L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Troisième partie

CHAPITRE III

 

 

A l’aube de cette même nuit funèbre, comme on chantait en grande pompe la Passion dans la grande Eglise, on vint en hâte chercher le patriarche Alexis le Stoudite, au nom du basileus Romain mourant. Comme le vieux prélat accourrait en hâte au Grand Palais, il fut mis en présence tout d’abord du cadavre du malheureux empereur.

Avant que cette première émotion ne se fût dissipée, les portes de la grande salle du couronnement, dite Chrysotriklinion, splendidement illuminée, s’entrouvrirent soudain toutes grandes et le saint homme ahuri aperçut un spectacle inouï. La basilissa Zoé, en éclatant costume impérial, avec la robe à grands carreaux des grands jours, diadème en tête, sceptre en main, couverte de joyaux, s’était placée sur le trône. A ses côtés était assis le jeune favori Michel, le frère de l’eunuque de Paphlagonie. Alors, à la stupéfaction indignée du patriarche, la basilissa, veuve depuis une heure, lui demanda de l’unir sur-le-champ par les liens du mariage à son amant plus jeune qu’elle de près de trente années! Voici ce qui s’était passé dans ces rapides instants. C’est Psellos qui est notre guide

A la minute où Zoé eut appris que le basileus venait d’expirer — elle n’était plus présente, au dire de Psellos, au moment précis où Romain avait rendu le dernier soupir — elle avait fait convoquer d’office les hauts dignitaires avec les principaux conseillers de la couronne. Parmi ceux-ci accourus aussitôt, tous ceux qui, en majorité, avaient été de tout temps les très fidèles serviteurs de la famille du basileus Basile, tous ceux aussi qui avaient été les familiers du défunt basileus Romain ou avaient été liés jadis avec le père de celui-ci, supplièrent la basilissa de prendre quelques jours de réflexion avant d’élever au trône un nouveau basileus, pour pouvoir choisir en toute tranquillité, sans éveiller de soupçons, le meilleur de tous et en faire à ses côtés, non pas un véritable souverain, mais un simple époux qui fut en même temps le premier de ses sujets. Dans l’espoir de convaincre Zoé, ils la pressaient de toutes façons. Mais le siège de la vieille amoureuse était fait. Elle était entièrement décidée, malgré le scandale sans précédent qui en résulterait, à satisfaire sa passion et à élever à côté d’elle son jeune amant. « De toute son âme et de toutes ses pensées, poursuit Psellos, elle ne songeait qu’à Michel, le jugeant non point avec sa raison, mais avec sa passion. Mais il y avait autre chose encore, car, derrière elle, le subtil eunuque Joannès, cet homme si intelligent, si avisé, si actif, en même temps si totalement dépourvu de scrupules, véritable « deus ex machina » de tout ce drame, enivré d’une joie secrète par cet événement qu’il avait tant contribué à amener et qui allait donner à un des siens, à lui par conséquent, le pouvoir suprême, faisait mouvoir avec une rapidité diabolique, une précision acharnée, les fils de cette foudroyante intrigue. Saisissant d’un éclair de sa pensée l’intense nécessité qu’il y avait pour lui et les siens à précipiter les événements, il avait, dans une entrevue haletante de quelques instants avec sa souveraine, excité celle-ci à ne pas perdre une heure, et à fixer ce matin même son mariage et le couronnement de son amant. Si l’on tardait de quelques moments, l’on permettait à une opposition formidable de prendre corps. Il y allait de la vie de Michel et de ses frères, de celle de Zoé aussi peut-être. Zoé, elle, ne demandait qu’à être convaincue. Ainsi fut dit et fut fait. Le patriarche avait été incontinent mandé, comme on l’a vu, qui avait trouvé Michel l’attendant sous la robe lamée d’or assis avec son impériale fiancée sur le trône des basileis. Elle-même, de ses mains, avait déjà placé sur le front de son amant le diadème des successeurs de Constantin, avant de prendre place à ses côtés dans l’attitude immobile et hiératique consacrée par les siècles. En même temps, les employés du Palais, préposés aux cérémonies mortuaires, s’étaient emparés du cadavre du malheureux Romain pour procéder à la toilette funèbre.

S’adressant au vieux patriarche épouvanté, Zoé lui montrant son nouveau maître, et adolescent aux joues roses, lui ordonna de les unir séance tenante. Lui, affreusement troublé, tremblant de peur, hésitant cependant devant l’énormité du forfait, balbutia quelques paroles inintelligibles. Psellos dit qu’il ne parvenait pas à proférer un son. Mais l’eunuque Joannès possédait admirablement la connaissance des hommes. Sur son conseil, Zoé remit incontinent de ses mains au prélat timoré la somme énorme de cinquante livres d’or, plus une somme équivalente pour son clergé.[1] Alors le vieillard, ainsi convaincu, cessant toute résistance, sembla revenir à lui. Il fit aussitôt tout ce qu’on exigeait de lui, maria les deux époux, appelant la bénédiction divine sur ces deux meurtriers, de situation et d’âge si fantastiquement disproportionnés, et finalement couronna l’aventurier de Paphlagonie, l’ancien fabricant de fausse monnaie, le frère de l’eunuque. Il fit de cet homme infime un basileus des Romains, la plus haute dignité du monde à cette époque avec le pape et l’empereur germanique! Constantinople seule pouvait voir cette chose extraordinaire: un adolescent de naissance obscure, hier encore inconnu, assis sur le trône séculaire des basileis successeurs de Constantin, représentant de Dieu sur la terre, devenu ainsi le maître absolu d’une moitié du monde connu par le caprice insensé de sa vieille amante, héritière de l’illustre dynastie macédonienne!

Immédiatement après le couronnement, un rescrit du nouveau basileus et de la basilissa, expédié au Préfet de la Ville, invita la foule des dignitaires, des sénateurs, des fonctionnaires tant palatins qu’urbains, à venir dans la soirée du même jour, dans le Chrysotriklinion admirable, adorer leur nouveau maître et prêter aux souverains le serment d’allégeance accoutumé. Beaucoup parmi ce docile troupeau durent apprendre à la fois, dans une stupéfaction profonde, que le basileus Romain était mort et que le jeune favori d’Asie l’avait remplacé sur le trône. Prosternés la face contre terre, les longues théories de courtisans, vieillards blanchis dans les délibérations du Sénat, généraux couverts de blessures et de lauriers, ministres, magistrats, adorèrent l’éphèbe couronné qui, quelques mois auparavant peut-être, leur avait rendu les plus vils services, perdu dans l’infinie domesticité du Palais. Combien de telles moeurs officielles devaient abaisser les âmes, avilir les caractères en les humiliant atrocement!

Chaque sénateur donc chaque dignitaire défilait son rang, touchant le sol de sa tête, devant chacun des deux souverains, baisant la main droite de l’autocrator, mais point celle de la basilissa. Ils défilèrent ainsi par centaines.

Chose inouïe, l’accueil fait dans la grande Ville à la prodigieuse nouvelle fut, au dire de Psellos, très favorable au nouveau basileus, en apparence du moins, à la fois, nous dit ce chroniqueur; parce que tous, désireux de ménager et de flatter le nouveau maître du monde, s’efforçaient de dissimuler leurs sentiments vrais et parce que l’annonce de la mort de Romain, ce prince qui avait par peser sur ses sujets d’un poids si lourd, faisait que chacun respirait plus librement. En somme, poursuit notre écrivain, on apprit l’élévation extraordinaire de Michel avec une insouciante autant que joyeuse légèreté. Chacun accourut avec bonheur faire sa cour au nouveau, et si étrange chef de l’Empire sans le connaître et sans savoir même exactement quels hasards l’avaient ainsi subitement placé sur le trône.

En outre de cette première proclamation quasi-nocturne, il y eut encore au matin de ce jour, une autre ordonnance impériale expédiée de même au Préfet de la Ville, portant qu’on fit à procéder incontinent aux funérailles du défunt basileus, d’après les coutumes immémoriales.

Michel. IV, ainsi définitivement proclamé, soutenu de minute en minute par cet homme extraordinaire qui était l’eunuque Joannès, prit hardiment en mains le pouvoir.

Dès le jour même du couronnement et de toutes ces cérémonies inaugurales, dans cette même immémorable journée du Vendredi Saint 12 avril,[2] on porta processionnellement le pauvre corps du défunt basileus Romain dans le mausolée, qu’il s’était fait construire dans sa chère église de Périblepte où il allait dormir son dernier sommeil, loin de la plupart de ses prédécesseurs groupés au Panthéon des Saints Apôtres.

Préalablement, le cadavre impérial, soigneusement lavé et paré, avait été exposé pour tous sur un somptueux lit d’apparat. Chacun était venu rendre les derniers honneurs à celui qui, la veille au soir encore, avait été vu vivant aux Bains du grand Palais, puis le funèbre cortège avait pris la route de Périblepte. Parmi ceux qui marchaient en tête, l’immense foule urbaine se montrait curieusement le jouvenceau parvenu, le nouveau maître de l’Empire, l’isapostole, l’égal de Dieu sur la terre, puis son frère, le fameux Orphanotrophe eunuque, véritable chef du pouvoir, cet homme si heureusement doué, en même temps si profondément scélérat, dont le portrait nous a été heureusement conservé.

Psellos qui, pour lors, nous le verrons, se trouvait à Constantinople depuis peu, tout jeune étudiant suivant les cours des Belles Lettres, raconte qu’il vit défiler tout du long de la Mesa, à travers la grande Ville, les longs anneaux de ce lamentable cortège qui menait en terre le basileus assassiné. Le cadavre, porté à découvert, était à tel point méconnaissable que, sans les ornements impériaux qui le recouvraient, personne n’eût su qui il était, tant la face était gonflée, exsangue, décolorée « comme sont les traits de ceux qui meurent par le poison ». La chevelure et la barbe étaient à tel point clairsemées qu’elles paraissaient « un champ désert après la moisson ». La foule, tant celle innombrable qui bordait les rues sur le passage du convoi que celle non moins grande qui faisait cortège, contemplait d’un oeil sec cette infortune, « les uns, dit amèrement Psellos, parce qu’ils avaient beaucoup souffert par ce prince, les autres tout simplement parce qu’ils n’avaient retiré de lui aucun avantage. » Dans ce somptueux monastère qui avait coûté au pauvre empereur tant de soucis, tant de dépenses, sa dépouille ne posséda plus qu’un faible espace de quelques pieds dans la vaste église.

Ainsi donc commença à régner à Constantinople le basileus Michel, quatrième du nom,[3] surnommé de sa province d’origine « le Paphlagonien » ou encore « l’Argentier », à cause de sa profession première, couronné avec la basilissa Zoé, sa très mûre épouse, dans les premières heures de la matinée du Vendredi Saint 12 avril de l’an 1034.

« Rien qu’en parcourant la Chronique de Zonaras, dit fort bien M. Bury, Chronique qui n’est, pour cette époque, qu’un abrégé de celle de Psellos, on se rend de suite aisément compte de cette chose fort inattendue que Michel IV, ce jeune basileus parti de si bas, ne fut en aucun sens ce qu’on pourrait appeler un mauvais souverain. Son attitude énergique dans la grande lutte contre les Bulgares révoltés, immédiatement avant sa mort, fut une chose vraiment héroïque, si l’héroïsme signifie oubli de toute préoccupation personnelle, endurance courageuse des pires souffrances pour un mobile patriotique. Mais dans le récit bien plus détaillé de Psellos, nous pouvons, bien mieux encore que dans celui de Zonaras, apprécier le jugement si sain, les talents si vrais de ce basileus exceptionnel. Cet excellent historien nous déclare du reste en termes d’une parfaite clarté qu’en faisant cet éloge si constant de Michel IV, il sait bien qu’il va se trouver en opposition avec l’opinion régnante de son temps qui était défavorable à ce prince. En fait il s’était créé de propos délibéré son apologiste. Nous pouvons croire, avec grande probabilité de ne pas nous tromper, qu’il devait être redevable d’un certain nombre de ses informations sur ce prince à son grand ami Constantin Likhoudès, qui était entré au Sénat vers cette époque et par l’influence duquel il avait été très probablement lui-même nommé juge à Philadelphie. « Je sais bien, poursuit-il, que beaucoup de chroniqueurs, traitant du règne de ce prince, feraient un récit tout différent du mien, car la persuasion où on était que les choses allaient tout autrement qu’elles n’allaient en réalité, prévalait à l’époque de cet empereur, mais moi, en partie parce que j’ai été directement mêlé à cette époque aux affaires publiques, en partie parce que j’ai été mis au courant des plus secrètes choses de l’État par des personnes qui étaient dans l’intimité du basileus Michel, je suis, il me semble, un juge plus compétent, à moins toutefois que mes yeux comme mes oreilles n’aient été victimes de quelque ensorcellement ».[4]

Le nouveau régime fut donc très favorablement accueilli à ses débuts. Ce scandale abominable, qui faisait suivre le plus affreux des régicides de la plus honteuse des unions, ne suscita aucun murmure populaire. Il semble n’y avoir et, qu’une unique protestation, celle-ci très violente, que nous a contée Skylitzès. Seul, le patrice Constantin Dalassénos, qui vivait dès longtemps retiré sur ses terres, après tant de maux et d’infortunes courageusement subis, ne certain supporter la nouvelle de cette élévation criminelle. Il en témoigna hautement son horreur indignée, furieux de voir « ce gueux de trois sous atteint d’une horrible maladie préféré par la basilissa à tant de bons et excellents citoyens, pour en faire son époux et le maître de l’Empire! » L’eunuque Joannès, informé de l’attitude séditieuse de ce très haut personnage, en fut irrité au plus haut point en même temps que fort troublé. Dissimulant sa colère sous son habituelle duplicité, il avisa à attirer aussitôt l’imprudent patrice dans ses l’îlets, Il lui dépêcha à cette intention un de ses plus fins limiers, l’eunuque Ergodotes, le même qu’il lui avait envoyé déjà lorsqu’il s’était agi de lui pour le marier à la basilissa Zoé. Celui-ci, à force de promesses et de serments, parviendrait à gagner la confiance de l’infortuné et à l’amener au Palais. Ce serait sa perte immédiate. Dans l’intervalle, en effet, l’Orphanotrophe avait réussi à se concilier définitivement le Sénat en élevant les plus importants de ses membres à des dignités supérieures. De même, il avait su s’attirer par de larges distributions de dons et de faveurs la bienveillance de la multitude urbaine. Bref, il avait fini par gagner presque tout le monde.[5]

A l’arrivée d’Ergodotes, Dalassénos incapable d’ajouter foi aux serments d’un tel homme, refusa d’abord de se laisser ramener par lui à Byzance. Seulement il fit savoir au Palais par un de ses fidèles qu’il viendrait à condition qu’on lui fit des serments plus solennels encore. Alors on lui expédia Constantin Phagitzès, lui aussi eunuque, lui aussi originaire de Paphlagonie, familier du nouveau basileus, porteur des plus saintes reliques, à savoir: les bois de la Vraie Croix, la Sainte Face, ou « Véronique », la lettre autographe de Notre Seigneur au roi Abgar, à peine arrivée d’Édesse; enfin la très sainte Image de la Panagia Blachernitissa. C’étaient les plus précieux joyaux de l’Empire!

Il fallait qu’on attachât en haut lieu une singulière importance à se rendre maître de la personne de cet homme. Les serments impériaux prêtés sur des trésors d’une valeur aussi inestimable, triomphèrent de toutes les méfiances de Dalassénos qui se laissa docilement ramener dans la capitale. Il fut accueilli à merveille par le nouveau basileus qui lui déféra la haute dignité d’« antypathos » ou proconsul. Michel lui fit en outre de grands dons et l’adjura d’aller en toute tranquillité, libre et sans crainte, habiter dans sa maison patrimoniale « qui était proche de celle de Kyros ». Tout cela, on le verra, n’était que le prélude du plus affreux des crimes.

« En plaçant Michel sur le trône, a fort bien dit Lebeau, Zoé s’était flattée qu’au lieu d’un basileus et d’un mari, elle n’aurait qu’un esclave couronné qui ne ferait que prêter son nom aux volontés de sa bienfaitrice ». Ses illusions ne furent pas de longue durée. « Michel, dit Psellos, jusqu’à son élévation si étourdissante, semble, malgré tout, avoir eu quelque amitié pour la basilissa. Très peu de temps après, ses sentiments pour elle se modifièrent du tout au tout ». « Ici, poursuit le chroniqueur, je ne saurais prendre parti. D’une part, je croirais mal agir en manifestant le moindre sentiment de haine pour cette basilissa qui fut notre bienfaitrice à tous, mais je ne puis blâmer non plus Michel de s’être arrangé pour que son impériale épouse ne lui fit pas subir le même sort qu’à son lamentable prédécesseur ».

En réalité, Michel n’avait jamais éprouvé le moindre amour pour la vieille Zoé qui avait dépassé la cinquantaine à l’époque de leur première liaison. Pour un peu de temps après leur mariage, au dire de Psellos, il se montra encore très bien pour elle, mais très vite cette feinte passion devint pour lui une contrainte insupportable. Alors non seulement sa froideur envers elle fut extrême, mais il lui devint subitement très hostile et la tint en suspicion, allant parfois jusqu’à redouter qu’elle n’en vint à le traiter comme il la soupçonnait d’avoir traité le malheureux Romain. Puis, d’accord avec, l’Orphanotrophe, il la priva de toute liberté et la tint strictement confinée dans le Gynécée sans lui permettre d’aller nulle part, renvoyant toutes ses femmes, les anciens eunuques de son père aussi, que Romain Argyros avait une première fois chassés et qu’elle s’était empressée de rappeler. Il réduisit de même sa pension au strict nécessaire, lui faisant défense de recevoir aucune visite sinon par la permission spéciale des gardiens nouveaux qu’il lui imposa. Il chargea ceux-ci de la surveiller à chaque minute et de ne lui laisser voir que des personnes parfaitement sûres et connues. Zoé, qui parait avoir été de nature fort accommodante, bien que violemment irritée intérieurement par cet excès d’ingratitude prodigieux après tant de bienfaits, accepta ce rigoureux traitement avec une patience résignée tout à fait admirable et une parfaite possession d’elle-même. Elle subit tout sans murmurer, résolue à éviter tout scandale, ne se permettant jamais à l’endroit du basileus ou de ses gardiens la moindre allusion blessante, même un regard de colère. « D’ailleurs, poursuit philosophiquement le chroniqueur, elle eût été bien incapable d’opposer de la résistance aux ennuis dont on l’accablait, car elle n’avait ni force, ni autorité d’aucune sorte, aucune garde impériale non plus pour la protéger et la défendre! Elle agissait donc suivant sa méprisable nature de femme, ne luttant point, mais laissant aller sa langue, et s’agitant dans sa triste solitude sans adresser de reproches au basileus pour son ancien amour oublié, pour sa foi violée, sans témoigner d’irritation ni contre ses beaux-frères, qui sans cesse la noircissaient aux yeux du basileus, ni contre ses gardiens qu’elle eût certain faire renvoyer. Elle conservait constamment une attitude douce et soumise vis-à-vis de tous, subissant les personnes et les circonstances à l’égal du philosophe le plus complètement maître de lui. »

Ajoutons que les nouveaux beaux-frères de la veille basilissa ne se fiaient en rien à ces apparences si douces. Ils la considéraient bien plutôt comme une lionne en cage. Plus elle semblait résignée, plus ils croyaient devoir prendre de précautions à son endroit.[6]

Le basileus renonça donc peu à peu à toute vie commune avec sa triste compagne et la séparation complète fut l’affaire de peu de temps. Il y avait bien des raisons à cet abandon. Une des principales fut, il faut bien le dire, la santé déplorable du pauvre Michel. Son état habituel d’hydropisie le rendait par lui seul tout à fait impropre à la vie conjugale. Puis, il éprouvait une humiliation affreuse de ses attaques d’épilepsie en présence de son impériale épouse. Puis, encore, il avait des remords terribles d’avoir été envers son malheureux prédécesseur parjure à l’amitié comme à tous ses serments. Enfin, il fut confirmé dans des dispositions hostiles à l’endroit de la basilissa, par les pieuses admonestations de ses conseillers spirituels, saints personnages avec lesquels il aimait tant à s’entretenir, pour obéir auxquels il s’efforçait de vivre en parfaite tempérance, en abstinence de tout commerce charnel, même légitime.

Skylitzès, plus libre de dire sa pensée que Psellos, s’exprime en termes beaucoup plus nets sur l’ingratitude de Michel envers la basilissa, surtout sur la politique sans scrupules de son frère l’eunuque. « Zoé, dit-il, ayant placé Michel sur le trône, se figurait qu’en place d’un époux et d’un basileus, elle n’aurait qu’un esclave. C’est pourquoi, ayant aussitôt rappelé au Palais tous les eunuques paternels, ses créatures de jadis, qui en avaient été éloignés par feu le basileus Romain, elle s’efforça tout d’abord de toute son âme de gouverner seule avec leur aide. Mais, hélas pour elle, tout alla presque aussitôt en sens contraire, car le frère du nouveau basileus, Joannès, qui n’avait élevé son frère au trône que pour régner sous son nom, homme pratique et plein d’énergie, aussitôt installé au Palais, craignant que Michel, qui était plutôt un automate en ses mains, n’éprouvât quelque dommage (car il avait sous ses yeux l’exemple de Romain), expulsa à nouveau du Palais les eunuques de la basilissa et ses femmes les plus fidèles, et les remplaça par des gardiens et des femmes à lui, en sorte que plus rien ni de grand, ni de petit, ne se fit au Palais sans sa volonté. Il s’opposait aux moindres mouvements de la basilissa, si bien qu’elle ne pouvait même aller au bain sans sa permission. » En somme, la pauvre femme dut renoncer de suite à toute espèce d’autorité et ne fut plus qu’une esclave aux mains de ce terrible homme.

Ayant tout ainsi disposé au Palais dès le début du nouveau règne pour les trois personnages qu’il y tenait dans une sorte de demi captivité: Zoé, Théodora et Michel, le tout-puissant eunuque, poursuit le chroniqueur, expédia des lettres impériales par tout l’Empire, mandant mensongèrement à tous les fonctionnaires que le basileus Romain étant venu à mourir de sa mort naturelle, le nouveau basileus Michel avait été proclamé et uni à la basilissa Zoé, encore du vivant et par la volonté de son prédécesseur!

Tous s’inclinèrent devant ce mensonge officiel; tous adorèrent le nouvel autocrator et le saluèrent d’acclamations de bienvenue, malgré les phénomènes extraordinaires qui avaient, dès les premiers jours, alarmé la superstition populaire.

« Pour bien juger ce règne de Michel IV, a dit fort bien M. Bury, la meilleure autorité contemporaine que nous possédions est de beaucoup l’Histoire de Psellos. Tout le récit que cet écrivain nous fait du gouvernement de ce basileus nous donne une impression de grande impartialité, impartialité dont on ne peut malheureusement pas toujours le féliciter. Et son témoignage si favorable au basileus Michel nous est confirmé par celui également contemporain de Michel Psellos, très bref, mais également très élogieux. « Le basileus Michel, nous dit ce dernier dans son Histoire, laissa derrière lui bien des traces de sa vertu ».[7]

« Michel IV, poursuit l’écrivain anglais, est un exemple très rare d’un caractère qui mûrit presque subitement. Pour un temps très court, tout au commencement de son règne qui, il faut l’avouer, eut des débuts infiniment fâcheux, il semble avoir fait du Palais un lieu de plaisir, laissant courir le temps, se prêtant aux caprices de la basilissa, insouciant de toute chose sérieuse à l’égal d’un enfant. Puis soudain il devint comme conscient de la grandeur du pouvoir suprême dont il était investi, conscient surtout des responsabilités multiples qui pesaient sur sa tête. Grandi sur le champ à la hauteur de la situation qu’il occupait, d’un enfant il devint subitement un homme. Délaissant pour toujours toutes ces puérilités qui l’environnaient, il fit voir à tous qu’il n’y avait en lui rien de superficiel. Psellos note avec raison, comme une chose digne d’admiration, qu’il ne bouleversa pas brusquement toute l’administration dès cette première année de son règne, mais qu’il procéda graduellement à des changements successifs. Il n’introduisit de même aucune nouveauté dans les pratiques gouvernementales accoutumées, n’annula ou ne modifia subitement aucune des lois promulguées par ses prédécesseurs, n’opéra aucun rajeunissement trop prompt dans les rangs du Sénat. Certes il tint parole à ceux de ses amis personnels auxquels, ainsi que cela arrive presque toujours lors d’un règne nouveau, il avait engagé sa parole avant son avènement, mais il ne les mit point pour cela immédiatement au premier plan. Il les laissa s’exercer d’abord dans des emplois inférieurs en vue de préparer leur avancement futur. Son infatigable sollicitude ne cessa de veiller à la fois au bon gouvernement de l’Empire comme à la parfaite défense des frontières contre les attaques sans cesse imminentes des nations barbares. »

« Pour ce qui était de l’application des lois, poursuit ce chroniqueur si précieux, Michel se trouvait assez embarrassé. Ses talents naturels ne lui étaient ici d’aucune utilité, mais pour juger de ces lois et de l’emploi qu’il devait en faire, les arguments lui venaient en foule à l’esprit. Il les accumulait à plaisir et son intelligence suppléait alors largement à son inexpérience.

« J’admire surtout ceci, s’écrie Psellos, préoccupé de nous fournir de son prince un portrait sincère, j’admire que ce basileus, bien qu’il eût été élevé de si bas à une fortune aussi étonnante, ne s’en montra point ébloui et ne fut en rien inférieur à cette toute-puissance dont il se trouva si subitement investi. Il sut, je le répète, ne rien modifier de suite à l’ordre de choses établi de toute antiquité. On eut pu croire vraiment qu’il avait été dès longtemps préparé à cette insigne fortune et qu’il y avait accédé par degrés et non point soudainement par cet extraordinaire coup du sort. »

Autant Michel se montra un basileus bon et généreux, autant ses frères furent exactement le contraire. Passionnément avides de toutes les jouissances du pouvoir, chacun d’eux voulut atteindre à tout. « Vraiment, s’écrie Psellos, il semble que ces insatiables eussent désiré absorber le genre humain et supprimer l’univers pour leur avantage particulier. Souvent leur frère, le basileus, s’efforçait de les retenir par les plus violentes réprimandes, même par des menaces, mais il n’y réussissait jamais, ce dont il se désespérait. L’aîné de tous, Joannès l’Orphanotrophe, qui dirigeait si habilement les affaires de l’État, s’interposait alors pour le calmer. Cet homme si avisé aimait cependant à laisser la bride sur le cou à ses autres frères, non pas qu’il fût constamment de leur avis, mais parce qu’en réalité le bien-être des siens l’occupait incessamment et presque exclusivement.

« Je suis certain de ne point errer dans mon jugement sur ce basileus, poursuit Psellos avec une touchante confiance en lui-même, et il m’est vraiment impossible de médire de ce prince que j’ai si bien connu, que j’ai entendu parler et vu agir et dont j’ai pu apprécier de près toutes les belles qualités. Certes, il avait ses défauts dont nous parlerons plus loin. Mais pour le moment, continuons à établir la liste de ses vertus. Il accordait sa constante sollicitude au bon état et à l’amélioration incessante de l’armée qu’il considérait comme les entrailles mêmes de la patrie. Pour les finances, il en laissait le soin exclusif à son frère l’Orphanotrophe, si compétent en cette matière.

« A l’égal de Romain, son infortuné prédécesseur, Michel était infiniment religieux, mais, loin de se montrer comme celui-là un simple dilettante, il était dévot de toutes les forces de son âme. Non seulement il passait une grande partie de son temps dans les églises, prenant un soin minutieux des temples où se prêchait la parole divine, mais il cultivait avant tout la société des personnes pieuses et des ascètes.[8] Il avait pour ces derniers un penchant si marqué qu’il faisait sans cesse, avec une ardeur infatigable, courir les grandes routes et les chemins de traverse, fouiller en un mot tout l’Empire par terre et par mer pour qu’on lui en découvrit. On peut affirmer que pas un seul de ces saints personnages ne lui est demeuré inconnu. Et quand il en avait découvert un et qu’il se l’était fait amener au Grand Palais, il lui témoignait de la plus profonde et presque extravagante vénération, le comblant d’égards, frictionnant de ses mains impériales ses pieds sales, le serrant dans ses bras, le couvrant de ses baisers, poussant la folie dévote jusqu’à s’envelopper secrètement de ses haillons fétides, jusqu’à le faire coucher dans son lit, durant que lui-même dormait à ses pieds sur un matelas placé à terre, sa tête reposant sur un oreiller aussi dur que la pierre. Ceux mêmes parmi ces ascètes qui, par leurs infirmités ou leurs plaies, étaient devenus pour tous un objet de dégoût et que chacun s’efforçait d’éviter, étaient de sa part l’objet d’un culte spécial. Il se faisait littéralement leur serviteur, les lavant de ses mains, appuyant son visage sur leurs plaies, les soignant comme un esclave le ferait de son maître. » Et Psellos, achevant cet étrange récit, s’écrie: « Que les bouches de la médisance demeurent donc closes et que la mémoire de ce basileus subsiste indemne de toute calomnie! »

Il nous faut, pour ne pas être tenté de hausser les épaules à l’ouïe de telles étrangetés, nous efforcer de nous mettre quelque peu au diapason de l’époque et du lieu. Ne voyons-nous point Psellos, certainement un des hommes les plus distingués de son siècle, faire le plus vif éloge de cette méthode extravagante employée par ce pauvre basileus pour tenter de réaliser cette prétendue vie spirituelle qui nous parait, à nous, enfants du vingtième siècle, une simple monomanie religieuse? Michel, en tout cas, était absolument sincère. Il espérait avec ardeur, par ces pratiques dévotes, obtenir la grâce de Dieu, le pardon de ce crime dont le souvenir le hantait affreusement, la guérison enfin de sa terrible maladie. N’oublions point qu’il était un illettré, ne possédant, au dire même de son panégyriste Psellos, « aucune espèce de culture hellénique » pour le préserver de ces aberrations d’un ascétisme « gymnosophique », absolument annihilateur du moi, ascétisme dont les pratiques ridicules nous semblent aujourd’hui d’autant plus risibles qu’il s’agit d’un souverain, d’un empereur qui régnait sur la moitié du monde connu! Non content de mener une vie d’ascète, Michel s’efforçait d’encourager cette existence chez les autres, faisant l’impossible pour se rendre Dieu propice. Il dépensait des sommes énormes, une bonne partie du trésor de l’Empire, pour doter des monastères, tant d’hommes que de femmes. Il fit élever à Constantinople un grand édifice appelé le « Ptôchotrophion » ou « Asile des pauvres », sorte de réfectoire immense pour les dévots mendiants. A tous ceux qui voulaient suivre cette existence, il donnait de l’argent en quantité. Son zèle à imaginer de nouveaux procédés pour sauver les âmes s’étendait jusqu’à ces malheureuses pécheresses, filles de joie, qui encombraient de leur foule les carrefours de la capitale. « Comme de telles créatures sont par nature sujettes à demeurer sourdes à toutes les exhortations qui ont pour but leur salut », il ne jugeait point judicieux de chercher à les amender par des lectures pieuses. Il ne pensait pas davantage devoir user envers elles de rigueur, encore moins de violence, mais il avait fait construire à leur intention, un immense et magnifique pénitentiaire, moitié hospice, moitié monastère. Puis il avait fait publier par tous les carrefours de la capitale « que toute femme, parmi celles qui faisaient trafic de leur corps, qui se montrerait désormais désireuse de vivre honnêtement dans l’abondance, défrayée de tout, n’avait qu’à habiter ce refuge après avoir revêtu l’habit monastique, que de cette façon elle n’aurait plus, dès lors, à s’inquiéter de son avenir ». Psellos termine ce curieux récit en nous disant « qu’une foule de femmes, parmi celles qui habitaient sous les toits »[9] se présentèrent et furent aussitôt enrôlées comme recrues dans cette première des armées du Salut.

Nous ignorons hélas quels furent les résultats de ces efforts touchants, qu’avaient tentés déjà, plusieurs siècles auparavant, Théodora et Justinien. « Ces femmes, s’écrie toutefois Psellos, ayant changé de moeurs en changeant d’habits, toutes ces jeunes créatures arrachées au mal, formèrent dès lors une véritable armée de Dieu, un sacré catalogue de toutes les vertus »

« Le basileus n’en resta point là, poursuit notre chroniqueur. Dans cette recherche passionnée de son salut qui le préoccupait si exclusivement, il confia le soin de diriger son âme à ceux qui dès leur jeunesse s’étaient consacrés à Dieu et qui, ayant vieilli dans les mortifications et dans un commerce constant avec la Divinité, étaient devenus tout-puissants auprès d’Elle. Aux uns, il donnait son âme à transformer, à d’autres, il arrachait la promesse qu’ils interviendraient auprès de Dieu pour lui faire obtenir le pardon de ses péchés. Un certain nombre de ces pieux religieux, dans la crainte que le basileus n’eut commis quelque crime dont il n’oserait jamais se confesser, crurent devoir se refuser à ces instances, et ceci naturellement, dès que le public en eut connaissance, excita encore la médisance universelle ». « Mais, ajoute Psellos, ce n’était qu’un injuste soupçon de leur part. Pour tout homme de bonne foi, il n’y avait vraiment dans toutes ces démarches du basileus pas autre chose qu’une pieuse ardeur, un désir brûlant de trouver enfin le pardon de ses fautes. »

« Je sais bien, s’écrie encore une fois notre historien, que d’autres ont écrit aussi la vie de ce prince et que probablement ils l’auront racontée tout différemment parce qu’alors régnait au sujet de ce basileus une opinion tout à fait contraire à la vérité, mais moi qui ai été son contemporain, qui me suis entretenu avec les personnes de sa plus étroite intimité, je suis un meilleur juge que tous ceux-ci, à moins cependant qu’on ne refuse de tue croire quand je dis uniquement ce que j’ai vu et ce que j’ai entendu. Tant pis si mon témoignage exaspère les méchants. Je n’en aurai pas moins rapporté la vérité vraie. »

Au fond, Skylitzès s’exprime à peu près de la même manière que Psellos, tout en se montrant peut-être plus sévère parce qu’il était moins bien informé: « Jusqu’au dernier jour de sa vie, dit-il, Michel pleura son crime et chercha à apaiser la colère de Dieu par une foule de bonnes œuvres, par la fondation de nouveaux et populeux monastères, par toutes sortes d’autres actes méritoires. Tout cela eut été certes fort utile à son âme si en même temps il eut consenti à abdiquer, à renoncer aux adulations du pouvoir, à pleurer sa faute dans l’obscurité, mais, au contraire, il continua à jouir de tout, de Zoé, du pouvoir, de la fortune publique. Il devait croire Dieu bien stupide pour vouloir se contenter d’une semblable pénitence! »

Les ennemis très nombreux de Michel et de sa famille s’acharnaient de propos délibéré à interpréter méchamment ses pratiques de haute dévotion, Ils ne craignaient pas, parait-il, de répéter partout qu’avant son avènement si extraordinaire, le basileus avait été en communication fréquente avec les démons, que même il avait conclu avec eux un pacte impie par lequel, en échange de l’Empire, il reniait Dieu et perdait son âme. C’est la sempiternelle accusation de tout le moyen âge contre quiconque avait réussi contre toute espérance ou vraisemblance. Psellos, du reste, a su se montrer aussi intelligemment sceptique que tout à fait impartial à l’égard de ces accusations stupides, résumant à grands traits le portrait si poussé qu’il nous a laissé de Michel, il s’écrie: « la conduite de ce basileus fut telle, qu’abstraction faite de son crime envers Romain, de sa liaison adultère avec Zoé, de la cruauté enfin avec laquelle il exila divers hauts personnages sur un simple soupçon, abstraction faite encore de sa déplorable famille, dont il n’était du reste pas responsable, et qu’il ne pourrait pourtant supprimer, on ne peut autrement faire que de le classer parmi l’élite des souverains de tous les temps. On pourrait même affirmer, que n’eussent été ses quelques graves défauts, on ne saurait lui comparer aucun des plus grands souverains. N’ayant eu dans sa jeunesse d’instruction d’aucune sorte, il sut cependant former et régler son caractère mieux que beaucoup de ceux qui avaient passé par les plus fortes études philosophiques. Il fut meilleur qu’eux et se montra constamment plein d’ardeur pour le bien public. Jamais il ne se laissa diriger par ses passions qu’il sut toujours maîtriser. Son regard était moins prompt que sa pensée qui sans cesse éclatait en saillies pétillantes. Sa parole était élégante, parfois inégale, toujours rapide. Le timbre de sa voix était exquis. Il s’occupait avec une sollicitude extrême des affaires de l’État dont il avait rapidement acquis le maniement et la très grande expérience pleine de promptitude et de perspicacité. Fermement résolu à ne nuire à aucun, mais en même temps à être respecté de tous, il ne fit jamais de propos délibéré de mal à personne, conservant constamment en public un maintien grave qui, en inspirant à tous un religieux respect, les empêchait de se mal conduire. »

La tendresse de Michel pour les siens fut la pierre d’achoppement qui fit que ses belles qualités ne purent être suffisamment appréciées. Ses frères que tant il chérissait furent sa pire infortune, leurs natures vulgaires autant qu’avides ternissant le lustre de la sienne. Ils furent comme la Némésis attachée au char de son triomphe. L’aîné de tous, leur chef, celui qui avait les plus grandes qualités politiques, était ce Joannès, surnommé l’Orphanotrophe, que j’ai cité si souvent déjà et dont je vais parler avec quelque détail. Psellos, alors qu’il était déjà en âge de bien observer, s’était trouvé fréquemment en rapport avec cet illustre et dur personnage: Il l’avait maintes fois entendu parler; il s’était trouvé auprès de lui quand il traitait des choses publiques. Chaque fois il avait observé son caractère avec attention. Aussi nous fait-il le compte très précis de ses bonnes et de ses mauvaises qualités.

Le célèbre eunuque, qui devait jouer sous le règne de son frère le premier rôle dans l’État, était d’esprit vif, très fin, très délié, ainsi que le laissait paraît-il, deviner l’éclat sans pareil de son regard. Dans l’expédition des affaires, il se montrait acharné au travail, de nuit comme de jour, plein de savante expérience, surtout habile financier. Il n’aimait à faire gratuitement du mal à personne, mais souvent il prenait des airs terribles pour mieux intimider les gens, pour prévenir de mauvaises actions par la seule menace de son regard. Il était bien pour le basileus son frère un véritable « rempart », « une tour de défense », car de nuit comme de jour ses pensées n’étaient occupées que du bien de l’État. Tout cela n’empêchait point cet homme extraordinaire de trouver le temps nécessaire pour prendre part aux réjouissances publiques, aux banquets solennels, de figurer dans toutes les cérémonies officielles. Il ne négligeait pour cela aucune parcelle de ses devoirs formidables de premier ministre. Rien de ce qui se passait sur un point quelconque de l’immense Empire n’échappait à sa vigilance toujours en éveil, vigilance telle que personne n’eut osé le tromper, parce que tous le savaient constamment au courant de tout, vigilance telle que la nuit, aux heures du grand silence dans l’immense Ville, il avait coutume pour se rendre compte de tout par lui-même, d’en parcourir les quartiers les plus divers, passant avec la rapidité de l’éclair de rue en rue, perquisitionnant de tous côtés, échappant facilement, raconte Psellos, à toute observation, grâce à la sombre robe monacale de bure qu’il n’avait jamais cessé de porter depuis sa sortie du couvent. Son information absolument parfaite de tout ce qui avait pu se passer ou se passait terrorisait littéralement les auteurs de désordre et les empêchaient de former des attroupements ou n’importe quelle réunion illicite qui, sans cela, eut pu rapidement dégénérer en une conspiration. Chacun préférait rester chez soi plutôt que de tomber sous le coup de cet infaillible et inexorable justicier.

Telles étaient les admirables qualités de cet homme d’Etat, qualités auxquelles Psellos oppose la profonde dissimulation qui gâtait ce remarquable caractère. « Le terrible eunuque, nous dit-il, adaptait constamment ses regards aussi bien que ses discours à la qualité des personnes qui se trouvaient en sa présence. Il semblait être tout à elles, Alors qu’en réalité il n’en était rien. Quand il voyait venir de loin quelqu’un dont il avait à se plaindre, il avait coutume de foudroyer de loin le malheureux du regard et de la voix, puis, quand il était tout proche, il lui faisait le plus bienveillant accueil comme s’il venait seulement de l’apercevoir. De même si quelqu’un tentait de lui suggérer quelque idée neuve avantageuse au bien de la monarchie, le rusé personnage affectait d’y avoir songé lui-même dès longtemps, d’en avoir même déjà décidé l’application, tout cela pour éviter de devoir une récompense à l’inventeur. Il allait, dans son cynisme pratique, jusqu’à affecter de blâmer sévèrement celui-ci de ne pas lui avoir parlé plus tôt de sa trouvaille, et l’infortuné, déçu et volé, s’en allait tête basse, tandis que le malin ministre s’empressait de mettre son idée à profit, prenait ses mesures en conséquence, déracinait un mal peut-être naissant, mais surtout se refusait absolument à se reconnaître l’obligé du pauvre naïf.

La plus grande préoccupation de cet étrange Joannès était de paraître agir toujours en toute majesté, avec une grandeur, une dignité quasi-princières, mais, hélas pour lui, le véritable homme revenait constamment à la surface qui l’en empêchait, et celui-là était tout à fait grossier et mal élevé. C’est ainsi qu’il manquait de toute sobriété et une fois qu’il avait commencé de boire, sa vulgarité naturelle se faisait jour aussitôt. Il commettait alors toutes sortes d’indécences et d’inconvenances. Toutefois, même dans ce triste état, il ne perdait en rien la notion des égards qui lui étaient dus, n’adoucissant jamais son regard de bête fauve, ni n’aplanissant les dures rides de son front. Psellos affirme s’être souvent rencontré avec lui dans des banquets qui dégénéraient vite en orgies et s’être fort étonné de ce que cet homme si peu capable de résister à la boisson ou de retenir son rire grossier, portait cependant à lui tout seul sur ses épaules l’écrasant fardeau de l’État. Même quand il était tout à fait ivre, il excellait encore à surveiller les actes et les propos du moindre de ses compagnons de fête. Plus tard même, comme s’il les eut surpris en flagrant délit, il leur demandait compte à brûle-pourpoint de ce qu’ils avaient dit ou fait. Aussi le redoutait-on peut-être plus encore quand il était pris de boisson que lorsqu’il était à jeun.

