L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Troisième partie

CHAPITRE IV

 

 

L’ironie perpétuelle de l’histoire, dit M. Bury, s’imposa vivement à l’esprit du philosophe qu’était Psellos, lorsqu’il se mit à nous conter dans son Histoire, l’élévation au trône de Michel V, successeur de son oncle Michel le Paphlagonien. L’Orphanotrophe Joannès n’avait machiné toute cette intrigue que pour perpétuer sa puissance à lui et maintenir la situation des siens. Et, cependant, il advint que la destinée, ou, si l’on veut, la Providence, fit précisément servir cette même circonstance pour amener sa ruine définitive et celle de toute sa famille. L’homme propose et Dieu dispose

Michel V, ce jouvenceau si extraordinairement antipathique, nous est dépeint par tous les chroniqueurs sans exception, comme un homme sans principes et sans conscience, infiniment dissimulé, cachant ses haines féroces sous le masque d’une grossière bonhomie, abominablement ingrat envers ceux qui lui avaient voulu du bien. « Dès qu’il eut été créé césar, nous dit Psellos, — honneur auquel il n’avait certainement jamais songé dans ses rêves les plus insensés, — il imagina aussitôt de toutes pièces tout un plan d’action pour le moment bienheureux où son oncle Michel viendrait à disparaître. Le sentiment qui, chez lui, dominait tous les autres, était l’exécration des siens. Dès l’origine de son incroyable fortune, il n’eut d’autre pensée que de se débarrasser d’eux tous, surtout de son oncle Joannès, par la mort ou par l’exil, en un mot de les exterminer tous sans exception. » Plus sa haine était violente, plus son attitude envers eux était en apparence amicale, même affectueuse, mais la finesse de l’Orphanotrophe ne fut point dupe de l’affreuse dissimulation de ce neveu dénaturé, dont il soupçonnait fort exactement les sentiments vrais. Toutefois Psellos affirme que l’eunuque, imprudent pour la première fois, décida de ne prendre pour le moment à l’endroit de son déplorable neveu aucune mesure précipitée, mais, comme on dit vulgairement, de voir venir les événements. De son côté, Michel se rendit parfaitement compte de l’intensité des soupçons de Joannès. Bref, toute cette simulation de tendresse ne trompa ni l’un ni l’autre. Quant au pauvre basileus Michel IV, il n’avait jamais aimé son neveu. Tant qu’il vécut, il ne lui témoigna d’aucune considération, ni ne lui fit rendre aucun honneur, sauf dans les cérémonies officielles, où il figurait à son rang en qualité de césar. Il l’avait même tenu constamment hors ville, dans uns sorte de demi exil, ne le laissant venir à la cour que sur un ordre formel délivré par lui-même. Par contre, l’autre oncle du jeune homme, Constantin, qui était jaloux de son frère l’eunuque, avait de suite compris combien il pourrait lui être profitable de se mettre bien avec l’héritier présomptif du trône. Il s’était en conséquence mis à le flatter et à lui prêter de l’argent.

Les trois frères du malheureux Michel IV, persuadés dès longtemps que le pauvre homme était perdu sans espoir, préoccupés uniquement de conserver le pouvoir en leurs mains quand lui viendrait à expirer, avaient imaginé de faire publier, nous dit Psellos, une sorte d’édit impérial, soi-disant promulgué par Michel IV au moment de sa mort, et qui donnait à nouveau à leur neveu ses entrées au Palais Sacré. Aussi, lorsque Michel IV, comme je l’ai raconté, le jour même qui devait être celui de sa mort, sortit de cette demeure auguste pour s’en aller expirer au monastère des Anargyres, à ce moment même son neveu y entra pour le remplacer.

Des trois frères du défunt basileus, — c’est toujours Psellos qui parle, — celui qui l’aimait le plus tendrement, le plus sincèrement, était l’Orphanotrophe. Cet homme, si dur en apparence, semble avoir éprouvé une véritable douleur de la mort du pauvre épileptique. Il demeura trois jours près de son cadavre, aux Saints Anargyres. Les deux autres frères, plus pressés de régner, se firent les accompagnateurs de leur neveu lors de sa rentrée tant soit peu irrégulière au Palais. Ils voulaient à la fois veiller sur sa personne et se faire bien venir de lui. Mais Joannès était seul véritablement capable de tirer la famille d’affaire en ces circonstances si graves. Aussi se virent-ils forcés d’attendre qu’il eût fini de pleurer le défunt basileus et d’ensevelir pieusement ses restes dans la tombe solitaire des Anargyres. Alors seulement, craignant que son absence trop prolongée n’eût, pour ses projets ambitieux, des suites funestes, l’Orphanotrophe se décida à rentrer, lui aussi, au Palais.

Il s’agissait donc, pour ces trois intrigants personnages, parmi lesquels l’eunuque était seul un homme vraiment supérieur, de retenir en leurs mains avides le pouvoir si étrangement entre dans leur famille, de le perpétuer dans leur maison par cette substitution audacieuse de leur neveu à leur frère mort, sinon dans les faveurs de la basilissa, du moins comme associé au pouvoir à ses côtés. Cette entreprise, en apparence si difficile, n’était pas au-dessus du génie de l’Orphanotrophe, si fertile en intrigues.

« J’ai assisté de visu à tous ces événements si rapides », nous dit Psellos; « il s’agissait pour les trois frères d’opérer avec une prudence infinie. La nouvelle de la mort de ce basileus très populaire avait étrangement troublé la grande Ville, qui se trouvait maintenant pleine de rumeurs, toute prête en apparence pour le tumulte des rues. Lorsque, si peu de jours après, Joannès fit sa rentrée au Palais, ses frères, accourus à sa rencontre, lui firent accueil « comme s’il était Dieu en personne ». Exagérant leur tendresse apparente, ils le baisèrent à plusieurs reprises, tandis qu’en neveu bien stylé, le jeune Michel offrait, avec une dévotion feinte, l’appui de son bras à son oncle. Quand cette comédie si bien imaginée eut assez duré, le trio fraternel entra en conférence. Très sagement, l’Orphanotrophe conseilla de ne rien faire sans s’être mis avant tout entièrement d’accord avec la basilissa Il fallait que l’alliance avec celle-ci, qui représentait seule le principe tout-puissant de l’hérédité légitime, devint la base unique et inébranlable de toute cette intrigue, il fallait, en un mot, que rien ne se fit sans le consentement, du moins apparent, de la vieille princesse, et que l’élévation du jeune Michel parût uniquement son œuvre à elle. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le siège de cette âme féminine si faible, si facile à prendre, fut immédiatement entrepris. Psellos nous a fait de cette scène un récit très vivant. Ces habiles avocats, rappelant avec émotion à Zoé l’adoption qu’elle avait faite si récemment de leur neveu, placèrent éloquemment le jeune homme sous la protection à la fois de sa mère et de sa souveraine. Prosternés aux pieds de la guerre, lui prodiguant les noms les plus tendres, les plus instantes prières, ils la convainquirent par les plus solennels serments, par les protestations les plus vives, que c’était pour elle le seul moyen de redevenir l’unique et véritable maîtresse de l’Empire. Ils lui jurèrent que le jeune Michel ne serait qu’une sorte de ministre à ses côtés pour exécuter ses volontés, qu’elle aurait à la fois sur lui l’autorité d’une mère et la toute-puissance d’une souveraine. Elle seule administrerait l’État, tandis que lui, son serviteur à gages, veillerait à l’exécution des affaires. Bref, après que les trois frères eurent juré toutes ces choses sur les reliques les plus sacrées, ils eurent presque incontinent cause gagnée. « Ils s’emparèrent de la guerre toute entière et tout de suite », dit Psellos. Incontinent convaincue par ce quatuor d’habiles flatteurs dont chacun jouait savamment un rôle convenu d’avance, cette pauvre, bonne et faible vieille princesse sans défense se déclara aussitôt satisfaite. « Comment eût-il pu en être autrement, s’écrie Psellos, puisqu’elle n’avait personne pour la conseiller ou lui prêter secours! Séduite par les paroles charmeuses de ces habiles aventuriers, plutôt honteusement trompée par leurs mensonges, elle se ferait à eux pieds et poings liés. »

Zoé livra ainsi l’Empire à ces quatre louches personnages. Par son influence encore toute-puissante sur le peuple de la grande ville qui adorait pieusement en elle l’héritière directe des grands basileis de sa race, par son attitude confiante à l’égard de Jean et de ses frères, elle calma si soudainement l’agitation populaire déjà menaçante, qu’à la joie infinie des Paphlagoniens on put procéder aussitôt à cette chose inouïe, stupéfiante, la consécration et le couronnement du nouveau basileus. L’élévation déjà si extraordinaire de Michel IV était cette fois de beaucoup dépassée. Aujourd’hui, en effet, il ne s’agissait plus d’un amant d’humble origine élevé au trône par l’ardent amour d’une vieille souveraine! Dans l’étrange histoire des cours orientales, pareil événement s’était vu à maintes reprises déjà. Non, cette fois il s’agissait d’une bien autre aventure, unique, je le crois, en son genre; il s’agissait, après avoir fait adopter comme fils à cette même vieille souveraine légitime un inconnu tout jeune encore, un intrus de vile naissance dont la seule raison d’être était de se trouver le neveu de l’ancien amant défunt et aussi l’instrument aux mains d’un habile ministre pour prolonger sa puissance, il s’agissait, dis-je, de faire asseoir ce vil aventurier sur le trône éclatant des basileis I Et ce projet inouï était maintenant un fait accompli.

Donc, bien peu de jours après la mort du pauvre basileus épileptique, la cérémonie de couronnement de son neveu eut lieu suivant les us accoutumés. La procession solennelle, l’entrée non moins solennelle du cortège dans le saint temple des Blachernes, la bénédiction du patriarche, toutes les phases du couronnement se succédèrent, nous dit Psellos, comme s’il se fut agi de l’avènement le plus régulier du descendant légitime de dix empereurs. Aux acclamations de la foule, le misérable neveu du perfide eunuque fut proclamé basileus et autocrator des Romains, isapostole, l’égal de Dieu sur la terre, Michel, cinquième du nom! L’histoire et la voix populaire ne l’ont jamais désigné que sous le surnom du Kalaphate pour le distinguer de son oncle homonyme dit le Paphlagonien.

A l’heure même où Michel V revêtait le diadème des basileis dans ces circonstances extraordinaires, Skylitzès raconte que le jeune parvenu, comme frappé de vertige, perdit connaissance se trouvant subitement dans les ténèbres. Peu s’en fallut qu’il ne tombât. On ne le rappela qu’à grand peine à la vie à force de senteurs et d’onguents.[1]

Durant les premiers jours, l’attitude du nouveau basileus, à la fois envers sa souveraine devenue sa mère d’adoption et envers son oncle Joannès fut tout à fait édifiante et correcte. Nullement abasourdi par le rêve étourdissant qu’il venait de réaliser, le jeune homme affichait une modestie pleine d’astuce. « A chaque moment, raconte Psellos, il disait en parlant de Zoé: Ma basilissa, ma souveraine. » A chaque moment il répétait ces mots: « Je suis l’esclave de ma souveraine, je ne suis que l’exécuteur de ses volontés ».

Il nommait également son oncle « son seigneur et son maître », s’empressant de le faire asseoir à ses côtés, attendant un signe de lui pour parler. Suivant l’expression pittoresque de Psellos, il semblait n’être qu’un archet aux mains de ce fin musicien. Cette attitude d’humilité reconnaissante trompa tout le monde, sauf, bien entendu, le vieil eunuque. On s’extasia sur les vertus de cet intéressant adolescent qui, suivant la coutume, en guise de joyeux avènement, distribuait des dignités aux sénateurs et des congiaires au peuple. « L’oncle a fait un bon choix », disait la foule. L’oncle silencieux avait de suite compris tout ce que, sous cette feinte douceur, cette modestie simulée se cachait de perfidie et d’ambition furieuse. Seulement, pris dans ses propres pièges, impuissant à faire révoquer ce choix qu’il avait lui-même préparé et sollicité, enchaîné aussi par les liens du sang, le vieux lutteur courbait la tête, encore indécis sur la voie à suivre, toujours en éveil cependant, prêt à inaugurer énergiquement la résistance au moment où l’autre lèverait le masque.[2]

Ce moment ne fut point long à venir. Même, il survint si promptement que le malheureux oncle fut contre toute prévision surpris et presque aussitôt vaincu par son neveu dans cette lutte fratricide. « Très rapidement, nous dit Psellos, le jeune basileus modifia son attitude de déférence vis-à-vis de son vieil et illustre parent. Il ne le consultait plus, s’exprimant très injurieusement sur son compte dès qu’il avait le dos tourné, agissant en tout différemment de ce que Joannès lui conseillait. En même temps, l’autre oncle, le grand domestique Constantin, jaloux effroyablement de l’Orphanotrophe, furieux de devoir lui obéir comme à un maître, excitait son neveu à témoigner à celui-ci une froideur toujours croissante. Longtemps ce personnage avait dû cacher sa haine violente pour l’eunuque auquel leur frère commun, le basileus Michel IV, témoignait d’une affection si vive qu’elle le protégeait contre les colères des siens. Michel IV, en réalité, dit Psellos, n’avait jamais aimé que son seul frère Joannès pour l’âge et les talents duquel il témoignait d’un respect infini. Il haïssait maintenant les autres membres de sa famille qu’il avait tant chéris jadis et qui ne lui étaient plus d’aucun secours, mais qui, au contraire, par leurs vices, lui créaient des embarras incessants. Même lorsqu’il se trouvait par trop irrité contre ceux-là, c’était encore Jean qui intervenait pour calmer sa colère et le réconcilier avec eux. Eux, par contre, mortellement envieux de l’Orphanotrophe, le haïssaient de toute leur âme, Constantin surtout, mais ils ne pouvaient ni n’osaient rien tenter effectivement contre lui.

Maintenant que Michel IV n’était plus là pour protéger le vieil eunuque, Constantin prenait sa revanche en excitant contre lui ce triste neveu qui ne demandait qu’à rivaliser avec lui d’exécration pour le chef de la famille. Le fourbe avait bien préparé ses batteries. Du temps que son neveu Michel n’était encore que césar, alors que le basileus Michel IV vivait encore, il s’était montré plein de bonté pour ce jeune parent, flattant ses penchants, lui prêtant autant d’argent qu’il pouvait en désirer, acquérant de la sorte sur lui une influence sans cesse grandissante. L’oncle et le neveu se faisaient réciproquement des confidences, ne se dissimulant point l’un à l’autre leur haine commune pour existe, persuadés tous deux à tort que l’Orphanotrophe conspirait en vue de faire arriver quelque autre personnage au trône. Skylitzès même, après avoir narré à sa manière l’adoption définitive du Kalaphate par Zoé, nous raconte immédiatement après en termes quelque peu confus qu’à ce moment déjà l’Orphanotrophe fut, sur l’ordre de la complicité, révoqué et relégué dans le monastère de Monobatae, et que Constantin, après avoir dû préalablement renoncer à sa charge de domestique des Scholes, fut, toujours sur la demande de Zoé, exilé dans ses terres du thème de l’Opsikion en Asie, en même temps que le protovestiaire Georges l’était dans ses terres de Paphlagonie.[3] Puis le césar étant devenu basileus, en avait profité aussitôt pour arracher à la bonne Zoé le rappel d’exil de Constantin et pour le faire créer « nobilissime », une des plus hautes parmi les dignités de l’État. Il lui accordait maintenant sa faveur la plus éclatante, le gardant constamment auprès de lui.

