L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Troisième partie

CHAPITRE II

 

 

Le 12 novembre de l’an 1028, lendemain de la mort du vieux basileus Constantin, Romain Argyre, ou plus exactement Argyros,[1] Romain III dans la liste des basileis orientaux, marié depuis deux jours à l’héritière du trône et couronné avec elle, prit en mains les destinées de l’empire. A ce moment Robert le Pieux, fils de Hugues Capet, régnait en France depuis tantôt trente deux années. Jean XIX était pape à Rome.

La famille du nouveau souverain si étrangement élevé au trône, était depuis longtemps influente et presque illustre à Constantinople, dès le règne du basileus Michel, fils de Théophile, disent les chroniqueurs. Sous cet empereur, Léon Argyros avait, le premier de sa race, porté ce surnom par lequel elle fut constamment désignée dans la suite. On avait ainsi appelé ce personnage à cause de la pureté de sa vie sans tache ou à cause de sa beauté physique, peut-être bien plutôt pour ses exploits contre les fameux Manichéens de Téphrique et les Sarrasins de Mélitène. Le petit-fils de ce Léon, Eustathios Argyros, créé par le basileus Léon VI, magistros, stratigos du thème asiatique frontière de Charsianon et drongaire de la Veille, c’est-à-dire préfet de police à Constantinople, puis envoyé à la tête d’une armée contre les Sarrasins, s’était vu disgracié malgré ses hauts faits et s’était empoisonné de désespoir. Son fils, Léon, également magistros, de plus domestique des Scholes, avait été le propre père du nouvel empereur.

Romain Argyros avait eu divers frères et sœurs,[2] parmi lesquels je citerai seulement: Basile Argyros, dit le Mésardonitès, patrice et stratigos du thème de Samos qui, aux temps du défunt basileus Basile, avait été envoyé en Italie pour châtier la révolte de Mélès, en l’an 1010, et y avait été battu[3], puis avait été par le même souverain expédié en l’an 1016 dans l’extrême Orient pour administrer la nouvelle province du Vaspouraçan, mais y avait si mal réussi qu’il avait été presque aussitôt destitué; Pulchérie Argyros, mariée à un personnage dont nous ignorons le nom, mère de Constantin Diogène d’où était issu le futur basileus Romain IV Diogène; une autre sœur nommée Marie, donnée en mariage en l’an 1005 par Basile II au jeune doge de Venise Jean Orseolo, associé au pouvoir par son père Pierre Orseolo et venu en ambassade à Constantinople;[4]: une autre sœur encore dont nous ignorons le prénom, mariée à Constantin Karanténos, patrice, qui succéda, on le verra, à Michel Spondyle comme allié d’Antioche;[5] une autre encore, également de prénom ignoré, mariée à Basile Skléros,[6] fils de Romain Skléros, petit-fils par conséquent du fameux prétendant Bardas Skléros.

Psellos, l’homme le plus instruit de son siècle, illustre contemporain de tous ces règnes, dans un passage bien curieux de son Histoire s’exprime en ces termes: Romain Argyros, en montant sur le trône de Constantinople, s’imagina que son règne marquait le commencement d’une ère nouvelle. Voyant la dynastie séculaire de Basile le Macédonien en voie de s’éteindre dans les personnes de sa quinquagénaire épouse et de sa belle-soeur, à peine plus jeune, il se persuada qu’il n’en allait pas moins procréer en commun avec cette vieille princesse les rejetons d’une dynastie nouvelle. Bien à l’opposé de ces rêves ambitieux, le pauvre homme ne vécut plus que peu d’années et finit par mourir très subitement, ainsi qu’on le verra, après avoir été presque constamment malade durant tout son règne. »

« Les devins et autres charlatans, dit d’autre part le même écrivain, avaient fini par prendre, grâce à leurs prédictions qui répondaient à ses vœux les plus chers, un tel empire sur l’âme crédule de ce prince, qu’il se flattait non seulement de vivre beaucoup d’années, mais encore, ô miracle, de faire des enfants à son impériale épouse déjà fort avancée en âge, et de fonder ainsi la séculaire dynastie des Argyres. Ce fut sa préoccupation constante de chercher à corriger par des sortilèges les effets de la nature. Il ajoutait foi à tous ceux qui se vantaient, par le moyen de leurs drogues, de lui rendre la vigueur de son jeune âge et de remédier en même temps chez la vieille et stérile basilissa à l’action désastreuse des ans. Non seulement il usait de toutes sortes d’onguents et de massages, mais il imposait le même traitement à Zoé. » Celle-ci, du reste, dans son ardent désir d’avoir une postérité, renchérissait encore sur son époux, obéissant scrupuleusement à toutes sortes de prescriptions baroques que Psellos décrit en ces termes bizarres: « Elle introduisait de petits cailloux dans son corps; elle s’enveloppait de bandelettes et usait de toutes sortes d’aussi absurdes pratiques. »

Ce récit étrange, qui peint bien cette époque d’ignorance générale, signifie en somme tout simplement que Romain Argyros, très sagement et très naturellement aussi, s’efforça de fonder sa propre dynastie, de prolonger et de rajeunir en même temps celle que représentait la basilissa Zoé par de nouveaux rejetons venant pousser sur ce tronc dénudé. Son unique tort fut de ne pas reconnaître assez tôt qu’à leurs âges ces espérances étaient vraiment chimériques. Tous ces efforts, en effet, toutes ces prescriptions n’eurent, on ne le comprend que trop, aucun succès. Au bout de peu de temps, le basileus, plus de dix ans plus âgé que la basilissa, fort calmé par les ans, voyant bien que sa femme, malgré ses ardeurs juvéniles, ne lui donnerait jamais de postérité, se mit à la délaisser fort. Cette négligence lamentable devait un jour lui coûter la vie.

« Mon récit, poursuit notre précieux chroniqueur, fournira, à partir de ce règne, un thème plus précis que pour les basileis précédents. Aux temps en effet du grand Basile, je n’étais encore qu’un petit enfant, et lorsque son frère, le basileus Constantin, demeura seul empereur, je n’étais encore qu’un étudiant suivant les cours dans la capitale. Je n’ai donc été vraiment le contemporain d’aucun de ces deux princes. Je ne les ai jamais ouï parler et j’étais si jeune que je ne me rappelle même pas si je les ai jamais vus. Il en est tout autrement du basileus Romain Argyros, que j’ai aperçu maintes fois. Un jour même, je lui ai parlé. Ce que j’ai écrit sur les règnes de ces deux premiers princes, je l’avais su par ouï-dire, au lieu que pour le troisième je ne dirai que ce que j’ai su par moi-même, sans avoir à interroger autrui »[7].

Romain Argyros, c’est toujours de Psellos que nous tenons ce renseignement, était un homme cultivé pour son temps, nourri de lettres grecques, également instruit des lettres latines. Sa parole était insinuante, le son de sa voix plein de charme. Il avait une taille majestueuse, la taille d’un héros faite pour plaire aux foules et leur inspirer les plus vastes espoirs. Son apparence était véritablement royale. Il était bien fait, beau de visage, éloquent, disert. Malheureusement tous ces grands et riches dons étaient ternis par une extrême vanité. Il se croyait parfait homme de guerre autant que parfait littérateur et se flattait de réunir en sa personne!es qualités d’un Auguste, d’un Antonin et d’un Marc-Aurèle. En réalité, il se croyait infiniment plus savant qu’il ne l’était vraiment et Psellos ne marque que du dédain pour la qualité très superficielle comme pour la quantité de cette impériale science. Certes quelque étincelle couvait bien cachée sous cette cendre, mais c’était le plus souvent en ignorant présomptueux que le nouveau basileus discourait incessamment de philosophie et de rhétorique avec tous les prétendus savants qui en dissertaient autour de lui. « Il devint, en effet, fort à la mode à cette cour, poursuit notre chroniqueur, de s’entretenir de tous ces sujets d’ordre très élevé, mais en réalité ce n’était là qu’une pose prétentieuse sans souci aucun de la vérité. Les très rares vrais savants de cette époque n’avaient jamais pénétré au delà des portes mêmes du temple d’Aristote. Raisonneurs impitoyables, sans dialectique aucune, leurs colloques se subtilisaient en liens frivoles. Ils dissertaient à perte de vue de ce qu’ils ne savaient point, répétant par cœur quelques bribes du jargon platonicien, incapables absolument de pénétrer jamais les arcanes de la vraie métaphysique. Féconds en questions embrouillées sur les saintes Écritures, ils n’en savaient résoudre solidement aucune. »

De même le basileus prenait volontiers le masque du philosophe, alors que derrière ce masque il n’y avait en somme que bien peu de chose. Tout ce prodigieux verbiage n’était qu’hypocrisie et dissimulation. En réalité personne, dans cette cour bizarre, ne se souciait de procéder à un examen attentif et minutieux de la vérité.

Que tout cela devait être insupportable et combien la sensuelle et frivole basilissa Zoé devait s’ennuyer parmi ces insipides discoureurs, si tant est qu’elle sortit jamais des profondeurs du Gynécée pour les ouïr parler et divaguer!

Une autre manie de Romain, c’est toujours Psellos qui parle était de vouloir à tout prix et à toute occasion traiter des questions militaires. « Quand il ne dissertait pas philosophie, il discourait à perte de vue sur les boucliers, les jambières ou les cuirasses. Ce vaniteux ne parlait de rien moins que de subjuguer, les armes à la main, à la fois tout l’Orient et tout l’Occident. Il ne rêvait que de marcher sur les traces de tous les grands conquérants. » Nous verrons à quelle catastrophe tout ce beau zèle guerrier finit par aboutir et comment ce général amateur ne fut jamais en réalité qu’un soldat incapable et un chef sans valeur.

Les débuts du règne de cet empereur qui avait si heureusement évité le pire des supplices et contre toute espérance conservé ses deux yeux, furent plutôt satisfaisants. Romain, immédiatement après son couronnement, se signala tout d’abord par des actes louables à l’endroit de la religion. Ce fut avant tout et toujours un souverain suivant le cœur du clergé. Jadis, en qualité d’économe officiel de Sainte-Sophie, la Grande Eglise, il avait administré les revenus de cette illustre maison religieuse, la première de l’Empire. Il savait pertinemment par expérience combien ceux-ci étaient insuffisants pour l’entretien de ce nombreux clergé. Il fit, en conséquence, promulguer de suite une Novelle augmentant de la grosse somme de quatre-vingts livres d’or la contribution annuelle du trésor impérial au budget de Sainte-Sophie[8]. De même, et ceci fut une mesure autrement importante, ému par l’affreuse misère de ceux de ses sujets ruinés par les énormes charges des deux derniers règnes, immédiatement après son avènement, Romain, pour se concilier surtout le haut clergé et la grande noblesse territoriale, abolit par décret le terrible et si impopulaire impôt de l’Allèlengyon ou du remplacement, impôt dont j’ai plus d’une fois parlé au tome précédent et qui, en accablant de charges ceux qui possédaient encore quelque chose aux lieu et place de ceux innombrables qui ne pouvaient plus rien payer, avait littéralement dépouillé les populations les plus aisées de l’Empire et leur avait inspiré pour la mémoire de Basile, l’inventeur de cette charge inique, une véritable exécration. Il n’est que juste de rappeler que Constantin VIII, au moment où la mort le surprit, s’apprêtait déjà à prendre de lui-même cette mesure d’une si capitale importance.

De même encore, Romain fit sortir de prison un certain nombre de malheureux et d’abord tous ceux si nombreux qui, dans tant de geôles de l’Empire, n’étaient enfermés que pour dettes. En une seule fois ce prince vraiment humain annula par décret toutes celles de ces dettes qui n’étaient qu’envers l’État. En même temps il payait généreusement de sa bourse toutes celles qui concernaient des particuliers, il fournit également des subsides aux évêques ruinés par l’Allèlengyon. Les infortunés captifs enlevés par les barbares Petchenègues à la suite de leurs fréquentes razzias au delà du Danube, furent de même par les soins de Romain soigneusement rachetés. Tous ceux que le défunt Constantin, ce prince au caractère si faible, si facile à tromper, avait ou fait mutiler ou dépouiller de leurs biens ou léser de quelque autre manière, furent dédommagés par l’octroi d’honneurs et de libéralités. Trois des plus importants sièges métropolitains d’Asie: ceux des cités de Cyzique, d’Euchaïta et d’Ephèse se trouvaient vacants. Romain y pourvut par la nomination de trois syncelles des plus méritants, aussi vertueux qu’instruits. Sur le trône épiscopal de Cyzique, il installa Démétrius Radinos, avec lequel, avant son élévation au trône, il avait été lié par les liens de la plus étroite amitié. A Euchaïta, il nomma Michel, également nommé Radinos, proche parent du précédent[9]. A Ephèse enfin, il envoya le syncelle Kyriakos, parent du patriarche Alexis Stoudite.[10]

Jean le Protonotaire, l’ancien ministre du défunt basileus Basile, las des agitations du pouvoir, fatigué de la vie de cour, avait pris l’habit religieux et vivait au fond d’un monastère. Rappelé par le nouveau basileus, il fut créé par lui syncelle, c’est-à-dire coadjuteur du Patriarche, en outre surintendant de la maison de la seconde basilissa Théodora. Romain n’aimait pas cette vieille princesse et la soupçonnait injustement, malgré son grand âge, de quelque engagement secret, puisqu’elle lui avait, nous l’avons vu, refusé sa main. Il la soupçonnait également de s’allier aux mécontents pour conspirer contre lui et Zoé. Aussi chargea-t-il tout spécialement l’ancien protonotaire de la surveiller très exactement. Ce fut là, pour la pauvre femme, peut-être pas tout à fait innocente des menées dont on l’accusa plus tard, le début de longues persécutions.

Beaucoup d’indigents, réduits à la dernière misère par les terribles taxes de l’Allèlengyon, beaucoup de prêtres et de religieux aussi tombés dans le besoin, furent abondamment secourus par le basileus. Romain distribua également de très riches et abondantes aumônes pour le salut de son défunt beau-père Constantin et se fit, je l’ai dit, un généreux point d’honneur de réconforter tous ceux que ce prince avait injustement traités. Ainsi il s’empressa de conférer la très haute dignité de magistros à son beau-frère Skléros, mari de sa sœur qui, sous le dernier règne, on se le rappelle, avait été condamné tout à fait injustement à l’exil, puis avait eu les yeux crevés. De même, le patrice Nicéphore Xiphias, l’ancien rebelle d’Asie, exilé en l’an 1022 par Basile dans un monastère de l’île d’Antigoni, dans l’archipel des Princes,[11] et maintenu constamment depuis dans cette claustration rigoureuse, fut gracié et rappelé dans la capitale en considération des services signalés qu’il avait rendus aux temps déjà lointains de la grande guerre de Bulgarie. Mais lui, décidément dégoûté du tumulte de ce monde, retourna presque aussitôt, cette fois de son plein gré, dans la vie du cloître. Il s’enferma pour le reste de ses jours au grand couvent de Stoudion, la plus illustre et vénérable maison monastique de la capitale.

En cette même année 1029, disent les chroniqueurs, toujours empressés à noter ces phénomènes célestes, des pluies abondantes, tombées à la saison propice, produisirent dans tout l’Empire de très riches récoltes de céréales et d’huile. Le 25 mai, jour de la Pentecôte, fête très pieusement célébrée par l’Église orthodoxe, un violent tumulte populaire éclata dans la Grande Église durant les offices. L’origine en fut une lamentable contestation de préséance entre les métropolitains de séjour dans la capitale et les syncelles ou coadjuteurs du patriarche, sorte de chanoines du chapitre de Sainte-Sophie, auxquels ces hauts dignitaires ecclésiastiques ne voulaient pas céder le pas pour les sièges dans le « synthronon », c’est-à-dire dans le choeur. Skylitzès qui note brièvement cet épisode curieux, ne nous dit pas en faveur de qui le différend fut tranché.

J’ai insisté plus haut sur les préoccupations d’ordre militaire qui, presque sans cesse, hantaient la pensée du nouveau basileus, il eut presque aussitôt après son avènement l’occasion d’en faire montre. Du côté de l’Occident, il ne restait guère de lauriers à conquérir. En Orient, par contre, il y avait de grandes et illustres choses à accomplir. Les expéditions des deux glorieux basileis, Nicéphore Phocas et Jean Tzimiscès, leurs victoires aussi grandes que répétées sur les Sarrasins, avaient reporté les frontières de l’Empire dans les régions de la Syrie, jusqu’au delà de Damas. Basile II, leur non moins glorieux successeur, presque exclusivement absorbé par l’interminable guerre bulgare, n’avait pu, à travers tout son long règne plus que demi séculaire, réaliser qu’une seule et quasi foudroyante incursion militaire en ces marches lointaines, mais la réputation de ses terribles armes avait presque constamment, durant cette longue période, contenu les entreprises des Musulmans. Tout avait subitement changé de face à la nouvelle de sa mort qui avait éclaté par toutes les terres chrétiennes d’Orient comme un glas funèbre, comme une délivrance, au contraire, pour les fils de Mahomet. Apprenant la fin de ce fameux homme de guerre qui, si longtemps, les avait forcés à garder une paix humiliante, enhardis par la faiblesse et la négligence trop connues de son successeur, émirs et princes musulmans avaient, à l’envie, de toutes parts, repris aussitôt force et espérance. Dès les premiers jours du règne nouveau, malgré l’anarchie extrême dans laquelle se débattait le Khalifat de Bagdad, ils avaient attaqué diverses cités frontières qui, jadis, avaient été leurs.[12] Ils en avaient massacré les garnisons et réoccupé victorieusement ces postes avancés. Les mobiles contingents de l’émir d’Alep en particulier, n’avaient cessé depuis ce moment d’inquiéter tous les districts frontières, la banlieue d’Antioche surtout, par des razzias incessantes. Cet émir était Abou Camel Nasser Chibl Eddaulèh, ce qui signifie « le Lion de l’Empire ». Il était le fils de Saleh le Mirdàside, chef des Bédouins Kélabites, et régnait à Alep, conjointement avec son frère Mouizz Eddaulèh Abou Olwàn Thimâl, depuis que leur père avait été, en l’an 1029, en mai ou en juin, tué avec leur plus jeune frère dans une bataille contre les troupes égyptiennes d’Anouchtikin Al-Douzbéri,[13] général du Khalife du Caire, à Ukhuwàna, près de Tibériade, sur le Jourdain.[14] Le duc byzantin d’Antioche, Spondyle, qui parait avoir été un personnage aussi présomptueux qu’incapable, du vivant encore du basileus Constantin, avait résolu d’aller châtier ces éternels envahisseurs à la tête de forces considérables. Il ne se mit en marche que plusieurs mois après l’avènement de Romain, probablement après que la défaite et la mort de Saleh lui eurent donné l’espoir d’arracher facilement Alep à son fils. Nous ne savons de cette expédition qu’une chose, c’est que les dispositions du duc d’Antioche furent si défectueuses que, le 31 Octobre de cette même année 1029, il fut honteusement défait avec des pertes énormes par les contingents alépitains. Ce même jour, signe funeste et redoutable, une comète était apparue aux cieux, se dirigeant d’Occident en Orient.

Le duc Spondyle et ses troupes désorganisées étaient rentrés précipitamment dans Antioche, et leur retraite avait semblé plutôt une fuite. A cette époque vivait depuis fort longtemps déjà dans cette grande ville, interné sous une étroite surveillance, un chef arabe que Skylitzès nomme Mousaraf, jadis fait prisonnier par les soldats de Pothos Argyros.[15] Ce louche personnage, voyant qu’il lui serait aisé d’abuser de la crédulité de ce pitoyable duc d’Antioche, esprit aussi superficiel et mobile que facile à inquiéter, complota de recouvrer sa liberté en rendant du même coup un signalé service à ses coreligionnaires.

A travers le naïf et incohérent récit des chroniqueurs on devine une intrigue très subtile. Voici d’après leurs dires ce qu’imagina Mousaraf: Par d’habiles discours il commença par persuader à l’inepte chef byzantin de faire construire sur la hauteur aux environs d’Antioche, évidemment en quelque point stratégique important sur la route d’Alep, un « kastron » destiné à contenir les futures incursions des contingents ennemis. Le chef sarrasin jura même avec tant de sincérité apparente de consacrer le reste de ses jours au service de l’Empire à l’égal du plus zélé des Grecs, que Spondyle fut assez imprudent non seulement pour lui rendre sa liberté, mais encore pour lui confier le commandement de la garnison de mille hommes installée dans la nouvelle forteresse baptisée du nom de Ménik. A peine le traître avait-il pris possession de ce château qu’il fit savoir secrètement à l’émir de Tripoli et à Anouchtikin Al-Douzbéri, généralissime des forces du Khalife d’Egypte en Syrie, que le « kastron » était leur et qu’ils n’avaient qu’à en venir prendre possession. Ce qui fut fait aussitôt. Les deux chefs, accourus avec leurs contingents en suite de ces ténébreuses négociations, furent introduits en secret dans le château par Mousaraf et les mille soldats impériaux massacrés jusqu’au dernier. Au lieu de les inquiéter, ce poste ainsi tombé par trahison aux mains des Musulmans leur donna sur les chrétiens un grand avantage de plus. De ce jour leurs incursions sur territoire de l’Empire en ces régions devinrent pires chaque jour.

Sur ces entrefaites Romain Argyros avait depuis plusieurs mois déjà succédé à son beau-père Constantin VIII. Comme le nouveau basileus brûlait de signaler son règne par des hauts faits, il saisit avec empressement cette occasion de se venger des Sarrasins de Syrie en leur déclarant une guerre impitoyable. Psellos va jusqu’à dire que n’ayant pas de prétextes sérieux pour fondre sur l’émir d’Alep, il en inventa. Il semble cependant que la prise par trahison du fort de Ménik constituait un motif suffisant pour des représailles sanglantes.

Aussitôt après la nouvelle de ces événements malheureux, Romain eut la pensée de partir pour la frontière de Syrie et de prendre personnellement la direction des opérations, mais comme il ne voulait engager celles-ci qu’appuyé sur une formidable armée, il fallut d’immenses et très longs préparatifs. En attendant il s’agissait avant tout de mettre un terme à de pires désastres. L’incapable Spondyle fut rappelé et une expédition organisée dans Antioche même pour châtier l’émir d’Alep. Le commandement en fut confié au patrice Constantin Karanténos, mari d’une soeur du nouvel empereur, nommé duc d’Antioche à la place de Spondyle. On lui fournit des troupes armées à la légère pour garder avec soin les passages et prévenir le renouvellement des incursions sarrasines, avec ordre aussi de causer à l’ennemi le plus de mal possible sans toutefois l’attaquer en bataille rangée avant l’arrivée du basileus. C’était dans le cours de l’an 1030.

Cependant, après de longs mois, Romain Argyros avait fini par se mettre lui-même en route. Les préparatifs, minutieusement décrits par Psellos sur le ton légèrement ironique que cet écrivain applique à tout le récit de cette expédition considérée par lui comme insensée, avaient été très considérables. On avait complètement réorganisé les cadres de l’armée dont on avait très notablement augmenté les effectifs. On avait assemblé de très nombreux contingents de mercenaires étrangers, des russes principalement. Le basileus avec ces forces si belles, se croyait invincible. Malgré les avis plutôt pessimistes des principaux chefs, Psellos affirme qu’il faisait tresser déjà les couronnes et les guirlandes pour son prochain triomphe lors de son retour victorieux dans la capitale.

Ce n’était pas seulement l’avis unanime des chefs de l’armée qui se montrait hostile à une guerre offensive dans cette dangereuse région de la Syrie. Les éléments, comme aussi les présages funestes dont l’importance était si grande aux yeux des foules à cette époque, s’en mêlaient. Des pluies incessantes, d’une terrible violence, tombées durant tout l’hiver, du mois d’octobre de l’an 1029 au mois de mars de l’an suivant, avaient fait déborder les rivières et, en causant d’affreuses inondations, abîmé la plupart des routes. D’innombrables bestiaux avaient péri. Les eaux stagnantes, demeurées sur le sol, avaient, en mille endroits, détruit les récoltes. Aussi percevait-on déjà les symptômes avant-coureurs de la famine qui devait, durant tout le reste de cette année 1030, désoler les principales provinces de l’Empire. Tant de malheurs avaient naturellement réveillé les superstitions populaires. Les chroniqueurs naïfs notent en particulier un phénomène effrayant qui épouvanta les foules et eut pour théâtre les pentes inférieures du haut mont Kouzinas dans le thème des Thracésiens. Sur les bords d’une source d’une abondance et d’une limpidité admirables, une voix féminine lamentable, entremêlée de hurlements, de cris affreux, de gémissements anxieux, s’écria incessamment de jour comme de nuit, répétant ces seuls mots: « malheur, malheur, malheur! » C’était comme la plainte désespérée d’une femme moribonde. Et ce ne fut pas l’affaire d’un jour ou de deux! A partir du mois de mars de cet an 1030 jusqu’à celui de juin, le même sinistre appel en ces régions désolées retentit incessamment de jour comme de nuit! Chaque fois que la curiosité populaire immensément surexcitée amenait de trop nombreux visiteurs désireux de constater ce phénomène fatidique, les gémissements émigraient ailleurs pour un temps. « Ce prodige affreux, écrit Skylitzès, trouva partout l’Empire un immense crédit. Plus tard personne ne douta que cette voix lugubre n’eut prophétisé les horribles désastres des armes romaines en Coelésyrie ».[16] Ce sont ces désastres que je vais raconter!