C’était vraiment un spectacle étrange que la vue de cet homme si puissant sous son austère costume monacal. Pas une minute il ne réussissait à maintenir l’attitude décente et grave que celui-ci semblait réclamer. Tout au plus si quelque édit impérial concernant les ordres monastiques venait à réglementer à nouveau cet habit, daignait-il par déférence se conformer pour quelque temps à un maintien plus convenable. Mais cela ne durait guère. Plein d’indulgence pour tous ceux qui, comme lui, menaient une vie déréglée, il n’éprouvait d’autre part qu’éloignement et hostilité pour les hommes bien élevés et cultivés, de tenue et d’habitudes raffinées. Il était leur ennemi né, s’efforçant de paralyser leur influence, de contrecarrer sans cesse leur bonne volonté.

L’insouciance plus que cynique qu’il déployait en général à l’endroit d’un chacun était remplacée, pour ce qui concernait ses frères, par une constante, une inlassable, une invariable tendresse. De ceux-ci, Psellos nous trace un portrait déplorable. Ils étaient tous sans valeur morale aucune, entièrement différents de leur dernier frère le basileus qui était leur opposé en tout. Joannès très inférieur par lui-même à Michel au point de vue moral, était cependant très supérieur aux trois autres membres de cette intéressante lignée qui, eux, n’usaient de leur parenté avec le basileus que pour couvrir leurs mauvaises actions de sa protection toute puissante. Certes l’eunuque n’approuvait point leur inconduite; même il la haïssait, mais, en même temps, il chérissait ces indignes frères d’un tel amour, amour peut-être unique, dit Psellos, entre personnages du même sang, que sa pensée maîtresse était de tenir constamment le basileus dans l’ignorance de leurs non moins constants méfaits. Et quand, malgré tant de précautions, quelque chose en parvenait aux oreilles impériales, bien loin de se porter en accusateur, ce frère admirable s’employait de tout son pouvoir à cacher les malversations des coupables, à détourner de dessus leur tête la colère du basileus. Nicétas, l’un de ces trois louches personnages, ayant été appelé par la faveur impériale au poste si considérable de duc d’Antioche, c’est-à-dire de gouverneur civil et militaire de toute la région syrienne, n’avait pas tardé à se signaler par un acte d’abominable perfidie. Les citoyens de cette grande cité qui, peu auparavant, avaient sommairement mis à mort un certain Salibas, collecteur d’impôts, avaient fermé leurs portes au nouvel arrivant craignant sa colère et celle de l’empereur. Lui s’était alors obligé par serment à accorder à tous une grâce entière, mais à peine avait-il, à la suite de cette concession, réussi à faire son entrés dans la ville, qu’il avait fait saisir et envoyer au supplice une foule des principaux coupables.[10] Je reviendrai plus loin sur ces événements. Ce que j’en dis ici n’est que pour montrer quel triste personnage était ce Nicétas. Il mourut peu après son arrivée en Syrie et fut remplacé dans sa haute situation par son autre frère Constantin, eunuque comme Jean. Dans ces fonctions Constantin se montra moins détestable que son prédécesseur. Même il réussit à délivrer Edesse d’une violente agression des Sarrasins. En récompense, il fut bientôt nommé domestique des Scholes d’Orient, c’est-à-dire généralissime des forces de l’Empire en Asie. Georges, le troisième frère, celui dont nous savons le moins, et qui était probablement aussi eunuque, fut créé par le basileus et l’Orphanotrophe « protovestiarios », très haute dignité palatine à cette époque.[11] On le nomma en place de Syméon qui s’était, on l’a vu, retiré volontairement dans un monastère.

Toute cette famille de parvenus était éminemment impopulaire et le basileus Michel, malgré ses belles qualités, se trouvait englobé dans cette commune disgrâce de sa famille avec laquelle il aimait si passionnément à faire corps.

Nous sommes restés trop longtemps au Palais Sacré. Sortons en un moment pour dire quelques mots de ce qui se passait dans l’Empire ou sur ses frontières. Les chroniqueurs, Skylitzès en particulier, en dehors de ce qui avait lieu à la cour, ne nous ont laissé pour ce règne que quelques notes infiniment courtes rédigées dans le style le plus bref. Celles-ci témoignent cependant que ce malheureux basileus Michel, si mal préparé pour le rôle qu’il eut à remplir, si cruellement et constamment malade aussi, fut un souverain plein de vaillance et que, sous son gouvernement intelligent et fort, la défense de la frontière fut intelligemment conduite sur tous les points de son immense pourtour; car, hélas, sous ce règne comme presque toujours, l’Empire, tel un navire de haut bord sur les flots de l’Océan, attaqué par toute une flotte, fut constamment assailli sur toute sa circonférence par les barbares du nord comme du midi, de l’est comme de l’ouest!

Commençons par la frontière du sud, opposée à l’immensité du monde musulman. Nos renseignements sont malheureusement bien restreints sur l’histoire de la Syrie et de la Mésopotamie chrétiennes à cette époque comme sur les incidents secondaires, certainement très nombreux, de la lutte qui se poursuivait presque constante sur cette infinie et mouvante étendue entre les deux nationalités et les deux religions, malgré les trêves jurées entre le basileus et les Khalifes du Caire et de Bagdad.

Skylitzès, à cette même année 1034, qui vit l’avènement si irrégulier de Michel IV, l’aventurier de Paphlagonie, note brièvement trois faits importants. En parlant des frères du basileus, j’ai déjà fait allusion au premier de ces incidents qui fut la sédition sanglante des habitants d’Antioche, la grande capitale des marches du sud. Voici le récit de Skylitzès:

« Le basileus Michel, se trouvant constamment accablé par la maladie démoniaque dont il était atteint, et étant de plus mal préparé aux affaires publiques, n’avait guère que l’apparence et le nom du pouvoir. Toute l’activité, tant militaire que civile, était aux mains de l’eunuque Joannès. Un des premiers soins de ce ministre fut de nommer leur commun frère Nicétas duc ou catépan d’Antioche. La population de cette grande ville s’opposa d’abord à l’entrée de celui-ci dans ses murs parce qu’elle redoutait d’être trop rudement châtiée par lui pour avoir peu auparavant massacré dans une violente sédition le collecteur d’impôts Salibas qui s’était montré très dur et brutal dans l’exercice de ses fonctions. Mais comme Nicétas s’était engagé par serment à accorder une amnistie pleine et entière pour ce crime, les Antiochitains décidèrent finalement de lui ouvrir leurs portes. Mal leur en prit, car le fourbe, aussitôt maître de la cité, sans se soucier de ses serments, fit décapiter ou empaler une centaine de personnes. De plus, onze des citoyens les plus riches et les plus en vue, dont le plus important était le patrice Elpidios, furent par ses soins expédiés enchaînés à Constantinople après avoir vu tous leurs biens confisqués. Nicétas mandait en même temps à son frère que l’artisan secret de toute cette résistance était toujours ce fameux patrice Constantin est qui semble avoir été pour toute cette race paphlagonienne un adversaire très redouté dont nous ne pouvons que deviner bien imparfaitement la mystérieuse popularité.

L’Orphanotrophe, poursuit Skylitzès, avait déjà eu quelque soupçon de la connivence de Dalassénos dans l’émeute d’Antioche. La communication de son frère Nicétas fut pour lui un trait de lumière. Par son ordre, l’infortuné patrice, qui s’était si sottement mis dans la main de ses pires ennemis, fut immédiatement arrêté, enchaîné et conduit devant le basileus. Dès le 3 août il était déporté sur l’aride rocher de Plati. Constantin Dukas, mari de sa fille, la célèbre future impératrice Eudoxie, le même qui plus tard devait être basileus des Romains, ayant crié à l’injustice à cause de ce traitement barbare infligé à son beau-frère et invoqué les serments violés, fut de son côté enfermé dans une tour, probablement la fameuse prison des Anémas. Outre celui-ci, on molesta de même, en qualité de partisans de Dalassénos, trois hauts et riches archontes d’Asie, Goudélis, Baïanos et Probatas. On les dépouilla de leurs biens qui furent remis à Constantin, le second frère du basileus Enfin, l’ancien protovestiaire Syméon, dont il a été si souvent question déjà, un des plus intimes conseillers de feu le basileus Constantin, parce qu’il n’avait pas, lui aussi, craint de manifester hautement sa désapprobation de tels actes, accusant le basileus de parjure à l’endroit de Dalassénos, fut, lui aussi, expulsé de la capitale et exilé au mont Olympe où on le contraignit de prendre le froc dans un monastère jadis fondé par lui.[12] Sa charge fut, on l’a vu, transmise à Georges, troisième frère du basileus. Certainement Dalassénos devait appartenir à une des plus considérables familles byzantines pour qu’il ait eu ainsi à la fois de si puissants ennemis et de si dévoués et importants partisans et pour qu’il ait pu donner sa fille en mariage à un Dukas, un des premiers parmi les membres de la noblesse byzantine de l’époque.[13]

Le duc Nicétas ne survécut que peu à son entrée sanglante autant que déloyale dans Antioche. Il mourut presque aussitôt et fut remplacé dans sa charge par son frère Constantin. Le basileus, désireux de prévenir en faveur du nouveau duc la population antiochitaine qui venait d’être traitée si cruellement, fit mettre en liberté les malheureux captifs expédiés à Constantinople.

Je possède dans ma riche collection de bulles de plomb byzantines le précieux sceau de Nicétas, duc d’Antioche, frère du basileus Michel IV. Sur ce curieux monument d’assez grandes dimensions et qui peut être daté exactement à l’année 1034, puisque cette même année vit à la fois l’élévation et la mort de ce personnage, on lit la légende que voici en beaux caractères qui occupent à la fois le droit et le revers du sceau: Seigneur, protège ton serviteur Nicétas, patrice, recteur et catépan de la Grande Antioche.[14]

Voici les deux autres faits signalés par Skylitzès: Les habitants de la grande cité sarrasine d’Alep chassèrent le gouverneur envoyé par le basileus et les corsaires sarrasins s’emparèrent de la cité maritime de Myra, dans le thème de Cannes, l’ancienne Lycie. Pour la première de ces indications, nous ne savons même pas s’il s’agit d’un personnage purement byzantin ou d’un chef arabe. L’hypothèse de beaucoup la plus probable est qu’il est ici question de quelque résident grec que le basileus entretenait auprès de l’émir d’Alep, son vassal, car il y avait toujours un émir à Alep; seulement nous avons vu qu’il était devenu tributaire de l’Empire.

Ce fut certainement à la suite de cet événement qu’eut lieu une expédition malheureuse des Grecs contre cette ville, expédition dont les chroniqueurs byzantins ne soufflent mot et qui nous est connue uniquement par une très brève mention dans les sources arabes. Celles-ci, en effet, à l’année 426 de l’Hégire, qui va de novembre 1034 à novembre 1035, rapportent ce qui suit: « Les Grecs envoyèrent à Antioche une grande armée pour conquérir Alep. L’émir de cette ville, qui était toujours encore Chibl Eddaulèh Ibn Saleh Ibn Mirdas, marcha contre eux et les mit en déroute après un combat acharné, parce qu’ils étaient mourants de soif à cause de l’extrême chaleur et qu’ils avaient de mauvais guides. Il les poursuivit jusqu’à Azâz,[15] à une journée de marche au nord d’Alep, puis s’en retourna sain et sauf chez lui dans sa capitale avec un gros butin. Cette expédition malheureuse sur laquelle il serait intéressant de posséder plus de détails dut être organisée par le duc Constantin, frère du basileus.[16]

Pour cette même année, Ibn el Athir et Ibn Khaldoun font encore le récit suivant: « Cette année 426 de l'Hégire, Ibn Waththâb le Numérite, qui était seigneur de Saroudj, de Rakkah et de Harran, sous la suzeraineté du basileus, réunit autour de lui un grand nombre d’Arabes et d’hommes d’autres nations, puis invoqua l’assistance des Grecs d’Édesse. Une forte armée grecque s’étant jointe à lui, il se dirigea vers la région soumise à Nasser Eddaulèh Ibn Merwân, la pilla et la dévasta. Ibn Merwân réunit alors ses troupes et demanda leur aide à Qarawâch (ou Kirwasch) et à d’autres. Des renforts lui arrivèrent de tous les côtés. Quand Ibn Waththâb vit qu’il en était ainsi, et qu’il ne pourrait atteindre son but, il quitta le pays. Alors Ibn Merwân envoya à l’empereur grec des hommes qui lui reprochèrent d’avoir rompu la trêve conclue entre eux. Il envoya aussi de tous les côtés des émissaires chargés de lui recruter des soldats pour la reprise des hostilités. Il réunit ainsi un grand nombre de combattants pieux et braves, et partit assiéger Édesse. Mais à ce moment arriveront des envoyés du basileus, qui lui firent des excuses et jurèrent que celui-ci n’avait pas été averti de ces faits. De plus, il faisait savoir à ses troupes d’Édesse et à leur chef qu’il désapprouvait leur conduite. Il envoyait en outre de magnifiques présents à Nasser Eddaulèh, qui renonça à ses projets de conquête et renvoya ses troupes. »

Le récit que nous a laissé Skylitzès de la prise de Myra par une flotte de corsaires sarrasins est plus détaillé. Cette cité maritime de Lycie, qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui, devait sa célébrité à son antique église de Saint-Nicolas, où le corps du saint, ce corps fameux qui suait la myre, et qui plus tard fut volé et transporté à Bari par des marchands de Venise, attirait déjà par d’innombrables miracles la foule des malades, des fidèles et des pèlerins. A partir de la mort du grand Basile, la police de ces mers n’ayant plus été maintenue avec la même rigueur, de grandes flottes de corsaires sarrasins avaient recommencé, dès le règne de Romain Argyros, après un très long temps, à épouvanter à nouveau tous les rivages de l’empire grec et non plus seulement ceux d’Italie. Nous avons vu déjà de véritables « armadas » africaines opérer dans l’Adriatique, ravager les côtes de l’Illyrie, jusqu’à ce qu’elles eussent été détruites par le stratigos impérial de Dyrrachion. Au début du règne de Michel IV, il semble que l’Archipel, malgré la présence de la flotte du stratigos de la Dodécanèse, établie spécialement pour assurer la sécurité de ces tirages, soit devenu à son tour, malgré son éloignement des côtes d’Afrique, le théâtre des exploits de ces corsaires. Skylitzès dit expressément qu’il n’y avait là que des Sarrasins d’Afrique et de Sicile, ceux d’Egypte et de la côte de Syrie ne pouvant ou ne voulant pas mettre à la mer des armées navales aussi puissantes. Les exploits de ces flottes dans l’Archipel semblent, d’après les indications de Skylitzès tragiques en leur extrême brièveté, d’après quelques mots aussi de Zonaras et de Glycas, avoir été véritablement effroyables. Un des plus fameux parait bien avoir été la prise et le sac de Myra en 1034. Les Sarrasins pillards avaient certainement été attirés en ce lieu par la renommée des trésors accumulés dès longtemps par la piété et la reconnaissance des malades et des fidèles dans l’église du grand thaumaturge d’Asie. Les chroniqueurs cités plus haut disent uniquement que la ville fut prise par les hordes musulmanes descendues de leurs innombrables esquifs, mais il va de soi que le saint temple fut entièrement dévalisé et la partie la plus jeune de la population emmenée en esclavage. Ce dut être une de ces terribles scènes de meurtre et de pillage dont les annales des malheureuses cités maritimes d’Orient fourmillent à cette époque. Glycas ajoute ce renseignement que Myra fut prise ce même jour de septembre où parut la colonne de feu qui tant effraya les fidèles à cette époque.

Quelques lignes plus bas, Skylitzès revient encore sur cette cité de Myra[17] pour nous faire le bref récit que voici: L’Orphanotrophe ayant été atteint d’un ulcère malin à la bouche, probablement un cancer labial, mal qu’aucune médication ne parvenait à guérir, se désespérait de tant souffrir. Un jour de cette année 1034, il vit en songe le grand saint thaumaturge Nicolas qui lui ordonna de se rendre en hâte à Myra où il trouverait la guérison. Il obéit aussitôt. Ce devait être presque immédiatement après le foudroyant passage des pirates sarrasins. L’illustre pèlerin fit don à l’église du saint d’une foule d’objets précieux, d’onguents et d’encens, certainement destinés à remplacer ceux dont elle avait été dépouillée. Il fit aussi entourer le pieux monument d’une haute et magnifique muraille, dans le but certainement de lui épargner un nouveau désastre comme celui qui venait de le frapper. A la suite de ces générosités, l’Orphanotrophe se trouva miraculeusement guéri.

Les dévastations des pirates sarrasins en ces parages n’en cessèrent point pour cela, semble-t-il, car Skylitzès y fait allusion deux fois encore. A l’année 1035, ce chroniqueur note que les corsaires d’Afrique et de Sicile dévastèrent à nouveau tous les rivages des Cyclades et du thème des Thracésiens, certainement aussi ceux des thèmes de Samos et des Cannes, c’est-à-dire tout le littoral qui va d’Éphèse à Myra. Ils finirent pourtant par être cernés et cruellement battus par les chefs militaires de ces régions et, comme de rigueur, cinq cents d’entre eux, pris et liés tout vifs, furent expédiés au basileus pour paraître dans le triomphe au Cirque avant d’être vendus à l’encan. Tous les autres prisonniers sarrasins fort nombreux, semble-t-il, furent, châtiment effroyable évidemment institué à titre d’exemple, empalés sur des pieux fixés de distance eu distance le long de la côte qu’ils avaient tant ravagée, « depuis Adramyttion jusqu’à Strobilos ».[18] Très peu de temps après, toujours au dire de Skylitzès,[19] une nouvelle bataille navale eut lieu entre les mêmes adversaires, et cette fois le stratigos du thème des Cannes, Constantin Chagé, batit à nouveau les pirates. Il détruisit entièrement leur armement, envoya cinq cents captifs au basileus et fit noyer les autres. Ce chiffre de cinq cents prisonniers qui se répète d’une manière si uniforme dans tous ces combats, ne laisse pas que d’être assez inquiétant. N’y aurait-il pas confusion, et, en particulier, ces deux derniers combats n’en feraient-ils qu’un? C’est bien probable. Ou bien ce chiffre de cinq cents captifs était-il une sorte de dîme prélevée au bénéfice du basileus sur le bétail humain vendu à l’encan à la suite de ces grandes victoires?

Ici, pour la première fois, nous voyons apparaître, parmi le cliquetis de ces événements militaires un nom glorieux autant que mystérieux et lointain qui va devenir presque fameux, celui du héros scandinave quasi fabuleux, Harald, le frère du roi de Norvège, saint Olaf. Ce royal aventurier qui avait dû fuir son pays à la suite d’un meurtre, avait, nous le verrons, fini par entrer au service du basileus de Constantinople. Il devait s’illustrer infiniment dans ce poste. La première mention qui soit faite de sa présence dans la Ville gardée de Dieu, est celle-ci le scalde, auteur de la « Saga » dite « de Harald », raconte que son héros, nommé par la basilissa Zoé chef des Værangs, c’est-à-dire chef de la garde impériale varangienne ou russe, alla combattre les pirates dans l’Archipel, en Afrique et en Sicile! Nous reviendrons plus loin, à propos de l’histoire de ce héros légendaire, sur ses hauts faits, particulièrement dans la guerre de Sicile. Pour ce qui est de sa participation aux batailles navales dans l’Archipel, nous ne possédons que cette unique indication si brève. Elle n’en a pas moins son prix, puisqu’elle nous autorise à croire que Harald fit probablement ses premières armes au service du basileus (dans ces combats que je viens de décrire, sous la haute direction du stratigos des Cannes[20]

J’ignore pour quelles raisons Michel et son frère l’Orphanotrophe, au dire de Skylitzès, retirèrent à Maniakès à cette époque son commandement d’Edesse où il avait si glorieusement fait son devoir[21] pour le remplacer dans ce poste si important par Léon Lépendrinos, tandis que lui-même était nommé gouverneur de la haute Médie et de l'Aspracanie, c’est-à-dire de l’ex-royaume du Vaspouraçan si récemment annexé à l’Empire et de toutes les contrées situées au sud de l’Ararat[22] Probablement le basileus et son frère, en agissant de la sorte, entendaient opposer ce jeune capitaine; dont le nom commençait à devenir célèbre, aux progrès toujours croissants des Turcs Seldjoukides en ces parages et à leurs incessantes agressions tout le long des frontières chrétiennes. Mal leur en prit cependant, car Edesse allait avoir à souffrir presque aussitôt du départ de son énergique commandant. Dès la fin de cette même année 1035, ou plutôt de l’hiver suivant, d’après Mathieu d’Edesse,[23] Ibn el Athir et Aboulfaradj, les émirs sarrasins Ibn ou Bar Waththâb le Numérite de Harran et Ibn Outaïr, qui ne pouvaient se consoler de la perte de cette cité, probablement encouragés par le départ de Georges Maniakès, dont ils avaient une terreur extrême, vinrent attaquer le territoire d’Edesse avec des forces très considérables augmentées des contingents que leur amena Nasser Eddaulèh Ibn Merwân en personne, toujours irrité contre les Grecs à cause de leur injuste agression de l’année précédente. Tous les trois, dit Ibn el Athir, marchèrent d’abord contre Souwaidâ que les Grecs venaient de rebâtir. Même les habitants de la région s’adjoignirent à eux. Ils prirent cette ville d’assaut, tuèrent trois mille cinq cents de ses défenseurs, la mirent au pillage et emmenèrent de nombreux captifs. Ils allèrent ensuite assiéger Édesse où la disette grandit à tel point qu’une mesure de blé se payait un dinar. La situation devint même si critique que le patrice gouverneur d’Edesse, qui était alors certainement Lépendrinos, dut sortir secrètement de la ville pour aller informer le basileus de ce qui se passait. Le basileus le renvoya à Édesse à la tête de cinq mille cavaliers.

« Ibn Waththâb, poursuit Ibn el Athir, et le commandant des troupes de Nasser Eddaulèh en furent informés. Ils préparèrent une embuscade dans laquelle les Grecs tombèrent. Beaucoup d’entre eux furent tués; beaucoup d’autres, dont le patrice, faits prisonniers. Les musulmans conduisirent celui-ci devant la porte d’Édesse et dirent à ceux qui la gardaient: « Livrez-nous la ville, sinon nous tuerons le patrice et ceux qui ont été faits prisonniers avec lui. » La ville, qu’on ne pouvait plus défendre, fut livrée. Les troupes grecques se retirèrent dans la forteresse et les musulmans pénétrèrent dans la ville, faisant main basse sur tout ce qu’elle renfermait. Ils en revinrent les mains pleines, emmenant de nombreux prisonniers, et firent un grand massacre. Ibn Waththâb envoya à Amida cent soixante chameaux chargés des têtes de ceux que l’on avait tués et continua d’assiéger la citadelle.

Hassan Ibn Mouffaridj Daghfal Ibn Djerràh At-Tàï, le partisan des Byzantins, vint ensuite au secours des assiégés d’Édesse, amenant avec lui cinq mille cavaliers arabes et grecs. Averti, Ibn Waththâb se hâta de marcher contre lui pour l’empêcher d’opérer sa jonction. Une partie des Grecs d’Edesse sortit alors de la ville et s’avança jusqu’à Harran; mais les habitants les attaquèrent et Ibn Waththâb, informé de ces faits, revint en toute hâte. Il tomba sur les Grecs, dont il tua un grand nombre. Le reste revint à Édesse en désordre.

Deux ans plus tard, en l’an 429 de l’Hégire[24] —c’est toujours au même écrivain arabe que nous devons ces précieux renseignements, qui nous montrent les guerriers grecs alliés aux Arabes contre les propres coreligionnaires de ceux-ci, —deux ans plus tard, le prince de Harran, ne pouvant plus tenir tête aux Grecs d’Édesse, traita avec eux et leur laissa le faubourg d’Édesse qu’il leur avait enlevé auparavant, comme il vient d’en être fait mention. Les Grecs sortirent alors de la forteresse et affluèrent dans le faubourg, à la grande frayeur des gens de Harrân. Ils restaurèrent les édifices et les fortifications d’Édesse.

Mathieu d’Édesse, qui raconte ces mêmes faits fort brièvement et fort inexactement, ajoute que ces bandes sarrasines innombrables, véritable multitude « de Kurdes et de Mahadiens », après avoir quitté les abords d’Édesse, se précipitèrent tout du long de la rive orientale de l’Euphrate, semant partout le meurtre, le pillage, l’esclavage et la ruine. Ces féroces envahisseurs enlevèrent encore aux Grecs les localités d’Alar[25] et de Sdvavérag ou Sivarag, ville de la Mésopotamie arménienne, au nord-est d’Édesse. C’est aujourd’hui Sdvdrek ou Süverek, dans le pachalik de Diâr-Bekir. Ibn Waththâb ramena de ses incursions d’innombrables captifs.

Les historiens byzantins Skylitzès[26] et Zonaras, entre autres, tout en niant à tort la prise d’Édesse à ce moment par les Sarrasins, affirment que l’action de ceux-ci, qui avaient largement profité du découragement amené parmi les chrétiens et par la disgrâce de Maniakès, fut si violente contre cette ville qu’elle eut certainement succombé, Lépendrinos, successeur de Maniakès, n’étant pas en état de la défendre, si le nouveau duc d’Antioche, Constantin, le frère du basileus, parti de cette dernière ville en hâte extrême avec tous ses contingents, ne l’eût secourue in extremis et sauvée contre tout espoir.[27] Nous n’avons pas, de ce côté, d’autre détail sur ce succès inespéré des armes byzantines qui dut être considérable.[28] Le basileus récompensa ce service signalé en nommant le duc Constantin, domestique des Scholes de l’Orient, autrement dit généralissime des forces impériales en Asie. Le gouvernement d’Edesse enlevé à l’incapable Lépendrinos, fut confié à un vaillant officier d’origine géorgienne, Barazbatzé ou Waraz Watché[29] dit l’Ibère, ibérien par sa mère, mais né de père arménien. Ce chef intrépide faillit être pris peu après par les Sarrasins, dans une singulière surprise que nous racontent Skylitzès et Tchamtchian et que ce dernier écrivain place à l’an 1038. Douze d’entre leurs chefs vinrent un jour trouver le commandant impérial, suivis de cinq cents cavaliers et d’autant de chameaux, chargés chacun de deux grandes caisses, soit mille caisses en tout. C’étaient, disaient-ils, des présents que leur nation, dont ils n’étaient que les envoyés, adressait au basileus pour lui rendre hommage et se le rendre favorable. Waraz Watché fit dans Édesse à ces étranges voyageurs le plus aimable accueil. Il convia les chefs à un festin, mais ne les autorisa cependant à faire entrer dans la ville ni leurs cavaliers ni leurs chameaux. Durant que ces sauvages invités banquetaient aux frais du basileus, un vagabond arménien, qui comprenait l’arabe, s’en alla mendier au camp sarrasin. Tout en rodant parmi les rentes de poil de chameaux, il eut la surprise d’entendre une des caisses s’entretenir avec sa voisine et une voix en sortir qui demandait: « Où sommes-nous? » Il courut faire part de sa découverte à Waraz Watché qui, laissant ses convives à table, galopa au camp ennemi avec un détachement d’élite. Les cavaliers infidèles étaient allés fourrager au loin. Le chef byzantin fit aussitôt ouvrir les innombrables caisses. On trouva dans chacune un soldat tout armé.[30] Ils devaient ainsi, durant la nuit, s’emparer de la ville. A mesure qu’on ouvrait les caisses on tuait les hommes qu’on en extrayait. A mesure aussi que les cavaliers dispersés rentraient au camp, on les passait par les armes. Puis Waraz Watché s’en retourna auprès des chefs qu’il trouva toujours festoyant et déjà ivres. Il fit encore égorger ceux-là, n’en épargnant qu’un qu’il renvoya après lui avoir fait couper les mains, le nez et les oreilles, pour aller rendre compte à ses compatriotes du succès de sa députation. « Si Dieu ne l’eût sauvée cette fois encore, s’écrie Skylitzès, Édesse eût succombé dans cette embuscade. »

Skylitzès cite, à la même année 1037, à la rubrique des catastrophes, le fait suivant: « Antoine Pachès, eunuque, allié à la famille du basileus, n’ayant rien de la dignité de vie d’un évêque, muet par-dessus le marché, — ou plutôt bègue,[31] fut nommé évêque, — ou plutôt métropolitain de la grande ville de Nicomédie. Pas un mot de plus! Ce dut être quelque grand scandale d’ordre ecclésiastique.

Du côté de l’Arménie et de la Géorgie aussi, la frontière de l’Empire avait été violée.[32] Le jeune roi Pakarat IV de Géorgie et des Aphkhases,[33] bien que le basileus Romain lui eut constamment témoigné si peu de bienveillance, crut, pour des motifs politiques, devoir prendre prétexte du meurtre de ce prince qui était l’oncle de sa femme pour, dès cette première année du règne de Michel, dénoncer la paix qui régnait entre son petit royaume et l’Empire. Nous ne connaissons ces circonstances que par un passage de Skylitzès d’où il semblerait résulter que Pakarat fut un moment victorieux. Cet auteur dit seulement que ce souverain, pour venger la mort de Romain dont il avait épousé la nièce, « reprit aux Impériaux tous les châteaux et forteresses jadis cédés à l’Empire. » Nous ne savons pas autre chose.

Une phrase assez obscure de Tchamtchian dit qu’à la fin de cette année 1034, le religieux d’origine arménienne Kyrakos, traître à sa patrie, rapporta au basileus Michel le fameux titre de la donation de la cité d’Ani que Constantin VIII mourant lui avait jadis confié pour le remettre au roi d’Arménie Jean Sempad et qu’il avait, au lieu de remplir cette mission de confiance, déloyalement gardé par devers lui pour en user plus tard dans son propre intérêt. Il avait bien calculé, car Michel récompensa généreusement son action infâme. J’ignore ce qu’il peut y avoir de vrai dans ce curieux récit.

Dans le courant de cette même année qui avait vu le trépas de Romain Argyros, mourut, après dix ans de règne, sans enfant, le roi Davith, roi Ardzrounien de Sébaste, fils de Sénékhérim, l’ancien dynaste du Vaspouraçan, laissant son nouveau petit royaume vassal de l’Empire à son frère Adam, secondé par Abou Sahl, son cadet. Mathieu d’Édesse fait un grand éloge de ce prince « vertueux, juste, plein de mansuétude, d’une vie sainte, miséricordieux, soutien des pauvres, protecteur des religieux, constructeur d’une foule d’églises et de monastères ». Or, il arriva, disent ce chroniqueur et aussi Tchamtchian, qu’un prince arménien qui jadis avait suivi le vieux roi Sénékhérim dans son émigration fameuse du Vaspouraçan jusqu’à Sébaste, jaloux des honneurs dont jouissaient ses nouveaux maîtres, alla les accuser auprès du basileus de vouloir se révolter pour se rendre indépendants de l’Empire. Cette calomnie qu’appuyait le haut rang du calomniateur, eut tout crédit à la cour. Des troupes, — Mathieu d’Édesse dit quinze mille hommes, —furent envoyées à Sébaste, qui est la Siwas actuelle, pour combattre les deux frères, avec ordre de les amener, de gré ou de force, à Constantinople. Ces troupes étaient, comme toujours, composées en partie de mercenaires russes, car Mathieu d’Édesse désigne le chef de l’expédition impériale par le seul nom de « l’Acolyte » ou « Akolouthos » qui était le titre qu’on donnait au chef de la garde tauroscythe ou væring à Constantinople.

L’« Acolyte » et ses troupes étant arrivés à Sébaste, les fils de Sénékhérim en conçurent une terreur extrême. En vain le vieux généralissime Schabouh voulut rassurer les princes arméniens effrayés à l’idée de ce voyage forcé dans la lointaine capitale du basileus de Roum, en leur prouvant qu’il y avait encore du sang dans les veines de ses soldats; en vain leur montra-t-il qu’il ne fallait qu’un coup de cimeterre pour pénétrer les cuirasses des Grecs, ce qu’il fit sous leurs yeux, en mettant cinq de ces armures l’une sur l’autre sur un paquet de sarments et les faisant ensuite voler en éclats du choc de son épée, Adam et Abou Sahl préférèrent s’en remettre à la clémence du basileus Michel. « Garde-toi, mandèrent-ils à ce souverain, de tout acte de violence; nous partirons avec les messagers qui sont venus nous chercher. » Et ayant offert de riches présents au chef impérial, ils partirent avec lui pour Constantinople. A leur arrivée, une cérémonie solennelle eut lieu. Les deux princes se rendirent, tout en pleurs, sur la tombe du grand basileus Basile, et, jetant sur ce monument l’écrit que ce prince avait adressé à leur grand-père Sénékhérim, en lui donnant l’investiture de Sébaste: « C’est toi, s’écrièrent-ils, qui nous a fait venir dans le pays des Romains, et maintenant on menace notre vie! Rends-nous raison contre nos accusateurs, ô notre Père. » Michel, qui assistait à cette scène dramatique, après avoir entendu la lecture de cette missive officielle de son glorieux prédécesseur, attendri, serra les deux princes dans ses bras et fit jeter aux fers, puis mettre à mort le dénonciateur.

Durant ce temps la frontière du Danube n’avait pas été davantage respectée. Skylitzès raconte que tout au commencement de l’an 1033[34] les Petchenègues, sous le commandement de leur grand chef Tyrach, fils de Kilter,[35] après s’être tenus longtemps cachés dans les régions marécageuses au nord du Danube, franchirent ce fleuve sur la glace par un hiver de gelées intolérables et ravagèrent affreusement toutes les campagnes de Bulgarie et de Thrace. Nous n’avons malheureusement aucun détail, rien que ces mots tragiques en leur brièveté: « ils dévastèrent le territoire de l'Empire jusqu’à la Macédoine et jusqu’à Salonique ». Une phrase du chroniqueur occidental Adam de Brême semble signifier que Harald fit encore cette fois partie des combattants envoyés contre ces barbares. C’est ici ou dans l’Archipel qu’il faut placer la première apparition de ce héros dans ces combats pour le basileus, dont la suite glorieuse allait l’illustrer à jamais.[36]

« De tant de calamités: affirme gravement Skylitzès, l’eunuque Joannès ne prenait cure, n’ayant qu’une pensée en tête, bien garder Dalassénos, pour que celui-ci ne certain lui échapper. Aussi, ne se fiant plus aux cachots de Plati, commanda-t-il qu’on ramenât une fois de plus ce prisonnier si précieux dans la capitale pour l’y enfermer dans une tour tout à fait imprenable où il l’entoura de gardiens choisis parmi les plus féroces et les plus déterminés ». L’accusation portée ici contre l’eunuque de ne point se soucier des malheurs publics est en contradiction avec tout ce que nous savons du caractère de l’Orphanotrophe par Psellos, ce témoin oculaire d’ordinaire si bien informé. Il ne faut voir ici qu’un jugement passionné de Skylitzès, très hostile au fameux ministre. Ce qui nous intéresse le plus dans ce court passage, c’est de voir quelle terreur inspirait le seul nom de Dalassénos à tous les gouvernants. Ce devait être un personnage, probablement un prétendant, aussi influent que populaire, par conséquent très dangereux. Malheureusement nous savons de lui si peu de chose, que c’est à peu près comme si nous ne savions rien!

Dès les premières semaines du printemps de l’an 1036, toujours au dire de Skylitzès, on vit revenir en foule d’au delà du Danube lointain ces audacieux Petchenègues, ces terribles pillards, preuve évidente que la défense de la frontière s’était bien affaiblie depuis le grand Basile. Jamais sous le règne de celui-ci ces bandits de la steppe n’eussent osé violer ainsi à plusieurs reprises le territoire sacré de l’Empire. Ils revinrent en tout trois fois et exercèrent sur ces malheureuses populations des thèmes d’Europe d’indescriptibles cruautés, faisant périr dans d’horribles supplices, sans distinction d’âge, tous ceux qu’ils rencontraient sur leur chemin. Ils emmenèrent une foule de captifs des deux sexes après les avoir souvent torturés avec un raffinement effroyable. Parmi ces lamentables victimes, Skylitzès cite par leurs noms cinq grands chefs ou « stratigoi » byzantins qui tombèrent aux mains de ces barbares: Jean Dermokaïtès, Bardas Petzès, Léon Chalkotoubès, Constantin Ptérotos et Michel Strabotricharès. Nous ne savons rien de plus sur le sort de ces infortunés.

Parmi tant de maux, le basileus Michel et son frère Jean éprouvèrent toutefois deux grandes joies. Cette même année 1036, la Serbie, dit Skylitzès, qui avait secoué le joug romain depuis la mort du dernier basileus, fut à nouveau soumise et incorporée à l’Empire. En même temps la paix fut conclue avec le Khalife d’Égypte. De cette conquête de la Serbie et des circonstances qui l’accompagnèrent, nous ne savons autre chose que cette simple mention du chroniqueur byzantin. De la paix avec l’Égypte, nous connaissons un peu davantage.

Le 15 du mois de cha’bân’ de l’an 427 de l’Hégire, qui correspond au 13 juin de l’an 1036 de Jésus-Christ, après quinze ans, huit mois et quelques jours de règne, était mort de la peste le Khalife d’Égypte, Al-Zahir, à peine âgé de trente-deux ans. Ce souverain oriental des Mille et une nuits avait tout le long de sa courte vie adoré le plaisir. Jamais, paraît-il, on n’avait tant dansé et chanté en Égypte que sous son règne. Il avait fait établir un Champs de Mars pour ses Mamelouks. Dans l’arsenal du Kah’e il avait employé trois mille ouvriers, Il adorait les pierres précieuses, les joyaux et les faisait partout rechercher avec passion. Fort doux d’ordinaire, il s’était montré une fois d’une atroce férocité, et ce fut là comme une sorte de ressouvenir affreux de son terrible père. Sous prétexte d’une grande fête, il avait fait assembler dans une mosquée deux mille six cent soixante jeunes filles de fonctionnaires et de domestiques du palais. Il les y fit emmurer toutes. Elles y périrent de faim et durant six mois leurs corps demeurèrent sans sépulture.

Sa veuve, une ancienne esclave noire du Soudan, de religion chrétienne, devenue peu à peu très influente, régente au nom de son fils et successeur Abou Temîm Ma’add, alors âgé seulement d’un peu plus de sept ans, élevé au trône sous le titre d’Al Mostançer billah, « Celui qui est conduit à la victoire par Allah »[37] envoya aussitôt une ambassade au basileus pour traiter avec lui de la paix. Michel et son frère accueillirent, paraît-il, très favorablement cette démarche, et les trêves entre les deux monarchies furent d’un commun accord renouvelées pour une période de trente années.[38] A cette occasion, raconte Aboulfaradj, le gouvernement du nouveau Khalife rendit à la liberté la foule énorme de cinquante mille prisonniers chrétiens.[39] Il renouvela, en même temps, l’autorisation de relever de ses ruines récentes le Saint-Sépulcre de Jérusalem. Le basileus expédia à cet effet dans la Ville Sainte des ouvriers et de grandes sommes d’argent. Le temple si célèbre dans toute la Chrétienté ne fut totalement relevé, je l’ai dit, qu’en l’an 440 de l’Hégire, qui correspond à notre année 1048.[40]

Du côté de l’autre Khalifat, celui de Bagdad, si extraordinairement affaibli, il n’y avait dès longtemps rien à craindre. L’immense population de Bagdad s’épuisait en luttes intestines d’un caractère essentiellement théologique, comme si l’ennemi chrétien n’eut pas existé. Seuls les émirs quasi-indépendants du nord de la Syrie et de la Mésopotamie continuaient à soutenir le bon combat de la Foi, contre les contingents impériaux gardiens des frontières. Alep, qui avait été, on se le rappelle, reprise en 429 de l’Hégire[41] par le fameux général du Khalife d’Egypte, Anouchtikin Al-Douzbéri,[42] avait été reconquise après la mort de ce dernier, arrivée deux ans plus tard, par le Mh’dâside Mouizz Eddaulèh Thamal Ibn Saleh Ibn Mirdâs. Celui-ci, après de longues luttes contre les lieutenants du Khalife Mostançer, après avoir été reconnu à plusieurs reprises par ce dernier comme son gouverneur à Alep, finit par abdiquer volontairement et à remettre sa cité aux mains du lieutenant du Khalife. C’était en l’an 448 de l’Hégire.[43]

Après le passage des sauterelles qui avaient dévasté une foule de régions de l’Empire durant trois années, une sécheresse extraordinaire, toujours en cette année 1037, désola principalement les provinces d’Europe. Elle dura six mois et amena une abominable famine dans les thèmes de Thrace, de Macédoine, du Strymon, de Salonique et jusqu’en Thessalie. On fit à Byzance des processions solennelles en tête desquelles marchaient les frères du basileus, portant de leurs mains les très saintes Reliques. L’Orphanotrophe portait le saint « Mandylion » ou « saint Linge » avec l’empreinte de la face du Christ, autrement dit la Véronique ou Sainte Face, « don inestimable du Christ au roi d’Edesse Abgar ». Le grand domestique portait la sainte Lettre du Christ à ce même roi Abgar, et le protovestiaire Georges les saints Langes de l’Enfant Jésus. Ils allèrent ainsi à pied du Grand Palais aux Blachernes. Le patriarche, de son côté, processionnait avec le clergé. Hélas, au lieu de la pluie qu’on attendait, il tomba une grêle terrible qui abattit les arbres et brisa les tuiles des toits de nombreux édifices. L’Orphanotrophe, pour remédier à la famine dans la capitale, fit acheter dans les thèmes de la Grèce propre et du Péloponnèse cent mille mesures de blé. Ce subside fut d’un très grand secours à la misère des citoyens. Ce fut du reste, une année extraordinaire sous le rapport des phénomènes célestes. Le 2 novembre, à dix heures du matin, la terre commença à trembler. Il en fut ainsi jusqu’à la fin de janvier! La rigueur de la température fut extrême. Partout des frimas inouïs! Au dire d’Aboulfaradj, il aurait neigé à Bagdad! Le Tigre aurait gelé en décembre six jours durant!