Psellos, que je continue à suivre pas à pas dans ce récit si précieux parce qu’il est celui d’un témoin oculaire constant d’une rare intelligence, Psellos, dis-je, interrompt quelques moments sa narration pour nous donner de ce nouvel et étrange jeune basileus un portrait terriblement poussé au noir, qui doit être assez exact cependant. « Je trace ce portrait du nouvel empereur, dit Psellos, pour qu’on ne s’étonne point lorsque je raconterai ses actions de voir qu’aucun principe de morale ne les inspirait. C’était l’âme à la fois la plus dissimulée, la plus diverse et la plus fausse qui fut jamais. Sa parole et sa pensée étaient constamment deux. Il disait une chose et en pensait une autre. Alors que sa plus vive colère était déjà allumée, on le voyait parler avec une feinte tendresse à celui-là même qui l’avait irrité, protestant par serments de son amour pour lui. On le vit souvent partager le soir le pain et la coupe de ceux auxquels il méditait de faire subir le lendemain les pires tortures, les plus affreux supplices. Il se jouait de tous les sentiments, des liens du sang comme de ceux de l’amitié. Rien de tout cela ne comptait pour lui. Il eût vu tous ses parents se noyer sous ses yeux qu’il n’eut pas levé le doigt pour les sauver. Sa jalousie contre eux était universelle, portant sur les petites choses comme sur les grandes. Il avait en exécration toutes les natures supérieures. En somme il n’y avait en lui que haine et défiance contre tous et chacun. Par contre, dès que la situation venait à être périlleuse, subitement il jetait le masque et devenait d’un coup ou lâche ou furieux, commettant les actions les plus abominables. Incapable de se maîtriser, il entrait pour le moindre motif dans des colères terribles, prenant pour le motif le plus futile les gens en haine. Il exécrait spécialement, je le répète, tous les siens; cependant il n’osa pas les perdre de suite, parce qu’il redoutait encore son oncle existe, chef suprême de la famille. »

Reprenons notre récit: Constantin, une fois qu’il eut été créé nobilissime, perdit tout reste de crainte pour l’Orphanotrophe, toute déférence aussi. Il lui répondait avec insolence, lui désobéissant ouvertement. En même temps, il ne cessait d’agiter l’esprit de son neveu, lui reprochant d’être trop humblement soumis à cet oncle. Sous cette influence néfaste incessante, le Kalaphate modifiait petit à petit son attitude envers ce dernier, prenant vis-à-vis de lui des airs de plus en plus dédaigneux Jean commençait à s’en inquiéter fort, très attristé par la perspective de perdre la toute-puissance dont il jouissait depuis si longtemps. Cependant il ne disait trop rien comprenant combien il lui serait maintenant difficile de se défaire du nouveau basileus. Il paraît pourtant avoir un moment caressé un projet dont Psellos déclare bien avoir eu connaissance, mais qui demeura tout à fait ignoré et qui échoua du reste. Ce plan consistait à remplacer Michel V par un de ses cousins, neveu par conséquent, lui aussi de l’Orphanotrophe. Ce personnage, nommé Constantin, était magistros. Il y eut là toute une intrigue assez louche, très obscure, dont Psellos, qui est seul à en parler, fait un récit confus. Joannès, qui voulait avant tout se couvrir, lui et son nouveau candidat, contre les graves risques d’une pareille intrigue, eut l’adresse extraordinaire, dans un moment où le jeune empereur était inattentif, de lui faire signer une ordonnance rédigée d’avance dans laquelle une clause secrète portait que si un des parents du basileus cherchait à usurper le pouvoir, il ne passerait point pour cela en jugement et ne serait même point inquiété. Bref, l’eunuque, en général mieux inspiré, une fois en possession de ce papier, crut avoir fait merveille et s’être acquis une arme redoutable. Il se trompait étrangement. Avant même qu’il n’eût pu agir, le basileus, qui se défiait, l’avait prévenu et s’était débarrassé de lui définitivement ainsi que nous l’allons voir.

La situation entre tous ces louches personnages violemment aigris les uns contre les autres ne faisait que s’envenimer. La haine sourde que se portaient l’oncle et le neveu, Joannès et Michel, finit par éclater aux yeux des moins prévenus. Ce fut, paraît-il, dans un banquet au Palais à l’occasion d’une discussion entre eux, discussion dont le diabolique Constantin profita très habilement pour se ranger à haute voix à l’opinion du basileus, tandis qu’il donnait tort à son frère. Se montant peu à peu à un diapason extraordinaire d’excitation factice, il en vint à faire avec une véhémence voulue devant tous son procès à l’Orphanotrophe, lui reprochant avec violence son orgueil, son arrogance, sa fourberie coutumières. existe, incapable de supporter, surtout en public, d’aussi odieuses accusations, comprenant de suite que le basileus, qui n’avait fait qu’en rire, ne sévirait pas contre l’insolent, quitta immédiatement la table impériale. Au lieu de regagner sa demeure palatine, il se rendit dans une de ses maisons de campagne, accompagné dans cette hautaine retraite par toute sa maison et par une foule de personnages sénatoriaux et autres dignitaires, ses partisans ou ses amis. Le malheureux, songeant à tant de services rendus, se flattait encore que son neveu allait bien vite le supplier de revenir. De même pensaient les sénateurs serviles qui, convaincus de ce prompt retour de faveur, songeaient déjà que leur présente attitude leur vaudrait un avancement nouveau. Les uns comme les autres avaient compté sans la basse scélératesse du souverain qu’ils venaient volontairement de se donner.

« Le Kalaphate, poursuit Psellos, n’éprouva pas le plus léger regret du départ de cet oncle détesté. Par contre, celui de la presque totalité des sénateurs l’alarma fort en lui faisant redouter quelque tentative sérieuse contre son autorité à peine établie. Il écrivit en conséquence à l’eunuque une lettre où, dans un langage perfide et cruel tout à la fois, il lui reprochait sa conduite, surtout son attitude orgueilleuse, mais lui donnait en même temps rendez-vous au Palais pour s’entretenir confidentiellement avec lui. Joannès, se croyant déjà le maître à nouveau, persuadé qu’il allait recevoir le chaud accueil d’autrefois, se hâta d’accourir. C’était jour de représentation solennelle au Cirque. Le basileus qui s’y trouvait, et qui n’avait, pas compté sur un aussi prompt retour, rentra directement dans ses appartements du Palais sans envoyer aucun message à son oncle qui se morfondait à l’attendre. Celui-ci, très humilié, croyant à un fait exprès, regagne sa maison de campagne, le cœur profondément ulcéré. Ce fut la rupture définitive. Il n’y eut dès lors que haine atroce entre ces deux hommes. Déjà Joannès s’apprêtait à comploter contre son neveu, mais celui-ci avait maintenant la force pour lui. Il expédia un navire au lieu de retraite de l’Orphanotrophe, probablement sur le Bosphore, avec l’ordre brutal d’avoir à venir se justifier. Comme le bâtiment qui portait le grand suspect approchait du port, le jeune basileus, qui guettait son arrivée du haut des terrasses du Palais Sacré, fit faire un signal convenu. Aussitôt le navire, au lieu de mouiller devant la demeure impériale, fit demi-tour. Alors on vit un autre bâtiment s’approcher qui prit le malheureux Orphanotrophe à son bord et mettant toutes voiles dehors l’emmena incontinent dans un lointain exil, au monastère de Monobatte. Nous ne savons rien d’autre absolument de ce drame poignant dans sa simplicité antique. Nous ne savons rien surtout de ce qui dut se passer dans l’âme altière de cet homme qui avait été si longtemps tout-puissant, lorsqu’il se vit ainsi, pauvre captif aux mains du misérable dont il avait fait la fortune, honteusement chassé par lui. De nos jours, d’autres grands ministres, dans des circonstances différentes, ont éprouvé les mêmes colères impuissantes, les mêmes humiliations abominables.

La conduite de Michel envers cet oncle auquel il devait la couronne fut exécrable jusqu’au bout, sans ménagement aucun. Psellos nous dit que le lieu affreux de sa relégation eût convenu tout au plus aux pires bandits. Le malheureux, poursuit le chroniqueur, bien que le basileus eût légèrement atténué la dureté de cet exil lorsque sa colère fut un peu calmée, souffrit mille maux dans cet enfer.

Ce sort tragique passa du reste presque inaperçu. Personne ne songea à protester contre le bannissement de l’impopulaire ministre tombé de si haut, du dur Orphanotrophe dont l’administration avare, cruelle, écrasante, l’ambition insatiable ne lui avaient guère créé que des ennemis.

Débarrassé du seul homme dont il redoutait l’énergie, ce terrible basileus, monté par un caprice inouï du sort sur ce trône où il ne devait que passer, poursuivit avec fureur son oeuvre de haine, uniquement occupé, nous dit Psellos, à tout modifier, transformer et détruire. « Son audace criminelle semblait, nous dit-il, vouloir instinctivement hâter encore la catastrophe finale, tels ces misérables écuyers du Cirque, qui, montés sur leurs piteux coursiers, les font crever tant ils s’acharnent à les forcer. » « Ce fut, dit à son tour Skylitzès, au moment précis où il se croyait définitivement en sécurité par la chute de l’Orphanotrophe que ce pitoyable souverain tomba aussi soudainement qu’il s’était élevé. »

Je poursuis le récit poignant de Psellos en citant les traits affreux qu’il nous conte encore de cet empereur d’exception, misérable avorton moral qui ne sut même pas tomber avec dignité.[4] « Jamais, nous dit-il, le Kalaphate ne jetait un regard favorable sur les dignitaires et les hauts personnages que leurs fonctions rapprochaient de lui. C’était sa politique constante de chercher à les terrifier, à les tyranniser dans une incessante disgrâce, à les déposer brusquement de leurs charges, à diminuer ou détruire leurs privilèges. Par contre, il ne parlait que d’accorder plus de licence à la populace pour pouvoir au moment opportun s’appuyer sur elle contre l’aristocratie qu’il haïssait. Il avait coutume de répéter qu’il voulait que son pouvoir s’appuyât sur la masse et non sur une élite de quelques-uns. « En disant cela, ajoute notre chroniqueur, il n’entendait parler que de la plus vile populace, non du vrai peuple qu’il ignorait absolument! ». Il avait substitué à sa garde du corps ordinaire, probablement à ses soldats vaerings, une troupe d’esclaves du Palais, sorte de « bravi », « d’origine scythique », c’est-à-dire probablement des Bulgares ou d’autres Slaves, tous eunuques, qui le connaissaient bien et étaient prêts à lui rendre tous les services qu’il leur demanderait. Il avait tellement comblé et choyé ces bandits qu’il pouvait se considérer comme à peu près assuré de leur dévouement, assuré du moins d’être à la fois bien gardé et bien servi par eux dans ses vengeances.

Il commença donc aussitôt à combler de ses faveurs la lie de la population, et cette foule immonde lui rendit d’abord en faciles démonstrations d’attachement tout ce qu’il faisait pour elle. Lorsqu’il passait à cheval par les rues de la capitale, les petits boutiquiers eux-mêmes, les petits marchands qui profitaient largement des mesures édictées par lui, l’accueillaient avec faveur. On l’acclamait. On tendait sur la route du cortège impérial les plus belles tentures de pourpre. On plaçait sous ses pas les plus beaux tapis de soie. Ce fut alors que, complètement trompé, comme grisé par ces protestations si superficielles d’amour populaire qui n’avaient en réalité aucune base sérieuse, il crut vraiment pouvoir tout oser et commença à laisser paraître la secrète et intense pensée de son âme dont la disgrâce de l’Orphanotrophe n’avait été que le presque insignifiant prélude. Ce jouvenceau couronné, élevé de la rue au trône par la plus invraisemblable des intrigues, surtout par l’incroyable faiblesse de sa souveraine, ne songeait déjà plus, en effet, qu’à chasser du trône cette illustre et antique dynastie macédonienne en la personne sacrée de la vieille maître à laquelle il devait tout et à se faire proclamer maître unique de l’Empire en son lieu et place! Ce fut sa folle confiance en l’amour populaire, qu’il s’imaginait avoir si violemment excité et si facilement conquis, qui lui fournit l’audace nécessaire pour un tel crime et qui finalement amena si promptement sa perte.

Maintenant qu’il s’était défait de son oncle l’Orphanotrophe, le jeune insensé n’avait plus qu’une haine au cœur qui surpassait toutes les autres. Il détestait de toutes les forces de son âme basse sa mère adoptive, la bonne maître Zoé, celle précisément qu’il eût dû chérir uniquement, mais qui était aussi plus difficile à renverser que l’eunuque. « Il l’avait toujours haïe, s’écrie Psellos, même quand elle lui avait donné l’Empire en l’adoptant! Mais aujourd’hui qu’il se voyait forcé de la nommer sa souveraine en public, il en avait conçu une humiliation et une colère si furieuses qu’il eût voulu pouvoir de ses dents couper sa langue contrainte à proférer de telles paroles et la cracher de sa bouche! »

Nous touchons au drame final. Il semble bien que cet étrange basileus, le plus étrange peut-être parmi tous ceux qui ont passé comme un rêve au Palais Sacré de Byzance, ait été quelque peu dément. Déjà sa haine tenace de maniaque contre tous les membres de sa famille à l’exception de son seul oncle Constantin, sa politique d’extermination à leur endroit demeure presque inexplicable dans son intensité, alors que lui-même,-n’étant que le plus vulgaire et le plus précaire des parvenus sur le trône, avait par cela même grand besoin d’être soutenu par tous les siens. Psellos raconte qu’après l’exil de l’Orphanotrophe, qui, lui, au contraire, avait constamment témoigné d’un si fidèle attachement à sa famille, ce bourreau couronné avait ordonné d’émasculer tous ceux ou presque qui lui tenaient par les liens du sang à un degré quelconque. « Beaucoup de ceux-ci étaient des hommes mariés, ayant barbe au menton, même déjà des pères de famille respectables. » C’est à de telles gens que ce monstre infligeait froidement ce supplice affreux! Mais, je l’ai dit, cette haine contre sa famille n’était plus rien maintenant auprès de celle qu’il nourrissait pour la vieille maître qui avait fait son étonnante fortune, mais qui le gênait prodigieusement parce qu’il s’était aperçu trop tard qu’il dépendait entièrement de son bon plaisir. Cette haine, au dire de Psellos, devint maladive. Cet insensé ne pouvait plus se contenir quand il entendait dans les cérémonies publiques, si fréquentes à Byzance, au Palais comme à l’Église, proclamer le nom de Zoé avant le sien dans les acclamations populaires officielles. Vivant dès le début complètement séparé de la basilissa, non seulement il n’avait plus avec elle aucune communication, mais il lui refusait tout argent, alors que cependant le trésor impérial était son bien à elle. Finalement il l’interna presque de force au Gynécée du Palais où elle fut gardée comme une prisonnière par des serviteurs à lui, gens pleins de brutalité. Ses femmes furent éloignées et n’eurent plus permission de la servir. Même Michel faisait à tout instant fouiller le Gynécée sous prétexte de conspiration.