Romain Argyros, désireux tout simplement de dépasser la réputation du grand Basile, avait quitté Constantinople au printemps de l’an 1030. Il comptait bien, dans sa naïve, vanité, achever la conquête de la Syrie et pousse," au moins jusqu’à Jérusalem! Il suivit certainement pour gagner la Syrie la plus usitée des grandes routes militaires à travers l’Anatolie, par Nicée, Dorylée, Polybotos, Philomélion et Iconium, route célèbre que j’ai décrite à plusieurs reprises. Certainement aussi, les contingents de chaque thème réunis dans les camps fixes échelonnés sur le chemin, rallièrent l’armée au fur et à mesure de sa marche en avant. Nous ne savons rien des incidents de la route. Comme le basileus n’était encore qu’à Philomélion, l’Ak Scheher d’aujourd’hui, il vit venir à lui en leurs blancs manteaux, des envoyés de l’émir d’Alep avec une forte escorte, apportant de nombreux et très riches présents, venant implorer l’aman au nom de leur prince.[17]

Comme c’était le cas chaque fois, l’émir Chibl Eddaulèh, terrifié par l’approche du basileus et de sa puissante armée, s’engageait à accepter à nouveau la suzeraineté byzantine et à payer aussi exactement que fidèlement les tributs accoutumés consentis par la principauté au moment de la conquête par Nicéphore Phocas. L’émir mandait encore formellement au basileus qu’il ne désirait aucunement la guerre et n’en donnerait pas personnellement le prétexte. Bref il capitulait sur toute la ligne.

De nombreux chefs de l’armée, parmi les plus distingués, estimant l’expédition mal et trop tardivement engagée, le patrice Jean Chaldas entre autres, conjurèrent le basileus de se contenter de cette complète soumission et d’éviter ainsi le grand péril d’une guerre en Syrie au moment des chaleurs, alors que la disette d’eau rendrait la partie si inégale entre les Impériaux épuisés par cette température, accablés sous leur pesant équipement, et les mobiles contingents arabes, accoutumés à combattre presque nus sous ce ciel de feu. Mais Romain, hanté par le souvenir des glorieux hauts faits de tant de ses prédécesseurs en ces contrées classiques de la grande guerre sarrasine, hanté surtout par le désir de les égaler, sinon de les dépasser, « uniquement préoccupé, dit ironiquement Psellos, d’établir des embuscades, de faire creuser des fossés et détourner des rivières, de prendre des places fortes, ainsi que l’avaient fait César, Auguste et Adrien, et avant eux Alexandre et Philippe », se refusant à tout accommodement, ne tint aucun compte des avis de ses lieutenants.[18] Il congédia avec un dur mépris la pacifique ambassade sarrasine et, à travers les immensités du Taurus et de la Cilicie, poursuivit sa marche jusqu’à Antioche. Ainsi qu’on l’a dit fort bien, le fait de l’échec grave éprouvé par le duc Spondyle, échec qui mettait la frontière de Syrie en péril, prouverait plutôt que Psellos, constamment préoccupé de faire de l’effet, a probablement fort exagéré et dénaturé ce qu’il appelle les puériles fantaisies de ce basileus sexagénaire. En réalité, il était infiniment urgent pour le salut d’Antioche d’en finir une fois pour toutes avec les perpétuelles attaques venant du côté d’Alep.

Les historiens arméniens, Arisdaguès de Lasdiverd et Michel le Grand en particulier, l’écrivain syrien Aboulfaradj aussi, accusent ici Romain d’un forfait qui s’explique par la haine religieuse séculaire entre leurs compatriotes et les Byzantins depuis les temps lointains du concile de Chalcédoine.

En traversant les monts de Caramanie ou de la Montagne Noire, disent-ils, le basileus aurait insulté les religieux solitaires de leur nation et les aurait fait enrôler de force parmi ses troupes. Aboulfaradj, après avoir brièvement raconté ces faits, ajoute sentencieusement ces mots: « La surprise affreuse que le basileus éprouva auprès d’Alep lui fit comprendre qu’il fallait plus que des soldats pour gagner des batailles. »

Voici le texte même d’Arisdaguès: « Arrivé à la Montagne Noire,[19] dit ce chroniqueur, le basileus Romain y rencontra une multitude de monastères et de couvents habités par des anachorètes qui, sous une forme corporelle, avaient l’apparence d’êtres immatériels. Couverts, pour tout vêtement, d’une simple étoffe de poil de chèvres ou d’une tunique, ils ressemblaient par-là à Jean: mais au lieu que ce dernier vivait de sauterelles et de miel sauvage, eux, après avoir travaillé la bêche de fer à la main, épuisés de fatigue, n’avaient pour réparer leurs forces qu’une nourriture faite de semences d’orge, abandonnant aux amis du monde et de ses plaisirs les viandes aux apprêts variés, les mets savoureux et la joyeuse liqueur que fournit le fruit de la vigne. Retirés au sommet de la montagne, comme le premier des prophètes, ils étaient en colloque perpétuel avec Dieu.

« En les apercevant, le basileus demanda à ses officiers quelle était cette multitude d’hérétiques. Ils lui répondirent: Ce sont des troupes d’hommes qui font sans cesse des prières pour la paix du monde et la conservation de votre existence. « Je n’ai point besoin de leurs prières », répliqua Romain; « prenez dans tous ces couvents des archers pour le service de mon Empire ». Partisan déclaré des doctrines du concile de Chalcédoine, il était ennemi de la foi orthodoxe. Il envoya à Constantinople sous la garde de Nicéphore, métropolitain grec de Mélitène, l’évêque des Syriens qui résidait dans cette ville — c’est-à-dire le patriarche Bar Abdoun[20] — avec ses évêques qu’il abreuva de mépris et de risées, avec ordre de lui couper la barbe, de le promener sur un âne par les places et les rues de la ville et de le couvrir de crachats, après quoi il le fit mettre en prison où il mourut. Tel était ce prince insensé. Il ne se souvint point de la bienveillance que les empereurs, ses prédécesseurs, avaient montrée aux nations soumises à leur puissance. Il voulait de son autorité privée introduire dans l’Eglise de Dieu des formes nouvelles, oubliant ces paroles du Seigneur: « Quiconque se heurtera contre cette pierre sera brisé et elle brisera celui sur qui elle tombera ». C’est pourquoi les justes jugements de Dieu ne tardèrent pas à l’atteindre ».[21]

L’entrée de Romain Argyros dans la grande forteresse, capitale des marches du Sud, fut, nous dit Psellos, splendide et triomphale, « en tout digne d’un grand basileus, mais trop théâtrale, et d’un goût douteux alors qu’on se disposait seulement à entrer en campagne ».

Bientôt la belle armée byzantine, commandée par le basileus en personne, envahit le territoire alépitain. Romain installa son camp sous les murs d’Azâs,[22] à deux journées environ au nord-ouest de la grande cité d’Alep qu’il s’apprêtait à attaquer. Pressé de faire grand, il mit aussitôt le siège devant cette petite place forte. En même temps, il envoyait en reconnaissance vers Alep, Léon Choirosphaktes à la tête du corps des excubiteurs de la garde pour s’enquérir des forces de l’ennemi et désigner la place du prochain campement.

Dès que le chef byzantin fut assez éloigné du gros de l’armée pour qu’il fût impossible de lui porter secours, les contingents alépitains qui surveillaient la route de leur blanche capitale; dispersés au loin dans ces plaines infinies, très probablement grossis des forces égyptiennes d’Anouchtikin, se rallièrent au galop. Décidés à se défendre jusqu’à la mort, abrités ou plutôt cachés derrière une série de hauteurs, les cavaliers sarrasins attendirent l’approche du corps ennemi qui, accablé par la chaleur du jour, s’avançait en désordre, sans défiance, sans même songer à s’éclairer. Soudain, de toutes ces hauteurs, d’innombrables combattants de blanc vêtus, plus souvent entièrement nus sur leurs agiles coursiers, apparaissent de toutes parts, hurlant leur cri de guerre, bondissant à l’envi vers la troupe chrétienne qui se trouve aussitôt enveloppée. C’était une fois de plus la répétition d’une de ces surprises classiques, si fréquentes dans les guerres orientales de cette époque. Une fois de plus la tactique, la valeur militaires allaient succomber sous le foudroyant effort imprévu d’un ennemi indiscipline, mais aussi hardi que rapide et entreprenant. Une fois de plus les soldats d’Occident, pris de panique, affolés par le tumulte, la chaleur affreuse, les flots de poussière, épouvantés par la soudaineté de l’attaque, par les cris de ces milliers d’hommes, périrent en grand nombre avant même d’avoir pu se défendre. Leur chef demeura le prisonnier des Alépitains.

Alors les bandes sarrasines innombrables, enhardies par ce facile succès, poussèrent l’audace jusqu’à tenter d’envelopper de toutes parts de leurs mouvants escadrons le camp impérial lui-même, coupant toute issue aux Grecs pour les affamer, massacrant les convois, massacrant quiconque tentait d’aller faire de l’eau ou du fourrage. Evidemment les Byzantins se gardaient fort mal. Leur service d’approvisionnement aussi était tout à fait rudimentaire. Bientôt hommes et chevaux ne pouvant se ravitailler, souffrirent tant du manque d’eau que les soldats risquèrent mille morts pour étancher leur soif. Une foule furent ainsi massacrés par les maraudeurs ennemis.

Pour écarter cette multitude de partisans évoluant incessamment autour de l’armée, pour se donner de l’air, le basileus commanda au patrice Constantin Dalassénos de charger à la tête d’un gros de cavalerie tous ces groupes bondissant sans cesse à travers la plaine et d’en nettoyer les abords du camp.

Cette fois encore, cette nuée de cavaliers montés sur les admirables chevaux du désert, souples et vites comme l’éclair, commencent par prendre la fuite devant la troupe ennemie. Puis, soudain, se retournant à un signal, bondissant de toutes parts, ils enveloppent les Grecs dans un tourbillon effroyable de combattants hurlants, et de chevaux emballés. Attaqués, en tête, en queue, serrés sur les flancs par des masses sans cesse grossissantes, qui ne luttent jamais en rangs serrés, qui ne s’écartent un moment que pour revenir à la charge plus nombreux et plus audacieux, les Byzantins, couverts de traits, commencent à flotter. C’est la répétition du combat précédent. Bientôt les soldats de Dalassénos sont eux aussi accablés par le nombre. Hommes et chevaux, violemment isolés les uns des autres, sont hachés à coup d’épées et de lance. Le petit nombre qui parvient à se dégager rentre au camp impérial dans un tel état d’effroi et d’accablement, avec tant de blessés, qu’il jette incontinent la panique dans le reste de l’armée. Certainement, l’imprudence folle du basileus avait produit ce résultat. L’année avant que d’avoir vraiment combattu, était démoralisée par les souffrances et les fatigues intolérables du pire été syrien. Ce fut là l’unique cause de cette catastrophe qui demeurerait sans cela incompréhensible.

C’est une scène de désordre affreuse. Le basileus, après ce second échec, perd soudain courage. Personne ne songe plus à marcher à l’ennemi. Chacun s’occupe déjà de son salut. Les bruits les plus sinistres circulent, démesurément enflés par la terreur. Pour comble d’épouvante, les cavaliers arabes, enhardis par ce succès inespéré, apparaissent maintenant à nouveau tout autour du camp en groupes de plus en plus nombreux, poussant des cris de triomphe et de mort. Leur éparpillement même les fait paraître encore plus nombreux qu’ils ne le sont en réalité. On les voit mettre pied à terre par bandes, se ruer insolemment sur les retranchements, franchir le fossé du camp, arracher à pleines mains les palissades en défiant les chrétiens affolés. Alors, dans cette foule de soldats grecs débandés, le trouble grandit soudain à tel point que, phénomène inouï, personne ne s’occupe plus de se défendre.

Dominée par je ne sais quelle fatalité, par « la Déroute, géante à la face effarée », l’armée impériale tout entière, persuadée que toutes les forces de l’Islam viennent à la fois l’assaillir, abandonnant honteusement le camp, prend la fuite dès le point du jour, chacun courant pour son compte dans la direction d’Antioche, sans s’occuper des autres.

Le conseil suprême des chefs, assemblé en hâte chez le basileus, avait déjà décidé la retraite, il avait fait ouvrir toutes les portes du camp et ordonné de reprendre en bon ordre la route d’Antioche. Mais les soldats n’écoutaient plus la voix des officiers qu’ils entraînaient à leur suite. Ce fut une des grandes paniques de l’histoire, une débâcle sans exemple comme sans motif. Ce fut un miracle surtout que les Sarrasins n’aient pas su ou pu profiter de cet immense désordre pour égorger jusqu’au dernier ce troupeau de fuyards épouvantés. Zonaras dit que la course haletante de toute cette armée les plongea dans une sorte de stupeur.

Ceux des soldats chrétiens qui étaient montés, fuyaient par groupes au galop. Ceux qui étaient à pied s’emparaient du premier cheval venu. « Ce fut vraiment, s’écrie Psellos, une chose sans nom! » Le basileus en personne, éperdu jusqu’à ne plus se reconnaître, « presque expirant de terreur » dit Zonaras, abandonné par ses gardes, qui avaient été les premiers à fuir sans jeter un regard en arrière, eut certainement été fait prisonnier, si un simple cavalier ne l’eut enlevé en croupe de sa monture et arraché ainsi à la mort ou à la pire des captivités.

La fuite horrible dura jusqu’à Antioche tout le long de cette route interminable, à travers ces sables infinis. C’était le dixième jour du mois d’août. La chaleur de cette journée d’été syrien était véritablement effroyable. Des la sortie du camp retranché, les attaques des cavaliers alépitains sur les flancs et en queue de cette infinie colonne de fuyards commencèrent à se répéter de plus en plus incessantes. Elles ne prirent fin que sous les murs d’Antioche à bien des milles de là. Personne, chose étrange, ne songeait à résister à ce petit nombre d’ennemis.[23]

Petit à petit, la retraite qui avait de suite dégénéré en une fuite, se transforma en une complète déroute. Peu de soldats chrétiens furent faits prisonniers, mais beaucoup furent massacrés. Les Sarrasins, au dire de Psellos, empêchés par leur marche en avant, ne conservaient que les captifs d’importance dont ils pouvaient espérer une forte rançon. Ils sabraient impitoyablement tous les autres. Beaucoup d’impériaux aussi périrent foulés aux pieds sous les sabots de leur propre cavalerie.

Ceux qui parvinrent jusqu’à Antioche y arrivèrent à demi-morts de fatigue et de soif, après cette course folle, presque tous malades de coliques pour avoir bu de mauvaises eaux ou comme foudroyés par les rayons de ce terrible soleil. Il y eut maints incidents dramatiques. Chaque fois qu’on tentait de se reformer, les attaques des Sarrasins devenaient plus vives, plus pressantes.

Comme tous ces grands chefs chargés de gloire, entraînés dans la commune panique, fuyaient aussi vite que leurs soldats, un eunuque de la domesticité du Palais, attaché au service du basileus, voyant piller par quelques irréguliers sarrasins les bagages impériaux et massacrer les hommes qui les gardaient, incapable de supporter une telle honte, faisant rebrousser chemin à sa monture, se précipita à lui tout seul sur les cavaliers ennemis. Il en tua un d’une flèche et mit les autres en fuite. Après avoir ainsi sauvé les bagages et délivré les valets de camp, il regagna tout joyeux la colonne. A un autre moment, le basileus qui, lui, semble bien avoir complètement perdu la tête, fut de nouveau serré de si près que ses gardes scandinaves, les fameux Værings tauroscythes, qui l’avaient enfin rejoint, eurent une peine inouïe à le dégager. Ces magnifiques guerriers du Nord avaient du moins retrouvé leur traditionnelle vaillance et ce fut en couvrant Romain de leurs boucliers, en luttant furieusement corps à corps contre ces noirs démons qui les assaillaient avec des cris furieux, qu’ils réussirent à sauver cette fois encore leur empereur.[24]

Durant que la grande armée chrétienne fuyait ainsi sur la brûlante route d’Antioche sous le sabre des Musulmans, de très nombreux Sarrasins, au lieu de s’acharner à sa poursuite, avaient envahi le camp déserté et s’étaient mis à le piller. Ils y firent un butin extraordinaire, car les fuyards n’avaient guère emporté que leurs armes et leurs effets les plus précieux. Pas une tente de soie, pas une pièce de la vaisselle impériale n’échappa aux pillards. Les Arabes y firent encore prisonniers quelques retardataires, officiers et soldats, beaucoup de malades et de blessés aussi qui n’avaient pu suivre la retraite. Le splendide pavillon du basileus, véritable merveille d’art, semble-t-il, avec tout son mobilier somptueux, les provisions de joyaux, de colliers, de bracelets, d’étoffes, de perles et de pierres précieuses, destinés à être offerts en présents, tomba aux mains de ces pirates du désert. Toutes ces magnifiques dépouilles prirent incontinent à dos de chameaux le chemin d’Alep.

Aboulfaradj qui énumère les charges d’argent monnayé, de vaisselle d’or et d’argent, ajoute qu’on prit tant de mules au camp impérial qu’un beau mulet se vendit deux deniers au marché d’Alep.

Si Dieu n’eut arrêté la fougue de l’ennemi, s’écrie douloureusement Psellos, l’armée romaine eut été anéantie, le basileus en tête.[25] Le même auteur raconte encore cet incident dramatique qu’à un moment le basileus, facilement reconnaissable de loin à ses rouges brodequins, les fameux campagia,[26] gravissant une éminence de sable, résolut de s’arrêter et s’efforça de rassembler quelques fuyards pour faire tête à l’ennemi. Le groupe grossit peu à peu. Enfin on vit apparaître le porte-croix impérial portant le très saint palladium de l’armée qui lui servait d’étendard et de signe de ralliement, l’Icône miraculeuse de la Vierge Toute Sainte, « Image très vénérable poursuit Psellos, que les basileus des romains emmènent constamment à leur suite dans leurs campagnes comme sauvegarde de leurs armées. » Cette fois la « très sainte, très vénérable et très vivifiante Icône » avait échappé miraculeusement aux mains des barbares sarrasins. A cette vue si pieusement, si doucement réconfortante, le basileus, très dévot, et qui portait à cette Image fameuse entre toutes le culte le plus passionné, couvrit de ses baisers le précieux symbole, le mouillant de ses larmes. « Saisissant dans ses bras la chère Icône, il lui adressait du fond de son âme, dit Psellos, les plus reconnaissants discours, lui remémorant tant d’occasions fameuses où elle avait apporté le salut à l’Empire en péril ». Fortifié par cette apparition si inattendue, Romain, oubliant que lui aussi avait fui, se mit à invectiver furieusement les passants. « Il poussait des cris comme un jeune homme, poursuit notre chroniqueur, reprochant aux soldats leur pusillanimité, se nommant à eux à haute voix, tâchant de se faire reconnaître d’eux. » Quand le groupe qui s’était reformé autour de lui fut assez nombreux, on résolut de prendre quelque repos. Le basileus se retira à cet effet sous une tente qu’on lui avait hâtivement dressée. On devait être à ce moment très proche d’Antioche et la poursuite de l’ennemi avait probablement cessé. Le lendemain, de très bonne heure, l’aveu unanime du conseil de guerre fut qu’en présence d’une telle situation: chaleur affreuse, armée si subitement démoralisée avant même que d’avoir combattu, le seul parti à prendre était d’abandonner aussitôt la campagne. Il fut en outre décidé que le basileus rentrerait de suite à Constantinople pour y pourvoir au plus pressé. C’est ce que Romain du reste jugea bon de faire aussitôt.[27]

Mathieu d’Édesse ajoute au récit de ce désastre des Grecs ce curieux épilogue dont il est impossible de contrôler la véracité devant le silence peut-être voulu des chroniqueurs grecs. « Quatorze jours, dit-il, après la panique de l’armée de Romain, un paysan de Gouris ou Kouris, l’antique Cyrrhos de Cyrrhestique, ville forte syrienne, dans la montagne au nord d’Alep, le Coricium ou Corice de Guillaume de Tyr et des Croisés, aujourd’hui Khoros, au nord nord-ouest d’Azâs —, trouva le basileus qui avait cherché refuge dans les bois tellement engourdi par le froid[28] qu’il paraissait mort. Cet homme quitta son travail pour transporter Romain dans sa maison, mais il ignorait qui il était. Quelques jours après, il le confia à des hommes qui le conduisirent à Marach. Là, les débris de son armée vinrent le rejoindre et l’accompagnèrent jusqu’à Constantinople. Romain fit ensuite appeler le paysan qui l’avait recueilli, le nomma gouverneur du district de Gouris, et, après l’avoir comblé de présents et de remerciements, le fit reconduire chez lui ». Qui devons-nous croire: ou les Byzantins qui disent que le basileus réfugié de suite à Antioche en repartit dès le lendemain pour rentrer à Constantinople, ou l’Arménien qui nous fait le récit étrange que je viens de reproduire? Cela n’a d’ailleurs que peu d’importance; dans une version comme dans l’autre, nous voyons le basileus échapper finalement au désastre avec la plus grande partie de ses soldats et regagner presque aussitôt sa capitale.

« Le basileus Romain, disent tous les chroniqueurs byzantins, ne passa qu’une nuit dans Antioche. » Dès le lendemain, tant le sentiment général était, hélas, que tout était à recommencer, il reprit la route de sa capitale lointaine Nous n’avons aucun détail sur ce retour mélancolique ni sur la rentrée de l’empereur à Constantinople, elle ne dut point être triomphale.

C’est à l’occasion de ces événements tragiques dont la Haute Syrie fut le théâtre en cette lamentable année 1030, que nous entendons prononcer pour la première fois dans les Chroniques le nom d’un des plus grands capitaines de cette époque, d’un héros militaire byzantin du XIe siècle dont les débuts guerriers devaient être aussi brillants que sa fin fut lamentable et tragique. Il s’agit du fameux Georges Maniakès qui, après s’être couvert de gloire d’abord dans les guerres de Syrie, puis surtout en Sicile et en Italie, devait un jour devenir un rebelle, aspirer à la pourpre et périr de mort violente dans sa marche vers la capitale où il espérait détrôner le basileus légitime!

La situation était demeurée fort critique à Antioche et sur la frontière de Syrie depuis la déroute d’Azâs. Les partis arabes franchissaient à tout moment la frontière sans être inquiétés et poussaient leurs reconnaissances jusqu’au pied du Taurus, Un parti de huit cents cavaliers sarrasins qui s’en retournaient chez eux escortant le butin conquis après le désastre d’Azâs, fiers d’avoir mis si aisément en déroute le puissant basileus de Roum, arrivèrent un soir, raconte Skylitzès, sous les murs d’une petite place forte sise au pied du Taurus, que notre auteur nomme Télouch, et qui n’est autre que la Dolouch ou Delouch des Croisades, la Doliché antique, dans le voisinage d’Aïntab.[29]

Georges Maniakès, fils de Goudélis,[30] officier d’origine barbare [31] jusqu’alors tout à fait obscur, semble-t-il, commandait en ce lieu en qualité de stratigos du petit thème frontière dont cette forteresse était la capitale. A ce moment, ce chef devait être tout jeune encore. Insolemment, les cavaliers infidèles lui annoncent, ce qui était faux du reste, que l’armée impériale vient d’être complètement détruite, que le basileus a été tué. Ils lui enjoignent de capituler incontinent s’il ne veut dès l’aube prochaine être passé par les armes avec tout son monde. Il fait mine d’obéir à cette impudente mise en demeure. Pour mieux tromper les Sarrasins, il leur envoie des vivres en quantité, surtout de l’eau et du vin, ô Mahomet! et les invite à se restaurer en paix, déclarant qu’il sortira de Télouch dès le lendemain matin et leur remettra la ville avec tout ce que les chrétiens y possèdent de précieux. Les Arabes, complètement trompés, assurés d’un fructueux butin, passent la nuit à festoyer sans même songer à se garder. Quand ils sont tout à fait ivres, au plus épais de l’obscurité, Maniakès et sa petite troupe fondent à l’improviste sur les imprudents qui se sont lourdement endormis. Ils massacrent jusqu’au dernier les cavaliers arabes.

On reprit de la sorte deux cent quatre-vingts chameaux chargés des infinies dépouilles du camp impérial. Puis, Maniakès, ayant fait couper le nez et les oreilles à chacun des huit cents Sarrasins égorgés, courut, chargé de ces nauséabonds trophées, après le basileus en route pour Constantinople, qui était déjà arrivé en Cappadoce, où il se trouvait l’hôte de la puissante famille des Phocas, la plus grande noblesse provinciale d’Asie. Pour récompenser le héros d’un si brillant succès, qui dédommageait un peu l’Empire de tant d’infortune, de ce trait d’audace qui faisait sortir subitement son auteur de l’obscurité, le basileus, dit Skylitzès, le nomma catépan de la Médie inférieure,[32] c’est-à-dire gouverneur militaire de toutes les villes de la vallée du Haut Euphrate depuis peu reconquises sur les Sarrasins, avec Samosate pour résidence.