Skylitzès note à l’an 1038 un fait intéressant. Le nombreux clergé de la grande cité et du thème de Salonique se trouvait brouillé avec son métropolitain Théophane dont l’impitoyable avarice l’avait poussé à bout. Bien loin de soulager la misère de ses prêtres accrue par tant de calamités, ce prélat indigne, par son inique parcimonie, aggravait encore leur misère en se refusant obstinément à leur faire délivrer les allocations alimentaires accoutumées auxquelles ils avaient droit, d’où conflit violent. Le basileus qui, alors déjà fort malade, fréquentait assidûment Salonique où l’attirait sa dévotion extrême au tombeau de saint Démétrius, s’y trouvait précisément à ce moment, Il manda le métropolitain et le conjura de pratiquer la justice et de faire son devoir de pasteur. Comme l’entêté prélat résistait à toutes ses injonctions, accumulant pour se défendre les plus mauvaises raisons, finalement se refusant à obéir, Michel, exaspéré, décida d’user de ruse pour châtier tant d’avarice. Il dépêcha à Théophane un de ses fidèles pour lui emprunter une somme de cent livres d’or, un « kentinarion », en attendant que l’eunuque Joannès lui eût envoyé les sommes qu’il attendait du Palais Sacré. Le prélat, défiant et avare, jura qu’il n’avait point trente livres d’or chez lui. Sur l’ordre du basileus, on le mit dehors de sa demeure épiscopale où des perquisitions amenèrent la découverte de la somme énorme de trois mille trois cents livres d’or. De cet amas de richesses, on commença par payer son dû au clergé régional, tout l’arriéré depuis le début de l’épiscopat de Théophane jusqu’à ce jour. Le reste fut sommairement distribué aux pauvres. Théophane, chassé de l’Église et de son siège, fut relégué dans une de ses terres. Le basileus le remplaça sur le trône épiscopal de Salonique par un certain Prométhée auquel il ordonna de fournir à l’exilé tout juste de quoi vivre sur le pied d’un simple particulier.

En cette même année 1037,[44] disent Tchamtchian et Arisdaguès de Lasdiverd, Nicolas Kabasilas, dit Chrysélios, d’origine bulgare, gouverneur impérial de la province nouvellement annexée du Vaspouraçan, étant parti en expédition avec des forces considérables pour reprendre la ville de Pergri, sur le lac d’Aglathamar, près d’Ardisch, que les Turcs Seldjoukides avaient depuis longtemps enlevée aux Arméniens, réussit dans son entreprise. Il fit prisonnier Khtric ou Khédrig, émir de cette ville, et y mit une garnison de cavalerie. Il fut ensuite remplacé par un autre gouverneur dont nous ignorons le nom qui, au lieu de défendre Pergri, s’en alla fort loin de là dans la province d’Artsakh,[45] très riche en fourrage pour sa cavalerie.

L’émir Khtric, bien que gardé à vue dans sa forteresse, trouva moyen de prévenir de ce départ d’autres chefs seldjoukides qui bloquèrent soudain la ville, la prirent par surprise, la pillèrent et délivrèrent Khtric après avoir fait un grand massacre de la garnison byzantine. Les troupes impériales, cantonnées à Artsakh, ne parvinrent point à la secourir. Mais un dynaste arménien nommé Gandzi, aidé de son fils Tadjat, assembla quelques contingents arméniens et grecs, pénétra à son tour par surprise dans Pergri par une brèche et força les quelques Turcs qui réussirent à échapper à son glaive, de se retirer dans la partie la plus haute de la citadelle. Bientôt, faute d’eau et de provisions, les assiégés souffrirent cruellement. La troupe de Grecs et d’Arméniens qui avait espéré les surprendre, sûre d’en finir avec eux, se laissait aller à tous les délassements. Aussi fut-elle attaquée à l’improviste par d’autres Musulmans qui, secrètement informés par Khtric, avaient couru au secours de la place. Grecs et Arméniens périrent en foule. Gandzi fut tué. Son fils, avec beaucoup d’autres, ne dut son salut qu’à une prompte fuite. Les Turcs rentrèrent chez eux chargés des dépouilles des morts. Cependant Khtric, ainsi délivré, pour se venger des atroces souffrances de ses deux captivités, fit creuser une fosse de la hauteur d’un homme. Il la fit emplir du sang des prisonniers qu’il faisait massacrer. Il y descendit et s’y baigna « pour calmer la rage dévorante de son coeur ».

L’an d’après, au printemps, le basileus envoya des forces plus nombreuses qui reprirent définitivement Pergri après un siège en règle. Les assiégés, terrifiés par l’action foudroyante des catapultes, capitulèrent. Ils eurent la permission de se retirer avec leur famille. « Dès lors, dit Arisdaguès de Lasdiverd, Pergri fut irrévocablement soustraite à la domination des Turcs ».

En l’an 1038 ou plutôt 1039, il y eut des hostilités graves sur la frontière de Géorgie. Nous n’en savons du reste que peu de chose. Le jeune roi de ce pays, Pakarat IV, qui était toujours encore en guerre avec l’Empire, ayant attaqué avec toutes ses forces le « vestarque » Michel Iasitès (ou Iasitas), catépan ou duc de Haute Ibérie, c’est-à-dire de cette portion de l’Ibérie qui avait été réunie à l’Empire, l’eunuque Joannès et le basileus dépêchèrent au secours de ce dernier, leur frère, le domestique des Scholes d’Asie, Constantin, « à la tête de toutes les légions de l’Orient ». Ils avaient, chose curieuse, promis à ce dernier de lui envoyer comme collègue, pour le conseiller dans cette guerre d’ordre tout spécial, Constantin Dalassénos, pour lequel lui professait autant d’estime que ses frères, l’eunuque surtout, avaient de haine. On se rappelle combien le mérite de ce personnage, dont Joannès était le pire ennemi, faisait ombrage à celui-ci et comment il le tenait depuis trois ans enfermé dans une douloureuse captivité dans une tour de l’enceinte urbaine. Comme l’eunuque ne remplit pas sa promesse vis-à-vis de son frère et qu’au contraire, il témoigna à Dalassénos d’une haine toujours plus grande, le gardant plus étroitement enfermé que jamais, exilant aussi toute sa famille qu’il ne songeait qu’à détruire,[46] Constantin, s’estimant de ce fait insulté, car il avait fait une condition sine qua non de cet envoi de Dalassénos à l’armée, battit en retraite sans avoir rien tenté contre l’ennemi, sans avoir obtenu le moindre résultat, avant même d’avoir mis le pied sur le territoire géorgien.

Voici comment l’Histoire de la Géorgie raconte de son côté ces faits obscurs: « Le roi Pakarat, qui venait d’obtenir la soumission de quelques « éristhaws » rebelles dans le Kaketh, revint sur ses pas en hâte, parce que Liparit, « éristhaw » des « éristhaws », commençait à se livrer à des démarches tortueuses. Même, peu de temps après, ce vassal rebelle dont il va être si souvent question dans la suite de ce récit, fit revenir de Grèce, avec une armée, le frère du roi, Démétré, afin de le faire roi lui-même. D’autres « didébouls » et aznaours » s’étant joints à Démétré « traversèrent la contrée d’en Haut, et entrèrent dans le Khartli. Ils assiégèrent dévastèrent diverses contrées. Mais Liparit, les Kakhes et les Grecs qui étaient avec lui, ne purent prendre la place parce que les commandants des citadelles étaient tous des hommes résolus et dévoués à Pakarat, à l’exception de Pharsman, « éristhaw » de Thmogwi et de Bechken Djaqel, « éristhaw » de Thoukharis. Le roi Pakarat alla alors dans le Djawakheth, où il commença à bâtir les remparts d’Akhal-Kalak, qui était pour lors sans murailles. L’hiver approchant, les Grecs voulurent se retirer chez eux, et Liparit se réconcilia avec Pakarat, qui lui donna l’« éristhawat » du Khartli. Les Grecs s’en allèrent donc dans leur pays, emmenant Démétré [47] On le voit, l’« éristhaw » des « éristhaws », Liparit, était devenu bien complètement l’allié du basileus Michel contre son propre souverain.[48] Ce pauvre roi Pakarat eut une existence vraiment agitée. Ce fut, semble-t-il, un soldat intrépide. Ses vassaux et ses voisins ne lui laissaient pas de répit. L’émir de Tiflis étant mort, les « bers », c’est-à-dire les anciens de cette ville, lui firent hommage de cette grande ville. Il y fit une entrée triomphale.

« Après cela, continue l’Histoire de la Géorgie, Liparit, revenant à ses méchants projets d’insubordination, enleva traîtreusement à la reine Mariam, mère du roi, avec la ville d’Ani qui venait de se donner à cette princesse, divers « éristhaws » qu’il saisit aux portes de cette cité. Le roi, quittant Tiflis, vint dans le Djawakheth et de là, par le Chawkheth, en hiver, par d’horribles ouragans de neige, dans le Khartli. Alors Liparit fit venir de Grèce une seconde fois Démétré, frère du roi Pakarat, appuyé de troupes et de trésors, et sema la division dans le royaume, les uns étant gagnés à Démétré, les autres restant fidèles au roi. Les Kakhes et leurs troupes, Davith roi Pagratide d’Agh’ouanie et ses gens tenaient pour Liparit et devenaient puissants de ce côté du Khartli. Toute l’adresse des deux parties était en jeu ».[49]

Ici un détail très curieux: « Trois mille Værings étant venus au secours de Pakarat, il les posta à Bath, en prit seulement sept cents et s’avança avec eux réunis aux forces du Chida Khartli, sans attendre les Meskhes. » Les mercenaires russes ne s’enrôlaient donc pas seulement au service du basileus, mais aussi à celui de ses adversaires. Ceux qui venaient ainsi combattre à la solde du roi des Aphkhases, n’avaient qu’à traverser en droite ligne la Mer Noire dans leurs barques. Très probablement ils combattaient ici contre d’autres Værings, qui, eux, formaient l’élite des troupes du basileus Michel en ces parages. « L’on se battit, dit l’Histoire de la Géorgie, à l’entrée de la forêt de Sasireth. L’armée du Chida Khartli tourna le dos. Les Værings n’ayant pu prendre part au combat, Liparit fit donner des cribles, avec lesquels on prépara du pain, pour leur être présenté, de sorte qu’ils passèrent le temps gaiement.[50]

A ce moment-là, Démétré, frère du roi Pakarat, étant déjà mort, Liparit était vainqueur sur toute la ligne. En vain Pakarat fit solliciter son arrogant vassal de lui accorder une entrevue. Il parait que la haine entre ces deux hommes remontait à des causes intimes profondes. Nous verrons plus loin que Pakarat aurait séduit la femme de son vassal, le second en puissance après lui. Liparit, par représailles, se serait de son côté porté aux derniers outrages envers la reine Mariam, mère de Pakarat. Le roi vaincu rentra en Aphkhasie.

La lutte recommença presque aussitôt entre les deux hommes et leurs partisans. Une grande bataille fut livrée auprès de la forteresse d’Arqis-Tzikhé. Cette fois les Grecs, dont la politique avait dû subir un changement par la mort de Démétré, combattaient du côté de Liparit avec les Kakhes et les Arméniens. Liparit fut encore une fois vainqueur et mit Pakarat en fuite. Toutes les forteresses du haut Khartli, dont les chefs prisonniers furent mis à la torture, tombèrent aux mains du vainqueur.

Liparit, poursuit l’Histoire de la Géorgie, devenu très puissant, marcha alors avec cette même armée contre la forteresse de Tovin, pour faire la guerre à l’émir de cette ville, Abou’l Séwar, dans l’intérêt du basileus, puis il revint dans ses domaines.

Presque en même temps, en l’année 1041 probablement, peut-être seulement en 1042, d’importants événements s’accomplissaient dans le royaume même d’Arménie, sombre prélude de la fin lamentable si prochaine de ce malheureux royaume. Le roi des rois d’Arménie, autrement dit « roi Pagratide d’Ani », Jean Sempad III,[51] et son frère Aschod, également Pagratide, le roi de Tachir, étant morts à un an environ l’un de l’autre, le premier, suivant Mathieu d’Édesse, en l’an 489 de l’ère arménienne,[52] le second en l’an suivant,[53] il y eut un interrègne de quelques semaines.[54]

A partir de ce moment l’histoire de l’Arménie n’est que l’histoire de son agonie dans sa lutte désespérée non plus cette fois contre les musulmans mais contre l’Empire de Byzance.

Les grands du royaume ne pouvaient s’accorder sur le choix du successeur de Jean Sempad, mort sans postérité, et un parti existait qui voulait l’exclusion de Kakig II, fils d’Aschod, âgé seulement de quatorze ans.[55] De ce fait, il y eut un interrègne d’environ deux ans. Cependant un haut et perfide personnage, le vestis Azad[56] Sarkis, prince de Siounik’, intendant ou « vestis » du dernier roi, descendant de Haïg, profitant de l’anarchie générale pour trahir sa patrie, après avoir mis à sac le trésor royal des anciens rois et s’être enfermé un moment dans la citadelle même d’Ani, s’était retiré en emportant ses richesses mal gagnées dans une de ses forteresses d’Apkhasie nommée Sourmar’i, dans le district de Djogadk, d’où il avait agrandi par de nombreuses conquêtes de bourgs et de châteaux ses domaines patrimoniaux, puis il était revenu à Ani, dont il tenait toujours la citadelle, avec l’intention de s’y faire proclamer roi. Il avertit le basileus et lui offrit la suzeraineté du royaume. « Le jeune prince Kakig, dit Samuel d’Ani, n’avait pas les inclinations belliqueuses nécessaires chez un prince, d’autant plus nécessaires qu’à cette époque les Ismaélites[57] s’agitaient, les Scythes[58] menaçaient d’une attaque, et les Grecs, alors soumis à une femme,[59] n’étaient pas tranquilles. Pour Kakig, élevé dès l’enfance dans la lecture des livres, il s’y appliquait encore après son avènement. »

Mais presque aussitôt, le basileus Michel, qui avait appris ces événements, se basant, très justement semble-t-il, sur la célèbre cession post mortem faite à Basile par le roi Jean Sempad dès l’an 1019, avait envoyé réclamer la possession de la ville et du royaume d’Ani, exhibant à cet effet la lettre fameuse dont j’ai parlé souvent déjà, par laquelle cette cession avait été formellement consentie en faveur de l’Empire par ledit roi pour l’heure de sa mort. Michel exigeait l'exécution pure et simple de ce contrat en retour duquel Jean Sempad avait reçu de la part de l’Empire des présents et des honneurs durant quinze ans. Le basileus entendait profiter de cette occasion unique pour transformer l’Arménie vassale en simple province de l’Empire.

Les historiens arméniens, qui sont seuls à parler de cette première expédition byzantine en Arménie, alors que les historiens grecs ne parlent que de la seconde, disent que le basileus fit appuyer sa demande par une armée de cent mille hommes. Hélas, nous ne connaissons même pas le nom du chef qui commandait cet immense armement, probablement bien exagéré. Était-ce peut-être toujours le domestique des Scholes Constantin, le frère du basileus? [60] Sarkis,[61] qui semble avoir été une parfaite figure de traître, se rendit en secret dans le camp des Grecs établi sous les murs mêmes d’Ani, la vieille cité royale d’Arménie, il s’y rallia à eux, qui avaient été prévenus par lui de tout ce qui se passait et s’offrit déloyalement pour les aider à conquérir définitivement ce vieux royaume que le roi Jean s’était engagé à leur céder au moment de sa mort et que le faible successeur de ce dernier se refusait à leur livrer.

Les sources arméniennes parlent de plusieurs invasions successives des forces impériales conseillées et guidées par Sarkis. Lors de la dernière, il y eut une action décisive sous les murs d’Ani. Il y avait longtemps que l’antique capitale des Pagratides n’avait vu flotter au pied de ses murailles les étendards du basileus de Roum. Dans cette terrible extrémité, le courage de la nation arménienne, affaibli par tant de dissensions intestines, semble s’être relevé.[62] Les nobles et leurs vassaux, « demandant à marcher contre un ennemi qui venait porter la guerre dans leurs foyers, le blasphème et l’injure à la bouche », accouraient de toutes parts se ranger sous la bannière du chef du parti dynastique national, le vieux et illustre généralissime Vakhram le Pakhlavide, assisté de son non moins illustre et héroïque neveu, fils de son frère, Grégoire ou Krikorikos, surnommé Magistros, et de trente autres nobles, ses parents. Ces mortels ennemis du prince de Siounik furent seuls à ne pas perdre courage dans ces heures si critiques. Mathieu d’Édesse avoue cependant que beaucoup de provinces se soumirent pour éviter l’extermination dont les menaçaient les envahisseurs. Il n’est pas question, dans ces douloureuses conjonctures, du jeune roi Kakig II, non encore installé ni accepté par la masse de la nation. Probablement sa jeunesse et son inexpérience le maintenaient à l’écart de la tragédie qui se livrait sous les murs de la capitale de ses pères. Sarkis, lui, ne songeait qu’à une chose: ou se faire proclamer roi, ou devenir du moins le maître du Palais du jeune et inexpérimenté Kakig.

L’action ne devait pas tarder à se dénouer. Vakhram, ayant divisé son armée en trois corps, sortit de la cité royale d’Ani par la Porte de Dzalcotsi ou Dzaghigots, ce qui veut dire « la Porte des Jardins ». A la tête de vingt mille cavaliers et de trente mille hommes de pied,[63] il attaqua à l’improviste, avec l’énergie du désespoir, l’armée byzantine qui, après avoir ruiné, saccagé, dépouillé toute la contrée environnante, était occupée à préparer les balistes, catapultes et autres machines de siège. Surpris par cette attaque violente au delà de toute expression des guerriers arméniens, « pareils à des bêtes féroces rendues furieuses », les soldats de Roum, « dont l’orgueil et la jactance étaient extrêmes », furent, contre toute attente, taillés en pièces et impitoyablement exterminés. Leur sang alla rougir les flots du bruyant Akhourian qui roule ses eaux sur le côté de la ville, dans un ravin profond d’une sauvagerie extrême. Ce fut un désastre sans nom. Les Arméniens, fatigués de tuer, s’excitaient au massacre par des cris de rage. Beaucoup de soldats grecs périrent, d’autres furent noyés. En vain les survivants demandaient grâce, en vain « le saint généralissime Vakhram le Pakhlavide », s’interposant comme un médiateur, suppliait ses guerriers de cesser cette tuerie! Seulement un fort petit nombre d’Impériaux purent échapper à la mort et s’enfuir sur territoire byzantin, à travers des souffrances infinies. La défaite de l’armée grecque fut complète. « Depuis lors, s’écrie fièrement l’historien national, Mathieu d’Édesse, les Romains ne vinrent plus revendiquer la cité d’Ani. Ils s’en retournèrent honteusement à Constantinople, auprès de Michel. » Hélas, c’était pour bien peu de temps que l’Arménie était ainsi sauvée!

L’habile Sarkis, dont les Pakhlavides, partisans dévoués des Pagrarides, venaient ainsi d’arrêter les vues ambitieuses, trouva cependant moyen de rentrer dans Ani et de donner le change sur les motifs de son absence. A peine de retour, il se remit effrontément à conseiller aux Grecs de recommencer leurs attaques. Mais sur ces entrefaites le basileus Michel IV vint à mourir. L’Arménie se trouvait alors dans le plus pitoyable état. Davith sans Terre, roi Pagratide Agh’ouanie, venait de fondre, à l’inspiration des Grecs sur la province de Chrirag.[64] C’était du reste pour son propre compte que ce prince agissait ainsi et pour se faire proclamer, lui aussi, roi d’Arménie. L’agonie de ce beau royaume et de son antique et glorieuse dynastie allait se terminer sous le règne du second successeur de Michel IV, le basileus Constantin Monomaque.

C’est vers ce même moment que le jeune roi Kakig, fils d’Aschod, neveu de Jean Sempad qui devait être le dernier souverain indépendant d’Arménie, fut enfin reconnu roi par ses peuples à la faveur de ces événements. Voici comment Mathieu d’Edesse raconte ces faits: « A cette époque fut suscité un jeune homme de dix-neuf ans, nommé Kakig, de la race des Pagratides, fils du roi Aschod le Brave. Ce jeune prince était très vertueux, d’une piété exemplaire. Tous les barons d’Arménie, principalement ceux qui avaient conduit l’action contre les troupes de Michel IV, se rendirent auprès du patriarche, le seigneur Bédros, et Kakig II, dans la splendide cathédrale d’Ani, fut sacré roi d’Arménie, par la grâce de l’Esprit Saint et d’après l’ordre d’un prince illustre, ordre en vertu duquel notre grand et saint patriarche accomplit cette cérémonie. Ce prince illustre était de la race de Haïg et, par son père, descendait de la famille des Pakhlavides. Il portait le nom de Grégoire (Krikorikos), comme issu de notre saint Illuminateur. Il brilla comme un second Samuel, émule du premier, qui sacra David, roi d’Israël. Ce fut lui qui établit Kakig roi de toute l’Arménie. »

Cet événement, au dire de Tchamtchian, eut lieu en l’an 1042. Samuel d’Ani fait du nouveau souverain le portrait le plus flatteur. Malheureusement, il était plus fait pour la vie pacifique des lettres que pour celle des camps qui était alors celle de sa malheureuse patrie de toutes parts assaillie par mille ennemis féroces.

Le prince illustre, « restaurateur de la couronne d’Arménie, » dont il s’agit ici, était Krikorikos ou Grégoire Magistros, héros national, qui devait jouer un grand rôle dans l’agonie de son pays. Ce personnage célèbre, dont les historiens arméniens font un éloge enthousiaste, devait son surnom de « Magistros » à la haute dignité de ce nom qui lui avait été conférée par le basileus.

Dans l’intervalle de ces événements, je le répète, le basileus Michel IV était mort. Pour la suite de l’histoire des luttes entre l’Empire et l’Arménie agonisante, je renvoie aux règnes suivants.

Passons à l’autre extrémité de l’immense Empire, aux thèmes byzantins d’Italie, pour dire ce qu’il advint en ces lointains parages occidentaux sous le règne de Michel IV, le Paphlagonien.

L’étoile de Pandolfe, le fameux prince de Capoue, y montait sans cesse plus haut à l’horizon! Il dominait alors sans conteste dans toute l’Italie méridionale en face de l’influence grecque, fort diminuée depuis le départ de Bojoannès. Seuls les princes de Bénévent et de Salerne maintenaient encore leur indépendance vis-à-vis de lui. Tremblant de voir sa principauté subir le sort de toutes les autres seigneuries longobardes, le nouveau seigneur de Salerne, Guaimar V, fils et successeur depuis l’an 1027 de ce Guaimar iV qui avait été le premier à recevoir et attirer les Normands en Italie, saisit en 1035,[65] à la suite d’une vive discussion de famille, la première occasion pour rompre avec Pandolfe, dont il avait été jusqu’ici l’allié si dévoué. Il était cependant par sa mère le propre neveu de ce dernier, mais comme lui violemment ambitieux du premier rang. Voyant qu’il n’aboutirait à rien sans l’appui de ces fameux mercenaires, il réussit à en détacher un grand nombre du service de Pandolfe pour les faire entrer au sien. Ici encore les Normands se montrèrent fidèles à leur presque constante et peu chevaleresque maxime de suivre le parti du plus offrant. Parmi ceux de ces guerriers qui passèrent ainsi à la solde du seigneur de Salerne se trouvaient Guillaume et Drogon, deux de ces fils de Tancrède de Hauteville qui allaient bientôt jouer un rôle prépondérant dans la conquête de l’Italie par les armes normandes.

Cette rupture avec le prince de Salerne fut le point de départ de la ruine de Pandolfe IV. Bientôt la bannière de Guaimar V fut un point de ralliement pour tous ceux qui supportaient impatiemment dans le midi de la péninsule l’hégémonie du prince de Capoue. En 1036 celui-ci échoua complètement dans une entreprise contre Bénévent, et, de jour en jour, la situation en ces régions s’accentua davantage dans le sens d’un corps à corps imminent entre lui et Guaimar, tous deux également ardents à ambitionner la suprématie.

Du côté de Guaimar, on voyait le prince de Naples, fils et successeur de Sergios, grièvement assailli par Pandolfe, et les comtes de Teano, alliés par le sang à la maison princière de Salerne. Quant à Pandolfe, nous avons vu qu’il avait étendu son autorité au delà des confins de sa propre seigneurie de Capoue jusque sur Gaète, Amalfi et les possessions du Mont Cassin. Les comtes des Marses, les seigneurs de Sera et d’Arpino, le duc de Sorrente aussi .étaient certainement encore ses alliés. Les forces des deux partis étaient passablement équivalentes, si bien qu’en cas de conflit l’issue pouvait paraître fort douteuse. Les Grecs, nous l’avons vu, entièrement absorbés par leur lutte incessante contre le parti dit national, et par les préparatifs d’attaque contre la Sicile, ne pouvaient songer à faire pencher la balance d’un côté en y jetant leur épée. Cette fois encore, une autre puissance étrangère, avant même que les deux partis n’en fussent venus sérieusement aux mains, donna définitivement la prépondérance à Guaimar et précipita la défaite de Pandolfe bien plus qu’on n’eût pu le prévoir. Ce fut l’empire allemand par la nouvelle descente à cette époque dans l’Italie méridionale de l’empereur Conrad II d’Allemagne. La monarchie germanique ne pouvait laissait passer sans châtiment un attentat comme celui-ci dont Pandolfe s’était rendu coupable contre la célèbre abbaye du Mont Cassin qui relevait directement de l’empereur. Le terrible tyran avait de même cruellement maltraité l’archevêque Aténulfe de Capoue.

En mai 1038, devant Milan, Conrad, qui avait passé les monts pour la seconde fois au mois de décembre de l’an 1037, avait reçu des appels plus pressants que jamais qui le décidèrent à aller dans l’Italie du sud et y rétablir le prestige si gravement ébranlé de l’autorité impériale.[66] Je raconte ces événements compliqués le plus succinctement possible. Conrad II qui, sans pénétrer dans Rome était parti pour le sud en plein hiver, entra d’abord en négociations avec Guaimar de Salerne pour s’assurer son concours contre Pandolfe. L’incorrigible prince de Capoue se montrait sourd à toutes les injonctions de l’empereur qui lui enjoignait de remettre à l’abbaye du Mont Cassin l’ensemble des biens dont il l’avait dépouillé. Force fut donc à ce dernier de sévir contre cet indocile vassal. A la tête de son armée il marcha droit sur Capoue. Il venait de célébrer la fête de Pâques à Spello en compagnie du jeune pape Benoît IX, depuis tantôt six ans déjà, honte de la pourpre romaine, le plus effroyable représentant de cette époque effroyable. Pandolfe, comprenant trop tard la gravité de la situation, envoya sa femme et son fils en ambassade à la rencontre de Conrad. Il donna des otages et s’engagea à payer pour ses forfaits une amende de trois cents livres d’or. Mais ces conditions ne furent point remplies et l’empereur germanique, malgré sa répugnance à faire campagne en plein été dans ces régions brûlantes, dut poursuivre sa marche en avant. Il fit d’abord arrêt au Mont Cassin où il rétablit l’ancien ordre des choses; puis il s’avança droit sur Capoue sous les murs de laquelle il arriva seulement le soir du 13 mai 1038, veille de la Pentecôte, tandis que Pandolfe se réfugiait dans son fort château de Santa Agatha, au-dessus de la ville. Comme le vieux guerrier refusait de se rendre, il fut déposé et condamné à l’exil. L’empereur nomma à sa place son rival détesté Guaimar de Salerne, prince de Capoue et duc de Gaète. Il accorda de plus à ce feudataire qu’il faisait si puissant, la suzeraineté sur le nouveau comté normand d’Aversa, lequel se trouva dès lors dans la dépendance de la principauté de Salerne.

Guaimar V, qui n’avait pas hésité à accepter l’héritage de son oncle Pandolfe, savait que le vieux lion ne se résignerait pas facilement à cette spoliation. Aussi, pour s’assurer le concours des Normands devenu plus nécessaire que jamais, avait-il demandé à Conrad de leur accorder quelques marques de sa bienveillance. L’empereur, accédant à cette prière, avait confirmé Rainulfe dans la possession du comté d’Aversa et de son territoire et lui avait donné comme investiture une lance et un gonfanon sur lequel étaient gravées les armes de l’Empire.

« Cet acte, dit l’abbé Delarc, qui plaçait officiellement le chef des Normands parmi les feudataires du Saint Empire, était, par une étrange ironie du sort, rendu sur la demande d’un prince dont les fils devaient être complètement dépouillés de leur patrimoine par les Normands, et promulgué par un souverain à la dynastie duquel ces mêmes Normands devaient porter les coups les plus terribles et les plus décisifs. »

Une créature de l’empereur, l’abbé allemand Richer, remplaça le fils bâtard de Pandolfe sur le trône abbatial du Mont Cassin. L’archevêque Aténulfe fut rétabli à Capoue. Puis Conrad, dont l’armée était décimée par la peste en ce début d’été torride, par la vieille voie Appienne jusqu’à Bénévent, puis par les rives de l’Adriatique et Ravenne, regagna la Germanie où il devait mourir à Nimègue dès le 4 juin de l’année suivante, n’ayant pas encore cinquante-cinq ans. Il semble, durant cette seconde expédition dans le sud de l’Italie, avoir évité avec le plus grand soin toute occasion de conflit avec les Grecs devenus presque ses amis. Il laissait à la tête des intérêts impériaux en ces parages un prince longobard, Guaimar de Salerne, un guerrier normand, Rainulfe, et un moine bavarois, l’abbé Richer du Mont Cassin. On vit aussitôt comment ces trois hommes entendaient exécuter leur mandat. Le duc de Sorrente fut chassé et remplacé par Guido de Conza, frère de Guaimar. La riche Amalfi, « ricca d’oto e di drappi », prise de force, fut en avril 1039 incorporée à la principauté de Salerne. Partout le triumvirat eut les plus excellents résultats. Pandolfe, après avoir essayé de fléchir Guaimar, finit par renoncer à la lutte. Abandonnant son rocher de Santa Agatha à la garde de son fils, toujours encore dans le cours de cette présente année 1038, il se réfugia en compagnie de son bâtard Basile, l’abbé déposé du Mont Cassin, à Constantinople, pour y chercher secours auprès du basileus Michel. Mais les envoyés de Guaimar le suivirent dans cette ville et mirent au courant de la situation véritable l’eunuque Joannès qui gouvernait en maître au Palais Sacré. Aussi les sollicitations de Pandolfe demeurèrent-elles sans effet. Il fut même, sur les représentations de son opiniâtre ennemi, envoyé dans un lointain exil sur lequel nous n’avons du reste aucun détail, et dont il ne revint avec ses compagnons d’infortune qu’au bout de deux années, peut-être seulement après la mort du basileus. Il dut rentrer en Italie dans le courant de l’hiver de 1040 à 1041.

A partir de ce moment, la puissance du prince de Salerne alla sans cesse en augmentant. Son alliance avec les Normands se resserrait chaque jour davantage. Quant à la cour de Constantinople, elle était d’autant plus disposée à le soutenir qu’elle eut sur ces entrefaites besoin de son concours pour une importante expédition organisée contre la Sicile musulmane.[67]

On n’a pas perdu le souvenir des vaines tentatives des Byzantins sous Nicéphore Phocas comme sous le grand basileus Basile pour reprendre pied dans cette île si belle et si riche et pour en chasser les conquérants sarrasins, puis des incessantes et terribles agressions de ceux-ci contre les thèmes de la péninsule italienne. L’expulsion des Musulmans de Sicile était devenue une nécessité pour le gouvernement impérial. La dernière de ces tentatives des Grecs avait été brusquement interrompue dès son début par la mort imprévue du basileus Basile dans le courant du mois de décembre de l’au 1025. Tout naturellement le gouvernement de l’eunuque Joannès, désireux de mettre un terme à un état de choses presque insupportable pour les thèmes d’Italie, n’attendait qu’une occasion pour tenter de prendre sa revanche et reconquérir la Sicile. Cette occasion se présenta déjà en l’an 1035.

A ce moment ce furent les Arabes de cette île eux-mêmes qui, en guerre les uns contre les autres, demandèrent aux Byzantins d’intervenir dans leurs affaires. Il n’est pas très facile de connaître exactement les motifs qui firent naître en Sicile cette guerre civile. Nous savons seulement que depuis longtemps il existait d’une manière permanente un conflit violent entre les Siciliens et les Africains, c’est-à-dire entre les descendants des anciens habitants chrétiens de la Sicile devenus musulmans ainsi que ceux des vieilles familles arabes établies dans l’île depuis de longues années, y possédant des immeubles considérables, d’une part, d’autre part les immigrés berbères venus bien plus tard en très grand nombre de l’Afrique du nord dans l’île et nullement encore fondus avec le reste de la population. L’émir régnant, Ahmed al-Akhal,[68] proclamé en 1019 à la suite de la sanglante sédition du peuple de Palerme, qui avait contraint son frère, l’odieux Djafar,[69] à abdiquer et à quitter le pays, avait repris à nouveau avec une grande énergie les expéditions de pillage contre les cités byzantines du midi de la Péninsule. C’était déjà pour en finir avec ces odieuses et incessantes agressions, véritable enfer pour les malheureuses populations des thèmes de Longobardie et de Calabre, que Basile II avait organisé la grande expédition que sa mort avait interrompue en 1025. Depuis lors, les incursions de pillage n’avaient jamais cessé, en étroite connexité avec les tentatives de soulèvement du parti hostile à Byzance dans le sud de la Péninsule. Nos guides principaux, pour les événements qui vont suivre, sont les deux chroniqueurs arabes Ibn el Athir et Nowaïri, aussi Aboulféda et Ibn Khaldoun.

L’émir Akhal, décoré par le Khalife Hakem du titre glorieux mais vain de « Soutien de l’Empire », après d’heureux débuts, après avoir à la fois rétabli la paix dans l’île et le bon combat contre les Infidèles, avait d’abord été hostile à l’élément africain. « Je veux, disait-il aux principaux musulmans de l’île, vous délivrer de tous ces Africains qui possèdent avec vous ce pays; mon projet est de les expulser ». Les Siciliens n’ayant pas accepté ces ouvertures, Akhal se retourna du côté des Africains auxquels il fit des propositions analogues contre les Siciliens. Ceux-ci les acceptèrent. A partir de ce moment, l’émir Akhal ne s’entoura plus que d’Africains qu’il favorisa outrageusement aux dépens du parti sicilien.

Ensuite de ces événements, en l’an 1035, une révolte éclata contre l’émir. Son propre frère Abou Hafs, l’Apochaps des Byzantins, se mit à la tête des rebelles. Akhal chercha à conjurer ce grand péril par une alliance passablement impie avec les Byzantins. Dès le printemps de cette année, l’eunuque Joannès lui envoya pour traiter de la paix d’abord, d’une action commune ensuite, un habile ambassadeur, Georges Probatas. Celui-ci, fort bien reçu à Palerme, où il était arrivé après le mois de mai 1035, réussit pleinement dans sa mission. Il décida même l’émir à envoyer son fils en sa compagnie, comme otage de sa bonne foi à Constantinople. En retour, Akhal reçut le titre toujours si prisé de magistros, Il reconnut vraisemblablement aussi la suzeraineté byzantine, ce pourquoi on lui promit le secours des troupes impériales dans sa lutte contre son frère, qui s’appuyait sur le parti vieux sicilien mécontent. Le traité fut probablement signé dans le courant de l’été de l’an 1035.

Ce frère rebelle, venait lui aussi, de réclamer à son profit, mais dans une direction bien opposée, l’intervention étrangère. A Tunis et Kairouan régnait pour lors le Khalife Mouizz Ibn Badis, de la race des Zirides qui, à la suite de l’émigration en Egypte de la dynastie des Fatimides, avaient gouverné la côte berbère du nord africain, d’abord comme gouverneurs au nom de ceux-ci, puis comme souverains indépendants. C’est à ce prince, alors fort puissant, que s’adressèrent vers la fin de cet an 1035 les députés siciliens du parti d’Abou Hafs. « Nous voulons être tes sujets, lui firent-ils dire; si tu n’acceptes pas, nous livrerons l’île aux Roûm. Cette démarche obtint un plein succès. Mouizz accueillir à merveille la députation sicilienne, fit proclamer la guerre sainte[70] dans ses États, et envoya à l’émir six mille guerriers, moitié fantassins, moitié cavaliers, bien équipés, sous le commandement de son fils Abdallah.[71] La seule condition était que le prince sicilien demeurerait à toujours son vassal. Akhal, battu par ces redoutables troupes dans plusieurs rencontres, fut réduit à franchir le détroit et à se réfugier auprès du catépan byzantin, Constantin Opos, placé, on l’a vu, en mai 1034, à la tête de l’administration des thèmes italiens en place de l’incapable Oreste[72]. Ceci se passait en l’an 427 de l’Hégire, qui correspond à peu près à l’année du Christ 1036.

Ce fut seulement en l’an suivant, en 1037, que Constantin Opos, à la tête de toutes les forces byzantines disponibles de l’Italie méridionale, passa en Sicile. Nous n’avons presque aucun détail. Seulement les chroniqueurs grecs racontent que le catépan battit à plusieurs reprises les troupes africaines d’Abdallah et repoussa leurs vives attaques, il ne parait pas cependant qu’il se soit trouvé en état de résister longuement à un ennemi beaucoup trop nombreux et, d’après ce que raconte Skylitzès, une réconciliation semblant devoir se préparer entre les deux partis ennemis en Sicile, il se vit forcé de regagner l’Italie. Cette expédition n’avait eu qu’un seul bon résultat. Les Grecs ramenaient avec eux plus de quinze mille esclaves chrétiens délivrés de la captivité sarrasine, peut-être bien plutôt des habitants chrétiens de Sicile forcés de fuir leur patrie! Quelle odyssée dramatique dut être celle de ces infortunés!

La retraite du catépan assura dans l’île la complète suprématie d’Abdallah, le fils du Khalife ziridite de Tunis, et de ses partisans. L’émir Akhal, abandonné à ses forces, enfermé dans la forteresse de Palerme, y fut tué par ses propres partisans qui apportèrent sa tête à l’heureux vainqueur. Eux également reconnurent le jeune chef africain pour maître unique de la capitale et de la Sicile tout entière. C’est sur ces entrefaites que la nouvelle armée byzantine arriva!

Le gouvernement impérial à Constantinople, plutôt l’eunuque Joannès, délivrés de tout engagement par la mort du malheureux émir Akhal, avaient immédiatement résolu de profiter de ces dissensions entre Arabes pour organiser à nouveau une expédition définitive contre la Sicile et y rétablir l’autorité byzantine. Les plus grands préparatifs furent faits sous l’énergique impulsion du basileus et de son frère. Le commandement en chef fut confié à un des chefs militaires le plus en vue à ce moment, à ce jeune et déjà célèbre Georges Maniakès[73] qui, sous le règne précédent, aux campagnes de la lointaine Syrie, s’était couvert de gloire dans son expédition contre Édesse et dans le terrible siège qu’il avait soutenu aussitôt après dans cette même cité. Depuis, dans son commandement de la Haute Médie, il s’était constamment distingué dans les luttes contre les Sarrasins sur la frontière d’Asie et avait relevé sur les deux rives de l’Euphrate le prestige des armes impériales. Les meilleures troupes de l’Empire formaient le corps expéditionnaire. On y voyait non seulement les belliqueux contingents du thème des Arméniaques sous la conduite d’un chef également déjà célèbre, Katakalon Kékauménos, mais encore la « droujine » russe ou scandinave, les fameux Værings, en un mot sous le commandement de Harald Hardrada, c’est-à-dire le Sévère,[74] fils de Sigurd Syr, frère utérin du roi de Norvège Olaf II le saint, un des plus grands souverains de son pays, lui-même roi de Norvège et prétendant à la couronne d’Angleterre qui, après la mort violente de son royal frère à la bataille de Stiklastadr où lui-même s’était couvert de gloire, échappé miraculeusement à la mort, avait, quoique grièvement blessé, pour se soustraire à l’influence triomphante du paganisme et ensuite à la tyrannie danoise, brusquement quitté, à l’âge de quinze ans, sa patrie boréale pour aller vivre en Russie d’abord, à Byzance ensuite.

