L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Troisième partie

INTRODUCTION

 

 

J’achève aujourd’hui l’œuvre bien longue inaugurée par un premier volume consacré au glorieux basileus guerrier Nicéphore Phocas, continuée depuis par les deux volumes déjà parus de l’Épopée byzantine, dans lesquels sont racontés le règne si brillant et si court de Jean Tzimiscès, et celui non moins éclatant et si prolongé du grand Basile le Bulgaroctone. Ce troisième et dernier volume de l’Épopée que je termine en ce jour complète le programme que je m’étais tracé il y a près de vingt années, quand je commençai à écrire l’histoire de Nicéphore Phocas: de rédiger les annales de l’empire byzantin, durant près d’un siècle, au moment de sa plus grande puissance, c’est-à-dire exactement depuis la mois de novembre de l’an 959, date de la mort du basileus Constantin Porphyrogénète, jusqu’au 1er septembre 1057, date de l’avènement, de la dynastie des Comnènes, dans la personne d’Isaac, tige de cette illustre maison.

Après avoir, dans le tome I de l’Epopée, raconté la règne belliqueux de Jean Tzimiscès, et les quatorze premières années du long règne commun des fils de Romain II et de Théophano, Basile II le Tueur de Bulgares et Constantin VIII, et fait dans le tome II le récit des autres trente-six années de ce même règne essentiellement guerrier, je termine aujourd’hui l’histoire des trente-deux dernières années de la dynastie macédonienne, années orageuses entre toutes, pleines d’événements terribles ou étranges, toutes remplies du nom de la basilissa Zoé, la dernière de sa race, qui occupa le trône durant presque toute cette longue période, concurremment avec sa sœur Théodora, ses trois époux successifs Romain Argyros, Michel IV le Paphlagonien et Constantin Monomaque et son fils adoptif, Michel V le Kalaphate.

Pour donner un aperçu de ce troisième et dernier volume de l’Épopée, il me suffira de redire les termes dans lesquels j’en parlais dans l’Introduction du tome I et qui se trouvent déjà reproduits dans celle du tome II. « Si Dieu me prête vie, disais-je, je raconterai encore en un dernier volume, pour terminer cette série; le court gouvernement de Constantin VIII après la mort de son frère Basile, les règnes surtout si curieux, si mouvementés de ses filles Zoé et Théodora, et des époux ou amants successifs de la première de ces princesses, jusqu’à l’abdication du vieux Michel Stratiotikos, en 1057. Cette date, par l’élévation au trône d’Isaac Comnène, marque la fin suprême de la brillante dynastie des empereurs de race macédonienne. Ainsi j’aurai rédigé les annales d’un siècle d’histoire byzantine, depuis l’avènement de Nicéphore Phocas, jusqu’à celui de cet autre général non moins valeureux qui fut le premier des empereurs Comnènes: tout un siècle dont on ne s’était occupé jusqu’ici que pour le dépeindre en quelques centaines de pages, comme l’a fait Lebeau. Alors je passerai la plume au futur historien de l’époque des Comnènes.

Les trente-deux années dont j’ai tenté d’écrire le récit dans le présent volume comptent certainement parmi les plus dramatiques, les plus extraordinaires et les plus inattendues de l’histoire byzantine, pas encore parmi les plus tristes, bien que déjà la décadence s’affirme par des symptômes indéniables. Elles sont, je le répète, dominées, après le règne très court du vieux Constantin VIII, par la personnalité bizarre de la basilissa Zoé, cette antique nièce du grand Basile, ayant de grands défauts avec quelques qualités, et qui occupa de ses séniles amours et de ses intrigues de palais toute cette longue suite d’années.

Tout au contraire du long règne du Bulgaroctone si pauvre en sources contemporaines, nous en possédons de fort nombreuses pour ceux de sa nièce Zoé et des époux successifs de celle-ci. Outre les chroniqueurs byzantins, arabes, arméniens, géorgiens, latins, déjà cités au volume précédent, nous avons aujourd’hui pour ces trente et quelques années le privilège inappréciable de pouvoir nous servir de l’Histoire de Psellos et des divers autres écrits historiques du même auteur. Faute d’une édition, aucun des précédents historiens de l’empire de Byzance n’avait pu jusqu’ici mettre à contribution ce témoignage contemporain précieux entre tous. Nos connaissances sur cette époque se sont ainsi plus que doublées. Psellos a vécu au milieu de ces événements; il y a constamment joué un rôle très important, parfois capital, qu’il nous a raconté fort en détail.

