tous deux restèrent ainsi enfermés, dit Arisdaguès de Lasdiverd, jusqu’à l’approche de Pâques de l’année 493 d’Arménie.[79] Ils furent alors tirés de prison et transportés à Constantinople pour comparaître eux aussi devant le basileus. « Un eunuque, associé à l’Empire », — ce devait être le parakimomène Nikolaos, — avait déjà auparavant emmené avec lui Anania le prêtre, frère de Kakig. Monomaque assigna au chef vénérable de l’église d’Arménie un état convenable dans la capitale. On ne permit jamais au remuant Bédros qu’on avait décoré du titre tout byzantin de syncelle, de retourner en Arménie, tant le gouvernement du basileus tenait à étouffer dans sa nouvelle conquête tout mouvement national.[80] « Le basileus craignait, dit Arisdaguès de Lasdiverd, que le patriarche n’allât opérer un soulèvement à Ani. » Kakig cependant, par ordre du basileus, fut réintégré et devint plus tard catholicos à la place de son oncle.[81]

Mathieu d’Édesse décrit en termes touchants cet exil doré du patriarche arménien à Constantinople: « Cette même année, dit-il, Monomaque écrivit au catholicos Bédros pour lui mander de se rendre auprès de lui à Constantinople. Celui-ci s’empressa d’obéir à cet ordre. Mais réfléchissant que les Romains ne la laisseraient peut-être plus jamais retourner en Orient, il désigna comme son successeur un homme digne de tout éloge, le seigneur Kakig. Il eut la même prévision à l’égard du « myron », huile bénite servant à la consécration, dans le rite arménien. Il l’ensevelit dans le fleuve Akhourian, en la renfermant dans des vases: il y en avait quatre cents livres pesant. Il voulait éviter que ce précieux ne tombât entre les mains des Romains, et il est resté là jusqu’à ce jour. Il l’y cacha pendant la nuit dans un endroit voisin de la porte d’Ani. Puis il partit escorté des nobles attachés à sa maison, tous gens d’une haute distinction, au nombre de trois cents en armes, de docteurs, d’évêques, de moines, de prêtres au nombre de cent dix, montés sur des mulets, et de deux cents domestiques à pied. A la suite de Bédros venaient le premier et le plus illustre de tous, le « vartabed » Poulkhar; l’éminent Khatchadour, chancelier; Thaddée, homme sans pareil comme littérateur; Georges et Jean Karnéghétsi; Mathieu du couvent de Hag’pad; Mékhitbar de Knaïr; Diranoun Gabanetsi, le philosophe; Mékhitarig; Vartan, du couvent de Sanahin; Basile Paschkadetsi; l’éminent et vénérable Elisée; Basile, son frère; Georges, surnommé Tchoulabtzak; les seigneurs Ephrem, Anana et Kakig. Tous ces docteurs et savants, versés dans la connaissance de l’Ancien et du Nouveau Testament, ainsi que l’illustre seigneur Bédros, qu’ils accompagnaient, firent le voyage de Constantinople. En apprenant leur arrivée, les habitants, avec les grands de l’Empire, accoururent en foule au devant de Bédros et le conduisirent en pompe à Sainte Sophie. Là, l’empereur et le patriarche étant venus le rejoindre, l’amenèrent à un magnifique palais. Monomaque ordonna de pourvoir à toutes ses dépenses, et le premier jour on lui remit un présent de cent livres d’or. Le lendemain Bédros alla au Palais faire sa visite à l’empereur. Ce prince, instruit de son arrivée, s’avança au devant de lui, et commanda de la faire asseoir sur un siège d’or, dont le seigneur Elisée se saisit lorsque le patriarche se retira. Comme les gens de service s’efforçaient de le lui arracher, Elisée le retenait avec force. Monomaque ayant demandé le motif de cette résistance, Elisée lui répondit: « O prince, ce siège est devenu un trône patriarcal et nul n’est digne maintenant de s’y asseoir si ce n’est le seigneur Bédros. » Monomaque goûta beaucoup cette raison et dit « Laissez-lui ce trône patriarcal ». Puis, s’adressant à Elisée, « Ce siège, lui dit-il, vaut mille tahégans,[82] conserve-le pour ton seigneur le patriarche, afin que nul autre que lui ne s’y place. » Bédros vécut quatre ans à Constantinople au milieu des Romains, traité avec les plus grands égards, et chaque jour il voyait augmenter sa considération et ses honneurs. Lorsqu’il se rendait chez l’empereur, on portait devant lui la crosse patriarcale, et dès que ce prince l’apercevait, il se prosternait à ses pieds. Il intima aux grands de sa cour l’ordre de ne jamais manquer d’aller au-devant du seigneur Bédros. Au bout de ce temps, le basileus et le patriarche de Constantinople[83] lui donnèrent de riches présents, des robes de brocart, beaucoup d’or et d’argent. Monomaque accorda aussi divers insignes et des dignités aux nobles dé sa maison et il éleva au rang de syncelle, le neveu de Bédros, autre fils de sa sœur, le seigneur Anania; puis ayant fait cadeau au patriarche de vêtements précieux de toutes sortes, il le congédia avec bienveillance, chargé des marques de sa munificence. Bédros, ne pouvant plus retourner à Ani, fixa ensuite, avec la permission du basileus, sa résidence à Sébaste, auprès de Sénékhérim, l’ex-roi du Vaspouraçan, et il y vécut entouré de respect. »

« Ce fut, dit Tchamtchian, l’Ardzrounien Adam, le fils de Sénékhérim et son second successeur qui conduisit lui-même à Sébaste le vieux prélat, après s’être engagé par serment envers le basileus, à ne point le laisser s’évader sur la route.[84] Bédros demeura dans cette ville trois ans sous la garde d’Adam qui lui permit ensuite de se retirer dans le monastère de Sainte-Croix de cette même cité, construit par Sénékhérim pour y déposer le célèbre fragment de la sainte Croix de Varak et magnifiquement décoré par le patriarche. Il y vécut cinq ans encore.[85] Monomaque lui avait fait don de trois villages situés probablement aux environs de Sébaste. Il mourut en l’année 500 d’Arménie,[86] au dire de Mathieu d’Édesse.

Disons également ce que devint le fameux magistros Krikorikos, fils du généralissime Vaçag, après la paix désastreuse qui ruinait définitivement sa patrie. Accouru à Ani au moment de ces graves événements, il était ensuite retourné précipitamment à Constantinople, afin de plaider la cause de son jeune roi Kakig qui s’y trouvait prisonnier. Il avait échoué complètement dans cette entreprise. Convaincu de l’impossibilité de relever le trône d’Ani, comprenant que les Grecs ne renverraient jamais Kakig dans son royaume, il avait alors, lui aussi, nous l’avons vu, abandonné aux vainqueurs ses châteaux paternels de Pèdschni,[87] de Gaïan et de Gaïdzon, avec tous ses biens patrimoniaux, en échange desquels il reçut des villes et des villages dans le thème frontière de Mésopotamie, où il fixa dès lors sa résidence. Sa correspondance nous apprend qu’en cédant aux Grecs ses anciens domaines du Darôn, il n’avait pas cessé d’en avoir l’administration, car il confia celle-ci à son ami Tornig, le Mamigonien, après que le basileus l’eût investi, avec l’octroi de l’anneau d’or, du gouvernement général héréditaire du Vaspouraçan, du Saçoun et du Darôn avec le titre de duc de Mésopotamie, titre sous lequel il est généralement connu. Nous retrouverons ce personnage distingué à d’autres pages de cette histoire.[88]

A peine les Grecs s’étaient-ils emparés d’Ani et de son territoire qu’il leur avait fallu combattre dans ces mêmes régions contre un ennemi redoutable, et cela par la faute de leur politique déloyale. On se rappelle leur alliance impie avec l’émir sarrasin de Tovin, le sanguinaire Abou’l Séwar, pour mieux écraser Kakig. Aussitôt après la victoire, les généraux byzantins, sur l’ordre du basileus constamment traître à la foi jurée, avaient réclamé à l’émir les conquêtes qu’un chrysobulle impérial lui avait assurées. Abou’l Séwar qui, sur ces entrefaites, avait cherché à traiter séparément avec Kakig, s’en tenant au texte de ce document, refusa de restituer les châteaux enlevés aux Arméniens par ses guerriers. Alors le parakimomène Nikolaos avait envoyé contre lui toutes ses forces grossies des contingents vassaux d’Ibérie et de grande Arménie, ceux-là sous le commandement direct de Kakig, roi découronné, transformé en simple général impérial.[89] Le fameux Liparit marchait à la tête des contingents géorgiens vassaux. Cette puissante armée que le domestique avait placée sous les ordres directs du vestarque Michel Iasitas[90] et d’un des familiers de celui-ci, le magistros Constantin l’Alain, marcha droit sur Tovin.[91]

Aboul Séwar, dit Skylitzès, était profondément versé dans l’art de la guerre orientale rompu à toutes les ruses d’un métier qu’il chérissait. Convaincu qu’il ne pourrait résister en rase campagne à une aussi puissante armée régulière, il s’enferma avec ses contingents derrière les murs de sa capitale bâtie sur une hauteur, après avoir détourné le cours de la rivière de manière à inonder toute la campagne environnante, puis il attendit patiemment l’arrivée de l’ennemi. A ce moment, dans les vignobles qui touchaient à la ville, il dissimula ses archers, habiles entre tous, avec ordre de se tenir cachés jusqu’au signal qui leur serait donné par des trompettes. Les chefs impériaux, complètement abusés sur les forces de l’ennemi, croyant entrer presque sans résistance dans Tovin, s’avancèrent en désordre. Cavaliers et fantassins marchaient pêle-mêle. Comme l’armée venait de s’engager dans les sentiers des vignobles au pied de la ville, soudain retentissent les trompettes de l’émir. Sortant brusquement de leurs cachettes, les archers de Abou’l Séwar criblent de flèches les soldats de Roum, empêtrés parmi les ceps, incapables de se défendre. La déroute est aussitôt affreuse. Une foule d’Impériaux périssent. Leurs chevaux effarés, ne pouvant fuir, s’enlisent dans la boue, ou tombent dans des trous. Les deux chefs impériaux Iasitas et Constantin l’Alain, échappés à grand peine, apportèrent eux-mêmes la nouvelle de ce désastre au parakimomène demeuré à Ani. Une foule de leurs soldats furent vendus comme esclaves par le vainqueur.

Iasitas et le parakimomène destitués par le basileus furent remplacés, le premier comme duc d’Ibérie, par le valeureux Katakalon Kékauménos que nous trouvons à cette époque partout où il y avait gloire et danger,[92] le second en qualité de généralissime par le grand hétériarque eunuque Constantin, d’origine sarrasine. Ce personnage, dit Skylitzès, très dévoué à Monomaque, lui avait rendu les plus signalés services lors de son avènement à l’Empire. Ce fut Katakalon qui, en qualité de gouverneur d’Ani, bannit vers cette époque le catholicos Bédros par mesure de sûreté publique.