Il me faut ici ouvrir une parenthèse pour parler au lecteur de ce personnage encore à demi légendaire, que j’ai cité à plusieurs reprises déjà, si célèbre dans les récits nordiques par ses aventures extraordinaires, sa mort tragique, en 1066, en Angleterre, à Stanford Bridge, près d’York, dans une bataille contre le roi Harold, comme aussi dans l’histoire russe par ses relations avec le grand-duc Iaroslav le Sage. Jusqu’à il y a très peu d’année, nous ne le connaissions, lui et ses fabuleux exploits au service du basileus, que par les récits légendaires des Sagas islandaises ou nordiques, principalement de celle qui porte son nom, ou encore par ceux des poésies scandinaves, récits qu’il est souvent impossible, toujours très difficile à ramener à des proportions historiques. Eux seuls jusqu’ici nous avaient dit sa fuite jusqu’à la Ville gardée de Dieu et ses hauts faits au service du basileus dans ses armées comme chef des Værings à sa solde, ses luttes héroïques avec les forces impériales contre les pirates sarrasins dans la mer Egée, contre les « Scythes » ou Bulgares dans la péninsule des Balkans, bien d’autres exploits encore. Aucun auteur grec venu jusqu’à nous n’avait parlé de lui, aucun ne l’avait même nommé, et nous pouvions croire que ses actions d’éclat tant célébrées par les chantres scandinaves tenaient surtout du domaine de la fable et qu’il avait fini par retourner dans le nord sans laisser de lui aucune trace ni dans les chroniques byzantines, ni dans celles de l’Italie méridionale, lorsqu’une nouvelle source grecque aussi précieuse qu’inattendue est venue nous éclairer sur l’authenticité de ces rétifs nordiques d’une manière aussi frappante qu’irréfutable. Je veux parler du fameux traité manuscrit anonyme de la Bibliothèque Synodale de Moscou, intitulé le « Cecaumeni Strategicon »,[75] publié pour la première fois en 1881 par M. Wassiliewsky, que j’ai cité tant de fois déjà dans les volumes précédents comme dans celui-ci.[76] Parmi les personnages contemporains dont parle l’auteur anonyme au courant de ses récits, personnages aux côtés desquels il a combattu dans les rangs des soldats du basileus, figure, chose bien extraordinaire, désigné par son nom, le héros Harald, le propre héros légendaire des Sagas! Pour prouver combien les basileis de cette époque considéraient peu les chefs mercenaires étrangers, même ceux qui avaient rendu à l’Empire les plus signalés services, tout un chapitre du Strategicon[77] est consacré à ce personnage par l’écrivain anonyme qui dit avoir servi à ses côtés dans les mêmes armées impériales. Son témoignage offre donc des garanties exceptionnelles. Ainsi se trouvent d’un seul coup confirmés tant d’autres renseignements sur ce personnage que nous pouvions jusqu’ici considérer comme entachés d’un caractère quasi légendaire.[78] Voici le texte de ce précieux passage qui modifie quelques assertions acceptées jusqu’ici par les biographes du héros norvégien:

« Je vais conter à Votre Majesté, dit notre écrivain, une autre histoire et j’en resterai là. Harald était fils d’un roi de Varangie;[79] il avait un frère nommé Olaf qui, après la mort du père, hérita du royaume, et destina Harald à être le second après lui dans le royaume, mais Harald étant encore jeune, conçut le désir d’aller rendre ses hommages au basileus Kyr Michel le Paphlagonien, de bienheureuse mémoire, et, à cette occasion, de prendre connaissance du régime romain. Il amena avec lui un détachement de cinq cents hommes vaillants. A son arrivée, l’empereur le reçut comme il convenait et l’envoya en Sicile, car il se trouvait déjà dans cette île une armée romaine occupée à faire la guerre.[80] Arrivé là, Harald accomplit de grands exploits, et, après la conquête de la Sicile, il s’en retourna avec ses gens chez le basileus, qui l’honora de la dignité de « manglabite ».[81] Après cela, Dolianos s’étant insurgé en Bulgarie, Harald partit en campagne avec le basileus suivi de son détachement. Ici encore il fit preuve contre l’ennemi d’une bravoure digne de sa noblesse. La Bulgarie domptée, le basileus s’en retourna chez lui. Moi-même, je combattais alors pour le basileus au gré de mes forces et je m’y trouvais en personne. Quand nous fûmes à Mosynopolis, le basileus, pour récompenser les exploits militaires de Harald, le crée spatharocandidat. Après la mort du basileus Kyr Michel et de son neveu le Kalaphate, il demanda au basileus Monomaque la permission de retourner dans sa patrie, mais cette permission lui fut refusée, et son départ devint très difficile. Il parvint néanmoins à partir furtivement et obtint dans son pays la couronne à la place de son frère Olaf. Au lieu de témoigner du mécontentement d’avoir été seulement manglabite et spatharocandidat, il a conservé, même sur le trône, les sentiments de fidélité et d’affection envers les Romains. »

Si ce fragment, dit fort bien l’abbé Delarc, a une incontestable autorité pour les faits concernant Harald dans l’empire d’Orient à l’époque où il a été écrit, il ne saurait en être de même quand il parle du nord de l’Europe, de la patrie du célèbre chef. De là des erreurs du début qu’il est facile de rectifier grâce aux sources scandinaves, dont les principales, je l’ai dit déjà, sont la Heimskringla Saga de Snorre Sturleson[82] et les Scripta historica Islandorum.

Voici d’après celles-ci le résumé de l’histoire de Harald avant son arrivée à Constantinople. J’ai dit déjà ses royales origines. Les Sagas le représentent comme un des plus beaux types du Northmann d’origine scandinave. C’était un géant mesurant sept pieds et demi, c’est-à-dire deux mètres quinze centimètres. Il était d’ailleurs bien proportionné, quoique ses pieds et ses mains fussent très grands et ses jambes fort grosses. Il avait le teint clair, le visage beau, les cheveux d’un blond pâle, la barbe courte et rousse, les moustaches très longues, un sourcil plus haut que l’autre.

A l’âge de quinze ans, il avait pris part à la bataille de Stiklastadr, livrée le 31 août de l’an 1030, qui coûta la vie à son frère le saint roi Olaf de Norvège. Le lendemain du combat, tandis qu’il s’enfuyait en Suède, à peu près seul et blessé, il composa ces vers quasi-prophétiques:

Je chevauche et mes blessures saignent; J’ai vu bien des paysans

Par le glaive[83] la garde trait menacée de la perte de la vie en restant au combat. Maintenant que j’erre de bois en bois entouré de bien peu d’honneurs,

Qui sait si je ne deviendrai pas

Célèbre au loin un jour à venir!

De Suède, Harald s’était rendu à Kiev à la cour du grand duc Iaroslav qui lui avait fait bon accueil. Pour mériter la main de la jeune princesse Ellisifr, fille du grand duc, il avait combattu un an dans les forêts de la Pologne contre les Slaves Leches. Il s’était ensuite fiancé à la jeune femme, mais son futur beau-père lui avait déclaré qu’avant le mariage il devait conquérir encore gloire et fortune. Comme la paix régnait pour le moment en Russie, il était parti pour Constantinople et l’Asie où ses compatriotes se battaient au service du basileus. Les Sagas ne sont pas d’accord sur le chemin qu’il prit pour gagner ainsi la belle Miklagard, c’est-à-dire la belle Constantinople.[84]

Les motifs qui, suivant les récits nordiques, ont fait venir Harald des pays du nord à Constantinople, ne sont donc pas ceux allégués par l’écrivain byzantin anonyme que je viens de citer. Tout au contraire, ce même écrivain montre qu ’en venant s’enrôler dans les armées du basileus, notre héros ne cacha pas son nom et son origine royale sous le sobriquet de Nordbrikt,[85] ainsi que plusieurs Sagas l’affirment à tort.

A l’exposé un peu laconique de l’Anonyme byzantin sur les débuts de Harald dans l’Empire d’Orient, les Sagas, d’autres sources occidentales encore, ajoutent quelques précieux détails qu’il me serait agréable de développer ici plus au long si la place ne me manquait; on y lit entre autres comment le jeune héros remplaça Masr Hundrodarson de Bandadal dans la charge de chef des Værings, sa première rencontre avec la basilissa Zoé qui serait tombée amoureuse de lui et lui aurait demandé de ses cheveux, la guérison de la femme du Væring Erlendr, les aventures de Bolli Bollason, chef des gardes scandinaves du basileus à cette époque, les courses enfin de Harald avec Girger Jarl dans les mers de Grèce, ce Girger Jarl dans lequel on a reconnu l’autre fameux héros Georges Maniakès. Ces dernières allusions se rapportent aux premiers exploits de Harald sous la bannière du basileus, lorsqu’il combattait les Sarrasins sous les murs d’Édesse ou dans les mers de l’Archipel. J’ai rappelé les glorieux débuts du héros scandinave.[86] Suivons-le maintenant avec ses cinq cents compagnons et le reste des troupes grecques aux rivages éclatants de l’île de Proserpine.

La belle armée byzantine placée sous les ordres de Maniakès devait être appuyée par une flotte puissante commandée par le patrice Stéphanos, un beau-frère du basileus Michel, chef absolument incapable.[87] En outre, Michel Spondyle, patrice et duc, catépan actuel des thèmes byzantins d’Italie, probablement le successeur de Constantin Opos dans cette dignité et très probablement le même personnage qui avait été quelques années auparavant duc d’Antioche et qui s’y était fait honteusement battre par les Sarrasins,[88] avait été chargé de lever de gré ou de force les milices de la Calabre et des Pouilles pour les joindre aux forces arrivant de la Mère patrie. Cette opération de recrutement semble avoir excité chez les habitants de l’Italie du sud un grand mécontentement. Enfin, ce dernier chef avait également reçu avec l’autorisation de Guaimar de Salerne auquel le basileus Michel avait demandé ce secours contre les Sarrasins, le précieux appui d’un corps de trois cents guerriers normands d’élite, de cinq cents même suivant une autre source. Parmi ces magnifiques soldats brillaient au premier rang deux des fils de Tancrède de Hauteville, Guillaume Bras de Fer et Drogon, récemment arrivés de Normandie.[89] Guaimar avait été fort heureux de la demande du « catépano ».[90] La turbulence des Normands, surtout de ceux qui, moins heureux que Rainulfe d’Aversa, n’avaient pas encore de fief, le peu de cas qu’ils faisaient souvent de son autorité, causaient déjà beaucoup d’inquiétude au prince de Salerne, aussi les engagea-t-il vivement à se joindre aux troupes de Georges Maniakès pour faire la guerre aux Infidèles. Il leur promit que non seulement les Grecs, mais lui-même, les récompenserait s’ils consentaient à aller en Sicile. Il n’en fallait pas tant pour décider les vaillants aventuriers, toujours disposés à entrer en campagne. Sous la conduite des fils de Tancrède, ils allèrent rejoindre à Reggio l’armée de Maniakès.

A ces fiers guerriers normands se joignit encore dès ce moment; semble-t-il, un Longobard du nom d’Ardouin, ancien serviteur ou vassal de l’archevêque de Milan, peut-être, comme il l’est dit dans une source contemporaine, pour servir de drogman ou truchement aux hommes du nord pendant la durée de l’expédition de Sicile. Les troubles de son pays avaient décidé cet homme habile et rusé à venir dans l’Italie du sud, nous le verrons jouer bientôt un rôle des plus importants.

A la tête de cette belle armée, vers le milieu de l’année 1038 environ, après près de deux ans de préparatifs, le généralissime Georges Maniakès, quittant Reggio et traversant le détroit du Iaro, débarqua en Sicile et marcha sur Messine. Un combat d’avant-garde dans lequel les Normands, toujours en tête de tous, se couvrirent de gloire en commençant par repousser une tumultueuse sortie des défenseurs, puis en entrant dans la ville sur leurs talons, lui livra cette grande cité dont la population chrétienne, très nombreuse, avait constamment été épargnée par les Musulmans. La campagne n’en fut pas moins difficile et meurtrière pour les Impériaux et leurs alliés. Leur arrivée avait mis fin subitement aux discordes des Musulmans unis désormais pour repousser l’ennemi commun. Non loin de Rametta, point stratégique le plus important de l’île,[91] au sud-est de Messine, dans ces régions illustrées par les luttes héroïques sous Nicéphore Phocas, l’armée d’invasion fut attaquée par l’émir Abdallah ibn Mouizz à la tête de cinquante mille hommes, défenseurs enthousiastes de cette clef de l’île entière. Après une bataille acharnée, après les plus grands efforts, la victoire demeura aux Grecs. Ceux-ci infligèrent aux Arabes de telles pertes que le sang des vaincus aurait fait déborder la rivière coulant sur le lieu du combat. Ceci n’est, du reste, qu’une monstrueuse exagération de Skylitzès qui est seul, avec Cedrenus, à nous parler de cette bataille.[92] Ce succès considérable sur lequel nous ne savons malheureusement rien de plus, mit en quelques jours aux mains de l’heureux Maniakès la plus grande partie de la Sicile. Le gouvernement byzantin, fut aussitôt rétabli dans toute cette région, après une interruption séculaire. Longeant la côte orientale qui fut toujours la plus riche et la plus peuplée de l’île, Maniakès, avant la fin de cette année 1038, avait déjà soumis treize villes. « La nature montagneuse de cette côte, dit fort bien M. Chalandon, explique en partie la lenteur des opérations, mais il est certain que beaucoup de faits nous échappent. Au commencement de l’an 1040, on retrouve Maniakès et son armée devant Syracuse. Le chef grec commença aussitôt le siège de cette antique cité très fortifiée et fort bien défendue. Impériaux et Arabes rivalisèrent de vaillance. Guillaume Bras de Fer s’y illustra en tuant en combat singulier un caïd qui était devenu la terreur des chrétiens par sa bravoure et sa force colossale.

Mais la puissance extrême de ces remparts arrêta les opérations qui traînèrent en longueur. L’émir Abdallah eut ainsi le temps de réunir, dans la région montagneuse de l’île, une nouvelle armée accourue non seulement de tous les cantons de la Sicile, mais surtout des côtes d’Afrique. A la tête de plus de soixante mille hommes, il tenta d’attaquer les Grecs par derrière. Maniakès, forcé de lever le siège de Syracuse et de rétrograder pour aller le combattre, contournant les pentes occidentales de l’Etna, le joignit avec son armée dans la plaine de Traïna, entre Ceasro, Moletto et Randazzo, sur la pente nord-ouest de l’Etna, en une localité où plus tard devait s’élever un château en souvenir de lui « Maniaci ». Abdallah avait établi en cet autre point stratégique si important, ses soixante mille hommes dans un camp fortement retranché. Nous lisons dans la Vie du saint contemporain, le moine Philarète, que pour mieux défendre les approches, il avait fait semer, tout alentour, devant sa ligne de combat, de petits appareils à pointes, peut-être des tessons, destinés à paralyser la marche des cavaliers en déchirant les pieds des chevaux ennemis. Il ignorait, lisons-nous dans ce curieux document, que les Grecs avaient coutume de protéger la plante des pieds de leurs, chevaux avec des plaques de fer, c’est-à-dire de les ferrer, aussi, quand ils donnèrent l’assaut au camp, la précaution imaginée par Abdallah fut-elle totalement inutile.

Une grande bataille fut donc livrée dans laquelle les destinées de la Sicile semblaient devoir se jouer une fois de plus. Maniakès, suivant la coutume byzantine, avait partagé son armée en trois divisions qu’il lança successivement au combat. Les éléments parurent vouloir venir en aide à la valeur de ses soldats. Un très violent orage s’éleva, poussant d’immenses masses de poussière au visage des combattants sarrasins terriblement gênés par un vent furieux que les Grecs avaient, eux, dans le dos. Maniakès remporta cette fois encore la plus brillante victoire. Les auxiliaires normands, Guillaume Bras de Fer en particulier, tous ces valeureux chevaliers d’Occident, revêtus du heaume et de la cotte de mailles, qui figurent sur la broderie de Bayeux, se distinguèrent par leur irrésistible vaillance. Russes et Scandinaves; Normands d’Italie, Grecs d’Europe et d’Asie, miliciens des thèmes d’Italie également, égorgèrent des Sarrasins par milliers. Skylitzès donne le chiffre certainement très exagéré de cinquante mille morts « carthaginois », c'est-à-dire Arabes venus d’Afrique. A grand peine, presque seul, l’émir Abdallah, grâce à la vitesse de sa monture, certain gagner le rivage septentrional de l’île et échapper ainsi, en s’embarquant à Cefallu ou à Caronia sur une barque, à ceux qui le poursuivaient. Il rentra piteusement à Palerme, centre de sa puissance dans l’île.[93] Le souvenir éclatant de ce grand succès, des armes chrétiennes, commandées par le vaillant chef d’Asie, de cette grande déroute des fils de Mahomet, est demeuré si vivant jusqu’à nous dans ces régions écartées de cette lié superbe qu’aujourd’hui encore, cette, plaine arrosée de tant de sang sarrasin se nomme Fondaco dei Maniaci.[94] Au moyen âge il s’y trouvait une abbaye de ce nom.

Après ce complet triomphe remporté dans le cours du printemps ou de l’été de l’an 1040 la belle Syracuse,[95] elle aussi, tomba aux mains du chef byzantin qui y fit une entrée triomphale. La pieuse dévotion de la population chrétienne de l’île fut joyeusement exaltée par la découverte qu’on fit dans cette cité, sur la révélation d’un citoyen des ossements de sainte Lucie, vierge et martyre, martyrisée le 13 décembre 303, ossements cachés depuis des siècles par la piété des fidèles pour les soustraire aux profanations des Musulmans. Ce corps de la sainte fut retrouvé « entière et fresche comme lo premier jor qu’elle i fut mise ». L’invention de ces précieuses reliques donnât lieu à de grandes démonstrations d’allégresse et aux honneurs accoutumés, puis Maniakès expédia à Constantinople le pieux trésor enfermé dans une châsse d’argent.

Saint Philarète, dont j’ai parlé déjà et qui se trouvait bien probablement à Traïna, peut-être sa ville natale, le jour de la grande, victoire de Maniakès, nous raconte, par la bouche de son biographe, le moine Nil, l’enthousiasme des populations chrétiennes, enthousiasme hélas de si courte durée, si rapidement de nouveau transformé en deuil, les actions de grâce solennelles dans les églises, la joyeuse mise en liberté des captifs arrachés à l’esclavage sarrasin.

De ce retour éphémère sous la domination des basileis de la grande cité grecque qui avait vu jadis la défaite d’Alcibiade et la gloire de Platon, un souvenir encore nous est resté. Le grand château byzantin, dont les restes imposants couronnent, du côté de terre, les retranchements fameux devenus infiniment trop vastes pour la cité moderne, porte encore de nos jours le nom de « Château de Maniakès ». Aucun récit contemporain ne saurait nous donner une preuve plus frappante de l’immense retentissement que durent avoir dans l’île de Proserpine et des Cyclopes les succès du vaillant jeune stratigos, illustré déjà par la défense d’Édesse et par tant d’autres hauts faits.

Et cependant, malgré tant de si complets et si rapides triomphes, l’ambition de Maniakès n’était point satisfaite. Avant la dernière bataille livrée au pied de l’Etna, il avait pris la précaution d’enjoindre à l’amiral Stéphanos de surveiller attentivement, avec ses bâtiments, les rivages de l’île pour empêcher la fuite de l’émir Abdallah. Malgré cela, le souverain arabe avait échappé. C’était de la part de Stéphanos moins une véritable trahison qu’une grande impéritie en face d’une tâche impossible. Furieux de voir cette proie si importante lui glisser entre les mains, Maniakès en rendit Stéphanos responsable. Il le couvrit d’injures et l’accusa auprès du basileus de trahison et de lâcheté. La violence du généralissime était extrême. Il alla, dit Skylitzès, jusqu’à lever la main sur le beau-frère du basileus, jusqu’à le frapper de la pointe de sa lance « l’appelant lâche, efféminé et pourvoyeur des plaisirs du basileus ». Ce fatal accès de colère devait très promptement causer la ruine du brillant général.

Georges Maniakès fit immédiatement relever et agrandir les fortifications de Syracuse comme il avait fait au fur et à mesure pour chacune des villes de Sicile prises par lui afin qu’elles ne retombassent point aux mains de l’ennemi. Il allait maintenant, profitant de la victoire de Traïna, procéder à l’occupation de l’intérieur de Pile. Mais à ce moment même il fut subitement mandé à Constantinople pour y être jeté en prison. L’amiral Stéphanos, furieux du traitement humiliant qui lui avait été infligé, fort influent dans la Capitale à cause de sa proche parenté avec l’empereur, n’avait pas manqué de se venger en faisant dire au tout-puissant Orphanotrophe à Constantinople que Maniakès tramait une trahison, une « apostasie », comme on disait alors, et qu’il visait à la pourpre. Il n’en avait pas fallu davantage pour qu’oublieux de tant de services rendus, le gouvernement de l’eunuque ne sacrifiât le malheureux général. Ramené aussitôt dans la capitale chargé de chaînes, en compagnie de Basile Théodorokanos, également prisonnier, le héros de tant de combats heureux fut jeté dans les fers.[96]

Ses successeurs à la tête de l’armée de Sicile, le louche et déplorable Stéphanos, le préposite eunuque Basile Pédiaditès[97] et Michel Dokeianos commirent aussitôt faute sur faute. La victoire qui avait abandonné le camp des Musulmans leur revint aussitôt.

Sous la conduite de ces chefs incapables, les Grecs eurent tôt fait de reperdre les conquêtes faites en Sicile par ce chef habile autant qu’intrépide. Dans le but précisément d’occuper l’île d’une manière définitive, pour préparer des points d’appui solides à de prochaines opérations au cœur du pays, le brillant vainqueur d’Édesse avait, je l’ai dit, au fur et à mesure qu’il enlevait des places aux Arabes, édifié dans chacune un « kastron » puissant, pour prévenir toute tentative de soulèvement de la population musulmane. Hélas, aussitôt après le départ forcé des Byzantins, toutes ces forteresses à peine terminées furent reperdues par la négligence et l’imprévoyance des successeurs de Maniakès. Seule Messine demeura aux mains des Grecs grâce à la belle défense du protospathaire Katakalon Kékauménos, stratigos du thème des Arméniaques qui, le 10 mai de l’an suivant 1041,[98] jour de la Pentecôte,[99] à la tête de ses contingents provinciaux, trois cents cavaliers et cinq cents hommes de pied, remporta un brillant succès sur de très nombreuses forces sarrasines concentrées autour de ce dernier boulevard de la chrétienté dans l’île, augmentées encore d’importants renforts venus d’Afrique. Tout ce qui pouvait porter une arme parmi les Arabes était accouru combattre ici le bon combat de la Foi. Par une inaction totale de trois jours, Katakalon Kékauménos, demeuré invisible derrière les portes de la ville obstinément fermées, trompa si bien l’ennemi qu’il certain le surprendre en pleine orgie le quatrième jour. Après avoir assisté avec tous les siens au service divin, il fit avec tout son monde une sortie foudroyante. Ce fut un affreux massacre. A la tête de ses cavaliers, le stratigos marcha droit à la tente du chef, un prince kelbite, peut-être Simsâm,[100] qu’on trouva ivre mort. On l’égorgea; on pilla sa tente. Il en fut de même pour tous les guerriers sarrasins. Les malheureux, alourdis par l’ivresse, cherchaient à fuir. On les massacrait à plaisir. Dans leur affolement, ils allaient jusqu’à s’entretuer. Toute la campagne fut couverte de leurs cadavres. Bien peu échappèrent pour se réfugier à Palerme. Les vainqueurs se partagèrent l’or monnayé, les joyaux et les perles à pleins boisseaux. Hélas, grâce à l’impéritie, à la lâcheté des autres chefs impériaux, ce brillant succès n’eut pas de lendemain!

Vers la fin de cette même année 1040, l’île entière, sauf, je l’ai dit, Messine, était déjà retombée aux mains des Infidèles et les indignes successeurs de Maniakès, destructeurs de son œuvre, Stéphanos, Pédiadites et Dokeianos, rappelés en Italie à la fois par la déclaration de guerre des Normands et la révolte des « conterati », n’avaient eu d’autre alternative que de vider les lieux en hâte pour retourner en terre ferme italienne avec les débris de leurs contingents, accompagnés par une foule de malheureux chrétiens de Sicile fuyant la vengeance du vainqueur.[101] Messine elle-même fut aussi perdue bientôt après, nous le verrons.

Lorsque commencèrent les revers de l’armée grecque, les Normands n’étaient déjà plus avec eux en Sicile. Ils avaient quitté l’île à la suite d’un affront infligé par Maniakès à leur interprète et compagnon d’armes, le longobard Ardouin dont il a été parlé plus haut. Ce dernier avait espéré garder pour lui un fort beau cheval qu’il avait pris sur le champ de bataille de Traïna, après avoir tué le Sarrasin qui le montait, mais Maniakès, qui décidément était d’humeur inquiète,[102] lui fit redemander ce cheval. Ardouin refusa par trois fois de le livrer, malgré toutes les instances qui lui furent faites. Les Grecs alors le dépouillèrent de ses vêtements, le fouettèrent cruellement en lui faisant traverser le camp et lui enlevèrent de force le cheval. Ardouin dissimula prudemment le désir de vengeance qu’un tel châtiment fit naître dans son cœur, mais, dès lors, il n’eut plus qu’une pensée: revenir sur le continent. de leur côté, les Normands furent indignés de ce mauvais traitement et de la part mesquine qu’ils avaient obtenue dans le partage du butin ennemi. L’avarice, la cruauté, la mauvaise foi des Grecs leur inspirèrent, comme à Ardouin, le désir de revenir en Italie. Ce dernier, qui connaissait le secrétaire de Maniakès, se fit donner par lui à prix d’or un permis de retour et lui et les Normands purent, sans être inquiétés, regagner clandestinement la côte italienne. Les Normands, en qui l’Empire avait désormais des ennemis irréconciliables, retournèrent à Aversa et à Salerne, tandis qu’Ardouin alla au bout de quelque temps trouver le catépan Michel Dokeianos, pour préparer insidieusement un plan de vengeance qu’il ne devait plus perdre de vue.

J’ai dit déjà que l’unique allusion à la présence du héros Harald en Sicile contenue dans les sources byzantines se trouve dans le fameux traité manuscrit anonyme intitulé le « Strategicon », récemment retrouvé. Par contre, le nom de la Sicile figure dans la Saga consacrée au chef scandinave, Harald y a lui-même chanté ses exploits dans cette île dans un poème en l’honneur d’Ellisifr, car, au milieu des fracas de la lutte, il n’oubliait pas sa blonde et lointaine fiancée. Voici quelques-uns de ces vers:

Ma carène a cinglé devant la vaste Sicile,

Nous étions tous là brillants;

Rapide, le cerf de la poupe

Glissait, portant les jeunes guerriers;

Je sais que le paresseux

Ne fut pas; à beaucoup près allé si loin,

Et cependant la Gerdr [103] de Russie

La fille aux bracelets d’or me dédaigne

En outre ni veuve ni jeune fille

Ne niera qu’un matin, dans le Sud,

Nous étions dans une ville

Où vibrèrent les glaives,

Où le vide fut fait à la pointe de l’épée;

Un monument de nos hauts faits y est resté;

Et cependant la Gerdr de Russie,

La fille aux bracelets d’or me dédaigne!

« Cette poésie de Harald, dit l’abbé Delarc que je cite constamment ici, se borne à chanter la bravoure du héros scandinave; elle ne précise aucun fait pouvant confirmer ou contredire ce que nous savons par ailleurs de l’expédition des Grecs en Sicile. Il n’en est pas de même des récits des Sagas. Celles-ci racontent qu’à l’aide de plusieurs ruses, Harald se serait emparé en Sicile de quatre grandes villes. La première fut prise grâce à la ruse des oiseaux englués. Harald fit saisir un grand nombre d’oiseaux venant de la ville dans la campagne chercher leur nourriture, leur fit attacher au dos des matières inflammables et y fit mettre le feu. Les oiseaux, rentrant à tire-d’aile dans la ville, incendièrent les maisons qui avaient des toits de chaume. Les habitants, occupés à éteindre ces incendies, ne purent empêcher l’ennemi de rentrer dans la place.[104] Une mine creusée sous les remparts conduisit Harald et ses Værings jusque dans l’intérieur d’une autre ville qui semblait inexpugnable et qui dès lors ne put résister. Pour une troisième cité également inexpugnable, l’adroit Normand prescrivit à ses soldats de simuler des jeux non loin des remparts, les armes étant soigneusement cachées sous les vêtements. Les assiéges, voyant les Værings absorbés par ces luttes pacifiques, ne se tinrent pas sur leurs gardes, aussi furent-ils vaincus et mis en fuite par une attaque aussi rapide qu’imprévue. Dans la lutte, un compagnon de Harald, Halldor, fils de Snorra, fut blessé et resta défiguré le reste de ses jours.[105] Enfin, pour une quatrième ville, plus forte encore que les précédentes, Harald feignit d’être mort. Ses compagnons obtinrent que le prétendu défunt fût enseveli en terre, sainte dans l’intérieur de la ville assiégée, et, au moment où la bière contenant Harald était portée dans la place et barrait la porte d’entrée des remparts, les Værings se précipitèrent à l’intérieur et firent prisonniers les trop crédules Sarrasins.

« Qu’y a-t-il de vrai dans ces données? Harald n’est pas le premier héros scandinave auquel on ait attribué des ruses semblables; elles font partie de l’arsenal de guerre bien connu des peuples du nord. Est-ce un motif suffisant pour les rejeter comme de pures légendes? On peut affirmer toutefois qu’en admettant même comme fondée une partie de ces récits, il faut du moins reconnaître que les villes prises par Harald et ses compagnons n’avaient pas l’importance que leur attribuent les rhapsodes du nord, pour rehausser la gloire de leur héros.

« L’épisode des campements est certainement le trait le plus véridique que les Sagas aient raconté sur l’expédition de Sicile. D’après la Heimskringla, Harald et ses troupes faisant campagne avec Gyrger, c’est-à-dire ce Georges Maniakès auquel la Saga de Harald donne constamment notre héros pour compagnon inséparable, arrivèrent un jour les premiers à l’endroit où l’armée devait camper et plantèrent aussitôt leurs tentes sur une hauteur très salubre, laissant au reste de l’armée des bas-fonds humides et malsains. Gyrger étant survenu, voulut forcer Harald à lui céder cet emplacement Celui-ci refusa. De là une vive discussion. Pour éviter l’effusion du sang, on tira au sort pour savoir si Harald avait le droit de placer ses troupes à sa guise lorsqu’il arrivait le premier et le sort favorisa le héros scandinave.

« Il y a là évidemment un écho fidèle de la mésintelligence qui exista entre Georges Maniakès et Harald, et qui, de même que pour les Normands d’Italie, décida ce dernier à se retirer avec ses troupes avant la fin de la campagne. La malaria qui alors plus que jamais ravageait la Sicile, l’air très pur dont on jouit dans cette contrée sur les lieux élevés, rendent cette anecdote encore plus vraisemblable.

« Quels furent en Sicile les rapports des Normands français de Salerne et d’Aversa avec leurs frères lointains, Harald et ses Scandinaves, issus de la même patrie, réunis dans le Sud par la plus curieuse des coïncidences, accourus en Sicile les uns par l’Orient, les autres par l’Occident? Nous l’ignorons hélas! Nous savons seulement qu’ils ne parlaient plus la même langue. Si les premiers comme les seconds avaient abandonné le paganisme pour devenir chrétiens, en revanche tous ne parlaient plus le vieux norrois. Les fils de Tancrède et leurs compagnons l’avaient oublié et parlaient français.

« Comme les Scandinaves, les Normands français, froissés par la rapacité, la brutalité et la cruauté des Grecs et par l’orgueil de Maniakès, avaient également quitté la Sicile avant la fin de la campagne. Ne peut-on pas conclure de ce fait qu’ils ont eu entre eux des rapports suivis, créés, non pas seulement par leur communauté d’origine et leur situation à peu près identique dans les rangs de l’armée byzantine, mais aussi par la nécessité de défendre leurs intérêts contre le même adversaire? On ignore à quelle date précise les uns et les autres abandonnèrent l’armée grecque, mais tout indique que ce dut être à des époques très rapprochées. Si, dès le 26 octobre 1041,[106] Harald et les siens sont déjà à Salonique, les Normands sont aussi à ce même moment de retour à Salerne et à Aversa. L’harmonie de ces dates fait même qu’on se demande s’ils ne sont pas partis ensemble de la Sicile, pour prendre ensuite des directions différentes.

« Nous allons voir ce qu’il advint des Normands français après leur départ de la Sicile. Quant à Harald et à ses compagnons, l’anonyme byzantin écrit, nous l’avons vu, qu’« Harald s’en retourna avec les siens chez le basileus et que celui-ci l’honora de la dignité de manglabite ». Michel le Paphlagonien pardonna d’autant plus facilement à Harald de s’être brouillé avec Georges Maniakès que, sur ces entrefaites, celui-ci tombait en disgrâce et était ramené en prison à Constantinople. D’après les Sagas, au lieu de revenir auprès du basileus, Harald aurait à ce moment fait voile pour l’Afrique où il aurait fait un long séjour, tué le roi des Sarrasins, conquis quatre-vingts villes et amassé de grands trésors, envoyés ensuite par lui à son ami Iaroslav et à sa fiancée.[107] Un autre passage des Sagas le représente allant à Jérusalem[108] après son départ de Sicile, soumettant le pays, se baignant dans le Jourdain, poursuivant les brigands, etc., etc. Si, ce qui est infiniment peu probable, Harald a accompli ces exploits extraordinaires, ce n’est pas dans tous les cas aussitôt après l’expédition de Sicile, car il était à peine de retour auprès du basileus qu’il se trouva engagé, nous le verrons, dans la campagne contre les Bulgares.[109]

Au moment où les Normands, puis les Grecs chassés de Sicile regagnaient la terre ferme italienne, les thèmes byzantins de Calabre et de Longobardie, des événements venaient de se passer dans ces provinces qui allaient ébranler gravement les bases mêmes de la puissance byzantine sur le continent italien en ces parages!

Après le second départ d’Italie de l’empereur germanique Conrad, le prince Guaimar de Salerne n’avait perdu, on le sait, aucune occasion pour s’efforcer de consolider la situation prépondérante que lui avait valu la venue de cet empereur. Si le Mont Cassin lui avait définitivement échappé, Capoue, par contre, avait fini par tomber en son pouvoir vers la fin d’août ou les premiers jours de septembre de l’année 1038. En vain à Constantinople son vieil adversaire Pandolfe, réduit à l’impuissance, s’efforçait inutilement d’obtenir l’appui du basileus Michel. Lui-même était à ce moment persona gratissima au Palais Sacré, auquel il venait de prêter pour l’expédition de Maniakès en Sicile le secours si efficace de ses invincibles guerriers normands. Il sut donc paralyser là-bas tous les efforts de son opiniâtre antagoniste. Même, nous l’avons vu, il serait parvenu à décider le basileus Michel à envoyer quelque part en exil ce fâcheux solliciteur.

L’an 1039 avait été signalé, je le rappelle, par de nouveaux progrès de l’heureux prince de Salerne. Dès le mois d’avril il s’était emparé d’Amalfi, dont le prince, Jean II, forcé d’abdiquer, partit, lui aussi, pour Constantinople. Peu de mois après, dans le courant de juillet de cette même année, il s’emparait de Sorrente, grâce toujours à l’assistance précieuse de Rainulfe et des Normands d’Averse. Il en donna la seigneurie à son frère, le comte Gui de Conza, sous sa haute suzeraineté. Dans le même temps, il était entré encore en possession de Gaète.

Donc, vers la fin de cette année 1039, toutes les petites seigneuries indépendantes de l’Italie méridionale, sauf Bénévent, Naples, et le comté d’Averse, lequel du reste était vassal de la principauté de Salerne, se trouvaient sous l’autorité de Guaimar V. Les immenses progrès réalisés en si peu de temps, en ces deux années, par ce prince ne peuvent s’expliquer, a-t-on dit fort bien, que par l’état si critique dans lequel se trouvaient à ce moment les affaires des Grecs tant en Italie qu’en Sicile.

L’empire d’Orient, nous venons de le voir, avait concentré dans ces années 1038 et 1039 toutes ses forces disponibles dans cette île pour tenter d’en chasser les Sarrasins. Il fut donc bien forcé de laisser Guaimar, qui d’ailleurs lui fournissait l’appui de ses Normands, poursuivre en paix ses fructueuses opérations de conquête. La faiblesse des Grecs ne leur permettait point de s’opposer à son agrandissement, précaution que la plus vulgaire prudence leur conseillait.

Une autre conséquence fâcheuse pour Byzance de la grande expédition de Sicile fut le réveil dans toute la portion la plus méridionale de l’Italie des espérances de la faction dite nationale opposée aux Grecs. Les villes obligées de lever des troupes à cet effet étaient fort mécontentes. En même temps la diminution des forces byzantines dans le midi de la Péninsule avait relevé tous les espoirs des mécontents, et nous pouvons, à travers la pénurie lamentable des sources contemporaines, deviner à peu près que le parti national se souleva vers le milieu de l’année 1038 donc presque aussitôt après que le départ de Maniakès et de toutes ces forces si considérables pour l’expédition de Sicile eut dégarni de troupes grecques les deux thèmes italiens. Pendant toute la campagne la Pouille fut très agitée. Dans le propre palais du « catépano », à Bari, la curlis dominica, un personnage grec des plus considérables, Capozatti, fut massacré dans le courant de l’an 1038 en compagnie de son fils et du protospathaire Judas, et la demeure du turmarque Mataldos, celles aussi d’un certain Adralistos et d’autres habitants grecs de marque, furent saccagées et livrées aux flammes. Probablement à la suite de ces troubles graves, la cour de Constantinople se décida en février 1039 à expédier en Italie, avec la mission de reprendre la politique de résistance si fâcheusement abandonnée, un nouveau « catépano », Nicéphore Dokeianos, lequel parait avoir réussi à étouffer pour quelques temps la révolte des « conterati » encore. Mais, comme ce personnage mourut déjà à Ascoli au début de l’an suivant, le parti antigrec releva aussitôt la tête.[110]

Le 5 mai de l’an 1040 le juge impérial Michel Chærosphactes[111] fut tué par des « conterati » mutinés dans le « kastron » de Mottola,[112] et un autre haut personnage grec, Ronlanos ou Romain, massacré à Matera. La rébellion dut prendre de suite une grande extension, car la ville même de Bari tomba un moment aux mains des révoltés, événement qui dut produire dans toute la région l’impression la plus funeste.

Nous lisons, en effet, que le septième jour de ce même mois de mai, Argyros, le fils du fameux patriote Mélès dont j’ai si souvent parlé au volume précédent, revenu de Constantinople en 1029, assiégeait la capitale pour la reprendre au nom du basileus! Elevé à Constantinople au Palais Sacré, ce jeune homme, bien loin d’avoir jusqu’ici suivi la voie de son glorieux père, était au contraire revenu en Italie en qualité de fonctionnaire impérial! Il arracha Bari aux « conterati » après une lutte dont nous ne savons rien, fit prisonnier leur chef Musondus avec Jean « Stonensis » et écrasa ou dispersa par la force toute cette obscure rébellion fort dangereuse, semble-t-il.

Malgré ce succès considérable, la situation des Impériaux dans les thèmes de l’Italie méridionale n’en demeurait pas moins terriblement précaire. Elle le demeurait d’autant plus que, comme nous venons de le voir, les Sarrasins de Siciles allaient à leur tour, dans le cours de l’année 1040, marcher de victoire en victoire et chasser de presque toute l’île les troupes grecques si récemment triomphantes. En ce moment même, il se peut que ce longobard Ardouin, dont j’ai parlé plus haut, dont Maniakès avait tant froissé l’orgueil et qui avait regagné l’Italie depuis quelque temps ait déjà conçu le projet de se venger de son chef en amenant l’expulsion définitive des grecs d’Italie. Nous avons vu qu’il avait été retrouver aussitôt le nouveau catépan d’Italie, le protospathaire Michel Dokeianos,[113] qui, dans l’automne de l’an 1040, avait été envoyé dans l’Italie méridionale pour y commander les troupes de Sicile. Il était allé trouver ce fonctionnaire pour essayer de le gagner à sa cause et de préparer insidieusement, avec son appui, son plan de vengeance contre les Byzantins.

« Les riches présents que le rusé longobard remit à Michel Dokeianos, les flatteries qu’il lui adressa, son zèle affecté pour la consolidation de la puissance des Grecs dans la Péninsule, décidèrent le catépan à confier au traître le gouvernement, la « topotérésie » suivant l’expression byzantine, de quelques villes, notamment celui si important de Melfi, la clef et la porte de la Pouille. Ardouin, se rendant compte qu’un soulèvement des Longobards serait facile à exciter, se servit aussitôt de cette autorité pour indisposer les populations contre la domination grecque. Quand il était avec les Italiens, « il feignoit, dit Aimé, qu’il estoit dolent de la grevance qu’ils souffroient de la seignorie de li Grex, et l’injure qu’ils faisoient à lor moilliers et à lot lames, et faingnoit de souspirer et de penser à l’injure qu’ils souffroient de li Grex; et lor promettoit de vouloir fatiguier et travailler pour lot délibération. »

« A peine donc, vers la fin de cette même année, Dokeianos avait-il quitté la péninsule pour la Sicile, à peine avait-il repris à son tour l’oeuvre détruite de Maniakès, Ardouin, croyant le terrain assez préparé pour agir et prétextant, pour ne pas éveiller les soupçons, d’aller à Rome en pèlerinage, volait à Aversa où en mars 1041 il sommait Rainulfe et les autres chefs normands de lui prêter assistance pour faire la guerre aux Grecs et reconquérir sur eux l’Apulie. Il proposait aux Normands de leur livrer Melfi, de commencer par là la conquête de la Pouille, d’expulser les Grecs d’Italie et de se partager ensuite le pays par moitié.

« Le moment était opportun pour une pareille ouverture. La majeure portion de l’armée grecque était encore avec son chef à Messine. Les thèmes italiens se trouvaient presque vides de troupes impériales. En outre, la Pouille était, nous venons de le voir, agitée par d’incessantes insurrections contre la domination grecque détestée et les révoltés, les « conterati », n’étaient pas plutôt vaincus et dispersés sur un point qu’ils reparaissaient et se reformaient sur un autre. Ville après ville se soulevait. Grâce à cet élément indigène qui leur était si favorable, grâce surtout à leur bravoure légendaire, les Normands pouvaient espérer compenser l’énorme disproportion des forces. Avec cette finesse politique dont ils donnèrent tant de preuves au xe siècle, même lorsque leurs expéditions semblaient, au premier abord, des plus aventureuses, les Normands acceptèrent donc les propositions d’Ardouin. Rainulfe ayant demandé l’avis de ses guerriers, leur réponse fut aussi unanime que favorable. Une convention fut signée par serment en vertu de laquelle une moitié des conquêtes faites par les alliés reviendrait à Ardouin, l’autre aux Normands. Puis Rainulfe envoya un corps de trois cents cavaliers commandés par douze chefs pour commencer la guerre contre l’immense empire d’Orient et conquérir sur lui l’Apulie en commun avec Ardouin!