Nous avons quelques détails sur les origines de Maniakès avant cet événement guerrier qui fut le point de départ de sa grande fortune militaire. Les voici tels que les a réuni M. Bréhier. « Sa famille, dit cet érudit, appartenait probablement à ces tribus touraniennes de l’Asie centrale qui abandonnaient leurs steppes pour venir chercher, sinon la fortune, du moins des moyens d’existence dans les deux grands empires de l’Ouest, chez les Romains ou chez les Arabes. » Suivant les hasards des aventuriers de la même tribu devenaient de farouches musulmans ou des défenseurs de l’Eglise chrétienne et de l’hellénisme.

 « Georges Maniakès dut arriver sur le territoire romain à la fin du règne de Basile II, peut être au moment où les hordes des Turcs Seldjoukides faisaient leur première apparition en Arménie. D’après le portrait qu’en a tracé plus tard son ami Psellos, il avait la taille d’un géant, dix pieds de haut. Ses interlocuteurs étaient obligés de lever la tête pour lui parler. « Sa voix était forte comme le bruit du tonnerre, ses mains assez larges pour ébranler des murailles ». Ce fut d’abord de cette force physique qu’il dut tirer parti pour vivre. Il s’engagea comme valet de camp dans un des corps byzantins qui tenaient garnison en Asie Mineure. Il est probable que sa belle prestance attira l’attention sur lui et facilita son enrôlement dans l’armée. Il devint, en effet, trompette, puis héraut chargé de proclamer les ordres des chefs. Ensuite, pendant longtemps, les historiens perdent sa trace. Il s’éleva, semble-t-il, très lentement dans la hiérarchie militaire, il reçut l’un après l’autre les diplômes de tous les grades. Peut-être prit-il part aux grandes expéditions qui amenèrent la conquête définitive de la Bulgarie sous Basile II, peut-être aussi resta-t-il en Asie dans un de ces postes de la frontière d’où l’on faisait d’incessantes incursions en territoire arabe. Quoi qu’il en soit, lorsqu’on retrouve Maniakès comme nous venons de le faire, il est pourvu d’un grade relativement élevé; il est chef de corps, dirige une phalange et depuis 1029 commande une petite province du Taurus. Il est stratigos de ce thème de Télouch ou Dolouch, d’où la gratitude impériale l’envoya en Basse Médie. »

Le basileus, en quittant si précipitamment la Syrie, avait laissé le commandement de l’armée à l’ancien eunuque de son impérial beau-père, le domestique des Scholes Syméon, celui-là même qui avait été l’artisan de son mariage avec la basilissa Zoé. Il avait de même nommé duc, c’est-à-dire gouverneur militaire d’Antioche en remplacement de Constantin Karanténos, Nicétas dit le Misthéen, ou de Misthée,[33] parce qu’il était originaire de cette petite ville de Galatie, près du lac Karalis. Romain, disent les chroniqueurs byzantins, avait chargé ces deux chefs de reprendre avant tout ce fameux château de Ménik tout récemment construit et si lamentablement ravi aux Byzantins par la trahison de Mousaraf. Le traître faisait constamment de là à la tête de sa troupe des incursions dévastatrices sur territoire chrétien. Il fallait à tout prix délivrer la contrée d’Antioche de sa présence insupportable et c’est ce qu’avait très bien compris le basileus. Mal lui en prit du reste. Le domestique des Scholes et le duc d’Antioche ayant été assiéger Ménik avec toutes leurs forces — ceci se passait encore, semble-t-il, dans la fin de l’été ou dans le premier automne de l’an 1030 — ne réussirent qu’à se faire honteusement battre par Mousaraf dans une surprise nocturne. Toutes leurs machines de guerre furent brûlées dans cette sortie. Ils durent rentrer précipitamment dans Antioche.

A ces désolantes nouvelles, le basileus, violemment irrité, incapable de supporter pareille honte, destitua cette fois encore les deux officiers incapables pour les remplacer par le protospathaire Théoctiste, grand hétériarque, c’est-à-dire commandant en chef des troupes mercenaires composées principalement de contingents russes. Outre ces troupes étrangères, l’empereur expédia encore à Théoctiste de nombreux contingents purement grecs. Il lui confia les pleins pouvoirs de généralissime avec ordre de joindre avant tout ses forces à celles de l’émir Ibn Zaïrack de Tripoli, le « Pinzarach » des Byzantins. Ce petit dynaste syrien, qui semble avoir commandé à des contingents assez importants, s’était révolté depuis peu contre son suzerain du moins nominal, le Khalife d’Égypte. Comme la nouvelle lui était parvenue que celui-ci envoyait contre lui une armée commandée par le fameux Anouchtikin Al-Douzbéri, gouverneur de la Syrie au nom du Khalife, se sentant incapable de résister à cette attaque avec ses propres forces, il avait adressé au basileus des dépêches suppliantes pour implorer son alliance et sa protection effectives. Romain, estimant qu’on ne pouvait dédaigner ces avances qui ouvraient du côté de la mer les portes de la Syrie aux forces byzantines, avait envoyé le nouveau duc d’Antioche, le grand hétériarque Théoctiste, à la tête de troupes nombreuses au secours de l’émir avec ordre de tenter d’enlever en passant le fort de Ménik.

Le grand hétériarque exécuta incontinent les ordres de l’empereur. Il fit si rapidement sa jonction avec les forces de l’émir de Tripoli que le généralissime égyptien, pris d’épouvante à l’ouïe de l’arrivée si subite de tous ces contingents ennemis, au lieu de les attendre, opéra une retraite précipitée. Mousaraf, livré à lui-même, n’osant pas davantage se mesurer avec les forces combinées du grand hétériarque et de l’émir, se saura lui aussi de Ménik avec tout son monde. Poursuivi par les Grecs, il fut rejoint par eux dans la montagne de Tripoli où il s’était réfugié. Il fut pris et mis à mort. Son neveu, fils de son frère, ferait aux mains du grand hétériarque cette fameuse forteresse de Ménik qui tant avait gêné les Grecs, plus un autre château construit sur la pointe d’un roc formidable, que Skylitzès désigne sous le nom du « château d’Argyros »: Argyrokastron.

 Le grand hétériarque si facilement vainqueur regagna Antioche avec ses belles troupes russes, ramenant Alak, le fils de l’émir de Tripoli. Le basileus conféra à ce jeune homme la dignité de patrice. Celui-ci ne faisait du reste que précéder son père, l’émir Pinzarach en personne, qui arriva à Constantinople sous l’escorte de l’ex-duc d’Antioche Nicétas de Misthée. Le basileus, fidèle à la traditionnelle politique de Byzance, fit à ce petit mais important souverain musulman, un accueil empressé. Il le combla de ses dons et le renvoya joyeux dans sa lointaine capitale après avoir renouvelé avec lui l’ancien traité par lequel l’émirat de Tripoli s’engageait à payer à son suzerain chrétien un tribut annuel de vassalité. Le chef des excubiteurs, Léon Choirosphaktès qui, on se le rappelle, avait été fait prisonnier en avant d’Azâs par les troupes alépitaines, fut racheté à cette occasion par les soins de l’émir reconnaissant.

Psellos s’étend très longuement sur l’état d’âme du basileus Romain à cette époque à la suite de l’avortement si douloureux et si humiliant de la grande expédition de Syrie. Ces pages quelque peu confuses et emphatiques du célèbre chroniqueur se trouvent fort bien résumées par M. Bury dans sa remarquable étude sur l’écrivain byzantin principal de cette époque. « Romain, dit Psellos, avait étendu les bras pour saisir des montagnes mais ses mains n’avaient rencontré que l’ombre. Il était, nous l’avons vu, monté sur le trône, rêvant des plus fantastiques espoirs d’un règne aussi long que brillant, peut-être même la fondation d’une dynastie nouvelle.

 « Infiniment soucieux de la grandeur de l’Empire, il avait tenu sa cour avec plus de magnificence, et dans les divers domaines des dépenses de la couronne comme des libéralités ou des donations impériales, il avait distribué des largesses plus abondantes que la plupart de ses prédécesseurs. Il avait inauguré son règne par des mesures éminemment populaires, avant tout abolition de l’Allèlengyon. Mais le désastre d’Azâs fut une douche froide sur tant de beaux débuts. En outre les finances de l’Empire en furent terriblement affectées. Aussi, lorsque le basileus fut de retour dans sa capitale après cette campagne lamentable, sa politique intérieure en fut subitement transformée du tout au tout. Très douloureusement éprouvé par sa défaite, très repentant aussi, brusquement retombé à terre des sommets où il avait compté planer, il dit adieu soudain à tant de rêves grandioses. Il renonça à être un second Trajan ou un second Hadrien et eut pour ambition infiniment plus pratique et plus terre-à-terre de devenir un parfait homme de finances byzantin. Pour ses sujets cela signifia, hélas, tout simplement, qu’il devint une sorte de tyran rapace après avoir été un souverain aussi libéral que fantasque. Il se figurait qu’en poursuivant ainsi ce nouvel idéal, il réussirait à recouvrer pour l’État les sommes immenses qu’il lui avait fait perdre dans sa fâcheuse entreprise syrienne. Désireux de faire argent de tout, il se mit à remuer des choses très anciennes « des choses plus vieilles qu’Euclide », comme disait un dicton populaire à Byzance à cette époque. Il exhuma de leur sommeil séculaire de vieilles créances d’État, oubliées autant que périmées, exigeant avec une extrême rigueur des fils, le paiement des dettes de leurs pères morts depuis de longues années. Et dans ces recherches aussi vexatoires que minutieuses, il ne sut même pas se montrer juge impartial, mais bien toujours l’avocat passionné de l’État et de l’unique avantage de celui-ci.[34]

Le résultat de toute cette belle politique financière ne fut que désordre et confusion profonde. Pas plus la cour que la masse des sujets de l’Empire ne profitèrent de cette quantité d’argent provenant de la spoliation de tant de gens. Ce fleuve d’or s’écoula dans d’autres poches. Car Romain avait une autre manie encore. Il n’avait pas seulement l’ambition de rivaliser avec Constantin le Grand ou le vieux Basile en tant que fondateur d’une dynastie nouvelle, avec Alexandre ou Trajan en tant que général, avec Marc Aurèle en tant que philosophe couronné; il entendait aussi devenir l’émule de Salomon ou de Justinien surtout comme basileus bâtisseur d’édifices pieux et dévot constructeur d’églises. Au fond, toute cette piété officielle était en façade bien plus qu’en réalité ».

Le grand basileus Justinien s’était acquis une gloire immortelle en construisant le temple de la Sagesse Divine. En conséquence, Romain décida d’élever lui aussi une église admirable sous le vocable de la Mère de Dieu. Ce fut là la fameuse église dite de Périblepte, élevée non loin des murs maritimes de Constantinople, sur l’emplacement de la maison dite de Triakontaphyllos acquise à cette intention par le basileus.

Ce furent des travaux gigantesques. « Toute une montagne fut éventrée, s’écrie Psellos avec emphase, pour fournir la pierre nécessaire aux murailles. L’art de creuser se trouva soudain élevé à la hauteur d’une branche de la Philosophie, et les ouvriers engagés à ce travail furent volontiers comparés à ceux de Phidias, de Polygnote ou de Zeuxis! » Cette construction devint la grande, presque l’unique affaire du basileus. On roulait, on taillait, on polissait, on sculptait sans cesse de la pierre. Tous ceux qui ne se montraient pas fanatiques de cette pieuse bâtisse étaient immédiatement classés parmi les ennemis du basileus. Tous ceux qui, par courtisanerie, en parlaient avec admiration, passaient aussitôt au rang d’amis du premier degré. Rien ne semblait assez beau, assez somptueux pour le cher édifice. Le trésor impérial tout entier lui était acquis. Le grand flot d’or se déversait uniquement de ce côté.

L’édification de cette belle et célèbre église dura indéfiniment. Bien loin de s’en tenir au plan primitif, le basileus le modifia, l’augmenta incessamment. Sans cesse on démolissait, sans cesse on rebâtissait à nouveau. L’argent mis de côté en quantités immenses pour élever ce temple si aimé, avait été dès longtemps gaspillé au fur et à mesure de tant de changements et cependant l’église, que le basileus voulait plus superbe qu’aucune autre n’approchait pas de son achèvement. Non content de la faire si brillante et si riche, Romain voulut y adjoindre un monastère d’hommes qu’il édifia avec un luxe extrême. Ce fut là le monastère fameux où plus tard lui comme tous ses successeurs eurent coutume d’aller célébrer la fête insigne de la Présentation de la Vierge.

Skylitzès se montre ici fort dur pour Romain Argyros et l’accuse d’avoir violemment irrité la population de Constantinople par ses demandes constantes d’argent, par les corvées incessantes pour la construction de son église de prédilection.

« Romain, nous dit encore Psellos qui consacre de longues pages à célébrer avec son ironie un peu lourde cette manie de la truelle dont était atteint le basileus, Romain était véritablement fou de son ouvrage. Il en était à tel point fier et amoureux qu’il ne quittait pour ainsi dire plus les chantiers. Désireux d’honorer son église de Notre-Dame d’une appellation encore plus belle, il commit l’erreur de lui donner un nom simplement humain, bien que ce mot de « Périblepte » signifie en réalité: « (La Vierge) qui doit être vue de tous et de toutes parts. »

Périblepte et son monastère, voilà le double orgueil de Romain. De même qu’il avait fait trop grand pour le temple, de même il en fit pour le monastère qu’il construisit immense et où il installa un nombre de moines beaucoup trop considérable. Il entoura ceux-ci d’un luxe indigne d’aussi austères religieux, bien plutôt fait pour des hommes menant une vie raffinée, et, pour subvenir à cette existence somptueuse qu’il leur créait, il leur attribua les revenus de districts entiers parmi les plus riches et les plus fertiles.

Ce ne fut pas tout. Le basileus, dans sa passion quelque peu mélancolique pour les édifices pieux qu’il élevait en réparation de ses fautes, ne songeait littéralement plus à autre chose. Elever, réparer, embellir des églises et des monastères devint sa vie tout entière. C’est ainsi qu’il fit revêtir complètement de feuilles d’or et d’argent, au dire de Skylitzès, les énormes chapiteaux des colonnes de la Grande Église comme aussi ceux de la Très sainte Théotokos des Blachernes.[35]

 « Ces ouvrages d’une dévotion mal entendue, dit Lebeau, ruinaient les sujets du basileus par des impositions nouvelles pour fournir aux dépenses et par les corvées dont on les fatiguait incessamment, les employant à voiturer des pierres et d’autres matériaux. Compatissant et généreux aux débuts de son règne, Romain devint ainsi peu à peu un dur exacteur. Quantité de familles se trouvèrent, par la faute de ce basileus pieux en apparence, en réalité presque criminel, acculées de charges, réduites à une extrême misère, tandis qu’il enrichissait les moines et que, leur abandonnant en propriété des villes et des districts entiers, les plus riches, les plus fertiles de l’Empire, il contribuait ainsi à les corrompre par l’opulence qui les faisait déplorablement sortir de leur austérité régulière.

Romain, pour qui ces constructions d’églises étaient des oeuvres pies, ne les avait officiellement entreprises que pour des motifs de haute dévotion, mais naturellement Psellos nous redit à satiété qu’au fond tout cela n’avait aucune base sérieuse dans la pensée du basileus, que c’était uniquement « de la frime » pour se servir d’une locution populaire. Les considérations de grand philosophe du XIe siècle byzantin sur l’impropriété de dépenser trop d’argent en luxueuses constructions d’églises et de monastères, et sur la véritable manière selon lui de servir Dieu en toute simplicité et toute humilité, sont intéressantes. Elles ne manquent même pas d’un certain piquant, et nous montrent en tout cas combien les exactions du basileus, pour en arriver à satisfaire ses coûteuses manies, avaient violemment irrité contre lui l’opinion publique.

« Le basileus Romain, dit notre écrivain, s’intéressait passionnément aux syllogismes, aux problèmes divins les plus cachés, aux énigmes des devins et de n’importe qui. Il aimait infiniment à en discourir avec les rhéteurs et les pseudo philosophes de cour et se donnait mille peines pour étudier en leur compagnie les questions les plus obscures, les plus abstraites. En réalité, il ne possédait aucune philosophie pratique. Certes, il est beau d’aimer avec le psalmiste « la magnificence de la maison du Seigneur, et l’habitation de sa gloire et de préférer être malheureux en Lui qu’heureux ailleurs ». Cela est bien et qui est-ce qui contredirait à ceux qui sont consumés du zèle du Seigneur? Mais il n’en est vraiment ainsi que lorsque rien ne vient à l’encontre de ce mobile sacré, et qu’il n’en découle ni injustice, ni dommage pour le bien public, car le Seigneur ne veut pour ses églises, ni de l’argent de la fille perdue, ni de l’aumône de l’homme inique et dur. Il ne veut pas que ses temples soient somptueux quand la misère est partout. Que font à la vraie piété les parois superbes des temples, les colonnes admirables, les étoffes somptueuses et les offrandes magnifiques? Car toutes ces splendeurs ne sont rien en comparaison d’une âme vibrante de foi chrétienne, revêtue de la pourpre spirituelle, équitable dans ses actes, à la fois modeste et simple, et ce temple spirituel élevé en nous-mêmes plaît autrement au Seigneur que les édifices de pierre taillée. Hélas, le basileus Romain excellait à disserter philosophie et à aligner des syllogismes, mais dans ses actes, il ne témoignait d’aucune des vertus du philosophe. Au lieu de s’attacher à défendre partout le bien public, à restaurer et à maintenir la défense incessante des frontières, à garnir constamment le trésor pour que l’armée fut toujours en état, il ne songeait qu’à achever la construction de son temple qu’il voulait prodigieux. » Il y a certainement dans tout ceci beaucoup d’exagération.

Quoi qu’il en soit, la merveilleuse église et le non moins beau monastère de Sainte-Marie de Périblepte finirent par être achevés et demeurèrent parmi les plus splendides joyaux d’architecture byzantine de la Ville gardée de Dieu, un témoignage somptueux de la ferveur exagérée mais certainement profonde du basileus Romain. Ce furent deux des plus importants monuments de la capitale, situés tout près et au-dessous du Sigma, dans le lointain quartier actuel de Psamatia, tout au bas de la pente méridionale de la septième colline. Plus tard, Romain Argyros se fit enterrer dans cette église. Plus tard encore, Nicéphore Botaniate fit si bien restaurer le monastère qu’il mérita d’en être nommé le second fondateur. L’église survécut à la conquête turque et demeura en la possession des Grecs jusqu’en l’an 1643, quand le sultan Ibrahim en fit don aux Arméniens qui la possèdent encore aujourd’hui. Depuis, elle a été deux fois complètement brûlée. Elle est aujourd’hui entièrement reconstruite sous le vocable de Saint-Georges et sous la désignation populaire de Soulou-Monastir, « le monastère de l’Eau », à cause de sa grande ancienne citerne toute voisine. Lors du siège de 1422 par les Turcs, le basileus Manuel Paléologue établit ses quartiers dans le monastère.[36]

Ce basileus, plutôt bon et clément, ne fut cependant pas plus que ses prédécesseurs à l’abri des conspirations si fréquentes en pays byzantin à cette époque, et que seule la terrible énergie de Basile II avait réussi à réprimer depuis si longtemps. Même dans les deux premières années du règne d’Argyros, alors que ce prince n’avait encore témoigné que de ses meilleures intentions, il y en eut deux. Nous n’en savons, du reste, que fort peu de chose. Les sources contemporaines n’y font que de très brèves allusions.[37]

Voici tout ce qu’elles nous disent de la première de ces conjurations qui eut lieu en l’an 1031: le magistros Prusianos,[38] dit « le Bulgare », le fils aîné du dernier souverain de Bulgarie, Jean Vladistlav, qui, après la mort violente de son père, s’était rendu au basileus Basile II avec ses deux frères, en l’an 1018, au camp de Deabolis et qui avait été bien traité par lui, amené à sa cour de Constantinople et créé par lui patrice, magistros et stratigos du grand thème des Bucellaires, après avoir été une fois déjà prisonnier dans l’îlot de Plati, sous le règne précédent, fut accusé cette fois de prétendre au trône et de conspirer à cet effet avec l’Augusta Théodora, propre soeur de la basilissa Zoé, qui fut considérée comme sa complice. On relègue le malheureux au monastère de Manuel, ainsi désigné du nom de son fondateur, général illustre, vainqueur des Sarrasins au temps des basileis Théophile et Michel,[39] puis on instruisit son procès. Il en ressortit, paraît-il, les preuves les plus graves de sa culpabilité. Il fut condamné à avoir les yeux crevés et à être enfermé dans un monastère. Par contre Théodora parut complètement blanchie de toute accusation.[40] La mère de l’infortuné Prusianos, l’ex-reine de Bulgarie, la « zôsta » Marie ex-dame d’honneur de la vieille basilissa Hélène, fut honteusement chassée de la capitale. Transférée d’abord en Asie dans le couvent de Mantineion du thème des Bucellaires, elle fut plus tard déportée dans le thème des Thracésiens.

Il semble bien probable que cette conspiration que les chroniqueurs en termes si brefs, volontairement obscurs, devait se rattacher à quelque mouvement de révolte en Bulgarie, dernière convulsion du terrible écrasement de cette malheureuse nationalité sous le règne du grand Basile, ou premier tressaillement des temps nouveaux.

A peine cette affaire était-elle étouffée que, dans le cours de cette même année, on découvrit ou affecta d’en découvrir une bien autrement dangereuse encore. Constantin Diogène, l’ancien héros de la grande guerre de Bulgarie, l’ancien vainqueur de Sirmium nommé par Basile gouverneur de cette ville et provéditeur de toute la Bulgarie, après avoir été comblé d’honneurs et marié à une propre nièce de l’empereur Romain, fille de sa soeur Pulchérie, avait été finalement transféré de son lointain gouvernement de Sirmium à celui de Salonique, le plus important de l’Empire à cette époque. Le duc de Salonique ou de Bulgarie, en effet, était le chef militaire de ces grandes provinces de Thrace, de Macédoine et de la Grèce propre. Constantin Diogène n’en fut pas moins accusé secrètement par l’eunuque Oreste, l’ancien chambellan et général incapable de Basile, de méditer quelque trahison contre le basileus.

Les chroniqueurs n’en disent pas davantage et nous en sommes réduits à deviner. Il faut que d’abord la chose n’ait point paru grave ou qu’on n’ait pas osé aller de suite aux extrémités, puisqu’on se contenta d’envoyer Constantin en quasi disgrâce en Asie comme stratigos du très grand thème des Thracésiens. Puis, son procès ayant été instruit en secret, sa complète culpabilité fut presque aussitôt reconnue. On le ramena enchaîné à Constantinople où il fut enfermé « dans une tour », vraisemblablement la fameuse prison des Anémas, sur la Grande Muraille. Il semble presque certain que l’infortuné ait été la victime de quelque abominable et fausse délation. Parmi ses complices, on découvrit avec une épouvante plus ou moins feinte, quelques-uns des autres principaux personnages de l’Empire: le syncelle Jean qui avait été protonotaire ou premier ministre tout-puissant vers la fin du règne du grand Basile, le patrice Eustathios Daphnomélès, stratigos de l’ancienne province bulgare d’Achrida, nommé de même par Basile à ce poste si important, Michel Théognoste et Samuel, tous deux petit-fils du fameux Michel Bourtzès, le conquérant d’Antioche aux temps de Nicéphore Phocas, l’arménien Georges Barazbatzé, fondateur du grand et célèbre monastère des Ibères au mont Athos, les cousins germains enfin du patrice et « vestis » Theudatès. Le procès de tous ces hauts personnages dont nous ignorons du reste absolument le degré vrai de culpabilité, fut vite instruit. Les malheureux, après avoir failli périr sous le fouet, furent promenés honteusement à travers la Mesa, cette grande voie principale qui traversait Constantinople de part en part, probablement, comme c’était presque toujours le cas, assis à rebours sur des montures abjectes, ânes ou chameaux, au milieu d’un concours inouï de populace qui les bafouait et les couvrait de botte, de pierres et d’immondices. Quels temps terribles! On les exila ensuite dans des monastères lointains. Leurs noms ne sont dès lors plus jamais prononcés dans les sources, ce qui fait penser qu’on ne les revit point dans la Ville gardée de Dieu. Les chroniqueurs ne nous disent rien de plus sur ces tragiques événements dont nous voudrions tant savoir l’explication vraie. Ils ajoutent seulement que l’augusta Théodora, la propre sœur de la basilissa Zoé, héritière de la couronne avec elle, fut chassée du grand Palais et reléguée au couvent du Pétrion, sur la Corne d’Or, couvent dédié au Précurseur, tandis que Constantin Diogène était, lui aussi, rasé, fait moine et enfermé au Stoudion. Il semble, sous ce silence certainement voulu, qu’on devine tout un vaste complot dynastique pour replacer d’une manière effective sur le trône à côté de sa sœur Zoé, la Porphyrogénète Théodora que Romain Argyros et sa faction tenaient jalousement écartée du pouvoir. Les partisans de cette princesse, probablement dévoués uniquement à la vieille dynastie macédonienne et violemment hostiles au nouveau basileus, ayant été, à deux reprises successives, convaincus de conspiration et condamnés aux pires supplices, il était tout naturel que la malheureuse Porphyrogénète, privée de ses appuis ordinaires, isolée au fond du Gynécée, ne put éviter de partager jusqu’à un certain degré leur sort. Elle dut mener dans ce grand et sombre couvent du Pétrion qui souvent déjà avait servi de prison à des princesses byzantines gênantes, où il était aussi très facile de la garder, au centre même de l’immense capitale, là où est le Phanar actuel, une vie anxieuse et misérable sous la jalouse surveillance de sa sœur impitoyable et de la faction victorieuse dans ces louches intrigues. D’après le peu que nous savons du caractère des deux sœurs, il est impossible de ne pas soupçonner que la basilissa Zoé cherchait simplement à perdre sa sœur dont les vertus excitaient sa jalousie. Elle savait trouver à la cour assez de calomniateurs pour l’impliquer de force dans toutes ces conspirations.