Le lecteur s’apercevra, dès les premiers chapitres, combien ce volume est d’une lecture infiniment plus variée que le précédent, qui traitait presque exclusivement de faits de guerre. Le règne si extraordinaire de Zoé, ses étonnantes aventures amoureuses, l’existence non moins agitée de sa soeur Théodora, ne sortant du cloître que pour rentrer au Palais et vice versa, communiquent au récit de ces événements si constamment imprévus un parfum à la fois romanesque et tragique. On ne vit plus uniquement sur les champs de bataille et parmi les expéditions militaires pénibles et sanglantes, mais bien aussi et surtout dans les révolutions de palais, les complots dynastiques, les intrigues mystérieuses. On vit encore parmi les lettrés et les philosophes, dans les cercles littéraires si sévèrement prohibés par Basile II.

De tous ces quatre volumes, c’est celui-ci qui m’a coûté le plus de temps et de peine. Vers la fin, ce travail était presque au-dessus de mes forces physiques.

On trouvera dans ce tome III le récit d’événements infiniment dramatiques. Après le règne très bref du vieux Constantin VIII qui ne survécut que trois ans à son illustre frère Basile, après ces années qui inaugurèrent presque déjà la décadence consécutive à l’ère précédente de puissance inouïe, nous avons d’abord l’union si mal assortie de la basilissa Zoé, vieille d’un demi-siècle de gynécée mais encore belle de corps, avec Romain Argyros, également d’une parfaite beauté physique, les heureux débuts du règne, la grande expédition de Romain en Syrie, terminée par la fantastique déroute d’Azâs, les premiers exploits du héros Georges Maniakès, la prise, par lui, de la cité d’Edesse, haut fait digne des héros d’Homère, bien d’autres circonstances encore. La fin de ce règne, également très court, est marquée par la désaffection survenue entre les deux époux, l’intrigue scélérate entre Zoé et le tout jeune parvenu Michel le Paphlagonien, les rendez-vous des deux amants favorisés par le fameux eunuque Jean l’Orphanotrophe, le drame final enfin, le malheureux Romain noyé dans la piscine du Grand Palais par des affidés dont il n’est pas difficile de dire quelles sont les mains augustes qui les ont guidés!

Le lecteur ne s’intéressera pas moins aux extraordinaires péripéties des deux règnes suivants de deux membres de cette famille de parvenus de Paphlagonie de la plus vile extraction, arrivés au pouvoir par des intrigues de harem, surtout par le génie d’un de leurs parents, le vieil Orphanotrophe eunuque. Il étudiera avec curiosité cette attachante figure du basileus Michel IV, qui, après être monté sur le trône par un crime, devient, par l’aide de son célèbre oncle, un souverain presque excellent, relègue à l’arrière-plan sa vieille et frivole épouse, la basilissa Zoé, dompte à force d’énergie et de dévotion mystique les effroyables maladies qui l’accablent, et, presque mourant déjà, triomphe de la formidable insurrection bulgare. Les exploits de Maniakès et de son lieutenant le héros scandinave demi légendaire Harald Hardrada en Sicile, jettent sur cette période un reflet éblouissant.

A Michel IV, mort dans les exercices de la plus austère piété, succède son neveu, l’effroyable Michel le Kalaphate, porté au trône par la ruse de l’Orphanotrophe qui réussit à le faire adopter par la vieille basilissa. A peine sur le trône, aux côtés de sa mère adoptive, ce précoce criminel, trompé par les acclamations populaires, se débarrasse de son oncle d’abord, de Zoé ensuite, qu’il relègue dans un monastère des Iles. La terrible émeute qui est la suite naturelle de ces événements et qui se termine par la restauration de Zoé et de Théodora et le supplice du Kalaphate compte parmi les journées les plus extraordinaires de Byzance. Psellos, témoin oculaire, nous a raconté avec une émotion communicative le siège du Grand Palais impérial par la foule constantinopolitaine ameutée et l’agonie du Kalaphate sur la place du Sigma.