Ces nouveaux chefs, aussitôt après avoir rejoint leur poste, cherchèrent à réparer le désastre de Tovin. Préférant ne pas s’attaquer tout d’abord à cette puissante forteresse, capitale de l’émirat, ils commencèrent par investir les divers châteaux du territoire d’Ani qu’Abou’l Séwar venait de conquérir et qu’il se refusait à rendre. Ils s’emparèrent ainsi des forteresses de Sainte-Marie, d’Ampier et de Saint Grégoire, véritables nids d’aigles en apparence imprenables, perchés au plus haut des monts parmi des précipices infinis. L’énergique émir tenta à maintes reprises, durant ces sièges extraordinaires, de porter secours à ses guerriers. Il fut chaque fois repoussé. L’eunuque Constantin se retourna ensuite contre le « kastron » de Chelidonion, sur un abrupt promontoire à une petite distance de Tovin. Il en établit le siège en règle avec fossés et retranchements. Son attaque avait été si subite que les assiégés n’arment pas eu le temps de s’approvisionner. Ils manquèrent bientôt du nécessaire. « Certainement, poursuit Skylitzès, ils eussent tôt succombé, si la terrible révolte du patrice Léon Tornikios n’eût subitement éclaté à ce moment même en Occident. Monomaque se vit contraint de rappeler en hâte toutes ses forces disponibles et l’eunuque Constantin dut partir à marches forcées avec son armée dans la direction de Constantinople après avoir signé la paix avec l’émir Abou’l Séwar, laissant Katakalon en Ibérie ». Le soulèvement célèbre du prétendant Tornikios est du mois de septembre 1047. La guerre contre l’infatigable émir de Tovin avait donc duré deux ans déjà.[93]

Aboul Séwar, avant de faire sa paix avec le basileus, avait poussé avec ses guerriers une pointe jusqu’aux portes d’Ani, exerçant sur sa route d’horribles ravages. Le héros octogénaire arménien Vakhram le Pakhlavide, « anthypatos » et généralissime, qui avait tant contribué avec son neveu le magistros Grégoire à placer Kakig sur le trône, dernier et glorieux rejeton des Arsacides, périt en combattant contre lui aux côtés des Byzantins. Lui seul, parmi ses compatriotes désespérés des malheurs de leur patrie, songeait encore à la défendre. Il eut d’abord quelques succès, mais ayant vu mourir à ses côtés son fils Krikorikos, il se jeta en désespéré sur l’ennemi, fut pris et torturé jusqu’à la mort.[94] Sa mort causa en Arménie un deuil profond. Son corps, transporté au monastère de Marmaraschen fondé par lui près d’Ani, y fut inhumé à côté de celui de sa femme Sophie.

On était en automne de l’an 1047, au mois de septembre. La plus dangereuse de toutes les révoltes qui ensanglantèrent les premières années du règne de Constantin Monomaque, celle de Léon Tornikios, éclata subitement à cet instant précis. De tous les historiens de cette extraordinaire aventure, Psellos est pour nous le plus important de beaucoup: Bien qu’il n’ait jamais été qu’un écrivain de cour et qu’il soit par ce fait quelque peu sujet à caution, il fut parmi tous ceux qui nous en ont parlé le plus important témoin oculaire des pires moments de ce siège de Constantinople à la fois si court et si dramatique. Il fut dans ces heures d’agonie le plus intime conseiller, l’ami dévoué du basileus Monomaque. Michel Attaliatès, qui vint se fixer au plus tard à Constantinople en 1034, fut aussi, très probablement, témoin oculaire de ces événements, ce qui rend très précieux le récit qu’il en fait, mais il n’a certainement pas été à même de voir les choses d’aussi près que Psellos qui ne quitta pas un moment le basileus durant ces longs jours d’angoisse abominable.[95] Enfin, nous trouvons encore des renseignements fort précieux dans un curieux document que nous devons à un des prélats les plus distingués de cette époque à Byzance. Le 29 décembre de cette même année 1047, alors que le prétendant Tornikios était à peine vaincu, le célèbre Jean Mauropos, métropolitain d’Euchaïta en Asie,[96] un des principaux amis de Psellos, prononça à Constantinople, peut-être devant le basileus, une remarquable harangue écrite en une langue aussi élégante qu’énergique, qui n’est autre qu’un discours d’actions de grâce à Dieu pour l’heureuse issue de cette terrible aventure dans laquelle avait failli sombrer le trône de Monomaque. Cette harangue, publiée depuis peu d’années,[97] nous fournit sur la révolte de Tornikios maints détails historiques inédits.[98]

Les origines de ce mouvement qui, bien que de si courte durée, a laissé dans l’histoire de Byzance un souvenir si cruel à cause des circonstances si tragiques qui l’accompagnèrent, ont été exposées d’une façon remarquable dans le mémoire excellent que M. R. Schütte a consacré à cet événement et que je vais suivre pas à pas presque textuellement dans mon récit. Le caractère à la fois faible et frivole de Monomaque, les scandales de son règne, celui de sa liaison avec Skléréna en particulier, les dilapidations prodigieuses du trésor qui indisposaient constamment contre le souverain l’opinion des masses, constituaient pour les prétendants de toute espèce et de toute qualité un excitant perpétuel à briguer ce trône si médiocrement occupé, parfois si faiblement défendu. Je reprends le récit de M. Schütte puisé en majeure partie dans le récit de Psellos avec quelques détails empruntés aux autres sources:

« Le règne de Constantin Monomaque, dit en substance l’érudit allemand, ne fut, pendant toute sa durée, en partie par la faute de ce prince, en partie sans qu’il y fût personnellement pour quelque chose, qu’une longue série de périls et d’infortunes pour l’Empire. Sans parler du grand Schisme qui commença à cette époque avec toutes ses redoutables et séculaires conséquences, ce fut sous ce même basileus qu’un autre fait aux suites encore plus terribles et plus considérables qui se sont perpétuées jusqu’à nos jours, commença à prendre de l’importance. Ce règne si agité, en effet, marqua les premiers débuts de la lutte acharnée entre l’Empire et les Turcs Seldjoukides, qui devait se continuer dans la suite avec les Turcs Osmanlis pour se terminer quatre siècles plus tard par la prise de Constantinople et la destruction de l’Empire grec par Mohammed le Conquérant! Jusqu’à ce moment qui marque un point tournant de l’histoire de Byzance, l’Arménie vassale[99] avait été le principal boulevard de l’Empire pour sa défense contre les agressions des premières bandes seldjoukides accourues des profondeurs de l’Asie centrale en escadrons de jour en jour plus nombreux. Ses innombrables barons féodaux avec leurs milices nombreuses avaient jusque-là réussi à maintenir ces terribles adversaires à distance des frontières impériales. Or, précisément, ce fut Monomaque qui modifia cette séculaire institution jadis inaugurée par l’esprit prévoyant de Basile le Macédonien. Que ce fut parce qu’on redoutait à Byzance la turbulente aristocratie arménienne toujours prête à quelque usurpation, du moins à quelque rébellion, ou parce que le déficit financier amené par les dilapidations incessantes de ce basileus jouisseur et viveur était devenu plus béant, toujours est-il que Monomaque, nous le verrons, avait été assez imprudent pour abolir l’ancienne organisation des milices guerrières de paysans arméniens aguerris qui avait jusque-là assuré le salut de cette frontière et pour introduire en place dans ces contrées les usages établis dans le reste des provinces de l’Empire en remplaçant l’impôt du sang par les taxes accoutumées. Ainsi d’un seul coup fut anéantie la force de résistance guerrière si importante qu’opposait aux ennemis de Byzance cette vaste région vassale d’Arménie. Il fallut recourir aux armées mercenaires pour défendre cette terre frontière contre l’éternelle menace de l’invasion turque. Ces mercenaires naturellement, qui ne se battaient pas pour leur patrie, pour leurs femmes et leurs enfants, comme jusqu’ici l’avaient fait les milices de paysans arméniens, offraient une force de résistance moindre. Aussi les Seldjoukides commencèrent-ils à ce moment à prendre graduellement pied en ces contrées.

« Ces mesures si dangereuses décrétées par Monomaque eurent, disons-le de suite, les rapports les plus étroits avec la rébellion dont il va être ici question. En effet, avant même que les Seldjoukides ne fussent arrivés à quelque résultat sérieux du côté de l’Arménie, ce soulèvement éclata en Europe dans un bien proche et dangereux voisinage de la capitale et sa cause la plus prochaine ne fut autre qu’un sentiment aussi universel qu’intense de mésestime envers le basileus, à la fois pour son esprit si peu militaire, pour son attitude si constamment malveillante à l’endroit de l’armée et de ses chefs, très certainement aussi pour ces mesures si impopulaires à l’endroit de l’Arménie. Tous les esprits sérieux, à Constantinople, avaient dès longtemps reconnu le péril immense qui lentement s’amoncelait sur la frontière orientale de l’Empire. Toutes les sources sont unanimes à nous dire qu’un très sérieux mécontentement s’était fait jour, dès les débuts de cette année 1047, dans le sein de l’armée d’Occident ou armée d’Europe qui avait son quartier général à Andrinople et qui était destinée à la fois à contenir les Bulgares toujours prêts à se soulever depuis qu’ils avaient été si complètement vaincus par le grand Basile et à surveiller les nations barbares d’au delà du Danube, les redoutables Petchenègues en particulier, constamment disposés à franchir ce grand fleuve pour razzier le territoire de l’Empire. Dès longtemps, dans les milieux agissants de cette grande agglomération militaire, on était singulièrement mécontent de ce souverain affable mais efféminé auquel sa santé déplorable ne permettait jamais de sortir de Constantinople et qui ne perdait pas une occasion de témoigner de son peu de penchant pour tous ces vaillants guerriers et leurs non moins valeureux chefs dont il ne cessait de redouter l’union si dangereuse pour son trône encore bien vacillant. Ajoutez à ceci que cette grande cité provinciale d’Andrinople se trouvait être précisément à ce moment la résidence d’une foule de chefs militaires en disponibilité ou même en disgrâce, exaspérés d’avoir été mis de côté par Monomaque et remplacés par d’incapables courtisans ou par des eunuques, lamentables favoris de ce souverain de Harem. Tous ces désoeuvrés par force n’avaient qu’une pensée: attiser parmi ces masses militaires la flamme toujours prête à s’allumer du mécontentement et de l’esprit de révolte. Nous ne voyons pas très clair dans les aspirations de tous ces personnages, mais nous ne nous tromperons guère en leur assignant un rôle important dans le mécontentement général sans cesse grandissant parmi l’élément militaire. Cependant, il semble bien que le basileus ait cette fois encore réussi à calmer pour un temps ces esprits chagrins. Il avait fait tomber sur tous, petits et grands, chefs et soldats, une véritable manne de grâces, de cadeaux, de promotions et de dignités, si bien que pour l’instant, c’est-à-dire dans le courant du printemps de l’an 1047, le soulèvement de l’armée de Macédoine avait semblé conjuré. Mais ce n’avait été qu’une passagère apparence. En réalité, rien de ce qui avait tant excité le mécontentement de l’armée, n’avait été modifié sérieusement. L’esprit de révolte n’attendait qu’une occasion favorable, un chef surtout assez populaire pour entraîner les masses. Ce chef ne fut pas long à se révéler.

« Précisément à Andrinople de Macédoine, sa ville natale, résidait à cette époque un personnage fort considérable, Léon Tornikios ou Tornilos, ou encore Tornice, issu de l’antique autant qu’illustre race de dynastes arméniens des Pagratides. Les Tornikios était un rameau plus jeune de la puissante maison des princes de Darôn ou Tarón. L’intrigante bureaucratie byzantine avait dès longtemps réussi à incorporer à l’Empire la plus grande partie des territoires appartenant à cette famille fort ancienne et ayant en Arménie lune situation considérable. Aussi Léon Tornikios ne nourrissait-il guère que de mauvais sentiments à l’endroit des spoliateurs de sa race. Ses ascendants, immigrés d’Arménie en Europe depuis environ un siècle, avaient eu beau jouir à Byzance d’une situation privilégiée au premier rang des dignitaires palatins, le vaniteux descendant des rois d’Arménie n’en dissimulait pas moins au fond du cœur une haine violente contre les Grecs détestés. C’était un homme superbe, d’aspect imposant, plein de séduction, du reste sans caractère comme sans énergie, avant tout beau parleur. Mais précisément en raison de cette apparence extérieure et de cette descendance illustre, une rumeur prophétique s’était dès longtemps répandue parmi la population d’Andrinople, fort bien disposée pour lui, que le sort destinait cet homme à une très haute place dans l’État, peut-être la plus élevée.