Skylitzès, aussi Glycas, nous fournissent ici quelques autres détails que Psellos, probablement de propos délibéré, a laissés dans l’ombre. Le jeune basileus, nous disent ces chroniqueurs, était constamment excité contre Zoé par son oncle Constantin qui lui-même l’était de loin par l’eunuque Joannès, tant que celui-ci vécut dans son lointain exil. Joannès était-il sincère et continuait-il, malgré l’indigne conduite de son neveu à son égard, à vouloir obstinément, même en sa misérable personne, la grandeur de leur famille, ou bien voyait-il simplement, dans ces tristes délations contre sa souveraine légitime, un moyen de rentrer en faveur auprès du nouveau basileus et d’être rappelé par lui de son cruel éloignement? Je serais fort embarrassé pour répondre. Voici les termes mêmes dont se sert Glycas: « Constantin ne cessait de répéter au basileus ce que Joannès de son côté ne cessait de lui écrire, qu’il lui fallait à tout prix se défaire de Zoé pour éviter d’être empoisonné par elle comme l’avait été son oncle le Paphlagonien. » On voit qu’il n’avait pas suffi à cet infortuné Michel IV d’avoir été si terriblement malade toute sa vie pour être en droit de mourir de sa mort naturelle. On voulait à tout prix, dans cette agonie pourtant si naturelle, voir la main de la malheureuse impératrice. Combien il devient difficile pour l’histoire de se mouvoir avec quelque certitude parmi ces obscures intrigues de Palais et de Gynécée. Skylitzès poursuit ici son récit dans les mêmes termes que Glycas. « Le basileus, dit-il, était constamment sollicité par les lettres de Dalassénos exilé et par les conseils du tout-puissant nobilissime de se défier de la maître » « Prends garde, lui répétaient à l’envi ces deux acolytes, de ne point subir le sort que Zoé a infligé non seulement à ton malheureux oncle, mais déjà à son prédécesseur, le non moins infortuné Romain Argyros, tous deux empoisonnés par elle. Saisis n’importe quel prétexte pour te débarrasser d’elle en la devançant dans ce rôle d’assassin. » Le Kalaphate, qui n’avait guère la tête solide, fut tôt affolé par ces incessantes insinuations. IL ne rêva plus que de se débarrasser de cette princesse gênante.

Bientôt, jetant entièrement le masque, ce précoce criminel résolut de profiter de la faiblesse de la vieille souveraine pour l’expulser du Palais Sacré et demeurer, en l’exilant, seul maître de l’Empire. J’ignore s’il conçut à lui seul ce plan audacieux autant qu’insensé qui allait causer sa perte, ou s’il y fut tout d’abord poussé par son oncle le nobilissime ou quelque autre de ses obscurs familiers. Tout est mystère dans ces existences de souverains d’Orient enfouis au fond de leur Palais d’où ils faisaient secrètement mouvoir les fils de leurs abominables et ténébreuses intrigues.

« Michel, dit le chroniqueur byzantin Skylitzès, décidé à commettre ce forfait vraiment parricide contre sa bienfaitrice, voulut auparavant tâter encore une fois le pouls à l’opinion publique, surtout s’assurer jusqu’à quel degré il pourrait compter sur les sympathies de la foule urbaine dont la complicité, du moins l’abstention, lui était indispensable put mener à bien le crime qu’il méditait. A la procession solennelle du jour de Pâques, qui tombait, cette année, le 11 avril, il fut fort bien accueilli par la populace lors de son passage solennel à travers la cité pour se rendre à Sainte Sophie. Aussi le dimanche suivant 18 avril, dimanche de la Quasimodo, décida-t-il d’assister à l’autre grande procession, qui se rendait ce jour-là du Palais au temple illustre des Saints Apôtres, panthéon des basileis, aujourd’hui la magnifique Mosquée du conquérant. Il s’y rendit en pompe, revêtu du costume impérial des grands jours, diadème en tête, escorté par la foule immense des sénateurs et des hauts dignitaires. Quel rêve pour cet infime parvenu, hier encore le dernier des inconnus perdu dans la foule anonyme! Toute l’infinie population de Constantinople, la Ville gardée de Dieu, l’acclamant, se pressait sur le passage de l’admirable cortège, à travers les rues merveilleusement parées. Seule la basilissa Zoé était absente, ce qu’expliquait, du reste, suffisamment l’étiquette farouche du Gynécée impérial. Sur le parcours de la procession, les maisons étaient, comme de coutume en ces occasions solennelles, ornées des plus beaux objets d’orfèvrerie en métal précieux, tendues d’étoffes somptueuses brochées d’or et d’argent. Cette fois encore, le jeune basileus, à sa grande joie, fut accueilli tout le long de sa route par des acclamations enthousiastes. Il semblait vraiment que l’âme de tout ce peuple fût allée à lui sans retour. Ce fut cela même qui le perdit. Le malheureux prit pour lui seul tous ces cris d’allégresse qui ne s’adressaient qu’au collègue couronné de l’héritière naturelle et bien-aimée de l’Empire. Complètement trompé, il rentra joyeux au Palais, décidé à agir incontinent.

Michel, dit de son côté l’historien Psellos, avait résolu de chasser Zoé du Palais. Il fallait à cette bête fauve pour lui tout seul la demeure séculaire des basileis. Une fois cette idée logée dans son étroit cerveau, il ne songea plus qu’aux moyens d’exécution. Il communiqua d’abord son dessein aux plus audacieux parmi ses familiers. Puis, il interrogea de même ceux en qui il croyait pouvoir mettre quelque confiance où qu’il estimait plus avisés. Les opinions furent très partagées. On alla jusqu’à le décourager parce que les astres interrogés demeuraient hostiles. Michel écoutait ces divers avis avec gravité. Surtout il consultait les astrologues. » Psellos poursuit en nous racontant que cette classe d’intrigants était encore fort nombreuse à cette époque à Byzance. Il dit en avoir connu personnellement plusieurs. « Ce n’étaient point des savants, ils se souciaient fort peu de connaître les résultats de la science, qu’ils ignoraient du reste absolument. Ils prédisaient tout simplement l’avenir en dressant des horoscopes à cet effet. » « Si je parle d’eux aussi sévèrement, dit notre écrivain, c’est que j’ai moi-même étudié longuement leur prétendue science sans pouvoir jamais arriver à me persuader que les choses humaines étaient vraiment gouvernées par la marche des astres. » Les réponses de ces charlatans au sujet de l’opportunité de l’acte criminel que méditait Michel furent, paraît-il, si absurdes, si hésitantes, que celui-ci finit par éclater de rire. Se gaussant de leur fausse science: « Allez au diable, leur cria-t-il; moi, avec un peu d’audace, j’en ferai bien plus que vous avec tout votre piètre savoir. »

Aussitôt après le retour de cette procession aux saints Apôtres, durant laquelle il avait cru si bien tenir la faveur populaire, dans cette même journée du 18 avril, le basileus se mit à l’oeuvre. Le misérable n’y alla point de main morte. Il accusa simplement la basilissa d’avoir voulu le faire empoisonner, le tout avec des détails inventés aussi invraisemblables qu’effrontés et ridicules. Zoé, qui, ne se doutant de rien, ignorait ces turpitudes, se vit subitement, par ordre de son abject collègue, arrachée de force cette même nuit de ce Palais Sacré où ses ancêtres régnaient depuis des siècles. Un simulacre de jugement rendu sur le témoignage infâme de quelques faux témoins la déclara convaincue du crime de lèse-majesté et la condamna à la déportation immédiate dans un monastère des lies! Avant qu’elle ne fût revenue de sa stupeur, on la jeta, en pleine nuit, sur un navire, avec une unique suivante. Alors, des gens désignés à cet effet, après avoir coupé sa chevelure grise, sur l’ordre exprès du basileus, la transportèrent dans un des monastères de Prinkipo, la plus grande des îles des Princes, où elle fut enfermée comme religieuse. Tout ceci n’avait pas pris plus de quelques heures. Pour s’assurer que leurs ordres avaient été bien exécutés, Michel et son principal conseiller, le nobilissime, avaient ordonné qu’on leur rapportât la chevelure impériale.[5]

Ceci est le récit de Psellos. Skylitzès ajoute ce détail que, quelques heures auparavant, alors qu’il venait de rentrer au Palais, au retour de la procession des Saints Apôtres, le basileus avait expédié au patriarche Alexis, dont il se défiait, probablement parce qu’il le savait favorable à la maître, l’ordre de se rendre dans son monastère du Stenon, sur le Bosphore, et d’y demeurer jusqu’au lendemain pour y attendre l’arrivée du basileus. En même temps, il lui envoyait la grosse somme de quatre livres d’or comme dédommagement et parce qu’il se disposait à lui choisir sous peu un successeur.[6] Il semble que le vieux prélat n’ait opposé aucune résistance immédiate à ces volontés du basileus. Nous verrons cependant qu’il ne demeura pas inactif.

L’historien musulman Ibn el Athir nous fournit ici un renseignement inédit des plus importants qui va mieux nous expliquer l’attitude du patriarche. On sait qu’on ignore encore à quelle source cet auteur du XIIIe siècle a puisé les renseignements très précieux qu’il nous fournit sur quelques événements de l’histoire byzantine aux xe et XIe siècles. Donc, Ibn el Athir, racontant le drame du mois d’avril 1042 à Constantinople, dit que Michel le Kalaphate, après avoir fait déporter Zoé à Prinkipo, voulut aussi se débarrasser du patriarche pour ne point être gêné par lui dans les projets qu’il méditait. Il lui demanda de lui offrir un festin dans un monastère de la banlieue de la capitale, promettant de s’y rendre. Le patriarche s’exécuta et se rendit en ce lieu pour les préparatifs du festin. Alors le basileus envoya dans ce monastère une foule de soldats des hétairies barbares, bulgares et russes, avec ordre de tuer secrètement le patriarche. Ces mercenaires partirent de nuit et attaquèrent le monastère, mais le patriarche leur ayant fait distribuer beaucoup d’argent, réussit à s’échapper furtivement et à rentrer en ville où il fit aussitôt sonner les cloches pour soulever le peuple contre le basileus. Ce très curieux récit confirme deux faits importants que nous ne pourrions que soupçonner si nous nous en renions aux chroniqueurs byzantins: à savoir la. participation capitale du patriarche à l’émeute contre Michel V et la sympathie profonde des mercenaires russes à l’endroit de la basilissa en même temps que leur attitude d’abord louche puis ouvertement hostile envers le prétendant.

Psellos raconte encore avoir entendu dire par quelques-uns des témoins de ce drame, dont la rapidité avait dépassé toutes les prévisions, que lorsque le navire qui emportait la pauvre Zoé vers l’île de Prinkipo, distante de quelques milles à peine, eût gagné le large, celle-ci, apercevant au loin, dans la brume matinale, les bâtiments du Grand Palais Sacré où s’était écoulée toute son existence déjà longue, se souvenant de son père Constantin VIII et de ses glorieux prédécesseurs, basileis des Romains depuis cinq générations, fondit en larmes. Songeant à son oncle, l’illustre empereur Basile, cet homme qui avait rendu de si grands services à l’Empire, qui avait brillé entre tous les basileis, elle lui tint ce touchant discours, entrecoupé de gémissements: « O toi, mon oncle et mon souverain, quand je naquis tu m’enveloppas de tes mains dans les langes impériaux, ouis tu m’aimas et me comblas de faveurs plus qu’aucune de mes soeurs car je te ressemblais d’une manière frappante ainsi que je l’ai entendu dire cent fois par ceux qui t’avaient connu dans ta jeunesse. Que de fois en m’embrassant, tu m’as dit: « Mon enfant, vis de longues années pour la gloire de notre famille, sois-lui une semence divine et une joie précieuse! ». Tu m’élevais ainsi rêvant des plus grands projets pour mon heureux avenir. Hélas! Tes espoirs ont été déçus. Car me voici déshonorée et avec moi le nom de tous les miens. Me voici condamnée comme une vile criminelle pour un crime infâme que je n’ai point commis! Me voici chassée par la force du Palais de mes pères, ignorante du lieu où je vais être conduite, ne sachant si je ne vais pas être livrée aux bêtes ou noyée dans ces flots qui m’environnent. Oh! Mon oncle, du haut du ciel, veille sur moi, sauve les jours de ta misérable nièce!

Quel drame inouï autant que soudain. Voici donc, à la suite de cette incroyable révolution de Palais, la Porphyrogénète Zoé, tout à l’heure basilissa d’un immense Empire, héritière de tant de souverains, maintenant misérable nonne tonsurée dans un de ces fameux couvents des Iles qu’on aperçoit de Constantinople au loin à l’entrée de Marmara et où tant de princes et de princesses, tant d’illustres victimes, la grande Irène entre autres, étaient venues avant elle gémir sur la fragilité des choses humaines. Au dire de Psellos, la vieille souveraine, qui semble vraiment avoir eu quelques beaux côtés de caractère, prit tout d’abord son dur exil en patience. « Elle avait eu, nous dit-il, durant cette courte et tragique traversée, si terriblement peur d’un pire destin, qu’elle fut comme soulagée de voir qu’on n’en voulait pas à ses jours. Elle parut même se résigner à son triste sort, décidée, du moins en apparence, à ne plus vivre désormais que pour Dieu. » « Elle ne pouvait guère faire autrement, ajoute philosophiquement le chroniqueur, car elle se trouvait bien pieds et poings liés aux mains de ce terrible Michel. Elle se mit immédiatement en prières, bénissant Dieu qui l’avait sauvée d’un péril mortel, devenue une humble religieuse, victime offerte, je ne sais si ce fut à Dieu, mais certainement à la fureur de ce basileus qui avait imaginé et ordonné ce honteux guet-apens. »

Le prochain acte de cette tragi-comédie suivit immédiatement le premier. Le basileus, toujours uniquement préoccupé de se conserver la faveur populaire, tenta de justifier sa conduite en lui donnant une consécration publique quasi-officielle. Dès les premières heures du jour, après cette nuit sinistre, le lundi 19, Michel V convoquait les sénateurs en séance solennelle et leur débitait le plus mensonger récit, affirmant que Zoé avait constamment tenté de le faire empoisonner, que lui, la soupçonnant dès longtemps, l’avait à maintes reprises surprise sur le fait, mais que, mu par un sentiment de pudeur, il avait hésité jusqu’ici à en informer le Sénat. Les sénateurs, troupeau docile, donnèrent tout naturellement un blanc-seing à ce misérable basileus, approuvant effrontément sa conduite à l’endroit de sa souveraine.

Ce fut ensuite le tour du peuple de la capitale, infiniment plus difficile à convaincre. Pour tenter de calmer la colère populaire à l’ouïe de l’attentat commis contre cette souveraine tant aimée, un « pittakion », sorte de manifeste officiel, c’est Michel Attaliatès qui nous apprend ce détail, fut en hâte promulgué, motivant et justifiant la conduite du basileus, noircissant Zoé, mettant tout sur le compte de la pauvre femme. Le Préfet de la Ville en personne, entouré d’une nombreuse garde armée, en donna lecture à haute voix à la foule immense accourue dans le vaste Forum de Constantin.

Ce « pittakion » disait en substance, parlant par la bouche du basileus: « La basilissa Zoé, que j’ai surprise conspirant contre ma personne, a été déportée par mon ordre. J’ai également chassé de l’Église le patriarche Alexis qui était de connivence avec elle. Quant à vous, mon peuple, si vous persistez, comme je l’espère, dans vos bonnes intentions à mon endroit, vous recevrez de moi de grands bienfaits et de grands honneurs et vous vivrez d’une vie assurée et tranquille! »

Psellos, dit que, dans la foule, beaucoup de gens avaient été gagnés pour applaudir bruyamment à cette communication. On espérait enlever ainsi les suffrages de la masse. Michel était même si assuré du succès, si convaincu que le peuple accepterait tacitement, à l’exemple du Sénat, l’exil de l’impératrice, qu’il était allé se délasser de ce que notre chroniqueur appelle ironiquement ses « travaux héroïques », aux jeux du Cirque. Le jeune basileus se trompait lourdement, et le châtiment de son crime allait être aussi brusque que soudain, de plus infiniment dramatique.