Après la courte administration en commun si bizarre des deux vieilles sœurs remontées sur le trône, nous en arrivons au nouveau mariage, fort romanesque aussi, de Zoé avec Constantin Monomaque. Ce nouveau règne, qui commence décidément cette décadence du grand empire, que les valeureux Comnènes enrayeront plus tard pour un temps, est tout plein d’un vif intérêt qui se partage entre les pacifiques tournois des cercles littéraires et les plus redoutables faits de guerre civile et étrangère comme les plus graves conflits religieux. C’est l’époque, en effet, de la grande renaissance des lettres à Byzance, de la résurrection de l’Académie de Constantinople, sous l’impulsion des Psellos, des Xiphilin et de leurs amis, et sous la protection chaleureuse de Monomaque; c’est l’époque des terribles insurrections de Georges Maniakès et de Léon Tornikios, des luttes désespérées des armées impériales contre les Russes de Vladimir qui assaillent la Ville Reine gardée de Dieu, contre les Petchenègues qui dévastent les provinces d’Europe, et les Turcs Seldjoukides qui dévastent celles d’Asie, contre les Normands aussi qui marchent de conquête en conquête dans l’Italie du Sud; c’est l’époque de la chute définitive du royaume d’Arménie annexé à l’Empire; c’est celle surtout du grand Schisme provoqué par l’ambition du patriarche Michel Kéroularios et la résistance du pape Léon IX.

Les figures les plus originales, les plus curieusement ou énergiquement accusées, défilent sous les yeux du lecteur l’élégant, fin et faible Constantin Monomaque qui ne vit que pour l’amour et les lettres; la vieille basilissa Zoé devenue aussi dévote qu’elle fut jadis frivole et licencieuse; sa soeur l’austère Théodora, véritable religieuse sur le trône; la délicieuse Skléréna, cette amante si dévouée, si fidèle, Pompadour charmante du XIe siècle qui forma avec son amant Monomaque et les deux antiques nièces de Basile II le plus extraordinaire des gouvernements à quatre; le fougueux héros Maniakès dont les débuts furent si glorieux et la fin si lamentable; son lieutenant Harald, le légendaire roi de la mer; le faible Léon Tornikios, qui faillit prendre Constantinople et devenir empereur; le groupe exquis des lettrés et des philosophes qui fit à Monomaque un cercle si aimable: Psellos, Xiphilin, Likhoudès, Mauropos et bien d’autres encore; l’ambitieux, éloquent et intraitable Michel Kéroularios, belle figure de pontife malgré de notables défauts; son noble adversaire aussi le pape Léon IX; tant d’autres enfin. Quelles grandes scènes militaires aussi! La fameuse bataille de Gaboudrou où le héros géorgien Liparit se couvre de gloire contre les hordes seldjoukides; les furieuses attaques de Constantinople par l’armée rebelle de Léon Tornikios et par les innombrables barques russes de Vladimir, le sac d’Arzen, en Asie, par les sauvages soldats de Toghroul Beg, le sultan prestigieux. La fin de ce règne s’écroule dans la tristesse. Monomaque expire au moment où le maître véritable de la capitale est devenu le patriarche Kéroularios devant lequel la majesté impériale à dû s’humilier. Les deux courts règnes suivants: celui de l’antique vierge Théodora, ultime et presque octogénaire rejeton de la glorieuse dynastie macédonienne, et celui de Michel Stratiotikos, vieux soldat lamentable, aboutissent rapidement à la grande conspiration militaire qui met sur le trône, dans la personne d’Isaac Comnène, un des premiers chefs de l’armée, une dynastie nouvelle qui devait avoir encore ses jours de gloire et de grandeur. Ce dernier chapitre, toute la marche des généraux rebelles jusqu’à la victoire finale, les entrevues dramatiques sous la tente de Comnène, la révolution dans les rues de la capitale, nous sont racontés de main de maître par Psellos.