« Rainulfe, qui demeurait dans la coulisse, resta à Aversa à la tête de son fief. Humfroy ne fit non plus pas partie de l’expédition. Les principaux des douze chefs furent Guillaume Bras de Fer et Drogon, les fils de Tancrède, Gauthier et Pérond, fils d’Amicus, et enfin Ardouin.

« La petite armée se mit en marche dans le courant de mars 1041, arriva devant Melfi, qu’Aimé appelle justement la porte de la Pouille, et, grâce à l’autorité dont était revêtu Ardouin, grâce aussi aux intelligences qu’il avait dans la place, pénétra de nuit dans la ville. Les habitants, effrayés à la vue de ces hommes qu’ils ne connaissaient pas, voulurent courir aux armes pour se défendre. Mais Ardouin calma leurs craintes par une habile harangue. « Nous venons en amis, leur dit-il, vous délivrer du joug odieux qui vous opprime. » Ces paroles, probablement aussi l’impossibilité de la lutte, décidèrent les habitants de Melfi à se reconnaître tributaires d’Ardouin et des Normands. Cette ville, dominant toute la valide de l’Ofanto sur un contrefort du Vulturne, était une excellente position pour les nouveaux conquérants. Aussi s’appliquèrent-ils d’abord à la fortifier pour en faire le pivot de leurs opérations. Comme elle couvrait la frontière de la Pouille du côté de Bénévent, les Grecs l’avaient déjà entourée de murs, peu élevés à la vérité, mais complétés par des tours et des ouvrages militaires. »

« Les Normands, dit fort bien Fr. Lenormant,[114] par la prise de Melfi, avaient désormais une place d’armes et une base d’opérations inexpugnable. Leur audacieuse aventure, d’un coup de tête de colère, devenait une grande entreprise de conquérants. Ce n’était rien moins qu’un empire nouveau qui venait de naître, un État destiné à durer huit siècles, jusqu’à ce qu’il se fondit dans l’Italie unifiée et parvenue à la condition de nation.

« Lorsqu’ils furent solidement établis à Melfi, les Normands commencèrent à rayonner dans les environs: ils allèrent successivement à Venosa dans le sud, à Lavello à l’est, à Ascoli au nord-est,[115] pillant partout ce qui leur plaisait et rapportant leur butin à Melfi sans que l’on songeât à le leur disputer, car, à la vue de ces étrangers, les habitants « s’en merveillaient et orent paour ». « Les Chroniques encore ici, dit M. Chalandon; ne parlent que des Normands et de leurs exploits, mais il faut tenir compte de la présence dans leurs rangs des insurgés longobards qui jouèrent, comme nous le verrons plus loin, un rôle prépondérant. »

 « Tout alla donc bien au début. Le moment était, je l’ai dit, admirablement choisi. La Capitanate était vide de troupes. Toutes les forces grecques étaient en Sicile avec le « catépano ». L’une après l’autre les villes rejetaient le joug de Byzance. Les Normands, accueillis à bras ouverts par le parti national, heureux de voir qu’on ne leur résistait pas, et se fiant en outre « en la potence de Dieu et en leur vertu », croyaient avoir déjà partie gagnée. Ils s’emparèrent de force des femmes de Melfi et menèrent joyeuse vie, mais la situation changea rapidement. Les habitants de la Pouille s’aperçurent bientôt qu’au lieu d’être des libérateurs, ainsi Ardouin l’avait assuré, les Normands étaient surtout des pillards et des aventuriers. Ils firent parvenir au catépan Michel Dokeianos l’expression, de leurs craintes et lui demandèrent de venir à leur secours.

« A ces graves nouvelles, nous l’avons vu, Dokeianos, interrompant subitement la campagne de Sicile, s’était résigné, la mort dans l’âme, à évacuer définitivement cette île. Ne laissant de garnison qu’à Messine, qui fut abandonnée, du reste, peu après, malgré l’éclatant succès de Katakalon, il ramena précipitamment toutes ses forces en Italie pour y combattre l’insurrection triomphante et ses redoutables alliés. Il était de retour à Bari dans les derniers jours de l’an 1040.

Marchant en hâte vers le nord, malgré les rigueurs de la saison, le catépan réussit d’abord à reprendre Ascoli, l’antique Ausculum, à quelques lieues à l’ouest de Foggia, dans la vallée de l’Ofanto. C’est dans cette ville, semble-t-il, qu’avait eu lieu la jonction des « conterati » révoltés d’Apulie avec leurs nouveaux auxiliaires. De là le catépan marcha sur Bitonto qu’il reprit également. Dans ces deux villes, de cruelles exécutions jetèrent la terreur au coeur des rebelles. Le catépan y fit pendre sur la muraille quatre citoyens importants. Puis, Michel Dokeianos n’osant se mesurer immédiatement en bataille rangée avec les Normands, probablement parce qu’il attendait des renforts qui devaient lui parvenir de Constantinople, alla prendre ses quartiers d’hiver dans sa capitale de Bari.

Les Grecs ne reprirent la campagne qu’aux débuts du printemps de l’année suivante, 1041. Dans les premiers jours de mars, sur les ordres venus de Constantinople, le « catépano », à la tête d’une forte armée formée en partie de mercenaires russes ou værings et de contingents des grands thèmes asiatiques des Thracésiens et de l’Opsikion, aussi des milices régulières des thèmes italiens, marcha droit aux Normands. Les deux adversaires se trouvèrent en présence le 16 mars, non loin de Venosa, l’antique Venusia, patrie d’Horace, sur les bords de l’Olivento, petit affluent de l’Ofanto. De nombreux Apuliens « conterati » révoltés contre Constantinople,[116] enrôlés par Ardouin, avaient grossi les rangs de l’armée des envahisseurs normands accourus de Melfi avec beaucoup de nouvelles recrues venues de Normandie. Le protospathaire Lupus évalue les forces des hommes du nord à trois mille guerriers, tandis que Guillaume de Pouille ne parle que de sept cents cavaliers et de cinq cents hommes de pied.

« Aimé, et Malaterra surtout, qui donne le chiffre certainement très inexact de soixante mille hommes, ont probablement exagéré de beaucoup le chiffre de l’armée grecque. Il est certain toutefois que les Impériaux avaient sur leurs adversaires une grande supériorité numérique.[117] Dokeianos était si assuré de vaincre qu’à la veille de la bataille il voulut, pour éviter l’effusion du sang, entamer encore des négociations avec l’ennemi. Un parlementaire grec se rendit au camp des Normands, et leur déclara, au nom du « catépane », que s’ils consentaient à quitter immédiatement le territoire grec en abandonnant toutes leurs conquêtes, ils pourraient le faire sans être inquiétés par les troupes impériales. Dans le cas contraire, la bataille s’engagerait dès le lendemain matin.

« La réponse des Normands fut singulièrement énergique, telle qu’on pouvait l’attendre de ces vaillants aventuriers. Le parlementaire du catépan montait un beau cheval qu’un Normand nommé Hugues Tudextifen ou Tudebufem,[118] un des douze élus d’Aversa, chefs de l’expédition, se mit à caresser de la main. Lorsque ce guerrier eut entendu les propositions du Grec, pour montrer clairement à ce dernier à quels hommes il avait affaire et pour qu’il le fit connaître à ses compagnons d’armes, il imaginât, sans ganter sa main, d’asséner brusquement sur la tête du cheval du parlementaire un si rude coup de poing que le cavalier fut immédiatement désarçonné et que la pauvre bête tomba à terre, à demi-morte. Il fallut, pour abréger son agonie, la traîner près de là et la jeter dans un précipice. Les Normands, après avoir eu grand peine à rassurer le parlementaire qu’un aussi étrange procédé avait mis complètement hors de lui, le renvoyèrent, non sans lui avoir donné un aussi beau cheval que celui qu’il avait perdu. Rentré au camp byzantin, il raconta aux chefs grecs l’accueil qu’il avait reçu, mais ceux-ci, craignant avec raison que leur armée n’eût peur, si elle connaissait la vigueur des Normands, prirent toutes les précautions pour que rien ne transpirât de l’exploit de Hugo Tudextifen.

« La bataille s’engagea le lendemain matin 17 mars! « Les Gaulois, dit Guillaume de Pouille, qui raconte cette journée avec une remarquable précision, n’avaient que cinq cents hommes d’infanterie et sept cents cavaliers; bien peu parmi eux étaient munis de cuirasses et de boucliers. Ils disposèrent à l’aile droite des fantassins armés et, pour leur donner plus d’assurance, les firent appuyer par un peu de cavalerie. Ils prescrivirent à ces troupes de réserve de ne s’éloigner du camp sous aucun prétexte, afin de les avoir sous la main dans le cas où ils devraient battre en retraite. Ces dispositions prises et les hommes établis à leurs postes, un corps de cavalerie, en forme de triangle, marcha à l’ennemi. Les Grecs firent avancer un seul escadron, disposé de même. « Ces derniers, dit le chroniqueur, ont, en effet, la coutume de ne pas engager toutes leurs troupes dès le début; ils ne lancent leurs légions que successivement[119] afin que, leurs forces augmentant graduellement, l’ennemi se décourage et prenne peur. Lorsque le chef de la cavalerie grecque croit le moment opportun, il se précipite dans la mêlée avec ses meilleures troupes, pour mettre ses adversaires en pleine déroute!

« Ce fut en vain que sur les rives de l’Olivento, le catépan Michel Dokeianos mit en pratique les antiques principes de la tactique byzantine. Tous ses assauts successifs furent repoussés. Il fut complètement vaincu. Les guerriers normands tuèrent une foule de ses braves soldats, Russes et « Obsequiani[120] » surtout, qui, probablement, résistèrent mieux que le reste de l’armée. D’autres Impériaux en nombre se noyèrent en voulant traverser l’Olivento, fort grossi à cette époque de l’année. Le catépan avec les débris de son armée se retira précipitamment sur Montepeloso.[121]

« Michel Dokeianos ne se tint pas pour définitivement vaincu. Aimé assure peut-être à tort que le basileus Michel le Paphlagonien, désespéré de l’affront fait à la gloire de ses armées,[122] lui envoya des troupes levées avec l’argent du trésor impérial; mais ce fut surtout en Italie que le « catépano », drainant ses dernières ressources en hommes, arriva à recruter les éléments d’une nouvelle armée. Le 4 mai, sept semaines à peine après la défaite du mois de mars, le vaillant chef byzantin offrait de nouveau la bataille aux Normands et à leurs alliés apuliens sur les bords de l’Ofanto, l’Antidus des anciens, près de Monte Maggiore, dans ces plaines de Cannes qui n’avaient pas seulement vu la défaite des Romains par Annibal, mais aussi, en octobre de l’an 1018, celles des Normands de Mélès par le fameux catépan Basile Bojoannès. Si Michel Dokeianos fut moins heureux que son prédécesseur, ce n’était pas faute d’avoir beaucoup plus de troupes que ses adversaires. Ceux-ci, au dire de l’annaliste de Bari, étaient deux mille seulement, tandis que l’armée impériale campait, sans parler des serviteurs du camp et de tous ceux qui pourvoyaient aux subsistances, des combattants neuf fois plus nombreux dix huit mille en tout, fantassins russes, contingents des grands thèmes asiatiques des sans Terre, de l’Opsikion et des Thracésiens, milices des Calabres et de la Capitanate, mercenaires longobards enfin! « Mais, dit Guillaume de Pouille, de même que le vautour, longtemps habitué à ne fondre que sur les petits oiseaux, ne craint pas d’attaquer le cygne lui-même, s’il a déjà éprouvé sa force contre une grue, de même les Normands, se souvenant de leur récente victoire, attaquèrent les Grecs avec une intrépidité et une assurance plus grande, et la victoire, qui aime les audacieux, se rangea de leur côté. »

Les Grecs vaincus s’enfuirent. Beaucoup cette fois encore périrent noyés dans l’Ofanti. Le catépan fut précipité de son cheval au moment de franchir le fleuve. Il allait tomber aux mains des Normands lorsqu’il fut sauvé par son écuyer qui lui céda sa monture. Il courut ainsi jusqu’à Montepeloso avec très peu de monde.[123]

Au nombre des morts laissés par l’armée grecque sur le champ de bataille se trouvaient les évêques de deux des principales cités de la Pouille, Angelos de Troja et Stéphanos d’Acerenza. « Cette curieuse particularité, dit l’abbé Delarc, est une preuve que le clergé de l’Italie méridionale prit, du moins au début, chaudement parti pour les Grecs contre les Normands, probablement parce que dans les Normands il voyait surtout des adeptes de l’Église latine, et qu’il redoutait leur domination comme pouvant introduire dans le pays les modifications disciplinaires qui distinguaient l’Église d’Orient de celle d’Occident ».[124]

« La victoire de Cannes valut aux vainqueurs un butin fort considérable. « Et li vaillant et puissant Normant, dit Aimé, de diverses richesses sont fait riches de vestimens de diverses colorouz, de aornemens, de paveillons, de vaisselle d’or et d’argent, de chevaux et de armes préciouses; et espécialement fijrent fait ricche, quar l’usance de li Grex est quant ils vont en bataille de portei toute masserie nécessaire avec eaux ».[125]

Même après cette seconde si complète et si douloureuse défaite, le vaillant catépan ne désespéra pas encore de la fortune. Retiré à Montepeloso ou plutôt à Bari avec ses troupes décimées[126] ainsi qu’il avait fait déjà après la journée de Venosa, il écrivit en Sicile pour faire revenir sur le continent la plus grande partie des troupes impériales encore enfermées dans Messine. Il ne s’agissait plus, en effet, de songer à conquérir de nouvelles provinces, mais bien de conserver à l’Empire celles qui menaçaient de lui échapper définitivement en Italie. A l’appel du catépan on vit accourir de là-bas pour se joindre à ce qui restait de son armée des troupes « de Macédoine », c’est-à-dire des thèmes d’Europe, « de Calabre », c’est-à-dire des contingents italiens proprement dits, des contingents Pauliciens » enfin, ces célèbres hérétiques du centre de l’Asie Mineure qui comptaient parmi les meilleures troupes de l’Empire. Guillaume de Pouille, qui nous fournit ces curieux détails, donne aux Pauliciens le nom de Patripassites, c’est-à-dire « des hérétiques croyant que le Père avait souffert autant que le Fils les douleurs de la Passion et que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont qu’une seule et même personne ».

« Tandis que l’inlassable Michel Dokeianos préparait ainsi activement une fois de plus sa revanche et exhortait ses soldats à venger leurs frères d’armes, dont les corps, privés de sépulture, gisaient épars dans les plaines de la Pouille, la cour de Constantinople, furieuse de tant d’échecs,[127] résolue à ne pas conserver son commandement à un général ainsi deux fois vaincu en bataille rangée, envoyait pour lui succéder un nouveau catépan du nom d’Exaugustos, le fils de ce même Basile de Fer qui, en 1018, avait vaincu Mélès et ses Normands à la bataille de Cannes et, en écrasant cette première rébellion, rétabli pour un temps le prestige gravement atteint du nom impérial en Italie. On espérait au Palais Sacré que le fils aurait hérité des talents et du bonheur du père. Quant à l’infortuné Michel Dokeianos, disgracié, il fut réexpédié en Sicile, nous disent les Annales de Bari, pour y commander les derniers débris de l’expédition contre les Arabes de cette île, débris certainement renfermés, dans quelques « kastra » de la côte orientale.

« Skylitzès dit expressément que le nouveau catépan n’amena de Constantinople aucune troupe fraîche, mais qu’il se vit réduit à reprendre la lutte avec le peu qui restait de forces impériales en Italie. Le même auteur ajoute ce fait intéressant qu’entre la première et la seconde victoire des Normands sur Dokeianos, ceux-ci avaient reçu des renforts « venant des rives du Pô et du pied des Alpes » C’était là probablement une nouvelle émigration normande ayant comme les précédentes traversé les Alpes et la vallée du Pô pour rejoindre les Normands de l’Italie méridionale. Tout au contraire de Skylitzès, Aimé et Léon d’Ostie affirment, probablement à tort, que le basileus envoya à Exaugustos de nouveaux contingents værings, c’est-à-dire russes. Il envoya aussi de grandes sommes en numéraire.

« L’union des Normands avec les « conterati » d’Apulie, soulevés contre le joug étranger, rendue plus solide par une fidèle confraternité d’armes, fut encore bien davantage accrue par tous ces combats heureux. Les alliés, eux aussi, se préparèrent à des luttes nouvelles. En même temps il leur parut utile pour poursuivre avec plus d’avantage la guerre contre les Grecs de donner aux forces alliées un chef unique agréable aux deux partis. Revenus à Melfi après la victoire de Cannes, les Normands, qui avaient employé le butin fait par eux à recruter des alliés,[128] pour ne pas rester isolés dans un pays étranger, en même temps pour s’assurer contre le nouveau catépan débarqué dans l’été de cette année le concours d’une des plus puissantes familles de l’Italie méridionale, eurent le sens politique dans l’attente de nouveaux combats d’accepter à la tête de leur armée, et cela sur l’invitation de leurs alliés, le prince longobard Aténulfe, un frère de Pandolfe II, le prince régnant de Bénévent.

« Guillaume de Pouille blâme cette nomination d’Aténulfe et insinue qu’elle fut la suite des sommes versées aux Normands par ce prince. Mais, abstraction faite de ce point, la situation géographique de Bénévent était le trait d’union qui permettait aux Normands de la Pouille de correspondre avec leurs frères d’Aversa sans avoir à traverser des terres ennemies, et, à supposer même que les Grecs viendraient enfin à l’emporter sur eux, ils étaient du moins assurés que la retraite ne leur serait pas coupée. La possibilité d’une défaite dut, en effet, quoi qu’en disent les chroniqueurs, préoccupa plus d’une fois les chefs normands, et le sort de Mélès et de ses alliés francs, complètement battus après deux brillantes victoires, était encore présent à bien des mémoires. Les journées de Venosa et de Cannes leur avaient déjà coûté beaucoup de monde, et il est certain qu’ils se présentèrent à la troisième bataille bien moins nombreux qu’auparavant.[129]

« Ce fut même pour éviter que l’ennemi, las de les combattre en bataille rangée, ne vint les surprendre et les envelopper dans Melfi, qu’ils prirent le parti de sortir de la ville et de marcher vers le sud, c’est-à-dire vers Montepeloso où campait l’armée du nouveau catépan qui avait rassemblé en ce point toutes ses troupes disponibles. Ils occupèrent en face de l’ennemi la forte position de Monte Siricolo, dont ils essayèrent vainement de prendre le château fort. Afin de forcer les Grecs à abandonner la défensive où les maintenait probablement l’attente de nouveaux renforts, à quitter leurs retranchements et à accepter le combat dans la plaine située entre les deux hauteurs, les Normands interceptèrent un grand convoi de bétail destiné à l’ennemi. La manœuvre réussit parfaitement. Les Grecs, irrités de cet échec, craignant peut-être de manquer de vivres, engagèrent la lutte le 3 septembre après avoir été, racontent les chroniqueurs, harangués par Exaugustos: « Vous êtes des hommes, leur dit-il, n’ayez donc pas un cœur de femme. Quelle est cette lâcheté qui vous fait toujours prendre la fuite? Souvenez-vous de vos ancêtres, dont la bravoure a soumis l’univers. Le puissant Hector a succombé sous les coups d’Achille. Ce sont les feux allumés par les Grecs qui ont réduit Troie en cendres. L’Inde a connu le courage de Philippe, et son glorieux fils Alexandre n’a-t-il pas soumis de puissants empires à la domination des Pélages? En Occident, le nom des Grecs inspirait à tous une terreur profonde. Quelle est la nation qui, en entendant ce nom, eût osé résister? C’est à peine si elle se serait crue en sûreté dans ses camps retranchés, dans ses forts et dans ses villes. Soyez donc fermes, je vous le demande; souvenez-vous du courage de vos aïeux; montrez-vous dignes d’eux! Celui-là finit par enlever toute confiance à l’ennemi qui combat avec vaillance. Encore une fois, suivez les traces de vos pères, ne cherchez plus votre salut dans la fuite et que l’univers entier sache que vous êtes de valeureux soldats. Ne craignez pas de combattre le peuple des Francs; il vous est inférieur par le nombre et par la force. »

« Le catépan, poursuit Guillaume de Pouille, prescrivit ensuite à ses soldats de descendre dans la plaine. Les Gaulois, de leur côté, détachèrent des espions pour être au courant des préparatifs de l’ennemi. »

« Exaugustos, que les sources désignent presque constamment sous son nom patronymique altéré de « Bugien », avait raison de dire que, pour le nombre, l’armée des Francs était inférieure à celle des Grecs. Au dire certainement bien suspect des Annales de Bari, l’armée normande ne comptait que sept cents hommes alors que les Grecs étaient dix mille. Aussi la bataille fut-elle terriblement acharnée. Les Normands durent faire des prodiges de valeur pour compenser l’écrasante supériorité numérique de l’ennemi. Guillaume Bras de Fer, malade de la fièvre, n’ayant pu assister au commencement du combat, se tenait à distance en simple spectateur. Voyant que les siens commençaient à plier, il oublia sa maladie. Saisissant ses armes, comme un lion il se précipita dans la mêlée. Son courage, ses paroles enflammées rallièrent les Normands et décidèrent la victoire. D’après Guillaume de Pouille, Gauthier, fils d’Amiens, l’un des douze comtes élus à Aversa, se couvrit également de gloire dans cette journée et sa magnifique bravoure contribua fort à la défaite des Grecs. Les Impériaux, surtout les contingents des thèmes occidentaux, « les Macédoniens », qui avaient bravement résisté sans quitter leurs positions, les Russes aussi en grand nombre, périrent presque tous sous les coups des Normands. Le reste des soldats du basileus, les miliciens des Pouilles et des Calabres surtout, furent effroyablement décimés. Le chroniqueur Aimé nous les montre s’enfuyant dans les bois, probablement les forêts de l’Apennin, poursuivis courageusement dans ces sombres défilés par les Normands. Exaugustos Bojoannès tomba aux mains des vainqueurs. Il allait périr et « la lance lui venait droit à férir » lorsqu’il put crier assez tôt qu’il était le « catépano ». Les Normands, joyeux de cette capture, l’emmenèrent lentement à Melfi où ils délibérèrent pour savoir ce qu’ils feraient de lui. Finalement, ils durent le livrer à leur chef, le prince Aténulfe, qui venait précisément de se séparer d’eux dans cette ville, aussitôt après leur commune victoire. Le Longobard conduisit de suite son illustre prisonnier à Bénévent. Humiliation suprême, le puissant « catépano », lié étroitement sur son cheval, servir à l’entrée triomphale du prince dans la vieille cité, capitale de sa race. Plus tard Exaugustos, racheté pour une grosse rançon, put regagner Constantinople. Ce fut probablement pour se venger des Normands, avec lesquels il s’était dans l’intervalle brouillé, qu’Aténulfe donna ainsi la liberté à ce précieux captif.

La victoire de Montepeloso, brillante mais si chèrement achetée, la troisième remportée par les Normands dans le courant de l’année 1041, leur valut l’alliance de plusieurs grandes villes de la Pouille et renforça considérablement leur puissance et leur influence dans ces contrées. Elle renforça surtout le parti longobard, qui triompha alors dans toute la Pouille. Les principales cités, ne trouvant plus de secours auprès des Impériaux, Giovinazzo, Bari elle-même, capitale séculaire des possessions byzantines en Italie, résidence du « catépano », Monopoli, située comme les deux villes précédentes sur les bords de l’Adriatique, Matera, au sud de Montepeloso, sur la route de Tarente, se mutinèrent, se déclarèrent indépendantes de l’Empire et contractèrent alliance avec le parti longobard.[130]

Nous ignorons les raisons de la rupture qui survint inopinément aussitôt après la victoire entre les Normands et le prince Aténulfe. Aimé dit que ce fut par la faute du seul Aténulfe, qui aurait gardé pour lui toute la rançon payée par le « catépano ». Guillaume de Pouille, au contraire, accuse les Normands d’avoir abandonné leur allié longobard sur l’incitation de Guaimar de Salerne. En fait, dit M. Heinemann, cette dernière opinion semble très vraisemblable, car cette alliance des guerriers normands avec Aténulfe n’était guère pour plaire à Guaimar, puisqu’elle contribuait à augmenter le prestige d’une famille princière de Bénévent, qui, seule en Italie, était encore capable d’opposer quelque résistance à la toute-puissante influence du prince de Salerne dans cette région de la Péninsule. Il était donc bien dans l’intérêt de Guaimar de s’efforcer de rompre cette union des Normands avec Aténulfe, et il se peut qu’après la victoire de Montepeloso il y ait eu de nouveau un rapprochement entre les guerriers du nord et le prince de Salerne, rapprochement dont un des résultats fut précisément que Guaimar, en cette même année 1041, donna en fief au comte Rainulfe d’Aversa la seigneurie de Gaète. Ce fut même probablement le véritable motif qui fit que le prince Aténulfe abandonna l’alliance des Normands.

Donc, la bataille de Montepeloso, qui fut suivie pour les Normands d’une brouille avec Aténulfe, leur procura d’autre part la précieuse alliance de la plupart des grandes cités de la Pouille révoltées contre l’autorité byzantine. Même Argyros, le fils du vaillant patriote Mélès, qui, en 1017, avait le premier introduit les guerriers du Nord dans la Pouille, enfin redevenu fidèle aux traditions paternelles qu’il semblait avoir désertées pour toujours, abandonnant le parti des impériaux, se joignit à leurs ennemis. C’était pour les Byzantins un coup très dur que la trahison de ce chef très important. Les Normands et leurs alliés des villes d’Apulie le nommèrent dès le mois de février suivant, 1042, dans l’église de Saint Apollinaire de Bari, leur commun chef en place d’Aténulfe de Bénévent.

La puissance des Grecs dans l’Italie méridionale semblait cette fois bien décidément perdue, à moins que de Constantinople on n’expédiât en hâte un nouveau capitaine, muni des plus énergiques instructions à la tête d’une forte armée. Les troupes grecques, à cette heure, nous disent les sources, renfermées derrière les murailles de quelques forteresses, ne se maintenaient plus que dans l’extrême sud de la Péninsule: à Brindisi, à Otrante, à Tarente.

L’année 1039 n’apporta aucun soulagement aux souffrances physiques toujours plus affreuses du pauvre basileus Michel IV de plus en plus tourmenté par les crises terribles de sa terrible maladie, « par son démon », suivant l’expression énergique de Skylitzès, rongé aussi du remords du crime qui lui avait donné le trône, ne trouvant plus aucun remède à tant de maux, s’épuisait en pratiques puériles pour apaiser la colère céleste dont ses souffrances lui semblaient la preuve éclatante. Ainsi il imagina d’envoyer par tous les thèmes comme par toutes les îles de l’Empire des messagers chargés de remettre deux sous d’or à chaque prêtre séculier, un sou d’or à chaque moine, certainement dans le désir d’obtenir ainsi une sorte de prière universelle de tant de saints personnages montant vers le ciel. Vu la foule des ecclésiastiques et des religieux, ce dut être pour le trésor une dépense colossale. Entre temps le pauvre basileus infirme se plaisait, au dire des mêmes chroniqueurs, à baptiser de ses mains les enfants nouveaux-nés. A cette occasion, il faisait don à chacun de ces heureux marmots d’un sou d’or plus quatre « milliaresia ». Il distribuait d’innombrables autres aumônes, fondait des monastères,[131] faisait des bonnes œuvres innombrables. Hélas, rien de tout cela n’apportait d’amélioration à son état. A sa « démonomanie » s’était jointe une grave affection du cœur, résultat fréquent et ultime de ces longs états chroniques. Une hydropisie monstrueuse le gênait effroyablement. Il ne pouvait plus s’occuper d’affaires. Toute sa pensée se concentrait sur les moyens propres à inspirer quelque pitié à son patron préféré, saint Démétrius, le grand saint militaire, protecteur de Salonique. Aussi faisait-il le plus habituellement son séjour dans cette ville, où, dans l’église du grand mégalomartyr, aujourd’hui Kassimyeh Djami, s’élevait et s’élève encore le tombeau de celui-ci, but incessant d’une immense et séculaire dévotion.

Ce qu’avait été l’existence du malheureux Michel IV en l’an 1039 le fut encore en l’an de grâce 1040. Le pauvre martyr ne quittait presque plus la tombe du saint, le glorieux Callinique ainsi que les Byzantins aimaient à l’appeler en souvenir des innombrables victoires que son intervention avaient values aux armes impériales depuis tant de siècles. Couché tout du long du tombeau fameux dans l’ombre humide de la vieille église, ce basileus étrange passait là de longues nuits en prières ardentes, en oraisons perpétuelles, cherchant vainement le sommeil qui le fuyait, suppliant à haute voix le saint de lui envoyer la guérison.

Quel drame! Il y a quatre ans je visitais Salonique. J’entrai dans cette vénérable mosquée Kassimyeh où la tolérance musulmane permet encore aux fidèles orthodoxes d’aller prier au tombeau du grand saint Démétrius dont c’était là l’église splendide et célèbre aujourd’hui ruinée, et d’y recueillir le baume qui sue du saint cadavre enterré depuis tant de siècles. Comme je parcourais la sombre église, il me sembla revoir auprès de cette tombe sordide, aujourd’hui dépouillée de ses ornements magnifiques, l’impérial pénitent d’il y a bientôt neuf siècles, le Paphlagonien, hagard, tremblant de fièvre, défiguré par le mal terrible, couché dans les misérables haillons de quelque ascète, implorant de sa voix très humble la pitié du saint guerrier, implorant surtout le pardon de son crime, et je me disais avec stupeur que ce pitoyable suppliant ainsi prosterné était le basileus d’Orient, le successeur de Constantin, le maître tout-puissant d’une moitié du monde, le basileus Michel couronné de Dieu, l’égal de Dieu sur la terre!

Dans son espoir insensé d’obtenir la guérison, le malheureux souverain, immobilisé à Salonique auprès du tombeau lamé d’argent du grand martyr, ne s’occupait plus, je l’ai dit, de l’administration des affaires que dans les cas d’absolue nécessité, en remettant tout le soin à l’Orphanotrophe, devenu de plus en plus le seul maître de l’immense Empire. Naturellement, l’opinion des chroniqueurs sur cette administration omnipotente de l’eunuque Joannès varie suivant le plus ou moins de goût qu’ils professent pour ce personnage. Psellos, nous le verrons, est en somme plutôt bienveillant, et c’est lui qui doit avoir raison puisqu’il a vu les choses de très près. Skylitzès, par contre, Zonaras aussi, sont impitoyables: « Il n’y eut aucune action méchante que celui-ci n’accomplit, s’écrie Skylitzès, pour tourmenter et accabler les sujets de l’Empire. » Suit une énumération certainement fort exagérée de tous les maux causés par cet homme « qui, étant très méchant, inventait toujours de nouveaux moyens honteux pour se procurer de l’argent », qui rendait toutes les charges au plus offrant, lâchant la bride à toutes les iniquités, remplissant l’Empire d’injustice, laissant ses lieutenants dépouiller impunément les malheureuses populations écrasées d’impôts, amassant sur Byzance les nuées de la vengeance céleste qui se manifestait comme toujours, en ces temps de crédule ignorance, par des phénomènes terribles, des tremblements de terre, des orages calamiteux, des pluies effroyables, des bruits souterrains effrayants, « tous phénomènes, s’écrie l’écrivain dévot,[132] qui signifiaient; je le pense, la ruine prochaine de toute cette famille de tyrans aux abominations de laquelle personne ne mettait plus le moindre obstacle[133]!

Tout ceci semble surtout pure médisance. Le récit suivant, également rapporté par Skylitzès dans des termes malheureusement très brefs, parait plus sérieux. « Cette même année 1040, dit-il, dans le courant du mois de mai, la sœur du basileus et de l’Orphanotrophe, Marie, la mère du césar Michel, dont je n’ai point encore parlé, et qui fut plus tard Michel V, se rendit à Ephèse pour y faire ses dévotions au tombeau fameux de saint Jean l’Évangéliste, le disciple aimé du Christ. Sur la route, cette princesse fut mise au courant de beaucoup de ces prétendues infamies perpétrées par l’administration si dure de l’Orphanotrophe. A son retour, elle en fit part à celui-ci. Après lui avoir exposé avec larmes la misère des provinces, qu’elle venait de traverser, elle le supplia de mettre un terme à ces abominations. Lui se contenta de la congédier en riant très fort. Tu parles bien comme une femme, lui dit-il, qui n’entend pas le premier mot à la politique.[134] Vous autres femmes, vous n’êtes bonnes qu’à pleurer, mais point à connaître ce qu’il faut d’argent pour soutenir un empire tel que le nôtre. »

Tout un paragraphe du traité anonyme du Strategicon [135] tant de fois cité par moi, est ici infiniment instructif. Il faut reproduire presque en entier ce chapitre au titre suggestif: « Des abus provenant de la famille du basileus ». « Je vais vous raconter, dit à ses enfants le rédacteur anonyme contemporain, comment finit le basileus Michel le Paphlagonien. Ce défunt basileus n’avait pas d’illustres origines; ses parents étaient de souche infime, mais il possédait de grandes qualités. » Suivent des considérations sur l’égalité des hommes devant Dieu. « Donc, comme je viens de le dire, feu le basileus Michel était orné de grandes vertus, mais il avait une parenté pauvre et nombreuse sur laquelle veillait son propre frère l’Orphanotrophe auquel il avait remis le gouvernement de l’État. Cet homme désira enrichir ses frères et leur procurer les moyens de piller le bien d’autrui à l’insu du basileus. Les « mandatores » et autres fonctionnaires impériaux envoyés en mission dans les provinces suivirent l’exemple du premier ministre. Rencontraient-ils sur un grand chemin, en un lieu désert, fut-ce dans une auberge, un voyageur à cheval, ils l’attaquaient, s’emparaient de son cheval ou de son mulet, puis s’éloignaient en hâte. Voilà comment, par la faute de ces fonctionnaires, mais surtout par celle de ses frères, ce basileus admirable finit par être détesté pour tant d’abus qui étaient uniquement de leur faute. Partout on maudissait son nom, partout on désirait ardemment la destruction de sa race, ce qui arriva bientôt après. Quand, en effet, il se fut endormi paisiblement dans la repentance, et. que son neveu fut monté sur le trône à sa place, toute la ville de Constantinople, habitants et étrangers y séjournant, se soulevèrent contre ce dernier, prenant pour prétexte qu’il avait envoyé en exil sa mère adoptive, la basilissa Zoé. Lui et toute sa famille périrent ».[136] Suivent diverses considérations sur la nécessité qu’il y a pour le prince de gouverner par lui-même.

Le témoignage de Psellos, également contemporain, est, je l’ai dit, fort différent. « Jean l’Orphanotrophe, dit-il, était un homme d’une activité extraordinaire, de ressources sans bornes. L’unique mobile de chacun de ses actes était d’assurer la continuité de la puissance impériale dans sa famille, c’est-à-dire de fonder une dynastie paphlagonienne, et, comme la santé de Michel IV était des plus précaires, il lui semblait d’une impérieuse nécessité de prendre des précautions alors qu’il en était temps encore. Aussi le verrons-nous bientôt à l’oeuvre dans ce but. Entre temps, un plan fort extraordinaire et quelque peu fantastique d’ambition personnelle que l’eunuque, non content de sa situation déjà toute puissante, tenta d’exécuter dans le courant de l’été de l’an 1037, échoua complètement. » Il s’agissait tout simplement de l’élévation de l’Orphanotrophe au trône patriarcal, projet qui comportait naturellement comme prélude obligé la déposition du patriarche en fonctions, le vieil Alexis Stoudite.!

Pour amener ce premier résultat, en lui-même fort ardu, Jean, qui ne doutait plus de rien et se mourait d’envie de devenir le chef de l’Église, suscita très habilement une cabale de hauts dignitaires ecclésiastiques qui, gagnés par lui, en Compagnie d’un certain nombre de sénateurs, conspirèrent avec son secret aveu pour faire déposer le vénérable prélat sous prétexte qu’il n’avait pas été élu canoniquement, c’est-à-dire par le suffrage des métropolitains, mais bien directement et uniquement par la volonté et le choix exclusifs du basileus Basile II mourant. Skylitzès donne les noms des chefs de cette cabale: avant tout Démétrius, évêque de Cyzique, celui-là même qui avait été nommé à ce poste par Romain Argyros tout au commencement de son règne, très probablement contre la volonté du patriarche, puis Antoine, dit Pachès ou l’Hébété, à cause de sa stupidité légendaire, évêque eunuque de Nicomédie, un parent de l’Orphanotrophe, lui aussi tout récemment promu par le Paphlagonien, deux frères enfin, tous deux évêques, l’un de Sidé, l’autre d’Ancyre, plus divers autres métropolitains. Mais le patriarche Alexis, appuyé par tout le reste du haut clergé, se montra à la hauteur de ce grand péril. Il se contenta de faire aussitôt remarquer par lettres encycliques que si on en venait à déclarer qu’il n’avait pas été élu canoniquement, et que, par conséquent, il y avait eu abus, il s’en suivrait aussi logiquement que fatalement que toutes les innombrables nominations ecclésiastiques faites par lui durant son règne déjà long de onze années devraient être aussitôt annulées comme entachées de nullité et leurs titulaires déposés, qu’en outre les trois basileis couronnés par lui, et dont un était actuellement sur le trône, devraient être forcément décrétés d’anathème. « Agissez de la sorte, disait le prélat en terminant, et je descendrai aussitôt du trône patriarcal pour le céder à qui en voudra. » Cette communication fort habile décida incontinent la grande majorité des membres du haut clergé à prendre plus vivement que jamais parti pour leur chef actuel, par crainte des grands ennuis qui pourraient leur advenir, s’il venait à succomber dans cette lutte. Quant à ceux qui s’étaient ralliés à Démétrius de Cyzique et aux autres chefs de la cabale, ils furent infiniment déconcertés. Beaucoup parmi eux, en effet, avaient également été ordonnés par Alexis. Confus et tremblants, ils ne soufflèrent plus mot et se tinrent cois. Joannès dut, la mort dans l’âme, renoncer à sa chère ambition de devenir patriarche. « Mais, s’écrie Skylitzès, qui a raconté toute cette intrigue avec plus de détails que Psellos, l’avarice le dédommagea du peu de succès de ses rêves de gloire. Il continua à tourmenter ses peuples et à les accabler d’exactions. »

Si le plan de Démétrius et de ses affidés eut réussi, si le vieil Alexis se fut montré moins énergique ou s’il fut mort sous le règne de Michel IV, Joannès lui eût certainement succédé sur le trône patriarcal et se fut alors trouvé dans une situation si sûre et si élevée, si puissante surtout, qu’il eut très probablement réussi à préserver sa dynastie familiale si chère de la catastrophe finale dans laquelle elle fut entraînée par les crimes du Kalaphate ainsi qu’on le verra plus loin. Le patriarche Alexis ne fut probablement jamais que fort mal disposé pour les parvenus de Paphlagonie. Il sut, par contre, se montrer toujours un ferme et zélé partisan de la dynastie du grand Basile.

 « Les accès de la maladie épileptique auxquels le basileus était sujet, dit Psellos, devinrent si fréquents, ils en arrivèrent à débuter avec une telle brusquerie, que le malheureux prince se vit réduit à mener encore davantage la plus solitaire vie de reclus. Quand ses devoirs de souverain exigeaient qu’il tint une audience publique, des tentures de pourpre avec des domestiques chargés de les faire mouvoir étaient disposées de telle manière qu’au plus léger symptôme annonçant l’invasion d’un accès, alors que l’oeil du basileus se voilait quelque peu ou qu’il commençait à agiter la tête, on pouvait instantanément le soustraire à la vue de l’assistance qu’on congédiait aussitôt. De même quand il cheminait à travers la cité, qu’il fut à pied ou à cheval, il était constamment environné d’une troupe de gardes qui formaient cercle autour de lui pour le cacher de suite aux yeux de la fouie si un accès venait à le surprendre.

Ces accès étaient terribles, mais leur durée était courte. Le malade se remettait très vite et sa raison demeurait intacte. Il ne lui restait en apparence rien de cette crise affreuse. Ce qui était le plus horrible, c’était la soudaineté de l’invasion. Souvent il tombait presque subitement de cheval et il fallait le rapporter en hâte au Palais. Un jour qu’il traversait un petit ruisseau et que ses gardes étaient à quelque distance, saisi brusquement, il tomba à l’eau en se débattant. Les passants le contemplaient avec pitié, mais personne ne songeait à le secourir.[137]

« Dans les intervalles des accès, quand le basileus retrouvait quelque santé, son activité redevenait souvent encore immense et sans cesse en mouvement, dit Psellos. Rien ne lui échappait de l’administration intérieure de l’État, ni de ce qui concernait la garde des frontières, il disputait celles-ci, celles du Nord comme du Midi, par tous les moyens en son pouvoir, à tous les ennemis de l’Empire, envoyant des ambassades avec des cadeaux aux souverains étrangers, renforçant les garnisons des forteresses limitrophes ». « Intimidées par une aussi constante vigilance, les puissances voisines se tenaient tranquilles, poursuit le narrateur témoin oculaire. Aucune d’elles ne bougeait, ni le Khalife d’Égypte, ni celui de Bagdad, ni le sultan des Turcs Seldjoukides.[138] Les uns entretenaient avec nous les relations les plus amicales. Les autres se maintenaient en paix par crainte de l’activité guerrière de notre prince.[139] Il avait remis entièrement à son frère l’eunuque la direction et le soin des finances et la majeure partie de l’administration intérieure, mais il s’était réservé le soin exclusif des questions militaires et la direction de l’armée. A mesure que sa terrible maladie s’aggravait, il semblait veiller avec plus de sollicitude au salut de l’Empire comme s’il ne souffrait d’aucun mal. »

L’eunuque toutefois n’était pas sans s’apercevoir que les forces de son malheureux frère allaient déclinant chaque jour. Effrayé par le nombre et l’importance des concurrents qui brigueraient sans doute cet impérial héritage, l’habile ministre préparait dans l’ombre tout un plan machiavélique pour assurer à sa famille la succession au trône après la disparition de l’infortuné Michel. Ce plan que l’Orphanotrophe estimait plein de sapience, mais qui allait être en réalité si funeste, ainsi qu’un très prochain avenir devait le démontrer, consistait à amener l’élévation d’un jeune neveu à lui et à Michel, d’en faire d’abord un césar, puis le propre fils adoptif du basileus son oncle et de la basilissa.