« Cette rumeur d’origine obscure, finalement parvenue à la connaissance de Tornikios, éveilla en lui des aspirations auxquelles il n’avait probablement jusque-là jamais songé, il est permis du moins de le conjecturer d’après son manque presque absolu de courage et son caractère si faible. Bien que par sa mère il se trouvât le cousin au second degré du basileus Constantin Monomaque, il ne possédait point la faveur de celui-ci qui n’avait toutefois pas hésité à lui conférer toutes les dignités compatibles avec son rang, celles de patrice et de « vestiarios » en particulier. Il lui avait en outre confié à plusieurs reprises diverses missions civiles ou militaires. Cela n’empêchait qu’au fond de son cœur le basileus ne se méfiât de lui, soit que sa personne lui fut antipathique, soit que la légende populaire sur les destinées futures de cet homme sonnât mal à ses oreilles. Il se mêlait encore à tout ceci une pénible circonstance particulière. Constantin Monomaque n’avait que deux sœurs. L’une, Hélène, d’intelligence bornée, menait auprès de lui au Palais Sacré une existence retirée. La plus jeune, Euprepia, femme, intelligente et de volonté, témoignait par contre de fort peu de goût pour l’indolence et les autres défauts de son impérial frère. Elle n’en parlait qu’avec humeur, presque avec mépris, fuyant ostensiblement sa société. Lorsqu’elle ne pouvait éviter de se rencontrer avec lui, elle ne lui épargnait point les plus pénibles vérités, insoucieuse de ses fureurs, semblant plutôt s’en divertir. Constantin, qui redoutait fort les sarcasmes de cette personne indépendante, n’avait pas su lui cacher l’aversion que lui inspirait Léon Tornikios. Euprepia, en vraie femme, aussitôt qu’elle s’en était aperçue, n’avait eu de cesse, dans le seul but d’exaspérer son frère, de témoigner à ce parent beaucoup plus jeune qu’elle le plus vif intérêt, la plus éclatante faveur. Ceci ne fit qu’exaspérer la colère de l’empereur. Dissimulant encore, il se borna à éloigner Tornikios pour le séparer de sa sœur. C’est dans ce but qu’il l’avait nommé stratigos dans la lointaine Géorgie,[100] comptant sur l’éloignement pour paralyser toute intrigue possible. De ce que le futur prétendant fit en ces régions barbares, nous ne savons rien sauf que la légende des hautes destinées auxquelles il semblait destiné le suivit là-bas. Il en revint des rumeurs jusqu’au Palais Sacré. De là à prêter à Tornikios des projets de complot et d’usurpation que peut-être cet homme si faible ne nourrissait pas encore, il n’y avait qu’un pas. Peut-être même le basileus n’eut-il tenu aucun compte de ces bruits tendancieux si Euprepia ne l’eut exaspéré en s’obstinant à défendre Tornikios à tort et à travers. Son bien-aimé, affirmait-elle, était protégé par Dieu d’une façon si éclatante que toute la haine de Monomaque n’y ferait rien. Ces insanités eurent à la fin raison de l’esprit faible du basileus. Il s’inquiéta sérieusement. Euprepia, en voulant trop protéger son héros, n’avait fait que précipiter sa perte. Des « basilikoi » impériaux furent expédiés en lbérie avec ordre d’en ramener aussitôt Tornikios après l’avoir fait raser et ordonné moine. Ainsi fut fait. C’était l’habituel procédé à Byzance pour se débarrasser d’un personnage gênant. Seulement le basileus, persuadé que par le fait d’avoir endossé la robe de bure, Tornikios avait cessé d’être dangereux, eut le tort grave de l’autoriser à circuler librement dans la capitale. Lui, gardant toujours l’espoir de se réconcilier avec Monomaque, mit tout en oeuvre pour l’approcher et implorer sa pitié, le suppliant de ne le point condamner ainsi sur de simples bruits. Le basileus, inflexible, n’eut pour l’infortuné que froideur et moquerie et le chassa en ricanant de sa présence. Ce traitement injuste fit d’un homme jusque-là innocent un coupable. Seule, Euprepia s’opiniâtra en efforts généreux pour défendre l’infortuné auprès de son frère.

« Dans le même temps que Tornikios subissait cet injuste traitement, une foule d’intrigants dans Constantinople s’apprêtaient à exploiter le ressentiment d’un personnage aussi en vue. Plusieurs parmi ceux-ci, ayant vécu jadis à ses côtés à Andrinople, savaient à quel point le peuple de cette grande cité lui était demeuré attaché. Il y avait là des parents à lui, de nombreux fonctionnaires révoqués, des officiers supérieurs en disgrâce, Beaucoup de mécontents enfin que la si facile et prompte répression d’un récent soulèvement des contingents macédoniens[101] avait d’autant plus violemment irrités que presque tous y avaient trempé la main. Tous guettaient impatiemment une occasion nouvelle de se débarrasser d’un souverain détesté. Entre tous ces éléments si divers, il se noua fort aisément une conspiration dont l’âme semble avoir été, comme le démontre la marche des événements, un autre haut personnage de l’aristocratie byzantine, Jean Vatatzès lui aussi apparenté à Tornikios.

« La famille des Vatatzès était originaire de cette ville même d’Andrinople. Quant à Jean, c’était un homme de valeur, énergique, audacieux et brave, chef militaire expérimenté. L’occasion pour tous ces mécontents était propice de pouvoir mettre à leur tête un personnage aussi marquant, aussi populaire que l’était Tornikios à Andrinople, de race presque royale, ceint d’une sorte d’auréole mystérieuse, exaspéré par les injustices dont il était victime. Bref, les circonstances créèrent l’homme et de ce personnage sans énergie elles firent un prétendant au trône des basileis

« Aussitôt que les conjurés, à force d’exciter le faible et mobile Tornikios, eurent définitivement enlevé son assentiment, ils le pressèrent de quitter la capitale où les circonstances étaient moins favorables et de gagner Andrinople où le terrain avait été soigneusement préparé par eux. Le jour de la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix, quatorzième jour du mois de septembre de l’an 1047, tous les chefs de la conspiration avec Tornikios, montés sur des chevaux amenés d’avance dans des endroits convenus, quittèrent secrètement Constantinople, sans que la police urbaine s’en fût aperçue. Telle fut leur fuite infiniment rapide qu’ils franchirent en un peu plus de vingt-quatre heures les deux cent quarante kilomètres entre la capitale et Andrinople. Toutes les sources s’accordent sur ce point. Il s’agissait de faire vite pour ne pas se laisser devancer. Donc, dès le 15 septembre, les conjurés se trouvaient réunis à Andrinople. Sans perdre un instant, ils s’efforcèrent d’attirer dans leur parti les nombreux contingents macédoniens mécontents qui y tenaient garnison ainsi que les généraux en disgrâce ou en disponibilité et de les exciter à de nouveaux désordres: Le nerf de la guerre, l’argent, leur faisait d’ailleurs absolument défaut. Il fallut procéder par d’autres moyens. Dans les deux ou trois jours qui suivirent leur retour à Andrinople, les chefs du complot dépêchèrent de tous côtés aux troupes des émissaires clandestins chargés en place de subsides de débiter aux soldats une foule de mensonges utiles. On fit croire à ces esprits simples que le basileus était mort, que la basilissa Théodora était maintenant seule à la tête de l’Empire et qu’elle venait d’appeler auprès d’elle comme co-régent « le prudent, l’énergique et sage Léon le Macédonien » dont l’origine était si illustre. Cette fausse nouvelle de la mort du souverain fut d’autant plus facilement accueillie qu’on savait Monomaque depuis longtemps fort malade. De Zoé, chose étrange, on ne semble pas s’être préoccupé. Aucune source ne la nomme. Il est possible qu’elle fut peu populaire à Andrinople. Les deux grands mobiles du soulèvement des contingents macédoniens furent la haine que toute cette jeunesse guerrière portait à cet empereur si peu martial et la crainte qu’il ne profitât de la première occasion pour punir ces légions de leur récent soulèvement à peine oublié.

« L’orage fameux éclata donc qui allait mettre le trône du basileus Constantin Monomaque à deux doigts de sa perte. L’ensemble des troupes de l’armée de Macédoine, officiels et soldats, passèrent au parti des conjurés. Ce fut l’oeuvre de très peu de jours. Au milieu d’un immense enthousiasme on proclama Léon basileus des Romains suivant les rites consacrés. On le revêtit solennellement des insignes impériaux. On le chaussa des rouges « campagia ». Il échangea, gai et insouciant, la robe de bure du caloyer pour le manteau éclatant des basileis. Il entra avec grâce, aisance et dignité dans son rôle nouveau, forma sa cour de ses partisans les plus en vue, distribua généreusement dignités et commandements aux chefs des troupes qui l’avaient proclamé. Pour faire oublier à ses avides adhérents la complète pénurie d’argent, il excita leurs espoirs par la perspective du plus riche butin à conquérir sur les partisans de Monomaque, par la promesse aussi de grands dégrèvements d’impôts. Bref, il se comporta en tout comme s’il se trouvait déjà le maître incontesté de l’Empire. Une semaine n’était pas écoulée depuis sa fuite de Constantinople qu’il se trouva en état de marcher sur cette ville à la tête d’une forte armée composée de troupes aguerries. Constantinople était l’enjeu suprême que, sous peine de catastrophe, il devait paiement, il ne s’y trouvait que très peu de troupes, seulement quelques bataillons étrangers de la garde qui ne tiendraient macédoniennes éprouvées. Quant à la bourgeoisie de la capitale, qui n’avait jamais aimé Monomaque, qui le détestait presque déjà, jamais elle ne consentirait à verser son sang pour un souverain aussi peu populaire. Aussi Tornikios et ses adhérents croyaient-ils fermement qu’ils n’auraient qu’à paraître sous les remparts de la Ville gardée de Dieu pour être accueillis avec transport par la population de l’immense cité. Mais pour cela, il était urgent de ne pas perdre une heure. Tornikios n’ignorait point que des lointains thèmes frontières d’Armorie les légions récemment victorieuses de la guerre d’Ani, demeurées jusqu’ici dévouées au basileus légitime, rappelées en hâte par celui-ci, allaient accourir à l’envi, décidées à ne point tolérer le succès d’un prétendant qu’elles-mêmes n’avaient point mis sur le pavois. A tant de motifs de division, en effet, s’ajoutait l’éternelle rivalité entre les deux armées d’Europe et d’Asie, d’Occident et d’Orient. De toute nécessité, sous peine de périr avant que d’avoir débuté, il fallait que Tornikios se rendit maître de la capitale avant que Monomaque n’eût eu le temps d’y recevoir ses troupes fidèles revenant de si loin.

« Donc, l’armée de Macédoine soulevée s’avança d’une marche précipitée sur Constantinople à travers les vastes étendues du thème de Thrace, presque partout bien accueillie, grossie sur sa route par de nombreux renforts. Nulle part, dans ces plaines sans fin, on ne rencontra de résistance. Le gouvernement de Monomaque était surpris sans défense. Partout les soldats du prétendant, devenus de suite fort indisciplinés, insuffisamment commandés surtout, se livrèrent à un pillage abominable des villes et des villages épars sur la route, ne respectant même pas les églises et les monastères, détruisant toute propriété, violentant les femmes, enrôlant de force les jeunes gens Il e peut que les sources témoignent ici de quelque exagération. Il n’en est pas moins vrai que, suivant l’expression énergique d’une d’entre elles, « la Thrace souffrit autant du passage des bandes indisciplinées de Tornikios que si ç’eût été une invasion de bandits Scythes ou de Celtes pillards ».