Sur tous ces faits nous ne possédions guère jusqu’ici que les ouvrages si brefs, si insuffisants et déjà fort anciens de Lebeau, de Gibbon, de Finlay. Nous ne possédions sur cette époque si intéressante, si importante de l’histoire de ce grand empire, aucun ouvrage d’ensemble, tout au plus quelques monographies sur un certain nombre d’incidents spéciaux, monographies excellentes, dont je me suis du reste amplement servi.[1]. Comme pour le dernier volume, laissant de côté les digressions qu’on m’a fort injustement reprochées, je me suis borné à la plus stricte énumération des événements.

L’illustration de ce dernier volume est peut-être la meilleure. J’ai continué cette fois encore à ne faire autant que possible figurer dans cet ouvrage que des monuments contemporains de l’époque dont je racontais l’histoire, c’est-à-dire, pour ce tome III, la première moitié du XIe siècle. Comme je le disais dans ma dernière « Introduction »: « c’est comme une illustration des faits par l’art et l’archéologie. » Tout le monde connaît l’extraordinaire rareté des monuments encore existants datant de cette époque reculée.

Si je me permets d’affirmer que cette fois l’illustration est plus particulièrement réussie, c’est que je dois presque uniquement ce résultat à mon ami M. G. Millet, qui avec un désintéressement sans bornes, a mis à ma disposition le trésor de documents d’art et d’archéologie byzantins réunis par lui à l’École des Hautes Études avec un soin minutieux et des peines infinies. Je n’ai eu qu’à puiser à pleines mains dans cette précieuse collection pour en tirer la plus notable partie de mes illustrations.

J’ai définitivement renoncé à publier le volume complémentaire que je destinais à l’art et à l’archéologie de la période dont je viens de terminer l’histoire. Je ne me sens plus assez vaillant pour entreprendre une œuvre aussi considérable dont je laisse le soin à de plus jeunes que moi. Je me bornerai tout au plus à publier d’ici à quelques mois un fascicule contenant la table des noms d’hommes mentionnés dans les quatre volumes de mon histoire, avec celle des illustrations groupées par catégories.

En terminant ce long et pénible travail, je ne puis que répéter le vœu que je formulais à la fin de l’Introduction du tome second: « Puisse le public de plus en plus nombreux qui s’intéresse aux choses de Byzance accueillir avec indulgence ce nouveau livre consacré à sa tragique et merveilleuse histoire[2] »!

 

GUSTAVE SCHLUMBERGER.

Paris, Août 1904.

 

 

 



[1] Je fais remarquer une fois pour toutes que pour les événements de l’Italie méridionale j’ai suivi constamment presque textuellement le livre de l’abbé Delarc sur les Normands en Italie, en m’aidant pour diverses corrections de celui de L. v. Heinemann sur le même sujet et de l’excellent travail manuscrit encore inédit de mon ami M. F. Chalandon intitulé: Histoire des Normands d’Italie, gracieusement mis par celui-ci à ma disposition. Le volume tout récent de M. J. Gay sur l’Italie méridionale et l’empire byzantin a paru, hélas, dans le mois même de cette année où je signais mon dernier bon à tirer. Je regrette infiniment de n’avoir pu consulter ce livre remarquable. Pour la révolte de Léon Tornikios, pour l’histoire du Schisme, pour l’histoire des années 1054 à 1057 comprenant les règnes successifs de Théodora et de Michel Stratiotikos et la proclamation d’Isaac Comnène, j’ai suivi de même presque textuellement ou copié littéralement: pour le premier de ces événements le mémoire de M. R. Schütte intitulé: Der Aufstand des Leon Tornikios in Jahre 1057; pour le second le livre de mon ami L. Bréhier intitulé: Le Schisme oriental du XIe siècle; enfin pour l’histoire des années 1054 à 1057 le mémoire de M. le Dr H. Mædler intitulé: Theodora, Michael Stratiotikos, Isaak Komnenos, ein Stück byzantinischer Kaisergeschichte.

[2] Pour la Bibliographie des sources très nombreuses, je renvoie, comme pour le volume précédent, à celle très copieuse publiée au tome I de l’Epopée. Les travaux ou documents que j’ai consultés exclusivement pour ce tome troisième sont cités en note. Je n’ai pas cru devoir reproduire une fois de plus les titres de cette longue suite d’ouvrages qui occupe plusieurs pages du tome I et à laquelle je prie qu’on se reporte en cas de besoin.