« La terrible explosion de fureur populaire qui suivit immédiatement la communication maladroite du Kalaphate, a-t-on dit avec raison, fit sur les témoins oculaires l’impression la plus profonde, la plus extraordinaire. Psellos, qui fut de ceux-là, inaugure le récit qu’il en va faire par un préambule solennel, « comme il en faut, dit-il, pour les plus grandes scènes historiques, si grandes que l’exposé en dépasse les forces humaines ». Il parle, en somme, de ce soulèvement fameux en termes qui ne seraient pas déplacés pour le récit d’un événement tel que les débuts de la grande Révolution française. »

Pour ce qui va suivre, poursuit-il en son langage ampoulé, tout discours humain demeure inférieur à la grandeur des faits et l’esprit de l’homme ne peut arriver à comprendre les décrets de la Providence. Je juge des autres par moi-même. Pas plus le poète inspiré divinement, que le rhéteur à l’éloquence entraînante, au langage plein d’art, ou le philosophe à la vaste érudition, expert à connaître les causes surnaturelles des événements et à savoir tout ce qu’ignorent les autres, ne saurait parler dignement, chacun avec les qualités ou brillantes ou grandioses et pénétrantes qui le distinguent, d’événements aussi extraordinaires. Aussi n’aurais-je jamais osé tenter de raconter ce drame, s’il ne s’agissait précisément là de l’événement le plus considérable de toute cette période historique que j’ai entrepris de narrer en détail. C’est ce qui m’a enhardi, moi, chétif navigateur, à naviguer sur cet océan redoutable. Je vais donc remémorer de mon mieux les événements qu’amena la vindicte divine aussitôt après l’exil de la basilissa ».

C’est en effet, dans cette fameuse sédition populaire contre le Kalaphate et son oncle le nobilissime, que le chroniqueur précieux entre tous pour toute cette période, le fameux Michel Psellos, apparaît pour la première fois comme jouant lui-même un rôle dans les événements extraordinaires qui vont se pressant autour de lui, rôle d’abord insignifiant, mais que nous allons voir sans cesse grandir, il est indispensable d’indiquer ici, en quelques mots, les origines de cet homme considérable. Je ne ferai pour cela que résumer le plus brièvement possible les débuts d’un article que lui a consacré M. Rambaud à propos de la publication de ses œuvres par M. C. Sathas et aussi un excellent mémoire de M. Br. Rhodius publié en 1892 sur le même personnage et sur sa correspondance.

« Il est, dit M. Rambaud, à l’époque plus déshéritée qui suivit la grande époque de Basile II le Bulgaroctone, un homme qui résume en lui-même pour cette période les mérites comme les défauts de l’esprit grec: c’est Michel Psellos, homme d’État influent et fécond polygraphe. Son nom est depuis longtemps célèbre, mais son caractère et son rôle historique ne nous sont bien connus que grâce aux dernières publications faites de ses œuvres et de ses lettres. Les érudits du xve siècle, en voyant se multiplier les ouvrages attribués à Psellos, remarquant qu’ils portaient à la fois sur une foule de sujets et formaient comme une vaste encyclopédie, avaient admis l’existence de plusieurs Psellos. En réalité il y en eut deux; mais nous n’avons à nous occuper que du Psellos de Constantinople, qui fut le grand savant, le Photius du XIe siècle. On a de lui des centaines d’opuscules sur les sujets les plus divers, une multitude de lettres, des discours, des poésies et enfin une Histoire qui affecte le caractère tout personnel de mémoires.[7] Son prodigieux labeur littéraire, qui s’accommodait cependant d’une vie toute d’action, fait penser à Voltaire. Comme lui, il excellait à tourner des petits vers, comme à disserter sur la physique; comme lui, il a touché à tout; il a une verve caustique, une curiosité universelle; il fut pour son siècle un penseur hardi et un philosophe singulièrement novateur. Ministre ou confident de quatre empereurs et de trois impératrices, écrivain et orateur célèbre, en relation avec tous les hommes d’État et tous les hommes d’esprit de l’époque, ses brochures, ses discours, sa correspondance, son Histoire surtout, que j’appellerai ses « Mémoires pour servir à l’histoire de son temps » constituent la source d’informations la plus considérable sur tout le mouvement politique et intellectuel. Ces riches matériaux ont été longtemps presque ignorés. Une sorte de mauvais sort, depuis tant de siècles, retenait l’écrivain byzantin dans le sommeil du manuscrit, M. Sathas a enfin rompu le charme et consacré aux écrits historiques et politiques de Psellos deux volumes de sa Bibliothèque,[8] à l’aide desquels il est devenu possible de reconstituer l’histoire non seulement de ce fécond polygraphe, mais aussi celle de son temps. »

« Constantin Psellos, car ce n’est qu’après son entrée en religion qu’il adopta le prénom de Michel, naquit en l’an 1018 dans cette Byzance même où il devait passer presque toute sa vie et qu’il a tant chérie.[9] Sur sa famille, nous trouvons de précieux renseignements dans le touchant éloge funèbre ou « enkomion » qu’il a consacré à sa mère. Il nous apprend que son père descendait d’une race qui avait compté des patrices et des consuls; mais, comme c’était le cas de beaucoup de nobles byzantins, sa fortune ne répondait pas à sa naissance. Les nobles grecs n’avaient pas les préjugés de ceux d’Occident; il chercha donc dans un petit commerce le pain de sa famille. Psellos nous a tracé en quelques lignes délicieuses le portrait paternel physique et moral, celui de la mère aussi, femme en tous points supérieure, et ces deux portraits nous en disent plus sur l’intérieur d’un ménage byzantin à cette époque que bien de longs récits. Les parents de Psellos s’étaient imposés les plus grandes privations pour lui permettre de continuer ses études. Ils furent dédommagés par les progrès de l’enfant. Il semble qu’on faisait d’assez fortes humanités dans les écoles secondaires de Constantinople, puisque Psellos savait toute l’Iliade par coeur et pouvait en expliquer la prosodie, les tropes et toutes les figures. Quand il rentrait à la maison, sa mère se chargeait du rôle de répétiteur. C’est en termes émus et charmants qu’il nous fait l’éloge de cette admirable femme dans ce rôle si doux pour un coeur maternel.

« D’écolier, Psellos allait devenir étudiant. Malheureusement, il eut la mauvaise chance de tomber justement sur cette période d’abaissement intellectuel qui s’étend jusqu’à Constantin Monomaque. Les grands établissements d’instruction fondés par Constantin Porphyrogénète étaient tombés au plus bas. Le gouvernement ne faisait plus rien pour les hautes études et les professeurs étaient bien obligés de vivre de leur enseignement. Ni les brillantes dispositions du jeune élève, ni les supplications de sa mère, ni les présages d’avenir qu’elle invoquait ne pouvaient leur tenir lieu d’honoraires. Ce fut un grand désespoir pour elle quand son fils fut obligé de suspendre ses études. Mais qu’y faire? Le ménage était pauvre, et Michel avait une soeur aînée qu’il adorait et qu’il fallait doter, il guerre accepter une place de clerc auprès d’un haut personnage qui allait remplir dans une province d’Occident les fonctions de « kritis » ou juge. Il raconte qu’à cette occasion il vit pour la première fois les murailles et les tours fameuses de sa ville natale, la campagne enfin! Il avait alors seize ans.

 « Il venait à peine de quitter Constantinople quand ses parents perdirent leur fille. Dans cette cruelle épreuve, c’était leur seule consolation que de pouvoir rappeler leur fils auprès d’eux. Les raisons d’argent et de famille qui les avaient obligés à l’éloigner n’existaient plus. Il y avait place pour lui à leur foyer désolé. Psellos nous raconte en termes saisissants l’atroce douleur de son retour, les premières larmes dans les bras de ses parents éplorés faisant des lamentations sur la tombe de leur fille, son évanouissement à l’ouïe de l’affreuse nouvelle qu’on lui avait tenue cachée. Sa mère, dans son désespoir, s’était consacrée à Dieu et avait revêtu le manteau noir et le voile des religieuses. Elle s’établit en un ermitage auprès de sa morte bien-aimée, pleurant pour la défunte, suppliant la Théotokos de préserver le fils qui lui restait. Son mari, avec sa docilité habituelle, suivit son exemple. Rien n’était plus ordinaire à Constantinople que ces sortes de renoncements. Tout Byzantin était une manière de frère lai qui n’attendait qu’une occasion pour entrer en religion. Le couvent était la retraite ordinaire des fonctionnaires, des hommes de guerre; il était l’asile obligé des courtisans disgraciés, des empereurs déchus, des impératrices veuves, des princesses impériales qui n’avaient pas trouvé de mari. On ne s’en faisait pas l’idée austère et effrayante qu’on s’en fait chez nous, surtout depuis la Révolution. Il ne s’élevait pas une barrière entre la vie du monde et celle du cloître. On entrait au couvent, on en sortait.

« La mère de Psellos, devenue religieuse, n’abandonne pas son fils. Installé près du monastère, Michel continue ses études, suit les cours des professeurs en renom et revient le soir travailler auprès d’elle. Le manque d’argent l’obligea encore une fois de prendre un emploi. Il suivit un collecteur d’impôts qui se rendait dans sa perception du thème de Mésopotamie. Mais Constantinople exerçait sur lui une véritable attraction, il était né Byzantin; la province était pour lui une espèce d’exil. Il sentait d’ailleurs que c’était seulement à Constantinople qu’il pourrait compléter ses études et que là seulement la fortune pourrait tenir les promesses d’avenir dont il avait pris acte. Il y revint après une courte absence.

Estimé de ses professeurs, qui avaient noms Nikétas, Jean Mauropos, le futur métropolitain d’Euchaïta, admiré de ses camarades, il eut bientôt une certaine notoriété dans le quartier des écoles. Il se lia avec de nobles condisciples comme Constantin Dukas, dont la protection devait lui être utile un jour, surtout avec d’autres escholiers aussi pauvres que lui comme Jean Xiphilin de Trébizonde[10] ou Constantin Likhoudès,[11] qui par leur travail allaient s’élever aux premières dignités de l’Église et de l’État.

« Psellos, ayant terminé ses études de philosophie, voulait apprendre le droit qui lui ouvrait l’accès de carrières plus lucratives. Ne pouvant payer les leçons des professeurs, il s’entendit avec son ami de cœur, l’étudiant Xiphilin qui avait appris le droit et qui désirait étudier la philosophie. Les deux amis organisèrent une sorte d’enseignement mutuel: Xiphilin, élève de Psellos pour la philosophie, et Psellos, élève de Xiphilin pour le droit, devaient également faire honneur à leur répétiteur. La philosophie servir à élever l’un jusqu’au trône de patriarche œcuménique; le droit conduisit l’autre dans le Conseil des ministres de l’Empire. En attendant, Psellos put débuter au barreau où sa facilité de parole et son esprit ingénieux lui assurèrent aussitôt une grande renommée. Il allait passer bientôt au service de l’État. Michel V le Kalaphate, avait, dès son avènement, appelé au ministère d’État Constantin Likhoudès, et celui-ci fit la courte échelle à son ancien camarade Psellos. Il le fit d’abord nommer « kritis » ou juge à Philadelphie en Asie, puis le rappela dans sa chère Constantinople et l’attacha au Palais en qualité d’« hypogrammateus » ou d’attaché au secrétariat sous la direction du « protoasecretis ».[12] C’est ici que nous le retrouvons dans cette journée terrible que je vais décrire et qui devait voir la restauration de Zoé et de sa sœur Théodora et la chute et le supplice du misérable Kalaphate. Ce fut, nous l’allons voir, une grande journée pour le jeune sous-secrétaire d’Etat, alors âgé d’environ vingt-quatre ans. Dès le matin, il ne cessa de courir du palais de Zoé au couvent habité par Théodora, se poussant, intriguant, observant d’où venait le vent, se ménageant entre les partis, surtout rassemblant les éléments de ses mémoires célèbres devenus pour nous une source si nouvelle, si infiniment précieuse pour la connaissance de ces faits dramatiques.

Je passe au récit des événements[13]: suivant Psellos; qu’il faut d’ordinaire préférer puisqu’il fut le témoin oculaire de cette révolution fameuse, il se serait écoulé au moins deux fois vingt-quatre heures entre la lecture du « pittakion » impérial au forum de Constantin et la grande explosion de la fureur populaire. Toutefois, il semble qu’en ce point particulier Skylitzès ait davantage raison, qui raconte que les troubles de la rue éclatèrent presque aussitôt et faillirent coûter, sur cette place même du Forum, la vie au malheureux Préfet de la Ville. Je n’ai pas les éléments pour décider entre ces deux récits qui ne varient du reste guère que dans ces détails. Je les donne ici consécutivement:

Voici d’abord celui de Skylitzès: « Lorsque le Préfet eût achevé la lecture du « pittakion » devant la foule immense assemblée, on entendit soudain une voix tonnante s’écrier, sans qu’on sûr d’où elle venait: « Nous ne voulons pas de l’impur[14] Kalaphate pour notre basileus. Nous voulons la légitime héritière du trône, notre mère Zoé! » Et aussitôt, tout d’une voix, le peuple entier se mit à vociférer à grands cris: « Mort, mort au Kalaphate! » Et autres imprécations effroyables. En même temps, ces milliers d’hommes, saisissant qui un caillou, qui un bâton ou un escabeau, se ruent sur le Préfet. Peu s’en fallut que l’infortuné patrice ne fût assommé. Il avait nom Anastase et avait jadis été un des familiers du basileus Constantin, près de la basilissa. Heureusement qu’il put échapper aux émeutiers et s’enfuir en hâte. »

Le récit de Psellos, pour en arriver à cette même fin de l’attaque du Palais par la foule constantinopolitaine, n’en est pas moins sensiblement différent pour les commencements de la sédition. Je reprends ici, dès le début, le texte précieux de ce témoin oculaire

« Durant que Michel se laissait aller à la joie, se félicitant du succès du plan qui lui tenait tant à cœur, se prélassant aussi dans la satisfaction béate de sa vanité, l’orage s’en allait grondant et grossissant dans l’immense ville. L’infini mouvement des affaires, le va-et-vient des plaisirs avaient à la fois subitement et partout cessé. Partout la foule commençait à s’agiter furieusement. Tous les âges, les sexes, toutes les classes se groupaient, proférant des murmures de plus en plus violents. A chaque moment l’attitude de cette multitude devenait plus menaçante et qui d’abord avait parlé tout bas maintenant exprimait tout haut sa fureur. A mesure que l’on connaissait mieux l’infortune si subite de la basilissa et l’audace de son bourreau, un sombre voile de douleur et de colère semblait s’étendre plus lourdement sur la cité comme c’est le cas lors des grandes calamités publiques. Une morne tristesse accablait toutes les physionomies.