Durant que le basileus était presque exclusivement préoccupé de se faire construire sa chère et magnifique église de la Panagia Péribleptos, la cour et le Palais étaient ainsi le théâtre d’intrigues incessantes que ce souverain bizarre semble avoir voulu intentionnellement ignorer. La vieille basilissa Zoé, l’impératrice légitime, que j’ai à peine mentionnée jusqu’ici, type accompli de souveraine orientale ayant vécu toute sa vie au Gynécée, était bien loin d’être une quantité négligeable. Ses sentiments à l’égard de son non moins vieil époux s’étaient vite et du tout au tout modifiés. Cette Porphyrogénète plus que quinquagénaire, infiniment sensuelle, éprise de tous les luxes, longtemps confinée dans sa vie de vieille fille au Harem, était surtout irritée contre son époux, raconte Psellos, pour deux motifs qui lui tenaient également à cœur. Elle lui en voulait de ce qu’il avait brusquement rompu tout commerce charnel avec elle du jour où il avait acquis la certitude qu’elle ne saurait plus lui donner d’héritier et que ni charmes ni aphrodisiaques ne prévaudraient contre ses soixante et quelques années à lui. Elle lui en voulait encore presque autant parce qu’il ne mettait pas des sommes d’argent assez considérables à sa disposition.

« Romain, poursuit le chroniqueur, avait de sa propre autorité fermé l’accès du trésor impérial à la basilissa et celle-ci avait dû se contenter d’une pension annuelle qu’il lui était formellement interdit de dépasser. L’altière vieille femme, exaspérée par ce procédé qui entravait prodigieusement son goût excessif de dépense, ne pouvait contenir sa colère contre son époux, contre ceux aussi qui avaient été ses conseillers dans cette affaire. Au premier rang de ceux-ci figurait une haute et puissante dame, la propre sœur du basileus, Pulchérie, femme éminemment intelligente et fière, entièrement dévouée aux intérêts de son frère sur lequel elle exerçait une grande influence et auquel elle rendait les plus signalés services. Elle était naturellement fort hostile à la basilissa Zoé.

Pulchérie et les autres conseillers ordinaires du basileus n’ignoraient pas la haine que leur portait la basilissa. Aussi prenaient-ils d’avance leurs mesures pour se protéger contre elle au cas où Romain, dont le mauvais état de santé faisait prévoir la fin prochaine, viendrai, à quitter la vie. Tout n’était au Palais qu’intrigues et sourdes menées auxquelles le basileus, comme s’il se fut cru éternellement garanti contre le sort et éternellement certain des plus glorieux lendemains, semblait, je l’ai dit, se refuser systématiquement à accorder la moindre attention. Bientôt les choses en vinrent au point que l’opinion publique s’émut. Des bruits de conspiration contre la vie même du basileus recommencèrent à circuler, mais cette fois on ne murmurait que tout bas, avec terreur, le nom de Celle qui, placée tout au sommet, devait armer le bras des conjurés. On se racontait à l’oreille que la basilissa, irritée à l’excès contre le basileus qui, s’obstinant à déserter sa couche, lui témoignait la plus vive aversion, s’efforçant de fuir même sa société, ne pouvait pardonner à son époux ce mépris pour sa royale personne, ni se consoler de sa solitude et des plaisirs dont elle se trouvait si tôt privée après les avoir si longtemps désirés en vain. En conséquence, affirmait-on elle ne songeait qu’à le faire assassiner.

Joignez à cela d’incessantes inquiétudes du côté de Théodora et de ses partisans, car les moindres mouvements de cette soeur confinée au fond de son cloître, semblent avoir constamment et violemment inquiété la jalouse Zoé. Il est clair que tous les mécontents de toutes sortes, de tous temps si nombreux dans la capitale, se servaient de cette vieille princesse comme d’un épouvantail pour effrayer, par les prétentions de sa très proche légitimité, son aînée jusqu’ici plus favorisée par le sort. Il ne suffisait pas que la pauvre femme fût étroitement renfermée au Pétrion. On redoutait à tout instant dans l’entourage de la basilissa qu’elle ne réussit à s’évader. Skylitzès et aussi Zonaras racontent, en termes malheureusement trop brefs, qu’en l’an 1031 après la fête de l’Exaltation de la Sainte-Croix, le quatorzième jour de septembre, la basilissa Zoé se transporta soudain de sa personne au Pétrion. Elle se fit amener sa soeur et lui fit couper la chevelure en sa présence, c’est-à-dire qu’elle la fit religieuse de force. La basilissa, ajoutent ces chroniqueurs, n’avait pas trouvé d’autre moyen pour mettre décidément fin aux constantes intrigues de sa soeur et aux scandales de sa vie. Il ne faut pas prendre au pied de la lettre ces accusations exagérées. Il suffit de se rappeler qu’à cette époque Théodora était une vieille et sainte fille de près de cinquante printemps, dont toute la vie s’était écoulée jusqu’ici dans l’existence monotone du Gynécée impérial ou du cloître. Ce qu’on appelait les « scandales » de sa vie, c’étaient les espérances communiquées par sa seule présence dans la capitale à tous les mécontents qui voyaient en elle une rivale à opposer à sa soeur au cas où celle-ci deviendrait par trop gênante.

C’est ainsi que la remuante Zoé profitait à tout propos de la faiblesse distraite et des préoccupations si absorbantes de son impérial époux pour tenter de reprendre quelque liberté et de ressaisir le maniement de ses propres affaires. Cela avait été à son instigation déjà que le basileus, sur le point de partir, dans le cours de l’an 1030, pour sa malheureuse expédition de Syrie et alors qu’il rassemblait déjà son armée, avait marié deux de ses nièces, filles de son frère Basile Argyros, l’une, Hélène, avec Pakarat IV,[41] le fils et successeur du fameux Georges ou Kéôrki Ier roi Pagratide d’Ibérie ou Géorgie et d’Abasgie, qui venait de mourir et qui jadis avait tenu tête si insolemment à toutes les forces du basileus Basile, l’autre,[42] à Jean Sempad, roi des rois, ou exousiocrator de Grande Arménie.[43] Les deux fiancées royales avaient été envoyées avec de riches douaires dans leurs royaumes respectifs. Marie, veuve du roi Kéôrki, était pour lors régente en Ibérie pour son fils encore mineur. C’était elle, nous l’avons vu, qui avait renouvelé avec l’Empire l’alliance et les traités de jadis et juré au nom de son fils obéissance au basileus. Une ambassade chargée de riches présents avait été par elle expédiée à Constantinople à cet effet, à laquelle le basileus avait de suite fait le meilleur accueil. Le jeune roi Pakarat, devenu ainsi par alliance le neveu de Romain, fut à cette occasion élevé à la haute dignité héréditaire de curopalate. Je reviendrai sur ces événements matrimoniaux alors que je parlerai en détail des affaires de Géorgie et d’Arménie sous ce règne.

Dans le courant de ce même mois de l’an 1031, les habitants de Constantinople eurent le spectacle d’une de ces entrées solennelles d’envoyés sarrasins dont ils étaient toujours si friands. Le propre fils de l’émir d’Alep, Chibl Eddaulèh, vint avec une suite nombreuse demander de la part de son père la cessation des hostilités et le renouvellement de l’ancien traité de vasselage inauguré après les victoires de Nicéphore Phocas. Il offrait de payer désormais au basileus le même tribut qu’avant la rupture. Comme toujours dans ces circonstances, il apportait au basileus et à la basilissa les plus beaux et les plus précieux dons, chefs-d’œuvre de toutes les industries d’art alors florissantes dans les bazars d’Alep et de Damas.

Le basileus fit au jeune prince arabe l’accueil empressé que la Cour byzantine excellait à faire à de tels ambassadeurs. Puis, en échange de bons procédés, Romain dépêcha à son tour à Alep le protospathaire Théophylacte l’Athénien. Ce fonctionnaire, fils, hélas, bien dégénéré de l’antique cité de Minerve, échangea avec l’émir les signatures pour la ratification du traité définitif. Il y eut de nouveau, à partir de ce jour, alliance offensive et défensive entre le puissant basileus de Roum et son vassal lointain.[44]

Les hostilités sur la frontière syrienne n’en furent pas complètement arrêtées pour cela. Nous lisons dans Skylitzès que, vers ce même temps, probablement encore avant le terme de cette année 1031,[45] le protospathaire Georges Maniakès, le même qui s’était signalé l’an auparavant par le haut fait de Télouch, devenu depuis, on le sait, stratigos des cités frontières de la région de l’Euphrate, ayant sa résidence dans la principale de celles-ci, Samosate, grande place forte sur l’Euphrate, d’où il pouvait à son gré surveiller les dynastes arméniens, vassaux de l’empire, et faire front contre les gouverneurs des villes arabes limitrophes, résolut d’attaquer la plus voisine, la plus riche, la plus commerçante et la plus grande de ces villes, Édesse, l’antique capitale de l’Osroène, très puissamment fortifiée dès le temps de Justin Ier sise à quelque distance de la rive gauche de ce fleuve, dans une campagne admirablement fertile si magnifiquement arrosée, formée à l’est par le Djebel Tektek,[46] sur la grande et antique route des caravanes qui, d’Iconium par Adana, Samosate et Harrân, s’en allait à Rakkah. Voici les circonstances dans lesquelles eut lieu cet étonnant fait de guerre. Elles nous sont longuement racontées en particulier par Mathieu d’Édesse au chapitre XLIII de sa Chronique. Lui-même a peut-être puisé dans celle d’Arisdaguès de Lasdiverd.

« Au commencement de l’an de l’ère arménienne 480,[47] donc au printemps de l’an 1031, périt sans laisser de postérité mâle l’émir Ibn Chibl d’Edesse qui était de la tribu des Ké1abites, dans les circonstances que voici il y avait à ce moment, dans cette grande cité, deux émirs, Chebl ou Chibl, vassal d’Abou Nasser Ahmed Nasser Eddaulèh ibn Merwân ou Marwin, le puissant émir de Mayyafarikîn ou Diàr-Bekir, et puis un autre nommé Othéïr ou Outaïr, qui était, lui, le chef de la non moins importante tribu bédouine des Beni-Nomair ou Numérites. Celui-ci, en vrai cheik bédouin, visitait rarement sa ville où il se faisait suppléer par un certain Ahmed, fils de Mohammed. Il fit périr celui-ci et s’attira de ce fait l’inimitié des habitants d’Edesse. Des trois forteresses qui s’élevaient dans la vaste enceinte de cette ville, deux, ainsi que les deux tiers de la cité obéissaient à Chibl. La troisième et l’autre tiers de la ville reconnaissaient l’autorité d’Outaïr. Ces deux chefs cherchaient réciproquement à se faire périr. Un jour Chibl, sous prétexte d’un festin, conduisit son rival hors de la ville, au monastère d’Ardjedj, « en un point où s’élève une colonne de pierre en face de la forteresse ». Là il voulut le faire traîtreusement assassiner par les siens mais ce fut lui qui périt. Les soldats d’Outaïr étant survenus tout à coup en nombre le massacrèrent.

Alors Outaïr, à la tête de tous ses contingents chercha de toutes ses forces à s’emparer de la forteresse de Chibl. Le turc Salama ou Salman, le Salamanès de Skylitzès, le Soleïman Ibn Al Kourdji ou Ibn Al Koufi de Yahia, qui en avait le commandement et pour lequel, dit Arisdaguès de Lasdiverd, la femme de Chibl s’était éprise d’une passion si violente qu’elle l’avait établi en possession de la ville à la place de son mari, s’était retranché dans les étages supérieurs de ce château. Outaïr l’attaqua si vivement qu’il fut bientôt réduit à toute extrémité. Il dépêcha alors des messages à Abou Nasser Ahmed Nasser Eddaulèh ibn Merwân, l’émir voisin de Mayyafarikin et Diàr-Bekir,[48] pour lui faire hommage de la forteresse d’Édesse.

Nasser Eddaulèh se hâta d’envoyer à son secours un corps de mille cavaliers, commandé par un chef que Mathieu d’Édesse désigne sous le nom de Bal-el-raïs [49] et le fit venir auprès de lui ainsi que sa femme en lui donnant de riches présents. Outaïr, furieux d’être ainsi arrêté dans ses succès, chercha, sous prétexte de négociations de paix, à faire assassiner Bal-el-raïs. Cette fois encore la victime désignée l’emporta sur l’assassin. Bal-el-raïs, ayant eu vent des projets d’Outaïr, le fit tuer dans un banquet en dehors des murs d’Édesse, puis il se rendit maître de toute la ville.[50]

La femme d’Outaïr, après une résistance héroïque, arborant un drapeau noir, ne songeant qu’à venger son époux, s’en alla de droite et de gauche, quêtant partout le secours de la nation arabe, cherchant à la soulever tout entière contre les Kurdes qui venaient, par cet assassinat, de s’emparer d’une ville essentiellement sarrasine. Par ses paroles enflammées, cette virago guerrière réussit à ameuter une multitude de partisans qu’elle voulut guider en personne contre Bal-el-raïs. Nasser Eddaulèh, accouru au secours de son lieutenant, devancé par elle, fut cruellement battu et mis en fuite. Alors Bal-el-raïs, réduit à la situation la plus critique, vivement pressé par cette femme extraordinaire, fut rappelé par Nasser qui le remplaça par Salman. Celui-ci, épuisé à son tour par les attaques incessantes de ces hordes infinies, prit une résolution désespérée. Il expédia à Samosate, au stratigos byzantin Georges Maniakès, une lettre par laquelle il offrait au basileus Romain, en échange de l’octroi d’une dignité palatine et d’un gouvernement provincial, de remettre Édesse entre les mains de son lieutenant. A ces ouvertures très inattendues, la joie de Maniakès qui brûlait de se distinguer, fut extrême. Par serment solennel, il s’engagea vis-à-vis de Salman à obtenir pour lui du basileus tout ce qu’il réclamait, à lui faire restituer sa principauté héréditaire et ses dignités, à en assurer enfin la transmission à ses enfants.

« Édesse, aussi nommé Roha ou Orfa, dit M. Bréhier, était située à vingt lieues à peine de Samosate.[51] Adossée à l’ouest à un massif montagneux dont les contreforts étaient une défense naturelle, elle commandait à la fois les routes de l’Arménie et de la Mésopotamie. Outre ces avantages stratégiques, elle était pour tous les chrétiens une ville sainte. Elle avait été glorieuse autrefois de posséder l’Icône miraculeuse que le roi Abgar avait reçue, d’après la tradition, du Christ lui-même. Le basileus Constantin VII, le Porphyrogénète, avait acheté cette Image d’un émir arabe et l’avait fait transporter à Constantinople, mais on conservait encore dans les trésors des églises d’Édesse d’autres reliques presque aussi précieuses. Depuis le règne d’Héraclius, depuis quatre siècles, Edesse était perdue pour l’Empire. Maniakès eut l’ambition de la lui rendre. »

Par une sombre nuit d’orage, Sahnan, infidèle à l’Islam, alla, les clefs en main, livrer secrètement au chef byzantin, accouru en cachette avec quatre cents hommes d’élite, trois des plus fortes tours de l’enceinte d’Édesse, qui en comptait alors plus de cent quarante. Se prosternant devant lui, il lui fit hommage. Cette même nuit, le traître se retira à Samosate sur territoire de l’Empire avec sa femme et ses enfants. Quant à Maniakès, après s’être solidement installé avec les siens dans ces trois tours et les avoir transformées en hâte en une imprenable citadelle, il commença sur-le-champ, en attendant l’arrivée des renforts qu’il avait préparés, à attaquer de là le reste de la cité d’Édesse avec la dernière vigueur. Certainement le hardi chef byzantin avait installé sur les terrasses et les chemins de ronde de ces trois tours ses nombreuses machines de guerre, au moyen desquelles il couvrit la malheureuse cité sarrasine de ses projectiles lancés presque à bout portant. L’audace d’une telle attaque avec quelques centaines d’hommes contre une des plus grandes cités de la Haute Syrie, tient du prodige.

La population sarrasine épouvantée avait commencé par sortir précipitamment de la ville. Les Syriens de leur côté — par ces mots Mathieu d’Édesse entend les habitants chrétiens —, s’étaient retirés et fortifiés dans la grande église cathédrale de Sainte Sophie[52] avec leurs familles et leurs richesses. Bientôt les choses changèrent de face. A la première nouvelle de cette attaque extraordinaire, le puissant émir Nasser Eddaulèh de Mayyafarikin, suzerain d’Édesse, rassemblant tous ses contingents, était accouru une fois de plus au secours de la malheureuse cité. Bientôt il apparut avec une grosse armée sous ses murs, et grâce à la connivence de la population sarrasine, qui avait repris courage, certain presque aussitôt pénétrer dans la ville avec ses forces. Il mit incontinent le siège à la fois devant l’église de Sainte Sophie occupée par les Byzantins et devant le groupe des trois tours défendues par les guerriers de Maniakès.

Le siège de Sainte Sophie fut d’une terrible violence. Les catapultes des assaillants eurent bientôt raison du vieil édifice. Alors les soldats sarrasins jetèrent du feu à l’intérieur, ce qui fit périr une multitude de ceux qui s’y étaient réfugiés. Toutes les richesses de ces infortunés, toutes leurs provisions aussi devinrent la proie des flammes. Les déplorables survivants s’ouvrant un chemin les armes à la main, se réfugièrent auprès de Maniakès. Celui-ci, d’assiégeant devenu assiégé, opposait à l’ennemi une résistance extraordinaire. Suivant l’expression de Mathieu d’Edesse, il semblait que la nation entière des musulmans vint fondre sur le jeune héros chrétien, perdu avec ses quatre cents compagnons dans son étrange forteresse. Les émirs les plus considérables accouraient vers Edesse, « d’Egypte comme de Mésopotamie », tel Chibl, le puissant émir de Harran. Celui-ci fut la victime d’un envoyé de Maniakès, nommé Rouzar, qui sous prétexte de lui communiquer un message de son maître, lui asséna traîtreusement un coup de masse d’armes sur l’épaule, puis « avec la rapidité de l’aigle qui vole », franchit le fossé de la ville et réussit à se sauver malgré que son cheval eut été tué dans la lutte. Tel encore l’émir d’Alep Chibl Eddaulèh, une fois encore traître à son suzerain, l’émir Mahmoud de Damas, l’émir Mohammed de Homs qui est Émèse, le chef égyptien Azis, l’émir Ali de Membedj, Abdoullah de Bagdad, le puissant émir Koréïsch accouru de la lointaine Mossoul, un autre Nasser Eddaulèh venu de Pagh’èsch, cité du Douroupéran,[53] Hossein de Her, Goudan de Salamasd, ville très ancienne de la province de Gordjaïk, Ahi d’Arzen, l’Arzanène antique, Ahvarid de Zepon,[54] Ahlou de Bassora,[55] Vrîan de Guerguécéra ou mieux Djerdjeraïa, petite ville de l’Irak Araby, sur le Tigre, entre Bagdad et Wâsit, Schahvarid de Séboun, sans compter quarante autres émirs.

Nous devons à Mathieu d’Édesse cette curieuse et probablement incomplète énumération qui nous est une preuve pour le moins de l’importance du mouvement qui se dessina si soudainement en pays musulman pour porter secours à Édesse.[56] Tous ces pittoresques chefs du désert accouraient à la tête de leurs hordes guerrières. C’était comme une immense levée de boucliers de l’Islam qui se précipitait de toutes parts sur ce point perdu, où derrière les murailles disjointes de trois vieilles tours, luttaient pour leur basileus quatre cents héros chrétiens.

Attaqué sur ses derrières, attaqué par dedans, Maniakès, sur son haut rempart, se battait en désespéré. Tout le long de ce brûlant été, tous ces grands chefs sarrasins et leurs contingents poudreux rivalisèrent d’efforts pour s’emparer du jeune stratigos et de ses soldats dévoués. Mais que pouvaient ces mobiles escadrons du désert contre ces colossales tours de pierre? Nous n’avons, hélas, guère de détails sur cette lutte extraordinaire qui dut avoir un caractère épique. A peu près tout ce que nous en savons nous est raconté par le seul Mathieu d’Édesse. Skylitzès ajoute uniquement ceci qui donne une idée de l’intensité du drame: lorsque l’émir de Mayyafarikin et ses sauvages auxiliaires virent que, décidément, ils ne parviendraient pas à forcer l’audacieux envahisseur, trop fortement retranché et suffisamment approvisionné, ils voulurent, avant de se retirer, se livrer à une furieuse destruction de la ville d’Édesse pour en abandonner le moins possible aux vainqueurs. Ils y mirent le feu. Leur rage de destruction ne respecta ni les plus belles demeures des particuliers, ni même la grande mosquée.[57] Puis tous ces milliers de cavaliers, chargeant à dos de leurs milliers de chameaux tous les objets précieux que contenait cette cité, s’en retournèrent chez eux, laissant brûler l’immense ville.[58]

Quelque temps encore Maniakès dut continuer à se défendre contre les gens d’Édesse qui le harcelaient jour et nuit. Puis il finit par manquer de vivres et ne réussit plus à en introduire dans son repaire. Quittant ce premier château, il s’en alla avec ses hommes à travers la cité en flammes, à demi détruite, occuper l’autre citadelle, la véritable celle-là, l’antique et imprenable acropole, de Justinien, sise au nord-ouest de la ville, sur un haut rocher calcaire élevé de quatre-vingt dix mètres au-dessus de l’étang dit de la source d’Abraham et qui existe encore en partie aujourd’hui.[59] Mathieu d’Édesse donne encore de curieux détails presque fantastiques, détails certainement très exagérés, sur une tentative de ravitaillement imaginée par le basileus pour venir au secours de son héroïque lieutenant. Romain Argyros aurait eu, suivant cet auteur, l’idée étrange, pour remédier à la situation si fâcheuse de Maniakès, de faire transporter du pain à Édesse à dos d’hommes et de faire escorter ce convoi par soixante mille soldats! Mais ceux-ci avaient été taillés en pièces par un certain Schebib[60] à Barsous et poursuivis jusqu’à Tisnatzos, localité que je ne suis pas parvenu à identifier. Tout ce récit est certainement très amplifié.

Il est certain cependant que des troupes de secours finirent par accourir de Samosate et que Maniakès et les siens, délivrés de tant d’angoisses, se virent enfin libres d’occuper la totalité de la grande cité, ainsi miraculeusement retombée aux mains des chrétiens.

C’était une conquête très précieuse pour les armes impériales, car la prise d’Edesse replaçait sous le pouvoir des Byzantins toute la rive gauche de l’Euphrate, et Édesse par elle-même était une des plus importantes et populeuses cités de cette région, centre d’un immense trafic de caravanes. Maniakès y transporta le siège de son commandement de Samosate et le basileus tira dorénavant, chaque année, de cette nouvelle conquête, la somme considérable de cinquante livres d’or. Dans cette grande place de guerre projetée connue un éperon en plein monde musulman, le héros Maniakès devint plus que jamais la terreur des Sarrasins. Par ordre du basileus, Édesse eut une garnison de dix mille cavaliers, les brèches des murs furent réparées et les avances de l’émir de Mayyafarikin, qui voulait racheter cette magnifique conquête, dédaigneusement repoussées. Aboulfaradj ajoute qu’à ce moment les troupes chrétiennes, ayant ravagé les territoires d’Acsas, de Harrân, l’ancienne Carrhæ, et de Saroudj, c’est-à-dire tout le pays au sud d’Édesse, forcèrent Bar Waththèb, scheik des Arabes Numérites, à leur payer tribut et Hassan, gouverneur de la Syrie du Nord pour le Khalife du Caire, à faire sa soumission. Ces renseignements très vagues nous font du moins deviner quelle prépondérance la prise d’Édesse avait restituée aux Byzantins dans ces régions depuis longtemps déshabituées de leur présence. « Ce nouvel exploit, dit M. Bréhier, accrut encore les faveurs dont le jeune capitaine était l’objet. Ce fut probablement à cette époque qu’il prit rang dans la noblesse de cour et reçut le collier d’or enrichi de pierres précieuses, insigne de la dignité de protospathaire.