« Tandis que les événements se précipitaient, à Constantinople l’avenir immédiat semblait des plus sombres et le basileus se trouvait vraiment dans la pire situation. Par surcroît d’infortune, il souffrit d’une atroce attaque de goutte, pouvant à peine se mouvoir. Un ulcère rongeant, de nature mal définie, le torturait aussi abominablement. Le peuple qui ne l’avait pas vu sortir depuis longtemps, ajoutant foi aux plus absurdes rumeurs, se figurait qu’il était mort depuis bien des jours et qu’on lui cachait la chose. Tout ceci n’encourageait guère la population à la résistance. Déjà, dans divers quartiers de la grande Ville, des conciliabules secrets agitaient mystérieusement la question de savoir s’il ne serait pas préférable de se rallier de suite au nouveau prétendant de l’Empire, qui, lui du moins, serait un soldat, un véritable chef capable de s’opposer aux progrès menaçants de toutes les nations barbares. Le premier souci du gouvernement fut de fournir de visu à la multitude la preuve que le basileus était bien encore vivant. Monomaque, comme tous les faibles, savait montrer de l’énergie dans des cas en apparence désespérés. Décidé à résister à outrance, il se résigna, malgré ses souffrances, à se montrer en publie. Le vieux souverain déploya vraiment en ces tragiques journées une volonté rare. On ne disposait pour la défense de l’immense cité, outre la garde sarrasine du Palais, que de la nombreuse domesticité de la cour et du Sénat. On arma tout ce monde, auquel s’adjoignirent un certain nombre de volontaires de la bourgeoisie. Tout cela, hélas, n’arrivait pas, affirment les sources, au chiffre incroyablement faible d’un millier d’hommes. En même temps, bien qu’il fût déjà très tard, des messagers impériaux furent dépêchés à Trébizonde sur un bateau rapide de la flotte impériale avec des lettres du basileus enjoignant à l’eunuque Constantin et aux autres chefs de l’armée d’Arménie de conclure là-bas la paix immédiate à tout prix et de prendre à marches forcées la route de la capitale avec toutes les troupes disponibles sans perdre une heure. Jusqu’à l’arrivée de ces secours encore si éloignés, force était de se défendre avec les faibles éléments que je viens d’énumérer dans la colossale cité heureusement si bien protégée par la merveilleuse muraille qui si souvent déjà l’avait préservée des pires destins et qu’une force infime pouvait disputer à toute une armée. Avec une hâte fébrile, on répara tant bien que mal ce rempart célèbre. On y installa toutes les machines de jet qu’on put utiliser, catapultes et autres, avec leur matériel. On disposa les rares défenseurs aux points stratégiques importants. On munit de gardiens les tours et les portes. Monomaque, persuadé probablement à tort qu’Euprepia qui voulait tant de bien à Tornikios, était secrètement de connivence avec lui, fit enfermer cette personne agitée. « Chaque jour les nouvelles de l’approche des légions de Macédoine devenaient plus graves, plus angoissantes, semant davantage la terreur dans la cité bouleversée. Même la décision prise par le basileus de résistera outrance faisait redouter les pires représailles des assaillants, car de la victoire définitive de ceux-ci personne ou presque ne semblait douter. Toutes les églises, Sainte-Sophie surtout, étaient incessamment remplies d’un peuple de suppliants prosternés aux pieds de la Toute Sainte, protectrice de la Cité. Une infinie procession conduite par le patriarche Michel grande, formée de tous les prêtres et les religieux actuellement en séjour à Constantinople, suivie d’un peuple immense, longea la grande muraille sur cet espace de plusieurs kilomètres qui va d’une mer à l’autre, de Chrysokéras à la Propontide, invoquant le secours divin avec des lamentations extraordinaires. Dans toutes les rues, sur les places publiques, des milliers de suppliants adressaient au ciel des prières et des gémissements pieux.

« Le péril se rapprochait à chaque heure. Une reconnaissance de cavalerie envoyée par le basileus ne put dépasser Selymbria sur la Propontide, à environ cinquante kilomètres de la capitale. Elle s’y heurta à des avant-gardes ennemies et dut rebrousser chemin en hâte suivie d’une multitude de campagnards qui fuyaient devant l’invasion du Nord. Tous ces villageois affolés, poussant devant eux leurs troupeaux, succombant sous le poids de leurs biens qu’ils emportaient, ne firent qu’augmenter, en pénétrant dans la capitale, le trouble et l’effroi qui y régnaient. Leurs groupes lamentables encombrèrent les rues et les places.

« Enfin Léon Tornikios et l’armée rebelle de Macédoine apparurent en vue de ce magnifique et haut rempart de Constantinople qui avait vu tant d’assauts depuis des siècles. Les sources sont unanimes à célébrer la marche extraordinairement rapide du prétendant à travers la Thrace. En admettant que son armée ait fait cinquante kilomètres par jour au départ d’Andrinople le lundi 21 septembre, on peut estimer que ses têtes de colonne apparurent déjà le vendredi suivant 25 septembre en vue de la capitale. Aussitôt il fit établir son camp sur une hauteur à quelque distance en face du vieux quartier des Blachernes et du Palais du même nom, tout auprès du monastère suburbain des Saints Anargyres. Cet édifice, dans le courant de ces terribles journées, fut entièrement saccagé.[102] C’est dans ce camp que Tornikios passa: sa première nuit devant Constantinople, donnant personnellement toutes les consignes. Le lendemain matin, il conduisit son armée plus en avant, presque au pied du rempart. Contre son attente naïve, les portes de la cité demeurèrent hermétiquement closes. Au lieu d’être reçu à bras ouverts, ainsi qu’il s’y attendait, il trouva la gigantesque muraille garnie de machines, gardée par des hommes en armes. Il fallait emporter d’assaut ce formidable rempart long de six mille mètres!

« Force fut aux assaillants de faire seulement observer par des corps détachés la majeure partie de cette immense enceinte et de concentrer la masse de leurs forces sur le point qu’ils projetaient plus particulièrement d’attaquer dans la région des trop Toutes les troupes du prétendant se présentèrent à la fois en ce lieu en ligne de bataille. « On avait modifié l’ordre d’attaque habituel, dit Psellos. On ne marchait plus sur une profondeur de seize rangs comme c’était la coutume, mais bien sur une profondeur moindre. Les hommes, au lieu de marcher en rangs serrés, s’avançaient à quelque distance les uns des autres, certainement pour offrir moins de prise aux projectiles. Tornikios, monté sur un cheval blanc, commandait le centre formé de l’élite des gens de pied et de cheval. Chacune des ailes était sous les ordres d’un chef éprouvé. »

« Les défenseurs de la ville virent avec épouvante ces belles troupes s’avancer au pied de la muraille. L’éclat des armes au brillant soleil du matin les éblouit. A cette heure de grand péril le basileus malade, sourd aux supplications des siens, s’était fait solennellement transporter au Palais des Blachernes. Toute la cour, les deux basilissæ, sa sœur Hélène l’accompagnaient. Il prit place dans un haut pavillon qui du Palais communiquait avec le faîte de la muraille. Par la large baie ouverte sur la campagne, on apercevait au pied du rempart le vaste fossé, puis l’armée ennemie, puis tout cet espace inégal et rocailleux qui fait face de ce côté à la Ville. Constantin prit place dans le pavillon sur le trône impérial, revêtu du costume de cérémonie des basileis, entouré de ses familiers parmi lesquels se trouvaient l’historien Psellos dont je ne fais guère ici que reproduire le précieux récit, le premier ministre Constantin Likhoudès, très en faveur en ce moment et très écouté, le fameux catépan d’Italie enfin, qui, le fils de Mele, que l’empereur venait de rappeler auprès de lui qui avait été parmi ceux qui avaient le plus supplié le basileus de se ménager et de ne pas s’offrir aux coups, mais l’avis opposé de Likhoudès avait prévalu.

« Monomaque avait choisi ce pavillon élevé visible de toutes parts pour que tous, dans les deux camps pussent s’assurer, en le voyant bien vivant, que le bruit de sa mort n’était qu’une fable. Devant lui, à ses pieds, en ce cadre grandiose, il voyait se déployer toute l’armée ennemie, spectacle imposant autant que redoutable. Tremblant pour son trône, pour sa vie peut-être, le malheureux empereur, le cœur plein d’angoisse, souffrait en outre de tels maux physiques que la douleur lui arrachait des cris. Il gémissait, pleurait, respirait à peine. Les assaillants toutefois se tenaient à quelque distance de la muraille pour éviter d’être atteints par les projectiles. Quelques-unes parmi les machines de jet lançaient des quartiers de roc à une distance de douze cents pieds!

« Cependant Tornikios, toujours plus stupéfait de cette réception si différente de celle sur laquelle il avait très sottement compté, fait avancer des hérauts d’armes qui, interpellant les personnages groupés sur le faite du rempart, les somment de se rendre. Ils déploient vainement leur éloquence, remémorant aux bourgeois apeurés de Constantinople tout ce qu’ils ont souffert de la part de Monomaque. « Vous n’aurez plus à pâtir de lui dorénavant, leur crient-ils, si, sans plus tarder, vous vous emparez de sa personne et le faites prisonnier. Sinon vous souffrirez de lui bien davantage encore. Ouvrez vos portes, nous vous en conjurons, au nouveau basileus, à l’autocrator brillant, valeureux et philanthrope qui accroîtra à jamais la gloire des étendards romains par ses victoires sur les nations barbares. » Tous ces séduisants discours, malgré l’angoisse secrète qui étreignait les défenseurs de la Ville, n’eurent sur eux aucune prise, « car, dit le chroniqueur, ils ne se fiaient point aux protestations pacifiques de ces masses armées! »

« Malgré tout Tornikios, s’obstinant dans son rêve insensé, demeurait persuadé qu’il finirait par monter sur le trône sans qu’il y eût de sang versé. Mais quand les défenseurs de Constantinople eurent constaté qu’on continuait à ne point les attaquer et qu’on se bornait à les faire haranguer, leur audace s’en accrut d’autant. Ils répondirent par des lazzis, tenant les portes obstinément fermées. De leur côté, les soldats du prétendant, auxquels on n’avait cessé de répéter que ces portes s'ouvriraient d’elles-mêmes et qu’ils seraient reçus à bras ouverts, commencèrent à comprendre qu’on les avait trompés. Au lieu de tenter plus longuement de séduire les défenseurs de la Ville, ils se mirent à les injurier violemment, surtout le basileus qu’on apercevait fort bien sur sa tribune si élevée. Les Macédoniens exaspérés tournaient en dérision ses souffrances physiques, son âme si faible. Ils n’avaient pas honte de l’accabler des plus outrageantes épithètes: « Malédiction de l’Empire », lui criaient-ils, « Fléau de la Ville gardée de Dieu! » Tous ces grossiers combattants ne rougissaient pas, en face de toute la cité assemblée, de descendre de cheval pour mimer sous les yeux du souverain des pas grotesques ou obscènes, exprimant ainsi leur dérision, le peu de cas qu’ils faisaient de ce pauvre empereur. Lui, voyant et entendant toutes ces abominations, souffrait d’une douleur inexprimable. Alors quelques-uns parmi ceux qui défendaient le rempart, émus d’indignation, résolurent d’assaillir cette masse de cavalerie pour la chasser des abords des Blachernes. Protégés par les machines de jet et par les archers et frondeurs groupés sur le faite de la muraille, ils tentèrent une sortie. Aussitôt les cavaliers macédoniens simulèrent la fuite pour entraîner leurs adversaires au delà de l’espace commandé par les machines. Cette ruse enfantine réussit tout à fait. Les autres les poursuivirent follement. A un signal, les Macédoniens, se retournant brusquement les exterminèrent à peu près tous Dans ce grand tumulte, un des cavaliers de Tornikios parvint sans être aperçu à se glisser jusqu’au rempart. Il décocha de là au basileus une flèche qui pénétra à travers la grande baie du pavillon où Constantin se tenait avec sa suite. Monomaque ne fut pas touché, mais un page à ses côtés fut blessé à la tête. Cet incident effraya horriblement le basileus, les princesses et toute la cour. On emporta en hâte loin de la grande fenêtre l’empereur goutteux.

« Le tumulte au pied du rempart dura sans plus de combat jusqu’au soir. Alors les assaillants rentrèrent dans leur camp où ils s’occupèrent de mettre en état les diverses machines d’attaque dont ils avaient si bien cru ne pas devoir se servir. Ils les installèrent en face du rempart des Blachernes, et tinrent ainsi la grande cité bloquée de ce coté. Telle fut la première journée de ce siège étrange et mémorable.