Outre les trois frères que l’on sait,[140] Jean et le basileus, on l’a vu, avaient encore une sœur nommée Marie. Celle-ci avait été jadis, alors que cette intéressante famille végétait dans la plus parfaite obscurité, mariée à un simple ouvrier calfat du port de Constantinople, nommé Stéphanos, dont Psellos raille en termes aussi lourds que prolongés l’humble origine et le misérable métier. Ce métier, du reste, n’avait point empêché Stéphanos de recueillir sa part de l’incroyable fortune de cette étrange famille. Ses beaux-frères n’avaient pas hésité, malgré son absolue incapacité et le scandale d’une telle nomination, à lui confier d’abord le commandement de la flotte de Sicile, puis à le désigner pour succéder à l’illustre Georges Maniakès dans le commandement de cette expédition après la brusque disgrâce de ce dernier. Comme il était aisé de le prévoir, ce général grotesquement improvisé avait conduit les affaires militaires de l’Empire en ces lointains parages avec une si grossière incompétence, une si lamentable maladresse, que la Sicile, cette proie si riche, avait été très rapidement perdue à nouveau pour les Grecs. Il n’y avait eu d’exception que pour Messine qui avait été quelque temps conservée aux chrétiens par la bravoure de son gouverneur, le fameux Katakalon Kékauménos. Psellos raconte en termes sarcastiques qu’il vit Stéphanos après sa soudaine transformation d’ouvrier calfat en chef d’armée et s’amusa fort de la tête qu’il faisait. Il avait l’air fort dépaysé sur son cheval de guerre. Son brillant uniforme semblait une mascarade. « Il paraissait, s’écrie le chroniqueur, un pygmée singeant Hercule, mais un pygmée parfaitement incapable de se vêtir de la peau du lion et de manier des deux mains une massue plus lourde que lui-même! » Ce couple bizarre avait un fils nommé Michel comme son impérial oncle et surnommé « le calfat », en grec « Maphatès », du métier de son père. Ce personnage infime, qui va subitement passer au premier plan de cette dramatique histoire, n’avait point été oublié par ses oncles dans les faveurs inouïes dont ils avaient comblé leur famille. Il avait été tout simplement créé chef des gardes du basileus l

Le caractère de ce jeune homme, tel qu’il nous est dépeint par Psellos, différait fort de celui des autres membres de sa famille. « Il était, nous dit ce chroniqueur, très habile à cacher le feu sous la cendre, c’est-à-dire à dissimuler une âme méchante sous des apparences charmantes. Il avait le jugement faux, des ambitions extraordinaires, une parfaite ingratitude pour les bienfaits rendus. Il n’avait d’amitié ni de reconnaissance pour personne, mais il s’entendait aussi à merveille à dissimuler tous ces vilains sentiments. Nous reviendrons plus loin sur ce caractère aussi bas qu’abominable.

Ce fut ce triste personnage que le premier ministre Joannès, faute d’un candidat plus sortable, choisit cyniquement pour en faire à bref délai l’instrument du prolongement de la fortune incroyable de leur race, le successeur de son oncle, déjà presque moribond, en qualité de son plus proche parent éligible à l’Empire. En effet, des quatre frères du présent basileus, l’un, Nicétas, était mort, les trois autres, l’Orphanotrophe, Constantin et Georges, étaient eunuques, ce qui les disqualifiait d’emblée. Restait ce neveu pour seul héritier du pouvoir, plutôt pour le conserver aux siens. L’Orphanotrophe décida de le faire proclamer d’abord « césar ». C’était une habile invention de restituer ce titre célèbre, depuis longtemps oublié, pour en affubler l’héritier désigné du trône, mais ceci n’en réclamait pas moins quelque habileté de la part de Joannès. Il fallait avant tout inculquer l’idée de cette combinaison au basileus et obtenir son consentement définitif sans l’effrayer, « car c’est toujours une chose délicate, s’écrie Psellos, même pour un frère, d’entretenir un souverain de la question de sa mort très prochaine. »

Psellos a la prétention de nous répéter presque mot pour mot la conversation suprême qui s’engagea à ce sujet entre les deux frères. Certainement un tel entretien eut lieu, mais il fut secret, et les paroles mises par le chroniqueur dans la bouche des deux interlocuteurs sont de tous points imaginaires. Ce dialogue inventé n’en a pas moins une importance considérable, puisqu’il a été créé de toutes pièces par un contemporain infiniment renseigné, comme devant être l’image de la vérité, et, par cela seul, il réclame toute notre attention.

Joannès commence par rappeler au basileus en termes vraiment touchants l’inébranlable loyauté avec laquelle il l’a constamment servi, le tendre et respectueux attachement qu’il lui a toujours témoigné, à l’occasion duquel il prend à témoins « le ciel, toute la terre, le basileus en personne! » Puis, quand Michel, incontinent troublé, s’informe anxieusement du motif de ce préambule, son frère, tout en se refusant encore à lui causer trop de peine, poursuit en ces termes « Vous n’imaginez point, ô mon frère, que l’immense majorité de vos sujets n’ait dès longtemps saisi et vu de ses yeux que vous souffrez à la fois de deux maladies, une dont vous cherchez à cacher les symptômes,[141] une autre que vous avouez ouvertement.[142] Aucun ne l’ignore. Certes, je suis parfaitement assuré que votre vie ne court aucun danger immédiat. Cependant, dans le public, on ne s’entretient que de la possibilité de votre mort, et ceci me fait craindre qu’à force de croire à votre fin prochaine, on n’en arrive à conspirer contre vous pour proclamer un nouveau basileus qui vous chasserait du Palais Sacré. « Mais comment prévenir une telle abomination! » s’écrie le pauvre basileus tout adouci par l’accent affectueux de son frère. « Rien de plus facile! » répond celui-ci. « Pour moi-même, pour notre famille, je suis moins inquiet que je ne le suis pour vous qui êtes un si bon et excellent monarque et qui serez malgré tout accusé d’avoir manqué de prévoyance. » Ce discours, assez banal en lui-même, mais plein d’une si minutieuse déférence, est intéressant parce qu’il nous montre sur quel ton de respectueuse tendresse Joannès s’adressait à ce frère qu’il avait de ses propres mains pris si bas pour l’élever si haut. L’eunuque exposa ensuite à Michel tout son plan dont leur neveu Michel était le pivot. Le pauvre basileus, voyant bien que son frère avait raison et que la mort approchait, accepta tout ce que celui-ci lui proposait pour conserver le pouvoir dans leur famille au moment critique du changement de règne.

Pour plus de sécurité il fut convenu que ce serait, non le basileus, mais bien la basilissa, laquelle, en sa qualité d’héritière du trône, représentait seule véritablement le principe de la légitimité et était infiniment populaire comme principale descendante de la vieille dynastie macédonienne, qui adopterait solennellement le neveu de son ancien amant comme son fils à elle. « C’est encore Joannès, raconte Psellos, qui imagina cette suprême garantie de succès pour la nouvelle dynastie qu’il lui tenait tant à cœur de fonder. » « Tu sais, ô mon basileus, disait-il à son frère de sa voix la plus douce, que l’Empire appartient à la basilissa de par le droit de sa naissance et qu’elle est plus populaire que toi, à la fois parce qu’elle est femme et légitime héritière du pouvoir et aussi parce qu’elle s’est attirée l’amour du peuple par la constante générosité de ses largesses. Faisons donc d’elle la mère de notre neveu. Demandons-lui de bien vouloir l’adopter et de l’élever d’abord à la dignité et au titre de césar, ce qui fera de lui l’héritier naturel du trône. Elle cédera aisément à ton désir parce qu’elle est d’un caractère facile et ne sait jamais rien refuser. »

Il en advint exactement ce que désirait le rusé et prévoyant ministre si complètement obéi par son docile frère. La basilissa, habilement circonvenue, faible comme toujours, fut bien vite persuadée et se prêta avec sa chaleur accoutumée au succès d’un plan qui ne pouvait aboutir que par sa bonne volonté. Les fêtes qui devaient à bref délai accompagner cette extraordinaire élévation de ce nouveau favori de la fortune et cette adoption singulière, unique peut-être dans l’histoire, furent aussitôt solennellement annoncées. La curieuse cérémonie, sur laquelle nous n’avons malheureusement que fort peu de détails, fut célébrée dans le très saint temple si populaire à Byzance de la Vierge des Blachernes, palladium de la capitale et de l’Empire. Zoé, complètement dominée par le maître qu’elle s’était si inconsciemment donné, consentit à tout.

En présence d’une foule immense, de tout le Palais assemblé, de tout un peuple de dignitaires se pressant dans le pieux édifice, la vieille basilissa assise sur le trône aux côtés de son jeune époux presque moribond, présenta à son peuple l’adolescent imberbe jusque-là inconnu de tous. Elle déclara solennellement, jurant sur les plus saintes reliques, qu’elle le choisissait pour son fils sur l’autel de la Panagia, et pour mieux affirmer le fait en public, pour frapper l’imagination populaire par un spectacle inoubliable, à la vue de tous elle l’assit de ses mains sur ses genoux, Puis le basileus, à son tour, aux acclamations d’un peuple immense, proclama césar le nouvel héritier du trône. Aux applaudissements frénétiques d’une foule idolâtre qui voyait dans cette pompe prodigieuse l’assurance d’un paisible lendemain, il lui rendit personnellement hommage comme au fils de la basilissa dont lui n’était que l’époux.

On procéda ensuite avec une non moins grande solennité à la consécration de ce titre de césar suivant des rites très anciens. L’Orphanotrophe, qui avait si habilement, si passionnément préparé et amené le triomphe en apparence définitif de sa famille, ne certain, paraît-il, à ce moment solennel, réussir à dissimuler sa joie triomphante. Il se félicitait lui-même de cet événement qu’il avait si merveilleusement amené, et qui, hélas, contrairement à toutes ses prévisions, allait si rapidement devenir pour l’Empire, pour les siens, pour lui-même enfin, la source de maux abominables.

C’était, en effet, on ne s’en aperçut que trop vite, un exécrable personnage que ce neveu sur l’élévation duquel l’Orphanotrophe basait de si vives espérances. Psellos nous a fait le plus triste tableau de ses vices, de sa cruauté qui tenait de la fureur maniaque, de sa dissimulation inouïe surtout. Il portait à tous les siens, à ses oncles en particulier, une haine furieuse jusqu’ici très habilement cachée. Il la leur fit bien vite et cruellement sentir dès qu’il fut au pouvoir. Mais même lorsqu’il se conduisit à leur endroit d’une manière si indigne, il sut dissimuler encore et affecter pour eux la plus vive tendresse. Il dissimulait surtout à l’endroit de l’Orphanotrophe qui lui était plus particulièrement odieux et contre lequel il machina la plus infâme trahison tout en l’appelant « son maître bien aimé, son seigneur, l’espoir de sa vie et de son salut ».

Psellos prétend que le jeune césar Michel, par l’artifice de sa ruse profonde, sut tromper tout le monde et cacher à tous le secret de ses pensées, mais que seul, l’Orphanotrophe le devina. « Joannès, dit-il, se montra encore plus fin observateur que son triste neveu n’était dissimulé et ainsi il ne fut point sa dupe. Il lut bien vite tout au fond de l’âme de ce terrible adolescent, mais ne pouvant plus rien changer à ce qui avait été fait, il se garda d’en rien laisser voir. De son côté le neveu vit clair et comprit que son oncle l’avait deviné. Ils vivaient donc en profonde défiance réciproque, machinant chacun de son côté de secrètes embûches contre l’autre, en apparence se faisant la meilleure figure. Chacun des deux s’imaginait qu’il trompait l’autre. Tous deux du moins ne se faisaient aucune illusion sur la nature de leurs sentiments. Ce fut Joannès le premier dont l’habileté fut prise au dépourvu. En remettant de jour en jour le moment de se défaire de ce neveu qu’il avait élevé de ses mains, il manqua l’occasion d’en finir avec lui et devint sa plus notable victime. »

« J’ai coutume, termine philosophiquement Psellos, d’attribuer tous les grands événements de ce monde à la Sagesse divine. Ce fut un effet de Celle-ci, je n’en doute point, que de donner la succession de l’Empire au fils du Calfat et non à un autre membre de cette famille. Dieu savait bien que ce jeune homme serait le plus sûr instrument de la destruction de tous les siens, plus sûr qu’aucun autre! »

Psellos nous fait encore quelques autres révélations intéressantes. D’abord, une fois l’élévation du nouveau césar accomplie, ceux qui en avaient préparé l’issue, l’eunuque en tête, croyant avoir ainsi assuré en leur faveur la succession immédiate du pouvoir, semblèrent se soucier bien moins de la prolongation des jours de l’infortuné basileus moribond. « Par contre, poursuit le chroniqueur, l’empereur Michel, je ne sais trop pourquoi, soit qu’il se repentit déjà de ce qui avait été fait, soit qu’il eût changé de dispositions à l’égard de son neveu, sembla ne tenir aucun compte du nouveau césar. Il ne l’eut jamais auprès de lui, ne lui faisant rendre aucun honneur, ne lui laissant en réalité que les insignes de sa dignité. Il ne le recevait même pas à sa table, mais uniquement lors des festins en public et seulement à sa place officielle de césar. Toute autre marque de sa dignité ne lui était donnée qu’à l’insu du basileus et cela par la connivence de ses autres oncles, qui, mettant au contraire tout leur espoir en lui, ne le quittaient point, se donnant beaucoup de mal pour l’entourer d’égards quasi-royaux. Il n’habitait même pas à Constantinople, mais avait été relégué dans la banlieue de la capitale par ordre impérial. Lui, encore naïf, croyait que cette résidence extra-muros était un honneur de plus. En réalité, c’était l’exil, puisqu’il ne pouvait ni entrer en ville, ni en ressortir sans l’autorisation formelle du basileus dont il n’avait aucunement la faveur.

Cependant le pauvre Michel IV devenait chaque jour plus malade. Chaque jour l’hydropisie monstrueuse faisait des progrès. Infiniment désireux de guérir, il se livrait avec la passion du désespoir à la prière, à toutes sortes de pratiques et d’ablutions pieuses. Surtout il s’occupait en ce moment de réédifier superbement et d’augmenter dans des proportions considérables l’église des Saints-Anargyres, les saints médecins Cosme et Damien, petit édifice situé au levant de la capitale au-devant d’une des portes de la ville, dans le Kosmidion. Cette église était demeurée jusque-là fort humble et insignifiante. Dans le désir ardent de s’attirer de la sorte la protection de ces deux illustres miraculeux guérisseurs de maux, le Paphlagonien transforma merveilleusement ce temple modeste, l’embellit de revêtements et de dallages en marbres les plus précieux, de mosaïques à fond d’or et de fresques exquises. Bref, il en fit un bijou de l’art religieux byzantin à cette époque de renaissance charmante. Il y amena des eaux abondantes qui permirent d’y établir des bains admirables. En un mot, il s’efforça de réunir en ce lieu tout ce qui pouvait plaire et ravir. « Il faisait cela, ajoute Psellos, à la fois par piété pour honorer Dieu et aussi pour supplier les saints Anargyres de guérir son ventre si déplorablement enflé. Et cependant, malgré tant d’efforts pieux, tant d’invocations, il allait toujours plus mal! » La gangrène des extrémités s’était probablement mise de la partie. Littéralement le pauvre malade s’en allait en pourriture. « Aussi, dit le chroniqueur, ne songeait-il plus guère qu’à se préparer au prochain jugement de Dieu et à affranchir son âme de toute souillure »

Ce fut dans ces temps tragiques où il avait tant de peine à soutenir sa misérable vie que le pauvre prince se vit tout à coup mis en face d’un péril national aussi inopiné que soudain, qui le contraignit à faire un appel désespéré à sa mourante énergie pour résister à un assaut formidable et sauver l’Empire de la pire catastrophe. Comme il se trouvait à Salonique, ainsi qu’il en avait pris, depuis que sa maladie s’était tant aggravée, l’habitude presque constante, et qu’il y passait presque toutes ses journées et ses nuits en prière auprès du tombeau du mégalo-martyr Démétrius, comme on était vers le milieu de l’an 1040, un soulèvement aussi soudain que furieux éclata dans cette Bulgarie soumise avec tant de peine après quarante années de luttes par le grand Basile et qui depuis l’an 1018, c’est-à-dire depuis plus de vingt années, avait semblé supporter dans le plus morne silence le joug presque intolérable du brutal vainqueur.[143]

Voici le récit de Skylitzès complété par celui de Psellos: Les Bulgares, incapables de supporter davantage le poids si dur de l’administration de l’eunuque Joannès qui, infidèle aux pratiques imposées par Basile au royaume conquis, exigeait le payement de l’impôt non plus en nature mais en argent, résolurent de se soulever contre leurs oppresseurs. Probablement ils y furent fort encouragés par l’état de santé si précaire du basileus. Le chef du mouvement insurrectionnel fut un certain Pierre, surnommé Dolianos,[144] fils d’un prisonnier de guerre, lui-même esclave fugitif d’un habitant de Constantinople. Psellos se montre naturellement fort sévère pour cet homme qu’il appelle « un monstre d’impudence indigne de mémoire ». Notre chroniqueur reconnaît toutefois qu’il était fort intelligent, merveilleusement habile dans l’art de séduire et d’entraîner ses compatriotes. Réfugié sur territoire bulgare après sa fuite de la capitale, il se trouvait, vers l’été de l’an 1040 aux environs de Morabos et de Belgrade, localités que Skylitzès qualifie de « châteaux de Pannonie situés au delà du Danube, voisins du cràl des Turcs, c’est-à-dire des Hongrois ». Là, pour mieux leurrer ses compatriotes dont il allait exploiter les justes griefs, pour arriver à les soulever contre leurs oppresseurs, il leur déclara qu’il n’était autre que le descendant de leurs anciens rois, le fils de l’infortuné Gabriel Romain, fils lui-même du fameux tsar Samuel, mort de douleur après la grande défaite de ses armées aux temps du grand Basile en l’an 1014.

« L’esprit sagace de Dolianos, dit Skylitzès, avait bien compris que cette race si malheureuse, si fière, d’humeur si foncièrement indépendante, si brutalement écrasée aussi, n’attendait pour se soulever contre ses maîtres que de trouver pour la conduire à la victoire et à la liberté un chef issu de ses anciens rois. C’est ainsi qu’il réussit très facilement à appeler aux armes ces rudes et simples populations agricoles frémissantes, qui se souvenaient encore très bien du temps où elles n’étaient point esclaves et qui chérissaient le souvenir de leur antique liberté. Contraints depuis tant d’années de dissimuler leurs sentiments vrais, courbés sous un joug qu’ils haïssaient, les Bulgares crurent immédiatement en ce sauveur qui s’offrait à eux. Instantanément, ils se soulevèrent en masse comme un seul homme. Dolianos, présenté au peuple sur un bouclier, suivant l’antique coutume nationale, fut, parmi le plus immense enthousiasme populaire, solennellement proclamé tsar de Bulgarie. « Il était, nous répète Psellos, de l’intelligence la plus remarquable, du conseil le plus prudent, très entendu aussi dans les choses de la guerre. Il ne lui manquait vraiment que la noblesse des origines pour être digne du trône de sa nation, car les Bulgares, on le sait, ne donnent jamais la couronne qu’à un personnage noble de leur race. C’est pour cela que Dolianos chercha à se faire passer pour le descendant des grands monarques Samuel et Aaron qui avaient succombé glorieusement dans la lutte suprême pour la liberté de leur nation. Il n’eut même pas besoin d’affirmer que cette descendance était parfaitement régulière pour convaincre ses compatriotes qui ne demandaient qu’à le croire sur parole ».[145] Les bandes Bulgares révoltées, paysans ou habitants des bourgs et des petites cités, bandes incessamment augmentées sur leur route, acclamant leur souverain d’aventure, par Naïssos, la Nisch actuelle, et Skopia, antique métropole de leur race, résidence actuelle du gouverneur impérial suprême de toute la Bulgarie, l’escortèrent triomphalement à la rencontre des troupes grecques parmi les cris de joie et les chants d’allégresse. Il semblait que l’indépendance bulgare fût déjà un fait accompli tant l’enthousiasme était grand. Tous les Grecs rencontrés sur la route, soldats ou fonctionnaires, furent barbarement mis à mort. De tous côtés des incursions armées propagèrent le plus sanglant brigandage. Tout le pays était soulevé!

Ce qui avait, je le répète, singulièrement encouragé les espérances des chefs des révoltés, c’était l’état si grave de la santé du basileus. Ils estimaient impossible que l’infortuné souverain fut en état de les attaquer à la tête de l’armée, puisqu’il était si malade qu’à peine pouvait-il faire un mouvement. Or, à la stupéfaction générale, l’imminence du péril sembla galvaniser le pauvre et intrépide moribond dans sa pieuse retraite de Salonique. A la première nouvelle de ce dangereux soulèvement, racontent Psellos et aussi Zonaras, Michel déclara qu’à tout prix il marcherait à la tête des troupes et s’emparerait de la personne de Dolianos. « Il serait inique, déclarait-il, que celui qui n’a apporté aucun agrandissement à l’Empire vienne au contraire à en perdre une parcelle. » Le malheureux prince était si malade que tous, parents et conseillers, voyant qu’il préjugeait de ses forces, le supplièrent de renoncer à son projet. Ses frères l’empêchèrent presque de force de sortir de la ville. Lui, plein d’une pieuse ardeur, se désolait, s’estimant responsable devant Dieu de la grandeur du nom Romain. Cette douloureuse agitation augmenta encore son mal. Il enfla prodigieusement. Il n’en repoussa pas moins toutes les prières des siens, et, remédiant à sa faiblesse physique par son énergie morale, fit lui-même ses derniers préparatifs. A la tête de l’élite de ses troupes, commandées par une élite d’officiers, il quitta Salonique par un incroyable effort de volonté et marcha droit aux Bulgares.

Sur ces entrefaites, les hostilités avaient déjà commencé dans la région du nord. Nous ne savons presque aucun détail. Il semble bien que la rébellion ait eu son siège principal dans les régions occidentales de la péninsule des Balkans, probablement aux environs d’Achrida. En effet, Skylitzès dit que le premier chef impérial qui atteignit les insurgés fut Basile Synadénos, stratigos du thème de Dyrrachion sur l’Adriatique. Ce haut fonctionnaire, au premier bruit du soulèvement bulgare, avait conduit en hâte contre les rebelles toutes les forces, probablement peu nombreuses, dont il disposait. Il espérait ainsi éteindre l’incendie avant que celui-ci n’eût eu le temps de se propager. Mais un incident fâcheux vint réduire à rien ce beau zèle. Arrivé avec ses troupes à Debra, quelque peu au nord d’Achrida, le malheureux stratigos fut formellement accusé par un de ses lieutenants, Michel Dermokaïtès, avec lequel il avait eu un différend, d’aspirer à la pourpre. C’était l’éternelle accusation à l’aide de laquelle on perdait un homme en vue à cette époque à Byzance. Nous n’avons pas d’autres détails. Probablement que le stratigos de Dyrrachion fut soupçonné de n’avoir réuni ses troupes que pour se joindre avec elles aux révoltés bulgares et se faire proclamer par elles basileus, ce qui semblait facile dans l’état si grave de la santé de Michel IV. Toujours est-il que ce dernier, avisé de ces faits, ordonna de lui envoyer sous bonne garde à Salonique l’infortuné général, destitué de son commandement, et de le remplacer à la tête des forces impériales par son propre dénonciateur, Dermokaïtès. Ce fut un choix infiniment malheureux. Dermokaïtès, dont l’impéritie ne semble avoir eu d’égale que la sottise, eut tôt fait de tout mettre sens dessus dessous. Il eut surtout le tort grave de traiter avec une âpre injustice, une sordide avarice ses soldats, tant dalmates que proprement bulgares, demeurés jusque-là fidèles. Il leur retira leurs chevaux, leurs armes, leurs effets précieux, probablement pour les empêcher de passer à l’ennemi. Cela ne fit que précipiter le dénouement prévu. Tous ces divers contingents, exaspérés par ces procédés, se soulevèrent contre leur nouveau chef. Dermokaïtès courut les plus grands dangers dans la bagarre, et n’eut que le temps de se sauver de nuit.

Alors ces mêmes soldats bulgares, jusque-là demeurés fidèles, révoltés maintenant contre leur chef impérial, redoutant la juste colère du basileus, voyant probablement aussi le soulèvement primitif gagner du terrain, firent à leur tour défection et proclamèrent de leur côté un second tsar de Bulgarie, un des leurs, un simple soldat, nommé Tichomir, mais qui jouissait parmi ses compagnons d’une grande réputation de bravoure et d’intelligence. Il y eut donc à ce moment-là à la fois deux factions ou groupements de révoltés bulgares, l’une acclamant Dolianos, l’autre Tichomir. Dolianos fut le plus avisé. Il écrivit à son rival des lettres pleines d’une affectueuse confiance, par lesquelles il sollicitait son alliance et l’appelait auprès de lui. L’autre accepta sottement. On se jura d’agir en commun et les deux chefs réunirent leurs forces. Alors Dolianos, convoquant dans une assemblée solennelle tous les Bulgares révoltés des deux camps, chefs et soldats, leur tint le plus habile langage. « Êtes-vous bien entièrement persuadés, leur dit-il, que je sois le descendant de vos rois, celui du grand Samuel en particulier? S’il en est ainsi, si vous me voulez vraiment pour votre tsar, chassez Tichomir de parmi vous. Si, au contraire, vous croyez que je suis un imposteur, permettez que j’abdique, et je ne m’opposerai point à l’élévation de mon rival. De même qu’un même arbre ne peut nourrir en même temps deux rouges-gorges, de même la Bulgarie ne peut avoir deux tsars à la fois. » Sur cette comparaison poétique, le rusé partisan termina sa harangue. Un grand tumulte éclata dans la rude assemblée. Tous criaient à la fois qu’ils voulaient Dolianos pour leur unique souverain. « Vive Dolianos! » hurlaient-ils, « Dolianos est notre tsar! » L’infortuné Tichomir fut sur-le-champ lapidé comme un nouveau saint Étienne. Ainsi se termina sa courte royauté qui avait passé comme un rêve. La toute-puissance échut à Dolianos qui, concentrant à nouveau ses bandes ainsi considérablement augmentées, s’avança à marches forcées dans la direction de Salonique contre les troupes impériales commandées par le basileus Michel.

Le récit de ces événements dans les chroniqueurs est, hélas, infiniment bref. Ceux-ci ne disent absolument rien des routes suivies, rien des localités parcourues. Nous en Sommes réduits à des probabilités. Les forces bulgares révoltées, immense agglomération de bandes à peine organisées, mais formées de combattants excellents, descendirent vraisemblablement dans la direction de la mer et de Salonique par l’étroite et sauvage valide du Strymon.

Arrivé avec ses troupes jusqu’à l’ancienne frontière bulgare, le basileus avait fait l’admiration de tous par son incroyable énergie. Après avoir établi le camp de l’armée dans la position la plus favorable, il avait tenu conseil. A l’étonnement de tous, soutenu par une sorte de surexcitation maladive, il continuait de commander en personne les opérations actives. La nuit, sur sa couche, il respirait à peine; on le croyait moribond. A l’aube, on le trouvait à cheval à la tête des troupes. Il demeurait ainsi tout le jour, donnant des ordres, veillant à tout, sujet d’admiration pour tous. Nous verrons que le fameux Harald, fils du roi de Norvège, faisait campagne avec sa « droujine » auprès du basileus dans cette expédition.

Hélas, tant d’énergie ne devait servir de rien. Probablement les forces amenées par le basileus n’étaient pas en nombre suffisant pour résister à l’armée révolutionnaire de Dolianos, grossie des contingents du thème de Dyrrachion, qui avaient d’abord suivi la fortune de Tichomir. Michel Attaleia[146] dit expressément qu’aux environs de Salonique, le basileus, lorsqu’il fut attaqué à l’improviste par les Bulgares, n’avait auprès de lui que sa garde. Bref, ce chroniqueur, et surtout Skylitzès, racontent en quelques mots, qu’à la nouvelle de la marche en avant de Dolianos, probablement avec des forces bien supérieures à celles qu’on lui supposait, le malheureux basileus, harcelé par des bandes ennemies, se vit contraint d’opérer une retraite précipitée. L’armée impériale rétrograda en désordre dans la direction de la capitale, abandonnant le camp, les bagages mêmes de Michel et tous ceux de l’armée. Tout fut pris par les Bulgares, même la garde-robe du prince, grâce à la trahison d’un officier d’origine bulgare demeuré fidèle jusque là. Il avait nom Michel Ibatzès, un fils, peut-être, de celui qui longtemps avait tenu campagne contre le grand Basile. Le basileus, dont il était un des familiers, lui avait confié la garde de l’immense convoi pendant la retraite. Le traître, qui avait accepté cette mission de confiance, passa immédiatement au parti de Dolianos, auquel il livra toute cette énorme quantité de bagages. Il fut suivi dans sa trahison, au dire de Skylitzès, par un autre haut officier de la maison du basileus, un « kitonite », ou chambellan, dont le chroniqueur a négligé de nous dire le nom et qui, probablement, était, lui aussi, d’origine bulgare.[147]

Dolianos, demeuré par la mort de Tichomir seul chef de la rébellion, semble avoir eu à ce moment pour quelque temps tous les atouts dans son jeu. C’était un homme d’énergie, merveilleusement prompt à l’action. Profitant de la situation si exceptionnellement favorable que lui avaient successivement et si rapidement créée la catastrophe de Synadénos, la fuite de Dermokaïtès et la retraite précipitée du basileus, il résolut de faire envahir de plusieurs côtés à la fois par ses bandes les provinces impériales du sud de la péninsule des Balkans, surprises sans défense par cette prise d’armes tout à fait inattendue. Skylitzès, qui est seul à peu près à nous parler de ces faits, les a racontés, comme toujours, dans les termes les plus brefs. Un premier corps bulgare fut expédié contre Dyrrachion. Cette grande forteresse maritime des Byzantins sur l’Adriatique, entièrement dégarnie de troupes par le départ de Synadénos et de ses soldats qui avaient depuis fait défection, se rendit, semble-t-il, sans coup férir au lieutenant de Dolianos, le « voyévode » Kaukan, le « Kaukanos » des Grecs. C’était pour les armes impériales un sanglant autant que douloureux affront. C’était pour les révoltés un premier succès de toute importance, car l’action à revers des forces byzantines par la rive de l’Adriatique s’en trouvait du coup paralysée et les contingents bulgares envahissant le territoire de l’Empire dans la direction du sud, étaient ainsi protégés sur leur flanc droit contre toute diversion de ce côté. En même temps, en effet, Dolianos expédiait à marches forcées une seconde armée sous le commandement d’un autre de ses lieutenants, Anthimos, pour envahir les grands thèmes de la Thessalie, de la Hellade et du Péloponnèse, tout le sud de la Péninsule enfin. Il semble qu’à chaque grand soulèvement de la nationalité bulgare contre l’empire de Roum tant détesté, cette tactique ait été obstinément renouvelée. Le fameux tsar Samuel avait par deux fois, aussitôt après avoir vaincu les armées byzantines, tenté de pénétrer ainsi dans la Grèce propre. Il est probable que les si nombreuses tribus slaves établies dans ces régions, surtout dans le Péloponnèse, éprouvaient pour les Bulgares, leurs frères de race, les plus vives sympathies. Cette fois-ci, il s’y joignait une désaffection profonde, quasi-universelle pour le gouvernement impérial, amenée, je l’ai dit à mainte reprise, par l’administration si terriblement dure et rapace de l’eunuque Joannès.

Je laisse la parole à Skylitzès: « Anthimos et son armée, dit-il, ayant franchi les Thermopyles et pénétré en Béotie, rencontrèrent bientôt Mlakasseos, général impérial (probablement le stratigos du thème de Hellade), qui accourait avec ses contingents réunis en hâte pour leur barrer la route. La bataille s’engagea sous les murs de la grande cité de Thèbes de Béotie. Mlakasseos fut cruellement battu. Une foule de ses miliciens thébains mordirent la poussière. Les solides remparts de la Cadmée semblent avoir toutefois arrêté de ce côté l’effort du généralissime bulgare et il n’est aucunement question dans les sources de l’invasion par ses bandes de l’Attique toute voisine. Par contre, le thème de Nicopolis, c’est-à-dire toute la Grèce propre, sauf la place forte de Naupacte, probablement occupée par une trop nombreuse garnison, fit instantanément défection pour la raison que voici: Un certain fonctionnaire byzantin, Jean Koutzomitès, collecteur des taxes pour cette province, ayant traité les habitants avec la plus grande dureté, avait été, pour cause de son effroyable rapacité, massacré par ceux-ci qui étaient en majeure partie d’origine slave. Détestant le joug romain, redoutant le châtiment qui leur était réservé, ils brisèrent leurs chaînes et passèrent aux Bulgares, non tant par amour pour Dolianos que par haine de l’Orphanotrophe et de son insatiable avidité. »

J’ai dit du reste que ces révoltés du thème de Nicopolis étaient eux-mêmes en presque totalité de race bulgare et de ajoute ici cette phrase significative bien précieuse pour l’histoire de la Bulgarie à cette époque, dont j’ai déjà tiré parti à un autre chapitre de ce long travail: « le basileus Basile, lorsqu’il avait définitivement soumis la Bulgarie, n’avait rien voulu changer au gouvernement du pays, mais au contraire avait ordonné que l’ancien ordre de choses serait partout maintenu et que l’impôt continuerait à être perçu comme il l’était sous l’administration du tsar Samuel: c’est-à-dire que tout Bulgare possédant un joug de boeufs serait tenu de payer au trésor pour l’impôt une mesure, un « medio » de blé, une mesure de millet et une cruche de vin. Mais l’Orphanotrophe avait changé tout cela et réclamé au lieu de cet impôt en nature le paiement en argent monnayé. Ce que les Nicopolitains ayant supporté impatiemment, ils s’étaient soulevés, et Dolianos, leur en ayant fourni l’occasion en leur envoyant cette armée de secours, ils secouèrent le joug de l’Empire pour retourner à leurs vieilles coutumes. »

Outre l’histoire de ce dangereux soulèvement du thème de Nicopolis, un heureux hasard nous a fait récemment connaître un autre incident curieux de cette marche de l’armée bulgare d’Anthimos dans la direction des thèmes du sud. Le fameux traité anonyme intitulé « le Strategicon » dont j’ai parlé tant de fois déjà, traité retrouvé depuis peu à la Bibliothèque synodale de Moscou, contient un précieux paragraphe[148] dont je reproduis ici le texte curieux:

« Démétriade, — dit notre auteur anonyme qui fut, on se le rappelle, contemporain et souvent acteur dans ces événements, — Démétriade est une cité maritime du thème de Hellade[149] fort bien défendue d’un côté par les flots de la mer, de l’autre par de vastes marais. Dolianos, chef[150] bulgare, s’en était emparé. Il y envoya un de ses lieutenants, officier[151] déjà âgé et fort expérimenté, nommé Litoboès le Deabolite, parce qu’il était originaire de Deabolis,[152] à la tête d’un détachement pour y tenir garnison. Le vieux chef, dès son arrivée, fit relever les murailles de la ville très délabrées et y installa ses machines d’attaque et de défense. Mais après qu’il eut ainsi fortifié la cité qu’il était chargé de garder, il se relâcha de sa surveillance croyant n’avoir plus à redouter aucune attaque du dehors, pas plus qu’aucune trahison intérieure, parce que les habitants étaient des gens simples, sans aucune pratique des choses de la guerre, et qu’en outre il leur avait fait prêter serment de fidélité à leur nouveau maître Dolianos. Mais l’insouciance, hélas, est une source constante de malheurs imprévus. Entièrement rassuré sur le sort de la place confiée à ses soins, Litoboès s’abandonnait aux plaisirs de la table et à toutes sortes de voluptés. Cependant les habitants, bien que si naïfs, instruits cependant par leurs malheurs antérieurs, firent savoir secrètement au duc impérial à Salonique qu’il eût à envoyer quelqu’un pour reprendre la ville. Ce haut fonctionnaire expédia aussitôt à Démétriade avec des vaisseaux et des troupes un certain pantheotes (?) Zepe qui débarqua ses hommes en un lieu caché non loin du port. Alors les habitants, secrètement avertis de la présence de cette troupe, se saisirent du chef bulgare et de ses hommes et les livrèrent pieds et poings liés au lieutenant de l’empereur ».

Ce fait de guerre, inconnu jusqu’ici, se rapporte certainement à l’expédition d’Anthimos dans les thèmes du sud.

Cependant les hostilités traînaient en longueur, lorsque dans le courant du mois de septembre de cette même année 1040, survint un autre événement fort inattendu, l’apparition d’un nouveau prétendant bulgare. Il survivait encore, à cette époque, un fils de l’ancien tsar de Bulgarie, Aaron, un des fameux « Comitopoules », le frère aîné de Samuel, assassiné, on se le rappelle, soixante années auparavant vers le commencement de la grande guerre bulgare, vers l’an 980. C’était le second des fils de ce prince,[153] le meilleur des deux, au dire de Psellos. Il avait été, encore au berceau, sauvé du massacre que son oncle Samuel avait fait de toute sa famille et avait nom Alousianos. C’était un esprit brillant et charmant, du plus noble caractère. Il avait longtemps vécu à la cour à Constantinople, traité plutôt en otage toujours surveillé qu’en hôte royal. Il n’avait appris que tard le secret de sa naissance. Skylitzès ajoute qu’il était patrice et stratigos du lointain petit thème frontière de Théodosiopolis en Asie. Psellos se contente de dire qu’il avait été constamment tenu à l’écart par le basileus, avec défense formelle de sortir de son commandement ou de venir à Constantinople sans une autorisation formelle. Fort aigri par cette longue vie de disgrâce et de réclusion constantes, il rêvait incessamment, malgré son âge déjà avancé, de reprendre la lutte nationale contre les Grecs, mais il n’en trouvait pas le moyen. Survint la révolte de Dolianos. Il y vit aussitôt une occasion à saisir! « Il espérait bien vaincre le basileus! » s’écrie Psellos; « mais, en place de cela, par les voies admirables de Dieu, il devint la cause principale du triomphe de celui-ci. »

Lorsque cet Alousianos eût appris que ses compatriotes révoltés avaient choisi pour chef un simple bâtard, un aventurier impudent, oubliant femme et enfants, sans communiquer son projet à personne, il résolut soudain de faire, lui aussi, défection après avoir abandonne son poste lointain où l’avait appelé la confiance très limitée de son souverain. Suivi de quelques partisans dévoués confiants en son étoile, il se lança à travers l’Asie Mineure sous un déguisement. Skylitzès raconte qu’à ce moment précisément il était particulièrement exaspéré contre le basileus et son premier ministre pour un criant déni de justice. Comme il avait été calomnieusement accusé d’avoir commis quelque illégalité dans son lointain gouvernement, l’Orphanotrophe, sans même se donner la peine d’examiner son cas, avait exigé de lui un présent énorme de cinquante livres d’or, plus la cession d’une très belle terre qu’il possédait du chef de sa femme dans le lointain thème de Charsian en Asie. Vainement, pour se faire rendre justice, s’était-il à plusieurs reprises adressé au basileus en personne. Ses suppliques n’avaient jamais été écoutées. Ce fut le désespoir qu’il éprouva d’une telle iniquité qui le décida à tenter la grande aventure par laquelle il allait à jamais illustrer son nom.

Sous le costume d’un soldat mercenaire arménien, se disant au service de Basile Théodorokanos et chargé par celui-ci d'une mission auprès du basileus à Salonique, Alousianos sut déjouer toutes les poursuites dans sa course mystérieuse à travers l’Asie. Sa subite disparition en un moment si critique avait vivement inquiété les autorités impériales qui cherchèrent de toutes parts à le faire arrêter. Psellos nous dit qu’il connaissait fort bien Alousianos et que celui-ci avait pour lui une grande amitié. « Plus tard, dit-il, il me raconta s’être à ce moment approché par deux ou trois fois du basileus sans qu’on le reconnut. » Le chroniqueur place cet épisode à Constantinople où Michel IV était donc revenu entre sa rapide retraite et son retour à Salonique. « J’ignorais à ce moment comme tous ses amis la fuite d’Alousianos », ajoute-t-il; « il réussit même à égarer la vigilance[154] toujours en éveil de l’Orphanotrophe. »

Trompant ainsi tout le monde, Alousianos parvint, sous son déguisement, non seulement à traverser toute l’Asie, et, ce qui était peut-être plus difficile, à sortir de Constantinople, mais encore à atteindre les lointains districts en pleine révolte de sa terre natale. Ce fut à Ostrovo, la vieille cité royale de Bulgarie, qu’il rejoignit enfin son prétendu neveu Dolianos, qui s’y trouvait avec le gros de ses forces. Conservant provisoirement l’incognito, il commença par sonder le terrain avec une extrême prudence. Il parlait à la foule de son père le tsar Aaron comme si celui-ci ne lui avait point tenu parles liens du sang. Il s’informait également, au cas où un des fils de ce souverain si populaire viendrait à réapparaître, si on ne préférerait point cet héritier légitime de la couronne au faux prétendant actuel. Comme il n’obtenait à ce sujet de tous côtés que des réponses favorables, il se décida à se faire reconnaître secrètement d’un de ses compatriotes qu’il savait être un ardent partisan de sa race. Celui-ci, qui l’avait très bien connu jadis, le considéra fixement après cette foudroyante révélation, puis, l’ayant subitement reconnu, tomba à ses genoux, baisant ses pieds. Pour lever ses derniers doutes, il le pria de lui laisser voir un signe velu qu’il devait, paraît-il, porter au coude droit, et comme ce signe était là bien visible, l’autre, étreignant follement le fils légitime de ses rois, le couvrit de mille baisers.