Il se maria et acquit de grandes propriétés en Asie Mineure. L’ancien valet d’armée, le misérable émigré d’autre fois était entré, grâce à son courage, dans cette noblesse qui cherchait au onzième siècle à acquérir la puissance territoriale et formait en Asie Mineure une véritable féodalité. Les parvenus n’étaient pas toujours bien accueillis dans ce cercle aristocratique et Maniakès dut essuyer les dédains de ces descendants des vieilles familles. Ses domaines étaient précisément bornés par ceux de Romain Skléros dont les ancêtres occupaient depuis deux siècles les plus hautes charges de l’Empire et dont l’aïeul avait autrefois disputé la couronne au grand Basile. Des dissentiments éclatèrent entre les deux voisins. A cette distance de Constantinople, les grands propriétaires étaient de vrais souverains. Aucune loi n’existait plus pour eux. Aussi, à la suite d’altercations violentes, Maniakès résolut de se débarrasser de son rival, et Skléros aurait couru un danger sérieux s’il n’avait pris le parti de s’enfuir à la hâte. Cette querelle, nous le verrons, eut plus tard pour son adversaire les plus graves conséquences. »

Ce fut seulement sous le règne de Michel le Paphlagonien que Maniakès, bien malheureusement pour les affaires des Chrétiens, fut transféré de son commandement d’Édesse dans celui de la lointaine province du Vaspouraçan, de formation toute récente, cruellement exposée aux incessantes incursions de la terrible nation des Turcs. Il fut, à ce moment, remplacé à Edesse par Léon Lépendrinos.[61]

Mathieu d’Édesse dit que la joie du basileus Romain fut grande à la nouvelle de la prise d’Édesse et qu’elle fut partagée par tous les fidèles du Christ, « car, dit cet auteur, les Arabes n’avaient jusque-là cessé d’inquiéter les Grecs sur la route de Samosate à cette ville et en avaient massacré un nombre incalculable dont les ossements restaient gisants par monceaux. » Sur cette route si longue, on ne rencontrait que la seule forteresse de Ledar. Depuis lors, chaque année, des troupes de relève furent envoyées à Édesse.

Le traître Salman et sa famille, mandés à la cour du basileus, se firent chrétiens. On leur conféra de hautes dignités avec le commandement de plusieurs districts. Arisdaguès de Lasdiverd dit que le transfuge fut créé par Romain patrice et « anthypatos » et que sa femme fut comblée d’honneurs et de distinctions.

Parmi le grand butin pris dans Édesse par les soldats de Maniakès, il faut faire une place à part à une relique insigne dont l’a conquête demeure infiniment illustre dans les fastes des guerres orientales en comblant de joie les innombrables dévots de l’Empire. « Maniakès, raconte Skylitzès, trouva à Édesse la Lettre olographe écrite en langue syriaque par Notre Maître et Seigneur Jésus-Christ au roi Abgar et l’envoya au basileus Romain à Constantinople ». Une autre célèbre relique d’Édesse, je l’ai dit déjà, avait, près d’un siècle auparavant, sous Romain Lécapène, pris, elle aussi, le chemin de la Ville gardée de Dieu.[62] Je veux parler du Saint Suaire de Jésus-Christ, autrement dit l’Image d’Édesse, une des reliques les plus vénérées dans tout l’Orient. Cela avait été pour Romain Lécapène un coup de fortune de pouvoir mettre la main sur un pareil trésor.[63]

L’arrivée de la Lettre du Christ fut célébrée à Constantinople par des fêtes splendides. « Le basileus, dit Yahia, le patriarche, tous les dignitaires sortirent processionnellement à sa rencontre. Romain reçut la sainte missive à genoux avec les démonstrations de la plus humble dévotion et la plaça au Palais Sacré à côté des plus illustres reliques qui s’y trouvaient déjà assemblées. Il fit faire des deux lettres une traduction en grec et une en arabe.

Nos renseignements sur ces faits si curieux sont, on le voit, bien clairsemés. Bien qu’il semble qu’à ce moment Maniakès fut entré définitivement en possession d’Édesse, le seul Skylitzès [64] parle pour cette même époque d’une nouvelle expédition de Romain contre les Arabes de Syrie. Quelles furent les raisons qui purent décider le basileus déjà vieilli, fatigué, même malade à entreprendre une fois de plus, à la tête de l’armée, cette marche, si longue, si pénible, si dangereuse de Constantinople au-delà du Taurus? Hélas nous n’en savons rien absolument. Probablement l’effort du monde musulman pour prêter assistance à Edesse, effort que nous ne pouvons que deviner par la longue énumération, dans Mathieu d’Edesse, des chefs de l’armée de secours, avait été beaucoup plus considérable et plus redoutable qu’on ne pourrait le supposer. Dans notre complète ignorance, force nous est de ne donner sur cette seconde expédition impériale, si obscure que le texte même si bref de Skylitzès, en nous gardant de vouloir l’interpréter tant que nous ne serons pas en possession de documents nouveaux, ce qui n’arrivera hélas probablement jamais! Voici exactement ce que rapporte le chroniqueur byzantin:

« A une époque qui, par la place même que ce récit occupe dans la Chronique, semble correspondre au printemps de l’an 1032, le basileus Romain se mit précipitamment en campagne pour une nouvelle expédition en Syrie.[65]Le basileus, — qui très certainement avait suivi la route ordinaire par Kotyaion et Polybotos – venait d’arriver à Mesanakta qui est Dipotamon, vaste domaine impérial proche du lac des Quarante Martyrs lorsqu’il fut rejoint dans cette localité par les plus graves nouvelles de la capitale. La basilissa Zoé, qui, probablement, avait été investie de la régence en son absence, lui mandait qu’elle avait été informée par le métropolitain Théophane de Salonique, nous ignorons dans quelles circonstances, d’une conspiration nouvelle ourdie bien extraordinairement, semble-t-il, entre l’infortuné Constantin Diogène, prisonnier au Stoudion dans les conditions que l’on sait, et la non moins infortunée princesse Théodora, captive elle aussi dans un monastère et dont le nom continuait, on le voit, à être incessamment mêlé à toutes ces intrigues. C’était toujours sur la légitimité de la vieille femme que tous les mécontents cherchaient à s’appuyer. Chose plus étrange encore: les deux conspirateurs, l’ancien généralissime des guerres de Bulgarie et la vieille Porphyrogénète devaient, paraît-il, se réfugier en Illyrie, c’est-à-dire probablement gagner par mer Dyrrachion, peut-être pour y faire proclamer la princesse et tenter de là, en s’appuyant sur les Serbes révoltés, une marche sur Constantinople à la tête de leurs partisans. Deux hauts prélats, ajoutait le dénonciateur, étaient de connivence avec eux: le propre métropolitain de Dyrrachion, probablement une des rimes du complot, et l’évêque de Périthéorion, petite cité de Thrace dépendant de la métropole de Trajanopolis.[66] La basilissa avait fait aussitôt arrêter Constantin Diogène et les deux prélats. Constantin, malgré tant de hauts faits, tant de services rendus, avait été soumis à la question au Palais des Blachernes en présence du préposite Joannès, celui-là même qui, plus tard, devait être si célèbre sous le nom de Jean l’Orphanotrophe sous le règne de son frère le futur basileus Michel IV. Le malheureux, poussé par le désespoir de ses terribles souffrances, craignant aussi de livrer les noms de ses complices, s’était précipité du haut des murs de sa prison. On l’avait relevé le crâne brisé et sa lamentable dépouille avait été enfouie au champ maudit des suicidés. Quant à ses deux complices, les deux prélats, la basilissa n’avait rien trouvé de mieux que de les expédier enchaînés à son époux en compagnie des messagers chargés de lui faire part de ces fâcheuses nouvelles. Le basileus, ajoute simplement Skylitzès, les fit mettre en liberté. Peut-être le clément Romain était-il moins vindicatif à l’égard de la pauvre Théodora que son impérieuse épouse qui, obsédée par la jalousie, voyait sa sœur toujours conspirant. Skylitzès ne nous dit pas ce qu’on fit de la malheureuse princesse après ce nouveau drame. Très probablement elle continua à mener sa triste existence de nonne au couvent du Pétrion où elle fut encore plus strictement surveillée bien qu’elle ne fût plus guère dangereuse.

Il semble que le basileus, probablement retenu à Mesanakta par tous ces inquiétants messages, désireux de ne pas s’enfoncer plus avant du côté de la Syrie avant que tout ne fût rentré dans l’ordre dans la capitale, fit dans cette lointaine cité d’Asie un assez long séjour.

D’après le récit de Skylitzès, il parait bien qu’il s’y trouvait encore à la date du 28 juillet, journée qui fut, au dire de ce chroniqueur, marquée par l’événement que voici: « Ce jour-là, dit-il, un vendredi à deux heures de la nuit, une étoile — probablement un bolide traversa le firmament dans la direction du sud au nord, illuminant de sa lumière toute la contrée. »

L’écrivain superstitieux ajoute que, peu après ce phénomène redoutable, on annonça simultanément divers échecs des armées impériales, échecs que très certainement, suivant lui, cette lueur miraculeuse prédisait. Non seulement les Arabes que le basileus allait précisément combattre avaient, paraît-il, une fois de plus semé la dévastation dans tous les districts frontières, toute la vallée du Haut Euphrate jusqu’à Malatya, l’antique Mélitène, bien au nord de Samosate,[67] mais encore la nouvelle autrement inquiétante était également parvenue à Mesanakta que la barbare nation des Petchenègues, demeurée depuis quelque temps tranquille sur l’autre rive du Danube sans faire autrement parler d’elle, venait de franchir une fois de plus ce fleuve en grandes masses et ravageait maintenant les campagnes de la Bulgarie trans-balkanique. C’était là un fait infiniment grave, car les Petchenègues étaient des adversaires fort redoutables qu’on avait cru bien à tort pacifiés à jamais depuis les temps lointains de la régence de Tzimiscès.

Ce n’était pas tout encore. En même temps les hauts fonctionnaires impériaux du thème d’Illyrie mandaient au basileus une autre calamité pour le moins aussi grave! Une flotte immense de corsaires sarrasins venus des rivages d’Afrique, très probablement aussi de Sicile, plus de mille bâtiments, montés par d’innombrables guerriers maghrébins, avait paru subitement dans la mer Adriatique. Une foule d’îles, beaucoup de lieux habités sur le littoral avaient été cruellement pillés et saccagés, réduits en déserts par ces hordes infernales. Maintenant celles-ci venaient de débarquer dans la riche, paisible et grande île de Corfou et ces bandes abominables mettaient à feu et à sang les campagnes sans défense de cette terre si belle.

Nous ignorons presque tout de l’issue de ces agressions de ces diverses nations barbares contre la sécurité de l’immense Empire, tant sont, hélas, misérables nos sources d’information. Skylitzès dit seulement que les Sarrasins de Mésopotamie et les Petchenègues du Danube qui avaient les uns comme les autres insolemment violé les frontières de l’Empire purent se retirer sans dommage après avoir saccagé tout à leur aise les terres chrétiennes, mais qu’il n’en fut point ainsi des corsaires d’Afrique apparus dans l’Adriatique avec cette flotte immense.

Attaqués simultanément par les forces de la naissante république de Raguse, pour la première fois ici figurant dans l’histoire, unies aux troupes impériales accourues sous le commandement du patrice Nicéphore Karanténos « stratigos de Nauplie »,[68] c’est-à-dire gouverneur du thème du Péloponnèse, beau-frère du basileus, les Sarrasins furent, malgré la grande disproportion des forces, taillés en pièces. Dans une ou plusieurs batailles navales dont nous ignorons tout, hélas, la plupart de leurs navires furent détruits et le patrice certain envoyer au basileus un présent de cinq cents esclaves arabes enchaînés. La malchance qui poursuivait ces pirates de la mer ne s’arrêta point là. Sur la route du retour, presque tous ceux de leurs bâtiments qui subsistaient encore furent brisés par une tempête dans les parages de la Sicile. Il y a probablement dans ces indications de Skylitzès de fortes exagérations. Il n’en est pas moins certain que cette redoutable expédition de corsaires éprouva un échec complet.

A tous les maux de la guerre répandus sur tant de points de ces mouvantes frontières se joignaient à ce moment ceux d’une terrible famine qui désola, paraît-il, l’ensemble des thèmes d’Asie durant que le basileus y séjournait. Les deux chroniqueurs, Skylitzès et Zonaras, citent comme ayant été plus particulièrement éprouvés par cette calamité les thèmes riverains de la Mer Noire, plus la Cappadoce et le thème arméniaque.

Mathieu d’Édesse insiste, aussi sur l’horrible famine qui régna en Arménie à cette époque.[69]. Les gens mouraient comme des mouches. On vendait femme et enfants pour se procurer une misérable nourriture. Les souffrances étaient telles que les malheureux expiraient sur les routes et dans les champs. La peste naturellement se mit de la partie. Pour comble d’horreur, des nuées de sauterelles dévorèrent toutes les semences et les fruits de la terre.[70]. Le dimanche 13 août enfin, à une heure de la nuit, un terrible tremblement de terre épouvanta les populations de l’Empire déjà énervées par tant de maux.[71].

Tant de causes de troubles, tant de périls sur les frontières, tant de malheurs accumulés, ne permettaient pas au basileus de poursuivre ses projets de revanche en Syrie. Il se décida à regagner en hâte Constantinople, où son absence se faisait si durement sentir. Nous ignorons si les troupes qui l’accompagnaient poursuivirent leur course vers Antioche. Skylitzès raconte seulement en passant que tout le long de la route du retour à travers les thèmes d’Asie, le basileus fit la rencontre émouvante de groupes d’habitants errants et faméliques. Chassés par la famine accrue par les terribles dégâts des sauterelles, mourant littéralement de faim, vendant leurs enfants pour vivre, ils marchaient à l’aventure, cherchant une nouvelle patrie où ils trouveraient de quoi se nourrir, voulant dans leur ignorance naïve franchir le Bosphore pour aller habiter en Europe la grande plaine de Thrace où ils espéraient trouver plus de bien-être. Ce spectacle douloureux, fit une impression profonde sur l’âme de cet empereur charitable. Il fit faire à ces foules lamentables d’abondantes distributions de vivres et d’argent, jusqu’à trois sous d’or par tête, somme bien considérable, semble-t-il, pour être vraie. Ainsi, il décida ou plutôt contraignit tous ces malheureux à regagner leurs misérables demeures. Ces bandes infortunées trouvèrent, parait-il, encore plus de secours dans l’inépuisable charité de l’évêque Michel d’Ancyre. Ce saint prélat se couvrit d’une gloire méritée en n’épargnant ni souris, ni dépenses pour sauver tant de pauvres gens du double fléau de la peste et de la famine.

Le basileus rentra dans le courant de l’hiver de l’an 1033 dans la capitale. Il la trouva encore fort émue du grand tremblement de terre qui avait causé tant de ruines au mois d’août. Sa première épouse Hélène, étant sur ces entrefaites morte au monastère où elle s’était enfermée pour y cacher sa douleur, il fit distribuer à cette occasion de très abondantes aumônes, dans le désir pieux d’obtenir de nombreuses prières pour l’âme de la défunte.

Le printemps de l’an 1033 fut marqué, au dire de Skylitzès et de Zonaras, par une seconde grande victoire du patrice Nicéphore Karanténos contre une nouvelle agression de la flotte de Sarrasins africains qui s’était signalée l’an dernier par ses déprédations dans l’Adriatique et à Corfou. Cette flotte, reconstituée au même chiffre de mille navires, et montée par dix mille guerriers, fut de nouveau cruellement battue par l’heureux stratigos qui envoya cette fois encore cinq cents prisonniers enchaînés à Constantinople.

Ou bien la première victoire a été très exagérée par ces chroniqueurs, puisque la flotte n’avait pas été complètement détruite, ou, ce qui parait en somme plus probable, il y a là quelque confusion, et il ne s’agissait, en somme, que d’une seule et même affaire. Ce qui le ferait croire, c’est que, toujours suivant Skylitzès, à la fin de cette même année, Nicéphore Karanténos aurait remporté un troisième succès sur les corsaires sarrasins. Cette fois, le nombre de prisonniers expédiés au basileus fut de six cents. Un fait est certain: c’est que la flotte impériale finit par avoir raison de ces audacieux écumeurs des mers.

On se rappelle que la célèbre église de la Résurrection ou du Saint Sépulcre de Jérusalem, avait été horriblement détruite et renversée jusqu’aux fondements ainsi qu’une foule d’autres édifices pieux de cette cité dans les années 1009 et 1010 par ordre du terrible ennemi des Chrétiens, le Khalife d’Égypte, l’insensé Hakem, devenu le Dieu adoré par les Druses.[72] Cette destruction impitoyable avait eu par tout l’Occident un immense retentissement. Hakem avait disparu le 13 février de l’an 1021, âgé de 31 ans seulement. Son successeur, Al Zahir, fils d’une chrétienne, avait traité les disciples du Christ avec moins de cruauté. Même Skylitzès affirme que, vers cette époque de l’an 1033, il autorisa la reconstruction du temple du Saint Sépulcre. Le basileus Romain prit activement à coeur cette oeuvre pie et envoya à cet effet à Jérusalem des sommes très importantes. Les travaux étaient complètement engagés lorsqu’il mourut. Skylitzès dit qu’ils ne furent achevés que sous le règne de Michel IV, son successeur. Ils ne le furent, en réalité qu’en l’an 1048 sous Constantin Monomaque, grâce au mauvais vouloir fanatique persistant du gouvernement chiite du Caire.[73]

Cette année 1033 fut encore marquée par une nouvelle conspiration contre le basileus, signalée par le seul Skylitzès. C’est la cinquième indiquée par les chroniqueurs pour ce règne, sans compter celles dont le souvenir ne nous a pas été conservé. C’était bien probablement toujours la situation irrégulière de la basilissa Zoé vis-à-vis de sa sœur Théodora, maintenue à l’écart du trône malgré ses droits légitimes, qui encourageait les conspirateurs. Pour ce complot de 1033, nous ne possédons pas autre chose que ces lignes de même « Basile Skléros, fils de Romain, marié à une des sœurs du basileus, le même qui avait eu les yeux crevés par ordre du défunt basileus Constantin, personnage de caractère inconstant et versatile, bien qu’il eut été comblé de bienfaits par Romain Argyros et élevé par lui à la haute dignité de magistros, ourdit contre lui une conspiration. Lui et sa femme, bien que très proches parents du basileus, furent chassés de la ville et envoyés en exil » — certainement dans quelque monastère. Nous n’en savons pas plus.

Toujours dans cette année 1033, la frontière d’Orient fut le théâtre de divers faits d’armes, Ibn Zaïrack, l’émir de Tripoli, le Pinzarach des chroniqueurs byzantins, dont j’ai parlé à plusieurs reprises, qui avait, on se le rappelle, accepté la suzeraineté byzantine, avait été, deux ans auparavant, assailli avec tant de violence par des forces égyptiennes, qu’il avait dû abandonner sa cité et se réfugier auprès du basileus. Tripoli avait été aussitôt occupée par les troupes du Khalife du Caire. Romain se montra plein de sympathie à l’endroit de ce vassal détrôné. La politique impériale dans le Sud exigeait qu’on ne le laissât pas ainsi chasser de chez lui uniquement parce qu’il était l’allié de Byzance. Il fallait le venger sur l’heure et le réintégrer dans sa capitale.

L’état de guerre contre les troupes d’Égypte reprit donc toute son intensité en ces parages. Tandis que le grand hétériarque Théoctiste, à la tête des bataillons mercenaires étrangers et de forces nombreuses, ramenait l’émir Ibn Zaïrack en Syrie et le réintégrait par force dans sa principauté, une flotte grecque commandée par le protospathaire Teknéas d’Abydos ou l’Abydénien, faisait voile directement pour l’Égypte avec la mission d’exercer le plus de ravages dans le delta du Nil, puis d’attaquer si possible la grande cité maritime d’Alexandrie! Certainement le basileus Romain, malgré tant d’échecs si sérieux, rêvait encore grand. Il y avait beau temps qu’aucun armement byzantin n’avait été dirigé vers la côte de cette redoutable Égypte sarrasine avec un programme aussi audacieux. Il fallait que le basileus et ses conseillers eussent, par les rapports de leurs espions, reçu des informations bien précises sur l’état de faiblesse dans lequel le Khalifat d’Égypte était tombé sous le gouvernement d’Al Zahir. Teknéas et sa flotte, après une traversée heureuse, parurent devant Alexandrie stupéfaite. Les soldats orthodoxes insultèrent de loin la grande cité sarrasine dont les richesses fabuleuses jouaient un si grand rôle dans les récits légendaires de l’époque. Hélas, les choses en demeurèrent là! Probablement Teknéas estima que le basileus avait été mal renseigné et que ses troupes de débarquement n’étaient pas assez nombreuses. Il se borna, paraît-il, à saisir de nombreux navires sarrasins, mais nous ignorons même s’il les prit en bataille rangée ou si ce fut une simple course de corsaires. Il revint sain et sauf avec toute sa flotte, rapportant un grand butin. Nous n’en savons pas davantage sur cette curieuse expédition byzantine contre les rivages égyptiens même est seul à nous en parler et, chose étrange, les sources musulmanes n’en soufflent mot.

Nous sommes, par hasard, un peu mieux renseignés sur l’émir de Tripoli, Ibn Zaïrack, ce Pinzarach des Byzantins souvent cité déjà. L’auteur anonyme, tant de fois nommé, du récit contemporain si précieux connu sous le nom de « Cecaumeni Strategicon »[74] a, par un hasard pour nous très précieux, consacré son chapitre deux cent vingt et unième, intitulé « Histoire d’un étranger »,[75] à ce petit prince sarrasin. Ce passage est si curieux que je n’hésite pas à le reproduire en entier:

« Il y avait une fois, dit l’écrivain anonyme, un dynaste arabe nommé Apelzarach,[76] qui vint trouver le basileus, notre seigneur Romain. Après avoir été comblé par ce prince de dons considérables et d’honneurs, il fut envoyé par lui dans son pays.[77] Plus tard, il refit le même voyage, mais cette fois la réception qui lui fut faite fut tout à fait disgracieuse, à tel point qu’il voulut s’en retourner de suite, ce à quoi le basileus ne consentit point. Il passa ainsi deux années dans la capitale s’attendant chaque jour à être envoyé en exil, même à un pire destin. Puis, au bout de ce temps, le basileus lui permit enfin de rentrer chez lui. Comme il s’en retournait et qu’il venait de franchir le Pont de Fer [78] au delà d’Antioche, il appela tout son monde, et se prenant la tête dans les mains, s’écria: « Qu’est ceci? » Eux, riant, lui répondirent: « Mais, c’est votre tête, mon seigneur », « Eh bien, reprit-il, je remercie Dieu d’avoir, ayant encore cette tête sur les épaules, pu franchir le détroit à Chrysopolis[79] et atteindre les frontières d’Arabie! »

« Qui tend le pied peut faire tomber autrui, tombe lui-même à terre victime de sa propre faute! ». « Ainsi, poursuit le narrateur anonyme, faut-il toujours parler et agir droitement et se contenter de ce qui t’appartient en propre! Si un jour l’envie te prend d’aller adorer dans son palais la Majesté impériale, ou encore d’aller te prosterner dans les saints temples ou, tout uniment, admirer la Ville Reine et le palais du prince, exécute une fois ce projet, mais garde-toi de recommencer une seconde, sous peine de ne plus être reçu en ami, mais bien en esclave. »

Dans sa préciosité byzantine ce chapitre est instructif. Il nous fait voir clairement que, lors de son second voyage, le pauvre émir tripolitain fut considéré à Constantinople comme un hôte aussi importun que peu désiré. Ce ne fut que par pur intérêt politique que Romain, bien à contrecœur, s’employa à replacer sur son trône un vassal auquel il témoignait une défiance telle, que celui-ci pouvait remercier Dieu avec effusion de lui avoir conservé la tête sur les épaules lors de sa seconde visite dans la capitale.

A l’autre extrémité de la mouvante frontière d’Asie, en face de l’immensité musulmane, Skylitzès nous fait encore part, pour cette année 1033, d’un autre fait de guerre important. Le chef arabe Alim, gouverneur ou châtelain de la forteresse de Pergri, dans les marches d’Arménie, aujourd’hui la ville de Barkiry, dans le pachalik de Van, livra sa cité au patrice Nicolas le Bulgare, surnommé Chrysélios,[80] commandant les troupes impériales en ces parages, et expédia son fils en ambassade auprès du basileus, espérant recevoir incontinent de celui-ci, pour prix de sa trahison, la dignité de patrice avec d’autres dons et honneurs. Mais le jeune chef sarrasin, arrivé à Byzance, y trouva Romain de plus en plus gravement malade. Pas plus au Palais qu’à la Ville on ne fit la moindre attention à lui. Il s’en alla furieux, et, aussitôt de retour à Pergri, conseilla à son père de tenter de reprendre aux Grecs la forteresse qu’il leur avait si inutilement cédée. Alim n’hésita pas à suivre cet avis. Il entra secrètement en pourparlers avec les autres dynastes turcs de la région[81] et, grâce à l’appui matériel qu’ils lui fournirent, grâce aussi à l’incurie et à la négligence de Chrysélios, à qui le basileus avait confié la garde de cette conquête, il réussit à pénétrer nuitamment dans la ville. Ce dut être pour les Grecs un grand désastre. Skylitzès affirme que six mille impériaux furent massacrés en cette nuit funèbre. Il ne dit pas ce que devint le Bulgare Chrysélios. En faisant la part de l’exagération, il n’en reste pas moins le fait certain d’un grave échec des armes byzantines.