« Cependant aux Blachernes, depuis que le basileus avait été si grossièrement insulté, que sa vie avait été en danger, la consternation régnait. Pour éviter le retour d’incidents pareils, pour tenir l’ennemi à distance du rempart et du Palais, le premier ministre, Constantin Likhoudès, qui était constamment pour l’offensive, proposa de faire occuper la nuit suivante en dehors de la Ville, si possible à l’insu des assiégeants, une éminence faisant face aux Blachernes qu’on se hâterait de munir d’un fossé et d’un rempart improvisés. C’était une entreprise folle, étant donné le chiffre si faible de la garnison dont on ne pouvait sans péril distraire aucune portion. Aussi le catépan d’Italie, qui, chef militaire éprouvé, s’y opposa énergiquement, soutenant qu’on ne devait à aucun prix quitter l’abri précieux du rempart, seul capable de mettre obstacle à l’audace des contingents macédoniens. Très malheureusement le basileus opina en faveur de la proposition de Likhoudès, et, dès la nuit suivante, le monticule en dehors de la ville fut secrètement occupé. Un fossé profond y fut creusé en hâte sur le côté qui faisait face à l’armée ennemie. Il est surprenant que ce travail ait pu être exécuté sans que l’ennemi en eut connaissance. Le camp de Tornikios était probablement assez éloigné ou bien le prétendant n’avait-il aucune notion du service des reconnaissances et estimait-il totalement inutile d’avoir des éclaireurs. En réalité, il n’y avait pas de siège proprement dit, mais seulement un vaste camp ennemi disposé en face d’une portion de l’enceint de cette immense ville. Le basileus, pour augmenter le nombre des défenseurs, fit ouvrir les portes des prisons, ressource suprême très à la mode à Byzance à cette époque. On arma jusqu’au forçats. De nouveaux groupes de bourgeois s’enrôlèrent comme volontaires.

« Dès le matin du second jour, le basileus, bien que toujours souffrant, avait repris son poste d’observation au pavillon des Blachernes. C’était le dimanche 27 septembre.[103] Lorsque les bataillons de Tornikios se furent avancés de nouveau dans la direction du rempart, ils se heurtèrent soudain aux défenses élevées durant la nuit qu’ils ne soupçonnaient point. D’abord ils eurent grand peur que le corps d’armée d’Arménie ne fût arrivé dans la capitale et que ce fût lui l’auteur de ces travaux, mais bientôt ils se convainquirent avec joie que les forces très peu nombreuses qui défendaient ces ouvrages improvisés étaient composées des éléments les plus disparates et nullement des troupes régulières. Après un court échange de projectiles, les Macédoniens poussant des cris affreux, coururent à l’assaut de l’éminence fortifiée. Cette fois on se battit sérieusement. Les assaillants, « pareils à un essaim de frelons », tombèrent en masse sur la misérable défense élevée dans le cours de la nuit précédente. En un clin d’oeil, fossé et retranchement furent enlevés. Les Impériaux s’enfuirent vers la Ville. On les massacra à coups de lances et d’épées. Un bien petit nombre parvinrent à gagner les portes.

« A cette vue, une panique affreuse s’empare de tous sur le rempart. Gardiens des portes et de la muraille, mercenaires sarrasins et bourgeois de Constantinople abandonnent leurs postes et fuient éperdus par la Ville. Circonstance prodigieuse, dans cet affolement général, les portes demeurent grandes ouvertes, sans que personne songe à les refermer ou à les défendre. Il n’y a plus un soldat sur le rempart. L’instant psychologique semble être arrivé pour Tornikios. S’il eut en ce moment sans perdre une minute pénétré dans la Ville avec tout son monde à la suite des fuyards, en un clin d’oeil il se fût trouvé maître de la capitale! C’en eut été fini de l’Empire et de l’empereur! Or, chose inouïe, ceci n’arriva point! Et pour quelle cause? Les chroniqueurs contemporains ou même plus récents, dans leurs récits, se posent à l’envi cette question à laquelle ils ne donnent que la plus vague réponse. Les uns y reconnaissent un miracle divin, les autres, et Psellos est du nombre, une simple fatalité. Tornikios, disent ces derniers, estima la partie si bien gagnée, il se crut si certain de la victoire, qu’il jugea inutile de poursuivre plus loin son succès et attendit naïvement que la population constantinopolitaine l’invitât à faire son entrée pacifique dans sa bonne Ville! Il obéit peut-être aussi à un sentiment d’humanité, ne voulant pas que le sang coulât davantage, désirant épargner à la capitale le pillage qu’il n’eut pu empêcher si ses troupes y eussent pénétré sur les pas des fuyards. Ce scrupule honorable, qui fut probablement le motif principal de ses hésitations, allait causer la ruine de ses espérances.

« Revenons aux fuyards rentrés éperdument dans la Ville. La panique avait été effroyable. On attendait de seconde en seconde l’entrée de l’ennemi. Les gens affolés couraient sans but par les rues dans un désordre infini. Les femmes surtout pleuraient et hurlaient comme des possédées. Chacun cherchait à fuir vers le Port avec les siens. La capitale semblait déjà une ville prise. Au Palais des Blachernes, c’était pis encore. Chacun se sauvait abandonnant le basileus. Les vieilles impératrices, prosternées au pied de la Croix, imploraient tumultueusement le secours d’en haut. La sœur du basileus, Hélène, plus terrifiée qu’aucune, lui criait de se réfugier dans un cloître ou de monter sur une galère pour passer sur la rive d’Asie. Mais cet homme d’ordinaire si faible fit preuve cette fois de ce grand courage fataliste, de cette résignation passive qui sont à de certains moments l’apanage de semblables caractères. Avant tout il commanda qu’on emmenât sa sœur pour ne pas être troublé par ses lamentations et se montra à Psellos toujours plein d’espoir, alors que tous autour de lui avaient perdu courage. Cette énergie quasi-miraculeuse devait lui porter bonheur.

« Tandis que la panique règne ainsi dans l’immense cité, Tornikios, comme frappé de folie, ramène tranquillement ses troupes en arrière jusqu’au fameux fossé si facilement conquis dans la matinée. Il s’arrête là, se faisant acclamer frénétiquement par ses troupes, ordonnant de dresser ses tentes pour la nuit. Il interdit sévèrement toute nouvelle effusion de sang. Il croit fermement encore tenir la victoire et attend d’un instant à l’autre qu’on l’invite à faire son entrée triomphale dans la capitale.

« Cette inaction incompréhensible de Tornikios en ce moment décisif fut, je l’ai dit, sa perte et le salut de Monomaque. Le prétendant s’était complètement trompé sur les dispositions de la population constantinopolitaine dont la grande majorité, bien qu’hostile au basileus régnant, n’en était cependant point encore à désirer sa chute. Puis ces bourgeois quelque peu efféminés redoutaient infiniment les scènes violentes qui accompagnaient forcément tout changement brusque d’état à Byzance. Bref, la fameuse ambassade citoyenne tant attendue par Tornikios qui devait venir l’inviter à prendre place pacifiquement sur le trône vacant, ne parut point ni ce jour, ni la nuit suivante, que Tornikios et son armée passèrent au bivouac du nouveau fossé!

« Durant ce temps, Monomaque, bien au contraire du prétendant, n’était point demeuré inactif. Quand, après tant d’épouvante, il eut enfin constaté que l’ennemi n’avait pas profité de la panique pour pénétrer dans la Ville, il fit aussitôt rallier les gardes du rempart qui avaient un moment si complètement perdu la tête. Puis il fit lever en hâte le pont-levis, refermer les portes et réoccuper tous les points stratégiques. La Ville était de nouveau sauve; le moment si critique était passé! Tornikios avait stupidement, incroyablement, perdu une occasion unique de ceindre le diadème des basileis.

« Puis Monomaque, profitant de ce merveilleux répit si inespéré lança une proclamation à la population terrifiée. Dans ce document improvisé, il rend grâces à la bourgeoisie constantinopolitaine pour son attitude si résolument dynastique, promettant les plus riches récompenses à ceux qui persisteraient dans leur résistance, au prétendant, cherchant ainsi à gagner et calmer chacun. Mais bien que le plus grand péril fut passé, cette multitude n’arrivait pas à reprendre son calme. Beaucoup demeuraient enfermés chez eux tremblants de peur. D’autres redoutaient une trahison, d’autres une attaque de nuit par escalade des remparts. Certains affirmaient tout haut que l’ennemi n’avait qu’à faire brèche et qu’il ne rencontrerait aucune résistance. Pas un être humain cette nuit-là ne ferma l’oeil dans la grande Ville. Dans tous les quartiers les lumières brillèrent aux fenêtres jusqu’au matin. Au moindre bruit dans le lointain, chacun tremblait d’effroi. Les moins éperdus ne songeaient qu’à s’assurer si le rempart était bien gardé. Il le fut en effet.

« Dès le lendemain matin,[104] Tornikios, fatigué d’attendre une députation qui persistait à ne point se montrer, fait une fois de plus avancer ses troupes sous le rempart, exactement vis-à-vis du Palais des devenaient Il s’étonne douloureusement de trouver les portes de nouveau fermées et la muraille gardée. Pour encourager dans ses bonnes dispositions la population qu’il s’imagine toujours infiniment disposée à capituler, pour lui inspirer surtout une terreur salutaire, il ordonne d’amener enchaînés jusqu’au pied de la muraille les prisonniers capturés la veille auxquels il a fait d’avance dicter ce qu’ils doivent dire. Eux cherchent à exciter par de longs gémissements la pitié de leurs amis qu’ils aperçoivent sur le rempart. Ils les supplient de ne pas vouloir leur mort, de ne pas hésiter à reconnaître le nouveau maître, qui, jusqu’ici, les a épargnés, eux misérables captif. Cette comédie n’obtient aucun succès.

Tout au contraire les défenseurs du rempart reprenant courage commencent à lancer des projectiles sur les troupes de Tornikios. Même le prétendant faillit être assommé par une énorme pierre jetée à toute volée par une baliste. Il s’en fallut d’un cheveu qu’il ne fût broyé.

« Fort effrayé, Tornikios recule avec son état-major. Tous les spectateurs de cette scène étrange peuvent se rendre compte de la surprise extrême qu’il éprouve à l’accueil si brutal que lui fait sa capitale tant désirée. Ce fut vraiment là le moment tournant de sa fatale entreprise. A partir de cet instant tout alla pour lui de mal en pis. Quelques jours encore il demeura campé auprès de la Ville sans faire de progrès, constatant au contraire des symptômes sans cesse croissants de mécontentement parmi ses soldats qui, après avoir tant espéré un merveilleux butin, avaient fini par voir leur chef arrêté court devant une porte ouverte, attendant qu’on la refermât. Leur fureur était grande de cette riche proie évanouie avant même que d’être apparue. Ajoutez à cela que depuis cette inaction forcée, on voyait de mystérieux personnages se glisser dans le camp de grande parmi les ombres du soir, les mains pleines d’or. Ils distribuaient libéralement ces trésors à tous, en promettant bien davantage avec le pardon le plus complet à ceux qui abandonneraient la folle cause du prétendant pour celle du basileus si bon, si bienfaisant. C’étaient là les émissaires de Monomaque. Toute cette séduction réussit d’abord auprès de quelques-uns, puis auprès d’un plus grand nombre.

« L’un après l’autre, les soldats de grande, « pareils aux rats qui abandonnent le navire prêt à sombrer », saisissaient l’instant propice pour s’évader du camp et passer à l’armée du basileus. Tous comprenaient que c’en était fait de Tornikios et qu’il avait perdu la partie en ne se jetant pas dans la Ville à la suite des fuyards. Et puis chaque jour perdu, en rapprochant l’armée d’Orient en marche sur la capitale, avançait d’autant le salut du basileus!

« Au reçu des ordres si urgents de Monomaque, les chefs des forces d’Arménie qui assiégeaient précisément Chelidonion près de Tovin, avaient abandonné le blocus de cette forteresse bien qu’elle fût sur le point de succomber et avaient fait paix et alliance avec Abou’l Séwar. L’émir de Tovin, heureux de ce salut inespéré, s’était engagé par les plus redoutables serments à ne plus rien tenter contre le basileus. Puis l’eunuque Constantin avec toutes ses forces avait pris a marches forcées la route de Constantinople où on attendait maintenant d’un jour à l’autre son approche redoutée. Aussi la plupart des rebelles, oublieux de leurs serments, ne songeaient plus qu’à sauver leur vie, à tirer leur épingle du jeu. Tornikios, qui n’avait pas été long à s’apercevoir de ces défections, pour ne pas voir fondre toute son armée, se résolut, la mort dans l’âme, à abandonner ces cantonnements si funestes aux environs mêmes de la capitale. Vraisemblablement vers le 2 ou 3 octobre, il repartit précipitamment dans la direction de l’ouest d’où il était venu et transporta son quartier général dans la ville d’Arkadiopolis, la Lulé Bourgas d’aujourd’hui, sur la grande route d’Andrinople.