Les deux hommes s’étant rapidement concertés, s’ouvrirent de leur projet à un certain nombre d’autres fidèles qui, presque tous, se rallièrent avec transport à la cause d’Alousianos, le fils de leur roi. Il y eut donc à nouveau deux chefs à la tête de l’insurrection bulgare, deux chefs ayant chacun ses partisans nombreux autant que dévoués. Dolianos, lorsqu’il avait fait connaissance de son nouveau compétiteur, avait bien été forcé de lui faire le plus joyeux accueil. En secret il tremblait que les Bulgares ne lui préférassent ce rejeton régulier de leur race royale. Les deux rivaux, en apparence d’accord, se partagèrent le commandement. Ils semblaient vivre dans les meilleurs termes. En réalité, il n’y avait entre eux que haine et méfiance. Ici se place l’incident militaire capital de cette formidable rébellion, le siège de Salonique par l’armée bulgare. Le fait même d’avoir osé s’attaquer à la seconde cité de l’Empire aux retranchements immenses, aux murailles inexpugnables, nous en dit plus long sur la puissance de la révolte bulgare, sur le nombre, la discipline et la force de ses armées que ne pourraient le faire bien des récits détaillés. Nous ne possédions jusqu’à il y a très peu de temps sur ce grand fait d’armes que quelques lignes bien courtes de Skylitzès. « Dolianos, nous dit-il, qui avait déjà envoyé Allakasseos en Illyrie et Anthimos vers le sud, donna encore quarante mille soldats à Alousianos (sur lequel il semble donc avoir conservé jusque-là une certaine suprématie) avec mission d’aller mettre le siège devant Salonique. C’était à la fin de ce même mois de septembre de l’an 1040 qui avait déjà vu tous ces grands événements. Alousianos, arrivé sous les murs de la métropole byzantine, la fit cerner par ses soldats du côté de terre par un immense fossé, puis il attaqua immédiatement le rempart avec la dernière énergie à l’aide de toutes ses machines de guerre et de toutes ses hélépoles. L’assaut furieux dura six jours. Repoussé sur toute la ligne par la vaillance de la garnison commandée par un certain Constantin, parent du basileus, probablement son frère le grand domestique, et par celle des habitants, désespérant de prendre par la force une aussi grande cité, le prétendant bulgare se vit contraint d’établir un siège en règle. Celui-ci durait depuis quelque temps déjà, lorsque dans la journée du 26 octobre, jour de la fête de saint Démétrios, glorieux patron de la cité, la population tout entière accourue au tombeau du mégalo martyr, se mit en prières. Chacun usa avec dévotion du baume fameux, de la « myre », qui suait de son tombeau. Toute la nuit hommes valides, réconfortés par ces pieux exercices, saisissant leurs armes, d’un bond coururent aux portes. Toutes celles-ci, à un signal, s’ouvrirent à la fois vomissant un flot de combattants qui se précipitèrent sur l’armée bulgare! « Avec les milices urbaines, raconte Dukas, était également sortie la légion des Mégathymiens », c’est-à-dire des « Grands cœurs ». M. Wassiliewsky a prouvé dans un mémoire presque fameux que, par cette désignation quelque peu étrange, il fallait entendre la célèbre garde væring ou russe dont j’ai eu si souvent déjà à raconter les exploits. Elle avait jadis suivi le basileus à Salonique et s’y trouvait à ce moment, alors que lui s’attardait encore dans la capitale.

L’attaque furieuse à l’improviste par tous ces combattants rendus redoutables par leur désespoir et leur zèle dévot, réussit au delà de toute espérance. Les soldats d’Alousianos, complètement surpris, furent culbutés avant d’avoir pu former leurs rangs. Incapables de résister à un si formidable effort, ils s’enfuirent en désordre. C’est qu’en tête des assaillants, raconte encore le pieux chroniqueur, galopait le glorieux mégalo martyr Démétrios en personne, guidant l’armée romaine, forçant tous les obstacles accumulés sur son chemin. Ce miracle fut certifié sous serment par de nombreux Bulgares faits prisonniers dans la déroute. Tous déclarèrent avoir vu bondir à la tête des légions romaines un jeune et superbe cavalier de la personne duquel se détachaient incessamment des globes de feu portant de toutes parts l’incendie dans les rangs bulgares. Ce n’est pas la première fois que j’ai eu dans cette histoire à mentionner ces récits miraculeux à peu près toujours identiques. Ont-ils constamment trouvé leur origine dans la simple dévotion populaire surexcitée par les événements de guerre, ou bien n’était-ce point là quelque pieuse supercherie imaginée par les chefs pour relever le moral des plus poltrons, aussi des plus crédules? C’est ce qu’il serait difficile de décider.

Plus de douze mille Bulgares périrent dans cette déroute. Un nombre égal tomba aux mains des vainqueurs qui les vendirent à l’encan.[155] Le reste s’enfuit avec Alousianos et rejoignit Dolianos, demeuré en arrière avec le reste de l’armée rebelle.

Dans ce bref autant que précieux récit de Skylitzès aucune mention n’est faite de la présence du basileus Michel à Salonique durant ce siège de la cité qui lui était devenue si chère, pas même lorsqu’il est parlé de sa garde scandinave. Il semble donc probable que la version de Psellos soit la vraie et que le malheureux basileus si malade était à ce moment à Constantinople où il était accouru, nous dit Michel Attaliatès, aussitôt après sa retraite précipitée, pour y assembler de nouveaux renforts. Sa garde væring, an contraire, rentrée directement à Salonique, avait pris part à cette défense victorieuse, dont nous savons heureusement depuis peu quelque chose de plus.

Jusqu’à ces dernières années, en effet, je l’ai dit, nous ne connaissions ce siège extraordinaire de la seconde ville de l’Empire par les bandes bulgares soulevées que par les quelques lignes de Skylitzès que je viens de citer. Ni Zonaras ni Psellos n’en soufflent mot. Maintenant nous sommes un peu mieux renseignés, grâce toujours à ce précieux traité anonyme du Strategicon, retrouvé depuis peu, qui est devenu presque familier aux lecteurs de l’Épopée. On y lit un paragraphe relatif à ce grand événement militaire du règne de Michel IV. Disons de suite que ce nouveau récit du siège de Salonique est sensiblement différent de celui de Skylitzès. D’après le Strategicon, le siège, ou plutôt l’attaque de la ville par les Bulgares, n’aurait duré en tout que vingt-quatre heures. Pour Skylitzès, ce siège aurait été beaucoup plus prolongé et les Bulgares aussi auraient témoigné de qualités militaires bien autrement sérieuses. Il y a entre les deux récits encore bien d’autres différences, mais moins importantes. Auquel des deux devons-nous plutôt ajouter foi? M. Wassiliewsky, qui a fait de cette question une étude approfondie, se déclare fort embarrassé pour répondre.

Quoi qu’il en soit, voici le texte de ce passage du Strategicon. L’auteur, qui n’était autre que le propre petit-fils du rédacteur de la première portion du manuscrit, nous raconte qu’il prit part personnellement à cette défense fameuse de cette grande cité grecque contre les forces bulgares soulevées. Je cite textuellement: « Si tu pars en guerre contre quelque nation, ville ou place forte, commence par établir ton camp et par y disposer ton armée, mais ne t’installe pas trop près de l’ennemi, pour qu’il ne puisse pas te faire surveiller par ses espions. » Suit comme toujours dans ce livre l’exemple destiné à illustrer le précepte militaire dont je viens de donner l’intitulé: « Ecoute par quelles tribulations ont passé certains chefs qui n’ont point observé ces précautions. Il est une ville: Salonique, qu’Alousianos vint attaquer à la tête d’une foule de Bulgares. Mais il négligea de fortifier son camp,[156] ni ne sut rétablir dans un lieu propice. Tel qu’il était accouru avec son armée, tel il voulut attaquer de suite le rempart. Cependant ses guerriers étaient fatigués par des marches et des fatigues telles, qu’elles eussent exténué les plus vigoureux. Aussi, avant même d’avoir songé à dresser leur camp, s’étaient-il, de suite répandus de tous côtés, les uns pour étancher leur soif, les autres pour faire pâturer leurs montures, d’autres dans le désir de reposer leurs membres fatigués. Quand les défenseurs de la ville eurent constaté de leurs yeux cet immense désordre, opérant une brusque sortie, ils fondirent sur les Bulgares dispersés et les mirent honteusement en fuite. Les uns furent massacrés ou bien moururent de soif ou d’autres privations. Le reste, enfermés comme des brebis dans un parc, furent faits prisonniers. Alousianos lui-même, ce parfait guerrier, s’enfuit solitaire après avoir jeté sa cotte de mailles. Songe à ces choses et qu’elles soient pour toi un exemple! »

Ce n’est pas tout encore! Ce même auteur anonyme du Strategicon, qui fait un si bel éloge des vertus militaires d’un adversaire, nous révèle encore ce détail bien intéressant, presque romanesque, que, parmi les guerriers aux côtés desquels il combattait pour le basileus sur le rempart de l’antique cité de saint Démétrios, figurait le célèbre héros Harald, le fils du roi de Norvège, dont le nom fameux est revenu dans ces pages à plusieurs reprises déjà. Voici ce passage très précieux. Au paragraphe 246 de son livre, parlant de ce Harald, l’écrivain anonyme, Nikolitza, le petit-fils de l’auteur principal du manuscrit, s’exprime, nous l’avons vu plus haut, à peu près en ces termes: « Après la conquête de la Sicile, Harald s’en retourna avec ses hommes auprès du basileus et celui-ci l’honora du rang de manglabite. Après cela il survint une insurrection de Délianos en Bulgarie, et Harald se mit en marche à la suite du basileus ayant avec lui son détachement,[157] et il accomplit contre l’ennemi des hauts faits dignes de sa valeur et de la noblesse de ses origines. Moi-même, je combattais alors pour le basileus de toutes les forces de mon âme et j’étais présent à ses côtés quand nous arrivâmes à Mosynopolis. Le basileus, pour récompenser Harald des fatigues de cette dernière campagne le nomma au rang des spatharocandidats.

Certainement, Harald, dans cette guerre contre les révoltés bulgares, dans cette héroïque défense de Salonique, faisait partie de cette fameuse légion des « Grands Coeurs » mentionnée par Skylitzès. Il était un des chefs, sinon le principal, de cette fraction de la garde væring détachée à Salonique pour la garde du basileus qui séjournait, presque constamment dans cette cité. Chose bien curieuse nous possédons encore d’autres confirmations du rôle si considérable joué par notre héros lors de la révolte bulgare, et cela dans des sources d’origine toute différentes!

Partant de son héros Harald, le scalde Tiodolf parmi des titres divers lui donne celui de « dévastateur de la Bulgarie »! Puis encore Adam de Brême, l’historien allemand, raconte qu’il gagna des batailles « sur mer contre les Sarrasins, sur terre contre les Scythes », qui sont certainement ici les Bulgares.[158]

Après ce grand désastre de Salonique, l’inimitié secrète ne fit que croître entre Dolianos et Alousianos, les deux chefs de la révolte. L’un était honteux de sa défaite, l’autre n’y voyait que trahison. Aussi ne cessaient-ils de se dresser des embûches réciproques, chacun cherchant avec passion l’occasion de se débarrasser de son rival. Ce fut, raconte Skylitzès, Alousianos qui prit les devants. De connivence avec quelques-uns de ses familiers, sous prétexte d’un festin, il attira Dolianos dans un guet-apens. Quand son malheureux rival se trouva accablé de débauche et de boisson, il le fit saisir et lui fit crever les yeux et couper le nez avec un couteau de table avant qu’aucun de ses partisans se doutât de la chose.

Les récits des chroniqueurs varient quelque peu sur la suite des événements. Skylitzès dit qu’aussitôt après son forfait, Alousianos s’enfuit de l’armée bulgare et courut faire sa soumission au basileus, qui séjournait pour lors avec les forces impériales dans cette ville de Mosynopolis, où l’auteur anonyme du Strategicon nous dit aussi qu’il se trouva à ce moment auprès de son souverain. Psellos, qui a été témoin oculaire, et qu’il faut donc croire de préférence, donne quelques détails de pins. « Alousianos, dit-il, devenu chef unique des Bulgares révoltés, refusa d’abord de faire sa soumission au basileus et marcha à nouveau contre lui. Il l’attaqua, mais fut battu[159] et dut s’enfuir. Alors, découragé, inquiet pour les siens, il fit tenir au basileus des propositions secrètes offrant de se soumettre lui et son peuple à condition qu’on lui assurât des biens, des terres et des honneurs. Fidèle à la politique traditionnelle de Byzance, le basileus, trop heureux d’être débarrassé à si bon compte de cette terrible sédition, accepta les avances du fils d’Aaron. Les deux adversaires eurent une entrevue secrète où fut réglée la scène théâtrale qui devait terminer cette lutte sanglante. Alousianos, à la tête de ses troupes, s’avança comme pour livrer bataille aux impériaux. C’était au devant des remparts de Mosynopolis. Abandonnant subitement son armée stupéfaite, le traître alla tomber aux pieds du basileus et implora sa grâce! »

Pour prix de sa trahison, Alousimos fut créé magistros et comblé d’honneurs. Toutefois Michel IV semble s’être défié de lui puisqu’il l’envoya sous escorte de Mosynopolis à Constantinople à son frère l’Orphanotrophe qui eut probablement ordre de le tenir quelque temps encore sous une étroite surveillance.

Nous ignorons quelle impression fit sur les Bulgares la défection honteuse si inattendue de leur chef, issu de leurs tsars glorieux. Psellos dit seulement que, déjà très divisée, se trouvant sans chef, cette nation se trouva aussitôt vaincue et fit de toutes parts sa soumission au basileus. Skylitzès ajoute quelques détails. Suivant ce chroniqueur, Michel IV, après avoir expédié Alousianos à Constantinople, quittant les cantonnements de Mosynopolis à la tête de l’armée, se serait rendu d’abord à Salonique, De là, malgré son affreux état de souffrance, ce prince intrépide n’hésita pas à s’enfoncer en pleine Bulgarie pour y procéder en personne à la pacification nécessaire. Il y retrouva le malheureux mutilé Dolianos qu’il envoya à Salonique. Puis il parcourut courageusement l’intérieur de ces contrées sauvages. Manuel lbatzès, réunissant probablement autour de lui les derniers combattants bulgares demeurés fidèles à la cause de l’indépendance nationale, avait élevé de puissants retranchements en bois au devant de la place forte de Prilapon. L’ardent partisan se flattait, dit le chroniqueur, d’arrêter là la marche en avant du basileus et de demeurer maître de l’intérieur de la Bulgarie. Mais Michel, à la tête de ses troupes, détruisit rapidement ces obstacles, bouscula en un clin d’oeil le système défensif du partisan bulgare, s’empara de ce dernier chef de la révolte puis, ayant tout replacé en Bulgarie dans l’état d’autre fois, ayant aussi réintégré les « stratigoi » impériaux à la tête des divers thèmes, il s’en retourna à Constantinople pour y jouir des honneurs du triomphe. Michel Attaleiates dit que dans cette poursuite de la rébellion expirante, l’énergique souverain s’avança avec l’armée, à travers une contrée infiniment difficile jusqu’à Triaditza, l’ancienne Serdica, et jusqu’en Illyrie, c’est-à-dire probablement jusqu’à Dyrrachion, triomphant partout des dernières résistances. De son côté, l’écrivain anonyme du Strategicon, dans son chapitre 80 consacré à exposer le danger des sorties mal combinées dans une ville assiégée, cite l’exemple suivant qui se rapporte à cette brillante campagne en Bulgarie du basileus moribond. « Il existe, dit-il, une forteresse bulgare, nommée Boïana. Le basileus Michel, pénétrant en Bulgarie durant la guerre contre cette nation et se dirigeant sur Triaditza, qui est Sofia, parvint jusqu’à cette forteresse[160] défendue par une belliqueuse garnison de boliades bulgares commandés par un certain Botkos. S’enorgueillissant de leur bravoure, ces hommes, comme honteux de demeurer à l’abri de leurs murailles, sortirent pour combattre le basileus. Mais dès que le combat fut engagé, ces illustres Bulgares tournèrent les talons au plus fort de la lutte, et quand ils voulurent rentrer dans la ville, les Romains y entrèrent péle-mêle avec eux et s’en emparèrent après avoir fait un grand massacre de ses défenseurs. » Ce précieux détail inédit que nous fournit le Strategicon concorde tout à fait avec le récit de Michel Attaliatès.

Nous ignorons ce que devinrent Allakasseos et Anthimos, ainsi que leurs armées. La Bulgarie était pacifiée, écrasée une fois de plus.[161] Dans cette année 1041, nous ne savons à quelle date exactement, la foule constantinopolitaine, émue d’un si tragique spectacle, acclama dans la Ville gardée de Dieu l’entrée triomphale de ce victorieux basileus mourant qui voulait expirer debout.[162] Michel le Paphlagonien ramenait derrière son blanc coursier une multitude de prisonniers bulgares, les plus illustres boliades, Ibatzès, le malheureux Dolianos enfin, si effroyablement mutilé! Aucun historien ne nous a dit si Alousianos aussi suivit le cortège du vainqueur, mais c’est moins probable.[163]

L’historien contemporain Psellos nous raconte qu’il vit de ses yeux cette entrée extraordinaire. La population entière de l’immense Ville était accourue à la rencontre du basileus et de ces milliers de soldats et de captifs. Psellos vit passer le malheureux prince sur son cheval. Il semblait un cadavre. Ses mains, démesurément enflées avaient peine à tenir les rênes. Ses traits étaient à tel point défigurés par l’oedème qu’ils en étaient méconnaissables. Après cette entrée, qui fut un spectacle splendide, Michel figura aussi à l’Hippodrome où il fit défiler la masse des captifs devant la foule urbaine assemblée. « Il montra ainsi aux Romains, s’écrie Psellos, que l’amour de la patrie peut ressusciter les morts et que le zèle pour les grandes actions peut triompher de la plus extrême débilité physique. » Après tant de fatigues vaillamment subies, on porta au Palais Sacré le pauvre souverain défaillant.[164]

Les chroniqueurs placent à cette même année 1040, dont la seconde partie fut remplie toute entière par la sédition bulgare, quelques autres faits moins importants.

Skylitzès note brièvement une conspiration contre le basileus, dans laquelle furent compromis de nombreux hauts personnages de la capitale et dont les chefs principaux furent Michel Kéroularios, si célèbre depuis comme patriarche de Constantinople, et son beau-frère Jean Makrembolite. Les conjurés furent exilés et faits moines et leurs biens confisqués. Je reviendrai plus tard sur ces faits obscurs.

Le même chroniqueur parle encore d’un second complot qui fut, celui-ci, dirigé contre le grand domestique des Scholes d’Orient, Constantin, le frère du basileus, alors que ce personnage exerçait son commandement en Asie, en résidence à Mesanakta. Ce dut être quelque conspiration militaire d’un caractère très sérieux, car lorsqu’elle eut été découverte, on creva les yeux à Michel Gavras, à Théodose Mésanyctès[165] et à beaucoup d’autres officiers. Quant au patrice et exarque Grégoire Taronite, de la grande famille princière arménienne de ce nom, qu’on accusait d’avoir été le véritable instigateur de ce mouvement, il fut expédié par Constantin à son frère l’Orphanotrophe à Constantinople cousu dans une peau de bœuf fraîchement tué. On n’avait laissé que d’étroites ouvertures pour la bouche et les yeux. La peau en se rétractant et se desséchant comprimait jusqu’à les briser les membres du malheureux ainsi broyé dans son effroyable prison. Grégoire Taronite dut arriver à l’Orphanotrophe dans un tel état que celui-ci n’eut probablement qu’à le laisser mourir sans avoir à l’envoyer au supplice.

Nous ne savons rien de plus sur ces conspirations qui nous ouvrent un dramatique aperçu sur l’insécurité extrême, la dureté de ces temps terribles.

Skylitzès raconte encore que le 6 août de cette même année 1040, à la suite d’une sécheresse intense qui avait tari fontaines ci rivières, éclata dans l’arsenal de Constantinople un incendie terrible qui détruisit tous les bâtiments de la flotte de guerre réunis en ce lieu avec leurs apparaux. Ce fut un grand désastre.

Un autre fait rapporté à cette même date à peu près par Skylitzès, se rattache peut-être aux événements contemporains de Bulgarie dont je viens de parler si longuement. Voici le récit du chroniqueur: « Tandis que le basileus résidait à Salonique, son frère l’Orphanotrophe lui envoya par bateau la somme très considérable de mille livres d’or, c’est-à-dire dix « kentinaria », — probablement pour les frais de la guerre contre le prétendant Dolianos. Le navire qui portait ce trésor, entraîné par des vents contraires, au lieu d’aborder à Salonique, s’en alla jusque dans l’Adriatique où il finit par périr sur la côte illyrienne. Là, Stéphanos Bogislaw ou Boïthslav,[166] de la famille de saint Vladimir; prince ou archôn de la Serbie maritime, seigneur de Zenta, de Stamnos, de Dioclée ou Trébignel marié à une petite-fille du grand tsar Samuel de Bulgarie, prédécesseur célèbre des princes actuels de Monténégro, s’empara de tout cet or. Ce personnage, que le gouvernement impérial avait longtemps retenu à Constantinople pour l’empêcher de faire valoir ses droits de succession au trône de Serbie, avait réussi à se sauver récemment de sa prison et à regagner son pays d’origine. Après avoir d’abord feint de demeurer le vassal soumis de l’Empire, il s’était ensuite fait proclamer souverain indépendant par les nations serbe et dalmate réunies. Profitant des embarras de l’Empire, il avait alors occupé toute la contrée environnante et en avait expulsé Théophile Érotikos, stratigos impérial du thème de Dalmatie. Tous les Grecs tombés aux mains de l’usurpateur avaient été impitoyablement massacrés. C’est probablement grâce au trouble amené par la grande révolte bulgare que Stéphanos Boïthslav avait pu triompher si aisément du lieutenant du basileus en ces parages.

La Serbie, on le sait, jadis soumise à nouveau à l’Empire par Basile le Bulgaroctone, s’en était détachée à la mort de Romain Argyros. Mais depuis quelques années elle était rentrée sous la domination impériale, lorsque survint la rébellion de Stéphanos Boïthslav. Désireux de ne pas laisser le temps à ce dernier de s’affermir, le gouvernement de l’Orphanotrophe avait expédié en toute hâte pour le combattre une petite armée sous la conduite d’un certain Arménopoulos dont le nom même indique l’origine. Arménopoulos s’était avancé par la voie de terre jusqu’aux rives lointaines du lac de Zenta, dans les gorges de la Montagne Noire, mais là il s’était fait battre complètement par les contingents de l’usurpateur. Ce n’est qu’après cette victoire que Stéphanos Boïthslav s’était saisi du navire chargé de l’or impérial. Le basileus lui écrivit en termes pressants, pour lui réclamer cette somme, le conjurant de ne pas faire de cette affaire un nouveau casus belli. Mais l’archôn des Serbes n’ayant tenu aucun compte de ses lettres, Michel se décida à envoyer contre lui un nouveau corps d’armée sous le commandement cette fois d’un de ses eunuque, Georgios Probatas, le même que nous avons vu employé peu auparavant en Sicile. Ce chef, fort inexpérimenté, semble-t-il, s’engagea imprudemment avec ses troupes dans ce terrible pays, un des plus accidentés, des plus impraticables du monde, où toute marche militaire était quasi-impossible, où les embûches étaient si faciles à établir. « Il n’en ressortit qu’avec la plus extrême difficulté, se contente de nous dire Skylitzès, non sans y avoir laissé presque toute son armée. » Nous ne saurions rien de plus si un chapitre du Strategicon ne venait une fois de plus nous révéler quelques curieux détails inédits et nous renseigner d’une manière effective sur les luttes de Stéphanos Boïthslav avec les Byzantins. Un des chapitres[167] de ce précieux traité, consacré à exposer le danger qu’il y a pour le gouvernement du basileus à contracter alliance avec les petits princes ou toparques voisins, raconte par quelles ruses le prince, qu’il nomme une fois « toparque de Zenta et de Stamnos », une autre fois « seigneur de Trébigne », et qui n’était autre que Stéphanos Boïthslav, réussit à s’emparer de la personne du stratigos byzantin de Raguse,[168] Katakalon le Klyzoménite.[169] C’était le stratigos qui avait commencé par accabler le prince serbe de témoignages d’une fausse amitié. Boïthslav avait feint d’être dupe de ces démonstrations et s’était donné comme le plus humble serviteur du basileus. Finalement, il avait consenti à ce que le stratigos fût sur sa demande parrain de son fils nouveau-né. On s’était donné rendez-vous au bord de la mer sur les limites des deux territoires pour célébrer les fêtes du baptême. Naturellement chacun des deux adversaires prépara une embûche pour l’autre, Boïthslav, plus ingénieux, eut le dessus. A un signal donné, des hommes embusqués se saisirent du stratigos, de son fils, de ses compagnons et les emmenèrent garrottés à Stamnos sur les « dromons » mêmes ou navires rapides que le perfide officier byzantin avait fait préparer pour enlever son adversaire. Ce curieux récit est certainement un épisode de la lutte de l’archôn de Serbie contre les lieutenants du basileus Michel IV. Il nous fournit ce renseignement précieux que Raguse à ce moment obéissait à un fonctionnaire impérial.

Avant de quitter la région de l’Adriatique, signalons encore un autre curieux passage de ce fameux traité anonyme du « Strategicon », qui nous a fourni déjà tant de renseignements inédits et qui nous éclaire sur la situation à cette époque des grandes cités de la côte dalmate à l’endroit du basileus. Le paragraphe 220 intitulé: « Comme quoi il ne faut pas mentir au basileus, », est ainsi conçu: Si tu es un homme sage, ne mens pas devant le basileus et ne le trompe pas par des propos fallacieux pour obtenir de lui des cadeaux, car cela tournerait à ton détriment. Je vais te conter, en omettant bien d’autres aventures, ce qu’il advint à un gouverneur[170] de Zara et de Salone, villes de Dalmatie. Un certain Dobrônas était archôn et toparque de ces cités, homme avisé et très capable. Un jour, ce personnage voulut aller rendre hommage au défunt basileus, notre seigneur Romain Argyros. Celui-ci lui fit le meilleur accueil, le combla de dons et d’honneurs, puis le congédia chargé de biens. Encouragé par ces bienfaits, Dobrônas revint une seconde fois et trouva encore auprès du basileus un accueil bienveillant, déjà pourtant moins généreux que la première fois, même déjà quelque peu mesquin. Puis il regagna son pays. Quand le basileus Romain mourut et qu’il eut été remplacé par le basileus Michel le Paphlagonien, le toparque revint une fois de plus dans la capitale, devenant un hôte accoutumé, il fut reçu cette fois avec quelque négligence. Quand il voulut repartir, on lui en refusa l’autorisation, ce qui fit qu’il eut de l’affliction et se prit à murmurer. Les gens du palais rapportèrent ses propos au basileus en conseillant à celui-ci de profiter de ce que le malheureux était entre ses mains pour s’emparer de son pays sans qu’il put s’y opposer. Ce qui fut fait aussitôt. En effet, après l’avoir enfermé dans la prison du « Prætorion », ils s’emparèrent sans peine de son territoire. Puis ils amenèrent sa femme et son fils dans la prison où il se trouvait déjà. Les infortunés y restèrent tout le reste de leur vie. Sous le règne de Constantin Monomaque en effet, lui et sa femme moururent toujours dans cette même prison du « Praetorion ». Quant à leur fils, méprisé et délaissé de tous, il eut toutes les peines du monde à recouvrer sa liberté. »

La moralité de ce récit, dont le titre ne concorde même pas exactement avec les événements qui y sont racontés, est sans intérêt. Il n’en est pas de même des faits qui en font le fonds. Ils nous renseignent sur quelques points de cette histoire des côtes de Dalmatie, si profondément obscure à cette époque du moyen âge, surtout sur les conditions de ces contrées et sur leurs relations avec l’Empire byzantin. M. Wassiliewsky a consacré à cette question plusieurs pages de son commentaire si précieux du « Strategicon », si brillamment édité par lui. « Le récit des aventures à Constantinople du toparque de Zara, dit le savant russe si regretté, répand une lumière nouvelle sur l’histoire si obscure au XIe siècle des cités dalmates, histoire si bien présentée pour le peu que nous en savons dans le bel ouvrage de l’érudit croate Racki. En l’année 1001, à la suite des événements que l’on sait, la Dalmatie, malgré la prépondérance de sa population romaine, malgré qu’elle fût demeurée jusque-là partie intégrante de l’Empire d’Orient sous la forme d’une stratégie particulière, fut remise par le basileus Basile au doge de Venise sous la suzeraineté quelque peu fantastique mais cependant bien avouée de l’Empire. Le nom des basileis continua à figurer en tête des prières de l’Église et de tous les actes publics. Le doge administra la Dalmatie en qualité de patrice et d’« anthypatos » impérial sous le nom de « duc de Dalmatie ». Il nomma dans chaque ville des gouverneurs secondaires pour remplacer les anciens fonctionnaires byzantins.

L’ennemi immémorial des communautés latines du rivage adriatique était le royaume voisin de Croatie, qui aspirait constamment à les soumettre à sa domination. Venise engagea à ce sujet une lutte opiniâtre contre le royaume slave. En 1118, Otton Orseolo avait soutenu contre le roi Crésimir II des combats acharnés dont l’issue semble avoir été moins heureuse pour la République que ne voudrait le faire croire le récit qu’en fait la Chronique de Dandolo. Tout au contraire, Racki estime qu’entre les années 1009 à 1017 Crésimir II réussit, par de constantes agressions contre Zara et d’autres villes encore, à affermir dans des proportions considérables sa puissance sur ces cités dalmates au préjudice de celle de Venise, sinon parfaitement détruite, du moins très ébranlée. Ainsi des documents slaves locaux nous apprennent qu’à ce moment Zara avait un gouverneur au nom croate comme l’était aussi celui de son père: Dobre, fils de Bolitza. De même nous voyons le roi Crésimir conférer à son parent Madie[171] et au fils de celui-ci, Dobrogne, un territoire aux environs de cette même cité.

Tous ces noms croates sont bien éloquents et tendent à faire croire que le roi Crésimir avait fondé vers 1010 un pouvoir croate en Dalmatie. Les combats de 1018 n’eurent pas l’importance que leur attribue la Chronique de Dandolo, et M. Wassiliewsky estime que vers cette date le pouvoir vénitien, presque réduit à rien en Dalmatie, y avait été remplacé par celui du roi de Croatie. Cependant, à ce moment, la terrible lutte demi séculaire entre la Bulgarie et Byzance touchait à sa fin dernière. L’indépendance bulgare expirait dans des torrents de sang et son sort menaçait de devenir celui de la Croatie. Aussi Crésimir et son frère se virent-ils à ce moment contraints de se soumettre à la suprématie byzantine.

Nous ignorons pourquoi et comment depuis lors la Croatie vassale avait réussi à provoquer le mécontentement de son puissant suzerain, mais on se rappelle qu’en 1024 déjà une expédition byzantine, partie d’Italie sous le commandement du fameux catépan Bojoannès, s’était emparée de la reine de Croatie, épouse de Crésimir, et de leur fils et les avait envoyés prisonniers à Constantinople. Il est probable qu’à la suite de cet incident, la Croatie devint encore plus immédiatement vassale de l’Empire, et que Crésimir, en Croatie tout comme en Dalmatie, ne fut plus en réalité que le représentant du basileus. Il gouverna vraisemblablement la Dalmatie dans les mêmes conditions qu’avait fait Venise; c’est-à-dire que dans ces cités lointaines il eut ses lieutenants choisis plutôt parmi les membres de sa famille, mais que ceux-ci administrèrent officiellement au nom du basileus avec les formules byzantines officielles. La preuve nous en est fournie par une série de documents latins locaux publiés par M. Racki et cités par M. Wassiliewsky qui nous montrent qu’entre les années 1033 et 1036 la ville de Zara fut administrée par un certain Grégoire qui s’intitula successivement « anthypatos » ou proconsul et premier magistrat ou « protos » de la cité, puis vérité et stratigos de toute la Dalmatie, et qu’à cette date tous les actes judiciaires étaient promulgués aux noms des basileis Romain Argyros et Michel le Paphlagonien.

Ce même stratigos Grégoire est encore mentionné dans deux documents postérieurs de l’an 1067 qui nous indiquent ses origines et sa parenté. Il y est cité comme ayant été le fils de Madie ou Majus de Zara, et le neveu du frère de celui-ci, l’évêque Prestanceus, lesquels étaient eux-mêmes neveux de Majus de Columna, premier magistrat de cette cité. « Si je m’occupe si longuement de ce Grégoire, dit M. Wassiliewsky, c’est que ma conviction est qu’il ne fait qu’un seul et même personnage avec le toparque de Zara dont il est question dans le Strategicon. Les dates imposent cette identification. Dobrogne a fait ses deux premiers voyages à Constantinople sous le règne de Romain Argyros, qui est nommé dans deux des documents cités plus haut des années 1033 et 1034. Il a fait le troisième sous le règne de Michel IV, lequel est également nommé dans le troisième et le quatrième de ces documents datés de l’an 1036. Il est de toute nécessité d’admettre que ce dernier voyage, si malheureux pour le pauvre stratigos, fut exécuté après cette année 1036. Les documents latins locaux le désignent sous son prénom de Grégoire, tandis que l’écrivain byzantin n’a connu que son surnom de Dobrogne. » Je n’entrerai pas dans le détail de cette discussion d’identité. L’argumentation de N. Wassiliewsky me parait sans réplique. Je renvoie à son mémoire le lecteur désireux d’approfondir les faits. « En acceptant, dit-il encore, l’identité du stratigos Grégoire des documents publiés par M. Racki et du toparque Dobrogne du récit du Strategicon, nous arrivons aux conclusions suivantes sur la situation des cités dalmates après les années 1018 et 1027: le pouvoir immédiat sur elles est aux mains du « protos » de Zara devenu ensuite chef ou stratigos de toute la Dalmatie; ce vice-roi au nom slave, parent du roi croate Crésimir,[172] n’appartient pas à la population latine locale; il n’est pas désigné par le basileus, mais bien par le roi de Croatie; cependant il est quand même considéré comme le délégué du basileus et administre en son nom; par son titre, il est stratigos, mais de fait il est toparque, c’est-à-dire un gouverneur vassal bien qu’indépendant de Byzance. Probablement, Grégoire Dobronas ou Dobrogne voulut secouer le joug de son chef inférieur le roi de Croatie pour se rapprocher de son chef suprême le basileus et ce fut peut-être là le motif de ses nombreux voyages à Constantinople. Peut-être le changement de ses titres se rattache-t-il à ces séjours successifs dans la capitale et aussi à la mort du roi Crésimir arrivée en 1035? Il est clair que le gouvernement byzantin tendait de son côté à la restauration complète et non point seulement partielle de sa domination sur les villes de la côte adriatique. Vers l’an 1040, après la répression victorieuse de la grande insurrection bulgare par Michel IV le Paphlagonien, il atteignit enfin son but. Dobrogne mourut dans sa prison sous le règne de Monomaque, et sa cité de Zara, d’après le témoignage direct du Strategicon, retomba alors au pouvoir des Grecs. Elle ne leur fut reprise que vers l’an 1050 par les Vénitiens.

Le triomphe urbain à travers la cité en fête et jusque dans l’Hippodrome en cette année 1041 fut le dernier effort d’un prince moribond vainqueur de la grande sédition bulgare. « Il ne se pouvait pas, dit Psellos, que le basileus parvint à dominer constamment la nature et à vaincre perpétuellement un état de maladie plus fort que toute son énergie. A force de péricliter, il devait bien en arriver à la catastrophe finale! Ceux qui l’entouraient s’efforçaient de cacher son état au public et veillaient à ce que rien ne fût changé à l’expédition régulière des affaires. Mais il vint un moment où ceci même ne fut plus possible. Bientôt chacun dans la ville sut que les derniers moments du pauvre prince étaient proches. Alors ses parents et leurs partisans se préoccupèrent plus activement encore des moyens de conserver en leurs mains le pouvoir après sa mort. Quant à lui, entièrement consumé par ses atroces souffrances, ayant perdu tout espoir de guérison malgré tant de dévotions et de supplications, sentant que sa dernière heure était venue, il ne songea plus qu’à son salut. Négligeant le pouvoir, il n’appartint plus qu’à Dieu »

Abandonnant ce jour même du 10 décembre 1041, qui devait être le dernier de sa vie, ses appartements du Palais Sacré, Michel se fit transporter à son cher monastère des Saints Anargyres qu’il avait fondé. En arrivant dans l’église, il se jeta en prières, se prosternant jusqu’à terre, invoquant Dieu avec une ardeur inexprimable, tandis que les moines l’accueillaient par les chants et les litanies de circonstance. Il demanda, pour mieux mourir, à devenir comme l’un d’eux, ce qui lui fut aussitôt accordé. Dépouillant les vêtements royaux, détachant de son front le diadème, il les remplaça « par les vêtements sacrés du Christ, par le casque du salut et la croix sur la poitrine ». Ce fut le pieux moine Kosmas Tzintzoulouki, probablement un de ses confesseurs ordinaires, qui procéda à cette consécration suprême. Michel aimait fort ce saint personnage qui ne l’avait jamais quitté et qui l’initia ainsi à la vie monacale. Une fois qu’il eut ceint la robe de bure, le basileus, persuadé qu’il avait gagné son salut, ne cacha plus sa joie. Il semblait déjà détaché de cette terre, tandis que les siens, surtout son frère l’Orphanotrophe, plongés dans un abîme de douleur, ne pouvaient retenir leurs larmes. Psellos affirme que la bonne basilissa Zoé elle-même, faisant violence à ses sentiments, apprenant l’état de son ancien amant devenu son époux, dédaigneuse du scandale, courut à pied aux Saints Anargyres pour le revoir une fois encore. Mais Michel, soit qu’il éprouvât quelque honte à la pensée de tout ce que la pauvre femme avait souffert par lui, soit qu’il désirât ne plus songer qu’à Dieu, la renvoya au Palais sans l’avoir reçue.

Un peu plus tard, comme il était temps pour le nouveau religieux d’aller prier et chanter à la chapelle du couvent avec les moines ses frères, le pauvre homme se leva doucement de sa couche, demandant à chausser les sandales grossières de son nouvel état, mais celles-ci n’étaient pas encore prêtes. Désolé de ce retard, plutôt que de remettre les rouges « campagia » ou bottines de pourpre, insignes de ce qu’il avait été sur terre, le néophyte voulut se rendre nu-pieds à l’église, il avançait péniblement, soutenu des deux côtés sous les bras, respirant à peine, déjà presque agonisant. Ses forces lui ayant fait défaut, il dut en hâte regagner son lit, ayant perdu la voix et le souffle. Il demeura quelque temps inerte et silencieux, puis rendit l’âme. Il avait préalablement fait pénitence, pieusement confessé ses fautes, surtout amèrement pleuré à nouveau le meurtre de son prédécesseur. Il expira le 10 décembre, tout jeune encore, après avoir régné sept ans et huit mois.[173] On l’ensevelit dans son cher monastère, où il venait de rendre le dernier soupir et oit il avait lui-même préparé son tombeau. « Il n’y eut à reprocher à cet empereur, dit Skylitzès, que son seul crime contre le basileus Romain, et encore la plupart en accusèrent plutôt son frère l’Orphanotrophe. Pour tout le reste, ce fut un homme bon et excellent, de bonne et honnête vie. » Zonaras dit de même. Le témoignage de Psellos est encore plus favorable: « Michel, dit-il, avait fait et médité de grandes choses durant son règne. Rarement il lui était arrivé d’échouer dans ses entreprises. En toute impartialité, force m’est de convenir que la somme de ses succès dépassa de beaucoup celle de ses insuccès, et j’estime que cet homme eut vraiment la fin d’un juste. Il mourut, m’est avis, juste à point pour sa réputation, après avoir régné sept années, le jour même où il avait revêtu l’habit religieux. On lui fit de très modestes funérailles. Il fut inhumé à la gauche et tout près de l’autel [174] ».

 

 

 



[1] Ce renseignement, qui entache gravement la moralité du patriarche Alexis, ne se trouve ni dans Psellos, ni dans Zonaras. Il nous est fourni par le seul Skylitzès.

[2] Et non 16 avril, comme le dit Skylitzès.

[3] Michel I Rhangabé (811 à 813), Michel II le Bègue (820 à 829), Michel III, l’Ivrogne (842 à 867).

[4] Manassès, très favorable à Romain Argyros, l’est également tout à fait à son successeur, Michel IV.