Le basileus ne pouvait demeurer sous le coup d’un aussi sanglant affront sur cette frontière si difficile à défendre contre le perpétuel effort de l’agression sarrasine. Le patrice Nicétas Pégonitès,[82] nommé en remplacement de Chrysélios, fut de suite envoyé par Romain, déjà presque mourant, pour faire le siège de Pergri avec toutes les forces de la région, « augmentées, dit Skylitzès, de troupes russes ». C’était bien là certainement la fameuse « droujine » russe de six mille hommes[83] qui, pour lors, on le sait, ne cessait de servir sur la frontière d’Asie.[84]

Après un siège sur lequel nous n’avons, hélas, aucun détail, le général impérial et ses redoutables mercenaires reprirent de vive force la forteresse sarrasine. Alim le traître et son fils furent mis à mort.[85]

Nous ne savons, comme toujours, que peu de chose sur les relations entre l’empire byzantin d’une part, les royaumes de Géorgie et d’Arménie de l’autre, sous le règne de Romain Argyros, En tout cas, ce basileus semble n’avoir guère été favorable à ces deux nations, car leurs historiens, je l’ai dit, parlent de lui avec une sorte de haine. De plus en plus, depuis les premières annexions du grand Basile, se dessinait dans l’esprit des gouvernants, à Byzance, la résolution bien arrêtée d’en arriver le plus rapidement possible à l’absorption de ces deux monarchies féodales bouleversées par des crises intestines continuelles, exposées sur leurs frontières orientales à l’attaque de plus en plus incessante des féroces envahisseurs turcs. Le roi Kéôrki d’Ibérie, d’Aphkhasie ou Géorgie, ou encore des Karthles, étant mort tout jeune, avait, on l’a vu, été remplacé sur le trône sous le règne du précédent basileus, par son fils Pakarat,[86] quatrième du nom, qui venait de passer trois ans à la cour du grand Basile en qualité d’otage. Le petit roi, monté sur le trône à l’âge de neuf ans, sous la tutelle de sa mère, la reine Marie ou Mariam, d’origine alaine, et qui devait en règner quarante-cinq, jusqu’en l’an 972, avait eu des débuts fort agités. J’ai raconté au règne précédent l’exode des « aznaours » hostiles sur territoire grec dès la première année du gouvernement du nouveau roi, l’invasion de la Géorgie par une armée byzantine, les démêlés incessants enfin du pauvre Pakarat et de ses conseillers avec ses turbulents vassaux.

A la mort du basileus Constantin VIII et à l’avènement de sa fille Zoé, dit l’Histoire de la Géorgie, le catholicos Melkisédec se rendit à nouveau à Constantinople auprès du basileus Romain qui l’accueillit avec la plus grande faveur et lui fit don pour sa cathédrale de Koutaïs d’ornements religieux, d’icônes, de croix, de vêtements sacerdotaux, après quoi le vénérable prélat revint dans son pays et son diocèse.

Cette ambassade du chef de l’Église géorgienne avait certainement été voulue par la régente pour se concilier la faveur du nouveau basileus et le prier de faire cesser l’état de guerre presque incessant entre l’Empire et le royaume géorgien sous le règne de son défunt époux et aussi sous celui du basileus Constantin. La reine Mariam, qui semble avoir été une princesse sage autant que bien conseillée, tenait avant tout pour son jeune fils à l’alliance byzantine. La preuve en est cette union qu’elle lui avait fait contracter dès qu’il fut en âge de se marier, avec une nièce du basileus, nommée Hélène. On se rappelle que ce dernier n’avait pas de fille. J’ai parlé déjà de ce mariage essentiellement politique entre le jeune roi de Géorgie et la princesse byzantine qui eut lieu dans la troisième année du règne de Romain Argyros, c’est-à-dire dans les tous derniers jours de l’an 1030 ou dans le cours de l’an 1031. Pakarat IV devait avoir, à cette époque, douze ans à peine. Certainement, comme c’était si souvent le cas alors en Orient, le mariage ne fut pas aussitôt consommé.

Le récit de ces événements dans l’Histoire de la Géorgie diffère beaucoup de celui des Byzantins. Il semblerait, d’après ces derniers, que le mariage ait été arrangé par correspondance ou par quelque ambassade et que la jeune fiancée soit allée après cela de Constantinople rejoindre à Koutaïs son royal époux. dans l’Histoire de la Géorgie tout au contraire, il est parlé d’un voyage de la reine régente à Constantinople. Voici ce curieux passage: « Après l’avènement du petit roi Pakarat et dans la troisième année du basileus Romanos, la bienheureuse reine Mariam, mère de Pakarat, roi des Aphkhases et des Karthles, se revêtit de force et de courage, car elle était fille des grands et puissants rois Arsacides.[87] Elle s’en alla en Grèce, à Constantinople, en présence du basileus Romanos, pour ménager paix et union en faveur de l’Orient,[88] pour qu’il n’y eut plus de guerre contre la nation des Karthles, et pour que les pauvres jouissent de bons traitements et de tranquillité, et pour demander pour son fils suivant l’usage la dignité de curopalate — on sait que cette haute dignité de la cour byzantine était héréditaire dans la maison royale de Géorgie[89] — et les prérogatives de sa maison et aussi pour chercher une épouse pour le roi Pakarat ».

Sans ce récit du chroniqueur national anonyme, nous ignorerions ce curieux voyage de la régente dans la Ville gardée de Dieu. Hélas, il ne s’y trouve aucun détail ni sur la traversée de la Mer Noire par l’intrépide princesse ni sur la réception sans doute très brillante qui lui fut faite au Palais Sacré par le basileus et son impériale épouse. L’historien Wakhoucht dit seulement que Romain Argyros donna en dot à sa nièce un des clous de la Passion de notre Sauveur, la sainte Icône dite d’Okona[90] et beaucoup d’autres richesses de ce genre, joyaux inestimables.

L’Histoire de la Géorgie poursuit en ces termes son récit « Quand la reine Mariam se fut présentée au basileus, celui-ci s’empressa de satisfaire à ses demandes. Il lui accorda un traité solennel et authentique d’alliance et d’amitié, scellé de sa bulle d’or. Il conféra au jeune roi Pakarat les honneurs du curopalatat et lui donna pour épouse la reine Hélène. En revenant dans le royaume de son fils, au pays de Tao, qui est le Daik’h, la reine apporta à ce prince son nouveau titre et célébra ses noces. On lui imposa la couronne bénite ». Ce mariage eut, du reste, une issue fort malheureuse. La pauvre jeune reine mourut à Koutaïs, semble-t-il, bien peu après son mariage, et son royal époux se remaria avec la princesse Boréna, fille du roi des Osses.

Il existe dans la province arménienne de Chirag, sur la muraille de l’église de Marmaraschen, une belle inscription lapidaire en langue arménienne, mentionnant une donation faite à cette sainte maison par cette reine Mariam qui semble avoir si bien défendu la monarchie de son fils. Elle s’y intitule « Marie, reine des Aphkhases et des Géorgiens, fille du grand Sénékhérim, petite-fille de Kakig, roi d’Arménie et de la reine Gadaï ou Katramide ». Elle donne à cette église, « célèbre dans l’univers », le village de Darouts, « pour la rémission des péchés de mon aïeul Kakig et de Gadaï ma grand’mère ».[91]

Le basileus Romain ne semble pas avoir continué longtemps sa protection et sa bienveillance à la reine Mariam, à son fils le curopalate et à leur nation, pas plus, du reste, qu’au royaume voisin d’Arménie. Nous avons vu déjà qu’en allant en Syrie lors de sa première expédition dans ces régions, il fit pourchasser et molester dans la Montagne Noire, en Caramanie, les religieux solitaires arméniens et envoya en exil le patriarche Bar Abdoun et ses évêques. En même temps il s’interposait à nouveau d’une façon tout à fait hostile dans les affaires intérieures de la Géorgie. C’est toujours par la même Chronique nationale que nous connaissons ces faits. Voici ce qu’elle raconte « Il existait un autre fils du défunt roi Kéôrki, plus jeune que Pakarat IV et qu’il avait eu d’une seconde femme, nommée Aida, fille du roi des Osses, certainement une simple concubine puisqu’elle se trouvait encore vivante du temps de la reine Mariam. Ce prince, nommé Démétré,[92] était en résidence à Anacophia[93] d’Abasgie, très fort château situé tout au nord de la Circassie actuelle, sur la Mer Noire, à soixante kilomètres environ de Taman. »

Démétré était encore fort jeune. Un complot se trama entre un certain nombre d’« aznaours » pour le nommer roi à la place de son frère Pakarat, mais il échoua par l’énergique résistance de ce dernier, de sa mère et des premiers personnages ou « thawads » du royaume. Forcé de fuir, le prince rebelle se réfugia auprès du basileus Romain, auquel il fit hommage pour sa ville d’Anacophia, « qui fut, dès lors, dit la Chronique, et jusqu’à présent,[94] perdue pour le roi des Aphkhases ». Les Byzantins racontent ces faits à peu près de la même manière. Ils disent que Démétré était alain de nation, ce qui s’accorde bien avec son origine osse indiquée par l’Histoire de la Géorgie. Ils placent la remise au basileus du « kastron » d’Anacophia à l’an 1033 et attribuent la responsabilité de cet acte à la princesse Alda au nom de son fils, trop jeune encore pour faire fonction de souverain. Ils ajoutent que cette princesse rechercha l’alliance du basileus, qui éleva son fils à la très haute dignité de magistros. Toujours le même système de diviser pour mieux opprimer ces petites nationalités.

Du royaume d’Arménie, en dehors du peu que j’ai dit, nous ne savons rien, ou presque rien, sous ce règne du basileus Romain. Jean Sempad et son frère, Aschod le Brave,[95] Pagratides, régnaient alors conjointement sur ce pays déchiré par les querelles féodales et sans cesse menacé par l’invasion seldjoukide. Le seigneur Pierre ou Bédros, était encore catholicos d’Arménie. Constantin VIII, au moment de sa dernière maladie, se sentant près de sa fin, avait, dit l’historien national Tchamtchian, désiré qu’on lui présentât quelque pieux religieux arménien, digne d’être chargé par lui d’une mission délicate auprès de son souverain. On lui avait alors amené un certain prêtre, nommé Kyrakos, qui exerçait dans la capitale grecque la haute fonction de directeur de l’hospice du patriarche. Le vieux basileus moribond, aussitôt qu’il avait aperçu cet homme, avait tiré de son sein pour le lui remettre le fameux document en date de l’an 1021 par lequel le roi Jean Sempad s’était engagé envers le grand Basile, lors des événements de cette époque, à remettre sous certaines conditions à l’Empire, la ville d’Ani et son territoire, c’est-à-dire tout son royaume, au moment de sa mort, document dont il a été parlé au volume précédent. Il lui intima en même temps l’ordre de rapporter aussitôt cette lettre si précieuse au roi Jean Sempad, le conjurant au nom de Dieu de ne point faillir à sa mission. Il lui déclara en même temps que jamais il n’eût consenti à se prévaloir ainsi de la détresse du roi des rois d’Arménie. Kyrakos reçu, et emporta le précieux document, mais le traître, au lieu de courir à Ani le remettre à son souverain, le garda devers lui pour en user à la première occasion à son avantage personnel. Nous verrons qu’il le remit au basileus Michel IV, qui récompensa richement sa lâche conduite.

Je ne sais ce qu’il faut croire de cette anecdote tendancieuse peut-être bien inventée de toutes pièces par les historiens arméniens pour compromettre en faveur de leur nation la mémoire de Constantin VIII, et noircir d’autant celle de ses successeurs. Les remords de Constantin, se refusant à profiter du merveilleux héritage arraché par son illustre frère à la faiblesse du roi des rois d’Arménie, me semblent d’ordre quelque peu fantaisiste.[96]

Vers cette époque environ, à la suite de violents dissentiments avec le roi Jean, eurent lieu la destitution du fameux catholicos Pierre ou Bédros, dit « Kédatartz », qui s’était rendu impossible par l’exaltation de son ascétisme et qui, depuis longtemps déjà, s’était retiré dans le couvent de Tzaravank, dans le Vaspouraçan, sur territoire impérial, puis son emprisonnement pour haute trahison et son remplacement par Dioskoros, abbé du couvent de Sanahin, qui devait lui-même être déposé, peu après, par une assemblée de quatre mille délégués, tant laïques qu’ecclésiastiques, réunie à Ani.[97] Le récit de ces événements, qui troublèrent profondément l’Arménie, n’intéresse que secondairement l’histoire de l’empire byzantin, sauf en un point cependant. Les sources arméniennes racontent que le roi Jean Sempad, dans ses négociations pour décider le catholicos à revenir de son exil volontaire, s’était servi comme médiateurs des fonctionnaires byzantins qui administraient les territoires voisins récemment reconquis par l’Empire, c’est-à-dire la province du Vaspouraçan. Ceux-ci parvinrent enfin à décider le patriarche à regagner Ani, mais aux portes de cette ville, il fut arrêté, accusé de relations avec l’ennemi, emprisonné et finalement destitué. Après des désordres inouïs le roi dut céder. L’obstiné Bédros remonta triomphalement sur le trône des catholicos durant que son rival Dioskoros, traité d’imposteur, en était ignominieusement chassé.[98]

Le changement de règne qui avait placé Romain Argyros sur le trône des basileis eut également son contrecoup sur les affaires d’Italie. Le nouveau catépan Christophoros, installé depuis quelques mois à peine, fut remplacé à la tête de ce qui restait des thèmes byzantins de la Péninsule par un parent du nouveau basileus, le patrice Pothos Argyros.[99] La Chronique du protospathaire Lupus raconte brièvement que, déjà dans le courant de l’été de l’an 1029,[100] ce nouveau fonctionnaire eut à combattre des envahisseurs musulmans, certainement quelque incursion d’Arabes de Sicile, commandés par deux chefs nommés Rayka et Jaffari, probablement un Djafar. Les habitants d’Olbianum, assiégés par ces envahisseurs, s’en débarrassèrent en leur livrant par trahison la garnison byzantine qui les défendait. Puis Pothos Argyros livra une bataille à ces mêmes infidèles sans que la Chronique nous renseigne sur l’issue de cette lutte.

Ces événements, qui paralysaient l’action des Byzantins dans le sud de la Péninsule, furent très profitables à Pandolfe IV de Capoue, le terrible « loup des Abruzzes », dans ses efforts pour consolider son autorité sur les princes voisins. Pandolfe de Teano, qui était cependant sous la protection byzantine nominale, après avoir été expulsé de Capoue puis de Naples par lui, réfugié à Rome, ne reçut aucun appui des Grecs. De même le duc Sergios IV, que Pandolfe avait chassé de Naples, probablement parce qu’il avait donné asile à Pandolfe de Teano, pour tenter de reconquérir sa seigneurie qu’il brûlait de revoir, désespérant d’obtenir le secours des Impériaux, s’adressa aux gens de Gaète, surtout à ceux de son ancienne cité de Naples, même aux immigrés normands. Bien lui en prit. Grâce à ces puissants et efficaces secours, il réussit, en 1030, à rentrer en possession de la cité et du pays napolitains et à en chasser les troupes longobardes de l’usurpateur qui durent se retirer après dix-sept mois d’occupation.

Ce fut alors que, pour empêcher que sa capitale ne lui fut encore une fois reprise et pour la défendre contre les menaçantes attaques du redoutable Pandolfe, le duc Sergios prit une résolution qui devait avoir pour l’Italie méridionale les plus graves conséquences, celle de faire alliance avec les aventuriers normands dont nous avons si souvent parlé.[101] Ils formaient déjà à ce moment, grâce probablement à de nouvelles arrivées d’émigrants de Normandie, un parti de plus en plus considérable dans le sud-ouest de la Péninsule.

Le duc Sergios donc vint trouver Rainulfe, un des cinq frères qui, en l’an 1017, avaient répondu les premiers à l’appel de Mélès et pris part à cette époque à la lutte contre les Grecs, home aorné de toutes vertus qui convènent à chevalier, suivant l’expression du moine Aimé, et lui fit épouser sa soeur Sigelgaïta, veuve du duc de Gaète. Comme dot de la princesse et pour se défendre contre les entreprises ultérieures du prince de Capoue, Sergios donna à Rainulfe, en toute propriété, une partie de la province de Labour et de nombreux châteaux. Rainulfe y bâtit, en 1030, une ville nommée Aversa, et l’entoura de fossés et de fortifications, pour en faire le boulevard de Naples contre les invasions venant du Nord, mais surtout pour en faire la place forte des Normands. Guillaume de Pouille fait de ce pays d’Aversa un éloge idyllique. « C’est, dit-il, un lieu plein de ressources, agréable et productif tout à la fois, auquel ne manquent ni les moissons, ni les prairies, ni les arbres; il est impossible de trouver dans le monde un endroit plus charmant. »

Huit cents ans se sont écoulés, poursuit l’abbé Delarc, depuis que Guillaume a écrit cet éloge et aujourd’hui encore les environs d’Aversa présentent le même aspect. La ville fondée par les Normands est un îlot dans cet océan de verdure qui, de Caserte aux portes de Naples, recouvre la magnifique plaine de Labour. Les monuments hélas, que les Normands y fondèrent, ont à peu près complètement disparus. Quelques fossés peu reconnaissables, deux ou trois vieux murs, une tour délabrée que d’énormes figuiers ont trouée de part en part, un fragment de la pierre tombale du comte Rainulfe encastré dans les constructions du clocher, et c’est tout. »

La fondation d’Aversa est une date de première importance dans l’histoire des Normands en Italie. Elle marque la fin d’une période qui va de 1016 à 1030, pendant laquelle les premiers de ces guerriers d’aventure venus en Italie, n’y possédant en propre, ni ville, ni principauté, ont tour à tour mis leur bravoure au service des princes longobards de Salerne et de Capoue, de l’abbé du Mont Cassin, parfois même au service des Grecs. Si, après 1030, les Normands ont encore servi tel ou tel prince, il est certain cependant qu’à partir de ce moment, ils ont commencé surtout à combattre pour leur propre compte, et qu’ils n’ont pas tardé à devenir les égaux, et plus tard les maîtres de ceux dont ils n’étaient auparavant que les humbles auxiliaires ».[102]

Malgré la perte de Naples, la puissance de Pandolfe de Capoue ne cessa cependant d’augmenter et bientôt il eut laissé loin derrière lui comme importance et influence tous les autres dynastes de l’Italie méridionale. Il atteignit de même ce résultat principalement par l’aide des mercenaires normands qu’il prit en grand nombre à son service et dont des bandes nouvelles affluaient incessamment de leur lointaine patrie. Ainsi, avec cette aide il s’empara de tous les biens et de tout l’immense territoire de la riche abbaye du Mont Cassin, et, pour se venger de sa triste captivité en Allemagne, en expulsa brutalement l’abbé, le protégé d’Henri II. Il le retint dans une étroite prison à Capoue et remplaça l’archevêque de cette ville par son propre bâtard à lui. « Enfin, poursuit l’abbé Delarc, les trois annalistes de la riche abbaye bénédictine: Désidérius, plus tard pape, sous le nom de Victor III, le moine Aimé, et Léo de Marsi, n’ont pas assez d’expressions indignées pour faire le long récit des forfaits dont Pandolfe IV se rendit coupable non seulement contre le Mont Cassin, mais contre toutes les autres principautés longobardes après sa restauration à Capoue.

« La rage du fortissime loupe, c’est ainsi qu’Aimé désigne Pandolfe IV, ne se tourna pas seulement contre les hommes et les choses de l’Église. Dès l’été de l’an 1032, il avait chassé de Gaète la dynastie régnante et annexé cette principauté à ses États. De même, il enchaîna Amalfi à sa politique. Enfin, je le répète, il réussit à se créer des alliés bien autrement précieux en la personne des Normands d’Aversa.

« La bonne entente, en effet, n’avait pas duré longtemps entre le duc Sergios de Naples et le comte Rainulfe. Celui-ci oublia trop vite et trop facilement qu’il devait à Sergios ses terres, sa ville, son titre, en un mot toute sa puissance naissante. L’ancienne duchesse de Gaète, Sigelgaïta, devenue femme du chef normand étant morte, Pandolfe IV saisit avec empressement cette occasion pour renouer avec les Normands une alliance dont la rupture lui avait été préjudiciable. Il offrit à Rainulfe, pour femme sa nièce, fille de sa sœur et du patrice d’Amalfi.[103] Rainulfe y consentit et devint l’ami et l’allié de Pandolfe. Sergios, apprenant ce mariage, fut au désespoir. Aversa, dont il avait donné l’emplacement, qui devait défendre Naples contre Capoue, passait à l’ennemi et mettait plus que jamais en danger l’indépendance du duché. Inconsolable de l’ingratitude de Rainulfe, il abdiqua, se fit moine et mourut peu après. L’alliance de Pandolfe IV avec Rainulfe marque l’apogée de la puissance du prince de Capoue. »

Dans le sud de l’Italie, les Grecs avaient trop d’embarras personnels sur les bras pour qu’ils pussent songer à jouer le rôle d’arbitre entre les princes longobards dans cette situation si troublée. On sait que l’énergique catépan Bojoannès avait été rappelé d’Italie presque aussitôt après son retour de l’expédition de Messine en 1027 et que son second successeur Pothos Argyros avait eu fort à lutter avec le parti national opposé aux Grecs. Ce parti, jusque-là énergiquement comprimé par Bojoannès, maintenant relevait partout la tête. Les nouvelles incursions des Arabes de Sicile signalées à cette époque avaient peut-être bien aussi un lien avec ces tentatives répétées de soulèvement. Ces incursions dont j’ai parlé à l’an 1029 d’après la Chronique du protospathaire Lupus, se renouvelèrent trois années plus tard, en 1032. Michel, protospathaire, kitonite, juge du velon et de l’Hippodrôme, dit la même Chronique, à la tête  de nombreux contingents des thèmes d’Europe et d’Asie, fut envoyé cette année au secours du catépan et aussi de l’eunuque Oreste, chef de la malheureuse expédition de Sicile qui avait probablement évacué Messine. La plupart de ses soldats avaient, paraît-il, succombé « à la débauche »[104]! Les Sarrasins qui s’étaient emparés de Cassano battirent le catépan Pothos Argyros qui périt dans le combat. Bari elle-même, capitale des terres grecques en Italie, fut le théâtre d’un soulèvement du parti national hostile au basileus, soulèvement dont le propre archevêque de cette ville, Byzantios, « père des orphelins », fondateur de l’église de Bari et défenseur de cette ville contre les Grecs[105] semble avoir été l’instigateur principal.

Le nouveau « catépano », le protospathaire Constantin Opos, arrivé en Italie peut-être déjà dans le courant de cette année 1032, en mai,[106] avec une flotte commandée par l’eunuque Jean, réussit à rentrer dans Bari, à y restituer l’autorité impériale, et, l’an suivant, 1035, à placer sur le trône archiépiscopal vacant par la mort de Byzantios[107] un prélat du parti de l’Empire. Le peuple avait bien de son propre chef remplacé de suite l’évêque défunt par le protospathaire Romuald, mais celui-ci au mois d’avril fut exilé par ordre du basileus.[108]

En dehors de ces agitations intérieures, déjà assez graves par elles-mêmes, l’attention des hauts fonctionnaires byzantins en Italie était à ce moment entièrement absorbée par les événements qui se déroulaient en Sicile et qui commençaient à faire considérer comme possible, ainsi que nous le verrons plus loin, la reprise de cette île par les troupes impériales. Les Grecs n’avaient d’yeux que de ce côté. Ils ne pouvaient donc songer à se lancer dans la mêlée qui menaçait de jeter les uns sur les autres les princes longobards.[109]

J’ai dit au règne précédent les événements survenus à Venise et le triomphe éphémère de la faction des Orseolo, clients de Byzance, suivi presque aussitôt de la mort du doge Othon Orseolo au moment même où celui-ci allait entrer en vainqueur à Venise après son long exil à Constantinople. Cette fin lamentable de leur principal représentant entraîna la chute définitive des Orseolo, mais la cour de Byzance avait un trop grand besoin de l’amitié de Venise pour bouder un nouvel ordre des choses. Elle continua donc sous ce règne et les suivants à lui faire bon visage. Dans un acte officiel de l’an 1049, le doge Domenico Contarini s’intitule « patrice impérial » comme s’il était un simple fonctionnaire impérial.