« Son départ si hâtif, si clandestin, stupéfia les habitants de Constantinople. Beaucoup, refusant d’y croire, craignaient encore quelque ruse de guerre. Bientôt cependant il fallut se rendre à l’heureuse réalité. Les bourgeois de Byzance, accourus en foule hors de la ville, trouvèrent le camp des assaillants désert, mais regorgeant des provisions qu’il avait fallu abandonner dans cette retraite précipitée faute de bêtes de somme pour emmener tout le riche butin recueilli en Thrace et dans la banlieue de la capitale. Cet abandon forcé n’avait pas peu contribué à irriter très fort les soldats du prétendant.

« Alors l’extraordinaire panique qui depuis trois jours bouleversait les habitants de la capitale se changea comme par enchantement en une joie folle. Seul le basileus refusa de s’associer à cette allégresse universelle parce qu’il redoutait constamment quelque surprise. Il renonça même à faire poursuivre l’armée du prétendant, bien qu’on lui rapportât que cette retraite s’était vite transformée en une fuite désordonnée et que les derniers soldats de Tornikios, exaspérés contre leur chef, ne demandaient qu’à passer à son parti. Fidèle avec ses conseillers à la volonté arrêtée d’éviter toute nouvelle effusion de sang, il préféra s’en remettre à l’action lente, mais sûre, du vil métal. Chaque jour amenait un résultat nouveau. D’abord les simples soldats avaient, cédé à l’influence de l’or. Maintenant c’était le tour des grands chefs.

« Le basileus maintint donc à Constantinople sa petite armée, se contentant de combler les vides par des détachements amenés de la côte voisine d’Asie. En même temps, il accélérait par les plus instants messages l’arrivée tant désirée de l’armée d’Orient et adressait aux hauts fonctionnaires de Bulgarie des missives pour leur enjoindre d’accourir à sa rescousse avec tous leurs contingents du nord comme de l’ouest contre les troupes du prétendant en fuite. Ces contingents bulgares, qui, depuis la soumission de leur nation au grand Basile, il y avait un quart de siècle, ne s’étaient soulevés qu’une fois sous le règne de Michel IV, obéirent docilement aux ordres de Monomaque. Le vaste filet tendu autour des derniers soldats de Tornikios fut ainsi complété. D’autre part la désertion poursuivait son œuvre lente mais sûre.

« Tornikios passa de la sorte les premières semaines d’octobre à Arkadiopolis, imaginant mille combinaisons pour restaurer sa fortune expirante. Même, il ne rougit pas d’implorer l’aide des Petchenègues. Mais bien avant que ses ambassadeurs n’eussent rejoint ces barbares dans leurs cantonnements d’au delà du Danube lointain, le sort de l’infortuné était fixé. De même, dans son désir d’occuper ses soldats désoeuvrés et mécontents, il expédia la plus grande partie de ce qui lui restait de troupes à l’assaut de la petite ville de Rhædestos sur la mer de Marmara, l’antique Bisanthe. C’était, paraît-il, la seule de toutes les cités du vaste thème de Thrace qui se fut refusée à reconnaître son autorité et cela par la faute de son évêque demeuré obstinément fidèle au basileus légitime, aussi par la résistance énergique d’un grand propriétaire terrien de cette région nommé Vatatzès. Celui-ci, à l’opposé du Jean Vatatzès, cité plus haut, était aussi le parent, mais non le partisan de Tornikios. Il importait fort au prétendant de briser la résistance de cette ville et d’en faire un exemple alors qu’il n’avait pu en faire autant à la capitale, Tornikios y envoya toute son armée. C’est même à cette occasion que nous apprenons les noms de quelques-uns parmi ses lieutenants, officiers rebelles préposés au commandement des fameux contingents macédoniens. Voici comment s’appelaient ceux qui conduisirent les troupes de Tornikios à l’attaque de Rhædestos: Théodore Strabomytès,[105] Polys, Marianos Branas, parent ou allié de Tornikios.

« Le prétendant resta d’abord à Arkadiopolis avec Jean Vatatzès durant que son armée assiégeait vainement Rhædestos pendant plusieurs semaines. Fut-ce l’énergie de la défense qui fut cause de cet échec ou n’y eut-il pas plutôt quelque mollesse dans l’attaque? Tornikios parut alors sur le lieu de la lutte avec ce qui lui restait de troupes. Il amenait encore un formidable parc de machines de siège de toute catégorie. Il donna l’assaut aussitôt, mais cette fois encore sans aucun succès. On avait perdu deux mois, un temps précieux. Il fallut lever le siège de cette petite cité perdue et regagner une fois de plus à travers l’infinie plaine de Thrace les cantonnements d’Arkadiopolis. Tornikios et ses soldats y reprirent leur existence inactive et découragée, voyant venir la catastrophe finale sans pouvoir la conjurer.

Durant que cette tragédie se passait en Europe, les différents échelons de l’armée d’Orient, s’avançant à marches forcées, avaient successivement gagné la rive d’Asie qu’ils bordaient maintenant sur une immense étendue tout le long du Bosphore et aussi de l’Hellespont. Sur l’ordre du basileus une portion de ces troupes franchit le détroit à Chrysopolis en face de la capitale, l’autre beaucoup plus à l’ouest, à Abydos en face de Gallipoli. On apprit en même temps que les contingents bulgares s’avançaient du nord comme de l’occident. Les mailles de cet immense filet se resserraient chaque jour davantage sur l’armée si réduite de Tornikios. Constantin Monomaque confia le commandement suprême des opérations à Michel Iasitas. Le zèle dynastique des officiers et des soldats avait été excité par d’abondantes distributions d’argent, de titres et de dignités. Aussi ce fut avec une ardeur singulière que l’armée d’Arménie marcha à l’attaque des forces du prétendant. En vain le valeureux Jean Vatatzès tenta de briser ce cercle chaque jour plus étroit en conduisant les derniers soldats de Tornikios à la rencontre des troupes bulgares qu’il battit complètement aux environs de Kypsela sur le bas cours de l’Hèbre. Quand il rentra à Arkadiopolis avec ses troupes victorieuses l’aventure lamentable du prétendant était sur le point de se terminer.

« Michel Iasitas avait usé de la plus sage politique pour en finir sans nouvelle effusion de sang. Sans perdre une heure, incessamment, il s’était mis à travailler les esprits déjà si vacillants des Macédoniens, promettant à tous, officiers et soldats, amnistie entière s’ils retournaient de suite au basileus, répandant l’or à pleines mains, traitant, admirablement les prisonniers capturés dans de petites rencontres, veillant à ce qu’on épargnât avec soin les biens de quelques-uns des chefs rebelles les plus importants, empêchant, en même temps par tous les moyens Tornikios de se ravitailler. Tant de manœuvres habiles ne demeurèrent pas sans résultat. La menace de la famine, le froid très dur — on était déjà en décembre — firent également leur œuvre. Plus que jamais les désertions se multipliaient. Les uns après les autres les plus notables partisans de Tornikios, tous ceux que j’ai cités plus haut: Marianos Branas, Polys, Théodore Strabomytès, le clan entier des Glavas, beaucoup d’autres personnages considérables, abandonnant le parti du prétendant, retournaient à l’obéissance du basileus et faisaient leur soumission publique à Michel Iasitas.

« Les choses en étaient là quand Jean Vatatzès, le second dans l’armée rebelle, rentra à Arkadiopolis, vainqueur des Bulgares. Ses troupes, imitant leurs camarades, firent aussitôt adhésion au basileus. Tornikios et lui demeurèrent à peu près seuls n’ayant plus auprès d’eux que quelques partisans isolés, adversaires acharnés de Monomaque. La situation de ces infortunés était affreuse. Ils ne pouvaient songer à fuir. Toute l’armée de Iasitas les entourait. Bientôt ils n’eurent d’autre alternative que d’aller chercher asile en suppliants dans une des églises de Bulgarophygon, petite cité quelque peu à l’ouest d’Arkadiopolis, la Kulelië d’aujourd’hui. En vain ils embrassèrent la balustrade de l’autel. On les en arracha pour les charger de chaînes. L’attitude de Tornikios fut lamentable, Sans dignité aucune. Il implora sa grâce en gémissant. Vatatzès demeura fier dans cette complète infortune. Tout fait deviner que cet homme intrépide avait été l’âme, l’instigateur vrai, le chef suprême de tout ce mouvement. Tornikios, lui, n’était qu’un homme de paille, un brillant figurant que cet audacieux, dont la famille n’appartint que plus tard aux premières de l’Empire, mettait en avant pour atteindre son but. Probablement il l’eut mis de côté plus tard pour s’installer à sa place au pouvoir.

« On expédia les deux prisonniers enchaînés à Constantinople. Avant qu’ils n’y fussent arrivés, les valets du bourreau envoyés à leur rencontre se saisirent d’eux. En face du rempart de la Ville gardée de Dieu, dans le lien même d’où quelques mois auparavant leurs soldats avaient craché tant d’injures à la face du basileus, où ils avaient tant cru tenir le triomphe, le soir de la fête de Noël, on leur creva les yeux à tous deux. Ici encore Tornikios fit preuve de la pire lâcheté. « Vatatzès, au contraire, dit le chroniqueur, ne versa de pleurs que sur l’Empire des Romains qui perdait en ce jour un si brave soldat. » Il supporta avec courage cet horrible supplice.

« Que devinrent ces deux malheureux? Succombèrent-ils à cette abominable mutilation ou vécurent-ils misérables au fond de quelque monastère? Jean Mauropos, dans son fameux discours du 29 décembre, dit que les deux rebelles furent finalement mis à mort.

 « Constantin Monomaque s’était montré cette fois encore inconséquent, de plus traître à son serment. Dans les pires moments de cette crise terrible il avait pris Dieu à témoin qu’en cas de victoire il ne ferait expier ses actes à aucun des rebelles. Mais quand on lui eut annoncé l’arrivée des deux chefs enchaînés, sa colère reprit le dessus, qui le rendit parjure. Pour la masse des officiers et des soldats il fit preuve de plus de clémence. Ceux qui avaient obéi à temps à sa dernière proclamation furent renvoyés dans leurs foyers sans autre châtiment. Ceux qui, par contre, avaient persisté jusqu’à la fin dans leur rébellion furent punis de la déportation et de la perte de leurs biens. Auparavant ils durent suivre chargés de chaînes le triomphe du basileus dans la capitale. Ils y furent accueillis comme toujours par les huées de la population redevenue entièrement favorable à Monomaque. Eu somme, la répression fut très douce, puisque l’unique supplice fut l’aveuglement de Tornikios et de Vatatzès dans la journée du 24 décembre de cette terrible année 1047. Ce fut la dernière rébellion sous le règne de Monomaque Ce basileus avait eu dans cette crise un bonheur vraiment extraordinaire ou, pour parler comme le pieux métropolitain d’Euchaïta, Jean Mauropos, « la grâce de Dieu l’avait véritablement conduit par la main, lui, l’oint du Seigneur, à la victoire sur ses ennemis! »

Le 29 du même mois de décembre, ce Jean Mauropos prononça la fameuse harangue dont j’ai parlé plus haut.[106]

 

 

 



[1] La troisième fille que Constantin VIII avait eue de son mariage avec la basilissa Hélène, l’aînée de toutes, Eudoxie, qui s’était faite religieuse, était morte, je l’ai dit, avant cette année 1042 qui vit le règne simultané de Zoé et de Théodora.

[2] Ce fut en cette année 1042 qu’eut lieu l’établissement de la première colonie de commerçants amalfitains à Constantinople. C’était l’époque de la grande puissance commerciale d’Amalfi dans les mers du Levant.

[3] Il avait déjà occupé cette fonction sous le basileus Constantin VIII.

[4] Je possède dans ma collection de bulles de plomb byzantines le sceau très précieux de ce personnage. Voyez Sigillographie de l’Orient latin.

[5] C’était déjà le Gynécée, comme plus tard le Harem à Stamboul, qui était la ruine de l’Empire.

[6] Psellos est revenu plusieurs fois sur le portrait de Zoé et de sa sœur.

[7] Le troisième en quatorze années.

[8] « Grand panetier ».

[9] Elle se rappelait le sort lamentable de la première épouse de Romain Argyros.