« C’était vers l’heure de midi du lundi 19 avril. Personne ne se contenait plus. Les murmures étaient devenus des vociférations. Les moins violents déclamaient sur les places publiques et avaient déjà composé sur l’événement des « tragoudia » ou chansons historiques populaires. Le désir d’abord vague de venger la basilissa exilée avait pris rapidement une forme aussi définie que violente. Toutes les classes rivalisaient de colère, prêtres, hauts fonctionnaires, jusqu’aux membres de la famille du basileus, les ouvriers aussi, toute la populace enfin. Chacun se préparait à une lutte sans merci. Fait infiniment plus grave, les troupes de la garde tauroscythe, les fameux mercenaires russes ou værings, celles d’autres nations barbares encore, ne contenaient plus leur colère. Bref, ces vaillants, comme chacun dans la cité, étaient prêts à donner leur vie pour la basilissa bien-aimée, victime d’une telle infamie. Quant aux femmes, elles étaient devenues des furies. Comment pourrais-je décrire leur attitude pour ceux qui n’ont pu de visu contempler un tel spectacle? J’en ai de mes yeux vu un grand nombre qui jamais une heure jusque-là dans toute leur vie n’avaient mis les pieds hors du gynécée et qui se montraient maintenant audacieusement à la foule, poussant des cris aigus, éclatant en sanglots, en plaintes lamentables. Pareilles à des Ménades groupées en masse hurlante, elles proféraient des imprécations terribles contre le scélérat qui les avait privées de leur mère adorée. « Elle seule, disaient-elles à haute voix, était aussi noble d’âme que belle de figure! Elle seule était notre souveraine et notre mère, notre basilissa légitime, fille de nos basileis! Comment ce misérable parvenu a-t-il osé mettre la main sur cette noble créature et la traiter avec cette indignité? »

« Ainsi parlaient ces femmes distinguées, devenues de véritables mégères, en même temps qu’elles se précipitaient dans la direction du Palais pour tenter d’y mettre le feu. Cela avait commencé par des groupes isolés. Maintenant c’était toute la population qui accourait à la fois, autour de la demeure impériale, poussée par un même élan de fureur, chacun ayant saisi l’arme qui lui était tombée sous la main. Les uns brandissaient des haches, les autres de lourdes framées,[15] des épées, des massues; qui maniait un arc, une lance, qui s’armait de cailloux. On avait ouvert les portes de toutes les prisons pour grossir le nombre des combattants.

« Bien vite toute cette foule en délire eut entouré hurlante l’immense enceinte palatine. Je me trouvais à ce moment dans une des antichambres du basileus. A cette époque je remplissais depuis assez longtemps auprès du souverain les fonctions de second « asecretis » impérial et j’étais occupé à dicter des dépêches officielles lorsque nous entendîmes soudain monter par les fenêtres une grande rumeur, un grand bruit qui nous bouleversa tous. Aussitôt on introduisit un messager haletant qui annonça que tout le peuple de la capitale se précipitait en masse sur le Palais pour attaquer le basileus. La plupart de ceux qui m’entouraient crièrent d’abord que c’était folie. Quant à moi, me remémorant les propos que j’avais entendu proférer par la foule dans les jours précédents, je me rendis de suite compte de l’extrême gravité de la situation. L’étincelle du début était devenue un immense incendie qu’aucune rivière ne saurait plus éteindre. Je me jetai précipitamment sur un cheval et m’élançai dans la direction du tumulte. Là, je fus témoin du spectacle extraordinaire que voici.[16]

« Toute cette foule, poursuit notre si précieux, mais très emphatique chroniqueur, semblait mue par une influence supérieure mystérieuse. Elle avait en un clin d’oeil complètement changé d’aspect. Tous ces milliers d’êtres humains couraient comme des fous furieux, sentant leurs forces comme décuplées. Leurs yeux jetaient des flammes à la fois de colère et d’enthousiasme. »

Tandis qu’une partie de la populace forçait ainsi les prisons, délivrait et armait les prisonniers et les bandits de toute espèce, une autre portion se mit à attaquer les belles et riches habitations des parents du basileus. Toutes, assaillies presque simultanément, furent aussitôt démolies de fond en comble. C’était un spectacle terrifiant. Hommes, femmes, enfants travaillaient avec fureur à cette œuvre de destruction.

Tout ce qu’on trouvait dans les maisons ainsi livrées à la pire colère populaire était immédiatement emporté dehors par les démolisseurs et vendu par eux à vil prix. Même les églises, les couvents fondés ou dotés par le Kalaphate et les membres de sa famille, ne trouvèrent pas grâce. Parmi les demeures les plus vivement attaquées était celle du nobilissime Constantin, l’âme damnée du basileus son neveu. Le nobilissime, qui, à ce moment, ne se trouvait pas au Palais, avait d’abord couru chez lui pour fuir l’émeute qui l’épouvantait; puis, assiégé par elle, voyant qu’il allait périr, il avait armé toute sa maison et s’était mis bravement, lui sans armes, à la tête de cette troupe improvisée. On avait fait une sortie désespérée et on s’était rué, avec la rapidité de l’éclair, l’épée haute, à travers les voies encombrées. On avait ainsi réussi à gagner le Palais, où on avait trouvé le basileus assis, muet, consterné d’épouvante. D’abord le malheureux s’était imaginé que ses gardes barbares, russes et autres, viendraient en quelques instants à bout de ce qu’il croyait être une simple échauffourée.

Puis, voyant avec terreur que cette émeute était celle de tout un peuple, que les Vaerings et autres mercenaires commençaient à passer ouvertement à l’émeute, il avait de suite perdu la tête, mourant de peur, ne sachant plus que faire ni qu’ordonner, abandonné de tous, n’osant même plus se fier à ses gardes dont les uns hésitaient déjà à lui obéir, dont les autres désertaient délibérément pour se joindre au peuple. Il pouvait être environ la douzième heure du jour. Le pauvre insensé tomba dans les bras de son oncle avec des larmes de joie, le remerciant de venir mourir à ses côtés. Ces deux hommes qui avaient déjà la mort dans les yeux tinrent un rapide conseil. Ils se rendirent compte, Constantin surtout, que leur unique, leur dernière chance de salut était de rappeler immédiatement Zoé pour tacher de calmer la fureur du peuple. Durant qu’on courait chercher la vieille basilissa à Prinkipo, Constantin, demeuré beaucoup plus maître de lui que son neveu, organisait fiévreusement la défense de l’immense agglomération de bâtiments d’espèce si diverse formant le Palais Sacré des empereurs que la foule des émeutiers attaquait maintenant de toutes ses forces avec une violence et une audace inouïes. Par son ordre, les archers et les frondeurs occupèrent les divers points stratégiques, offrant aux assaillants la plus énergique résistance. On tua ainsi de très nombreux émeutiers, mais à chaque fois que les groupes de combattants populaires étaient repoussés à grande perte, ils se reformaient aussitôt plus nombreux accourant au combat avec une rage nouvelle.

Enfin, on annonça le retour de l’impériale captive. La malheureuse Zoé, raconte Psellos, avait passé depuis la veille par des émotions si constantes et si terribles, que tout son courage s’en était allé.

Certes, elle était exaspérée contre son indigne fils adoptif, mais comme elle se sentait toujours encore entre ses mains terribles, elle redoutait à tel point quelque chose de pire, qu’elle n’osa faire au Kalaphate le moindre reproche: Bref, elle ne fut aucunement à la hauteur des circonstances, mais se prit à pleurer assez serrement sur la situation quasi-désespérée où se trouvait son bourreau. Était-ce compassion réelle ou feinte. Psellos ne le dit pas. En tout cas, la vieille princesse ne fit aucune difficulté pour se laisser montrer au peuple dont on espérait ainsi calmer la fureur. Pour l’y faire consentir, Michel lui avait fait les serments les plus solennels, lui jurant qu’elle allait reprendre aussitôt sa vie de basilissa toute puissante, aussitôt du moins que la tempête populaire serait calmée, lui promettant qu’elle n’aurait que satisfaction de ce qui serait décidé pour elle. Elle, violemment émue, promit de son côté tout ce qu’on voulut. Rendant véritablement le bien pour le mal, elle jura de tout son cœur, semble-t-il, alliance avec son odieux fils adoptif, afin de ramener au plus vite la paix publique. Aussitôt ces rapides préliminaires conclus, ou lui arracha sa robe de bure, on la revêtir en hâte de la robe de pourpre des basilissæ, et, le diadème en tête,[17] dissimulant tant bien que mal l’absence de sa chevelure grise coupée ras, on l’exposa à la vue de la foule ameutée dans le grand Kathisma de l’Hippodrome, cette haute tribune impériale si fameuse, fortifiée comme une forteresse et qui, dominant l’immense amphithéâtre des Jeux, communiquait par derrière avec les bâtiments du Palais proprement dits. Le basileus, le nobilissime et leurs rares partisans se flattaient d’arrêter court la colère de la foule en montrant aux émeutiers la fille de leurs basileis, saine et sauve, redevenue libre et impératrice comme devant. Hélas, il était trop tard, la bête populaire était lâchée et ce remède suprême n’eut pas l’effet désiré. Parmi les émeutiers, les uns ne reconnurent même pas la basilissa. Les autres persistèrent à vouloir châtier son cruel geôlier, qui dut se retirer précipitamment pour fuir l’avalanche de projectiles de toutes sortes.

Bref, la foule hurlante refusa net de s’en laisser imposer par cette comédie et le siège du Palais par ces milliers de démons déchaînés n’en continua qu’avec plus de violence.

A ce moment précis surgit un nouvel incident très grave. Les chefs véritables de l’émeute, appartenant presque tous à l’aristocratie aussi universellement que violemment hostile au Kalaphate, s’étaient pris à redouter que, malgré tout, l’alliance nouvelle si hâtivement conclue entre la vieille basilissa et son ancien fils adoptif ne finit par avoir raison de la colère populaire. Ils craignaient infiniment que la masse des rebelles ne se laissât toucher par les sollicitations de Zoé et ne vint à cesser une lutte devenue sans raison, ce qui eut fait avorter la révolution et assuré à nouveau le triomphe du basileus exécré. Pressés par les circonstances qui se modifiaient de minute en minute, ces hommes imaginèrent en hâte une combinaison nouvelle qui allait faire entrer en scène un acteur féminin assez inattendu.

On n’a pas oublié Théodora, cette seconde fille de Constantin VIII, qui, après avoir partagé durant quelque temps avec sa sœur Zoé, mais au second rang derrière celle-ci, les honneurs impériaux, le trône et l’existence du Palais Sacré, avait fini par tomber victime de la violente jalousie et des soupçons incessants de son aînée. Calomniée délibérément, accablée sous d’odieuses accusations, elle avait été, on se le rappelle, sous le règne de Romain Argyros, enveloppée à deux reprises dans de ténébreuses poursuites de conspirations plus ou moins imaginaires, exilée du Palais Sacré, tonsurée, enfermée enfin comme religieuse au couvent du Pétrion dans une sorte de demi captivité dorée. La vieille Porphyrogénète vierge avait d’abord pris assez facilement son parti de cette cruelle disgrâce, d’autant plus que, dans le monastère qui lui servait de résidence, on continuait à lui rendre, par ordre de Romain, des honneurs quasi-royaux, tout en surveillant chacun de ses mouvements. Mais tout le long du règne de Michel IV, elle avait fort pâti de la haine que celui-ci portait à sa sœur Zoé. Sa disgrâce en était même devenue bien plus complète. Personne au Palais ou dans la Ville gardée de Dieu ne prononçait plus le nom de la vieille princesse qui végétait oubliée au fond de son monastère, si complètement oubliée même que Psellos a pu affirmer avec quelque exagération semble-t-il, que lorsque Michel V prit à son tour le pouvoir, cet inculte parvenu ignorait jusqu’à l’existence de cette sœur de sa mère adoptive. En tout cas, Théodora était demeurée depuis tant de temps si peu gênante que personne ne s’en préoccupait plus. Elle était en outre déjà fort âgée.

Or, cette princesse si totalement effacée n’en était pas moins, exactement au même titre que sa soeur, l’héritière légitime directe du glorieux sang des basileis de la glorieuse maison de Macédoine, la fille, elle aussi, de Constantin VIII, la nièce pareillement du grand Basile. Par cela même, toute vieille et chétive qu’elle put paraître au fond de sa cellule du Pétrion, elle représentait une force immense, le principe de la légitimité à cette époque encore tout-puissant à Byzance. Depuis la mort déjà assez lointaine de Constantin VIII, un parti s’était plus ou moins secrètement formé autour d’elle qui avait toujours persisté depuis, constitué par ses fidèles et les anciens familiers de son père et de son oncle le grand Basile. Les déplorables gouvernements qui s’étaient succédé à Byzance, l’horreur des parvenus de Paphlagonie avaient très fort augmenté ce parti. On conçoit aisément comment la bureaucratie constantinopolitaine fidèle aux traditions du grand Basile, la noblesse de naissance aussi, même la noblesse territoriale, avaient dès longtemps pris tacitement position dans le camp de la plus jeune des descendantes de la dynastie macédonienne sans avoir en jusqu’ici l’occasion de prendre ouvertement parti. Aujourd’hui il se présentait pour cette grande fraction de l’opinion publique quasi-sommeillante, une occasion merveilleuse telle qu’il n’y en avait jamais eu!

Quand les chefs de l’émeute qui emplissait la grande Ville de son tumulte, ces chefs mystérieux qui comptaient bien faire tourner au profit de leurs plans secrets les convulsions de la fureur populaire, eurent vu la basilissa Zoé faire cause commune, sinon par inclination naturelle, du moins par nécessité, avec son proscripteur, quand ils purent craindre qu’elle ne fut forcée de se retourner contre ceux mêmes qui, depuis la veille, risquaient leur vie pour la replacer sur le trône, il leur vint soudain à l’esprit, par une heureuse inspiration, d’aller quérir dans sa solitude du Pétrion la vieille Théodora, et de faire de son nom un nouveau cri de ralliement pour l’émeute en la proclamant basilissa aux côtés de sa soeur. Ne pouvant plus se servir de l’unique nom de Zoé, habilement monopolisé par Michel, ils tentèrent de le remplacer ou du moins de le renforcer par celui de Théodora qui était comme elle de pur sang impérial.

Ce plan si soudainement conçu fut exécuté avec un ordre singulier, une suite tout à fait étonnante au milieu d’un trouble public aussi universel. Un des familiers du défunt basileus Constantin VIII, le patrice Constantin Kabasilas dont Psellos a, par prudence, négligé de nous dire le nom que nous connaissons d’autre part, mais dont il fait le curieux portrait que voici: « un des anciens serviteurs du basileus Constantin, un étranger, homme de haute naissance, de maintien superbe et majestueux », se mit à la tête de la manifestation nouvelle, avec les anciens eunuques de son maître, une grande partie du Sénat et un immense concours populaire. On courut dans le plus grand ordre au monastère du Pétrion, dont on eut tôt fait de forcer la clôture ».[18]

C’était vers le milieu de l’après-midi, préalablement, on s’était précipité à Sainte-Sophie où le patriarche Alexis, de retour dans la capitale, officiait. Nous devons ce détail à Skylitzès. Nous savons par le récit si précieux d’Ibn el Athir que ce prélat, qui haïssait le nouveau basileus et qui était par contre fort dévoué à la basilissa, avait désobéi à l’injonction de Michel et avait quitté son monastère du Bosphore pour rentrer à Constantinople.[19] Du récit de Skylitzès, il semblerait presque que le vieux pontife ait suivi la foule des émeutiers jusqu’au Pétrion. Il ne pouvait du reste, dans la terrible situation où il se trouvait, faire autre chose que se rallier à la cause des adversaires de son ennemi mortel le Kalaphate. Il parut dans l’église au milieu de la foule tumultueuse et lui annonça solennellement son intention de soutenir le parti de Zoé et de favoriser également l’élévation de Théodora. Skylitzès cite, je l’ai dit, comme étant accourus de leur côté au couvent où languissait Théodora, tous les anciens eunuques de feu le basileus son père, puis encore le patrice Constantin Kabasilas et la presque unanimité des sénateurs. Tous ces personnages étaient unanimes à vouloir proclamer la vieille princesse, non en opposition, mais aux côtés de sa soeur prisonnière aux mains du Kalaphate. Ce n’était plus une simple émeute, c’était une révolution qui se préparait.