Cependant le basileus qui avait été constamment mal portant presque depuis son avènement au trône, s’en allait déclinant chaque jour. Il semblait déjà qu’on pût prévoir sa mort à très bref délai, et celle-ci devait être hâtée encore par des circonstances intimes dont l’histoire est infiniment dramatique.

Romain Argyros, avant d’être devenu basileus, avait eu à son service parmi son nombreux domestique un eunuque originaire du thème de Paphlagonie nommé Jean ou plutôt Joannès, de naissance infiniment obscure, un « homme de rien », personnage d’une rare dépravation, tout à fait dépourvu de sens moral, mais d’un esprit infiniment actif, délié, intelligent, ambitieux autant que rusé, qui remplissait pour lors les hautes fonctions d’« orphanotrophos » ou directeur du grand établissement urbain pour les orphelins assistés. Cet homme génial, véritable « faiseur de rois », parti de si bas que nous ignorons tout de ses origines, va demeurer constamment, à partir de ce moment, au premier plan de cette histoire. Une fois sur le trône, Romain qui avait mis sa confiance en lui, et dont il était le confident et l’intime, le conserva auprès de sa personne, lui témoignant la plus vive amitié. Sans lui donner de grands pouvoirs, il lui conféra cependant par le fait même de cette intimité si exceptionnelle une situation très considérable et une influence très puissante. Il lui disait ses pensées les plus secrètes.

Ce parvenu avait quatre frères encore jeunes dont les deux aînés étaient eunuques comme lui. C’étaient tous, semble-t-il, comme Joannès, mais à un degré moindre, des hommes intelligents autant que sans scrupules. Les deux aînés, nommés Georges et Constantin, exerçaient, au dire de Skylitzès, « un métier forain », peut-être celui de guérisseurs. Les deux plus jeunes, Nicétas et Michel, officiellement étaient changeurs. En réalité, ils faisaient de la fausse monnaie. Nicétas avait déjà quelque barbe au menton. Michel, dans la fleur de sa jeunesse, était admirablement beau de visage et de corps. Psellos ne sait assez nous vanter les perfections physiques de cet éphèbe du XIe siècle, son regard enchanteur, son teint éclatant pareil à celui des fleurs, la séduction de toute sa personne. Par le crédit de Joannès, ces quatre individus si douteux, véritables aventuriers de marque, étaient, chose inouïe, entrés avec lui-même dans l’intimité du basileus, qui leur avait confié les plus hautes dignités au Palais. C’étaient maintenant de très importants personnages de cour, dont on pouvait déjà, dans ces milieux si favorables à l’intrigue, prédire la haute fortune naissante.

Michel, en particulier, avait été élevé par le basileus aux fonctions demeurées pour nous fort obscures d’« archôn du panthéon », quelque office du service intime de l’empereur certainement. Ce bellâtre de si mince origine avait été pour la première fois présenté par son frère à Romain, alors que ce dernier se trouvait auprès de la basilissa dans le Gynécée impérial. Le basileus, au dire de Psellos, après avoir posé diverses questions au jouvenceau, le congédia de suite, en lui intimant toutefois l’ordre de ne plus quitter le Palais. Quant à la basilissa, elle reçut véritablement à ce moment le coup de foudre. De cet instant, la vieille impératrice se sentit enflammée pour le bel adolescent d’une passion aussi mystérieuse qu’insensée, passion « démoniaque », s’écrie Skylitzès. Ce fol amour ne fit que grandir aussi rapidement que démesurément. Bientôt Zoé fut incapable de se contenir. Elle qui, jusque-là, n’avait pu souffrir le louche et subtil eunuque Joannès, maintenant à tout instant, sous n’importe quel prétexte, le mandait auprès d’elle dans l’unique but de l’entretenir constamment de son jeune frère. Elle l’encourageait à venir la trouver chaque fois qu’il en avait le désir ou le loisir, et chacune de ces conversations la ramenait infailliblement au bel adolescent. L’eunuque rusé qui connaissait bien la basilissa, eut tôt fait de deviner ce qu’elle avait dans le cœur. En véritable courtisan dénué de scrupules, décidé à user de tous les moyens pour parvenir, il ne rougit pas d’exhorter son jeune frère à courir au-devant de la fortune qui lui tendait les bras. Celui-ci, fort novice et fort craintif au début, fort ému surtout de ce qu’il prenait simplement pour de la faveur, obéissait docilement aux appels de la vieille princesse, conservant son maintien modeste et quelque peu effarouché qui le faisait paraître, dit Psellos, encore plus désirable sous sa charmante rougeur. Quant à la basilissa Zoé, elle encourageait tendrement son amant en herbe, lui souriant doucement, rassurant sa timidité, s’efforçant de le rassurer par les preuves d’amour les plus éclatantes.

Michel ainsi promptement encouragé, osa bientôt davantage. Admirablement stylé par son frère aîné qui, lui, marchait droit à son but, et bien que naturellement fort mal disposé pour cette maîtresse si âgée, il sut bientôt mimer à merveille son amour, jouant parfaitement la comédie de la passion, troublant sans cesse et profondément les sens de Zoé par ses baisers et ses savantes caresses. Qu’on ne m’accuse pas d’exagérer; je traduis presque littéralement le curieux récit contemporain de Psellos. De suite, Michel, docile aux avis de son aîné, avait compris au plus secret de son être, à quels sommets inouïs cette aventure pourrait le mener, peut-être bien jusqu’au trône! Dissimulant avec une perfide habileté l’aversion naturelle que lui inspirait cette basilissa quinquagénaire, il sut accomplir et accepter avec une hypocrisie parfaite, tout ce que ses conditions de favori pouvaient offrir d’écœurant.

Au Palais et à la ville, dans la foule des gens de cour, comme dans les carrefours urbains, on ne fut pas long à deviner cette impériale intrigue. Les premiers jours n’avaient été que de simples soupçons, mais bientôt la passion insensée de l’impératrice s’étala à tous les yeux avec une si audacieuse impudeur que le scandale devint public. Psellos affirme qu’on surprenait à tout instant les deux amoureux dans l’intimité la plus complète, couchés côte à côte sur le même lit de repos. Michel, honteux d’être ainsi découvert, rougissait très fort, mais la basilissa, loin de paraître gênée, ne s’en serrait que plus étroitement contre son jeune amant, l’embrassant avec passion devant tous, souhaitant à haute voix de jouir toujours de cette félicité. Elle comblait Michel de dons de toutes sortes, l’ornant de bijoux, de pierres précieuses, l’habillant de vêtements tissés d’or et de soie comme s’il s’agissait d’une poupée. En secret elle l’obligeait en riant à prendre place sur le trône à ses côtés, n’hésitant pas à placer le sceptre dans ses mains. Une fois, elle alla jusqu’à le ceindre du diadème. « Alors, se pressant contre lui, raconte l’austère Psellos, elle lui prodiguait les noms les plus doux, l’appelant « trésor et grâce de ses yeux, fleur de beauté, consolation de son âme »!

Psellos, prolixe de détails, raconte longuement encore comment le grand eunuque du Gynécée impérial, gouverneur tout-puissant du domaine des femmes au Palais Sacré, personnage des plus considérables et en même temps, paraît-il, digne de tous les respects pour l’attachement fidèle qu’il portait à la personne de la basilissa, ayant par hasard surpris ce spectacle inouï, en fut si horrifié qu’il tombât évanoui. Ce fut la basilissa qui le releva et le ranima de ses mains, car le pauvre homme tremblait de tous ses membres dans l’émotion indicible d’avoir découvert un tel secret. D’une voix émue elle lui ordonna formellement de témoigner de l’attachement à ce jeune homme dont, ne craignait-elle pas de dire, elle était d’ores et déjà fermement résolue à faire un jour un basileus.

Comme toujours, le seul qui durant fort longtemps ne se douta de rien fut l’empereur. La liaison du couple adultère n’était plus un mystère que pour lui. Il passait tout son temps, dit Skylitzès, à s’occuper d’oeuvres de bienfaisance, à faire construire ou réparer des aqueducs, des hospices, des maisons d’orphelins. Quand, enfin, la situation fut devenue si claire qu’il n’y eut plus moyen de ne pas comprendre, probablement enchanté d’être ainsi remplacé, il ferma obstinément les yeux, affectant de ne rien voir. Psellos raconte que souvent lorsqu’il était couché dans le lit impérial aux côtés de la basilissa, « sous les mêmes couvertures de pourpre », il faisait quérir Michel pour se faire servir par lui, se faisant masser par lui pieds et jambes, agissant en somme comme si cet affreux scandale lui était tout à fait indifférent. Plus tard, quand sa soeur Pulchérie, honteuse pour lui d’une telle humiliation, et ses plus dévoués serviteurs lui eurent fait toucher du doigt le sombre complot qui s’organisait sourdement contre sa vie et lui eurent fait clairement saisir que la mort serait l’issue fatale, certaine, de tout ce drame honteux, au lieu d’anéantir du pied cette vile intrigue en une seconde comme cela lui eût été si facile, il ne voulut ou sut rien imaginer dans ce sens. Faiblesse véritablement insensée, il se contenta, après s’être fait amener Michel, de le questionner sur ses amours avec la basilissa, lui enjoignant sur sa foi de lui dire s’il se croyait vraiment aimé d’elle! Naturellement le fourbe, feignant la surprise, nia tout avec les plus solennels serments, et ce monarque, devenu tout à fait imbécile, le crut sur parole, affirme Psellos, persuadé que ces racontars n’étaient que calomnies. Même il n’en aima que davantage l’impudent favori. Ce fut lui qu’il continua de traiter avec le plus d’amitié au Palais, l’appelant son serviteur très fidèle.

Une circonstance très particulière, il faut le dire, avait contribué à tromper le basileus. Dès sa tendre jeunesse, Michel était sujet à de terribles accès d’épilepsie. Psellos décrit ceux-ci avec une telle précision médicale, que certainement il a dû, pour le moins, les entendre raconter par des témoins oculaires. Le basileus avait vu souvent l’infortuné en proie aux crises affreuses de ce mal dont l’effrayant processus et l’invasion si soudaine semblaient, à cette époque d’ignorance, un mystère divin plein d’épouvante. Ému de pitié pour tant de souffrances, il se refusait à croire aux transports amoureux d’un homme aussi gravement atteint, n’admettant pas qu’un être frappé d’un mal aussi hideux pût être en situation de se faire aimer. Il n’en fut pas de même du monde de la cour qui longtemps s’imagina que c’était là pure comédie de la part du rusé adolescent pour mieux se faire plaindre de la basilissa. Il fallut bien, dit Psellos, qu’on finit par croire à l’épilepsie quand on vit ces effrayants accès se reproduire de plus en plus violents, de plus en plus fréquents, alors même que Michel fut devenu basileus. Cette maladie, bien que réelle, n’en devait pas moins être fort utile à l’étrange parvenu pour atteindre au but qu’il poursuivait. Elle lui attirait à la fois la commisération sympathique du basileus et la pitié attendrie de sa fougueuse maîtresse. « J’ai entendu affirmer, poursuit Psellos, à un homme qui avait beaucoup fréquenté à la cour à cette époque et qui connaissait à fond cette histoire des amours de la basilissa,[110] amours sur lesquels il m’a du reste beaucoup renseigné, je lui ai entendu affirmer, dis-je, que le basileus Romain feignit jusqu’à la fin d’ignorer la liaison de la basilissa avec Michel, mais qu’en réalité il était parfaitement au courant de cette passion folle. Seulement, comme il connaissait bien le tempérament de la basilissa, il affectait résolument de ne rien savoir, préférant encore que Zoé n’eût qu’un seul amant au lieu d’en avoir plusieurs, désirant surtout que sa vieille épouse certain se livrer en toute tranquillité à ses amours illicites. »

Si Romain se montrait ainsi d’humeur fort accommodante, il en était tout autrement de son impérieuse soeur Pulchérie, que ce honteux scandale mettait hors d’elle, et aussi de la plupart des intimes du basileus. Une campagne violente, sourde et secrète, se livrait incessamment autour du basileus contre le couple adultère. Elle cessa du reste subitement par la mort de Pulchérie, événement qui valut à l’un des principaux acolytes de cette princesse dans sa lutte contre la basilissa, l’exil du Palais sur l’ordre de Romain. Un autre mourut, lui aussi, presque à ce même moment.[111] Parmi les gens de cour, quelques-uns acceptaient très facilement la situation. Les autres dissimulaient prudemment leur indignation, affectant de ne voir en cette intimité de la basilissa et de son tout jeune favori rien que de très régulier et de parfaitement normal.

La santé du basileus devint à ce moment de plus en plus mauvaise. « Romain, dit Psellos, tomba malade d’une maladie étrange qui lui fit perdre l’appétit et le sommeil. Toutes les infirmités semblaient l’accabler à la fois. Son caractère si gai, si affable et si doux, se transforma brusquement. Il fut irritable, sombre et rude, sujet à de bruyants accès de colère. Il devint d’abord difficile à aborder, puis presque inaccessible, se défiant de tous, inspirant de même de la défiance à tous. Lui si généreux d’ordinaire, se transforma en un avare sordide, sourd à toute prière, le coeur fermé à toute compassion. Bien que sa santé fut maintenant devenue si mauvaise, il continuait à tenir son cercle, à prendre aussi part aux processions comme aux fonctions solennelles, revêtu comme toujours des vêtements les plus splendides, tissés d’or, cousus de pierres précieuses. Son corps amaigri, courbé sous le poids de ces lourdes étoffes, ne se mouvait plus qu’avec difficulté. Chaque jour son état empirait. « Je l’ai vu bien souvent, poursuit Psellos, suivre les processions solennelles dans ces conditions de santé si douloureuses. Je renais d’atteindre ma seizième année. Il semblait vraiment à le voir passer lentement que ce fut un cadavre en marche. Son visage, fortement oedématié, était d’une mortelle pâleur. Sa respiration si pénible le forçait à s’arrêter à tout coup pour reprendre haleine.[112] Ses cheveux étaient presque tous tombés. Seules quelques touffes flottaient en désordre sur le front. Son entourage désespérait de le voir guérir jamais. Lui seul, bien loin de se croire perdu, étudiait avec ardeur les livres de médecine pour y trouver la guérison. A travers ses tortures physiques il traînait une vie lamentable, presque constamment alité. Il mena cette existence misérable jusqu’au bout, finissant cependant par désirer la mort.

Nous touchons au drame final. Je laisse encore ici la parole à Psellos qui inaugure par ces paroles terribles son récit de la mort de Romain: « Ne voulant porter aucune accusation dont il ne me serait pas possible de faire facilement la preuve, je n’oserais jurer que les deux amants et leurs affidés aient causé directement la mort du basileus, mais force m’est de dire que tous les contemporains, à l’unanimité, affirment qu’après l’avoir ensorcelé de leurs maléfices et de leurs poisons lents, ils lui donnèrent à boire de l’ellébore. Je ne discuterai pas le fait en lui-même, mais je crois pouvoir affirmer que ce furent bien eux les véritables artisans de sa mort.

« Voici comment les choses se passèrent: c’était le Jeudi Saint de l’an 1034. Le basileus se disposait à assister le lendemain aux offices solennels du Grand Vendredi. Romain se rendit seul et sans suite très tard dans la nuit[113] aux bains du Grand Palais, vastes et merveilleusement décorés, pour s’y laver et se faire frotter d’onguents. Une fois descendu dans la piscine, il se mit à nager doucement, prenant plaisir à cet exercice qui lui procurait quelque soulagement. A ce moment des gens de sa suite entrèrent comme de coutume pour l’aider à prendre son repos et à se rhabiller. Je ne saurais jurer que ce furent ceux-là qui furent ses assassins, mais je sais bien que tous ceux qui racontent cette histoire disent qu’au moment où le basileus plongeait comme il en avait coutume, ces hommes le maintinrent longtemps dans cette position, la tête sous l’eau, s’efforçant de l’étrangler en même temps. Ensuite ils disparurent. On trouva le malheureux basileus flottant sur l’eau comme un liège. Il respirait encore faiblement et d’un geste suppliant étendait la main pour qu’on vint le secourir. Quelqu’un, saisi de pitié, le prit dans ses bras, le retira de la piscine, et l’étendit sur un matelas. Aux cris poussés par les premiers arrivants, d’autres accoururent, la basilissa également, seule et sans suite, feignant une immense douleur. Après avoir longuement considéré son époux, et s’être assurée qu’il était bien moribond, elle s’en alla. Le pauvre prince poussa un profond et retentissant soupir, jetant les regards de tous côtés. Incapable de proférer un son, il cherchait à exprimer sa pensée par des signes incompréhensibles. Ensuite il ferma les yeux, poussa à nouveau quelques gémissements précipités, puis, soudain, rendit par la bouche un flot de matière noire coagulée. Il soupira encore deux ou trois fois et rendit l’âme.

C’était dans la nuit du 11 au 12 avril de l’an 1034.[114] Romain Argyros était âgé de plus de soixante ans. Il en avait régné cinq et demi.[115]

En somme les contemporains ne surent jamais la vérité vraie. Ils ne purent qu’avoir des soupçons sur le point de savoir si le malheureux basileus avait été empoisonné, puis noyé parce que le poison n’agissait pas assez promptement. Mais il faut bien reconnaître que ces soupçons même semblent avoir été aussi sérieux que justifiés.[116] Zoé était devenue si impatiente de posséder plus librement son amant en l’épousant après l’avoir fait basileus à ses côtés, qu’elle n’eut pas la patience, pour éviter un crime, d’attendre quelques semaines ou quelques mois que la maladie eût fait son oeuvre.

On connaît fort mal la numismatique de ce règne. De Zoé, nous ne possédons aucune monnaie, ce qui semble pour le moins étrange. A Romain Argyros, on peut attribuer avec quelque certitude un unique et beau sou d’or sur une face duquel ce prince figure debout, couronné par la Théotokos, avec cette légende en caractères grecs: Théotokos protège Romain. Au revers on voit toujours le même Christ assis de face des monnaies d’or impériales de cette époque avec la pieuse légende latine accoutumée.

 

 

 



[1] Ou encore Argyropoulos, c’est-à-dire fils d’Argyros. C’est ainsi que le désignait constamment Psellos, Zonaras, aussi Yahia. Guillaume de Tyr donne à ce prince le surnom d’Hiérapolitain », probablement parce que sa famille était originaire d’Hiérapolis. Skylitzès le nomme constamment Argyros.

[2] Du Cange, me semble-t-il, a commis ici plusieurs erreurs. Il me parait impossible que Pothos Argyros, Léon Argyros, Marianos Argyros, cités également par lui comme frères de Romain III, l’aient été en réalité. Voyez encore sur l’alliance très proche de Romain Argyros avec la famille impériale. Il était, je l’ai dit, proche cousin des deux impératrices, filles de Constantin VIII. C’est probablement, je l’ai dit aussi, cette parenté qui finit par faire pencher la balance en sa faveur.

[3] Une fille de ce Basile, Hélène, fut, nous le verrons, donnée en mariage par son oncle, le basileus Romain, à Pakarat IV, roi de Géorgie. Une autre princesse, fille de ce même frère de Romain, fut encore, nous le verrons également, donnée pour femme par lui au roi Jean Sempad d’Arménie.

[4] Jean Orseolo, qui avait été créé patrice par l’empereur et avait rapporté à Venise le corps de sainte Barbara, périt presque aussitôt de la peste ainsi que sa jeune femme, après leur retour dans cette ville. C’est cette princesse qui tant scandalisa les Vénitiens par ses raffinements diaboliques. Elle se servait d’une fourchette pour manger ses aliments!

[5] Leur fils, Nicéphore Karanténos, battit à plusieurs reprises les flottes de corsaires sarrasins d’Afrique et de Sicile, parvenues jusque dans la mer Egée.

[6] Parfois désigné sous le nom de Romain, ainsi par exemple dans Skylitzès.

[7] Manassès est très favorable à Romain Argyros.

[8] C’est à Skylitzès que nous devons ce détail.

[9] Peut-être bien son frère. Je possède dans ma collection de bulles de plomb byzantines deux sceaux de membres de cette importante famille des Radinos.

[10] Voyez sur ces nominations: Gfroerer.

[11] C’est par erreur que j’ai écrit, en racontant l’exil de ce personnage à Antigoni, que l’histoire ne parlait plus de lui dans la suite.

[12] Voyez entre autres: Ibn el Athir.

[13] Le « Toubser », ou « Tousper » des Byzantins.

[14] Voyez Freytag, Selecta ex Historia Halebi. L’allié de Saleh, Hassan Ibn Al-Djarrah, le fils d’Al-Mouffaridj, émir des Beni Tai, maître d’une notable partie de la Palestine, avait été contraint, après cette défaite, de se réfugier sur territoire grec. Deux ans après, en l’an 422 de l’Hégire, il marcha sur Apamée avec de nombreux contingents, s’empara de cette grande ville, la mit au pillage et emmena ses habitants en captivité. Anouchtikin Al-Douzbéri, tout récemment nommé gouverneur de la Syrie pour le Khalife, leva des troupes de ce côté pour l’attaquer. Chibl Eddaulèh, déjà en 421 de l’Hégire (1030 de J.-C.), chassa son frère du pouvoir qu’il conserva pour lui seul jusqu’en 429 de l’Hégire (oct. 1037 à oct. 1038).

[15] Je ne sais à quel Pothos Argyros se rapporte ce renseignement de Skylitzès. Ce ne peut être au Pothos Argyros qui vivait sous Constantin VII. Voyez encore le Pothos Argyros dont il est question dans le présent volume.

[16] C’est-à-dire « sur le territoire de l’émirat d’Alep.

[17] Ce renseignement est de Skylitzès. Psellos place seulement à l’arrivée du basileus à Antioche, après son entrée dans cette ville, l’incident de l’ambassade.

[18] « Le grand Basile, dit Psellos, faisait la guerre pour avoir la paix. Romain faisait la guerre pour la guerre.

[19] Autrement dit l’Amanos, la grande chaîne dépendante du Taurus qui sépare la Cilicie de la Haute Syrie. Le grand nombre de couvents arméniens, syriens, jacobites, grecs, et même latins, bâtis sur ses flans lui a fait donner par les Arméniens le nom de Montagne Sainte. Voyez V. Langlois, Chronique de Michel le Grand. Les historiens arméniens considèrent Romain Argyros comme un adversaire violent de leur foi religieuse.

[20] Jean VIII, surnommé Abdoun, patriarche des Syriens jacobites à partir de l’an 1004.

[21] Aboulfaradj s’exprime presque dans les mêmes termes. —Voyez sur ces persécutions qui amenèrent une foule de Syriens chrétiens schismatiques monophysites à émigrer en masse sur territoire musulman: Gelzer, dans Krumbacher. La Chronique de Michel le Grand, éd. Langlois dit que Romain III convoqua à Constantinople un concile auquel il convia Bar Abdoun, qui s’y rendit accompagné de six évêques. Les discussions en présence de l’empereur furent des plus orageuses. Le patriarche jacobite, souffleté par l’évêque grec de Mélitène, mourut le 2 février 1033 dans sa geôle du couvent de Caius en Bulgarie en odeur de sainteté Ses évêques furent traqués et persécutés de toutes manières.

[22] C’est la Hazarth des chroniqueurs de la Croisade, de Guillaume de Tyr en particulier.

[23] Mathieu d’Édesse, qui parle de cette lamentable retraite et qui, du reste, comme tous les chroniqueurs de sa race, se montre fort hostile au basileus Romain, va jusqu’à parler de trahison et de lâcheté voulue de la part des troupes grecques qui n’aimaient pas le nouvel empereur. Il ajoute que le complot destiné à faire périr le basileus dans cette fuite mémorable, suscitée à dessein, lui fut révélé par un de ses principaux chefs militaires étrangers, Aboukab, l’Apokapis des Grecs, qui jadis avait été un des dignitaires, le « comte de la tente », du défunt curopalate Davith d’Ibérie. Romain, épouvanté par les révélations de ce personnage, se serait enfui déjà dans le courant de la nuit avec les principaux officiers de son entourage.

[24] Voyez sur la présence de ces Russes au fond des solitudes de la Syrie: Wassiliewsky, La droujina væringo-russe.

[25] Mathieu d’Edesse dit que les Sarrasins tuèrent près de 10.000 chrétiens et que l’armée romaine s’étant débandée, chacun s’enfuit de son côté dans toutes les directions.

[26] Ibn el Athir dit au contraire qu’il échangea ceux-ci contre des brodequins noirs pour ne pas être reconnus.

[27] J’ai donné de cette grande et étrange déroute des armes byzantines le récit des chroniqueurs grecs et arméniens. Les historiens orientaux en parlent également. Le syrien Aboulfaradj, surnommé Bar Hebraeus, en particulier, dit que dans cette bataille deux chefs « sclaviniens », c’est-à-dire évidemment deux chefs des gardes étrangers qui commandaient l’avant-garde de l’armée forte de cent mille hommes, furent mis en fuite par cent cavaliers maâdiens et dix mille fantassins. Serait-ce une allusion aux échecs subis par Dalassénos et Léon Choirosphaktès? Le chroniqueur musulman ajoute que le basileus se sauva à Antioche sur la nouvelle que d’innombrables troupes d’Égypte et de Maâdiens, arrivaient au secours de l’émir d’Alep. Voyez aussi le curieux récit d’Ibn el Athir qui attribue la défaite du basileus à la trahison de deux de ses lieutenants: « le fils de Dukas (Ibn ad-Douqas) et Ibn Loulou ».