[10] Voyez l’éloge de Monomaque par Psellos dans le discours funèbre en l’honneur de Likhoudès. — Arisdaguès de Lasdiverd dit, s’appuyant sur une source que j’ignore, que le père de Monomaque qui se nommait Théodosios avait été au Palais « chef de la justice ».

[11] C’est du moins l’opinion de la plupart des historiens qui estiment que Constantin Monomaque avait cru le moment venu de s’engager dans quelque complot. Ces auteurs attribuent, du reste, aussi en partie la disgrâce de ce personnage à la jalousie excitée chez Michel IV par l’affection que lui témoignait la basilissa.

[12] Skylitzès raconte assez sottement qu’elle le choisit parce qu’il se nommait Constantin comme Artoklinès. — Michel Attaliatès dit formellement que les deux basilissæ ensemble rappelèrent Monomaque. Psellos est beaucoup trop disposé à ne parler que de Zoé et à reléguer dans l’ombre le rôle de sa sœur.

[13] Dans un fort intéressant article M. W. Fischer expose avec une grande force d’argumentation cette théorie que l’Histoire de Psellos fut une sorte de Chronique officielle destinée à faire suite à celle non moins officielle de Léon Diacre. Elle fut inaugurée très probablement sur le désir formel du basileus Constantin Dukas.

[14] M. W. Fischer a prouvé de son côté que Psellos ayant été, malgré toutes ses réticences, un écrivain officiel dans toute la force du mot, ses affirmations ne devaient être acceptées que sous bénéfice d’inventaire.

[15] Mort le 20 février précédent.

[16] Tous deux, Michel Kéroularios et Constantin Likhoudès, devaient devenir plus tard patriarches de l’Église orthodoxe. Tous deux furent loués après leur mort par Psellos dans des Enkomia solennels.

[17] M. Miller (Journal des Savants, de janvier 1875, pp. 20 sqq.) donne à la suite la traduction d’un long et très intéressant morceau où Psellos entre dans des détails très curieux sur son éducation. C’est une espèce d’autobiographie littéraire en même temps qu’une naïve glorification personnelle dans le goût de l’époque.

[18] Je reviendrai plus loin sur la construction de ce fameux monastère de Saint-Georges de Manganes.

[19] Zonaras dit « cousine germaine ».

[20] Monomaque, toujours au dire de Zonaras, fit construire également divers hospices et établissements de charité dans la capitale.

[21] C’était, parait-il, sur le désir formel du basileus que les basilissæ avaient déféré ce titre inouï à sa concubine

[22] Je pense du moins qu’il faut expliquer ainsi l’expression de « dariques » dont se sert Psellos. Théodora n’était pas la première et ne devait pas être la dernière des personnes souveraines passionnées pour ce genre si attrayant des collections numismatiques

[23] Aussitôt après que Michel Kéroularios eut été élu patriarche

[24] Il était un légiste distingué, « un manuel de rhétorique », et avait eu pour maître Jean Xiphilin. Il était né à Constantinople d’une famille honorable

[25] N’oublions pas que Skylitzès, qui se dit quelque part contemporain de Psellos, a dû vivre dans son enfance ou sa jeunesse sous le règne de Monomaque. C’était un très haut fonctionnaire. Il a probablement rédigé sa précieuse chronique vers la fin du XIe siècle.

[26] A Otrante, suivant Guillaume de Pouille.

[27] « Skylitzès, dit M. Chalandon, énumère comme appartenant encore à ce moment aux Byzantins les villes de Brindisi, d’Otrante, de Tarente, de Trani et d’Oria. Sauf Trani à qui sa situation au bord de la tuer permettait de résister quoique isolée, on voit que les Byzantins avaient perdu tout le pays au nord d’une ligne allant de Tarente à Brindisi en passant par Oria. »

[28] Voyez sur les atrocités commises par Maniakès dans cette courte campagne, la longue description en plus de cent vers qu’en fait Guillaume de Pouille.

[29] « Juvenatia ».

[30] Ce prélat s’était réfugié à Constantinople, probablement lorsque Argyros et les Normands étaient entrés dans sa cité épiscopale

[31] Les « Annales de Bari » écrivent « cum Chrysubulo et Simpatia »! S’agissait-il peut-être seulement du « chrysobulle » dont les ambassadeurs étaient porteurs?

[32] Guillaume de Pouille fait de la dernière lutte entre Maniakès, d’une part, Argyros et le magistros Théodorokanos de l’autre, un long et assez insignifiant récit.

[33] Le 6 octobre 1042, une comète avait paru en Orient, marchant dans la direction du couchant. Elle brilla tout ce mois. par dit que cet astre annonçait les calamités qui allaient éclater, c’est-à-dire la révolte de Maniakès, la guerre avec les Serbes, etc. Tremblement de terre à Tauris, grêle à Bagdad.

[34] Skylitzès le qualifie d’« archôn de Dyrrachion ».

[35] Des « clisures ».

[36] Nous ignorons pourquoi Stéphanos Boïthslav est ici ainsi désigné alors que dans un autre passage du même livre il est nommé Boïthslav le Diocléen ou de Dioclée. Certainement le district de Trébigne, qui appartient aujourd’hui à l’Herzégovine, en faisait alors déjà partie.

[37] En 1052, raconte Skylitzès, Stéphanos Boïthslav étant mort, son fils Michailas lui succéda en qualité de prince des Triballes et des Serbes. Ce personnage s’étant réconcilié avec le basileus, fut honoré du titre de protospathaire et admis au nombre des amis et alliés des Roumains.

[38] Aboulfaradj le nomme par erreur « l’eunuque Christophe ».

[39] Michel Attaliatès dit qu’il tomba de cheval « dans l’obscurité du soir ».

[40] Aboulfaradj donne de curieux détails sur ce triomphe. Des hérauts d’armes précédaient les prisonniers et les dépouilles des ennemis morts, criant à chaque carrefour: « C’est ici le juste châtiment de ceux qui se sont révoltés contre leur basileus légitime. »

[41] Ces légendes se retrouvent dans les Chroniques italiennes du xiiie et du xive siècle. Une pièce en cent vers hexamètres composée par un inconnu contemporain en l’honneur du héros et de son dernier combat a été retrouvée à la fois dans les bibliothèques de Vienne et du Vatican et publiée par M. Sp. Lambros. —A cette pièce de vers fait suite, dans le manuscrit de Vienne comme dans celui du Vatican, une Épitaphe on plutôt un Épigramme en six hexamètres pour la tombe du héros. Ces deux pièces de vers ont été définitivement attribuées par MM. L. Sternbach et V. Lundstroem au patrice Christophoros Mitylenaios, anthypatos et juge des thèmes de Paphlagonie et des Arméniaques, un des meilleurs poètes byzantins, qui vécut surtout à Constantinople entre les années 1000 et 1050 environ et dont nous avons entre autres un Menologion en vers et des pièces également en vers en l’honneur des empereurs: Romain Argyros, pour lequel il a des paroles de compassion; Michel IV, dont il parle ainsi que de tous les siens avec un enthousiasme servile; Michel V (pour le soutenir dans son infortune après sa chute, mais auquel il reproche sa conduite indigne envers sa bienfaitrice); et Constantin Monomaque qu’il traite fort mal; en l’honneur aussi du patriarche Michel Kéroularios (épigramme LXI envoyé au lendemain de sa consécration comme patriarche); de Katakalon Kékauménos, etc., etc. (Versi di Cristoforo patrizio editi de un redire della monum, badia di Grottaferrata, éd. A. Rocchi, Reine, 1887). Peut-être ce patrice Christophoros est-il un seul et même personnage avec le patrice Christophoros Pirro qui, le 31 août 1057, passa au parti d’Isaac Comnène. —Voyez aussi dans l’Archivio stor. messinese de 1900 le curieux article de M. Ferd. Gabotto intitulé La legyenda di Maniace. L’auteur explique comment le récit consacré à Maniakès par Aimé dans l’Ystoire de li Norrnant a fini par créer, de transformation en transformation, la légende d’un faux Maniakès qui aurait livré la Sicile aux Sarrasins au début du Ixe siècle. —Voyez dans Arisdaguès de Lasdiverd, le récit déformé de la révolte de Maniakès qui aurait commencé par vaincre les troupes impériales dans plusieurs combats. —Voyez encore Mathieu d’Édesse Cet auteur cite les contingents arméniens parmi ceux que Monomaque envoya contre le prétendant. —Wassiliewsky, La droujina væringo-russe dit ceci: Maniakès, au dire de Skylitzès, fut suivi de beaucoup de Normands d’Italie qui, s’étant ensuite engagés au service du basileus, formèrent sous le nom de « Maniakatès » un détachement spécial dans l’armée byzantine. —Voyez encore le récent livre d’E. Kurtz sur Chistophoros Mitylenaios.

[42] Je possède dans ma collection le précieux sceau de plomb de Georges Maniakès.

[43] Alexis était à ce moment, on se le rappelle, abbé ou « kathigoumène » du grand couvent de Stoudion.

[44] Il faut placer la fin de cette révolte vers les premiers mois de l’an 1043.

[45] Chronique dite de Nestor, éd. Léger.

[46] Le révérend père Pargoire, dans un précieux mémoire sur les Saint Mamas de Constantinople qui vient de paraître après que j’ai eu achevé d’imprimer ce volume, a définitivement fixé, contre l’opinion jusqu’ici généralement admise, l’emplacement du Saint Mamas des marchands russes non plus au fond de la Corne d’Or, mais bien sur la rive européenne du bas Bosphore, là où se trouve aujourd’hui la localité bien connue de Béchik-Tach.

[47] M. Bury estime justement que ce raisonnement de Psellos n’est point du tout concluant puisqu’il ne nous explique point pourquoi les préparatifs des Russes prirent un temps aussi long.

[48] Ou feu « grégeois ».

[49] Skylitzès dit qu’on réunit toutes les trirèmes impériales et tout ce qu’on put assemble de navires légers et qu’on y fit monter tout ce qu’il y avait de troupes disponibles à Constantinople. Probablement une grande partie de ce qui restait de la flotte était monopolisée sur les côtes de Calabre et de Sicile.

Zonaras dit de même expressément que la plupart des navires grecs étaient dispersés au loin pour la garde des côtes et que fort peu d’entre eux se trouvaient réunis dans la capitale lorsqu’on annonça l’arrivée des Russes. L’expression « galères impériales » est en opposition directe avec celle de « galères des thèmes ».

[50] Une grande partie de l’armée était en ce moment sur la frontière d’Arménie.

[51] Michel Attaliatès dit que ceux-ci étaient au nombre d’environ quatre cents.

[52] Psellos fait donner le signal par « deux grands navires. »

[53] La Chronique dite de Nestor semble dire que l’unique cause du désastre des Russes fut cette terrible tempête qui dispersa et fracassa leurs barques. Pure question de vanité patriotique.

[54] Probablement devant le peuple assemblé pour les jeux du Cirque. On leur coupa aussi le poignet droit.

[55] Cette paix, dit la Chronique dite de Nestor, fut scellée par le mariage de Vsévolod, fils d’Iaroslav, avec une princesse grecque, laquelle, en 1053, donna à son époux un fils nommé Vladimir. On dit généralement que cette princesse était fille de Monomaque. Je ne vois rien de pareil dans la Chronique, sauf que la princesse y est appelée « tsaritsa ».

[56] Voyez Gfroerer sur la date de l’expédition des Russes de Vladimir contre Constantinople.

[57] G. Genovesi, sous ce titre: Illustrazione di un greco diploma che si conserva nell’Archivio generale del Regno, a publié en 1813, à Naples, un diplôme encore muni de son sceau de plomb qu’il attribue à ce personnage. Ce document n’appartiendrait-il pas plutôt à Stéphanos, le beau-frère de Michel IV, un des chefs de l’expédition de Sicile de l’an 1038.

[58] Il y a peut-être là une confusion dans le texte de Skylitzès. Le chroniqueur semble attribuer à Lampros toutes les infortunes qui accablèrent probablement son malheureux fils, le prétendant inventé par Stéphanos, à moins que ce fils n’ait réussi à se dérober aux poursuites et qu’il ne soit vraiment là question que de son père. Mais le texte de Michel Attaliatès rend cette hypothèse peu vraisemblable.