La première surprise de l’antique recluse, si subitement précipitée de l’infini silence du cloître au tumulte affreux de la rue en ce jour d’émeute fut abominable. La pauvre femme épouvantée se refusa avec obstination à écouter les propositions des chefs du mouvement, de tous les vieux amis de son père et de sa dynastie. Sourde aux menaces comme aux prières, elle courut se réfugier dans le sanctuaire de la chapelle conventuelle, mais les chefs de la révolte l’y poursuivirent et la saisirent de force. Quelques-uns, rendus furieux par sa résistance, tirant leurs armes, voulaient l’en frapper. Bref, sacrilège inouï, on la tira avec violence hors du saint lieu. Une fois dans la rue on l’affubla du magnifique vêtement impérial et, ainsi costumée,[20] on la jeta en hâte sur un cheval. Ce fut dans cet équipage moitié tragique, moitié grotesque que la vieille femme qui, le matin, avait dit ses prières dans la pauvre cellule où elle croyait bien finir ses jours, fut encadrée par les rangs pressés d’une foule enthousiaste, une tumultueuse entrée sous le dôme splendide de Sainte-Sophie où elle fut immédiatement entourée par le patriarche et les principaux chefs des émeutiers. C’était dans ce temple auguste, métropole de la religion orthodoxe, que ceux-ci avaient décidé de conduire d’abord la nouvelle et étrange souveraine qu’ils s’étaient choisie, pour la couronner, la proclamer basilissa des Romains et lui donner ainsi la consécration et la protection officielles de l’Église. Tout ceci avait pris du temps. Il faisait déjà une obscurité profonde quand le cortège infini atteignit l’église, dans la soirée du lundi 19 au mardi 20 avril.

Ce fut dans ce temple splendide aux voûtes infinies un délire de joie dynastique. La foule entière, tout le peuple de Constantinople, grands et petits, toutes les classes confondues, semblant oublier qu’il y avait encore un basileus au Palais, acclamèrent Théodora et aussi sa sœur Zoé. Longtemps, sous les plafonds courbes à fonds d’or, retentirent les cris incessamment poussés par cette multitude: « Longue vie à Théodora, notre Mère ». On procéda au couronnement solennel devant tous les hauts dignitaires assemblés On avait certainement placé la vieille Porphyrogénète ahurie sur l’ambon pour qu’enveloppée de la robe à grands carreaux, solennellement couronnée du diadème par le patriarche, elle fut visible de tous ces milliers d’êtres humains dans cet édifice géant. Elle reçut ainsi l’hommage de tous les dignitaires prosternés à ses pieds. Quel peintre pourrait reproduire ces spectacles inouïs, cette plèbe byzantine délirante, tous ces hommes armés, ces prêtres en grand costume encombrant de leur foule ces espaces étincelants de mille feux, cette vieille princesse en vêtements éclatants, effarée, point de mire de tous les yeux, ces acclamations pareilles au tonnerre qui la saluaient incessamment!

Le Kalaphate fut déclaré usurpateur et par conséquent déchu. Tous ses partisans furent révoqués de leurs charges, et le sort de l’infortuné fut ainsi décidé. Théodora et cette foule immense passèrent tout le reste de la nuit dans le temple de la Souveraine Sagesse.

Durant qu’une partie de la foule faisait ainsi cortège à Théodora, le reste des émeutiers continuait à donner furieusement assaut au Palais Sacré défendu avec la fureur du désespoir, du haut du Kathisma, cette tribune fortifiée si élevée au-dessus du flot populaire encombrant l’immense Hippodrome, cette tribune d’où tant de fois ses prédécesseurs avaient donné le signal des jeux ou fièrement bravé l’émeute, en face de ces milliers de révoltés couvrant la vaste enceinte, assourdissant de leurs vociférations incessantes les oiseaux du ciel, le Kalaphate, escorté du nobilissime et de tous les siens, pâle, hagard, s’attendant à chaque instant à être massacré, poussant en avant la vieille Zoé docile, la désignait désespérément aux assaillants qui lui répondaient par des huées. Vainement s’efforçait-il de les haranguer. Vainement leur criait-il que la basilissa Zoé était déjà restaurée sur son trône et qu’il serait répondu favorablement à toutes les demandes populaires. Il ne parvenait pas à obtenir une seconde de silence. Tous d’en bas lui hurlaient les pires injures, lui jetant une grêle de pierres, tirant sur lui à coups de flèches.

Encore une fois, il est trop tard. La foule, comme tombée en démence, coupant incessamment la voix désespérée du prince, se refuse à l’écouter et l’insulte outrageusement. Depuis longtemps la nuit était venue. A ce moment on vient précipitamment annoncer au Kalaphate le couronnement de Théodora et la marche sur le Palais d’une partie des émeutiers de Sainte-Sophie qui accourent chercher Zoé pour la placer sur le trône dans l’église à côté de sa soeur. Alors l’infortuné, comprenant enfin que tout est perdu, abandonné par ses fameux guerriers værings, ne songe plus qu’à sauver ses jours.

Il fait apprêter un navire de la flotte impériale pour gagner par la voie de la mer qui lui est encore ouverte le célèbre couvent de Stoudion dans l’angle sud-ouest de la Ville. Il veut y abdiquer, puis s’y faire moine, et compte échapper ainsi au sort qui le menace. Mais le nobilissime ne le permet point encore. « Il faut vaincre avec courage, s’écrie-t-il, ou périr glorieusement en basileus. » Cet avis ayant momentanément prévalu, tout ce qui se trouvait par le hasard de ces terribles circonstances enfermé dans le Palais assiégé, tout, jusqu’aux derniers valets, est armé, et le nobilissime conservant tout son sang-froid, groupant autour de lui cette foule disparate, la dispose à nouveau aux points les plus menacés. Il s’apprête à résister jusqu’à la dernière extrémité. C’est vraiment l’effort suprême!

La nuit se passa dans ces transes, dans ces luttes horribles. Cependant la fin de ce drame étrange approchait rapidement. L’aube du mardi 20 se leva sur ces milliers de combattants. Les émeutiers qui entourent le Palais sont à ce moment divisés en trois groupes principaux pour l’assaillir des trois seuls côtés où on pouvait l’aborder. Les uns font assaut du côté de l’Hippodrome. Les autres attaquent le Forum Augustéon où se trouvaient la porte de la Chalcé et à sa suite le Triklinion, ou caserne des Excubiteurs. Le troisième groupe d’émeutiers enfin, du côté de la vieille ville, assiège le « Tzykanisterion » ou carrousel pour les exercices équestres des basileis établi par l’empereur Basile Ier au Ixe siècle. Constantin oppose de même à ces agresseurs trois groupes principaux de défenseurs. Partout la lutte se rallume, plus ardente, plus furieuse. Les partisans du basileus se défendent en désespérés. Le carnage est immense, surtout parmi les assaillants, car cette foule urbaine combat nue et presque sans armes, luttant à coups de pierre et d’autres matériaux de cette sorte contre des soldats couverts de maille et supérieurement équipés. On dit que dans ce seul jour qui fut le mardi 20,[21] trois mille hommes de la foule constantinopolitaine périrent. Enfin, après des heures de massacre, après toute une journée et toute une nuit de lutte horrible, le succès vers la fin de la nuit du mardi au mercredi, demeura au plus grand nombre. Les émeutiers vinrent à bout des défenseurs du Palais.

Nous n’avons hélas, guère de détails, sur cet effroyable envahissement de cette magnifique et séculaire demeure des basileis. Ce dut être le plus affreux pillage rendu plus dramatique encore par l’heure si matinale. On se battait certainement torches en mains. Skylitzès dit seulement que, forçant les portes du Palais, la foule des assaillants se précipita dans le « Sekreton »[22] brisant et détruisant tous les objets précieux qui s’y trouvaient conservés, s’emparant en outre de sommes énormes en numéraire, détruisant de même tous les registres des impositions publiques. Toutes ces bêtes fauves n’avaient qu’une pensée, se saisir du basileus exécré pour le massacrer. Lui, lorsqu’il s’était senti perdu, avait eu encore le temps, après avoir changé de vêtements pour ne pas être reconnu, de courir au petit port du Palais sur la mer de Marmara. Là, il s’était, à l’aube naissante, jeté avec le nobilissime et quelques familiers dans le dromon ou galère impériale qui avait immédiatement pris le large.

Il laissait derrière lui Zoé, qui fut aussitôt retrouvée par la foule des émeutiers et portée en triomphe. Durant ce temps, le bâtiment qui portait le fugitif cinglait en hâte le long de la rive de l’immense cité jusqu’en face du monastère de Stoudion, ce plus fameux et immense couvent constantinopolitain dont l’emplacement est aujourd’hui encore marqué par la mosquée de l’Écuyer, dans le quartier de Psamatia. Mettant pied à terre précipitamment en ce point écarté de la Ville où l’émeute n’était pas encore maîtresse, l’oncle et le neveu coururent au couvent. Après s’être fait raser la chevelure, ils prirent aussitôt l’habit religieux. Puis ils attendirent avec une indicible angoisse la suite des événements. C’était le mercredi 21 avril de grand matin.[23]

« Ainsi, dit Skylitzès, cette lutte terrible inaugurée à la deuxième heure du deuxième jour de la semaine qui suit celle de Pâques, le lundi 19 avril par conséquent, finit dans la nuit du troisième au quatrième », du mardi 20 au mercredi 21 par conséquent. L’Empire se trouvait maintenant avoir deux basilissæ, Zoé au Palais, Théodora à la Grande Église. Celle-ci était la véritable maîtresse de la situation, puisque son parti avait forcé le Kalaphate à fuir et réussi à délivrer Zoé. Celle-ci, aussitôt redevenue impératrice, conservant son ancienne jalousie, voulait mettre de côté sa sœur si fâcheusement extraite de son couvent, mais elle se trompait étrangement en ne se rendant pas compte qu’elle n’était redevenue souveraine que par la grâce de sa sœur. La multitude, prise soudain de passion pour cette vieille fille si longtemps oubliée, ne permit point à la basilissa d’agir comme elle désirait et l’obligea à prendre vraiment Théodora pour collègue. On courut chercher celle-ci à Sainte-Sophie où elle était demeurée depuis son couronnement, gardée par une portion de la foule, et on l’amena en triomphe au Palais, probablement toujours sur son cheval. Le Sénat fut convoqué en hâte, ce Sénat imbécile, qui, si peu de jours auparavant, avait, sur l’ordre de Michel, décrété la déposition de Zoé. Celle-ci, redevenue maîtresse de l’Empire, harangua d’abord les sénateurs, puis escaladant une tribune élevée, probablement celle du Kathisma, elle harangua de même la foule infinie qui l’acclamait incessamment. Quel spectacle prodigieux, et comment se le figurer!

« La basilissa, s’écrie Skylitzès, remercia le peuple, comme il était juste, pour l’intérêt si affectueux que celui-ci lui avait porté! » Comme nous allons voir qu’elle ne put sauver le Kalaphate et dut sur ce point céder à Théodora, elle n’en conçut qu’une haine double contre sa sœur et fit d’incroyables efforts pour la tenir loin du pouvoir. Mais l’attitude du Sénat, surtout celle du peuple, lui ouvrit les yeux ainsi qu’à ses très sages conseillers. Un règne de Théodora sans Zoé était à ce moment possible, mais pas l’inverse. Zoé fut donc forcée d’accepter la réconciliation, du moins apparente, avec sa sœur.

Revenons au déplorable Michel V et à son oncle le nobilissime. Vêtus de la robe de bure, la tête rasée, afin de bien affirmer leur intention de se faire moines pour le reste de leurs jours, les deux princes espéraient attendrit ainsi le lion populaire. Hélas, ils n’apprirent que trop vite que la foule, loin de vouloir les épargner, les poursuivait avec plus d’ardeur que jamais et que, le lieu de leur retraite ayant été tôt découvert, elle les y cherchait pour les tuer, n’ayant plus que cette idée en tête. Dans leur désespoir, terrifiés par la crainte d’une mort cruelle, ils se jetèrent alors dans la grande église du couvent qui était dédiée au Précurseur. Comme ils attendaient de minute en minute leurs bourreaux, ils embrassèrent avec ferveur la balustrade de l’autel, lieu de refuge très saint, inviolable. Les malheureux, persuadés que la foule n’oserait commettre le sacrilège de les en arracher, se cramponnaient désespérément à ce dernier abri.

Dès que la nouvelle de la fuite du basileus, dit Psellos, se fût répandue dans la Ville, la foule immense qui encombrait les rues et qui tremblait encore de l’angoisse d’un revirement dans la lutte sanglante aux alentours du Palais, éclata en manifestations de joie délirante. La terreur fit place à l’enthousiasme. Les uns couraient dans les temples, dédiant des actions de grâces à Dieu qui venait de leur donner le salut; les autres acclamaient la nouvelle augusta Théodora; tous dansaient, chantant par les rues, improvisant des chants de circonstance. Mais la plupart, je l’ai dit, n’avaient pour le moment qu’une pensée, retrouver le misérable Michel et se repaître de son supplice.

Tous uniformément couraient dans la direction du lointain couvent de Stoudion ne parlant que d’égorger le basileus après mille outrages, de couper son corps eu morceaux. L’empressement était tel, que ceux mêmes qui entouraient les impératrices firent comme les autres: On laissa toutefois aux princesses une garde nombreuse pour les protéger! Heureusement pour nous, car cette curiosité nous a valu le récit dramatique de ces scènes affreuses par un témoin oculaire, heureusement Psellos fut du nombre de ceux qui désirèrent à tout prix assister au drame qui allait se passer au Stoudion. Son récit est véritablement terrifiant. « Je m’attachai, dit-il, aux pas d’un de mes amis, officier très illustre de la garde impériale, auquel je m’étais associé depuis toutes ces péripéties pour l’aider de mes conseils. Nous courûmes au galop de nos chevaux jusqu’à l’église du Stoudion que nous trouvâmes entourée d’une foule immense d’émeutiers en armes qui assaillaient de toutes parts le saint édifice pour le démolir dans leur rage folle. Nous eûmes une peine infinie à nous frayer un chemin pour y pénétrer, car une foule plus nombreuse, plus enragée, d’aspect plus terrible encore, y était déjà assemblée. Tous des gens, roulant des yeux furibonds, vomissaient dans un vacarme effroyable les injures et les menaces les plus abominables contre les malheureux réfugiés.

« Je n’avais pas pris parti jusque là bien vivement. Cependant je n’étais pas insensible aux infortune de la basilissa Zoé et j’étais assez violemment irrité contre le basileus à cause de sa conduite abominable envers sa bienfaitrice. Mais quand après avoir, avec toute la peine imaginable, fendu cette foule compacte, j’arrivai à l’autel et que j’eus aperçu les deux malheureux, le basileus à genoux, tenant embrassée la Sainte Table de l’autel, le nobilissime, debout, à sa gauche, tous deux méconnaissables dans leurs vêtements sordides, tant la confusion et l’épouvante de la mort altéraient leurs traits, toute ma colère s’évanouit avec la rapidité de l’éclair. Comme frappé de la foudre, je demeurai stupide et muet devant une si complète et si soudaine catastrophe. Touché de compassion pour une si affreuse infortune, je me mis à sangloter et à gémir.