[28] « Par la fatigue » plutôt. On était au mois d’août.

[29] Je ne saurais rien dire de positif sur le petit thème du même nom dont cette place était la capitale, mais ce ne dut jamais être qu’un très petit thème frontière d’existence fort éphémère.

[30] Voyez un Goudélis impliqué dans une accusation de conspiration contre le basileus Constantin VIII.

[31] Ainsi que le prouvent le nom de son père, Goudélis, et peut-être son propre nom qui, dans la langue turque, signifierait « noble ».

[32] Il est curieux de retrouver constamment encore dans ces chroniqueurs du XIe siècle byzantin ces appellations provinciales de l’époque romaine.

[33] Ou encore Misthia.

[34] Les historiens arméniens, Mathieu d’Édesse en particulier, si sévères pour Romain, disent avec une injuste exagération qu’il fut « un prince efféminé, incapable, d’un mauvais naturel, impie, blasphémateur de la foi orthodoxe. » Tout ceci est infiniment inexact. Ces calomnies ne sont que la suite d’ardentes haines religieuses.

[35] Les chroniqueurs citent encore pour ce règne la réfection des aqueducs de la capitale et de leurs châteaux d’eau, puis encore celle du « Lobotrophion » ou grand lazaret des lépreux, et de « l’Orphanotrophion » ou maison d’orphelins principale de Constantinople.

[36] J’ai publié à la page 152 de ma Sigillographie byzantine deux sceaux de dignitaires du monastère de Périblepte.

[37] Très probablement le coup de foudre de la déroute d’Azâs fut un grand encouragement pour les conspirateurs.

[38] C’est le nom bulgare « Fruzin » grécisé.

[39] Manuel avait fait construire ce monastère sur l’emplacement de sa propre demeure située près de la citerne d’Aspar. Cet édifice avait été depuis magnifiquement restauré, d’abord par le patriarche Photius, puis par le basileus Romain Lécapène.

[40] Zonaras dit au contraire, probablement par confusion avec une seconde conspiration postérieure, qu’elle fut enfermée au couvent du Petrion.

[41] Le « Pankratios » des chroniqueurs byzantins. Sur la série de ces rois Pagratides d’Ibérie, voyez Lebeau. Certains chroniqueurs arméniens, Samuel d’Ani, entre autres, disent par erreur que Romain donna sa fille en mariage à Pakarat IV. Hélène n’était que sa nièce.

[42] Peut-être seulement cousine et non sœur de la nouvelle reine Hélène d’Ibérie.

[43] Et non « à un petit prince d’Arménie », comme le dit faussement Muralt pour avoir mal lu un passage de Cédrénus.

[44] Voyez le récit de la réception d’un ambassadeur byzantin à la cour du Khalife à Bagdad dans l’Histoire de Bagdad par El Kâtib el Bagdadi, ms. 2628 du fonds arabe de la Bib. Nat. Autres exemplaires surtout au British Museum. Cf. G. le Strange, A Greek embassy to Baghdad in 917, dans le Journal of the Royal Asiatic Society.

[45] Le 29 novembre de cette année 1031 était mort le vingt-cinquième Khalife abbasside de Bagdad, El-Kadir, âgé de presque quatre-vingt-sept ans, après près de quarante et un ans de règne. Son fils Abou Djafar Abdallah Ibn El-Kadir Alkaïm Biamrillah, qu’il avait dès l’année précédente associé au trône, lui succéda. Celui-ci fut obligé de vendre tous ses trésors pour satisfaire à la cupidité de ses mercenaires turcs qui maintenaient à Bagdad la p!us désolante anarchie. C’est sous son règne agité que la puissance déjà si profondément abaissée des Bouildes devait faire place à celle des Seldjoukides eux-mêmes si rapidement vainqueurs des Ghaznévides.

[46] La muraille de Justin Ier est encore debout aujourd’hui.

[47] 14 mars 1031-12 mars 1032. « Mois de dsoulkaddah de l’an 422 de l’Hégire », dit Yahia.

[48] Skylitzès le nomme « Apomermanes ». La dynastie des Merwanides, d’origine kurde, avait enlevé de force aux Hamdanides d’Alep les villes de Diar-Bekir, Mayyafarikin, Hisn-Kaïfa, et plusieurs autres dans les contrées environnantes. Elle possédait encore Manaskerd, Khelat et Ardjesch, ainsi que tout le pays situé au nord-ouest du grand lac de Van.

[49] En arabe, chef, préfet. Ce titre, dit E. Dulaurier, désignait spécialement un chef de tribu kurde.

[50] Aboulfaradj dit que Bar Othéïr (Outaïr) rendit sa citadelle pour la somme de vingt mille sous d’or, plus quatre bourgs en territoire de l’Empire. Voyez plus loin la version d’Ibn el Athir. Sur toutes ces luttes obscures entre ces chefs arabes qui se disputaient Édesse, voyez Yahia.

[51] A quatre-vingt-dix kilomètres environ à l’est de la ville actuelle de Biredjik sur l’Euphrate.

[52] Gindler dit que l’église principale d’Édesse était dédiée à la Vierge et possédait les ossements de saint Thomas et ne place qu’au second rang l’église de Sainte-Sophie.

[53] C’est la Bitlis moderne, dans le district de Van.

[54] Peut-être faut-il lire Dispon, dit É. Dulaurier, c’est-à-dire Ctésiphon.

[55] Paçara.

[56] Ces détails si précis, cette longue énumération sont la preuve aussi que Mathieu d’Édesse décrivait cet incident guerrier si étrange en s’aidant de sources plus anciennes fort bien informées.

[57] Mathieu d’Edesse affirme cependant que les supplications des habitants de la ville arrêtèrent ce grand incendie.

[58] Le récit de tous ces faits dans les historiens arabes Ibn el Athir, Aboulféda, Aboulfaradj, El Ami et En Nowaïri, ces quatre derniers suivant simplement le premier, est quelque peu différent. Aboulfaradj, qui place ce siège d’Édesse à l’année 421 de l’Hégire (9 janvier-29 décembre 1030) nomme aussi le chef turc ou kurde Bar Othéïr. Il le désigne ainsi: « le commandant d’une des deux citadelles d’Edesse ». Probablement, outre la forteresse au centre de la ville, il y avait sur la muraille un château avec trois tours. Celles-ci furent livrées par leur châtelain aux Chrétiens qui de ce point dévastèrent, certainement au moyen des projectiles de leurs catapultes, un temple des Musulmans, c’est-à-dire très probablement la grande mosquée. Le seul renseignement vraiment nouveau fourni par le chroniqueur syrien est que ce fut la neige tombée en abondance dans l’automne de l’an 422 de l’Hégire qui força l’émir de Mayyafarikin à, lever le siège du château occupé par Maniakès! Le siège avait donc duré plus d’une année.

Ibn al Athir fait le récit suivant: La cause de la prise d’Édesse fut celle-ci: Edesse appartenait à Nasser Eddaulèh ibn Merwân. Quand Othéïr eut été tué qui possédait cette ville, Saleh Ibn Mirdas, émir d’Alep, intervint auprès de Nasser Eddaulèh pour qu’il rendit une moitié d’Edesse au fils d’Othéïr et l’antre moitié à celui de Chibl. Nasser Eddaulèh y consentit et leur livra la ville. Il y eut donc deux châteaux forts dans Édesse. Le fils d’Othéïr prit le plus grand et celui de Chibl le plus petit, et la ville demeura ainsi partagée entre eux jusqu’à l’an 422 de l’Hégire. Et le fils d’Othéïr envoya vendre sa part au basileus Romain pour vingt mille dinars et plusieurs villages ou localités dont une s’appelle encore de nos jours Siun Ibn Outaïr. Et les Grecs reçurent ce château et occupèrent la ville et les partisans du fils de Chibl s’enfuirent. Les Grecs massacrèrent les Musulmans et ravagèrent les mosquées. » Le reste du récit ne diffère pas de celui de Mathieu d’Édesse. Ibn el Athir dit encore que l’église dans laquelle les Chrétiens se réfugièrent était aussi vaste que superbe. Il ajoute qu’à l’approche de l’armée de secours musulmane les partisans d’Ibn Merwân avaient pris la fuite et qu’Ibn Waththâb En Nowaïri refusa de leur donner libre accès en pays musulman. « Il les refoula du côté de Harran et de Saroudj et leur imposa un tribut. » Le récit de la conquête d’Edesse par les Grecs se retrouve encore, ruais bien plus abrégé, dans Skylitzès et consécutivement dans Cédrénus.

[59] Voyez la description de cette formidable citadelle dans Ginder. A l’époque des Croisades, cette forteresse s’appelait encore « Maniakès » en souvenir du héros byzantin. (Rec. des hist. des Croisades; Hist. armén.)

[60] Peut-être l’émir Chibl d’Alep.

[61] Le 3 janvier de l’an 1032 mourut Zacharie, patriarche jacobite. Il fut remplacé au bout de soixante-sept jours par Sanouth qui rendit les dignités ecclésiastiques.

[62] Yahia parle de deux lettres, une d’Abgar au Christ et une autre qui était la réponse du Christ, toutes deux sur parchemin, toutes deux écrites en langue syriaque.

[63] Voyez dans Rambaud l’histoire de cette translation fameuse qui mit en mouvement toutes les populations de l’empire.

[64] Suivi naturellement par Cédrénus.

[65] Peut-être pour venger l’affront de la première.

[66] Aujourd’hui Orikhova.

[67] Ibn el Athir fixe cependant à cette date (année 422 de l’Hégire) la prise par les Grecs de la place forte d’Apamée de Syrie. Voici le paragraphe consacré à cet événement par le chroniqueur arabe: « Cette année-là les Grecs s’emparèrent de la forteresse d’Apamée de Syrie. Voici comment: le Khalife d’Égypte; Al-Zahir, envoya vers la Syrie une armée commandée par son vizir Al-Douzbdri, qui s’en empara et voulut faire mettre à mort Hassan Ibn Al-Moufarridj, qu’il s’efforça d’amener auprès de lui. Celui-ci prit la fuite, vint en Grèce, revêtit le costume que lui donna l’empereur et sortit du palais de celui-ci, ayant sur la tête un insigne où l’on remarquait une croix. Il se dirigea vers Apamée avec une puissante armée, prit cette forteresse, s’empara de tout ce qu’elle contenait, réduisit en esclavage ses habitants et repoussa Al-Douzbéri vers des régions d’où, par ses ravages, il chassait les habitants. »

[68] Hopf pense qu’il faut lire plutôt « stratigos de Naupacte ».

[69] Op. cit., éd. Dulaurier, p. 51: année de l’ère arménienne 480 (14 mars 1031-12 mars 1032). Aboulfaradj, pour l’année de l’Hégire 423 qui commençait en décembre de l’an 1031, parle de sécheresse, de glaces, de famine et de mortalité.

[70] Seulement après trois ans de ravages en Asie mineure un vent véhément enleva ces insectes destructeurs et les noya dans l’Hellespont, d’où les eaux les rejetèrent en amas sur les sables du rivage. Au dire de Skylitzès elles restèrent endormies deux ans, puis, réveillées, recommencèrent à tout dévorer. C’en étaient plus probablement d’autres. Celles-ci, ayant encore détruit durant trois autres années toutes les productions des anciennes provinces de Lydie et de Phrygie, s’en allèrent périr près de Pergame.

[71] Zonaras dit que ce tremblement de terre jeta bas, à Constantinople, sur la rive d’Asie, les hospices réservés aux lépreux et aux malades atteints du mal sacré, c’est-à-dire les épileptiques. Le basileus Romain fit reconstruire ces pieuses maisons, comme aussi les aqueducs également éboulés. Le mardi 6 mars 1033 on ressentit encore un tremblement de terre. De même, le 17 février 1034, nouveau tremblement de terre qui dévasta la Syrie et l’Égypte et renversa beaucoup d’édifices à Jérusalem.

[72] Cette inscription hostile aux chrétiens, encore aujourd’hui subsistante, pourrait être attribuée au Khalife dément, leur impitoyable adversaire.

[73] Il y eut encore le 28 février de cette année un phénomène céleste effrayant, un bolide ou astre allant du nord au midi avec un bruit terrible, comme des éclats de tonnerre. On l’aperçut jusqu’au 15 mars surmonté d’un arc de flammes.

[74] Ou encore: Conseils et récits d’un grand seigneur byzantin au XIe siècle.

[75] On se rappelle que le noble auteur de ce traité manuscrit récemment retrouvé illustre ses récits de guerre, d’éducation familière et de morale, par des exemples empruntés le plus souvent aux souvenirs personnels de sa vie militaire ou de sa vie à la cour.

[76] C’est ainsi que l’écrivain anonyme orthographie le nom déformé de l’émir de Tripoli.

[77] Ceci se rapporte au premier voyage de l’émir à Constantinople, dont j’ai parlé dans ce présent volume.

[78] Le Pont-de-fer, « Djisr el-Hadid » des Arabes est aujourd’hui encore connu sous ce nom Construit sur l’Oronte, à trois heures d’Antioche sur la route d’Alep, il est très fréquemment mentionné par les auteurs arabes.

[79] Chrysopolis, on le sait, n’est autre que la Scutari d’aujourd’hui sur la rive du Bosphore opposée à Constantinople.

[80] Voyez un Chrysélios, dynaste de Dyrrachion.

[81] Skylitzès appelle constamment les Turcs des « Perses ».

[82] Je possède dans ma collection le sceau d’un Pégonitès. Voyez Sigill. Byz.

[83] Et non la garde impériale, ce qui serait la plus absurde des confusions. Voyez Wassiliewsky, La Droujina væringo-russe, etc.

[84] Voyez Ibid., 1er article, pp. t37 sqq. – Skylitzès et Glycas racontent comme digne de mémoire l’histoire, tout au début du règne de Michel IV, dans la première année d’un soldat varangien « parmi ceux qui, cantonnés en « Lydie », c’est-à-dire dans le thème des Thracésiens, étaient, à cet effet, dispersés dans ces régions », lequel tenta de violer une femme de ce thème qui résistait à ses instances. Celle-ci, ayant arraché du fourreau sa hache d’armes, le tua en la lui enfonçant dans le cœur. Ses compatriotes assemblés donnèrent raison à la femme, à laquelle ils rendirent honneur solennellement. Quant à lui, le considérant comme s’étant suicidé, ils refusèrent de l’ensevelir honorablement et enfouirent simplement son cadavre, faisant don de tout ce qu’il avait possédé à celle qui avait su si vaillamment lui résister. « Nous avons ici, dit M. Wassiliewsky, la plus ancienne mention connue dans l’histoire de ce nom de « Vaering », depuis si fameux, et un curieux exemple de la dispersion de cette célèbre milice étrangère sur toute l’étendue du territoire de l’Empire. —Dans ce même mémoire, si plein d’indications précieuses (p. 141), et, à propos de ce meurtre peu important en lui-même, mais qui semble avoir si fort frappé l’imagination des contemporains, M. Wassiliewsky s’efforce d’attirer l’attention des historiens sur toute une série de notes contenues dans Skylitzès, pour ces mêmes années, et qui toutes concernent le seul thème des Thracésiens. C’est ainsi, par exemple, qu’à cette même année 1034 on voit apparaître dans ce thème des sauterelles qui le dévastent entièrement, après avoir ressuscité du sable des rives de l’Hellespont. Ce fait n’a certainement rien que de très naturel, puisque Skylitzès était originaire de ce thème, mais ces notes sont cependant trop anciennes pour avoir été recueillies directement par lui. Il vécut à la fin du xe siècle seulement; par conséquent il n’est pas possible de lui attribuer la paternité de notes sur les événements de la première moitié de ce siècle, qui présentent un caractère tout à fait contemporain. Dans l’historiographie byzantine, dans celle du xe siècle en particulier, beaucoup de points demeurent ainsi obscurs et énigmatiques. La publication du grand ouvrage de Psellos nous a fourni certainement quelque lumière. Nous en retirerons davantage encore de celle de l’Histoire authentique de Skylitzès, édition que nous promet le savant éditeur de Psellos. Mais, outre ces deux chroniqueurs principaux et un troisième, qui est Michel Attaliatès, il existait encore au xie siècle un quatrième historien de premier ordre, le Métropolitain Jean Mauropos d’Euchaïta, dont je parlerai à maintes reprises dans la suite. Son diocèse, situé dans la région arménienne de l’Empire en Asie, l’ancien Hélénopont, n’était pas assez éloigné de l’antique Phrygie pour que l’écho des événements locaux, qui avaient cette province pour théâtre, ne vint pas jusqu’à lui. Lui-même était le contemporain plus âgé et en même temps le maître de Michel Psellos, le contemporain aussi du basileus Constantin Monomaque et de l’invasion des Russes dans les détroits en 1043. Malheureusement, de la Chronique de ce savant prélat, nous ne savons qu’une seule chose, c’est qu’elle a existé! et nous le savons uniquement par une petite pièce de vers composée par lui à cette occasion et venue jusqu’à nous. Quoi qu’il en soit, un fait subsiste, c’est que le nom des « Værings » fut importé pour la première fois dans la littérature grecque par quelque chroniqueur local de l’Asie Mineure. Ceci est important parce qu’on trouvera peut-être ainsi la voie pour expliquer ce nom byzantin de « Varangues. » —Suit une dissertation fort intéressante sur cette question si controversée, surtout en Russie.

[85] Ibn el Athir fait de ces événements lointains un récit quelque peu différent.

[86] « Pankratios » suivant la forme byzantine.

[87] C’est une erreur. Mariam était non de la race des Arsacides, mais de l’illustre famille arménienne des Ardzrouniens, propre fille de Sénékhérim, dernier roi du Vaspouraçan, lequel livra ses États à Basile II en 1022, lors de la première grande incursion des Turcs Seldjoukides en Arménie.

[88] La Géorgie.

[89] Rambaud, L’Empire grec au dixième siècle « La dignité du curopalate était en quelque sorte héréditaire dans la dynastie ibérienne; outre le curopalate de la cour de Byzance, il y avait donc le roi curopalate d’Ibérie. Il était maréchal honoraire du palais de son suzerain, comme en France le comte de Champagne, ou comme en Allemagne le comte palatin du Rhin. »

[90] Sur ce couvent fameux d’Okona, dit M. Brosset (Hist. de la Géorgie) —M. Brosset dit qu’il possédait une copie d’une charte du xviiie siècle où sont énumérés les privilèges de la famille Garsdvanachwili, laquelle avait droit héréditaire de fournir le doyen, « dékanos », chargé de porter cette fameuse Icône devant le roi, dans les combats et à la chasse. L’origine impériale de cette sainte relique est assez inexactement rapportée dans ce document très postérieur. Perdue par le roi Simon conspiré lors de la défaite d’Ophis-Coudch en l’an 1590, elle fut reconquise par le roi Chah Nawaz, quand il alla en Iméréthie en l’an 1660. » « Maintenant elle se trouve à Gori », est-il dit dans ce même document.

[91] Voyez Brosset, Explic. des div. inscriptions géorg., armén., et grecques (Mém. de l’Ac. imp. des Sciences de St Pétersbourg). L’année manque. Je rappelle que c’est à tort qu’on attribue à Pakarat IV, curopalate, la fondation de la célèbre cathédrale de Koutats qui fut construite par son aïeul homonyme, le Pakarat contemporain du grand Basile.

[92] Démétrios, Démétrius.

[93] Anacopi. L’Anapa d’aujourd’hui.

[94] C’est-à-dire « jusqu’à l’époque du biographe de Pakarat IV ». Le roi Kéôrki Il, fils de ce dernier, reprit cette forteresse sur les Grecs. Voyez Histoire de la Géorgie

[95] Aschod n’ayant pas régné à Ani, ni par conséquent dans le district de Chirag, n’est pas compté, dit M. Dulaurier, dans la liste des souverains Pagratides.

[96] Il y eut en cette année-là 1033, une éclipse de soleil (Dulaurier, Rech. chronol., etc., p. 287). —A partir de décembre 1033 un vent noir souffla à Nisibe, suivi de fortes pluies et de tremblements de terre en Egypte et en Palestine, dont j’ai parlé déjà.

[97] Le peuple d’Arménie vénérait Bédros à l’égal d’un saint et d’un thaumaturge. Tout le clergé était pour lui.

[98] Le malheureux Dioskoros mourut des suites des sévices qui lui avaient été prodigués par la populace d’Ani.

[99] Voyez dans Trinchera, op. cit., no 23, p. 24, un document signé par ce catépan Pothos, en date du mois de mars 1032. Chose assez inexplicable, nous voyons un catépan inconnu dans les textes, le protospathaire Biccianos, signer un document en date du mois de décembre 1030.

[100] En juillet ou en août.

[101] M. Chalandon estime que Sergios se servit des Normands pour rentrer dans Naples.

[102] Voyez le détail de ces événements dans Heinemann. —Voyez le paragraphe relatif à l’importance de cette fondation de la ville d’Aversa. —M. Chalandon, fait le plus grand éloge des qualités politiques du normand Rainulfe et attribue à sa conduite habile la plus grande influence sur la fortune prodigieuse de ses compatriotes en Italie à cette époque.

[103] Probablement Manso IV.

[104] A la fièvre ou à la dysenterie plus probablement.

[105] « Fuit piissimus pater orfanorum, arque terribilis et sine metu contra Græcos ». (Anon. de Bari). Tant était universelle l’animosité contre les Grecs!

[106] Et non en 1031, ainsi que le disent la Chronique de Lupus et l’Anonyme de Bari, puisque Pothos Argyros, protospathaire et catépan d’Italie, a encore en mars 1032 signé un document concernant le Mont Cassin.

[107] Mort déjà le 6 janvier 1035.

[108] Anonyme de Bari.

[109] Beltrani a publié un document conservé aux archives de Trani, daté de cette cité du mois de mai de l’an 1033, « cinquième année du règne de notre très saint basileus le seigneur Romain ». Dans le Codice diplomatico barese sont publiés cinq documents conservés aux archives de la ville de Bari, datés de cette ville des années 1028, 1030, 1031, 1032 des règnes de Constantin et de Romain. Il y est question de l’archevêque Byzantios et du catépan Pothos Argyros qui s’intitule dans un de ces documents, daté de février 1032, « protospathaire impérial et catépan d’Italie. »

[110] Psellos excelle à ne pas nommer les gens dont il s’occupe. C’était par prudence très naturelle qu’il agissait de la sorte.

[111] Voici encore deux personnages que nous aurions intérêt à connaître et dont Psellos nous cache volontairement les noms.

[112] Ce sont là tous les symptômes d’une affection cardiaque fort avancée on encore d’une affection des gros vaisseaux.

[113] Skylitzès dit qu’auparavant il avait distribué aux sénateurs la « roga » accoutumée.

[114] Skylitzès dit à tort « le 15 avril ». En cette année 1034 le Jeudi Saint tombait le 11 avril.

[115] Capasso, Monum. ad neapol, ducatus hist. pertin., pars prier, Naples, 1885. Trinchera, Beltrani, publient un certain nombre d’actes conservés aux archives de Naples, de Trani et du Mont Cassin, datés des années du règne de Romain Argyros. Il y est question, entre autres, du catépan Pothos Argyros (acte XXIII de Trinchera), d’un certain basileus venu de la Ville gardée de Dieu (acte XXV de Trinchera).

Je trouve dans Heyd l’indication suivante: Saint Etienne, roi de Hongrie, mort en l’an 1038, contemporain, par conséquent, de Romain Argyros, — avait fait construire à Constantinople la splendide église de Saint-Étienne. Il y avait donc dans cette ville, à cette époque, une importante colonie hongroise. Du Cange, Hist. byz. dupl. comment. illustrata, mentionne cette église, mais rappelle que nous ne savons rien ni du vocable sous lequel elle fut dédiée ni de l’emplacement qu’elle occupait. Il semble probable cependant qu’elle dut être consacrée à saint Étienne.

Voyez sur la descendance des Argyros, Lebeau et Du Cange, Hist. byz. dupl. Comment. illustrata, éd. Venise, 1729.

[116] Skylitzès dit expressément que Romain périt étouffé par les mains criminelles des affidés de Michel, dans la piscine ou « kolymbitlïra » du Bain du Grand Palais. —Il faut certainement faire toutes réserves sur le poison lent qui aurait été auparavant administré au malheureux prince par l’Orphanotrophe poussé à ce qu’on croyait par la basilissa Zoé, poison qui aurait mis Romain dans cet état de santé languissant. La vérité est très probablement que le pauvre souverain était atteint d’une maladie chronique mortelle, quelque affection cardiaque avec complication du côté des gros vaisseaux et des reins, et que Zoé, trouvant qu’il se mourait trop lentement pour ses désirs, le fit achever dans le Bain du Palais. Mathieu d’Édesse dit également que Romain périt victime des embûches de sa femme qui lui fit servir un breuvage empoisonné. —Arisdaguès de Lasdiverd accuse surtout Michel. —Manassès se montre très circonspect. « L’empereur, dit-il, fut étouffé par des individus. »