[5] Le pieux maître, qui raconte le succès de toutes ces menées de l’eunuque ne peut s’empêcher d’ajouter ces mots: « Les événements, toutefois, témoignèrent que tout ceci déplaisait à Dieu, car à la onzième heure du saint et grand Dimanche de Pâques, le 14 avril — deux jours à peine après le drame — un violent orage, accompagné d’une grêle terrible, détruisit les arbres, les vignes et les moissons. Des maisons, des églises même, furent renversées par la violence de la tempête. Le désastre des moissons fut tel que cette année 1034 fut presque stérile. Et le dimanche suivant, 21 avril, vers la troisième heure de la nuit, une étoile, un météore enflammé, parut au ciel — une comète certainement — qui projetait une si vive lumière qu’elle éteignait, par la force de ses rayons, tous les autres astres, au point que beaucoup crurent que le soleil se levait! Et toujours le malheureux basileus était tourmenté par sa maladie si affreusement douloureuse. Ni secours divin ni humain ne parvenait à l’arracher à ses effroyables souffrances. » — « Une étoile, dit Aboulfaradj, tombant avec la rapidité de l’éclair, fut suivie d’une peste qui tua soixante et dix mille personnes à Bagdad. » —Skylitzès raconte encore à l’année suivante que les sauterelles, renaissant du sable des rives de l’Hellespont, infestèrent à nouveau le thème des Thracésiens. Après avoir exercé ainsi leurs ravages durant trois années sur toutes les rives du détroit et dans ce thème, elles allèrent périr à Pergamon. Le chroniqueur fait, à ce sujet, le récit puéril du rêve d’un des serviteurs de l’évêque de cette ville.

[6] L’Orphanotrophe ayant été malade, on alla jusqu’à accuser avec quelque vraisemblance Zoé d’avoir voulu le faire empoisonner. Voici la version en apparence assez plausible de docilement sur ce fait qu’il est seul à nous faire connaître, et qu’il place à l’année 1038: « Comme Joannès, dit-il, allait prendre un purgatif, Zoé, en ayant été informée, aurait fait remettre par l’intermédiaire de Sgouritzès, un de ses plus fidèles eunuques, des sommes considérables au médecin de l’eunuque avec promesse des plus grands honneurs et de richesses infinies s’il voulait consentir à introduire un poison dans le remède. Mais un petit serviteur du médecin ayant dénoncé le fait à Joannès et la tentative d’empoisonnement ayant été ainsi empêchée, le malheureux médecin fut exilé à Antioche, d’où il était originaire, tandis que le protospathaire Constantin Moukoupelès; qui avait consenti à mê1er le poison au médicament, fut banni de Constantinople. Quant à la vieille basilissa qui, suivant l’expression de docilement, avait ainsi cherché à venger à sa manière ses peuples pressurés par l'eunuque, elle n’en demeura que plus strictement consignée au Gynécée, soupçonnée dans ses moindres actions.

[7] Le jugement de Skylitzès est également favorable.

[8] Psellos qui nomme ceux-ci des « théosophistes » les appelle aussi des « philosophes, ayant méprisé le monde pour vivre en compagnie des êtres surnaturels. » Il les différencie avec honneur des « métaphysiciens » qui, eux « ne se sont occupés que de chercher le principe du monde, en négligeant celui de leur propre salut ». Tels étaient les saints personnages que ce basileus aimait à patronner. —Il faut citer parmi les religieux que Michel IV honorait le plus de son amitié, le pieux Antoine, fondateur du célèbre couvent de ce nom, sur le mont Saint Auxence, et qui avait déjà précédemment joui de la faveur de Romain Argyros.

[9] C’est-à-dire à l’étage supérieur réservé aux femmes.

[10] Il est juste de rappeler ici que les habitants d’Antioche, comme nous le verrons plus loin, étaient véhémentement soupçonnés d’être en secret favorables à Constantin Dalassénos, personnage que Psellos qualifie d’infiniment dangereux, et qui était pour lors, on le sait, étroitement surveillé. Cet attachement pour un adversaire politique était tout à fait incompatible, dans les idées du temps, avec la loyauté due au basileus.

[11] Arisdaguès de Lasdiverd dit que Michel avait créé un de ses frères, dont il ne dit pas le nom, magistros et lui avait conféré Thessalonique avec le gouvernement de la Bulgarie et des provinces occidentales, c’est-à-dire qu’il avait fait de lui le domestique des Scholes d’Occident.

[12] Les phénomènes célestes comme les convulsions du sol continuèrent à être fréquents en cette année 1034. Skylitzès note encore un tremblement de terre qui causa les plus grands dégâts à Jérusalem. Les secousses se succédèrent sans interruption durant quarante jours. Beaucoup d’édifices civils et d’églises furent jetés à terre. Il y eut une quantité de morts. Au mois de septembre une colonne de feu apparu à l’Orient, ayant sa cime inclinée vers le sud, encore une comète probablement. Voyez dans Arisdaguès de Lasdiverd, une éclipse, puis les lamentations délirantes d’un fou annonçant les pires calamités.

[13] Constantin Monomaque, auquel Zoé avait semblé vouloir du bien, fut également, ainsi que nous le verrons plus loin, chassé à ce même moment de la cour et envoyé. Lesbos dans un lointain et dur exil. Le cruel eunuque se débarrassait ainsi successivement des plus redoutables représentants de la noblesse impériale.

[14] Ce sceau pourrait avoir appartenu également au prédécesseur de Nicétas dans ces hautes fonctions de duc d’Antioche, Nicétas de Misthée ou Misthéen.

[15] C’était presque constamment aux alentours de cette petite ville forte dominée par un château que se décidait le sort des expéditions byzantines contre Alep.

[16] Il se pourrait cependant qu’il y eût là quelque confusion avec la grande expédition de Romain Argyros de l’an 1029 qui eut une issue également si funeste. —Chibl Eddaulèh périt au printemps de l’an 1038 dans un combat contre les troupes égyptiennes d’Anouchtikin. Son frère et successeur par Eddaulèh Thimal Ibn Saleh fut, cette même année, chassé d’Alep par ce général qui restaura à ce moment dans cette ville comme dans tout le nord de la Syrie, sauf la portion occupée par les Grecs, l’autorité du Khalife d’Egypte, Mostançer. La ferme autorité d’Anouchtikin, non seulement rétablit la paix dans toutes ces régions, à Damas en particulier, mais décida même l’émir ou gouverneur de Harran, à faire proclamer de nouveau le Khalifat égyptien dans les trois mosquées de cette ville, de Saroudj et de Rakkah. En même temps, on le verra, une trêve de dix ans était signée entre le Khalife et le basileus. Pour la suite de l’histoire d’Alep et les luttes à son sujet entre les Mirdâsides et les lieutenants du Khalife d’Égypte.

[17] Ce sont toujours là les notes fournies probablement par le métropolitain Jean Mauropos d’Euchaïta.

[18] Ou Termeron de Carie.

[19] Dans cette même année 1035, à la suite d’un tremblement de terre, cinq localités du thème des Bucellaires furent englouties dans une monstrueuse fissure du sol. « Peu s’en fallut, raconte Skylitzès, que le proèdre Nicéphore, haut personnage, ancien eunuque favori de feu le basileus Constantin, lequel se trouvait de passage en ces parages, ne périt. Il fut sauvé contre toute espérance, et, à la suite de ces émotions, se fit moine au monastère de Stoudion. » — Aboulfaradj note pour la même année des inondations « en Perse ».

[20] Voyez sur ces faits si curieux: Wassiliewsky, La droujina væringo-russe peut-être même Harald fit-il partie, avec ses compatriotes, de l’expédition navale contre Alexandrie.

[21] Skylitzès est seul à nous donner ce renseignement. Toujours la même série de notes sur le thème des Cibyrrhéotes et l’Asie en général fournies probablement par le métropolitain d’Euchaïta, le fameux Jean Mauropos.

[22] Mathieu d’Édesse note également la destitution du brave Maniakès de son commandement d’Édesse, mais il attribue cette mesure à Romain Argyros qui remplaça, dit-il, le jeune héros par un certain Aboukab, « comte de la tente » de Davith le curopalate, donc un Arménien ou un Géorgien, ancien fonctionnaire de ce prince.

[23] En l’année arménienne 484 (13 mars 1035 à 11 mars 1036).

[24] 14 octobre 1037 - 2 octobre 1038.

[25] Localité non identifiée du territoire d’Edesse.

[26] Skylitzès place la délivrance d’Édesse, par le duc Constantin, à l’an 1037.

[27] Aboulfaradj, à l’année de l’Hégire 429 (14 oct. 1037 - 2 oct. 1038) raconte de son côté que les Turcs Seldjoukides ou « Huns Gouzéens », après avoir fait un grand carnage parmi les Kurdes et les Arabes de l’Arménie, s’étant retournés contre l’émir Bar-Waththâb, celui-ci rendit Edesse aux Grecs pour être tranquille de leur côté.

[28] Le récit de Mathieu d’Edesse est moins glorieux pour le duc Constantin. « Il arriva, dit-il à la tête d’une nombreuse cavalerie jusqu’à Malatya, mais, redoutant les musulmans, il n’osa pas sortir de la ville pour en venir aux mains avec eux. Ceux-ci, ayant connu son arrivée, reprirent le chemin de leur pays. Les Romains en firent autant et rentrèrent chez eux, craignant de s’aventurer sur le territoire ennemi. Dans leur marche, ils plongèrent les Chrétiens (i.e. les Arméniens) dans le deuil, plus même que ne l’avait fait les musulmans.

A Cette même année 427 de l’Hégire (5 novembre 1035 – 24 octobre 1036) Ibn el Athir signale encore le fait suivant: Les « Sanâvina », Arméniens qui occupaient des châteaux forts aux environs de Khelat, avaient assailli le convoi des pèlerins qui, de l’Azerbaïdjan, du Khorassan et du Tabaristan, se rendaient à la Mecque et pris tout ce qu’ils possédaient, cela par trahison, et avec la complicité des autres tribus arméniennes. Les pèlerins furent massacrés ou réduits en esclavage. Les Arméniens firent ensuite hommage aux Grecs de la totalité des prises provenant de cette affaire. Nosser Eddaulèh châtia les Arméniens et prit des mesures de précaution coutre les Grecs

[29] Le même certainement qui avait été compromis dans une conspiration sous Romain III.

[30] Skylitzès dit qu’il y avait deux guerriers dans chaque caisse.

[31] Littéralement « portant sur sa langue un bœuf d’aphonie ».

[32] Septembre 1034: une colonne de feu s’étend d’Orient au Midi.

[33] Ce prince, dit Brosset, n’est point, sur les listes géorgiennes. Seulement Tchamtchian parle d’un roi des Aphkhases qui fournit quatre mille hommes à Davith sans terce, roi de Tachir, contre Abou’l Séwar, émir de Tovin en 1036.

[34] « Au temps de la colonne de feu. » Immédiatement avant l’an du monde 6544.

[35] Voyez sur la nation féroce des Petchenègues et leurs chefs Tyrach et Kégénis le paragraphe de Skylitzès reproduit par Cédrénus.

[36] Harald combattit probablement aussi en Asie sur la mouvante frontière sarrasine. Voyez Wassiliewsky, La droujine væringo-russe.

[37] Ce prince devait régner jusqu’en 1094 sur l’Égypte, plus de soixante années lunaires. C’est un des plus longs règnes de l’histoire.

[38] Skylitzès et Zonaras.

[39] D’autres sources ne donnent que le chiffre de cinq mille. Ibn el Athir, lui, dit que ce fut le basileus qui rendit ce nombre de captifs.

[40] Le 18 décembre de cette année 1036, à la quatrième heure de la nuit, année du monde 6545, trois secousses de tremblement de terre, dont deux très fortes, furent ressenties à Constantinople.—Peut-être le fameux Harald alla-t-il vers cette époque en pèlerinage à Jérusalem. Voyez Wassiliewsky, La droujina varingo-russe. —A l’an 1034 se rapporte encore le pèlerinage à Jérusalem du fameux Robert le Diable, duc de Normandie, parti avec ses barons pour expier ses péchés. Il mourut en terre byzantine d’Asie, à Nicée, peut-être par le poison, dans le voyage du retour, en juillet 1035! Il ne laissait qu’un fils naturel qui fut le célèbre Guillaume le Conquérant. Il fut enterré dans l’église métropolitaine de Sainte-Marie de Nicée. Toute la Normandie le pleura. Voyez Guillaume de Jumièges, Orderic Vital; Wace, Roman du Rou; Chronique des ducs de Normandie; Chronique manuscrite de Normandie, Rec. des Hist. de Fr., XI, 328.

[41] Oct. 1037 à oct. 1038.

[42] Aboulfaradj raconte que durant cet intervalle en 432 de l’Hégire (sept. 1040 à août 1041), Anouchtikin repoussa victorieusement une attaque des Grecs contre Alep. Un cousin (filius patrii) du basileus fut pris et un certain grand eunuque tué.

[43] Mars 1056 à mars 1057.

[44] Ou plutôt 1038. Voyez Muralt: « la même année que le haut fait de Barazbatzé à Édesse ».

[45] Ou Ardzag. « C’est peut-être, dit Indjidj, la même localité qu’Ardzgué, ville très ancienne du district de Peznounik, de la province de Douroupéran sur le lac Van, entre Ardjiseh et Khelât. »

[46] Il voulait faire disparaître toute sa race, « tout le reste de ses proches », entre autres ses frères les patrices Théophane et Romain comme aussi son neveu Adrien.

[47] Je ne sais pourquoi Brosset dit que cette tentative des Grecs ne parait pas être la même que celle dont parlent les Byzantins en 1038 / 1039 pour Muralt.

[48] Voyez dans Brosset, Inscriptions géorgiennes et autres recueillies par le Père Nersès Sargisian, etc., un certain nombre d’inscriptions arméniennes encore existantes, datant de cette époque du règne du basileus Michel IV: une de l’année 1030; une de l’année 1032, enfin celle de l’année 1036 du patrice Djodjic à l’occasion de la restauration d’Eoch.

[49] A propos de cette tentative de Démétré, la Chronique arménienne (Voyez Histoire de la Géorgie, dit: « Elle ne réussit pas, et les troupes grecques qui se trouvaient avec lui (Démétré) s’en retournèrent, et le roi Pakarat devint grand. »

[50] Cette phrase obscure est pour moi incompréhensible.

[51] Ou « Sembat Johannès ».

[52] Mars 1040 à mars 1041.

[53] Aschod était en réalité mort le premier. Son corps, transporté à Ani, fut enterré auprès de ceux des rois ses pères. Son frère Jean Sempad, qui redoutait infiniment sa force et sa bravoure, l’avait constamment tenu à l’écart de la capitale. Les historiens nationaux parlent de ce prince comme d’un héros national. Après sa mort, dit Mathieu d’Édesse, les troupes se relâchèrent du frein de la discipline et prirent en aversion le métier des armes; elles courbèrent leur front sous le joug de la servitude des Romains, s’adonnèrent aux plaisirs de la table et firent leurs délices de la lyre et de la voix des chanteurs. Renonçant à cette union qui avait été l’élément de leur force, elle ne volèrent plus au secours les unes des autres. Les pays que le fer dévastait n’étaient plus pour elles qu’un sujet de plaintes lugubres; elles se contentaient de pleurer la perte de leurs frères, et s’abandonnaient réciproquement au glaive des Grecs. Ce fut ainsi qu’elles entraînèrent la ruine de leurs compatriotes et qu’elles méritèrent d’être comptées au rang de leurs ennemis. Pour Tchamtchian Jean Sempad mourut dès 1039.

[54] Et non de deux ans comme le dit Tchamtchian.

[55] De dix sept ou dix neuf ans selon d’autres sources.

[56] Ou « le noble. »

[57] C’est-à-dire « les Arabes ».

[58] C’est-à-dire « les Turcs ».

[59] La basilissa Zoé.

[60] Mathieu d’Édesse dit par erreur, me semble-t-il, que le basileus Michel vint de sa personne à la tête de l’armée jusqu’en Arménie.

[61] « A cet époque, dit fort bien M. Grene en dehors de la dynastie des Pagratides, dont le seul représentant survivant était le jeune fils d’Aschod, Kakig, il y avait en Arménie deux familles: celle des Pakhlavides et celle des princes de Siounik, qui, par leur puissance et leur influence, pouvaient se poser en prétendants au trône royal. Les représentants des Pakhlavides étaient le vieux généralissime Vakhram, son fils Grégoire ou Krikorikos et son neveu, le fils du martyr, le fameux magistros également nommé Krikorikos. Les princes de Siounik’ étaient représentés par le non moins fameux Sarkis. »

[62] A ce même moment, un autre haut homme d’Arménie, Davith Anhogh’in, s’était enfui en Agh’ouanie et, y ayant recruté une foule de partisans, faisait en Arménie des incursions dévastatrices.

[63] Trente mille hommes seulement en tout, au dire de Mathieu d’Édesse. Tous ces chiffres sont comme toujours infiniment problématiques.

[64] Le vieux général Vakhram le vainquit deux fois et obtint qu’il retournât dans ses états.

[65] Plutôt en 1036 seulement, suivant l’opinion de M. Chalandon.

[66] De son côté le duc de Naples se rendit à Constantinople pour implorer le secours du basileus.

[67] Giesebrecht, insiste avec raison sur les dispositions éminemment conciliantes de Conrad II envers l’Empire d’Orient à ce moment. Dès 1027, nous le savons, il avait envoyé l’évêque Werner de Strasbourg à Constantinople pour chercher à y nouer pour son fils une alliance matrimoniale et tout semble démontrer qu’à cette époque à Troja où bien déjà auparavant on en était arrive entre les deux Empires à quelque accord politique très étroit. Cette fois encore si, dès son arrivée en Italie, l’empereur allemand se dirigea vers les frontières byzantines, ce ne fut point pour les menacer, mais bien certainement dans le but de conclure avec les mandataires du basileus quelque traité de paix ou d’alliance ou de renouveler un traité déjà existant. Nous voyons encore la cour de Constantinople incarcérer Pandolfe, le mortel ennemi de Conrad. Tout enfin nous démontre dans quelle étroite union vivaient alors les deux Empires, mais aucune preuve plus éclatante ne nous en est donnée que le secours si puissant accordé dans ce moment aux Grecs par Guaimar de Salerne et ses Normands pour leur expédition de Sicile.

[68] Les Byzantins le désignent d’ordinaire sous le nom grécisé d’« Apolafar » ou « Aboulasphar », de son surnom arabe d’Abou Djafar, « père de Djafar. »

[69] Emir depuis 998.

[70] C’est-à-dire « aux Chrétiens. »

[71] La cour de Constantinople avait également envoyé à par un ambassadeur avec de riches présents d’étoffes de soie et autres raretés.

[72] Il avait été récemment créé patrice. —M. Chalandon l’appelle Léon Opos.

[73] Skylitzès dit qu’il fut nommé « stratigos autocrator des forces du thème de Longobardie ».

[74] Plus exactement « au rude conseil. »

[75] Ou encore Conseils et récits d’un grand seigneur byzantin du XIe siècle.

[76] M. Wassiliewsky a publié une 2e éd. en 1896.

[77] Ch. 246 intitulé « Une autre histoire ».

[78] Voyez sur ce sujet si passionnant: Delarc, puis encore Amari, Wassiliewsky, Conseils et récits, mais surtout le précieux mémoire du même savant russe intitulé: La droujina vaeringo-russe.

[79] Par cette expression, l’écrivain anonyme fait voir qu’à Constantinople, au XIe siècle, ce nom de Varange, sur l’étymologie duquel on a tant discuté, avait une signification ethnographique et n’était pas simplement la dénomination d’une classe de soldats au service de l’Empire d’Orient. Le nom de Varange n’était donc pas pour les Byzantins du xe siècle le titre d’une charge militaire dans l’armée impériale, mais avait un sens géographique. Il désignait les mercenaires venus surtout de la Norvège et des autres contrées scandinaves. C’est au Strategicon que nous devons cette découverte!

[80] Voyez dans Wassiliewsky, La droujina varingo-russe, l’opinion de cet érudit sur l’arrivée forcément tardive en Sicile, vers le printemps ou l’été de l’an 1040 seulement, de Harald et de son contingent.

[81] Voyez dans ma Sigillographie byzantine le chapitre sur les sceaux des Manglabites.

[82] Le poème intitulé: Sagan of Harald Hardrada.

[83] Littéralement « Par l’ennemi des tilleuls », c’est-à-dire le glaive ennemi des boucliers faits en bois de tilleul.

[84] Un certain nombre lui prêtent en ce moment des hauts faits et des séjours probablement fabuleux en Pologne, en Germanie, En France, en Italie déjà.

[85] Ces mêmes Sagas se trompent en disant que Harald arriva à Constantinople sous le règne de Michel V Kalaphate. L’écrivain anonyme du Strategicon nous montre qu’il y vint déjà sous le règne de Michel IV le Paphlagonien, prédécesseur et oncle de Michel V, puisqu’il prit part à l’expédition byzantine en Sicile, expédition terminée dès le 10 mai 1041 par la rentrée des Sarrasins à Messine.

[86] Les Sagas racontent bien d’autres choses encore, pour lesquelles la place me manque, hélas, ainsi la venue à Constantinople, sous le règne du Kalaphate, de Thornbiorne Aüngul, meurtrier du fameux scalde Grettir Tbornbiorne était venu à Miklagard avec beaucoup de ses compatriotes pour s’y engager au service du basileus. Il y fut tué dans une revue par le frère de sa victime, Thorstein Dromund. Celui-ci, emprisonné à la suite de ce meurtre, fut sauvé par l’amour d’une grande dame byzantine qu’il finit par épouser. Il s’était lié d’étroite amitié, à Constantinople, avec Harald Hardrada. Il finit par retourner dans sa patrie neuf ans avant Harald.

[87] C’était un personnage de la plus basse origine.

[88] Un acte conservé à la Bibliothèque de Naples, acte daté du mois de novembre de l’an 1034, par lequel Constantin Opos, patrice et catépan d’Italie, confirme diverses immunités accordées par les catépans ses prédécesseurs.

[89] Et non Humfroy, le troisième frère. On se rappelle que ces deux chefs avaient quitté le service de Pandolfe pour celui du prince de Salerne.

[90] Aimé dit que « la potesté impériale se humilia a peorer l’aide de Gaimere ». « Guaimar, dit M. Chalandon, avait besoin du basileus qui avait en son pouvoir Pandolfe IV. Il n’osa refuser le service dont il fut requis. »

[91] « Messine, dit M. Chalandon, ne présente pas une grande importance. Dans toutes les guerres de Sicile de cette époque, le point stratégique capital a toujours été la place forte de Rametta qui commande la route conduisant par le littoral nord de Messine à Palerme. »

[92] L’abbé Delarc donne une raison excellente du silence des écrivains normands sur cette bataille.

[93] Le fugitif, mal reçu par la population palermitaine, dut se réfugier en Afrique. Les révoltés lui donnèrent pour successeur l’émir Hassan, surnommé Simsam Eddaulèh, le frère d’Akhal, déposé lui-même en 1052 ou 1053. Ce fut la fin de la dynastie kelbite de Sicile.

[94] Au XIIe siècle, le géographe arabe Idrisi l’appelle « Manyaq ». Les diplômes du XIe siècle l’appellent « Mahiaci » ou « Catana Maniaci ».

[95] Et non « toute l’île de Sicile », ainsi que le disent par erreur Skylitzès et Cédrénus. Tout au plus Maniakès se rendit-il maître de la partie orientale de l’île.

[96] Aimé explique tout autrement le départ de Maniakès de la Sicile. Il raconte que la basilissa Zoé voulut remplacer son époux Michel le Paphlagonien par l’heureux capitaine et lui fit dire d’accourir à Constantinople où elle lui promettait sa main et le trône. Quand Maniakès arriva, les deux époux s’étaient réconciliés, et le malheureux stratigos fut « cruellement taillé » et mis en prison. Il y a peut-être quelque chose de vrai au fond de cet obscur récit.

[97] Ce personnage est cité avec le titre de catépan de Sicile au chap. 58 du Strategicon.

[98] Ou 1042?

[99] Peut-être le Dimêmehe des Palmes ou quelque autre fête, mais non celle de la Pentecôte, comme le dit Skylitzès par erreur

[100] Et non « Apolafar », comme l’écrivent par erreur Skylitzès et Cédrénus

[101] De ce nombre était précisément la famille de saint Philarète, alors âgé lui-même de dix-sept à dix-huit ans. Le saint et les siens vécurent depuis à Reggio, puis à Sinopoli. Lui, à l’âge de vingt-cinq ans, entra au couvent d’Aulina, entre Seminara et Pahni, où il donna l’exemple de toutes les vertus. Il mourut vers 1070, âgé d’environ cinquante ans.

[102] Voyez Delarc et Histoire de li Normant. C’est par erreur que Guillaume de Pouille, Skylitzès et Cédrénus disent, à l’encontre des autres sources, que l’auteur de l’acte de violence commis sur la personne d’Ardouin fut Michel Dokeianos et que ce fait eut le continent italien pour théâtre.

[103] Gerdr, déesse de la guerre.

[104] On retrouve ce conte trait pour trait dans la Chronique dite de Nestor, dans d’autres chroniques encore.

[105] Cette indication si précise semble bien un indice de véracité.

[106] Plutôt en 1040?

[107] Ces combats en Afrique sont bien probablement une simple réminiscence des luttes en Sicile contre les noirs guerriers africains de l’émir Abdallah.

[108] Voyez aussi le pèlerinage à Jérusalem vers cette époque, sous le règne d’Olaf II de Norvège (1015-1028), de l’Islandais Tho’rdr Sjareksson, surnommé le Scalde noir. Tho’rdr, traversant une ville de Syrie avec d’autres pèlerins, rencontre un de ses compatriotes de taille gigantesque qui, en langue norraine, lui conseille de retourner sur ses pas, « car, dit-il, les chemins sont dangereux à cause de la guerre ». Voyez encore les pèlerinages aux lieux saints de bien d’autres Scandinaves à cette époque, de Thórie Hundr, chef de la maison de Bjarkey entre autres, et aussi la légende constantinopolitaine de saint Olaf. Riant, Les Scandinaves en Terre Sainte. Voyez encore les pèlerinages du comte Guillaume d’Angoulême et de l’abbé Richard de Verdun en 1026 et 1027 dans Gregorovius.

[109] Dans son beau travail sur les Normands en Italie, dont il a bien voulu me communiquer le manuscrit, Chalandon a consacré à cette expédition de Sicile un chapitre important. Le temps me manque pour en faire l’analyse. Je me bornerai à indiquer les conclusions les plus marquantes de l’auteur. Les chroniques ont très exagéré le rôle des trois cents auxiliaires normands. De même le rôle des fils de Tancrède à leur tête a été amplifié alors que les faits montrent clairement que le rôle principal a appartenu à Ardouin. Dans les sources normandes, nous serions en présence de récits qui tiennent bien plus de l’épopée que de l’histoire. —Les Normands et les Scandinaves quittèrent très librement et nullement en secret l’armée byzantine. Leur départ, dû uniquement au grand mécontentement qui régnait parmi eux à la suite de difficultés pécuniaires, n’influa guère, semble-t-il, sur la campagne que d’ailleurs la division entre les chefs des Byzantins arrêta bientôt. Rien ne prouve qu’à ce moment Ardouin et ses compagnons aient eu les grands projets qu’on leur a prêtés et l’idée d’attaquer les possessions byzantines ne leur est venue que plus tard. Ardouin était tellement peu révolté que le « catépano » Dokeianos, on le verra, lui confia le commandement de la place importante de Melfi.

[110] Voyez dans L’Archicio storico per le prov. napol., un article de G. Beltrani intitulé « Due reliquie nel Bizanitinismo in Puglia », décrivant un bas-relief de marbre aujourd’hui encore conservé dans une église de Trani, bas-relief représentant la Panagia avec cette inscription en grec: « Seigneur, protège ton serviteur Deltérios, turmarque (turmarque byzantin à Trani en août 1039).

[111] « Chirosphactira ».

[112] Ou Mettola, Mutula.

[113] Dit « Le jeune » pour le distinguer de son prédécesseur Nicéphore Dokeianos qui venait de mourir.

[114] A travers l’Apulie et la Lucernie.

[115] Il y avait là un parti de mécontents auxquels Ardouin voulut probablement s’unir.

[116] Il est impossible, a fort bien dit l’abbé Delarc, de déterminer avec les documents qui nous restent dans quelle proportion les « conterati » se joignirent aux Normands. Mais il est incontestable qu’ils furent un appoint très considérable. D’après Lupus, il y aurait eu, dès le début, neuf Apuliens et, d’après Guillaume de Pouille, trois pour un Normand.

[117] Pourtant Skylitzès reproche au catépan d’avoir attaqué les Normands avec une partie seulement de ses forces. — « Dokeianos, dit M. Chalandon a certainement cru au début qu’il se trouvait en présence d’un simple soulèvement analogue à ceux qu’il avait réprimés l’année précédente, et il est certain qu’il a pensé pouvoir en venir à bout avec l’aide des troupes qu’il avait sous la main. Il y a dans tous les récits de ces événements qui nous sont parvenus une exagération contre laquelle on ne s’est pas assez tenu en garde ».

[118] Ou encore « Tutabovi » ou « Toutebonne. »

[119] En trois corps successifs.

[120] C’est-à-dire « soldats du thème asiatique de l’Opsikion ».

[121] Voyez sur cette première bataille dite de Venosa, première victoire des Normands sur les Grecs, « Elle semble avoir été en réalité peu importante. Skylitzès ne la mentionne même pas.

[122] A la nouvelle de la défaite de Venosa le basileus aurait déchiré ses vêtements en poussant contre les Normands des exclamations de désespoir et de fureur.

[123] M. Chalandon estime qu’il s’enfuit à Bari. « Guillaume de Pouille, qui lui fait gagner Montepeloso, a certainement confondu la deuxième bataille avec la première.

[124] Heinemann révoque en doute cette opinion de l’abbé Delarc.

[125] Sur cette seconde victoire des Normands, Voyez Heinemann. Voyez aussi Delarc. —Voyez le prétendu miracle raconté par Aimé, de l’Ofanto presque à sec, grossissant soudain pour noyer les Grecs fuyards.

[126] Le protospathaire Lupus dit que ce fut à Bari que le catépan se réfugia après le désastre de Cannes.

[127] Voyez dans Aimé et aussi dans Léon d’Ostie le récit de la grande colère du basileus.

[128] Aimé mentionne l’activité des Normands après la victoire de Cannes pour recruter dans le pays des soldats contre les Grecs. « Et li Normant d’autre part non cessoient de querre Il confin de principat pour home fort et soffisant de combatre; et donnoient et faisoient doner chevauz de la richesse de Il Grex qu’il avoient veinchut en bataille, et prometoient de doner part de ce qu’il acquesteroient, à ceaux qui lot aideroient contre li Grex. Et ensi orent la gent cuer et volenté de combatre contre li Grex. »

[129] Le choix que les Normands firent d’Aténulfe, frère du prince de Bénévent, dit M. Chalandon, montre clairement combien l’élément longobard a en réalité, dominé dans tous ces événements. On voit par là combien l’insurrection était encore à ce moment avant tout nationale. Les Normands ne sont encore que des auxiliaires et sont loin de jouer le rôle principal: Ils doivent subir le chef qu’il plait aux Longobards de leur donner.

[130] Sur cette troisième victoire des Normands à Montepeloso, Skylitzès dit que la bataille se livra près de Monopoli, ce qui n’est guère admissible, tous les documents attestant qu’elle eut lieu à Montepeloso.

[131] Le Père J. Pargoire, dans son article intitulé « Autour de Chalcédoine », cite parmi les couvents auxentiens, c’est-à-dire bâtis sur le mont Auxence, le couvent du « vénérable Antoine », construit par le moine favori des la Romain Argyros et Michel IV, et le couvent de Saint Étrenne, gouverné par l’higoumène Cosmas au second quart du xie siècle.

[132] Voyez encore dans Cédrénus, d’autres prétendues exactions de l’Orphanotrophe.

[133] En 1039, tremblements de terre, pluies torrentielles, épidémie d’angines, de diphtérie probablement. En 1040, tremblements de terre terribles le 2 février en beaucoup de localités. A Smyrne le désastre fut affreux. Outre de nombreuses victimes, les plus beaux édifices furent jetés bas.

[134] Littéralement « à la politique romaine ».

[135] Le paragraphe 250.

[136] En réalité, nous le verrons, Michel et les siens, ou plutôt son seul oncle Constantin avec lui, ne furent que mutilés et enfermés dans des monastères.

[137] Voyez une description saisissante, en apparence fort exacte, de ces terribles accès dans Manassès. Arisdaguès de Lasdiverd dit que Michel avait voué son âme au démon et qu’il habitait presque constamment Salonique « auprès d’une magicienne »! Beaucoup parmi les contemporains superstitieux du pauvre souverain furent de cet avis, estimant qu’un démon habitait en lui; les uns disant que c’était en punition des crimes par lesquels il était parvenu à l’Empire; les autres, parce qu’il s’était donné au prince de l’enfer pour y parvenir.

[138] Psellos nomme constamment celui-ci le « souverain des Perses ».

[139] Ibn el Athir rapporte cependant à cette époque extrême de la fin du règne du malheureux Michel IV, à l’année de l’Hégire 432 (sept. 1040-août 1041), le fait de guerre suivant sur la frontière asiatique de l’Empire, qui n’est mentionné par aucun chroniqueur byzantin. « Cette année-là, dit-il, eut lieu un combat entre une armée égyptienne envoyée par Al-Douzbéri et les troupes grecques. Les Musulmans furent vainqueurs. Or voici quelle fut la cause de cette guerre: Le basileus grec avait conclu une trêve avec le Khalife Al Mostançer billah, souverain d’Égypte, comme nous en avons fait mention. A un moment donné, le fils de Saleh Ibn Mirdas se mit à correspondre avec lui et chercha à se le rendre favorable. Saleh, auparavant, avait déjà correspondu avec lui, cherchant à s’assurer son appui contre Al-Douzbéri, craignant que celui-ci ne lui enleva Rakkah. Al-Douzbéri l’ayant appris, menaça le fils de Saleh, qui nia tout et protesta de son dévouement.

« Sur ces entrefaites, un certain nombre de guerriers de la tribu de Kilab pénétrèrent dans le gouvernement d’Apamée, qu’ils ravagèrent et où ils pillèrent plusieurs localités. Une troupe de soldats grecs vint les attaquer, les battit et les chassa de la région. Informé de ces faits, le gouverneur égyptien d’Alep fit sortir de cette ville les marchands francs, puis envoya au duc d’Antioche l’ordre de faire sortir de sa ville les marchands musulmans. Celui-ci s’emporta contre le messager, voulut le faire mettre à mort, puis le renvoya. Le gouverneur d’Alep fit alors informer Al-Douzbéri de ce qui se passait, et l’avertit que ses forces étaient prêtes à entrer en campagne. Al-Douzbéri équipa alors ses propres troupes et leur fit prendre les devants. Elles se heurtèrent à une armée grecque partie de la même manière, et les deux parties se rencontrèrent entre les villes de Hamah et d’Apamée. Le combat fut des plus acharnés. Finalement Allah fit triompher les musulmans et humilia les infidèles, qui prirent la fuite. Beaucoup d’entre eux furent tués, et le neveu de l’empereur fait prisonnier. On donna, pour sa rançon, des sommes considérables et un grand nombre de prisonniers musulmans. A partir de ce moment, les Grecs se tinrent sur leurs gardes. » —J’ignore quel pouvait être ce « neveu » du basileus fait prisonnier par les troupes d’Égypte.

[140] Manassès fait de tous ces personnages, y compris l’Orphanotrophe, le plus noir tableau.

[141] L’épilepsie.

[142] L’hydropisie

[143] L’archevêque Théophylacte d’Achrida, un Grec, dit que les fonctionnaires impériaux en Bulgarie étaient tous des voleurs. Les « stratigoi » ou gouverneurs byzantins, nommés constamment pour un temps très court, ne songeaient qu’à tirer le plus d’argent possible de leurs malheureux administrés.

[144] Aussi Déléanos, Déléan, Delian, Deljan. —« Dolianos, dit Psellos, était-il son vrai nom ou simplement un surnom indiquant sa qualité maîtresse, la ruse.

[145] Skylitzès, on le voit, traite Dolianos d’imposteur, mais Racki fait très justement observer qu’il est difficile d’admettre que les Bulgares aient, en moins de quinze années, complètement perdu le souvenir de leur glorieuse dynastie nationale et qu’ils aient pu se laisser tromper aussi facilement.

[146] C’est à peu près à cette date que commence à nous devenir vraiment utile l’excellente Chronique de cet écrivain qui raconte de visu les événements de l’an 1034 à l’an 1079. Michel Attaliatès vint probablement de Pamphylie s’établir dans la capitale entre l’an 1030 et l’an 1040. Voyez le précieux sceau de Michel Attaliatès, qui fait partie de ma collection de bulles de plomb byzantines.

[147] N’oublions pas d’indiquer que Zonaras et Psellos ne parlent pas de cette retraite précipitée du basileus racontée par Skylitzès. Zonaras, après avoir dit l’énergie admirable de Michel à la tête de l’armée, ajoute expressément ceci: « le basileus se préparait au combat, mais avant que les deux armées n’en vinssent aux mains, quelqu’un intervint qui lui procura une prompte victoire sans aucune peine ». Il s’agit de l’affaire d’Alousianos.

[148] Paragr. intitulé: « Autre récit d’une ville prise par la ruse ».

[149] Sur le golfe de Volo.

[150] Le terme exact employé par l’auteur anonyme est « toparque ».

[151] Le terme employé est un mot d’origine bulgare.

[152] Ou Divol.

[153] L’autre était Jean Vladistlav.

[154] Littéralement « vigilance à plusieurs yeux ».

[155] Ces chiffres fournis par Skylitzès sont probablement très exagérés.

[156] Le détail est bien nettement en contradiction avec le récit probablement moins précis de Skylitzès.

[157] C’est-à-dire sa « droujina ».

[158] Toutes ces questions si passionnantes, si curieuses du siège de Salonique, de la légion des « Grands Coeurs », de la présence de Harald parmi eux, du chef aveugle, de saint Démétrios, des aventures amoureuses du héros scandinave à Constantinople, sont traitée d’une manière infiniment intéressante par M. Wassiliewsky dans son mémoire intitulé: La droujina væringo-russe —Voyez sur le prétendu voyage de Harald et de ses compagnons au Pirée, Gregorovius —Voyez à propos de la construction d’une église varègue, la Panagia Varangiotissa, à Constantinople à cette époque, par Harald et ses compagnons malgré la résistance du basileus —Dans les Sagas, Harald, après son retour à Constantinople, va combattre une armée de païens sur les frontières de l’Empire. Il les bat avec le secours de saint Olaf qui lui apparaît monté sur un cheval blanc. Pour accomplit un vœu, il fonde au retour une église à Constantinople. Il y a là certainement une réminiscence de saint Démétrios apparaissant aux défenseurs de Constantinople.

[159] Michel Attaliatès insiste sur les résolutions si promptes du basileus Michel et sur les rapides et grands préparatifs faits par lui à Constantinople pour triompher de l’insurrection bulgare.

[160] Boïana est située au sud de Sofia, au pied du fameux mont Vitoch.

[161] Voyez dans Gelzer, Der Patriarchat von Achrida, la liste des archevêques d’Achrida de cette époque, métropolitains de Bulgarie d’origine grecque, qui avaient succédé aux archevêques autocéphales de race bulgare. Voyez du même la triste situation faite à l’église bulgare par le haut clergé grec triomphant.

[162] Michel Attaleiates dit que le basileus célébra un double triomphe à pied et à cheval.

[163] Mathieu d’Edesse a consacré le paragr. LII de son Livre 1er à l’historique de la rébellion bulgare de l’an 1040.

[164] Probablement le fameux guerrier Harald défila aux côtés du basileus avec ses Værings dans ce triomphe. Nous le verrons encore prenant part au soulèvement contre Michel le Kalaphate. Quelques années après, le héros scandinave quitta Byzance après dix ans de guerres en Orient, et revint en 1046 en Scandinavie partager avec son neveu Magnus le Bon l’autorité royale. Il périt comme l’on sait, en 1066, à la bataille de Stanford bridge, en Angleterre. Il avait régné vingt ans sur la Norvège, et fut beau-frère du roi Henri Ier de France. Le comte Riant est d’avis que sa visite aux Lieux Saints en 1034, affirmée par tous les Scaldes contemporains, ne peut être révoquée en doute. Les Sagas ne nous ont laissé les noms que de trois de ses compagnons.

[165] Ou Mésonyetès?

[166] Ou « Dobroslav » ou encore « Vojslav ». Le Dobroslav du Prdtve de Dioclde et le Boïthslav de Skylitzès sont une seule et même personne. Voyez Joannis Lucii de regno Dalm. etc., Presbyt. Diocleatis Regnum Slavorum.

[167] Le chap. 74.

[168] En slave « Dubrovnik ».

[169] C’est-à-dire: originaire de Klyzoménès, peut-être Klazomène d’Asie.

[170] Littéralement « un toparque ».

[171] « Maja », « Majus ».

[172] Indication fournie par des documents, cités par M. Wassiliewsky.

[173] Ou sept ans et sept mois, d’après Michel Attaliatès. Voyez Muralt. Cette même année 1041, le 1er juin, à la douzième heure, Skylitzès note un tremblement de terre.

[174] Sabatier, dans son histoire de la monnaie byzantine, attribue à Michel IV, sans aucune preuve bien sérieuse à l’appui, un sou d’or concave. Le basileus y figure avec toute sa barbe, vêtu de la robe de cérémonie à grands carreaux, portant le globe et le labarum. Au revers est gravé le buste du Christ. —Voyez dans Zachariæ la mention de quelques actes et chrysobulles du basileus Michel IV. —Voyez dans Trinchera, cinq documents (XXVIII à XXXII) datant des années 1034, 1035, 1037 et 1040 du même règne, conservés aux archives du Mont Cassin et à la Bibliothèque de Naples. Par le troisième de ces documents en date du mois de novembre de l’an 1034, le catépan d’Italie et patrice Constantin Opos, confirme diverses immunités octroyées par les catépans ses prédécesseurs au monastère de Sainte-Marie (Montis Arati).