« Cependant la foule hurlante pressait de plus en plus les deux victimes, et toutes ces bêtes fauves menaçaient de les mettre en pièces. Et moi, je me trouvais debout au côté droit de l’autel, versant des larmes. Alors les deux malheureux agonisants m’apercevant, me reconnurent. Voyant que je ne les injuriais pas comme les autres, mais que la pitié m’arrachait des pleurs, saisissant mon regard, ils se précipitèrent de mon côté comme pour se mettre sous ma protection. Une conversation haletante, étrange et dramatique, s’établit hâtivement entre nous. Je commençai par blâmer doucement le nobilissime de s’être joint au basileus pour maltraiterla basilissa. Puis, m’adressant à ce dernier, je lui demandai ce qu’il avait à reprocher à sa mère et sa souveraine pour avoir osé méditer contre elle un tel forfait. Tous deux tentèrent de s’excuser. Le nobilissime me jurait qu’il n’avait ni aidé, ni encouragé son neveu. Il affirmait même que s’il eût tenté de se mettre en travers des projets de celui-ci, il lui en aurait coûté, les pires infortunes, « car, ajouta-t-il, en désignant du doigt le basileus, misérablement affaissé, celui-là est à tel point entêté dans ce qu’il veut faire, qu’il n’y a aucun moyen de l’en empêcher. Certes, je l’eusse tenté si c’eût été possible, et moi et les miens nous ne serions pas ainsi abîmés dans l’angoisse de la mort.[24] Quant au basileus, baissant la tête, pleurant et gémissant, il ne dit que ces seules paroles: « Non, Dieu n’est pas injuste! Je subis la juste peine de mes crimes. » En même temps, il embrassait plus étroitement la Table Sainte. Tous deux expiraient littéralement de terreur. Quant à moi, j’espérais encore que les choses en resteraient là, et je contemplais curieusement cette scène lugubre, philosophant en moi-même sur cette succession inouïe de catastrophes. Hélas, je n’en étais encore qu’au prélude de la tragédie ».

Ce tumulte abominable durait depuis des heures, et la journée était presque écoulée. La foule en démence entourait toujours les deux fugitifs en les insultant et les foulant. Un respect superstitieux l’empêchait seul de les arracher à ce refuge très saint, infiniment vénéré. Mais elle montait la garde pour prévenir leur fuite et s’assurer qu’ils finiraient par périr. Comme le jour baissait, on vit enfin arriver un haut fonctionnaire dépêché par la siècle Théodora avec ordre d’emmener les fugitifs. Avec ce personnage accourrait une foule nouvelle, mélange confus de soldats et d’hommes du peuple.

Skylitzès nous fournit quelques détails qu’on ne trouve point dans Psellos sur la scène qui s’était passée au Palais et qui avait motivé l’envoi de ce haut fonctionnaire dont il nous donne le nom. Psellos nous l’avait caché, gardant cette même prudente réserve pour tous les hommes en vue dont il raconte les actions.

La basilissa Zoé ayant achevé de remercier la foule, avait demandé ce qu’elle devait faire du basileus. Tons alors, d’une seule voix, avaient crié: « Mets à mort le scélérat, ô notre souveraine, fais-le tuer! Qu’on l’emporte et qu’on le mette en croix! Qu’on lui crève les yeux! » La bonne Zoé, outre son horreur naturelle pour les supplices, avait encore le cœur plein de compassion pour le misérable qui l’avait si indignement traitée. Elle hésitait à obéir au peuple. Mais elle n’était plus seule à commander. Théodora, qui, sous la feinte douceur — probablement commandée par la prudence — avec laquelle elle avait semblé accepter sa longue et cruelle disgrâce, cachait une rancune concentrée, incapable de dissimuler davantage ses sentiments, ordonna au nouveau Préfet de la Ville, Kampanaros, qu’elle venait de nommer en place de l’incapable Anastase, de se rendre en hâte au couvent de Stoudion, d’en arracher par ruse les deux réfugiés, et de leur faire crever les yeux. C’était là le messager funèbre dont parle Psellos, qui était arrivé au Stoudion dès la tombée de la nuit.[25] La restauration possible du Kalaphate par la longanimité de Zoé était pour Théodora et son parti un péril tel qu’il fallait à tout prix en finir avec le misérable. On sait combien, à Byzance, on avait de faible pour ce châtiment affreux de la perte de la vue par perforation, brûlaison ou arrachement. Il ne tuait pas, donc il ne mettait pas celui qui avait ordonné le crime en danger de perdre son âme, mais il arrivait à un but identique en paralysant du coup la victime qui devenait un corps sans âme et sans vie. Il n’y avait pas d’exemple dans la sanglante histoire de l’Empire d’Orient qu’un homme, même de premier ordre, diminué par un tel supplice, fut jamais parvenu à jouer de nouveau un rôle quelconque.

Kampanaros, se dirigeant vers l’autel à travers les rangs pressés des spectateurs, commanda violemment aux deux réfugiés de sortir. Voyant la foule plus acharnée que jamais, épouvantés aussi par le ton de menace du préfet, ils refusèrent de se lever, saisissant avec plus de force les colonnes qui soutenaient l’autel. Alors Kampanaros, modifiant son attitude, leur parla avec une feinte douceur, jurant par les plus saints serments qu’il ne leur serait fait aucun mal s’ils consentaient à obéir. Eux, comme frappés d’épouvante, demeuraient inertes, se répétant que s’il fallait subir la mort, il était préférable de périr au pied de l’autel que d’être massacrés dans la rue.

Kampanaros, désespérant de réussir même par la douceur, se résigna à violer le saint lieu. Sur son ordre, on empoigna Michel et le nobilissime qui poussaient des cris affreux. Cramponnés à l’autel, ils invoquaient douloureusement les saintes icônes, les prenant à témoin de cette impiété. Le spectacle était si poignant que la plupart des assistants finirent par être émus. On se disputait violemment dans l’église. Beaucoup cherchaient à obtenir de Kampanaros la promesse qu’on ne tuerait point les malheureux. Ceux qui les entraînaient ayant promis tout ce qu’on voulait pourvu qu’on les laissât faire, eurent finalement gain de cause. On tira par les pieds jusque sur la place devant l’église le basileus et le nobilissime. Ils y furent accueillis par des vociférations infinies. On les tournait en dérision. On chantait des chants de circonstance, des « tragoudia », on dansait, on riait autour d’eux. Puis on les jeta chacun sur une misérable mule et on les transporta en cet équipage à travers les lazzis de cette multitude, au-dessus du couvent de Périblepte, dans l’endroit appelé Sigma. C’était un portique du grand Palais Sacré. Sur la route, on rencontra le bourreau envoyé pour leur crever les yeux.

Il fallait se hâter. « Ceux, en effet, dit Psellos, qui étaient du parti de Théodora, connaissaient le caractère follement jaloux de Zoé. Ils savaient qu’elle préférait partager le trône avec un valet d’écurie plutôt qu’avec sa soeur. Bref, ils redoutaient, je l’ai dit, un retour imprévu, et que, par la volonté de la vieille basilissa, Michel ne parvint à remonter sur le trône. A tout prix il fallait en finir avec celui-ci. On décida de passer outre aux protestations d’une partie de la foule, mais comme fiche de consolation, on convint de s’en tenir aux ordres de Théodora, de ne point tuer les deux princes, seulement de leur crever les yeux.

Une fois les victimes amenées sur la place du Sigma, on fit aiguiser les fers. « Quand l’oncle et le neveu virent qu’il n’y avait plus d’espoir, dit Psellos, une partie du public étant contre eux, les autres laissant faire, ils pensèrent rendre l’âme de peur, demeurant sans voix. Un sénateur qui se trouvait parmi les spectateurs s’efforça par de bonnes paroles de leur rendre courage. » Psellos, qui avait suivi le tumultueux cortège, assista à la fin du drame. Le basileus eut une attitude infiniment piteuse, gémissant, se lamentant, invoquant tous ceux qui l’approchaient, suppliant humblement Dieu de ses mains jointes, les étendant vers toutes les églises, vers tout ce qu’il apercevait. Skylitzès dit qu’il supplia qu’on aveuglât d’abord son oncle qui, suivant lui, était le seul vrai coupable. Le nobilissime, au contraire, après avoir, lui aussi, montré quelque pusillanimité, quand il vit qu’il n’y avait plus de salut à espérer, se ressaisit tout à fait.

Etant d’âme autrement virile que son neveu, il sembla prendre bravement son parti du sort qui l’attendait. A l’approche des bourreaux, il s’offrit de lui-même. Comme la foule, avide de contempler son supplice, l’étouffait presque, ne laissant aucun espace libre, il s’adressa d’une voix ferme à l’officier qui commandait « Fais donc reculer tout ce monde, lui dit-il, et tu verras que je saurai subir mon sort avec courage. » Puis, comme on allait lui lier les mains, il s’y refusa, disant au bourreau: « Si je bouge, tu seras libre de m’attacher au poteau. » Puis il s’étendit de lui-même sur le sol, sans pâlir, sans un cri ou un gémissement, immobile comme un mort. On lui arrache les deux yeux, durant que Michel, haletant d’angoisse, battait l’air de ses mains, déchirant son visage, se lamentant à haute voix, emplissant l’air de ses cris.

Quand l’horrible mutilation fut achevée, le nobilissime, se levant de terre sans l’aide de personne, montrant à tous ses orbites rides ruisselants de sang, soutenu par quelques fidèles, s’entretint avec eux dans un calme si surprenant, un courage tellement surhumain, qu’il semblait indifférent. Puis ce fut le tour du basileus. Celui-ci montrait un tel désespoir, il adressait au ciel des prières si désespérées, que le bourreau, craignant qu’il ne se débattit, dut le lier fortement. Puis tout fut accompli.[26]

Les Sagas parlent en termes prolixes en y ajoutant des détails fantastiques de la participation effective de Harald Hardrada à la grande sédition du mois d’avril 1042. Dans des pages d’un grand intérêt, M. Wassiliewsky a démontré que parmi beaucoup de faits d’ordre uniquement légendaire, on en pouvait démêler quelques-uns de vrais. Très probablement Harald, alors en disgrâce et enfermé pour quelque méfait, a fait partie des prisonniers délivrés par la populace. Presque certainement aussi, il a combattu aux côtés des émeutiers pour la cause de la basilissa Zoé, pénétré avec eux dans le Palais pris d’assaut, pillé avec eux les chambres du Trésor, assisté au supplice du malheureux Kalaphate, supplice auquel il a peut-être même pris une part effective. Cet aveuglement du basileus Michel a dû vivement frapper les imaginations de l’époque. Les deux rédacteurs successifs du recueil si précieux du Strategicon, tant de fois cité par moi, notent tous deux avec émotion qu’ils furent les spectateurs de ce drame qui plongea soudainement dans l’infortune ce prince jusque-là favorisé du sort.

C’est à ce moment que nous entendons pour la première fois parler du héros Harald à Constantinople, au service de l’Empire d’Orient. Les Sagas nous racontent que, couvert de gloire, riche du butin conquis et des récompenses acquises, il quitta la Ville gardée de Dieu et se rendit d’abord auprès du grand duc Iaroslav dont il épousa enfin la fille aînée Ellisifr, sa chère fiancée de tant d’années. Nous savons en outre par l’écrivain anonyme du Strategicon que ce départ fut furtif.[27] Harald retourna dans sa patrie vers l’an 1044 ou 1045. Il y devint roi de Norvège, d’abord de concert avec Magnus, puis seul à partir de 1047. Il fut ensuite prétendant à la couronne d’Angleterre et périt dans ce pays en 1066, à la bataille de Stanford bridge, où il fut vaincu par le roi Harold. J’ai parlé déjà dans le tome second du présent ouvrage des inscriptions runiques gravées sur le dos du plus grand des lions colossaux du Pirée, rapportés jadis à l’arsenal de Venise par Morosini. J’ai dit que ces inscriptions si curieuses pouvaient avoir été gravées par des soldats russes de Basile II. M. Wassiliewsky est d’un avis différent. Il voit dans ces étranges « graffiti » la main de Harald et de ses compagnons, venus dans cette lointaine Athènes à la suite de l’invasion bulgare jusqu’à Thèbes en 1040. Chose extraordinaire, en effet, ces inscriptions, qui parlent de la prise du Pirée par les Scandinaves à la suite d’une insurrection de la population grecque locale contre le basileus, portent, entre autres noms scandinaves, celui de Harald le Haut ou le Long. M. Wassiliewsky identifie ce personnage avec notre Harald qui, à la suite de l’invasion du sud de la péninsule des Balkans par l’armée du bulgare Anthimos, aurait été chargé par le basileus de reconquérir avec ses compagnons la ville d’Athènes soulevée contre son autorité. Après cela, le chef scandinave et ses soldats seraient passés immédiatement à Salonique, où ils auraient pris à la défense de cette place contre les quarante mille Bulgares d’Alousianos la part glorieuse que l’on sait. Les affirmations de M. Wassiliewsky, basées sur une fausse lecture faite en 1856 par Rafn des inscriptions runiques du fameux lion, n’ont en général pas été admises.[28]

Le supplice du basileus Michel V marqua la fin de ce règne si court en même temps que celle de cette terrible sédition. Les émeutiers, calmés du coup par cette exécution, coururent rejoindre Théodora. Peut-être la vieille femme était-elle encore à Sainte-Sophie, comme l’affirme Psellos, durant que Zoé n’avait, elle, pas quitté le Palais depuis la fuite précipitée du Kalaphate. Pour en finir avec ce misérable supplicié, disons seulement que, suivant le récit de Skylitzès, lui et son oncle furent déportés chacun dans un monastère différent. Lui fut enfermé à celui d’Eleimón.[29] Le chroniqueur ne nous dit pas quel fut le lieu d’exil du nobilissime.[30]

La chute de Michel V avait eu lieu dans la journée du 21 avril 1042. Son règne n’avait duré que quatre mois et onze jours[31] Je rappelle que son supplice fut une nécessité politique tant on put craindre un moment que Zoé, à cause de la haine violente qu’elle portait à sa soeur, consentit à restaurer à ses côtés ce prince déplorable. A ce moment le roi capétien Henri Ier régnait en France.

Voici quelques considérations empruntées au mémoire de M. Bury « On s’accorde d’ordinaire, écrit l’éminent historien anglais, à voir eu Michel V une sorte d’abomination morale, de monstre dépourvu de toute qualité. Psellos et Zonaras, qui copie textuellement celui-ci, le représentent, comme tel et j’ai suivi à la lettre le récit du premier de ces auteurs. Mais, en ne considérant que les seuls actes de ce prince, sans nous préoccuper outre mesure du point de vue très spécial d’un historien qui, très probablement, n’était pas impartial puisque toutes ses sympathies étaient dans le camp opposé, il nous demeure impossible de passer sur ceux-ci condamnation pure et simple. Les deux plus importants de ces actes furent certainement le bannissement de l’Orphanotrophe et celui de la basilissa. Le premier semble avoir été pure folie au point de vue particulier des intérêts du basileus, mais ce ne fut nullement une mesure impopulaire puisque le fameux eunuque était universellement détesté. Durant sa longue administration omnipotente sous le basileus Michel IV, il s’était rendu insupportable par son intolérable dictature. Il se peut bien aussi qu’il se soit montré fort insolent envers le nouvel empereur à supposer que celui-ci ait nourri quelques velléités d’indépendance et désiré gouverner par lui-même. Quant à la déportation de Zoé, cette mesure violente est tout simplement une preuve que le Kalaphate n’avait pas su apprécier à sa valeur l’énergie des sentiments loyalistes qui prévalaient encore dans l’Empire et s’attachaient à la dynastie macédonienne comme à un point d’appui formidable. En dehors de cette considération, l’emprisonnement de la basilissa n’était pas par lui-même un acte beaucoup plus criminel que ne l’avait été l’exil du premier ministre. Très probablement Zoé n’était plus qu’une vieille femme irritante et importune, et tout naturellement nous ne sommes point tenus d’accepter pour vérité d’Évangile tout ce que Psellos nous dit de la haine terrible que Michel V, sans motif apparent, nourrissait contre elle.