[59] Voyez sur cette ultime période du malheureux royaume d’Arménie: Gfroerer.

[60] Voyez sur tous ces événements Tchamtchian.

[61] Il n’entre pas dans mon plan de raconter en détail les prodiges de valeur que firent à cette époque certains princes du Vaspouraçan, vassaux du basileus, lors de la deuxième grande invasion des Turcs Seldjoukides dans leur pays même et dans les districts environnants. Voici cependant un fait qui se rattache à l’histoire de l’Empire grec: Hassan et Djendjlouk, deux fils du prince Khatchic ou plutôt Kakig, qui gouvernait une portion du Vaspouraçan au nom du basileus, étaient venus à Constantinople pour lui rendre leurs hommages. Ayant appris la mort de leur père et de leur autre frère Ichkhanic, ils obtinrent la permission de retourner chez eux, et, avec un corps auxiliaire de cinq mille Grecs et Arméniens, ils allèrent camper en face des Turcs, dans le district de Her. Là, ils provoquèrent à un combat singulier les meurtriers de leur père et de leur frère, les tuèrent, pénétrèrent dans le camp ennemi et revinrent chargés de butin, après avoir fait un grand carnage. Plus tard mourut Hassan, et le basileus donna à son fils Apelgharip la principauté de Tarse en Cilicie avec ses dépendances.

[62] Et non son « père », comme le dit constamment par erreur Skylitzès.

[63] Voyez sur l’origine peut-être ibérienne des Iasitas: Gfroerer.

[64] Peut-être déjà en 1043. C’est la date fournie par les sources arméniennes. Voyez sur cette date de la guerre d’Asie et de la cession du royaume d’Arménie aux Byzantins, Dulaurier, Rech. sur la Chronol. armén.

[65] Brosset dit que c’était Nikolaos Kabasilas! Ce dynaste appartenait à la famille des Beni-Sheddad qui se rattachait à la tribu kurde des Réivadis. Il régnait sur Tovin et cette portion de la Persarménie située sur le cours du fleuve Araxe.

[66] Ce dynaste appartenait à la famille des Beni-Sheddad qui se rattachait à la tribu kurde des Réivadis. Il régnait sur Tovin et cette portion de la Persarménie située sur le cours du fleuve Araxe.

[67] Voyez V. Langlois: Mémoire sur la vie et les écrits du prince Grégoire Magistros, duc de la Mésopotamie, auteur Arménien du XIe siècle (Journal Asiatique, no de janvier 1869).

[68] Voyez sur cette correspondance si curieuse et si variée, à la foi dogmatique, philosophique et familière, qui a assuré jusqu’à nos jours à son auteur une réputation hors pair parmi ses compatriotes, la seconde partie du mémoire de V. Langlois.

[69] C’est ainsi que le nomme presque constamment Mathieu d’Édesse.

[70] Tous ces détails nous sont fournis par les lettres mêmes du magistros.

[71] Comme le poète arabe Manoutché lui reprochait la simplicité des Evangiles: « La poésie du style est l’ouvrage des hommes, répondit-il; la simplicité convient à la Majesté divine ». Et il s’engagea à écrire en trois jours une histoire en mille distiques de l’Ancien et du Nouveau Testament: depuis Adam jusqu’au deuxième avènement de Jésus-Christ. Il tint parole et le musulman se convertit.

[72] Davith, roi de d’Agh’ouanie arménienne, était fils de Gourguen, troisième fils d’Aschod III, souverain d’Ani, et appartenait par conséquent à la famille des Pagratides. Ce prince commença par agrandir les possessions paternelles, puis perdit si bien toutes ses récentes conquêtes qu’il ne lui resta même plus rien de son patrimoine, ce qui lui valut le surnom d’Anhogh’ïn, « sans terre », sous lequel il est connu dans l’histoire. »

[73] Et non la soeur de Kakig II, comme le dit à tort Wassiliewsky, La droujina væringo-russe.

[74] C’était le Pakarat IV, roi de Karthli et de Géorgie, successeur en 1027 de son père Kéôrki le dont il a été souvent déjà question dans cette histoire.

[75] Il y a là quelque erreur. Bédros dut s’adresser au parakimomène Nikolaos qui ne devait pas être à Samosate en ce moment, mais bien sur quelque point du territoire d’Ani.

[76] Un certain nombre d’inscriptions en langue arménienne encore aujourd’hui conservées et publiées par M. Brosset ou par d’autres érudits, nous révèlent des détails intéressants sur cette période si douloureuse de l’histoire de l’Arménie agonisante. Une d’elles, gravée sur une des églises d’Ani (Brosset, Les ruines d’Ani), rappelle qu’en l’an 1034 le « marzpan » Apelgharip, étant allé à Constantinople, suivant rescrit du roi Jean Sempad, shahinshah, pour visiter le basileus des Grecs, en rapporta une parcelle de la Vraie Croix, obtenue avec beaucoup d’efforts et de grandes dépenses.Une autre inscription, gravée sur le mur de l’église ronde de la même ville porte qu’en l’an 1041, sous le pontificat de Ter Bedros, catholicos d’Arménie, celui-là même dont il vient d’être si souvent question, et, sous le règne de Kakig shahinshah un certain « Christaphor », serviteur de Dieu, a donné son patrimoine à cet établissement religieux. Une troisième, sans date, gravée sur la face occidentale de la cathédrale d’Ani, porte qu’Aaron, magistros, envoyé à Ani par le basileus, à la fleur de sa jeunesse, a élevé diverses constructions et amené l’eau pour l’usage de la garnison de la citadelle et que, par une bulle d’or de la basilissa (Zoé), divers impôts ont été supprimés. Il s’agit certainement là d’Aaron le Bulgare.— Une quatrième, non datée, gravée sur les parois de la belle église de Sourb Grigor à Ani, dit que le prince des princes Vakhram, précisément l’illustre adversaire du traître Sarkis, — fait une donation pieuse pour le rachat de l’âme de son fils.Une cinquième, provenant du même édifice datée de l’an 1040, concerne encore Apelgharip, « marzpan » d’Arménie. Une sixième et une septième gravées sur la façade de l’église du monastère de Marmaraschen, aujourd’hui Khaulidja, à six ou sept verstes d’Alexandropol, portent, la première, que cet édifice a été construit entre les années 988 et 1029, sous le roi Jean Sempad, par le prince des princes Vakhram Pakhlavide « anthypatos » et patrice; la seconde, que la reine des Aphkhases et d’Arménie, fille de l’ex-roi Sénékhérim du Vaspouraçan, fait une donation pieuse. Voyez encore dans Mekhithar d’Aïrivank (xiiie siècle) quelques détails sur la prise d’Ani. Un manuscrit de la bibliothèque du couvent patriarcal d’Edchmiadzin, contenant la traduction arménienne d’un choix de discours de saint Jean Chrysostome, porte la mention manuscrite que voici. « Ce livre des oracles divins a été transcrit l’année 495 de l’ère arménienne, xiiiè indiction grecque, sous le règne de l’empereur Monomaque, en 743 depuis notre conversion au christianisme et 1045 de la naissance du Fils de la Vierge Marie. »

[77] « Markos, métropolitain grec de Césarée, racontent les historiens arméniens (Voyez Brosset, Les ruines d’Ani), ayant poussé la haine des Arméniens au point d’appeler son chien Armen, l’ex-roi Kakig, révolté d’un tel affront, alla à Césarée avec ses serviteurs et invita chez lui le métropolitain à qui il fit bonne mine. Au milieu de la joie d’un banquet, il se fit amener le chien et le fit enfermer, par ses gens, avec Markos dans un sac. Le métropolitain fut déchiré par l’animal. A cette nouvelle, les Grecs furieux établirent en divers lieux des guets-apens pour faire périr Kakig. Malgré les précautions dont il s’entourait, celui-ci finit par tomber dans une embuscade dressée par les fils du seigneur de Kybistra (Kazistra, Kizisthra, Kendroscav). On l’amena dans le fort où on le fit périr dans d’affreux supplices malgré tous les efforts de ses compatriotes pour le délivrer. Son cadavre, d’abord suspendu à la muraille, puis enseveli hors de la place, fut dérobé par un Arménien d’Ani qui le rapporta à Bizou. Telle fut la triste fin du dernier des Pagratides d’Ani. Il était âgé de cinquante-cinq ans et n’en avait régné que trois.

[78] Voyez Arisdaguès de Lasdiverd, éd. Prud’homme. Cette année 1045 fut marquée en Arménie par d’effroyables tremblements de terre.

[79] 10 mars 1044 - 9 mars 1045. —Mathieu d’Édesse ne place cet événement qu’en l’année d’Arménie 498 (9 mars 1049-8 mars 1050).

[80] L’attitude brutale du clergé grec, qui s’installa en conquérant en Arménie, fut une cause de haine violente entre les deux nationalités.

[81] Arisdaguès de Lasdiverd: Kakig aussi fut plus tard amené à nouveau à Constantinople devant Constantin Dukas.

[82] Monnaie d’or d’Arménie.

[83] Michel Kéroularios.

[84] Le roi exilé Kakig s’était également offert en caution pour lui.

[85] Sur la date de la mort du patriarche Bédros, voyez Arisdaguès de Lasdiverd.

[86] 7 mars 1068 - 5 mars 1069.

[87] Localité très ancienne de la province d’Ararad.

[88] Il mourut en 1058, laissant quatre fils: Vakhram, qui devint plus tard catholicos d’Arménie sous le nom de Grégoire II, surnommé Vgaïacér; Vaçag qui fut fait duc d’Antioche; Basile et Phillibê ou Philippe et plusieurs filles.

[89] Skylitzès l’appelle « l’Aniote ».

[90] Voyez dans Rhodius la mention d’une lettre adressée à ce personnage par Psellos.

[91] Voyez sur cette place forte: Arisdaguès de Lasdiverd — Tovin ou Tevin, la Tibion du Porphyrogénète, en Arabe Dewin ou Debyl, ville du district d’Osdan, province d’Ararad, au nord d’Ardasehad, sur la rivière Medzamor.

[92] Sur les Katakalon, clan arménien originaire de Celonée, Voyez Gfroerer.

[93] Mathieu d’Édesse note également ces deux expéditions successives des forces impériales contre Tovin. — Il y eut un terrible tremblement de terre en l’année 494 de l’ère arménienne (10 mars 1045 - 9 mars 1046). Le district d’Égéghéats, l’Acilisène de Strabon, fut bouleversé.

[94] Arisdaguès de Lasdiverd et Mathieu d’Édesse disent formellement que Vakhram périt avec son fils au désastre sous les murs de Tovin, lors de la première campagne des Grecs.

[95] Les autres historiens principaux de cette révolte sont Skylitzès, et d’après lui, Cédrénus, puis Zonaras, Glycas aussi. Sur Michel Attaliatès, Voyez encore Krumbacher.

[96] Ville située à une journée de marche d’Amasia, entre les fleuves Iris et Halys.

[97] Dans l’édition d’une partie des œuvres si nombreuses de Jean Mauropos, publiée en 1882 par J. Bollig et P. de Lagarde.

[98] Voyez sur la vie et les écrits de Jean Mauropos: R. Schütte Voyez surtout: un copieux article de Dræseke dans Byz.

[99] Couverte de fortifications par Basile II

[100] Et non à Malatya, comme le dit Michel Attaliatès.

[101] C’est surtout Jean Mauropos qui, dans sa harangue, fait allusion à ces événements antérieurs sur lesquels nous n’avons aucun autre renseignement.

[102] Voyez Mathieu d’Édesse, cet auteur dit encore que les rebelles jetèrent à la mer toutes les richesses de l’église des Quarante Martyrs.

[103] Le lundi 28 d’après Jean Mauropos.

[104] Le surlendemain seulement, au dire de Jean Mauropos.

[105] « Au nez tors ».

[106] Mathieu d’Edesse dans le court récit qu’il fait de la révolte de Tornikios, se montre naturellement partial en faveur de celui-ci qui était de sa race, par contre très hostile à Monomaque et à ses conseillers. « Le patriarche, les prêtres et les grands, dit-il, violèrent la foi jurée à « Tornig », suivant l’habitude des Romains qui est de faire périr les grands en les abusant par de faux serments. »