« Quelques autres actes encore de ce basileus, actes accomplis en réparation de ceux perpétrés sous le règne précédent, méritent notre pleine approbation. Michel V, nous le verrons au chapitre suivant, avait fait sortir l’admirable général Georges Maniakès de la prison où l’avait fait enfermer la haine de Michel IV. Il l’avait en outre nommé magistros et « à » des thèmes d’Italie. C’est à Michel Attaliatès que nous devons cette information. De même, le Kalaphate, nous l’avons vu, avait fait mettre en liberté Constantin Damassénos qui avait été si cruellement persécuté par l’eunuque Joannès. De même encore, il avait fait son premier ministre de l’intime ami de Psellos, de ce Constantin Likhoudès qui, plus tard, devait devenir si célèbre comme homme d’état plein de talents et d’honnêteté. Ce dernier choix, très à l’honneur de Michel V, nous est connu par l’oraison funèbre que fit de ce grand ministre son ami Psellos.

« Psellos n’est nullement un écrivain au-dessus du soupçon de partialité. Le récit qu’il nous a donné du règne de son pupille et favori Michel Parapinace en est une preuve suffisante. Dans le cas présent, il n’était pas de son intérêt d’écrire une seule ligne favorable au Kalaphate, comme plus tard ce ne le fut point non plus pour lui de dire du bien de Romain Diogène. Il avait de suite pactisé avec l’émeute, comme le fit probablement aussi son ami Likhoudès, et il fut aussi un ardent partisan du nouveau basileus Constantin Monomaque dont le pouvoir fut déifié sur la ruine du Kalaphate.

« De tout ceci, nous sommes en droit de conclure que l’infortuné Michel V ne fut point après tout le prince diabolique et déplorable qu’on nous a tant dépeint. Et cette opinion va encore se fortifiant par la lecture d’un passage de Michel Attaliatès beaucoup trop laissé de côté jusqu’ici. Il y est dit textuellement qu’avant son élévation au trône les conceptions politiques de ce basileus furent aussi blâmables que généralement blâmées, mais qu’à partir de son avènement il mérita les plus grands éloges pour sa conduite très louable envers le Sénat et généralement envers tous ses sujets, conduite supérieure à celle de tous ses prédécesseurs. « Il conféra, poursuit notre historien, des honneurs et des dignités à un grand nombre de bons citoyens et fit de même preuve d’un grand zèle pour le maintien de l’ordre et l’application inexorable de la justice. » Ce passage remarquable suffit amplement pour que nous hésitions à formuler au sujet de ce prince un jugement entièrement défavorable!

« Il me parait, poursuit encore M. Bury, que ce basileus encore si mal connu conçut le plan audacieux d’un nouvel et vaste effort dans le sens d’une reforme générale de l’administration, mais que l’inertie des forces conservatrices fut plus forte que sa volonté. Il n’avait point échappé à son esprit d’observation que son prédécesseur avait été constamment gêné et paralysé dans ses aspirations les meilleures par l’action déplorable et toute-puissante de sa propre famille, et il en avait conclu philosophiquement que la première condition du succès était avant tout pour lui de faire table rase de tous ses parents. Jamais son oncle l’eunuque Joannès n’aurait consenti à se rallier à ses projets de réforme; c’est pourquoi son autre oncle, le nobilissime Constantin, qui était un simple opportuniste, lui convenait bien davantage.

« De même, pour que les projets de notre basileus eussent quelque chance d’aboutir, l’exil immédiat de Zoé s’imposait absolument, car elle était la représentante incarnée de tout l’ancien ordre de choses. La constatation très superficielle de l’abominable ingratitude de Michel envers sa bienfaitrice, combinée avec le souvenir de sa Cruauté envers les siens, a terriblement noirci devant la postérité la personne comme aussi les aspirations de ce prince et totalement faussé le jugement porté sur lui par les historiens. Nous n’avons aucun motif sérieux pour jeter le blâme sur ses tendances politiques. La bévue colossale qu’il commit en exilant la basilissa est sa véritable condamnation ».[32]

 

 

 



[1] Tout le temps que dura ce règne de quatre mois, dit encore le superstitieux Skylitzès, la terre trembla!

[2] Je raconte tout ce drame d’après le récit très détaillé de Psellos, qui, témoin oculaire de ces événements, est devenu notre source la plus importante pour cette période extraordinaire entre toutes, depuis que sa précieuse Chronique, si longtemps presque inconnue, a été rendue plus accessible aux recherches des érudits. Le récit de Skylitzès, assez différent, doit inspirer une confiance moindre. Voici ce qu’il dit simplement: « A la mort de Michel IV, la plénitude du pouvoir retourna tout naturellement à la complicité de par son droit héréditaire. Aussi cette princesse se remit-elle au début avec plus d’activité à l’administration des affaires, associant à cette activité les eunuques paternels demeurés malgré tout ses favoris, dont nous avons parlé à différentes reprises. Malheureusement, elle ne s’en tint point là. S’estimant incapable de supporter à elle seule le poids du pouvoir, sentant en même temps quelle grave responsabilité il y aurait à laisser l’Empire sans basileus, alors que celui-ci avait tant besoin d’une intelligence et d’un bras virils pour le conduire, elle désigna pour ce poste le neveu du défunt basileus et son homonyme, fils de sa sœur Marie et du patrice Stéphanos qui avait reperdu la Sicile. Ce jeune homme, qui portait depuis peu le titre de césar, passait pour avoir de l’énergie et du sens pratique. Zoé lui fit jurer sur les plus solennelles reliques qu’il la considérerait toute sa vie comme sa mère et sa souveraine et qu’il lui obéirait en tout comme à son maître et seigneur. Cela fait, elle l’adopta solennellement pour son fils, le proclama basileus et le couronna du diadème impérial. »

[3] Psellos ne dit rien de tout cela. Les choses n’ont pas dû se passer ainsi. La chute et l’exil de l’Orphanotrophe et de ses frères sont postérieurs et non antérieurs à l’élévation au trône du Kalaphate.

[4] Voyez dans Manassès un non moins sombre portrait de ce basileus.

[5] Psellos semble dire qu’on ne coupa les cheveux de la maîtresse qu’un peu plus tard et que le basileus aurait bien voulu la faire tuer de suite, au lieu de la faire seulement raser. Manassès, Ephrem, Michel Attaliatès ajoutent que plusieurs membres de la famille de Zoé furent châtrés à cette occasion, que Théodora, elle aussi, fut envoyée aux îles des Princes.

[6] Ce dernier détail est de Glycas.

[7] C’est cette Histoire à laquelle j’ai déjà fait, à laquelle je ferai surtout d’incessants et si précieux emprunts. Elle a plus que doublé nos connaissances sur cette époque à peine connue du moyen âge byzantin. Elle fut écrite par Psellos comme suite à celle de Léon Diacre, très probablement sur la demande formelle du basileus Constantin Dukas en personne. Voyez Fischer qui insiste sur le caractère nettement officiel de cet écrit, surtout pour la fin.

[8] Le tome IV comprend, outre une précieuse préface de l’éditeur, l’Histoire ou les Mémoires de Psellos, Histoire publiée d’après un unique manuscrit infiniment incorrect, conservé à la Bibliothèque Nationale (manuscrit n° 1712), plus ses éloges funèbres de Michel Kéroularios, de Constantin Likhoudès et de Jean Xiphilin, tous trois amis et contemporains de Psellos, tous trois aussi devenus successivement patriarches de Constantinople. « Le style de Psellos est très obscur; il abonde en réticences calculées. Psellos est à la fois maniéré comme un sophiste et boutonné comme un courtisan: il veut qu’on l’entende à demi-mot, alors que nous avons perdu la clef de beaucoup de ses allusions. » —Le tome V (Pselli Miscellanea), outre un « prologue » fort important du savant éditeur, comprend l’éloge funèbre de la mère de Psellos et de quelques autres personnages, des panégyriques de Constantin Monomaque et du métropolitain Jean Mauropos d’Euchaïta, des écrits polémiques en vers et en prose, beaucoup de ses lettres inédites adressées à tous les hauts personnages de l’époque, basileis et autres, d’autres opuscules enfin.

[9] Voyez cependant Rhodius et Krumbacher. Il naquit probablement à Nicomédie.

[10] Sur ce personnage célèbre Jeannes Xiphilinus, patriarch. Psellos a fait son éloge funèbre.

[11] Psellos a fait également son éloge funèbre.

[12] Psellos se maria, vers ce moment-la, avec une byzantine d’excellente naissance, de race impériale. Voyez encore sur la biographie de Psellos: Miller, Journal des Savants, numéro de. janvier 1875, pp. 13 sqq. Voyez surtout dans Krumbacher, les divers articles sur Psellos et ses écrits, en particulier celui de la p. 433. —M. P. Bezobrazova publié à Moscou, en 1890, une biographie de Michel Psellos.

[13] Je me suis beaucoup aidé pour ce récit et la suite des événements de l’excellent mémoire de M. Mædler, intitulé: Theodora, Michael Straliotikos, Isaak Komnenos, ein Stück byzantinischer Kaisergeschichte, 1894.

[14] Littéralement contempteur de la Croix.

[15] Wassiliewsky voit dans ces mots une allusion à la participation à l’émeute des gardes værings révoltés contre l’usurpateur.

[16] Comme le fait très justement remarquer M. Bury, il est aisé, en lisant entre les lignes, de se rendre compte que notre cher philosophe s’était déjà parfaitement fait d’avance à l’idée d’abandonner la cause du basileus dont il prévoyait le sort aussi affreux que mérité et pour lequel, il est juste de le dire, il n’éprouvait aucune sympathie.

[17] Psellos, au contraire, affirme qu’on montra au peuple Zoé encore vêtue de sa robe monacale.

[18] « Ce n’était pas une émeute en masse, dit Psellos, c’était une armée commandée par son général en chef, qui allait chercher sa souveraine.

[19] Psellos ne mentionne point la participation du patriarche au mouvement favorable à Théodora. Skylitzès, qui est seul avec Michel Attaliatès à nous parler de ce fait, a le tort, en tout cas, de placer toute l’histoire de cette tentative en faveur de Théodora avant le retour de Zoé au Palais, alors que véritablement elle n’eut lieu qu’après.

[20] C’est le récit de Psellos. Skylitzès dit que ce fut à Sainte-Sophie seulement qu’on habilla Théodora des vêtements impériaux. Cette version me parait plus probable. Certainement le patriarche dut présider à ce couronnement improvisé.

[21] Troisième jour « de la semaine après celle de Pâques ».

[22] Bureaux de la Trésorerie impériale.

[23] « Quatrième jour de la semaine qui suit celle de Pâques » dit Skylitzès.

[24] Ici Psellos fait une digression pour prouver à ses lecteurs la mauvaise foi du nobilissime.

[25] Il y a là un passage obscur de Psellos. Il désigne ce messager par ces mots qui demeurent pour moi inexpliqués, « un de ceux qui avaient choisi depuis peu pour eux les prières ».

[26] La Vie de saint Lazare de Galesion, mort le 7 novembre 1054, vie récemment publiée par Chr. Laparev d’après un manuscrit contemporain de ce saint conservé au Mont Athos fournit quelques détails historiques intéressants sur les événements et les personnages de cette époque. Ce saint, qui, de son nom terrestre, s’était appelé Léon, originaire d’une ville de Magnésie, probablement Magnésie de Carie sur la Méandre, né de parents fortunés, élevé au monastère d’Orobos, après avoir entrepris trois fois sans succès le voyage de Jérusalem, avait pris en religion le nom de Lazare et mené sept ans durant, à la fin du xe siècle, l’existence d’un ascète dans une grotte près d’Attalia de Pamphylie, en compagnie d’autres religieux qui l’élirent pour leur chef. Après cela il avait enfin réussi à gagner la Ville Sainte. Puis il était allé résider six ans au couvent fameux de Saint Sabas. Nommé plus tard par le patriarche de Jérusalem protodiacre, plus tard encore prêtre, il avait abandonné définitivement le séjour de Saint Sabas, à la suite de la dévastation de Jérusalem par le Khalife Aziz, en l’an 1009. Il était retourné alors dans son pays d’origine et, après diverses vicissitudes, s’était fait stylite sur le mont Galesion. Du haut de sa colonne, il attirait pauvres et riches par le renom de sa sainteté. Vénéré par les métropolitains successifs d’Éphèse, Théodoros II et Euthymios, accomplissant de nombreux miracles, il connut à cette époque de sa vie une foule de hauts fonctionnaires et de prêtres dont les noms sont cités dans sa Vie manuscrite. Parmi eux, il nous faut citer ce Nicéphore Kampanaros, préfet de la Ville, dont nous venons de voir le rôle actif dans le supplice du basileus Michel. Dans la Vie, son nom est écrit Kampanès. Le saint, en l’an 1042 qui vit ces terribles événements, lui adressa à Constantinople une lettre dans laquelle il est fait allusion à la chute de Zoé, puis à celle du Kalaphate immédiatement consécutive, circonstances à l’occasion desquelles Kampanaros, nommé par Théodora éparque ou préfet de la Ville, joua, on l’a vu, un rôle important.

Je saisis l’occasion de rappeler ici le nom d’un autre saint byzantin fameux, contemporain de ces événements tragiques, saint Christodoulos ou Christodule, réformateur des moines orientaux, fondateur, en 1079, du couvent de Saint-Jean, à Patmos, dont le métropolitain Jean de Rhodes écrivit la vie. Il était né. vers 1020 aux environs de Nicée. Il se retira à vingt ans au mont Olympe de Bithynie. Il fit ensuite un voyage à Rome d’où il arriva à Jérusalem en 1045. Puis il entra dans un des couvents que les solitaires avaient fondés au désert du Jourdain. Ce n’est que plus tard qu’il alla au mont Latros où il fut supérieur général de cette sainte région, puis à Cos et de là à Patmos, enfin en Eubée. Voyez E. Le Barbier, Saint Christodule et la réforme des couvents grecs au Xe siècle, Paris, 1863. Saint Mélétios le jeune, né vers 1035 dans un bourg de Cappadoce, entra vers 1050 au couvent de Saint-Jean Chrysostome à Constantinople. Il ne commença ses grands voyages qu’en 1070.

[27] Voyez dans le Strategicon, les motifs par lesquels Wassiliewsky explique ce départ clandestin. — Le récit des Sagas est très différent. Zoé, amoureuse de Harald, le fait jeter en prison, etc., etc. Hopf avait déjà précédemment adopté la même opinion fondée sur la lecture de Rafn. Voyez encore Courot, et Constantinidès, puis encore Gust. Storm, Harald II Hardraade.

[28] Aucun historien grec ou autre ne fait allusion à ce prétendu soulèvement de la population de l’Attique.

[29] Nous devons ce renseignement à Joël. Skylitzès ajoute que les membres de la famille du Kalaphate se dispersèrent au loin.

[30] Voyez dans Arisdaguès de Lasdiverd, le curieux récit de la chute du Kalaphate.

[31] Et non quatorze mois et cinq jours comme Lebeau le dit par erreur.

[32] On ne connaît aucune monnaie qu’on puisse attribuer avec certitude au court règne commun de Michel V Kalaphate et de Zoé.